Ce soir, vraie fête de la musique sur RAITRE, le troisième canal de la RAI, à l’occasion de la très populaire émission « Che tempo che fà » (qu’on pourrait traduire par « quel temps qu’i fait ! », sorte de « Grand échiquier » à l’italienne, avec un animateur parmi les plus aimés en Italie, plutôt marqué à gauche,Fabio Fazio. L’émission programmée à cause de la PRIMA de la Scala le prochain 7 décembre (qui sera retransmise en direct sur ARTE, mais aussi dans diverses salles de cinéma d’Europe et des USA), était centrée sur Daniel Barenboim, qui a invité Claudio Abbado et Maurizio Pollini. La partie musicale était assez riche (Ouverture de Carmen et préludes des autres actes, 3ème mouvement du concerto n°3 de Beethoven avec Barenboim au piano et Claudio Abbado au pupitre, le 2ème concerto de Brahms dans un enregistrement Pollini-Abbado avec Le Philharmonique de Vienne en 1977, puis de nouveau l’ouverture de Carmen et le lever de rideau, cette fois-ci à la Scala lors de la générale. On a vu aussi un montage autour du documentaire sur la tournée en Palestine du West-Eastern Divan Orchestra et de Daniel Barenboim, ainsi qu’un petit montage sur l’Orchestre National des Jeunes du Vénézuéla Simon Bolivar et Claudio Abbado (visiblement ému en voyant ces images d’ailleurs). Fazio avait aussi invité Stéphane Lissner et Emma Dante, qui met le spectacle en scène. Emma Dante est considérée comme la femme de théâtre la plus radicale du théâtre italien, c’est son premier opéra, elle est sicilienne et travaille à Palerme. On l’a vue dans un court reportage sur les répétitions avec Jonas Kaufmann et la jeune géorgienne qui chante Carmen, Anita Rachvelishvili. (Escamillo sera Erwin Schrott).
L’émission était bien construite, et souvent très émouvante. Daniel Barenboim est une personnalité flamboyante qu’i peut susciter des réserves, mais c’est un homme courageux, qui affirme ses idées politiques de manière claire et forte, et qui prend des risques. C’est un musicien hors pair qui peut être irrégulier, qui peut ne pas convaincre, mais qui peut aussi donner des soirées inoubliables, sensationnelles. Je l’ai redécouvert en lisant ses dialogues avec Edouard Said, « Parallèles et paradoxes » qui racontent sa relation à la musique, à Israël, à la Palestine, et qui est l’un des livres les plus passionnants à lire dans ce type de production. Il est traduit en Français, précipitez-vous.
Le moment où Claudio Abbado a pris la baguette face à ces musiciens qu’il n’avait jamais dirigés pour la plupart, face à cet orchestre qu’il a fondé, a été vraiment très fort. Très émouvant aussi, et très divertissant le dialogue avec Abbado, très en forme, plaisantant, presque libéré, lui qui est plutôt réservé, plein d’a parte complices avec Barenboim (je dois souligner que Barenboim assiste souvent aux concerts d’Abbado, je me souviens de sa présence à la générale de Tristan à Salzbourg à Pâques, à la fin des années 1990). Ils sont très amis, et se sont retrouvés ensemble à Berlin, dans les mêmes années. Abbado a dirigé un Falstaff à la Staatsoper, à l’invitation de Barenboim. Les deux compères étaient très détendus, comme Maurizio Pollini, plus sérieux cependant. Tous ont exprimé leur amour de la musique, le rôle de l’interprétation, le rôle social et politique de la musique, et tous aussi ont très subtilement écorné le gouvernement italien sur ses coupes sombres au budget culturel.
La dernière partie était une discussion sur la Carmen de la Scala, avec un Lissner qui parle assez bien l’italien, et qui a défendu ses choix. Soyons honnêtes au début les années 2000, la Scala étouffait sous une direction musicale et manageriale qui n’avaient plus rien à dire, ni l’un ni l’autre. N’oublions pas que c’est l’orchestre qui a demandé à Riccardo Muti et Carlo Fontana de partir. Lissner est arrivé seul, dans un milieu qu’il ne connaissait, dans une situation gravissime pour le théâtre. Son habileté, son réseau, ses idées ont fait renaître le phénix de ses cendres. On a revu grands chefs, jeunes chefs, mises en scènes contemporaines, variété du répertoire. Il reste à asseoir mieux l’identité du théâtre: la programmation, de très grande qualité, n’a pas néanmoins ce « caractère » qu’elle avait aux temps bénis de Grassi-Abbado. Mais pour cela il faudrait disposer de chanteurs capables de défendre le répertoire italien. On sait ce qu’il en est aujourd’hui sous ce rapport et en Italie tout particulièrement, hélas.
Une très belle soirée, qui mériterait d’être diffusée ailleurs: il est clair que les trois musiciens exceptionnels que nous y avons entendus sont chacun dans leur genre des artistes qui portent en eux beaucoup plus que leur art, ils portent une éthique (c’est très clair pour Abbado et Pollini), un message social et politique (c’est clair pour Barenboim), leur personnalité irradie l’écran. On se prend à regretter quand même l’erreur énorme qui a conduit à évincer Barenboim de la Bastille et de Paris pour le pousser vers Berlin. Il a même porté l’orchestre de Paris un soir à la Scala (il l’a dirigé en 1989 et c’était la première fois qu’il dirigeait dans le théâtre) à l’invitation du Centre Culturel Français de Milan , alors conduit par Patrice Martinet, talentueux directeur actuel de l’Athénée-Louis Jouvet à Paris. L’orchestre était à des sommets qu’on n’a plus atteints depuis, et Barenboim serait sans doute resté un phare de la vie musicale parisienne, s’il avait dirigé Bastille, si Pierre Bergé ne l’en avait pas chassé. Il coûte cher à Berlin, certes, mais personne ne songerait à le remplacer . Quant à Abbado, après le Simon Boccanegra miraculeux de l’Opéra de Paris à la fin des années 70, il n’a plus voulu diriger un orchestre français (on se rappelle la violence de ses reproches à l’orchestre de l’Opéra sur France Musique), et malgré sa grand croix de la légion d’honneur, on ne le voit pas beaucoup sur nos rives.Tout cela pour dire que j’ai beaucoup vibré ce soir en écoutant ces trois artistes qui ont accompagné pendant des décennies ma vie de mélomane. Les images sont celles de l’émission de RAITRE