METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: КНЯЗЬ ИГОРЬ / LE PRINCE IGOR d’Alexandre BORODINE le 8 MARS 2014 à 19h30 (Dir.mus: Gianandrea NOSEDA ; Ms en scène Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I © The Metropolitan Opera.
Danses polovtsiennes – Acte I © The Metropolitan Opera.

Faire l’exégèse de l’édition du Prince Igor de Borodine, créé au Marinski de Saint Petersbourg le 4 novembre 1890 est une entreprise délicate. Œuvre inachevée, livret du compositeur d’après un scénario du critique Vladimir Stassov,  inspiré du poème Слово о полку Игореве (Le dit de l’Ost d’Igor) qui remonte au XIIème siècle, revendiqué aussi bien par les russes que les ukrainiens (triste actualité…) cette histoire de la Russie de Kiev relate un fait historique, la campagne menée par le Prince de Novhorod-Siverskyï Igor Sviatoslavitch contre les Coumans, peuple turcophone semi-nomade appelés en russe Polovtses qui occupèrent une partie de l’Ukraine actuelle.
C’est Nicolas Rimski-Korsakov et Alexandre Glazounov qui ont terminé la partition. Et c’est cette version plurielle qui est présentée dans les théâtres russes, et enregistrée.
La version présentée au MET est peu comparable à ce qu’on entend dans les disques : elle se veut plus proche de l’original, et donc le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, le chef Gianandrea Noseda et les musicologues moscovites Elena et Tatiana Vereschagina, ont reconstitué une version épurée, débarrassée des volutes korsakoviens et de l’ouverture, signée Glazounov.
En bref, elles rappellent qu’en 1947, le célèbre musicologue Pavel Lamm a entrepris de mieux classer ce qui revient à Borodine et ce qui a été modifié et rajouté par Rimski-Korsakov et par Glazounov : sur un total de 9581 mesures, 1787 mesures de Borodine n’ont pas été retenues par les deux compositeurs tandis qu’ils en ont rajouté de leur cru 1716.
Dans l’article accompagnant le programme, elles expliquent les modifications intervenues dans cette version, dont l’inversion de l’acte polovtsien (devenu ici le premier acte) et de l’acte de Putivl, prévu par Borodine, mais non retenu par Rimski et Glazounov.
La version présentée au MET d’une durée de 4h15, avec deux entractes, fait entendre une musique plus rude, bien plus proche de Moussorsgski que de Rimski, avec de très notables beautés, assez épurées, ce qui évidemment contribue à clarifier les choix de mise en scène. Deux décors :

Prologue © The Metropolitan Opera.
Prologue © The Metropolitan Opera.

à Putivl, la capitale du Prince Igor, une salle qui pourrait être la « Teure Halle » de Tannhäuser, et pour l’espace des polovtses, un immense chant de pavots, une sorte d’espace infini, une image inoubliable.

Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)© The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)© The Metropolitan Opera.

Cette opposition seule suffit à construire la mise en scène, entre deux conceptions du monde, entre rêve et réalité, entre aveuglement et noblesse, entre réalité et idéal.

Car ce qui frappe aussi bien musicalement que scéniquement, c’est l’inversion des schèmes habituels : ces polovtses (ou polovtsiens) qui détruisent tout sur leur passage comme les hordes d’Attila, ont droit aux plus beaux moments musicaux, à la musique la plus suave, mais aussi la plus mondialement célèbre (les fameuses danses) et Igor a droit aux moments les plus apaisés quand il est prisonnier du Khan des Polovtses, Konchak.

Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)

Ce dernier lui propose une paix honorable scellée par le mariage de sa fille et du fils d’Igor, Vladimir,  lui aussi prisonnier, et éperdument amoureux de Konchakovna, la fille du Khan Konchak, qu’il va refuser pour rétablir son honneur.
Cette vision apaisante et apaisée de l’ennemi est évidemment saisie par la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, centrée autour de la guerre inutile (sur scène et en vidéo)et perpétrée malgré tout, malgré les avertissements de son entourage et les présages (une éclipse de soleil), du délitement qui s’en suit, délitement politique puisqu‘en l’absence du Prince Igor tout est aux mains de son beau frère, Galitzki, qui livre le pays au pillage, à l’anarchie et les femmes aux viols, et amène à la destruction totale de la ville par l’ennemi. Tout est à reconstruire.

Alors, Tcherniakov saisit cet acte polovtsien pour en faire une sorte de rêve, d’utopie lointaine où l’on aime, où l’honneur a un sens, où règne la beauté des fleurs et des corps : en repassant dans sa tête l’histoire de sa défaite, due à son obstination et à son désir d’en découdre, Igor voit se dessiner une sorte de pays idéal, d’Orient mythique qui se déroule devant lui et qui se clôt par les fameuses danses polovtsiennes, vues par la chorégraphie comme une sorte de remake de Nelken (Œillets) de Pina Bausch, sauf que les œillets sont des pavots : merveilleuses images où les corps qui chantent ou qui dansent, émergent de cette mer fleurie.
Si ce champ de fleurs (au sens propre) éclaire le zénith, au nadir on trouve Putivl, un état militaire, où les femmes sont opprimées, où la soldatesque règne et où la compromission fait loi, incarnée par Skula et Yeroschka, déserteurs, traitres, opportunistes, qui rappellent en plus inquiétants Varlaam et Missail du Boris de Moussorgski.
Dans la salle immense qui fait l’espace, si on montre au prologue le Prince régner sur un monde certes militaire mais sans dérives et si au 2ème acte, les boyards face à Yaroslavna sont en rangs, bien droits, dernier rempart contre les errances du pouvoir, ce rempart est incapable de défendre les faibles (les femmes).

Final acte I © The Metropolitan Opera.
Final acte I © The Metropolitan Opera.

En effet, le monde de Galitzki aux mains de qui le Prince a laissé la ville, c’est celui des excès, beuveries, violences sans loi.
Ce monde préfigure la destruction finale : les polovtsiens arrivent et détruisent une ville déjà pourrie de l’intérieur, déjà moisie, déjà en miettes, comme s’ils étaient l’instrument du destin et le doigt de Dieu.

Acte III © The Metropolitan Opera.
Acte III © The Metropolitan Opera.

Au 3ème acte, tout est détruit, le peuple laissé à lui-même, sans chef reste seulement capable de se lamenter.
Le décor lui même, dans sa permanence et dans sa transformation, signe grandeur et décadence de la ville de Putivl.

Ainsi ne saura-t-on pas si le Prince Igor a vécu l’acte polovtsien (1er acte) ou l’a rêvé, si ce moment de suspension est en fait un retour sur soi ou une rencontre : l’inversion des actes I et II font que le spectateur connaît déjà la défaite que Yaroslavna va apprendre en fin de 2ème acte, et que le récit est ainsi reconstruit dans une nouvelle perspective temporelle et une nouvelle causalité. C’est l’individu et ses hantises qui portent à la défaite, l’ anti-héros Igor qui dans cette mise en scène en supporte les responsabilités par son désir de guerre et son désir d’espace (Drang nach Osten), il est aussi coupable que Galitzki et ses passions immédiates à assouvir : alcool, femmes, pouvoir. Ainsi se construit à travers deux espaces, l’un clos, l’autre ouvert, deux mondes, l’un mental et utopique et l’autre réel et tragique,  de ce réalisme cru qui porte en soi aussi une certaine médiocrité, y compris celle de Yaroslavna, la femme sans épaisseur incapable de prendre un quelconque relais, perdue dans ses lamentations, et qui au retour du prince, s’efface dans la foule.
Car le Prince qui s’est évadé, revient au 3ème acte et trouve sa cité détruite, par sa faute : il refuse les marques de joie, s’accuse lourdement, et entreprend, dans une image finale puissante de participer de ses propres mains à la reconstruction.
Le MET n’avait pas repris Le Prince Igor depuis 1917, après l’avoir créé en 1915, si l’on excepte une tournée du Marinski en 1997 dans une mise en scène poussiéreuse et dirigé par Valery Gergiev. Peter Gelb en profite pour donner à Dmitri Tcherniakov l’occasion de sa première mise en scène au MET (en coproduction avec De Nederlandse Opera d’Amsterdam). Une mise en scène forte, épique et très intériorisée à la fois de Tcherniakov, univers politique et univers mental, univers historique et histoire d’un individu : dès le premier acte, Igor est accablé de ce qu’il a déclenché, sans vraiment comprendre. L’illusion n’a duré que le temps du prologue.
Ainsi vu, le Prince Igor n’est pas un récit, mais une parabole : l’histoire du Prince qui redevient homme, seul au milieu de tous au départ, il se fond dans les autres, tous les autres à la fin, l’histoire du Prince qui a appris l’homme, et qui peut-être l’a appris de son ennemi.
Une fois de plus la question de l’individu face au pouvoir, et surtout face à sa propre destinée est posée.
Dmitri Tcherniakov propose une fresque puissante, émouvante, prenante.
À la sortie du théâtre, je nourrissais quelques réserves sur l’originalité de cette vision, et il se trouve qu’une semaine après, les images me poursuivent ainsi que l’envie d’écouter cette musique.
Je vérifie en moi l’habituelle double postulation du spectateur : une réaction immédiate, épidermique, et une réaction plus apaisée, plus réfléchie, relativisée quelques jours après.
Une critique ne devrait jamais paraître à la sortie d’un spectacle.

Musicalement, le travail effectué par les forces du MET est exemplaire, et la distribution réunie est très honorable à défaut d’être exceptionnelle.

Gianandrea Noseda
Gianandrea Noseda


On a pu s’étonner de voir à la tête de cette production Gianandrea Noseda, directeur musical du Regio de Turin, qu’on entend habituellement dans le répertoire italien. Mais c’est oublier qu’il fut pendant une dizaine d’années premier chef invité au Marinski et qu’il connaît bien ce répertoire.  Et de fait, il en propose une interprétation fine, d’une grande clarté, en valorisant toutes les originalités, avec un soin tout particulier sur les parties les plus lyriques, même si les moments épiques sont parfaitement dominés et équilibrés : la disposition des chœurs pour les danses polovtsiennes, dans les loges de côté des premier et deuxième balcons, donne une force extraordinaire à ce passage rebattu, et un volume sonore impressionnant, mais le début de l’acte I est tout au contraire d’une incroyable légèreté et subtilité. Une lecture qui montre que Noseda est un chef avec qui il faut compter, un chef rigoureux, à l’approche intelligente et ouverte : les parties chorales (avec un chœur du MET dirigé par Donald Palumbo particulièrement bien préparé) sont imposantes, menées avec une grande précision et on apprécie particulièrement l’approche très lyrique du troisième acte,  notamment dans les dernières minutes. Jamais Noseda ne laisse les chanteurs à vau l’eau, même s’il a du mal à ne pas les couvrir, non parce que l’orchestre est trop fort, mais parce que souvent les voix masculines ont un volume un peu faible.
La distribution réunie compte parmi les chanteurs les plus en vue du répertoire russe aujourd’hui, ce qui ne signifie pas qu’elle soit complètement convaincante vocalement. Certes, le travail de précision mené par Dmitri Tcherniakov rend la plupart des chanteurs très crédibles dans leur jeu et leur donne une incontestable présence scénique. Du point de vue vocal, il en va autrement.

Igor (Ildar Abdrazakov)© The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov)© The Metropolitan Opera.

Ildar Abdrazakov est plus fréquemment interpellé sur le répertoire italien (Mefistofele, ou Banquo dans Macbeth) ou français (Escamillo, les quatre méchants des Contes d’Hoffmann). On l’a vu par exemple au MET être l’Attila de Muti.  C’est plutôt une basse chantante, un peu barytonnante qu’une basse profonde. Si le chant est élégant et surtout le personnage très présent (sur scène comme en vidéo où il est particulièrement mis en relief), la voix ne réussit pas toujours à s’imposer. On peut le justifier par l’histoire même. Igor n’a rien du héros pathétique à la Boris, il n’a rien d’une basse triomphante, mais plutôt d’un personnage en doute permanent, écrasé dès le premier acte par le remords et cette voix un peu en retrait est aussi une manière de poser le personnage.

Yaroslavna (Oksana Dyka) et Galitzki (Mikhail Petrenko) © The Metropolitan Opera.
Yaroslavna (Oksana Dyka) et Galitzki (Mikhail Petrenko) © The Metropolitan Opera.

Cela ne devrait pas être le cas de Mikhail Petrenko. Et malheureusement, ça l’est aussi. Les performances de ce chanteur restent contradictoires : un chant intelligent, sans conteste, un jeu et une présence affirmées, mais une voix qui ne décolle pas, qui ne s’affirme pas, et qui disparaît dès qu’orchestre ou chœur interviennent. C’est très notable, voire gênant dans son second acte où la voix ne suit pas les tribulations et les excès du personnage . Assez décevant.
Štefan Kocán en Khan Konchak a en revanche les qualités vocales requises, une voix profonde, bien modulée, assez douce pour ce rôle de barbare modéré et honorable, ainsi que le ténor Sergey Semishkur, membre de la troupe du Marinski, très lyrique, à la voix bien contrôlée, assez puissante pour aborder des rôles comme Enée ou Benvenuto Cellini : une heureuse surprise.
Quant à Vladimir Ognovenko, il a aujourd’hui une voix de basse un peu voilée mais un timbre profond qui marque encore dans ses interventions : il a commencé sa carrière en 1970 : il a de très beaux restes, en tous cas sa voix s’impose étrangement plus que celle de Petrenko…
Du côté féminin, la Konchakovna d’Anna Rachvelishvili s’impose totalement par la beauté du timbre, la puissance, l’intelligence du chant et l’art de moduler et de colorer. Puissance et subtilité, lyrisme et rondeur, chaleur du timbre, elle emporte l’adhésion voire l’enthousiasme : ses différentes interventions et notamment son premier acte sont anthologiques. Elle remporte un triomphe mérité.

J’espérais que la Yaroslavna d’Oksana Dyka, dans son répertoire d’origine, me permettrait de juger de qualités vocales non perçues dans les Tosca et Aida dont elle inonde les scènes européennes. Certes, le personnage un peu engoncé dans le conformisme et la lamentation ne contribue pas à mettre en valeur des qualités d’actrices qu’elle n’a pas vraiment par ailleurs, mais on pourrait s’attendre au moins à un chant varié, à une certaine expressivité.
Rien.
Rien qu’une voix forte, aussi forte qu’acide, aux aigus presque criés et désagréables, sans aucun signe de coloration, de modulation, avec une totale incapacité à adoucir ou à varier, un son fixe, inexpressif, sans âme, indifférent. Tout l’opposé de sa collègue mezzo à côté de laquelle sa prestation pâlit encore un peu plus.

Malgré cette ultime réserve, c’est incontestablement un grand spectacle qu’il nous a été donné de voir, et qu’on pourra retrouver à Amsterdam lorsqu’il sera programmé. Je vous engage au voyage, car cela en vaut la peine. Dmitri Tcherniakov, dont on pourrait craindre une inflation en ce moment (New York avec Prince Igor, Milan avec la Fiancée du Tsar, Barcelone avec La légende de la cité invisible de Kitège) montre un travail approfondi, sensible intelligent, qui marque le spectateur. Ce travail et la découverte de la musique de Borodine, grâce à la lecture passionnante de Gianandrea Noseda, nous font avoir envie de voir et revoir ce merveilleux champ de pavots…
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Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchaakovna (Anna Rachvelishvili) Acte I © The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchakovna (Anna Rachvelishvili) Acte I © The Metropolitan Opera.

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: AIDA de Giuseppe VERDI le 10 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN; ms en scène: Olivier PY)

Elements du décor ©Christophe Pelé/ONP

Cette première était tendue. La presse avait relaté les huées intervenues lors de la répétition générale. Je n’ai pas l’habitude de huer, sauf force majeure, mais jamais à une répétition générale qui est une séance de travail .
Les spectateurs qui se sont permis de huer sont des malotrus.
Ce qui se seraient retenus à la Générale se sont lâchés à la Première: timidement au premier acte, puis sont restés tranquilles jusqu’au quatrième acte où ils ont commencé à se déchainer et s’insulter entre eux (“réac!” a-t-on entendu notamment) pour finir dans une belle unanimité quand Olivier Py est venu recueillir les remerciements de la foule en délire. Du délire, certes, mais un délire hueur vraiment impressionnant, et à mon avis inutile.
Mais ce sont les habitudes du lieu, habitudes à frapper du logo “Opéra de Paris” que le théâtre est si fier d’apposer désormais sur toutes sortes de produits pour se faire un peu de sous: on finira bien par vendre dans les supermarchés (de luxe) des Pêches Melba ou des Tournedos Rossini frappés du logo Opéra de Paris.
Ainsi donc, Olivier Py n’a point plu.
Il faut dire qu’il ne s’est pas trop fatigué, ni à penser subtilement, ni à construire des relations un peu moins conformes entre les personnages, dont certains – Oksana Dyka par exemple- utilisent la “grammaire gestuelle du chanteur d’opéra pour les Nuls”:  j’écarte les bras, je mets la main sur le coeur. À ce niveau-là visiblement rien n’a été vraiment travaillé. On retrouve par ailleurs les laveurs de paroi qu’on a connus dans Alceste (mais il effaçaient la craie) qui essuient, qui lavent, qui époussettent le “Palais”, la structure centrale du décor. On retrouve aussi un chœur tout en noir, mais cette fois point de parois noires et crayeuses:  un palais d’or, colonnettes sur le devant, et structure tournante au centre qui est tantôt pièce de palais, tantôt façade de palais, tantôt immense colonnade dédiée à Vittorio Emanuele Re D’Italia (V.E.R.D.I), car le travail de Py porte d’abord sur l’alliance du sabre et du goupillon, des soldats et des prêtres, puis sur les relations nation dominante/nation colonisée, peuples dominants/peuples oppressés et fait de l’Italie opprimée par l’Autriche un double métaphorique de l’Ethiopie face à l’Egypte, avec Verdi en médiateur.

Ainsi la première image est celle d’un partisan agitant le drapeau italien violemment frappé par des soldats et laissé inanimé, pendant qu’Aida (une jolie blonde un peu triste) le secourt et le soutient, puis le Roi apparaît et c’est alors le drapeau autrichien qu’on agite. Moui.

Apparition du Roi, Acte I ©Elisa Haberer

Un metteur en scène germanique un peu provocateur eût sans doute dans la même veine choisi des puissances plus concernées aujourd’hui par la question: Egypte/Israel, Syrie/Liban, Irak/Koweit, Russie/Tchechénie, Chine/Tibet ou Ethiopie/Erythrée: les pays colonisateurs (ou ayant des velléités colonisatrices) ne manquent pas mais Py est sage et prudent depuis qu’il est devenu une sorte de metteur en scène à la mode (notre “Staatsregisseur”, d’ailleurs la ministre Filipetti était dans la salle !).
Qu’on ne se méprenne pas: j’aime bien le travail, les textes et le théâtre d’Olivier Py ; j’ai beaucoup aimé sa programmation à l’Odéon, j’aime sa vivacité, son humour, son détachement, sa prodigieuse intelligence. Mais là, sans doute pris par plusieurs productions et ses diverses activités, il a fait quelque chose de singulièrement léger, de peu convaincant et insuffisamment travaillé. Et le programmateur plaçant successivement deux nouvelles productions de Py en septembre et octobre ne lui a pas rendu service.
Py fait donc du Py, c’est à dire essaie de construire une sorte de discours de continuité mais l’ idée est menée et développée de manière un peu creuse. En 1871, la guerre d’indépendance de l’Italie est terminée, le pays se construit, et au fond, cette épopée-là est terminée: évidemment Verdi est en quelque sorte statufié, il est une gloire reconnue. Son message se situe sans doute désormais ailleurs.
J’espère que le public qui a hué ne pleurait pas l’absence de palmiers, de chasse-mouches, de Pschent, bref, d’Egypte de pacotille; si c’est le cas, qu’il file à tous crins à Milan où en Novembre est reprise l’Aida de Franco Zeffirelli, qui est une référence dans le genre “Egyptomania”, ou qu’il réserve ses places à Vérone, dont c’est le fond de commerce.
Mais déjà en 1980, à Francfort, Hans Neuenfels (l’homme-du-Lohengrin-avec-les-rats-du- Festival-de-Bayreuth) avait proposé une Aida  dont les murs du théâtre se souviennent encore tant le scandale fut grand. Comme vous le voyez, rien de neuf dans ce bas monde et Py arrive un peu “après la fête”, ou à sa suite. À moins que le public de Paris n’ait plus qu’une mémoire immédiate et soit retourné à son conservatisme traditionnel après quelques années de régime Joel.
Mais ce qui frappe surtout c’est cette réaction disproportionnée pour un spectacle qui ne vaut ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Que Py décale son regard dans Alceste, c’est accepté car les enjeux symboliques d’Alceste n’étant pas énormes, on permet toujours aux metteurs en scène d’habiller les oeuvres moins jouées, mais gare à qui touche aux grands standards que le public connaît (ou croit connaître) : je me souviens de l’hystérie qui avait emporté le public du Châtelet lors de la (très belle) Traviata de Gruber il y a une quinzaine d’années. Que Py allait aussi décaler son regard sur l’Aida traditionnelle, on pouvait le deviner. Le seul problème, c’est que son Alceste dit infiniment plus de choses que cette Aida; le seul problème, c’est que c’est un spectacle sans grand intérêt, ennuyeux, long, et répétitif. Bref, c’est raté.
Alors, ce qui est considéré comme une idée (le pouvoir dominant représenté par des soldats violents) est en fait un gadget, comme ce tank sur lequel grimpe Radamès qui fait frémir la foule, comme ces soldats qui passent fréquemment et qui habillent l’espace, comme ce couple qui danse, ou ces prêtres (inquisiteurs?) aux pieds d’une croix en flammes qui rappellent le Ku Klux Klan. Gadgets qui n’ont pas toujours un rapport clair avec l’action ou surtout avec le sens de l’action. On veut nous prouver que tout colonisateur est un méchant, que tout colonisateur contient en germe le totalitarisme, qu’il opprime les faibles et les vaincus, quelle originalité ! Et pour couronner le tout et nous asséner cette vérité, la foule lors du triomphe brandit des pancartes entre autres “Droit du sang!”, “Dehors les étrangers!”…suivez mon regard; toute ressemblance etc…etc…
Ce qui me gêne bien plus, c’est que les trente premières minutes passées, tout est dit, il ne se passera plus rien: on a vu les deux drapeaux, les soldats, le tank, les colonnes, le palais et tout ne sera que répétition des mêmes motifs pendant le reste du temps.
Au milieu de cet océan de platitude, notons quand même quelques bonnes idées, mais jamais menées à leur terme, jamais poursuivies, sortes d’îlots auxquels se raccrocher avant de s’assoupir à nouveau:
– D’abord, la ressemblance initiale entre Aida et Amneris, la première étant le double de l’autre (robe noire, perruque blonde), mais très vite Aida enlève la perruque pour laisser voir de longs cheveux noirs, elle reconquiert à la faveur de son amour, son identité.
– Ensuite, Amneris qui au début du troisième acte essaie sa robe de mariée, ironie presque tragique dans une scène ou elle finira par jeter Radamès aux mains des prêtres.
– Enfin, la table avec la maquette d’un monument (la colonnade avec au fronton Vittorio Emanuele Re d’Italia) rappelle les projets de Germania de Speer.
Autre parti pris assez intéressant, dans une mise en scène sur la guerre colonisatrice, on pouvait s’attendre à une scène du triomphe plutôt mussolinienne avec débauche de populace, de soldatesque, de drapeaux. Eh bien, Py choisit au contraire l’évocation, et ce n’est pas si mal: le choeur du peuple est là, mais la scène est vide lors de la marche des trompettes, laissant un Arc de triomphe au milieu avec une danseuse en tutu, aux murs abondamment essuyés par des hommes et femmes de ménage, et, au son de la marche du triomphe, on se contente de faire apparaître les dessous de la scène, où gisent des monceaux de cadavres (nus, et donc impossible de voir si les cadavres sont des ennemis ou non) où des soldats munis de masques en amènent encore, et où Radamès, une bouteille à la main, essaie de boire pour oublier (après tout, il a massacré le peuple de son aimée). C’est dans ce soupirail rempli de cadavres que naturellement Radamès et Aida finiront à l’acte IV.  C’est un peu le même contraste que dans le Faust de Lavelli où les soldats revenaient du front, tous éclopés, chantant martialement “Gloire immortelle de nos aïeux” – tiens encore un spectacle, réussi celui-là, hué par le public de Garnier lors d’une Première agitée.
Dernière idée à retenir de cette scène, l’arrivée des prisonniers, petit groupe d’hommes et de femmes, des civils avec des valises, et non des soldats, ressemblant à des résistants faits prisonniers ou même à des cortèges de juifs qu’on menait aux camps de la mort.

Acte III, @Elisa Haberer

Mais si l’on dit “pourquoi pas?” à ces idées, cela ne fait pas une mise en scène.
Je n’ai pas détesté en revanche le décor de Pierre André Weitz qui nous dit plusieurs choses:
– Sur le devant de la scène, ce cadre fait de colonnettes dorées est pour moi la seule allusion à L’Egypte, cela rappelle le temple funéraire d’Hatchepsout à Deir El Bahari, comme si Aida n’était une longue cérémonie funèbre (la première image est une “scène sur la scène” entourée de ces colonnes). Mais Hatchepsout dont le règne fut assez glorieux, mena une seule guerre, contre les Nubiens (le peuple du Sud: la Nubie et l’Abyssinie composent l’Ethiopie ) pour des raisons commerciales et économiques, c’est à dire pour des purs motifs de colonisation: on est bien dans le contexte.
– Sur le fond de scène, une toile sur laquelle sont imprimées des maisons d’une ville en ruines (la guerre, toujours la guerre)
– Au milieu une structure tournante présentant une façade de palais classique d’un côté, qui apparaîtra avec des variations d’espace mais toujours dans le même esprit, et qui renvoie au  pouvoir absolu “habituel”, oserait-on dire, et de l’autre une colonnade  monumentale, qui rappelle par son style à la fois les monuments mussoliniens de l’EUR à Rome, et très vaguement le Monument à Victor Emmanuel (la “machine à écrire”) adossé au Capitole sur la Piazza Venezia, toujours à Rome, c’est à dire la Rome capitale d’une Italie neuve, bientôt coloniale elle-aussi, parce que fasciste et au gigantisme caricatural et suspect.

Et pourtant, au bout du compte, en faisant abstraction des contextes, les chanteurs font ce qu’ils feraient habituellement dans une Aida traditionnelle: habillons-les de pagnes ou de tuniques, quelques coiffures égyptiennes et quelques palmiers, nous y sommes: rien de plus, et c’est bien là la question la plus problématique. Py a travaillé un point de vue, rapidement, sans vraiment rentrer dans la question d’Aida, à savoir d’abord peut-être le contexte de création, le canal de Suez, avec ses milliers d’ouvriers, à relier avec les constructions des pyramides: Luca Ronconi avait perçu cela dans sa mise en scène de la Scala (1985, avec Lorin Maazel, Luciano Pavarotti, Maria Chiara; il y a une video dans le commerce) où la scène était sans cesse traversée d’esclaves qui tiraient ou poussaient d’immenses pierres. Ensuite on peut  poser autrement la question  du rôle anecdotique de l’Egypte dans une histoire assez banale d’amour et de jalousie, et assez banale d’héroïsme patriote: Radamès est un authentique patriote, qui a le défaut d’être amoureux et de faire confiance aux femmes: en bref, un “grand opéra” intimiste car Aida se joue aussi dans de toutes petites salles, et a été créé dans une salle aux dimensions réduites (quelques centaines de spectateurs). On pouvait jouer cette carte-là, y compris sur la scène de Bastille

Tout cela pose question à un metteur en scène, et Py y répond très partiellement et très superficiellement. Ça ne mérite pas de huées, mais seulement de l’indifférence: d’ailleurs huées mises à part, les saluts ont été assez rapidement expédiés à cette Première.
Car musicalement, les choses ne sont pas non plus convaincantes. À part l’héroïne, sur laquelle il y a beaucoup à dire, il n’y a pas de prestations problématiques, mais aucun des chanteurs ne se détache du lot, sauf peut-etre Alvarez.
Marcelo Alvarez est plutôt un bon Radamès, il a de la technique, il a du style, il a les aigus (même si un peu tirés quelquefois), il est plutôt vaillant, comme dans bien d’autres rôles d’ailleurs:  il fait son très bon travail de ténor, avec une belle technique surtout dans la deuxième partie mais ne diffuse ni sensibilité ni surtout émotion . Domingo et Carreras dans ce rôle étaient autrement sensibles, autrement émouvants et faisaient entrer le public en sympathie; quant à Pavarotti, il colorait son chant avec des mezze-voci à se damner, qui chaviraient le public. Alvarez qui est l’un des grands ténors de notre temps,  reste froid. Précisons: il simule l’engagement, et cela se voit, personnage un peu artificiel auquel on croit difficilement.
Luciana d’Intino est une chanteuse solide mais avec une longue carrière derrière elle. En absence de mezzo verdien incontestable actuellement sur le marché lyrique, elle propose une Amneris assez correcte, avec cependant une tendance à poitriner et donc des lourds problèmes d’homogénéité, mais si la voix n’est plus ce qu’elle était, la technique aide à descendre assez bas et à donner de la couleur au rôle; son quatrième acte est vraiment très honnête et ma foi assez intense (c’est la seule à entrer vraiment dans le rôle) et son air “L’aborrita rivale a me scappata” et le duo avec Radamès qui suit font partie des meilleurs moments de la soirée.
Je suis trop marqué encore aujourd’hui par l’Amonasro de Cappuccilli pour avoir apprécié Sergey Murzaev, j’attends aujourd’hui dans ce rôle un Tézier. Je vis en 1979  à Salzbourg un Acte III avec Freni dans Aida, Cappuccilli en Amonasro, Carreras en Radamès et Karajan dans la fosse…on peut comprendre qu’après on soit un peu perturbé.
Sergey Murzaev articule, a une belle diction,  la voix est bien posée, mais insuffisamment projetée, insuffisamment colorée et le personnage reste scéniquement et vocalement fade, et un peu bourru là où il faudrait tout sortir et surtout moduler et varier un chant qui reste tout d’une pièce. C’est dommage car le chanteur a des possibilités qui ne s’expriment pas vraiment et ne sont pas vraiment mises en valeur..
J’étais content de revoir Roberto Scandiuzzi, qui fut naguère une vraie voix de basse somptueuse: aujourd’hui le timbre reste séduisant, la voix encore puissante, mais elle bouge un peu trop.
Venons en à Oksana Dyka, que les théâtres engagent parce que la voix est grande et que son volume remplit une salle. Hors le volume, cette chanteuse n’a rien d’intéressant: d’abord, dès qu’elle monte à l’aigu, elle a un vibrato excessif, et la voix est sans cesse stridente, sans chaleur, sans aucun intérêt ni de timbre ni de couleur. Car pour colorer, il faut interpréter. Ici, encéphalogramme plat, elle fait les notes, mais n’est ni musicale, ni engagée vocalement, ni engagée scéniquement. C’est même quelquefois à la limite du supportable (à la Scala elle était même pire). L’Opéra a engagé Oksana Dyka en distribution A, et Lucrezia Garcia en distribution B, disons que nous ne pouvons choisir entre la peste et le choléra: deux chanteuses à voix, totalement inutiles, aptes sans doute à remplir Vérone par leur volume, mais certainement pas ni à remplir nos âmes, ni pénétrer nos coeurs. À la décharge de l’Opéra, on peut se demander qui peut aujourd’hui chanter Aida, à part Violeta Urmana ou Sondra Radvanovsky. Mais afficher deux sopranos médiocres que les agences imposent çà et là (à la Scala notamment où Dyka s’est fait littéralement jeter dans Tosca), est-ce vraiment faire honneur à une nouvelle production après plus de quarante ans d’absence, quand la précédente avait été chantée par Leontyne Price?
Même si à Bastille le chœur apparaît toujours en-deçà de ce qu’il est réellement, il reste que la prestation globale est vraiment au point, préparée parfaitement par Patrick-Marie Aubert, en tous cas plus au point que l’orchestre.
Philippe Jordan, en bon directeur musical à la germanique, s’essaie à tous les répertoires, Wagner, Strauss, Mozart, et Verdi. C’est un chef assez froid qui à mon avis ne convient pas à la couleur ni à la chaleur verdiennes. Ses qualités: la précision et la clarté, mes réserves: la personnalité.  Cette Aida n’y échappe pas. Alors que j’ai trouvé le prélude très bien mené, très émouvant, très tendre même, la première partie pour le reste n’est pas convaincante, on n’entend pas l’orchestre, cela manque de relief, c’est lent et se concentre sur la sculpture de détails sans envisager de ligne d’ensemble. La deuxième partie m’est apparue un peu meilleure, il est vrai aussi qu’elle est plus dramatique et exige notamment plus d’énergie et surtout une vraie tension. Il reste qu’au total, sa direction  n’est pas convaincante, tout simplement parce qu’elle manque de conviction.
Une soirée assez médiocre dans l’ensemble. Much ado about nothing.
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Le salut final