OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 9 février 2012 – SANCTA SUSANNA (Paul HINDEMITH) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) / SUOR ANGELICA (Giacomo PUCCINI) (Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Sancta Susanna ©Stofleth

Chaque année, l’Opéra de Lyon centre une partie de sa programmation autour d’un festival thématique, construit autour de productions existantes regroupées ou de nouvelles productions, ce fut Pouchkine, ce fut Mozart, c’est cette fois Puccini qui permet aussi de présenter Schönberg, Hindemith, Zemlinsky : la salle est pleine. Le public lyonnais est habitué depuis longtemps (en fait depuis Erlo et Brossmann) à une programmation hors des sentiers battus, il est disponible et ouvert. Les distributions sont faites de chanteurs qui se partagent les œuvre affichées, comme une petite troupe réunie ad hoc. Ainsi de Sancta Susanna où l’on retrouve la Susanna (splendide) de Agnes Selma Weiland, qu’on a vu dans Gianni Schicchi, la Klementia de Magdalena Anna Hofmann, qu’on a vue dans la femme de Von heute auf morgen, l’Angelica de Csilla Boross, vue dans Giorgetta de Il Tabarro, ou la Zia principessa de Natascha Petrinski qui était Zita de Gianni Schicchi et La Frugola de Il Tabarro.

Sancta Susanna ©Stofleth

Cette dernière soirée est peut-être la plus surprenante. D’abord parce que – il faut bien l’avouer – qui a déjà entendu Sancta Susanna? Les opéras majeurs de Hindemith (Mathis le Peintre, Cardillac)  sont déjà peu joués, le plus connus de ses opéras mineurs, Neues vom Tage, est très rarement exhumé, et Sancta Susanna, une explosion de vingt-cinq minutes à la thématique plus que sulfureuse n’est pratiquement jamais joué. Raison de plus pour applaudir à ce choix, qui bien sûr se met en perspective par rapport à Suor Angelica, et qui datant de 1922, est entre Zemlinsky et Schönberg, plus proche peut-être du premier que du second.
Entre Suor Angelica, drame sulpicien qui n’est pas à mon avis l’une des plus grandes réussites de Puccini, et Sancta Susanna, qui est pour moi non seulement une vraie surprise, mais une œuvre qui mériterait d’être mieux connue et appréciée, il n’y a de commun que le lieu: le couvent.
L’histoire de Sancta Susanna a provoqué à la création (Mars 1922 à Francfort) un immense scandale qui n’est sans doute pas étranger à la difficile carrière de l’oeuvre. L’argument touche en effet au monde fantasmatique des religieuses enfermées dans un couvent (ce n’est pas nouveau, et c’était déjà au Moyen âge (Boccace) au XVIIème (les diables de Loudun) ou au XVIIIème (La Religieuse de Diderot) une problématique qui donnait lieu à littérature ou débat: rappelons pour mémoire qu’en 1966, le secrétaire d’Etat à l’information d’alors, Yvon Bourges, avait fait interdire -à la demande du Général de Gaulle, on l’ a su depuis- le film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot. L’affaire se poursuivit jusqu’en 1975…Ce n’est pas si ancien.
L’argument est assez simple, pour cette oeuvre de 25 minutes, dont le livret est la pièce du poète expressionniste August Albert Bernhard Stramm “Sancta Susanna, Ein Gesang der Mainacht” (Sainte Suzanne, un chant de la Nuit de Mai)(création à Berlin en 1918). Dans un couvent, Klementia, une soeur enfermée depuis 40 ans, voit une apparition de Sainte Suzanne. Suzanne, personnage de la Bible, accusée à tort de tromper son mari avec un jeune homme. Suzanne protège Klementia, terrorisée par la vision d’une soeur emmurée vivante pour avoir caressée le visage du Christ. Sancta Susanna pose le fantasme féminin au cœur de la problématique, mais l’œuvre est elle-même au centre d’une trilogie consacrée à la femme. En 1921, à Stuttgart, Fritz Busch crée “Mörder, Hoffnung der Frauen” (assassin, espoir des femmes) et das Nusch-Nuschi mais se refuse à créer Sancta Susanna. Le “Trittico” de Hindemith ainsi ne verra pas le jour et Sancta Susanna est créée non sans difficultés à francfort l’année suivante.
25 minutes d’explosion musicale violente dans une mise en scène noire dominée par un Christ géant. l’espace est noir, à l’opposé de l’espace de Suor Angelica, immaculé. Les interrogations de Klementia se projettent de manière fantasmatique par l’apparition du couple servante/valet sous forme d’acrobates qui s’exercent au-dessus de Klementia (très belle Magdalena Anna Hofmann) terrassée. Leurs répliques sont dites par Klementia elle-même, en proie à une sorte de vision-dédoublement.
La scène vide et sombre, avec au centre un piédestal sur lequel s’offrent tour à tour Klementia, puis Susanna et dominé par un Christ géant qui se penchera sur Susanna offerte et nue (étonnante et magnifique Agnès Selma Weiland)pour protéger Klementia sous les anathèmes des religieuses et de la vieille nonne. Les nonnes sont grimées de signes cabalistiques qui leur donnent l’allure de vagues sorcières.De cette œuvre courte se dégage un vrai choc final: une femme nue sous un Christ, et un chœur de nonnes criant Satan Satan…Eros reprimé et Thanatos sont les questions posées par cette soirée: on aimerait voir le tryptique entier…
Bernhard Kontarsky qui a découvert la partition la dirige avec sa précision habituelle. Cette musique qui (au niveau de tout le tryptique) ironise sur Wagner, Mahler et Strauss, en utilise aussi les mêmes moyens, un symphonisme décanté qui sied bien à l’acoustique de cette salle, une violence particulièrement acérée, un refus du lyrisme qui l’oppose directement à Suor Angelica, qui paraît bien fade à côté.

Suor Angelica ©Stofleth

Là où l’espace était noir, il est blanc, là où il restait ouvert, il est clos dans une forme rectangulaire qui rappelle le cube (élargi dans ce cas) de Tabarro et Gianni Schicchi. Là où Sancta Susanna montrait un Christ à qui on s’offrait, on a ici une Sainte Vierge sulpicienne géante. En bref, un cloître apaisé, peu inquiétant où les nonnes semblent vivre des jours réglés et apaisés. Angelica se réfugie dans les herbes et les plantes, dont elle a acquis une fine connaissance. La visite de la Zia Principessa, tache noire dans cet océan de blanc immaculé, rompt cette apparente harmonie. Natascha Petrinsky s’en sort avec les honneurs, même si on aimerait (je me souviens de Viorica Cortez dans ce rôle en fin de carrière, elle était effrayante) un mezzo encore plus profond, plus noir.Csilla Boross en revanche n’a ni le lyrisme ni la rondeur, ni la tendresse voulue par Suor Angelica, les aigus sont criés, fixes, la voix est froide: toutes les Giorgetta ne sont pas des Angelica et il eût mieux fallu la distribuer à une voix plus tendre (pourquoi pas Ivana Rusko, jolie Genoveva), même si Angelica est un vrai lirico-spinto.

Suor Angelica ©Stofleth

La mise en scène est assez pauvre l’apparition de l’enfant perdu d’Angelica émergeant de la fontaine centrale semble un bébé enfermé dans le formol qui émerge. C’est peut-être voulu, c’est peut-être aussi la conclusion de cette vision clinique assénée par tout ce blanc, mais cela reste loin de la tendresse de la musique à ce moment. Musique magnifiquement éclairée une fois de plus par Gaetano d’Espinosa, qui a réussi à donner une unité aux trois soirées en débarrassant Puccini de toute la mièvrerie dans laquelle on l’enferme quelquefois et en offrant une direction précise attentive et collant parfaitement au propos général de la programmation. Ce Puccini-là est bien en phase avec ses confrères germaniques.
Et voilà, trois soirs qui ont sans doute changé quelque chose dans la vision qu’on a de Puccini, qui ont donné un “Plus” comme le dit le titre du festival. Mais qui ont permis de mettre la lumière sur une période de la musique d’opéra foisonnante, qui voit naître et Turandot, et Wozzeck, mais aussi tant d’œuvres injsutement tombées dans l’oubli des programmateurs et que Lyon a magnifiquement reproposées. On a envie de les réentendre rapidement, peut-être dans d’autres contextes: à quand le Tryptique d’Hindemith?

Prochain passage obligé par Lyon, un Parsifal qui promet beaucoup, en mars prochain, (Kazushi Ono, François Girard, avec le ténor dont on parle Nicolai Schukoff, Gerd Grochowski (magnifique Gunther, magnifique Kurwenal) en Amfortas et Georg Zeppenfeld en Gurnemanz (il fut excellent à Bayreuth l’an dernier dans Henri l’oiseleur du Lohengrin de Neuenfels) et Elena Zhidkova en Kundry, qui est une chanteuse de très bon niveau. Rendez-vous à Lyon entre deux Veuves Joyeuses à Paris en mars!

 

OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: MATHIS DER MALER de Paul HINDEMITH le 22 novembre 2010 (Mise en scène Olivier PY, avec Matthias GOERNE)

mathis04.1291243422.jpgOui à ce magnifique spectacle, sans aucune restriction. Si les choix de Nicolas Joel sont quelquefois discutables, il a ici tapé dans le mille. Ainsi l’Opéra de Paris a-t-il fait entrer ces dernières années Cardillac (sous Gérard Mortier) et Mathis der Maler, dans deux productions qui feront date. Olivier Py signe là un travail d’une qualité et d’une intelligence incontestable, avce des moments d’une sublime beauté (le dernier tableau, totalement bouleversant).
On connaît l’histoire de cette oeuvre, dont le thème (l’artiste face aux pouvoirs) a été inspiré par la politique “culturelle” du pouvoir nazi dans les années 30, qui a abouti à l’interdiction d’Hindemith, pour “bolchevisme” et “musique dégénérée” et à son exil, puis à la création de Mathis der Maler à Zurich, malgré le soutien de Furtwängler qui avait créé à Berlin, avec grand succès, la suite symphonique tirée de l’opéra, et qui avait fini par quitter momentanément le Philharmonique de Berlin. Hindemith était un pur “aryen”, mais il était accusé de s’être laissé influencé ou pervertir par les musiciens juifs et donc avait été mis dans la même opprobe. Mathis le peintre raconte l’histoire de Mathias Grünewald, peintre  d’Albert de Brandebourg, cardinal électeur de Mayence, au moment de la Réforme luthérienne et des troubles qui l’accompagnèrent, dont la révolte des Rustauds (Deutscher Bauernkrieg, appelée aussi Erhebung des gemeinen Mannes, soulèvement de l’homme ordinaire). Albert de Brandebourg fut toujours assez libéral avec les protestants, unetolérance qu’il négocia en espèces sonnantes et trébuchantes tant il était endetté. Contrairement à son homonyme, Albrecht de Brandebourg, il ne se convertit pas, mais l’opéra le fait se convertir. L’opéra mélange les deux destins, celui du peintre frappé par le contexte politique et social et par le sort fait aux paysans, et celui du cardinal, criblé de dettes, se convertissant au protestantisme pour pouvoir au départ, faire ensuite un mariage richement doté, mais choisissant finalement le célibat. Mathis le peintre est d’abord une fresque historique, avec des personnages ayant réellement existé (Wolfgang Capito per exemple) et une méditation, une parabole sur l’artiste face au monde en autant de tableaux fixant une sorte de chemin.

Olivier Py, en choisissant de montrer le contexte politique non de la réforme mais du nazisme, courait le risque d’une sorte de banalité d’un transfert qu’on a vu mis à toutes les sauces tant au théâtre qu’à l’opéra. Il courait le risque de faire passer son choix comme celui de la facilité. Mais en réalité ce choix n’est pas vraiment souligné. On est beaucoup plus intéressé par les images de la religion, catholique, avec son décor-décorum doré et clinquant, protestante, quand le même décor se retourne et devient gris et noir, par la violence des images de guerre

mathis07.1291243462.jpgLe décor du meurtre de Helfenstein

( le meurtre du Comte de Helfenstein et le viol de son épouse sont une des scènes les plus réussies, dans un décor somptueux). Pierre André Weitz organise les espaces à sa manière habituelle, avec des chariots mobiles portant les décors et définissant des espaces mutants, transformables, tout en mouvement. On associe beaucoup le travail d’Olivier Py (qui était présent ce soir là, comme souvent les grands metteurs en scène qui veillent au destin de leur travail: Chéreau est toujours là chaque soir ) à une sorte de débordement d’images et d’excès. On n’a pas du tout cette impression dans ce spectacle, même si les décors et les images sont abondantes et multiples, elles correspondent à la situation, une fresque, un parcours singulier, deux destins parallèles, jusqu’au dénuement/dénouement où Mathis se retrouve seul face à sa vie en une image qui serait presque celle d’un clown triste. Bouleversant. Si le parcours artistique de Mathias Grünewald, placé immédiatement dès la première scène, sous le signe du retable d’Issenheim, rêve interrompu par l’irruption de la guerre et du paysan poursuivi hans Schwalb comme si le monde et ses tourments asséchait la création. L’opposition entre Albert de Brandebourg et Mathis est aussi construite avec une très grande clarté: du peintre asservi au prince on passe peu à peu au peintre libéréqui asume ses choix, même face à un Prince converti et devenu plus modeste. Vocalement aussi, la voix nasable, désagréable, froide de Scott Macallister, un spécialiste du rôle d’Albrecht, produit imméditament une mise à distance, quand celle de Mathis-Mathias Goerne,certes quelquefois un peu noyée dans l’orchestre, mais si

mathis05.1291243449.jpgMathias Goerne

chaude, si humaine, si invitante, qui prononce et dit le texte avec une telle exactitude et une telle précision, provoque une adhésion immédiate. je ne dsais pourquoi irrésistiblement et la construction de l’opéra en tableaux qui avancent dans une histoire, et le personnage de Goerne, m’ont fait penser au Saint François d’Assise de Messiaen, autre parabole d’homme seul qui renonce au monde. Un directeur d’opéra serait bien inspiré de penser à Py pour cette oeuvre.
Musicalement, la distribution n’est pas vraiment exceptionnelle, Melanie Diener n’a pas vraiment les moyens d’une Ursula, ses aigus sont proches du cri, la voix manque de corps et de chair, on aimerait une voix plus ronde, plus chaude, plus puissante, plus habitée. Celle plus modeste et plus habitée de Martina Welschenbach pour Regina est sans doute plus en situation, mais la couleur n’est pas exceptionnelle, quant à Nadine Weissmann, elle crie dans la comtesse de Helfenstein, mais en réalité c’est un rôle qiui exige cri et tension. Le Capito de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est convaincant tant par l’interprétation que par la couleur, tout comme Gregory Reinhart dans  Riedinger ou Michael Weinius dans Schwalb. Il reste que l’ensemble des solistes ne dépasse pas une honnête moyenne. Avec les réserrves sur son volume, Mathias Goerne a pris l’exacte mesure du rôle, dont on comprend qu’il fut gravé par Dietrich Fischer-Dieskau: il exige une telle maîtrise du texte, des couleurs qui changent au fur et à mesure que le Mathis artiste engagé dans le monde découvre que son engagement est à la fois stérile dans ses effets, il ne change rien au monde et dans son art: il ne produit plus. Chacun doit rester dans son ordre, telle pourrait être le message de cette histoire, mais en même temps fidèle à ses principes artistiques et humains. Ce que fut Hindemith, et même d’une certaine manière encore discutée aujourd’hui, Furtwängler.

Je ne suis vraiment pas un grand amateur de Christoph Eschenbach, mais on doit reconnaître le magnifique travail effectué avec l’orchestre de l’opéra pour défendre cette musique qui apparaît plus sage, en recul par rapport à d’autres opéras des années 20 et notamment Cardillac ou Neues vom Tage. Avec des longueurs aussi. Mais il y a des moments d’une telle intensité, d’un tel engagement, d’une telle richesse dans l’orchestration qu’on les oublie. Et puis il ya les deux derniers tableaux, d’une beauté et d’une émotion qui étreignent.

Pris comme un ensemble, la représentation est d’une très grande qualité, c’est une sorte de Grand Opéra du vingtième siècle, une oeuvre “à thème” , “à idées” au moment où les idées étaient battues en brèche,  une oeuvre qui méritait d’être créée à l’Opéra et qui obtient un succès mérité dans le public qui se presse à Bastille.

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