TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: PETER GRIMES, de Benjamin BRITTEN (Ms en scène: Richard JONES, dir.mus: Robin TICCIATI) le 31 mai 2012

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Cette production remarquable de Peter Grimes présentée par la Scala m’inspire en prélude deux réflexions qui tiennent au caractère actuel du Teatro alla Scala.
– En premier lieu se confirme ce que j’affirme depuis plusieurs années, à savoir que les plus grandes réussites de la programmation concernent tout le répertoire non italien, et que les plus grands échecs, voire les catastrophes, concernent systématiquement le répertoire italien. Si la Scala a construit sa réputation et son identité sur le répertoire italien, elle ne réussit plus à être une référence de ce point de vue. On ne compte plus les échecs  ces dernières années, du point de vue des productions et de la réalisation musicale. Pour cette année, citons Tosca et Aida, très approximativement distribuées.
En revanche, les réussites de cette saison ont pour titre par exemple Don Giovanni, Les Contes d’Hoffmann, Die Frau ohne Schatten. Que la Scala reste un théâtre de référence, cela n’est pas douteux: tout milite pour cela, la présence de Daniel Barenboim, des productions nouvelles souvent soignées, un orchestre et un chœur splendides, un équipement modernisé. Qu’il soit actuellement un théâtre de couleur particulière, rien n’est moins sûr cependant. Cette année, le plus grand triomphe de répertoire italien fut le Don Carlo de Munich. Taisons pudiquement le souvenir médiocre de la production scaligère. Cela tient d’abord à la personnalité et au répertoire du directeur musical, Daniel Barenboim qui n’a pas construit sa réputation sur des interprétations historiques de Verdi et Puccini. Et son engagement tardif sur Simon Boccanegra qui n’a convaincu personne, le confirme. Certes, on remarquera que les chanteurs à disposition sur ce répertoire sont des oiseaux rares, et que si les chanteurs sont là (voir La Donna del Lago en novembre dernier, avec Joyce Di Donato et Juan Diego Florez…qui venait de Paris), le triomphe est là aussi. Les responsables de la programmation ont été cherché des voix slaves qui ont pu séduire a priori et qui ont fait long feu. La situation actuelle est aussi la conséquence de la misère de la formation lyrique en Italie, et d’une politique d’agents artistiques qui a toujours été, depuis que je connais ce pays, à tout le moins échevelée, et peu sérieuse. Il faudrait en Italie des figures comme Thérèse Cédelle, l’agent la plus sérieuse et la plus compétente en France à qui l’on doit très largement le renouveau du chant français et de son rayonnement. On assiste ainsi à des paradoxes, comme des chanteurs italiens qui font carrière en territoire germanique et des slaves en Italie , et à l’absence sur la première scène italienne des rares chanteurs internationaux de référence sur le répertoire verdien. On peut aussi accuser un public qui proteste dès qu’un chanteur s’aventure sur les terres verdiennes, et qui renvoie des bordées de huées. D’une part, la Scala a aussi construit sa réputation sur ses batailles et ses broncas historiques, la bronca est bonne pour la réputation, car elle fait parler et d’autre part le public de la Scala (du moins celui du poulailler) est un des rares publics vraiment compétents et non un public de passage, c’est un public auquel on ne la compte pas et qui le fait savoir à juste raison à mon avis bruyamment. Il répond ainsi à ce que disait Paolo Grassi de ce théâtre, le comparant à un arbre dont les racines seraient en haut.
– Justement la seconde question que j’aimerais poser est celle du public de cette vénérable maison. Alors que le spectacle est remarquable,  les places chères étaient clairsemées (loges vides nombreuses à chaque étage, rangs vides nombreux en platea). Ce phénomène n’est pas nouveau et  ne s’est jamais infléchi, au contraire d’autres théâtres internationaux, aux publics beaucoup plus curieux. On ne peut oublier que la Première de Wozzeck à la Scala en 1953 – 28 ans après la création!-  (avec Mitropoulos et Gobbi, excusez du peu) a été accueillie par des huées dans ce théâtre particulièrement conservateur au public souvent peu ouvert (Wozzeck repris ensuite seulement en 1971 par Abbado). Abbado justement dont la période (1968-1986) a représenté le moment le plus ouvert et le plus notable dans l’histoire artistique des cinquante dernières années, avec des triomphes aussi bien italiens (les Rossini, Otello, Simon Boccanegra, le Bal masqué, Don Carlo) que non italiens (Wozzeck, Boris Godunov, Pélléas et Mélisande, L’amour des trois oranges, La Walkyrie) et qui fut fortement critiqué pour sa volonté d’imposer du répertoire contemporain ( Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono) et de ruiner l’orchestre (citons une des grandes phrases imbéciles extraites d’un livre de Sergio Segalini – La Scala,  Sand,1989, coll. les hauts lieux de l’Opéra: “Une trop longue fréquentation du répertoire contemporain avait altéré la cohésion entre les différents pupitres. Muti, avec courage et détermination, impose à nouveau Beethoven et Bruckner, Schumann et Brahms. Les musiciens hésitent, les premiers résultats sont peut-être contestables, mais la détermination du maestro et sa chaleur communicative ont raison de tous les obstacles. peu à peu la qualité s’améliore et atteint le niveau souhaité”). Il suffit de lire les programmes des saisons symphoniques d’Abbado et surtout d’écouter les enregistrements des années 70 de l’orchestre pour s’inscrire totalement en faux contre cette assertion.
Donc le public, notamment celui des billets les plus chers, a un problème de rapport au répertoire et surtout aux raretés, un manque de curiosité et aussi sans doute de culture. La Scala a un problème de composition de salle qui reste irrésolu malgré les progrès réalisés. Il faudrait à l’évidence moduler plus l’offre de prix dans les places les plus chères, y compris la platea et notamment les loges de côté, pour mixer les publics et ne pas faire des étages bas de la salle un point de rendez-vous mondain de la bourgeoisie milanaise. Stéphane Lissner faisait justement remarquer que 75% du public provient d’un rayon de 3km autour du théâtre, mais qu’a fait la Scala pour élargir son assise de public au quotidien? Je trouve absolument pitoyable  que pour un spectacle de cette qualité l’on ne réussisse pas à attirer plus de public, alors que pour une Tosca ou une Aida minables, c’est plein.
Après ce prélude en forme de lamentation, la lamentation de l’amoureux éternellement frustré que son théâtre préféré ne réussisse pas à se dépêtrer de ses contradictions actuelles, venons en à la soirée.
Première constatation, la direction artistique de la Scala et notamment son directeur musical ont su imposer une politique de chefs qui soit ouverte aux jeunes générations. Depuis l’arrivée de Lissner et Barenboim, avec des succès divers, mais avec constance et insistance, il faut le reconnaître, au pupitre de l’orchestre on a vu les jeunes générations italiennes et internationales: Andrea Battistoni, Daniele Rustioni, Giandandrea Noseda, Nicola Luisotti, et Daniel Harding, Omar Meir Wellber, Gustavo Dudamel, Robin Ticciati. Pour la première fois, Robin Ticciati, déjà appelé plusieurs fois au pupitre  du Philharmonique de la Scala, dirigeait un opéra dans la salle du Piermarini, et il a su mettre en valeur l’orchestration luxuriante de Britten, notamment dans les magnifiques interludes qui exaltent avec clarté chaque pupitre. Il a su aussi montrer une extraordinaire subtilité dans l’interprétation en demandant à l’orchestre dont ce n’est pas le répertoire des diminuendo, des pianissimi de rêve, d’une manière particulièrement ressentie qui rend ce Britten-là mémorable. A 29 ans, Robin Ticciati montre là des qualités de chef et de “concertatore” d’une rare maturité, une technique particulièrement acérée dans le suivi du plateau, la précision du geste, visiblement appréciés de l’orchestre et de l’ensemble des protagonistes. Il est à n’en pas douter l’artisan du triomphe musical de la production avec le chœur extraordinaire dirigé par Bruno Casoni: on connaît l’excellence des masses chorales scaligères, on est époustouflé par son engagement  et sa précision musicale, chorégraphique, et scénique.

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Richard Jones est l’un des metteurs en scène en vogue aujourd’hui à l’opéra, on lui doit le Lohengrin et les Contes d’Hoffmann de Munich, le Macbeth  de Lille et de nombreuses productions pour l’ENO. Sa mise en scène de Peter Grimes est débarrassée de tout “pittoresque”, son village de pêcheurs anglais est tout sauf une reconstitution attentive du type de celle de Salzbourg à Pâques en 2005 dans la production de Sir Trevor Nunn. Des architectures froides, cubiques, quelques mouettes ou albatros accrochées aux toits rappellent que nous sommes au bord de la mer. Ce qui intéresse Jones, c’est d’abord l’opposition entre la singularité de Peter Grimes et les autres, les villageois qui trompent leur ennui et bavardent, pris entre les casinos automatiques et les slots machines, les soirées où l’on boit et danse, les petits malfrats, et ces regards permanents et peu charitables envers l’autre, lorsqu’il est différent: ces gens sont ceux de toujours et donc d’aujourd’hui, ceux que Brassens appelle “les brav’s gens” dans “la mauvaise réputation”(cette chanson est d’ailleurs une véritable transposition de l’histoire de Peter Grimes). Et peu à peu on comprend que cette présence obsessionnelle de la collectivité, dès l’image initiale du procès (le chœur omniprésent à qui il impose des mouvements chorégraphiques – de Sarah Fahie d’une rare précision et d’un effet extraordinaire) est en fait une métaphore de la mer, dont on est une victime potentielle, et à qui l’on échappe pas, d’où les mouvements ondulatoires du décor, du chœur, des gens qui fluent et refluent et cette mer absente du décor est en fait présente sans cesse et finit par engloutir le protagoniste rejeté par les gens.

La foule comme métaphore de la mer: scène de la taverne "The Boar" (Au Sanglier) ©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

On retiendra des images puissantes, la scène extraordinaire de la taverne “The Boar”  ou la fête dans la salle municipale le “Moot Hall”, la sortie de la messe du dimanche matin, les éclairages violents, brutaux, et une ambiance générale glaçante, d’où toute humanité semble absente.

Susan Gritton (Ellen) et John Graham-Hall (Peter Grimes) ©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Dans cet océan impitoyable, la Ellen Orford de Susan Gritton émerge, extraordinaire interprète, qui exprime un chant douloureux et fatigué: la voix est là, puissante, expressive, qui réussit à rendre la fatigue, la lassitude de celle qui renonce. Magnifique. Face à elle, la Mrs Sedley de Catherine Wyn Rodgers, qui est son opposée, un spécimen de ces brav’s gens, vulgaires, sans âme, sans bienveillance, sûre de son bon droit et de sa fausse morale: l’artiste propose une composition juste et impressionnante, elle est incontestablement l’une des “figures” du spectacle. Un très bon point pour le capitaine Balstrode intense de Christopher Purves, belle voix de baryton, chaude, bien posée, à l’émission claire, à la belle présence, quant au Peter Grimes de John Graham-Hall (premio Abbiati de la critique italienne pour son incarnation dans Death in Venice la saison dernière: la Scala fait découvrir peu à peu à son public le répertoire de Britten), il ne me fait pas oublier Jon Vickers, totalement insurpassable dans ce rôle qu’il avait fait sien, fait de déchirure, de violence incompressible, de tristesse infinie. Mais John Graham-Hall tient largement sa place, il compose un personnage intense, magnifiquement joué et interprété, avec ses excès, ses lacérations, son rêve complètement intériorisé, son incapacité à communiquer, ses gestes brutaux, dans la violence comme dans la sentimentalité: la voix est puissante, expressive, avec une diction et une projection exemplaires. Même si le timbre n’est pas totalement séduisant,  le rôle reste parfaitement dominé, avec cependant  de menus problèmes de justesse quelquefois . Une jolie découverte d’un artiste spécialisé dans les rôles de ténors d’opéras souvent à la marge du grand répertoire.
Tout le reste de la distribution n’appelle que des éloges, avec un petit signe d’émotion pour la Auntie douce amère de la grande Felicity Palmer (classe 1944), qui reste un exemple de présence scénique prodigieuse, et des deux jeunes nièces, fraiches et justes (Ida Falke Winland, Simona Mihai), ainsi que pour le pharmacien de Ned Keene.
Au total, on peut dire seulement que les nombreux absents ont eu bien tort: quand un opéra réunit dans l’excellence et l’intensité à la fois mise en scène, les chanteurs et direction musicale, on doit y courir. Sans nul doute l’une des soirées mémorables des dernières années à la Scala.
Il reste deux représentations, le 5 et le 7 juin, il y a toutes les places qu’on veut. Allez-y, cela vaut vraiment le voyage!

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©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala