BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: L’ANGE DE FEU (Огненный ангел) de Serge PROKOFIEV le 12 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Vladimir JUROWSKI; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Danse de Méphistophélès  ©Wilfried Hösl
Danse de Méphistophélès ©Wilfried Hösl

L’Ange de feu n’est pas l’un des opéras les plus joués de Prokofiev, si rare que même à Munich, il n’avait jamais été représenté : il entre au répertoire dans une mise en scène de Barrie Kosky et dirigé par Vladimir Jurowski. Disons immédiatement que c’est une entrée tonitruante et réussie puisque le théâtre désemplit pas : il y a avait sous le célèbre portique du Nationaltheater des dizaines de personnes arborant un « Suche Karte » que l’on ne voit qu’aux grandes occasions.
Composé entre 1919 et 1927, l’opéra fut créé en 1954 en version de concert à Paris, un an après la mort du compositeur, et un an après en version scénique à Venise : la violence et  l’âpreté du sujet (d’après un roman de Valery Brioussov) qui doit beaucoup à l’école expressionniste, mais aussi au symbolisme, justifient sans doute ce retard, d’autant qu’en URSS comme en Occident, aussi bien dans les années 30 que dans les années 50, les temps ne sont plus aussi ouverts que dans les années 20. À cela s’ajoute des rôles principaux incroyablement tendus, toujours en scène où excès de tous ordres et violence occupent progressivement tout le terrain.
Même si l’histoire est assez simple, sa traduction scénique demande de la part du spectateur une grande concentration tant le réel et le fantasmé s’y confondent, s’y mélangent, pour ne plus former qu’un, et tant les niveaux de lecture demeurent complexes.
Dans une auberge au Moyen Âge, le chevalier Ruprecht rencontre Renata, une femme à la recherche d’un ancien amant, Heinrich, en qui elle voit l’Ange qui lui promit jadis le destin d’une sainte. Entre Ruprecht, qui est séduit par Renata, et Renata qui va utiliser tous les expédients possibles (y compris magie et sorcellerie) pour retrouver son ancien amant, se construit une relation forte, physique, traversée des désirs de l’un et des fantasmes de l’autre, et le couple finira par se réunir et affronter (plus que vivre) les délires et les fantasmes dont chacun par des voies diverses a rempli sa vie. Il y a là dedans de quoi alimenter les rêves les plus fous d’un metteur en scène ou des dizaines de divans de psychanalystes: c’est un opéra qui par son ambiance n’est pas sans rappeler le film « Les Diables » de Ken Russell (1971).
Personnellement, je n’ai vu qu’une seule production, à la Scala en 1994 dirigée par Riccardo Chailly dans une mise en scène de Giancarlo Cobelli, qui n’était pas inoubliable, bien que musicalement de très haut niveau (avec Galina Gorchakova et Sergei Leiferkus). Signalons au passage que la Scala est sans doute le théâtre occidental qui a le plus représenté l’œuvre de Prokofiev (3 productions dont une de Giorgio Strehler, et 4 séries de représentations entre 1956 et 1999).

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Barrie Kosky a choisi de représenter l’opéra dans le décor (de Rebecca Ringst, qui travaille très souvent avec Calixto Bieito) moderne d’un hôtel de luxe, un décor fixe qui va progressivement se déglinguer et abandonner son bel ordonnancement pour devenir le champ clos de fantasmes de plus en plus délirants. Cela impose rigueur et travail serré sur les acteurs, et évidemment renvoie à la représentation d’un univers plus mental que réel, à la limite du supportable. Il construit son travail avec un sens du crescendo étonnant, le début étant lent, volontairement ennuyeux, voire un peu répétitif, avec des mouvements presque géométriques, des personnages éminemment raides, évoluant à petit pas d’abord vers ce que Rimbaud appellerait un dérèglement de tous les sens, mais un dérèglement qui serait très progressif, comme si on s’enfonçait lentement, chaque fois un peu plus dans la folie. La maîtrise des transformations de la scène, d’abord à peine perceptibles, puis de plus en plus nettes, l’évolution des éclairages, de plus en plus colorés (splendides éclairages de Joachim Klein) aident à ce crescendo (où à cette chute dans l’abime). La mécanique est d’autant plus rigoureuse que l’opéra se déroule sur 2h15 sans entracte, et l’impression sur le spectateur est ainsi de plus en plus étouffante et forte, si bien qu’on en sort littéralement sonné, voire secoué.
Tout commence donc très banalement, par l’entrée dans sa chambre d’un client d’hôtel, une chambre « boite », large, lambrissée, dans un Palace comme on devait les aimer ou les rêver dans les années 30.

Puis se succèdent les arrivées des employés, qui portant les valises, qui prenant les commandes, qui vérifiant que tout fonctionne parfaitement, avec des interventions répétitives et dérangeantes sans que la musique ne commence et dans le silence mécanique qu’on pourrait avoir au théâtre ou dans un film muet, une sorte de mécanique huilée et géométrique qui est exactement à l’opposé de tout ce qu’on va vivre les deux heures suivantes, qui fait rire ou glousser d’abord, et qui finit par agacer : on se demande quand la musique va commencer.
L’apparition de Renata est la bizarrerie initiale, qui va déclencher tout le reste. Le lit central s’avance seul au milieu du plateau, Ruprecht est assis au bout, jambes écartées, et la tête de Renata apparaît sortant du dessous, entre les jambes ouvertes de Ruprecht : un tableau sans ambiguité, préannonciateur du reste, mais en même temps presque « correct » puisque de cette position rien n’est exploité, même si bien vite Renata va s’imposer et imposer son rythme et ses rêves.

Ballet des tatoués...©Wilfried Hösl
Ballet des tatoués…©Wilfried Hösl

Et ainsi l’espace va se transformer, meubles écartés ou entassés, plafond qui se surélève, couleurs criardes des éclairages, et à chaque moment clé, lorsqu’on s’enfonce de plus en plus dans le monde fantasmatique, apparition d’un groupe de danseurs transgenre, de plus en plus érotisé, d’abord en robe de soirée années 50, puis peu à peu dénudés jusqu’à la nudité, ou l’exposé des intimités masculines comme on dit, y compris des chanteurs (Mephistophélès). Barrie Kosky dont le sens de l’humour n’est plus à démontrer a aussi travaillé sur le thème du tatouage, comme expression fantasmatique, profitant de ce qu’il avait sous la main Evguenyi Nikitin, à qui les tatouages ont joué un mauvais tout à Bayreuth.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Le personnage de Renata, excessif, passant de la passion la plus brûlante à la prostration, puis voulant se réfugier au couvent est une figure évidemment très connotée du désir féminin et des ravages du désir, et de la possession au sens catholique du terme (d’où mon allusion précédente au film de Ken Russell qui est une histoire de possession) et Ruprecht, bien qu’il entre dans le jeu de la passion et du désir (opportunément l’histoire de Faust est derrière, avec l’apparition de Faust et Méphistophélès très présents dans les dernières scènes) reste « sauvable », il y a là un traitement particulier de la femme, comme toujours pourrait-on arguer, dans l’espace clos d’un hôtel, une sorte de « huis clos » infernal (on n’est pas si loin de Sartre). L’espace même de l’hôtel, lieu de passage multiple, hommes d’affaires politiciens, aventuriers, qui voit des scènes meurtrières, des turpitudes, de sexe à gogo (Sofitel New York), est favorable à l’explosion de tous les fantasmes et de tous les excès.

Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl
Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl

Et Barrie Kosky explore à la fois avec rigueur et précision tous les possibles de cet espace vite étouffant, où l’excès prend une valeur encore plus marquée, à la limite du supportable : ce mélange de l’hyperréaliste et de l’hyperfantasmé est un des caractères de ce travail qui est impressionnant dans la manière de mener les chanteurs à une vérité du jeu qui laisse rêveur : Evguneyi Nikitin à ce titre est impressionnant de violence, d’engagement : il étourdit tellement il est dans le rôle, ne quittant jamais la scène, toujours aux extrêmes. Vocalement les choses ne sont pas aussi définitives, la voix ne passe pas toujours le flot continu d’un orchestre omniprésent, et manque souvent de projection. Ce n’est pas la première fois que je note cela chez ce chanteur. Sa voix n’impressionne pas et ne marque pas. Mais ici, et c’est paradoxal, il n’a pas de besoin de chanter : il lui suffit d’être en scène et c’est étourdissant.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

La soprano russe Svetlana Sozdateleva a été engagée suite à la défection d’Evelyn Herlitzius, une habituée des rôles tendus du répertoire russe (Lady Macbeth de Mzensk), elle se donne totalement vocalement et scéniquement, sans être exceptionnellement volumineuse, la voix est bien posée, bien projetée, et très homogène vient à bout de ce rôle impossible sans aucune faiblesse. Et son engagement scénique est étourdissant, c’est une chanteuse complètement dédiée, brûlante, une torche qui garde pourtant un brin de distance : c’est tout ce qui fait le prix de son travail. Voilà un nom à retenir, voilà une artiste tout à fait exceptionnelle, qui se donne comptant.

Dans cette œuvre sur le visible et le caché, sur la folie et la raison, sur les extrêmes bien/mal, enfer/salut, sur l’étourdissement et le vertige devant les prodiges de l’inconscient, Barrie Kosky ne fait jamais totalement exploser les choses et garde toujours une très grande maîtrise : l’espace clos y est pour beaucoup et oblige à être particulièrement attentif aux mouvements et concentré sur chaque geste et surtout sur chaque personnage.

Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Ce qui impressionne et en même temps dérange dans le travail général, c’est justementt cette plongée : plus qu’un travail extensif et explosif, on a un travail au contraire intensif et implosif, qui exploite toutes les possibilités en lumières, couleurs, variations sur le volume à l’intérieur d’un espace défini, une sorte de boite infernale où se concentrent les violences et les délires des hommes.
La  dernière scène est à ce propos éloquente : dans le livret, Renata, après avoir porté au couvent les désordres de sa possession (prodigieuse scène de délire au couvent), est condamnée au bûcher par le Grand Inquisiteur, c’est bien le moins. Mais Kosky ramène au final le calme après la tempête, le couple Ruprecht/Renata se retrouve presque intouché, comme après une nuit juste un peu perturbée, disons agitée. Comme si tout n’avait été que délire d’un couple (presque) ordinaire. On sent bien toute l’exploitation psychanalytique et en même temps les espaces inexplorés des possibles érotiques : une sorte d’eros cosmique ou de cosmos érotique qui laisse le public totalement éberlué.

Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl
Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl

Si j’ai déjà évoqué les deux protagonistes, qui ne laissent jamais la scène et dont la performance est ahurissante, il faut souligner l’engagement de toute la distribution, et les figures qui s’imposent, au premier plan le magicien masculin/féminin Agrippa von Nettesheim (Kosky adore passer d’un genre à l’autre et surtout brouiller les pistes et la lecture d’un monde genré) : Vladimir Galouzine, qui nous a plus habitués aux grands rôles de ténor dramatique ou spinto (Otello, Hermann) y est étonnant, méconnaissable y compris vocalement. Quelle apparition ! Notons aussi la voyante d’Elena Manistina, au grave abyssal, et la supérieure de Okka von der Damerau, toujours étonnantes quels que soient les rôles qu’elle traverse, cette chanteuse, qu’on voit rarement dans des rôles importants, a une plasticité telle qu’elle marque dans tous les « petits » rôles qu’elle entreprend et à chaque fois, elle remporte un succès important.

Kevin Conners (Mephisto) ©Wilfried Hösl
Kevin Conners (Mephisto) et Ruprecht (Evguenyi Nikotin) ©Wilfried Hösl

On serait injuste de ne pas souligner encore une fois la qualité de la troupe de Munich avec ses artistes habituels, toujours excellents, Heike Grotzinger, Christian Rieger, Matthew Grills, Andrea Borghini, et cette fois-ci en particulier Kevin Conners qui chante un Méphisto exhibo avec un affront stupéfiant.
Sans la chorégraphie d’Otto Pichler et l’engagement du corps de ballet, expression directe des fantasmes des protagonistes, la mise en scène ne fonctionnerait pas comme elle fonctionne : leur travail est impressionnant, danseurs et figurants sont presque des chanteurs muets tant ils semblent être une voix de l’ensemble.
Evidemment le chœur, notamment dans les parties finales (direction Stellario Fagone) montre comme il est lui aussi particulièrement plastique : tout cela montre combien les masses munichoises atteignent en ce moment un niveau inédit.
Mais tout cela ne serait rien sans la prestation totalement bluffante de l’orchestre. Sous la direction de Vladimir Jurowski, il brille de tous ses feux, dans cette partition polymorphe, qui elle aussi va aux extrêmes, violente, lyrique, brillante, assourdissante, mais jamais tonitruante. Jurowski fait un travail éblouissant, avec des cuivres sans scories, avec des cordes prodigieuses, avec des harpes phénoménales : une masse sonore tellement maîtrisée que tout s’entend, d’une luminosité cristalline et d’une présence imposante, dynamique, animée. Une des grandes prestations orchestrales de cette année, qui impose Jurowski dans les grands chefs de fosse de ce temps.
Avec un tel spectacle, d’un tel niveau, aussi prodigieux dans la fosse que sur la scène, comment nier que Munich aujourd’hui soit la scène de référence, il faut voir ce Prokofiev, il se joue aussi pendant le festival en juillet 2016, c’est à ne manquer sous aucun, mais vraiment aucun prétexte. [wpsr_facebook]

Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl
Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl

LUCERNE FESTIVAL 2015: DANIELE GATTI dirige le MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 24 AOÛT 2015 (PROKOFIEV-STRAVINSKY)

MCO et Daniele GAtti le 24 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
MCO et Daniele Gatti le 24 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Le thème de cette année au Lucerne Festival est « Humor ». Le regard sur les programmes des différents concerts montre qu’il est difficile de tirer vers l’humour certaines œuvres affichées, sauf à puiser dans les trésors de la dialectique jésuite (Pelléas und Melisande de Schönberg… Symphonies n° 4 et 10 de Chostakovitch, quatre derniers Lieder de Strauss…), même si ça et là on relève un effort, comme le Pasticcio de Haydn présenté par Sir Simon Rattle et les berlinois. Aussi ce programme composé de la Symphonie classique de Prokofiev et de deux pièces de Stravinsky, Jeux de cartes, et Pulcinella entre vraiment dans la thématique par son côté pastiche, par ses jeux musicaux cachés ou évidents,. C’est aussi un programme sans concession, parce que pour les œuvres présentées (Symphonie Classique mise à part) ne sont pas si populaires. Mais c’est justement la fonction d’un festival que de présenter ce qui se fait peu ailleurs. Faut-il voir une trace de cet humour dans l’ordre même de présentation des œuvres où la Symphonie classique qui en général est une œuvre de conclusion (comme Abbado dans son dernier concert à Paris) est ici présentée en ouverture.
Traditionnellement, le cycle du Lucerne Festival Orchestra inclut un concert du Mahler Chamber Orchestra qui est le noyau des tutti du LFO, et ces deux dernières années, c’est Daniele Gatti qui le dirige. Plusieurs concert du MCO et de Gatti ont montré quelle belle relation s’est instituée entre cet orchestre et le chef italien : il en fut de même pour ce programme, présenté une seule fois dans le cadre du Festival. Un concert exclusif est suffisamment rare pour le souligner, même si on peut regretter de ne pas le réentendre ailleurs.
On a bien senti dans les programmes depuis le début du Festival une présence insistante de Haydn, qui a écrit souvent de la musique distanciée et humoristique, dans les deux programmes du LFO , avec Nelsons et avec Haitink, on en retrouve ensuite dans les programmes des Berliner (Rattle), du Boston Symphony (Nelsons) des Wiener (Bychkov), et bien entendu, en creux dans ce programme néoclassique unissant Prokofiev et Stravinsky.
Néoclassique sonne quelquefois comme « ennuyeux » ; la notion renvoie à une sorte d’académisme où l’inventivité serait oubliée. Les grands musiciens néoclassiques comme Cherubini ou Spontini ne sont pas vraiment populaires. Le néoclassicisme architectural du Premier Empire ne fait pas partie des moments chéris de l’amateur.
Ici, le néoclassicisme est volontaire et affiché comme tel, non comme un « retour à… » mais plutôt comme un jeu sur les formes classiques et il faut donc le considérer avec la distance nécessaire. La Symphonie Classique est une réponse à ceux qui accusaient Prokofiev d’être trop innovant : il montrait ainsi qu’il était capable de composer une pièce aux formes classiques parfaites. Il en est de même pour Stravinsky pour qui les jeux sur les formes sont essentiels, et qui s’est amusé avec les formes classiques dans sa musique de ballet. Il s’agit donc d’un néoclassicisme revisité et non idéologique. C’est pourquoi Abbado dans ce Prokofiev s’ingéniait à souligner ce qui derrière ce néoclassicisme de façade était plus moderne et tout à fait contemporain.
Daniele Gatti part du thème du Festival et va montrer au contraire ce qui dans la Symphonie Classique est classique, trop classique, et va insister sur cet “imperceptible presque rien” qui va être un “presque trop”. C’est notable dès l’accord initial, très marqué : en donnant une certaine épaisseur symphonique et en travaillant sur les contrastes (allègements subits aux cordes succédant à des accords appuyés et scandés) il montre à la fois les racines et les ramifications, il y a un son Haydn et un son Prokofiev (les cuivres), il y un rythme classique et un rythme XXème et Gatti s’ingénie à jouer sur les deux avec un sourire complice et entendu avec l’orchestre. Il va insister sur les formes, pour les montrer et les démonter. Il va dans ce Prokofiev (1916-1917) montrer l’espace ironique de cette musique et travailler sur la distance entre la forme classique authentique et la forme revisitée, il va insister sur les échos de Haydn par exemple en appuyant volontairement (dans le 3ème mouvement Gavotta) : les signes aux musiciens ne trompent pas et en donnant d’abord une certaine pesanteur ironique, puis en rendant les dernières notes de plus en plus évanescentes comme de plus en plus en suspension à peine perceptibles grâce à un orchestre époustouflant.

Daniele Gatti et le MCO©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti et le MCO©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

C’est effectivement l’occasion de faire ressortir les capacités de l’orchestre et sa virtuosité : les bois, basson, clarinette, flûte enivrante de Chiara Tonelli mais aussi la capacité (sculptée par des années de travail avec Abbado) des musiciens à s’entendre les uns les autres et surtout à s’écouter. Le deuxième mouvement en rythme de menuet est à ce titre un chef d’œuvre de raffinement, une musique éthérée et séraphique avec des cordes stupéfiantes reprises par les bois: il y a là un côté volontairement retenu, volontairement démonstratif, car la symphonie est démonstrative d’une capacité à embrasser un rythme et un style, même si le menuet trouve bien vite des échos plus modernes. Et sa brièveté toute sortie du XVIIIème masque une volonté en un temps très serré de démontrer à la fois maîtrise d’un style et ouverture à la modernité. Vrai moderne et faux classique, ce Prokofiev explose dans un quatrième mouvement presque libéré, plus fluide, scandé par  certains accords volontairement brutaux et en même temps une aisance rythmique où l’orchestre suit l’extraordinaire dynamique de la flûte de Chiara Tonelli, dans une dialectique léger/lourd, ou le brutal effleure le léger, où une perpétuelle dynamique emporte les sons dans une sorte de fleuve irrésistible et où le son s’élargit. Sorcellerie poétique surprenante qui a quitté le néoclassicisme, Haydn, les références pour devenir pure joie musicale, pure joie du son et pour l’orchestre et merveilleuse joie de jouer.

Daniele Gatti ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Avec Jeux de Cartes, la musique fait un bon d’une vingtaine d’années, Stravinsky ayant composé son ballet Jeux de cartes en 1936-1937. Ce n’est pas pour ma part la période de Stravinsky que je préfère, mais il est clair qu’elle se réfère elle aussi à une sorte de XVIIIème un peu rêvé et presque apaisé. Moins distanciée que la musique de Prokofiev, celle de Stravinsky raconte d’abord une histoire (c’est un ballet), une sorte de conte, où l’on montre comment les petites cartes peuvent avoir raison des plus grandes et porte en exergue la morale de la Fable Les loups et les brebis de La Fontaine,
« La paix est fort bonne de soi,
J’en conviens ; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi ? »
Le ballet est structuré en trois donnes, commençant chacune par la même fanfare un peu solennelle, de style vaguement XVIIIème, un XVIIIème revu par Tchaïkovski (cela ressemble au XVIIIème qu’on entend dans La Dame de Pique). Le rythme en est assez serré, avec dans la première donne, après un début un peu scandé, des jeux et des échanges entre les bois (basson, clarinette et surtout flûte), avec un imaginaire de dessin animé, où Stravinsky s’amuse avec plusieurs rythmes de danses, syncopées, interrompues où l’on distingue aussi des rythmes vaguement jazzy. Ce qui frappe surtout ce sont surtout les systèmes d’échos entre les pupitres, entre les premiers et les seconds violons, entre flûte et clarinette, entre altos et hautbois, et des jeux très chambristes : la complexité de la circulation des motifs à l’intérieur de l’orchestre se révèle (alors que si l’on voyait le ballet, cette complexité apparaîtrait avec moins d’évidence) en un tourbillon sonore assez acrobatique. On remarque surtout la flûte, très importante pour donner le ton de l’ensemble (Chiara Tonelli, remarquable) : alternent des moments de finesse, et des moments plus lourds et plus scandés, au rythme assez marqué. La deuxième donne reprend le schéma initial, avec son jeu sur les bois décidément très sollicités : Gatti et ses musiciens semblent s’amuser, jouer avec les notes tourbillonnantes, avec les ruptures de rythme et de construction, avec les jeux sur les volumes sonores passant du large au ténu, et avec les échos dont Stravinski parsème son court ballet (20 minutes). Stravinsky semble en effet jouer avec les références dont il truffe notamment sa dernière donne, jouant avec la Valse de Ravel et la Chauve Souris de Strauss, avec le Barbier de Séville de Rossini et avec des échos russes (Tchaïkovski et même Moussorgski), comme si ce jeu de cartes mélangeait les époques, les styles les genres et les auteurs : battre les cartes, c’est ainsi jouer avec toutes les références, les mélanger et en donner un nouvel ordre, en tisser des échos désordonnés (Ravel voisine avec Rossini) tout en tenant compte des musiques du jour (le jazz) et des genres du jour : c’est le moment des premiers dessins animés et 1937 voit l’arrivée sur les écrans de Blanche Neige de Walt Disney. Cette troisième donne est la plus directement référentielle, est l’occasion de jouir d’une musique qui s’amuse, et orchestre et chef s’amusent avec une incroyable dynamique et des enchaînements acrobatiques : jeu explicite sur les références, y compris à Stravinsky lui-même (sa période Diaghilev, L’Oiseau de feu) jeu explicite sur les rythmes de danse, jeu explicite sur une musique proprement imagée : la danse est dans l’orchestre éblouissant, carte maîtresse dont le Joker est un Gatti totalement inspiré.

Daniele Gatti, Anna Caterina Antonacci, Paolo Fanale, Alex Esposito ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti, Anna Caterina Antonacci, Paolo Fanale, Alex Esposito ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Avec Pulcinella en deuxième partie, nous revenons à 1920 et aux premières tentatives de Stravinsky vers un néoclassicisme qui caractérise les années qui suivent. C’est la première fois que la version originale complète du ballet est présentée à Lucerne. Le fait d’utiliser Pergolesi (qui n’est évidemment pas un néoclassique) est-il symptomatique du néoclassicisme de Stravinsky ? Dans son exploration des formes anciennes Stravinsky réorchestre, réadapte. N’oublions pas qu’il est un grand orchestrateur et rappelons qu’il a réorchestré le final de Khovantchina de Moussorgsky. Il est clair que l’appel à la référence de Pergolesi (sur une commande de Diaghilev qui venait de travailler avec Respighi) renvoie aussi non seulement à la thématique de la Commedia dell’arte (Pulcinella étant un des Zanni, très aimé à Naples), mais aussi à la musique même de Pergolesi : comment oublier que sa Serva Padrona va déclencher la querelle des Bouffons. Il s’agit donc à la fois d’une musique datée, mais en même temps d’une musique qui va faire basculer l’histoire de la scène musicale. En ce sens, rappeler l’importance de Pergolesi, que le public ne connaîtra qu’à travers Pulcinella jusqu’à une période récente, est une excellente idée : si je connaissais La Serva Padrona, son opéra le plus connu, j’ai découvert Lo Frate ‘nnamorato à la Scala à la fin des années 80 grâce à Riccardo Muti. Ainsi, même si certains journalistes ont critiqué le fait qu’une musique de ballet soit présentée sous forme de concert et que le sens de l’œuvre en soit dénaturée, présenter Pulcinella sous forme de concert avec trois voix (soprano, ténor, baryton-basse), c’est aussi rendre hommage à une musique qui est à la fois parodie et référence, et pas seulement à Pergolesi d’ailleurs mais aussi à d’autres musiciens de la période : Gallo, Monza, Parisotti, Chelleri comme on l’a découvert plus tard.
Ainsi concentrés sur la musique, on peut à la fois en apprécier la dynamique et la vivacité, avec tantôt ses moments légers (Scherzino avec la flûte de Chira Tonelli par exemple) ou d’autres moments plus XXème siècle comme l’allegro ou les jeux du hautbois et du basson dans l’allegro alla breve.
Chaque moment devient un vrai moment musical, notamment les interventions des voix, prévues pour être dans l’orchestre comme des instruments : des trois solistes, c’est Alex Esposito, avec sa voix claire, bien projetée et profonde en même temps, et sa diction parfaite qui domine sans nul doute le trio.

Daniele Gatti et Paolo Fanale ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti et Paolo Fanale ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Paolo Fanale, à la voix très homogène, très bien projetée, au style impeccable, demeure en deçà par une personnalité non encore affirmée, mais il est impeccable musicalement. Au contraire Anna Caterina Antonacci impose une personnalité scénique immédiate, mais la voix a beaucoup perdu de sa puissance de fascination. Il reste que les ensembles sont particulièrement réussis.
Daniele Gatti en fait un moment assez spectaculaire, soignant les contrastes, les reliefs, jouant beaucoup sur la poésie d’un texte musical où les bois sont essentiels, et par contraste par un mouvement symphonique notable, même si la composition de l’orchestre reste réduite. Il fait sonner l’orchestre et donne a cette musique une puissance notable qui va au-delà de la parodie, mais qui la rend  à la fois humoristique et en même temps sérieuse, demandant de la part de l’orchestre une grande virtuosité (sollicitation forte des bois notamment) et de la part du chef un sens des architectures permettant de présenter à la fois une lecture homogène qui tienne compte de l’intégration des voix dans un discours plus général et de construire des échos d’un épisode  à l’autre. L’absence de ballet a permis au contraire de considérer à la fois la sûreté stylistique et la souplesse de cet orchestre et surtout une grande harmonie entre orchestre chef et solistes : c’est ce travail qui ici est vraiment mis en valeur : un orchestre superlatif (notamment lorsqu’il est dans les mains d’un chef qu’il estime), un chef en passe de devenir l’un des tout premiers au monde, dirigeant cette musique par cœur, s’amusant avec un œil exercé avec les rythmes, les volumes, les effets y compris acrobatiques, poussant l’orchestre et les solistes dans leurs retranchements tout en proposant un travail authentiquement détendu, comme en une sorte d’amusement de salon, mais un amusement si sérieux et si maîtrisé qu’il a enthousiasmé le public en de longs applaudissements. Car ce qui frappe ici, dans un programme aussi inhabituel, c’est la joie de faire de la musique ensemble, ce concept abbadien que le MCO a dans ses gènes : c’est un orchestre qui aime faire de la musique et non faire des concerts, et même si depuis 1998 beaucoup de musiciens ont changé, l’âme de l’orchestre n’a pas changé, grâce à ceux qui restent (Isabelle Briner, Cindy Albracht, Chiara Tonelli, Michiel Commandeur, Philipp von Steinhaecker et d’autres) et grâce à un esprit de corps très particulier. Et Gatti fait de la musique avec eux, il aime ça et cela se voit. Dans ce programme souriant, ce qui s’est d’abord lu chez tous les participants, c’était le plaisir. Un plaisir communicatif. Ce fut une très grande soirée, une très belle soirée, une soirée de plaisir partagé. [wpsr_facebook]

Plaisir de faire de la musique ensemble: Daniele Gatti dirigeant le MCO ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Plaisir de faire de la musique ensemble: Daniele Gatti dirigeant le MCO ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

SALLE PLEYEL 2012-2013 : CLAUDIO ABBADO DIRIGE L’ORCHESTRA MOZART LE 11 JUIN 2013 (BEETHOVEN, MOZART, HAYDN, PROKOFIEV) avec RADU LUPU et REINHOLD FRIEDRICH

Saluts, debout devant Abbado  (à partir de la gauche) Jacques Zoon et Lucas Macias Navarro

Après le triomphe du concert du 14 avril dernier, le public est venu nombreux écouter Claudio Abbado avec cette fois son Orchestra Mozart. Le concert de l’an dernier avait un peu déçu certains (notamment la prestation de Radu Lupu et le son de l’Orchestra Mozart) et c’était l’occasion de voir des évolutions.
L’Orchestra Mozart est, on le sait, à géométrie variable selon les programmes ; formé de jeunes, mais aussi de chefs de pupitres et de solistes prestigieux, venus pour la plupart du Lucerne Festival Orchestra, on pouvait reconnaître ce soir Wolfram Christ, alto (ex-Berliner Philharmoniker), son fils Raphael (qui est le premier violon de l’Orchestra Mozart et qui appartient aussi au Lucerne Festival Orchestra)  Jacques Zoon à la flûte  (Lucerne Festival Orchestra, ex-Concertgebouw, ex-Boston Symphony Orchestra), Lucas Macias Navarro (Hautbois solo du Concertgebouw) , Alois Posch (Ex-Wiener Philhamoniker, actuellement à l’Orchestra Mozart et au Lucerne Festival Orchestra), Alessandro Carbonare à la clarinette (Accademia Nazionale di Santa Cecilia), Daniele Damiano au basson (Berliner Philharmoniker) , Martin Baeza à la trompette (Deutsche Oper Berlin et Lucerne Festival Orchestra) et le remarquable Raymond Curfs aux percussions (ex-Mahler Chamber Orchestra, et actuellement au Lucerne Festival Orchestra et à l’orchestre du Bayerischer Rundfunk). En bref, du beau monde et des musiciens familiers d’Abbado aux pupitres clefs. Notons enfin que Reinhold Friedrich, considéré comme l’un des plus grands trompettistes internationaux, était le soliste du concerto pour trompette de Haydn et qu’il est depuis 10 ans le trompette solo époustouflant du Lucerne Festival Orchestra
Le programme était apparemment  éclectique, comme quelquefois Abbado sait en composer avec des pièces assez brèves entourant la symphonie classique de Prokofiev…un programme faussement éclectique, contracté autour de la période 1790-1805 , avec le Prokofiev (Symphonie n°1 “classique” de 1917) qui s’appuie sur cette tradition même et notamment Haydn. Un faux éclectisme donc et un vrai programme!
«Les créatures de Prométhée », ouverture pour le seul ballet écrit par Beethoven,  est ce qui reste dans les répertoires et les programmes  aujourd’hui, le reste du ballet étant tombé dans l’oubli.  Elle met en valeur les cordes, que j’ai trouvées  plus soyeuses (comme on dit) que ce à quoi l’Orchestra Mozart nous a habitués, avec une souplesse plus marquée, et une grande ductilité. Le Beethoven d’Abbado est souvent moins  “beethovénien”  comme on dit, y dominent élégance et équilibre. C’était le cas. Et c’était évidemment réussi.
Plus de discussions sur le Concerto pour piano no 27 en si bémol majeur (K. 595) de Mozart, qui clôt en 1791 la série des concertos de Mozart pour piano et dont la création le 4 mars 1791 est l’une des dernières apparitions publiques du compositeur . Une très longue introduction, une atmosphère très douce, un brin mélancolique, quelquefois même enfantine. Certains ont trouvé les cordes plutôt rêches, je ne partage pas cette impression. L’ensemble dégage une atmosphère  d’une grande sérénité, d’une sorte d’équilibre retrouvé. Le Mozart d’Abbado est toujours d’une immense élégance, non dépourvue d’aspérités quelquefois, comme Mozart lui-même le construisait, et l’œuvre par sa retenue convient bien à Radu Lupu qui triomphe. Tous les amis croisés reconnaissent qu’on retrouve les qualités techniques de Lupu, et une vraie ligne interprétative alors que  la prestation l’an dernier nous avait fortement déçus. On retrouve surtout une véritable osmose entre orchestre et soliste, et une écoute mutuelle en cohérence. Cette sérénité qui marquerait presque une volonté de Mozart d’apparaître apaisé donne à cette première partie une réelle unité. D’ailleurs, Prokofiev mis à part, c’est bien à la période charnière XVIIIème-XIXème qu’Abbado se dédie ce soir, montrant des facettes diverses d’un classicisme musical  arrivé à un point de maturation et d’équilibre, avant qu’il ne bascule dans autre chose avec justement Beethoven.
La deuxième partie rendait hommage à la trompette de Reinhold Friedrich. On connaît en général mal la littérature pour trompette, mais le concerto pour trompette de Haydn est au moins connu pour son célèbre troisième mouvement. C’est l’un des derniers concertos de Haydn.
Un incident a mis un peu la salle en émoi souriant : Friedrich s’est aperçu dès les premières mesures que la trompette n’allait pas, et a fait des signes à Abbado, qui a fini par arrêter l’orchestre.
Qui connaît Reinhold Friedrich, qui l’a vu en orchestre sait que le personnage est plutôt très bon enfant, très sympathique et naturel, et surtout qu’il a un sens du groupe très marqué, c’est un vrai maître qui « accompagne » ses collègues des cuivres (souvent ses anciens élèves) , il est donc allé chercher un autre instrument ou essayer de réparer, pendant qu’un des trompettistes courait derrière la scène pour l’aider. On a attendu un peu , Abbado était souriant, voire rieur (notamment avec Zoon) et sans aucune tension. Friedrich est revenu avec (je crois) un autre instrument. Il était évidemment un peu nerveux, et peut-être un peu moins assuré que d’ordinaire, et notamment qu’à Bologne l’avant-veille à ce qui m’a été dit. Il bougeait beaucoup, se retournait vers les collègues, marquait les rythmes. L’orchestre a joué Haydn avec cette énergie juvénile, très rythmée, un son plein, très différent du Mozart apaisé qui précédait ; ce Haydn-là, « avait la pèche » comme on dit, et correspond bien à l’énergie toujours diffusée par Friedrich. Il a été comme d’habitude exceptionnel de souplesse, produisant des sons suraigus incroyables, avec des écarts et une tenue de souffle exceptionnels, et surtout un son d’une grande netteté. Le mouvement lent notamment est surprenant, on entend des sons à la trompette qu’on n’imaginerait pas d’un instrument plutôt associé à un rythme plutôt martial. En bref, un véritable exercice de virtuosité, non dénué d’une certaine ironie (avec des sons impossibles et à la limite de la dissonance), voire de distance, salué par le public. Friedrich est vraiment un musicien exceptionnel, mais aussi un homme toujours souriant, toujours plein de santé très aimé de ses collègues, même dans la difficulté comme aujourd’hui où perçait l’inquiétude sur la tenue de l’instrument.
Il y a des années et des années qu’Abbado n’avait pas programmé la Symphonie Classique de Prokofiev, un compositeur qu’il affectionne pourtant. On sait que Prokofiev l’a composée pendant la première guerre mondiale (création en 1917, à la veille de la révolution d’octobre ) pour répondre, ironiquement, à ceux qui lui reprochaient ses prises de risque, sa manière peu conventionnelle d’aborder les œuvres, de proposer des créations, ses dissonances, son « modernisme ». D’où son appellation de « Symphonie Classique ». La pièce est brève (une vingtaine de minutes), l’orchestre est tel qu’on le voyait à la fin du XVIIIème et propose effectivement une symphonie traditionnelle en quatre mouvements assez équilibrés qui se conforment strictement aux canons de la symphonie.
Et pourtant rien de moins classique que la symphonie de Prokofiev vue par Abbado. A chaque fois Claudio Abbado nous prend à revers : et c’est là où l’on mesure le renouvellement permanent, la volonté d’aller aux limites, l’époustouflante jeunesse de ce chef. Évidemment, vous l’aurez compris, parce que vous avez lu d’autres comptes rendus de ce blog sur Abbado, une fois de plus on n’a jamais entendu ça comme ça: insistance sur les dissonances, sur les écarts, une certaine brutalité là on l’on a souvent le souvenir d’un  équilibre sonore et mélodique, une primauté incroyable aux bois, qui deviennent ceux qui mènent la danse (Carbonare et sa clarinette ! Zoon ! Macias Navarro) l’incroyable subtilité (oui, subtilité !) des timbales de Curfs qui réussissent à murmurer. Une symphonie pleine de sève, de jeunesse, bouillonnante, explosante et jamais fixe, débordante et au total décoiffante.
Je ne cesse de penser quand je le vois diriger, à sa manière de laisser les musiciens s’exprimer, de les laisser faire de la musique, Abbado est un orchestrateur de liberté, d’une liberté qu’il accorde avec confiance aux instrumentistes parce qu’ils jouent ensemble, depuis longtemps, qu’ils se devinent mutuellement et se connaissent. Et pourtant face à des Berliner renouvelés dont il ne connaît aujourd’hui qu’à peine le quart des musiciens, il a aussi réussi en mai dernier une rencontre miraculeuse. C’est bien de musique qu’il s’agit, d’une manière d’aborder les partitions en considérant l’orchestre non comme un immense instrument au service d’une vision, mais comme un groupe d’individus réunis autour d’un projet  musical commun. Une telle approche rend la rencontre avec les orchestres une rencontre humaine autour d’un projet. C’est par exemple très différent chez Simon Rattle, et on le voit avec les mêmes Berliner: il construit lui-même une vision en dosant chaque son, sans sembler laisser d’espace de liberté : tout est calculé, chaque effet est calibré dans un grand projet d’ensemble. Il en résulte (et ce n’était pas vrai  aux temps de Birmingham) une impression de froideur, ou d’artifice, ou même d’ennui malgré l’extraordinaire capacité technique de l’orchestre.
Avec Abbado rien n’est jamais vraiment comme la veille, c’est toujours neuf, toujours dans le futur, le possible, ou plutôt dans l’impossible qui devient réalité à chaque concert . Ce soir, c’était Prokofiev qui frappait par sa nouveauté et son extraordinaire fraicheur. Délire évidemment dans le public.
Et puis, rare ces derniers temps : Abbado concède un bis : le quatrième mouvement de la Symphonie n°104 de Haydn “Londres”, qu’il va jouer avec l’Orchestra Mozart en septembre. Signe que l’orchestre répète, signe aussi qu’il a besoin d’entendre sonner l’orchestre en concert pour répéter dans les conditions du direct, comme on dirait à la TV, mais signe subtil aussi d’une volonté de cohérence : on vient d’entendre un Prokofiev décoiffant, et on entend un Haydn éclairé par ce Prokofiev, fluidité, élégance bien sûr, mais surtout joie, exubérance avec des rythmes un peu syncopés, des sons inhabituels, des prises de risque dans lesquels l’orchestre tout entier s’engouffre. Eh, oui, la merveille, l’étonnement (au sens classique du XVIIème) dans ce programme si (faussement) « classique », mais on le sait, les classiques ne nous touchent que parce qu’ils été écrits « romantiquement » et Abbado est peut-être le dernier des grands chefs romantiques.
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Après le concert la photo souvenir: Daniele Damiano prend en photo les trompettes (dont Baeza et Friedrich) et Curfs le percussionniste

 

MC2 GRENOBLE 2012-2013: Yuri TEMIRKANOV DIRIGE L’ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE SAINT PETERSBOURG le 14 NOVEMBRE 2012 (PROKOFIEV-CHOSTAKOVITCH)

Prokofiev:
Symphonie n°1 en ré majeur “classique”op.27
Roméo et Juliette, extraits des suites d’orchestre n°1 et n°2 op 64 a et b
Chostakovitch:
Symphonie n°5 en ré mineur op.47

Il y a dans l’art ce merveilleux de la permanence: au-delà des clivages, au delà des vicissitudes politiques, au-delà des drames de l’histoire, l’art et ses serviteurs sont au rendez-vous. Voir le Philharmonique de Saint-Petersbourg (que j’ai connu comme Philharmonique de Leningrad dans mon jeune temps) et Yuri Temirkanov, c’est évidemment toucher cette permanence, cette tradition de 130 ans (ils ont été fondés en 1882) qui défie les circonstances et les contingences. Tels ils sont, tels ils étaient:  extraordinaires.
Ce soir ils donnaient un programme fait de deux compositeurs qui ont joué à cache cache avec le pouvoir stalinien, Prokofiev, qui était dedans-dehors, et Chostakovitch, qui vivait dedans et composait trop souvent “en dehors”, en dehors de la ligne, en dehors des schémas, des classicismes, des conformismes. Lui aussi donc, un dedans-dehors, peut-être plus radical que Prokofiev. L’orchestre donnait un programme d’ œuvres qu’il a créées, pour une grande part, la Symphonie Classique de Prokofiev en 1918, et la Symphonie n°5 de Chostakovitch en 1937, ainsi que la suite d’orchestre de Roméo et Juliette n°2 là aussi en 1937. Ce qui nous été donné à voir ou à entendre, c’est le génome de l’orchestre, tout simplement.
Que cet orchestre impérial (fondé pour Alexandre III et sa cour) se retrouve un soir à Grenoble – c’est sans doute la première fois que se produit une phalange d’un tel prestige, est en soi exceptionnel, et il faut en remercier Michel Orier,  directeur de la création artistique au Ministère de la Culture et ex-directeur de la MC2; il reste à espérer que son successeur Jean-Paul Angot fasse de même.
Et il y a aussi Yuri Temirkanov, le successeur du mythique Mravinsky (50 ans à la tête de l’orchestre) depuis 1988. Temirkanov, qui étudie à Leningrad le violon et l’alto, le pur produit de l’école russe de direction d’orchestre, issu du conservatoire de Leningrad, qui commence à 27 ans une carrière qui l’amènera dans le monde entier. Succéder à Evguenyi Mravinski en URSS, en 1988,  c’était à peu près comme succéder à Karajan l’année suivante pour Abbado. Faire exister l’orchestre après l’irremplaçable: c’était le défi.  Et pourtant, autant le Philharmonique de Berlin change avec ses chefs, autant le Philharmonique de Saint Petersbourg, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change, reste le même. Il est de ces orchestres immuables, tels qu’on les connaissaient avant la “mondialisation” de la musique classique. En occident, les orchestres sont aujourd’hui plurilingues, multinationaux par leurs membres, et on leur reproche d’aller quelquefois vers un son uniforme et sans âme, alors que Saint Petersbourg, c’est au contraire un orchestre vraiment national, un orchestre de racines, qui est incomparable, par le son, par le répertoire, par l’incroyable personnalité. Et pourtant, Yuri Temirkanov fait le modeste, avec son geste limité, et minuscule quelquefois:  il dirige, dirait-on, par signes plus que par gestes, faisant avec ses deux mains, sans baguette, des signes entendus, confirmés par quelque sourire en coin, il ne prend pas la musique à pleine mains, mais il a caresse, il la titille, il la déchaîne d’un minuscule geste: il y a des mouvements qu’on devine sans les voir tant les mains bougent et pas les bras. Temirkanov le “simple” qui réussit à obtenir de l’orchestre par ses seuls regards ou son sourire en coin, une précision métronomique dans les gestes et dans le son. Rarement j’ai vu des cordes au geste si précis qu’on a l’impression de la reproduction par dizaines du même mouvement, de la même amplitude, du même engagement, ce qui produit un son compact, plein, et un son authentiquement collectif: époustouflant. Et ce n’est pas mécanique, c’est  extraordinairement contrôlé, et en même temps joyeux; joyeux par les si nombreux sourires des musiciens entre eux, ou pour soi , joyeux et serein. De cette sérénité qui construit des montagnes. Ici ni de la part du chef, ni de ses musiciens, pas de gestes démonstratifs, pas de mouvements de l’orchestre comme des vagues ou une mer déchainée, non, le son explose du fond d’une machine impeccablement entretenue, huilée, d’une machine humaine toute dédiée à son œuvre, et à son chef. Une merveilleuse bête humaine.
Quand on entend les premières notes de la Symphonie classique, on comprend de suite le propos: Prokofiev voulait une œuvre qui fût à la fois un hommage au monde de la symphonie de Haydn, en privilégiant un orchestre calqué sur l’orchestre du XVIIIème, influencé par son maître Glière, grand admirateur de Haydn, mais avec un système référentiel du  XXème, y compris de l’école de Vienne. J’ai l’habitude du Prokofiev d’Abbado, énergique et élégant. Temirkanov propose un Prokofiev très raffiné, avec des sons d’une grande délicatesse, d’une très grande légèreté, y compris dans le premier mouvement si vital.
Le larghetto confirme largement cette option d’où émerge à la fois une délicatesse de salon, et une certaine tension. Magnifique dernier mouvement, tout en dynamique comme une course au son, qui reste néanmoins très dominé (ah, les flûtes!).
Les suites de Roméo et Juliette sont issues de ce premier grand ballet de l’ère soviétique, crée en Tchécoslovaquie en 1938, dont Prokofiev a tiré trois suites (la troisième est peu connue). Les extraits présentés sont dans le désordre,  mélangent Suite n°1 et 2 qui elles mêmes ne suivent pas l’ordre des scènes. Cela s’ouvre par Montaigus et Capulets, le moment le plus connu de la partition, qui pose à la fois les antagonismes, une certaine grandeur et aussi une certaine lourde violence, d’autres extraits font irrésistiblement penser à Pierre et le Loup, et l’orchestre sait contrôler le volume, et les rythmes souvent légers et dansants et syncopés. J’ai beaucoup aimé la tendresse, la douceur, et la jovialité de “Juliette jeune fille” et surtout la suavité avec laquelle le chef emmène l’orchestre, ainsi que “Masques” avec son côté mystérieux et aussi ironique. Bref, variété, couleur, acrobatie sonore et virtuosité ont émaillé cette première partie dédiée à Prokofiev, mais ce qui frappe, c’est la capacité de Temirkanov à obtenir de l’orchestre une incroyable palette de couleurs, lourdeur et légèreté, délicatesse et brutalité, tout cela se tisse dans un feu musical intense. Merveille
Chostakovitch a composé sa Symphonie n°5, on le sait, “comme la réponse d’un compositeur à de justes critiques” après l’accueil terrible de Staline à sa Lady Macbeth du district de Mtzensk qui avait signé la disgrâce du compositeur,: il se voyait déjà arrêté. Il compose donc une symphonie d’une facture très classique, d’une longueur habituelle (40 minutes) en quatre mouvements (moderato, allegretto, presto, allegro  non troppo). En fait Chostakovitch veut à la fois se montrer docile et faire comprendre à qui veut l’entendre qui ne l’est pas tant. Son final très optimiste fait contraste avec la majeure partie d’une symphonie plutôt douloureuse et recueillie. Mais ce qui m’a frappé, c’est qu’on entend Mahler partout, Mahler et donc partout une douleur structurelle . Le largo (troisième mouvement) entièrement joué sur les cordes et le hautbois est particulièrement emblématique, et comme les cordes du Philharmonique de Saint-Petersbourg sont prodigieuses, sublimes, il en résulte une forte tension et une infinie tristesse, on navigue sur une vague d’émotion intense. Et le dernier mouvement n’en paraît que plus banal, écrit pour rattraper l’opéra maudit: ” les transports de joie ont été obtenus par des menaces” , Chostakovitch insistera bien sur l’artifice de ce final, là aussi très mahlérien, mais c’est un Mahler surjoué. Il n’est que de voir l’hystérie collective qui saisit les cordes dans le crescendo final avec leurs mouvements rapides, saccadés, tous ensemble, en une sorte de danse presque macabre, rien moins qu’optimiste. Non Chostakovitch ne positive pas, il prend la pose, la posture de la joie, mais il reste en retrait.
Enorme succès, bis extraordinaire de tension et de technicité (sons mourants à se damner) et en sortant le regret que ce passage à Grenoble se limite à un soir. Il est vrai que ce n’était pas plein, qu’il y avait des rangées vides, à cause du prix exceptionnel pour Grenoble (76 €) et évidemment les absents avaient tort, grand tort parce que le paradis n’a pas de prix.

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