THÉÂTRE à la VOLKSBÜHNE BERLIN 2015-2016: JUDITH de Friedrich HEBBEL le 21 MAI 2015 (Ms en scène: Frank CASTORF, décor Bert NEUMANN)

Judith, début, ©Thomas Aurin
Judith, début, ©Thomas Aurin

Le belge Chris Dercon devrait prendre en main la Volksbühne de Berlin en 2017 et succéder à Frank Castorf qui en est l’intendant depuis 25 ans. On a peine à le croire tant le lieu mythique de la Rosa-Luxemburg Platz est lié étroitement au nom de Castorf. Un lieu, une place en plein centre de Berlin Mitte et qui pourtant a des airs un peu provinciaux, on y trouve aisément de quoi garer son véhicule, les gens se reposent sur l’herbe où les enfants jouent, quelques restaurants, mais pas de circulation dense : la Berlin détendue et cool qu’on aime.

Le bâtiment lui-même, d’un style art nouveau aux lignes épurées, terminé peu avant la première guerre mondiale, a ce côté monumental de certains théâtres, trônant au bout d’une petite avenue, au milieu d’une place aérée : la salle de 2000 places fut réduite après les bombardements de la deuxième guerre mondiale à 800. Elle rappelle un peu le Schiller Theater (dans la partie ouest de la ville, qui abrite actuellement la Staatsoper pendant les travaux de la salle d’Unter den Linden).
C’est là le royaume de Frank Castorf, qui en a fait le symbole de la ville-est (avec ce OST orgueilleux qui illumine la tour de scène). Durant ces 25 ans, il n’y fut pas seul : Pollesch, Marthaler, Schlingensief furent des compagnons de route longs ou éphémères – le Castorf n’est pas commode – mais on y laisse des souvenirs marquants, violents, de grands souvenirs de théâtre, et le lieu est incontestablement fort. Derrière le bar par exemple, une construction-cube de béton, des tables de restaurant dans une sorte d’église, avec une sorte d’iconostase, derrière les rideaux de laquelle encore des tables… Le matériel marketing, les produits dérivés (tee shirts, autocollants) sont un peu particuliers et le programme de salle ce soir est sur une feuille de papier bible …
J’aime la Volksbühne, comme j’aime tous les grands théâtres publics de Berlin, Schaubühne, Berliner Ensemble, Deutsches Theater, tous différents, mais qui disent tous quelque chose de l’immense amour du théâtre de cette ville.
Ce soir c’est la dernière d’une des productions de l’année de Frank Castorf, Judith, une tragédie de Friedrich Hebbel (1841) sur Judith et Holopherne, une histoire biblique bien connue, une histoire de décapitation dans l’Orient biblique où le décapité est le dictateur et le décapitant une « faible » femme. Donc une histoire homme-femme aussi puisque le forfait est consommé après une nuit elle aussi consommée dans ce qu’on suppose être l’érotisme le plus torride, une histoire de pouvoir, une histoire à tiroirs de celles dont se nourrit Castorf pour nous nourrir, nous exténuer, nous agacer, nous faire sortir et de nous et quelquefois de la salle.

Martin Wuttke 5Holopherne) ©Thomas Aurin
Martin Wuttke 5Holopherne) ©Thomas Aurin

On connaît le travail de Castorf : si quelque spectateur du Ring de Bayreuth s’aventure à lire ce compte rendu, qu’il sache que ce Ring est d’un classicisme épuré, comparé à sa production théâtrale habituelle. Les spectateurs de l’Odéon (La Dame aux Camélias, en 2013) en surent quelque chose puisque la moitié de la salle sortait en hurlant à l’entracte, les pauvres, incapables de rentrer dans le système Castorf et prenant pour provocation et « n’importe quoi » un travail intellectuel d’une grande rigueur, mais totalement étranger à l’univers aristotélicien qu’on aime en France, portant la tradition brechtienne à ses limites.
Cette fois-ci c’est au texte de Hebbel à être soumis au traitement. Castorf cherche à travailler sur le texte, et sur ce qu’il nous dit, ou sur ses sources, ou sur ses conséquences. Chaque production porte en elle la réflexion sur la production, et ce qui paraît incongru est en fait patiemment reconstitué, évoqué par la dramaturgie.
Ainsi donc, on n’évite pas l’écueil du didactisme, du bavardage, du blabla (comme des spectateurs ont hurlé ce samedi avant de partir 30 minutes avant la fin), mais aussi de la fascination pour un théâtre porté par des textes, par des acteurs, par des dispositifs qui évoquent évidemment l’univers favori de Castorf. Certes, il y a des choix qui étonnent, (pourquoi ceci ou cela ?) qui vous laissent sans réponse (et alors ?) : doit-on forcément avoir une explication pour tout, avoir réponse à tout ? Aucune œuvre d’art n’a épuisé jusqu’ici la glose autour d’elle: pourquoi en serait-il autrement au théâtre ? Pourquoi au théâtre chercherait-on des réponses alors que ce sont les questions qui sont passionnantes et créatrices.

 

Birgit Minichmayr (Judith) ©Thomas Aurin
Birgit Minichmayr (Judith) ©Thomas Aurin

Cette Judith dure donc 5 bonnes heures, avec des moments d’une incroyable force, avec du comique, de l’ironie, des rires, de la tension et aussi avec quelques trous noirs.
Comme toujours Castorf s’appuie sur le texte pour emmener le public vers une réflexion plus large, montrant les possibles du texte et ce qu’il peut signifier pour nous, aussi bien dans son rapport à notre actualité (une croyante décapite un incroyant pour « sauver »  son peuple, vous voyez l’allusion…) que dans son rapport à la littérature (théâtre de la cruauté d’Artaud et notamment extraits d’Héliogabale) et à la philosophie (Jean Baudrillard), tout en y mêlant une réflexion sur notre rapport à l’Orient mythique ou réel où se mêlent aussi bien des images d’Ephèse (on pense à Palmyre) et un chameau vivant (un vrai chameau à deux bosses) qui pour l’occasion a fait son petit besoin sur scène provoquant les rires en une scène très castorfienne au bout du compte pendant qu’Holopherne perché sur le balcon se demande où sont ses Camel ?
La question posée par Castorf à travers ce texte contemporain des premières passions orientalistes (1840) pourrait être un dérivé de la réflexion de Mathias Enard dans Boussole, à savoir qu’est ce que notre monde face à l’Orient ou notre Orient, un Orient mythifié et sauvage, et un orient de la diversité, de la différence, quand notre monde s’enfonce dans un consumérisme et une violence que Castorf voit aussi bien dans l’islamisme que dans le néolibéralisme. Bien sûr, sans que ce soit dit, mais c’est écrit sur les documents et les pitchs, les attentats de Paris posent la question du pourquoi, de la différence, de l’exclusion et de la violence irréductible conjointement née du jeu orient-occident et de la perversion décadente de l’occident libéral.

Кока-Кола, mannequins, holpherne 5Martin Wittke)©Thomas Aurin
Кока-Кола, mannequins, holpherne 5Martin Wittke)©Thomas Aurin

La scène, en réalité la salle du théâtre tendue entièrement de longues et sombres  bandes magnétiques (– ou similaires)aux reflets brillants et diamantés par les lumières ambiantes puisque les spectateurs occupent des gradins sur scène, est faite d’éléments bruts et noirs, une montagne de gros sacs noirs comme des édredons que les héros gravissent ou détruisent, un bassin d’eau stagnante qui nous sépare du plateau, des tentes de jardin en plastique orange (couleur libératoire depuis l’Ukraine), le balcon est recouvert, sauf une quarantaine de fauteuils occupés par des spectateurs mannequins avec lesquels va jouer Holopherne, sous un néon violent faisant la pub pour Coca Cola, mais en russe « Кока-Кола », voulant montrer que le consumérisme a noyé les idéologies, et que sa violence génère toutes les autres violences.

Martin Wuttke (Holopherne) ©Thomas Aurin
Martin Wuttke (Holopherne) ©Thomas Aurin

Qu’Héliogabale, symbole de l’hybride, de l’homme-femme, de la dépravation de la Rome décadente du IIIème siècle, mais aussi de la rencontre orient-occident, occident en orient et orient en occident soit un des textes choisis par Castorf pour illustrer son travail sur Judith, dans la violence qu’il présuppose, dans le flou qu’il affirme du monde et de ses fausses frontières est évidemment hautement signifiant,  que Baudrillard soit un des textes dit par le chœur, enfermé dans les tentes de plastique en une scène fort longue, tout cela évidemment n’a rien non plus d’une provocation ou d’une folie, y compris quand le texte de Baudrillard est cryptique dans sa lecture de la modernité: Castorf, comme souvent, comme toujours, s’efforce de lire l’aujourd’hui à la lumière d’un texte pas si lointain, mettant en perspective d’autres textes plus récents et surtout de tirer du texte une ligne rigoureuse : à quoi servirait-il de proposer cette histoire bien connue de la Bible (racontée d’ailleurs dans des dizaines de tableaux) de cette bourgeoise de Béthulie qui entreprend d’assassiner le tyran au nom de la liberté contre l’oppression et de la religion contre la paganisme ou l’incroyance. Cela suppose de la part du spectateur une très grande disponibilité pour accepter l’hypothèse d’un théâtre à la fois didactique, démonstratif, un peu ratiocineur, mais fascinant : c’est le monde comme tonneau des danaïdes, comme puits sans fonds, un monde de l’illusion baroque totale où l’on croit attraper un sens quand en réalité tout n’est toujours qu’illusion et tout a toujours une autre explication. Castorf lit la complexité du monde qu’il essaie de concentrer sur le théâtre en un magma insaisissable qu’on présuppose justifié, mais qu’on est incapable de saisir dans une totalité rassurante, mais bien plutôt dans une fragmentation extrême et inquiétante.

Le choeur (en vidéo) ©Thomas Aurin
Le choeur (en vidéo) ©Thomas Aurin

À l’illusion théâtrale se rajoute l’effet de réel donné par la vidéo : dans cette pièce de théâtre de 5 heures, un bon tiers sinon plus se déroule dans des espaces invisibles au spectateur, derrière des cloisons, dans les tentes, à l’intérieur de bâtiments, que seule la vidéo experte, virtuose, créatrice et créative de Andreas Deinert, peut rendre, avec sa manière de rendre la foule confinée dans des espaces impossibles, de jouer sur les effets de zoom et les gros plans sur les personnages, qui en deviennent hideux ou monstrueux :

Martin Wuttke 5Holopherne) Mex Schippert (Hauptmann) ©Thomas Aurin
Martin Wuttke (Holopherne) Mex Schlüpfer (Hauptmann) ©Thomas Aurin

Martin Wuttke est à la fois clownesque et vomitif, hideux et repoussant en un Holopherne en décrépitude (mais aussi en Héliogabale) qui signifie aussi toute figure dictatoriale née de la décadence et du laisser aller du monde . Birgit Minichmayr, superbement belle en revanche est elle aussi détruite selon l’angle de vue et devient monstrueuse, il faut la revoir apparaître sur la scène pour reconstituer le rapport à la réalité ou le jeu sur illusion et réel. Et on se prend à être fasciné par ces espaces cachés qu’on entraperçoit partiellement sans jamais déterminer vraiment où sont les acteurs, parce que sur la scène, variations de lumières (extraordinaires) de Lothar Baumgarte ou fumigènes, ou jeux d’ombres et de lumière perturbent aussi la vue de l’écran vidéo. Labyrinthe des significations, labyrinthe de sens, labyrinthes de la mémoire qui font qu’on n’arrive pas à retenir une ligne, une image initiale tant tout se succède et se bouscule. Certes, un tel théâtre est unique, irrecevable en France où le travail pourtant plus clair, mais tout aussi virtuose sur La Dame aux Camélias a été conspué par un public intolérant et profondément indisponible.
Il faut évidemment saluer la performance de chacun des acteurs, celle du chœur par exemple, où la vidéo réussit à individualiser quelques personnalités, qui est un chœur collectif fait d’une vingtaine d’individus bien identifiables, qui discutent autoru de la haine en s’appuyant sur Baudrillard, puis sortis de la vidéo, sur scène, complètement anonymés, presque effacés par le collectif, il faut saluer aussi la performance des acteurs, Mex Schlüpfer (Hauptmann), Jasna Fritzi Bauer (Mirza) ou Stephan Kolosko (Achior) et surtout les deux protagonistes, Martin Wuttke, l’histrion en chef du théâtre allemand, un De Funès qui serait aussi Robert Hirsch ou Michel Aumont, horrible à regarder, chauve avec sa queue de cheval, fascinant à écouter avec sa voix aux mille reflets, au point qu’on ne sait plus quelle est la voix réelle. Une performance totalement hors normes mais qui peut agacer certains spectateurs tant le personnage est un repoussoir, et puis la Judith de Birgit Minichmayr, superbe, ondulante, mais aussi vulgaire, ou séductrice subtile, ou héroïne, ou femme assoiffée de sexe, avec elle aussi ses mille inflexions vocales à la richesse presque supérieure à celle d’une chanteuse.

Martin Wuttke (Holopherne) Birgit Minichmayr (Judith) ©Thomas Aurin
Martin Wuttke (Holopherne) Birgit Minichmayr (Judith) ©Thomas Aurin

Quelle performance pour ces deux géants qui réussissent à fasciner « en soi », sans référence à ce qui est dit, pour le seul spectacle de leur spectacle. Les deux jouent en même temps le jeu terrible d’Eros et Thanatos, le jeu de la séduction réciproque et de la fascination pour l’autre absolu, une sorte de syndrome de Stockholm qui aboutit à l’Eros mortifère (c’est pendant une nuit d’amour torride que Judith profitant de la faiblesse de l’homme en proie au plaisir le décapite). Car le théâtre de Castorf pose toujours les individus dans un contexte donné qui détermine certaines actions, mais toujours aussi individualisés, revendiquant leur « identité ». Je suis comme je suis, dans le monde multiple et multi-incarné tel qu’il est, où individuel et collectif s’entremêlent. Théâtre étourdissant, mais jamais vraiment dans une expression de la violence qui serait insupportable, rien d’une rapport au réel comme le ferait un Bieito par exemple. Mais c’est un théâtre à foison, un théâtre de la folie imaginaire dont on a pas forcément capté tout le sens, mais qui, après trois ou quatre jours, vous reste dans la tête, dans la chair et oserais-je dire dans le sang.  Castorf est fascinant et agaçant, excessif et débordant, cruel et profondément fin et juste. Il nous agace parce qu’il nous montre ce que nous ne supportons pas, et il se rend insupportable parce qu’il nous écorche ainsi du dernier mot « Allah Akbar », dans un océan de musique électronique finale. Que pareil homme de théâtre parte du lieu qu’il a fait finalement à son image, dans son excès et son décalage, y compris même par rapport à la Berlin d ‘aujourd’hui, me rend triste et colère. [wpsr_facebook]

Vite mes CAMEL ©Thomas Aurin
Vite mes CAMEL ©Thomas Aurin

THÉÂTRE À LA VOLKSBÜHNE DE BERLIN: DER GEIZIGE/L’AVARE d’après MOLIÈRE le 17 MAI 2014 (Ms en scène: Frank CASTORF, avec Martin WUTTKE)

Zum totlachen...à mourir de rire
Zum totlachen…à mourir de rire

La Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz est un beau théâtre. Architecture des années 30, entrée en marbre, salle en bois brillant. Rapport scène-salle parfaitement équilibré.
C’est le royaume de Frank Castorf depuis des années. Ensemble avec Christoph Marthaler d’abord, puis seul, contesté, provocateur, mais gloire qui affiche avec orgueil sur le toit du bâtiment OST (Est) pour montrer d’où il vient et surtout où est le théâtre et quelle histoire il porte…

La salle
La salle

Car la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, comme le Berliner Ensemble, comme le Deutsches Theater, comme le Maxim Gorki Theater, est situé dans l’ex-Berlin Est. Exactement dans une zone tampon entre les gigantesques bâtiments qui entourent Alexanderplatz, le quartier à peu près préservé qui entoure les Hackesche Höfe  (pas trop loin de la Synagogue sur Oranienburgstrasse) et les quartiers plus populaires et plus alternatifs qui entourent Prenzlauer Berg. Bref, loin de rien de ce qu’est Berlin ex-Est et déjà à peine un peu excentré.
Dans ce théâtre, que Castorf a marqué son identité par une variété d’approches et de lieux de représentation, par un design assez agressif (voir le site on a l’impression que tout bouge tout le temps, , on est à l’évidence dans un lieu qui n’est pas très sage, à la fois alternatif et officiel, comme si le théâtre à Berlin avait besoin d’un défouloir d’Etat : c’est le rôle de la Volksbühne. Et on s’y sent diablement bien.
En 2012, Frank Castorf a décidé de monter une trilogie Moliéresque avec une unité de style voulue (même décor de Bernd Neumann qui fait aussi les costumes) : Le Malade Imaginaire, joué et mis en scène par Martin Wuttke, Don Juan, mis en scène par Pollesch, L’Avare (Der Geizige) qu’il a mis en scène, interprété par Martin Wuttke.
Martin Wuttke, c’est l’acteur qui joue Ui depuis bientôt 20 ans dans La résistible ascension d’Arturo Ui au Berliner Ensemble, dans la mise en scène de Heiner Müller, qu’on a vue à Avignon, à Paris plusieurs fois, et dans le monde entier, jouée régulièrement à Berlin depuis plus 350 fois à raison de 3 à 4 représentations l’an, toujours complètes. C’est une des grandes stars de la scène allemande, que je tiens comme l’un des plus grands acteurs de théâtre que je connaisse, et qui est aussi le héros d’un feuilleton policier populaire en Allemagne Tatort (Lieu/Scène du crime). C’est lui qui joue Harpagon.
Frank Castorf, le public parisien, toujours à la pointe de l’innovation et de la disponibilité intellectuelle, l’a hué et insulté copieusement lors de la Dame aux Camélias à l’Odéon. C’est lui qui met en scène en scène le Ring de Wagner à Bayreuth actuellement. Autant dire un amateur, un provocateur, qui fait n’importe quoi.
Castorf a l’habitude de ne pas présenter d’un texte de théâtre le texte et rien que le texte, mais le texte et tous ses possibles, et toutes ses sources, et tout son futur, ou du moins ce que Castorf voit de son futur. Il a une vision pleinement dramaturgique du théâtre et offre à voir un foisonnement, à partir du texte original, dans lequel il insère d’autres textes, des musiques, d’autres scènes, et un texte original qu’il transforme à la mode des thèmes et variations….C’est donc une variation sur l’Avare de Molière qui nous est proposée : et d’ailleurs, l’affiche précise bien L’Avare, d’après Molière…une représentation performance de 4h15, en deux parties assez distinctes.

Martin Wuttke  & Sophie Rois ©Thomas Aurin
Martin Wuttke & Sophie Rois ©Thomas Aurin

Frank Castorf pousse le texte dans ses retranchements, et donc n’hésite pas à aller au-delà, à prendre aussi ce qui est fondamental chez Molière, à savoir la farce et la commedia dell’arte, mais à prendre des comédiens ce qu’ils sont, ce pourquoi le public les connaît : ici, à un moment, Harpagon-Wuttke fait le très fameux geste-croix gammée que tout le public connaît d’Arturo Ui ou bien fait des allusions lourdes évidemment à son statut de Commissaire dans le feuilleton Tatort
Pour apprécier le théâtre de Castorf il faut d’abord aimer profondément le théâtre, garder aussi une très grande distance par rapport à ce qu’on voit, et surtout être disponible, c’est à dire prêt à tout, et surtout prêt à ne pas toujours comprendre, pour mieux avoir à réfléchir ensuite. À un spectacle de Castorf ou bien l’on part (cf : Paris, Odéon), ou bien on aime. Pas de juste milieu. C’est un théâtre du risque, du triomphe comme du four. Rien d’indifférent et donc que du bonheur.

Ce soir, deux ans après la première, une soirée de répertoire à l’occasion d’une reprise de la trilogie Molière, salle remplie à 60% (mais c’était la finale de la coupe d’Allemagne de foot) quelques départs dans la deuxième partie, mais un long, un très long triomphe avec les gens debout à la fin de la représentation, qui étaient tous souriants et heureux.

Une partie de la troupe © Thomas Aurin
Une partie de la troupe © Thomas Aurin

Il en faut des précautions pour vous expliquer que dans cet Avare, on parle de révolution française, d’esprit des lumières, du feuilleton Tatort, de la Mort de Marat, Harpagon-Marat assassiné dans sa baignoire, que Marianne est vêtue…en Marianne (à la fin) avec son joli bonnet phrygien et que la moitié de la seconde partie se passe dans les coulisses, retransmise en direct en vidéo, dans l’ambiance sombre des arrières scènes.
Il faut des précautions pour vous raconter que la première partie au contraire est centrée autour de la farce, autour d’un personnage clairement inspiré de Louis de Funès qui en a la rigueur et les excès et autour des conflits de générations traduits en scène par le fait que les enfants Cléante et Elise osent s’asseoir en son absence sur le fauteuil du père, en n’hésitant pas à se déculotter et à s’y frotter les parties intimes.
Ainsi donc deux parties bien distinctes : une première partie où certes le texte est « enrichi » de commentaires ou de précisions, mais qui garde le fil de l’intrigue qui se noue totalement (jusqu’à l’annonce du désir d’épouser Marianne et jusqu’à la présentation), et une deuxième partie bien plus sombre, aux éclairages timides, avec des vidéos en direct de l’arrière scène, théâtre d’ombres, d’évocations de meurtres (Marat), de scènes de baignoire où les amants s’ébrouent, de poursuites, de lectures de textes divers issus du siècle des lumières, mais qui se terminera comme la pièce de Molière après avoir flirté avec la politique, la révolution, et des allusions plus récentes.
Frank Castorf joue de tout et se joue de tout : travaillant sur la possibilité d’un texte et non sur un texte, il procède par allusions, par sauts et gambades, passant d’un geste qui va rappeler le rôle fétiche de son acteur-star à une lecture de textes de Marat. De tous, seuls Harpagon et Anselme ont des habits « traditionnels » de père de commedia dell’arte, dont l’ambiance est bien marquée par les costumes féminins, par ces rayures rouges et blanches agressives qui caractérisent leurs jupes (ou le rideau de scène qui porte l’expression « Zum Totlachen » « À mourir de rire »). C’est bien cette alternance entre un rire explosif et souvent gras (avec un art du clystère consommé dont Harpagon use avec une Marianne stéatopyge) comme dans la farce ou la commedia dell’arte dans un décor de tréteaux, de Bernd Neumann, presque pliable et fragile, avec un cadre de scène dominé par un fronton où la mort est étendue à la madame Récamier, qui correspond à une deuxième partie où mort, assassinat, sang se mélangent aux rires. La pièce dans ce cadre grêle de bois fragiles est faite de cloisons de bois rappelant les décors de salon bourgeois des pièces de boulevard, mais les cloisons fines et instables, une table ronde bien bancale : enfin un théâtre qui sent son provisoire, qui sent son Illustre théâtre.
Au service de ces heures folles, une troupe de comédiens (à peu près les mêmes qu’à la création) dominé par des jeunes qui isole évidemment l’Harpagon vieux (ou faussement vieux vu l’usage qui est fait de sa perruque) de Martin Wuttke.
Le conflit des générations est marqué par les costumes, les filles (Elise, Lilith Stangenberg désopilante, Frosine entremetteuse et séductrice de Kathrin Angerer, Margarita Breitkreiz en Mariane pas si timide et assez délurée) toutes en rayures blanches et rouges, tous les valets étant malicieusement joués par Sophie Rois, les garçons (Valère de Maximilian Brauer et Cléante très engagé de Franz Beil) vêtus de la même manière, collants noirs, culotte courte et bouffante (sorte de gros slip) et vestes  à paillettes à la Gary Glitter, mais avec des perruques Louis XIV pur style. Les plus vieux, Axel Wandtke (Anselme, mais aussi Maître Simon) vêtus de noir avec une fraise, et Harpagon (Martin Wuttke), vêtu de noir lui aussi en Harpagon traditionnel.
Il faut évidemment conclure sur l’hallucinante performance de Martin Wuttke, qui joue aussi Don Juan et Le malade imaginaire. On connaît son côté ironiquement cabot : il parle, il éructe, il ronfle, il crie, il gronde, il grimpe au mur, il virevolte, il varie son débit et son volume, il joue sur sa voix : bref, il a vu Louis de Funès, c’en est quelquefois une réincarnation émouvante, et il tient la scène, dans son petit justaucorps noir et dans ce corps incroyablement mobile, incroyablement réactif, incroyablement vif : il tient le rythme aussi en cassant les rythmes, les conversations, les scènes, il est ridicule et il fait peur, il est pitoyable et il est grandiose, il est l’excès absolu voulu par le personnage moliéresque et n’est jamais émouvant par le personnage qu’il incarne au-delà du possible, mais par son être même, par sa performance même, par son être à la scène.
On peut alors comprendre pourquoi ce spectacle singulier et dérangeant a quelque chose de fascinant et de violent, et qu’il finit par vous envahir.
Oui, j’étais moi-aussi debout, applaudissant à tout rompre, souriant, et surtout, régénéré par ce théâtre de la vitalité, ce viatique à mourir de rire, une incroyable vie à mourir de rire. Il faut s’y plonger pour comprendre cette gifle délicieuse qu’on reçoit.
Et je pensais à Paris et à ces imbéciles qui sifflaient et hurlaient à la Dame aux Camélias…à mourir de rire.
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Frosine (Kathrin Angerer), Harpagon (Martin Wuttke) Cléante (Franz Beil)
Frosine (Kathrin Angerer), Harpagon (Martin Wuttke) Cléante (Franz Beil)