WIENER STAATSOPER 2014-2015: QUELQUES NOUVELLES DE VIENNE (et quelques réflexions sur Paris)

Haus am Ring
Haus am Ring

Ce qui frappe lorsqu’on vient à l’Opéra de Vienne, c’est l’enracinement visible dans une tradition. Ces étudiants qui filent réserver leurs places au « Stehparterre » (les places debout du Parterre). ce sont les mêmes qu’il y a dix, vingt, trente ans. Même allure sérieuse de bons élèves ou d’enfants sages. De mon temps, on marquait sa place par un mouchoir noué, puis on filait s’asseoir pour se reposer des quelques heures de queue qui avaient précédé…Et puis il y a les touristes qui se font photographier au pied du grand escalier, sourires, tranquillité…et ce public qui semble ne pas bouger, tout comme ces bustes de chefs disparus, ces tapisseries qui ornent la « Gobelinsaal », ces affiches du soir qu’on achète. Certes, la position des bars a changé, les vitrines contenant les costumes de telle ou telle star ont disparu, mais ce sont bien peu de choses  par rapport à l’immense tradition qui est ici chez elle… il suffit pour s’en persuader de consulter les archives sur le site http://www.wiener-staatsoper.at/ qui relèvent scrupuleusement les titres et les distributions depuis le 3 juin 1869 (on y donnait La Muette de Portici)… Cette grande maison qui trône sur le Ring a quelque chose de rassurant, d’immuable, et de tellement emblématique : Bourse, Mairie, Burgtheater, Parlement, Hofburg, Kunsthistorisches Museum, Opéra. Toute la Vienne institutionnelle est sur le Ring, comme un peu tous les symboles de Paris sur la Seine. Et l’Opéra est le nœud vivant de la Vienne d’hier et de celle d’aujourd’hui : métro, trams, bus, piétons s’y rencontrent et s’y croisent.

On n’échappe pas à l’Opéra à Vienne.
Et pourtant, il y a eu un peu d ‘agitation dans cette vénérable institution en début de saison, quand le GMD Franz Welser-Möst a donné brutalement sa démission en annulant sine die ses engagements. Mais la force des grandes institutions  est leur « Da sein » leur « être là » au-delà des hommes. Sans doute derrière cette démission y avait-il l’espoir secret de déstabilisation, d’autant qu’elle fut vite suivie par une déclaration encore plus tonitruante du chef Bertrand de Billy contre Dominique Meyer. Car en cette année 2014, les chefs d’opéra ont fait l’actualité : à Rome (Muti), à Vienne (Welser Möst), à Dresde (Thielemann), à Turin (Noseda), tous en bisbille avec leur intendant présent ou futur, c’est l’administration (le management) contre l’art ou contre la(les) vanité(s), Thielemann a eu la peau de Serge Dorny, mais les autres n’ont pas réussi à emporter presse et opinion derrière eux. Dominique Meyer a eu la grande habileté de ne pas bouger, de ne pas ajouter à l’agitation, d’afficher une sérénité qui a finalement isolé Welser-Möst.
Welser-Möst est un très bon chef, c’est évident, mais son absence manque-t-elle ? Pas vraiment parce qu’il n’a jamais réussi à être plus qu’un très bon chef, mais jamais un mythe ou un chef qui fasse courir les foules. Alors pour ma part je pense qu’il s’est fait plus de mal qu’il n’a fait de mal à l’Opéra. L’Opéra de Vienne en a vu d’autres et a consommé un certain nombre de GMD. Les conflits et les départs anticipés ne datent pas d’hier et sont une constante de la maison, Mahler, Karajan, Maazel, Abbado et maintenant Welser Möst. À moins de remplir à la fois les charges de GMD et d’intendant, ce qui est difficile, l’aigle lyrique à deux têtes n’est pas facile à gouverner, dans une ville où l’Opéra est un sujet politique, et où faire et défaire les gloires est le jeu favori de la presse et du public. Si au café du commerce en France il y a autant d’entraîneurs de foot que de consommateurs de petit blanc, au Café Mozart en Autriche il y a autant de Direktors (on appelle ainsi l’Intendant) et de GMD que de consommateurs de Wiener Mélange.
De fait, tout continue, et même avec des nouveautés puisque Vienne la vénérable se met, comme Munich et comme le Philharmonique de Berlin au streaming et aux retransmissions en direct des productions de la maison. On peut se reporter au site http://www.staatsoperlive.com/de/ et on verra que déjà est accessible une vidéothèque comprenant aussi bien du ballet que de l’opéra, dans des productions  symboliques de l’histoire de cette maison, Meistersinger von Nürnberg (Thielemann, Schenk), Fledermaus (Welser-Möst, Schenk), Carmen (Nelsons, Zeffirelli), Manon (De Billy, Serban avec Netrebko), La Forza del destino (Mehta, Poutney avec Nina Stemme), Anna Bolena (Pido’, Genovese, avec Netrebko & Garanca), Arabella (Welser-Möst, Bechtolf avec Emily Magee), mais aussi des ballets (Casse-Noisette) ou des opéras pour enfants.
À cette vidéothèque sans doute appelée à s’enrichir s’ajoutent de très nombreuses reprises en direct de soirées viennoises, aussi bien des ballets (Mayerling, le 7 décembre chorégraphie Kenneth Mac Millan) que des opéras : on verra en décembre prochain par exemple :
– Le 14 décembre : La Cenerentola (Lopez-Cobos, Bechtolf, D’Arcangelo, Corbelli, DeShong)
– Le 16 décembre : La Traviata (Myung-Whun Chung, Sivadier, Jaho, Pirgu)
– Le 18 décembre : Arabella (Schirmer, Bechtolf, Koniecny, Schwanewilms)
– Le 26 décembre : Casse-Noisette (Chor.Noureiev reprise par Manuel Legris, avec               Liudmila Konovalova et Vladimir Shishov )
– Le 31 décembre : Die Fledermaus (Lange, Schenk, Eröd, Banse, Kulman)

Et cela continuera en janvier avec notamment un Tristan und Isolde (Schneider, MacVicar, Theorin, Seiffert) mais aussi Salomé, Zauberflöte, la Dame de Pique etc…sans oublier ce printemps le Ring complet (mise en scène de S.E Bechtolf) dirigé par Sir Simon Rattle
à 14 € la représentation et un abonnement annuel de 320 €.

On l’aura compris, l’Opéra de Vienne ne mise pas pour ce live-streaming sur les nouvelles productions, mais sur son répertoire, son quotidien, c’est à dire un peu son âme. Et il vise à se créer une sorte de public virtuel au quotidien, en adoptant une stratégie différente du MET (appuyé sur une dizaine d’événements annuels dans les cinémas), ou de Munich (appuyé sur quelques nouvelles productions annuelles par un streaming en accès gratuit), mais qui se rapproche plutôt de la stratégie du Philharmonique de Berlin avec son Digital Concert Hall, faisant payer l’accès et visant à la constitution de précieuses archives vidéo, d’une notable richesse.

En alignant sa politique de diffusion sur celle du Philharmonique de Berlin, l’Opéra de Vienne se pose ainsi comme la référence lyrique faisant face à la référence orchestrale. C’est un choix qui va plus loin que la plupart des tentatives actuelles.
De Seattle à Tokyo et de Grenoble à Brisbane, qu’on soit à Saint Céré ou à Maastricht, il sera ainsi possible chaque soir (ou presque) de vivre en direct la vie quotidienne de la Maison du Ring (Haus am Ring).
Ainsi les grandes maisons d’opéra se mettent en ordre de marche, l’arrivée du numérique aura bouleversé dans 10 ans le monde du lyrique : mais est-ce que cela ne donnera pas des arguments à une réduction des subsides aux théâtres locaux, moins prestigieux, mais offrant au moins de l’opéra en direct et en trois dimensions ? La situation italienne, tragique, mais aussi la situation française qui l’est moins, mais qui n’est pas forcément brillante, nous montrent que les capacités productives des théâtres se réduisent (voir ce qui se passe à Montpellier) et on ne peut dire que le lyrique soit une grande préoccupation du Ministère de la Culture. Pourtant, la question du spectacle vivant et de la musique vivante est essentielle. Il serait délétère que le public se fractionne en autant d’individus enfermés chez eux à regarder sur leur TV ou sur leur ordinateur Vienne ou Berlin, voire Paris.
Le concert dont le nom porte en lui l’idée d’ensemble, d’harmonie et d’accord, ne saurait être exclusivement consommé dans le secret des salons ou des écrans plats. L’expérience du concert en salle reste une expérience unique, que la reproduction sonore ne saurait remplacer, aussi élaborée qu’elle soit. De plus, l’expérience du spectacle en salle c’est à dire l’expérience collective, la réunion d’une société, est nécessaire à la vie en société et à la survie sociale. Le théâtre, le concert (de toutes les musiques) le cinéma en salle sont des expériences vitales pour une société et pour le mélange des classes et des gens. Si les politiques rêvent d’une numérisation permettant peu à peu d’éliminer toute manifestation locale (théâtre, opéra concert), ils contribuent évidemment à ruiner dangereusement une culture dont les manifestations collectives sont une des bases, et ce depuis l’antiquité.
Dans l’Europe d’aujourd’hui seul l’Opéra en Allemagne se porte encore bien à cause du système de répertoire et de l’engagement des villes, et bien sûr d’une tradition historique forte. Mais toute civilisation a besoin de manifestations collectives, tout art a besoin d’un public, en direct. Attention à ne pas faire du numérique un outil du totalitarisme. Aussi, si j’applaudis à toutes les formes de transmissions numériques d’opéras ou de concerts, ou même de films, ce ne sont que des outils de plus pour diffuser la culture, mais pas des substituts qui permettent d’éliminer ce qui existe au nom de la modernité, de la réforme et de tout ces mots qui cachent la réalité d’un appauvrissement pour tous, en préservant l’île heureuse du concert en direct pour ces quelques uns qui préserveront leur musique vivante, à Pleyel ou ailleurs. C’est pourquoi, même si je ne suis pas particulièrement cinéphile, je soutiens qu’il est nécessaire que le cinéma garde sa valeur de manifestation collective en salle et que son public ne se fractionne pas en millions d’individus regardant une vidéo dans le salon. Il en va de formes sociales de réunion qui dépassent de très loin le simple enjeu du spectacle.


Et en France…

En France, la situation reste contrastée.
La publicité autour des concerts de la Philharmonie de Paris (de Berlioz à Bowie !) montre qu’elle peine à remplir . Les polémiques qui entourent son inauguration, les polémiques sur la situation de Pleyel etc…sont pitoyables : elles rappellent qu’on a dit la même chose de l’Opéra Bastille (qui ira dans le XIIème pour écouter de l’Opéra ?) sans prendre en compte qu’avec la Cité des Sciences, la Grande Halle, la Cité de la musique, le Conservatoire, et même le Zénith on ne peut pas dire que La Villette soit un désert culturel et que le public ne se déplace pas. Le public de la Philharmonie, lui seul (comme si le public des autres salles du lieu était différent) aurait donc peur de prendre le métro et d’aller si loin ? Ce ne sont qu’imbécillités qui cachent une volonté de préservation des lieux de « distinction » au sens de Bourdieu. Chacun chez soi. Moi à Pleyel, toi à Pantin.
Depuis que je suis mélomane, j’entends évoquer la nécessité d’un Auditorium pour Paris. Lorsque l’Opéra Bastille a été projeté au milieu des années 80, des voix se sont déjà élevées pour souligner que le besoin était plus celui d’un Auditorium que d’un Opéra. La question n’est donc pas aujourd’hui celle de la salle, qui était nécessaire et qui enfin existe (depuis qu’on en parle, il a fallu 35 ans…) la vraie question est celle de l’assise de public : il y aura des soirs  où le Théâtre des Champs Elysées, l’Auditorium de Radio France et la Philharmonie programmeront des concerts et il n’y a pas suffisamment de public pour remplir les trois à la fois, sans compter Opéra, Opéra Comique et Châtelet ; c’est déjà vrai aujourd’hui.
La question du public, c’est la question de la politique culturelle, la question du statut de la musique dite classique, la question de la relation à la musique dans un pays où même si tous les conservatoires sont pleins, les salles ne le sont pas toujours et le renouvellement du public peine à se faire. Tout cela est complexe, mais je ne suis pas sûr qu’on attirera plus de monde en affichant « De Berlioz à Bowie » : le débat sur la programmation de la Philharmonie accueillant « toutes les musiques » me semble assez démagogique et stérile.
Ce n’est pas une question de salle, c’est une question de stratégie car dans les années 70, se souvient-on que le Palais des congrès de la Porte Maillot n’accueillait pas seulement Chantal Goya, ou les ballets Moisseiev, mais aussi des concerts de l’orchestre de Paris ou du Philharmonique de Vienne (si si, Barenboïm, Abbado et Böhm..). Il n’y a pas d’exclusion a priori de tel genre ou de tel autre, mais tout de même, Paris était suffisamment pauvre en vraies salles de concerts comparables aux autres villes européennes pour que le public des concerts puisse investir la Philharmonie sans entendre  dire « du classique mais pas que… ». À charge pour les managers culturels de faire venir un nouveau public, comme ce fut le cas à Bastille (je rappelle que ce fut un succès immédiat), même si on est loin, très loin du projet d’Opéra National Populaire des origines. À charge pour les managers culturels aussi de faire de ce nouveau lieu un phare incontournable,  et à charge de la puissance publique d’assumer ce nouveau lieu,  sa maintenance et son financement puisqu’elle l’a voulu : la polémique Ville de Paris/Etat est en la matière désespérante de nullité, mais en nullité nous sommes servis au quotidien, à droite, à gauche, au centre et à la périphérie…Mais même si aujourd’hui la salle peine à remplir, il en ira différemment lorsqu’elle sera ouverte, le chemin de la porte de Pantin, comme celui de Bastille il y a 25 ans, deviendra vite familier aux mélomanes.

En temps de crise, et on le voit partout en Europe et ailleurs, il est difficile de faire vivre la culture, et notamment la musique classique, là où elle n’est pas considérée comme vitale ; mais notre crise n’est pas seulement économique, elle est aussi morale et politique, et dans ces derniers cas une culture qui tienne le coup et qui soit vivante, ouverte et financée est une vitale nécessité. Une vie culturelle appauvrie est un signal de décadence et un petit pas vers la barbarie. On voit la situation dramatique en Italie depuis le passage de Berlusconi. Et on sait que les lieux de culture sont les premières cibles des barbares, c’est bien qu’ils sont emblématiques d’une ouverture et d’un humanisme, de la résilience de l’humain.
Ce n’est pas au privé de financer la vie culturelle, c’est à la puissance publique, c’est son rôle de garant. Et qu’on ne me rétorque pas qu’aux USA, c’est le privé qui finance, car avec le système des déductions d’impôts, c’est l’Etat qui finance en creux.

Voilà à quoi me fait rêver Vienne. Vienne qui a trois opéras (Staatsoper, Volksoper, Theater an der Wien) et un certain nombre de théâtres publics au rôle aujourd’hui bien défini (comme à Berlin d’ailleurs)  et deux grands salles de concert (Musikverein et Konzerthaus) c’est à dire une situation comparable à d’autres villes européennes. Dans ce paysage, la Haus am Ring représente évidemment bien plus qu’un théâtre d’opéra, mais le cœur vivant d’une ville dont la musique « classique » fait partie de l’ADN et qui en fait un argument publicitaire depuis longtemps. L’opération « Staatsoperlive » contribue par l’abondance qu’elle va offrir à renforcer et consolider cette image. Je vous encourage donc à aller écouter des concerts à la Philharmonie, à aller à l’opéra, à Paris ou si vous le pouvez, à Vienne ou ailleurs, mais aussi, certains soirs, à faire le cyber-wanderer en parcourant l’offre numérique en ligne. Vienne sera incontournable et si vous avez envie de voir un opéra sur ce site – j’en rappelle l’adresse : http://www.staatsoperlive.com/de/
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La salle de la Philharmonie de Paris si attendue
La salle de la Philharmonie de Paris si attendue

 

 

 

WIENER STAATSOPER 2014-2015: KHOVANTCHINA de Modest MOUSSORGSKI le 21 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Semyon BYCHKOV; Ms en scène: Lev DODINE)

Khovantchina © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Khovantchina © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

L’Opéra de Vienne est d’abord une institution, avec ses habitudes et sa tradition. Il y a un vrai choix artistique de Dominique Meyer, qui a clairement opté non pour des coups médiatiques, mais pour la solidité, pour un meilleur équilibre entre le quotidien du répertoire et les nouvelles productions, privilégiant la musique, les distributions solides, privilégiant une qualité moyenne améliorée plutôt que six ou sept coups au milieu de soirées plus médiocres, ce qui était le reproche qu’on pouvait faire à l’Opéra de Vienne il y a quelques années. Les nouvelles productions sont pensées en fonction de leur future durée, et non en fonction du moment. Il y a des productions qui, une fois présentées et reprises deux ou trois fois, semblent déjà démodées. Dans un théâtre où certaines remontent à 1958 (Tosca 514 représentations), 1963 (La Bohème, 414 représentations), 1968 (Rosenkavalier, 360 représentations), la durée de vie d’une production est évidemment une donnée plus sensible qu’à Paris ou à la Scala. À la Scala par exemple, à part La Bohème de Zeffirelli, – la même qu’à Vienne, et créée par le même Karajan- une production n’a guère plus qu’une dizaine d’années de vie, avec quelques reprises. À Paris, Le Nozze di Figaro de Strehler ont cette fonction muséale, bien que les décors aient été refaits pour l’entrée à Bastille, n’étant pas les décors originaux de 1973, le Faust de Lavelli (1975) avait cette fonction jusqu’au moment où Gérard Mortier a eu la mauvaise idée de se débarrasser des décors…… Mais Paris ou la Scala ont une programmation diversifiée, où la nouveauté joue un rôle plus structurel qu’à Vienne, à cause du système stagione, grand consommateur de productions nouvelles. Dans des théâtres moins importants (par exemple, le Teatro Real de Madrid ou le Comunale de Florence) les reprises sont moindres, et la nouvelle production s’affiche 6 ou 7 fois et disparaît la plupart du temps dans les oubliettes de l’histoire.
Une production ancienne n’est pas seulement un facteur d’économie, elle inscrit le théâtre dans une histoire, dans une tradition, dans une continuité, c’est évidemment le cas, on le verra,  du Rosenkavalier que j’ai revu le même week end.
Ainsi donc, une nouvelle production doit allier à la fois modernité pour que le public du jour puisse l’apprécier et l’accepter, mais aussi une modernité suffisamment relative pour qu’elle puisse durer et ne pas lasser un public 10 ans plus tard.  «  Moderne, oui, mais pas que » du moderne oui, mais du durable.
Je pense que les grandes mises en scènes résistent au temps : l’exemple du Faust de Lavelli, qui a duré une trentaine d’années, alors qu’il fut accueilli sous les huées violentes du public parisien d’alors – qui ressemble étrangement d’ailleurs par sa science de la vocifération à un certain public parisien d’aujourd’hui, on a dû le mettre dans du formol pour le ressortir à chaque fois…- , l’exemple de La Bohème de Zeffirelli, dont le deuxième acte 50 ans après provoque toujours les applaudissements à scène ouverte, comme le Rosenkavalier d’Otto Schenk. Au théâtre l’exemple de l’Arturo Ui de Heiner Müller toujours aussi fascinant, ou de l’Arlecchino servitore di due Padroni de Strehler en sont d’autres preuves
Dominique Meyer veille à la consolidation du répertoire et affiche une politique de production sereine assez loin des paillettes, une politique rassurante qui assure un public régulier. Avec Manuel Legris,  il a redonné au ballet un lustre qu’il avait perdu, il a redonné à des productions de répertoire emblématiques (comme le Rosenkavalier) une nouvelle jeunesse, et plusieurs reprises ont marqué (Ring avec Thielemann, Rosenkavalier avec Harteros) , ou même de nouvelles productions comme La Fanciulla del West avec Stemme et Kaufmann, ou probablement cette saison l’Elektra avec Stemme où tous les Stemmolâtres vont courir à Vienne, dans une mise en scène de Uwe Eric Laufenberg, un solide professionnel qui n’effarouchera sans doute personne..
Cette Khovantchina est donc la deuxième des nouvelles productions de la saison (après Idomeneo en octobre). Et c’est la deuxième production de cette œuvre à Vienne.
Présenté à Vienne lors d’une tournée en 1964 de l’Opéra de Belgrade, Khovantchina est entré au répertoire de l’Opéra de Vienne sous le règne de Claus Helmut Drese et Claudio Abbado en 1989, dans une belle production d’Alfred Kirchner dont il reste et CD et vidéo, mais dont la qualité n’atteint pas les grandes mises en scène de Boris qu’on a pu voir dirigées par Abbado, des Boris inoubliables (Lioubimov à Milan, Tarkovski à Vienne, Wernicke à Salzbourg). Abbado d’ailleurs n’a dirigé Khovantchina qu’à Vienne : à la Scala, Khovantchina  apparaît dans les années 60, en italien (direction Gavazzeni)  mais est représentée souvent lorsque le Bolchoï est accueilli à Milan, et la production de Khovantchina de Iouri Lioubimov en 1981 est dirigée par Rouslan Raïtchev . Mais  le goût d’Abbado pour Moussorgski est connu. Il avait organisé à Milan en 1981 un Festival Moussorgski (Boris – Abbado- , Khovantchina- Raïtchev-,  et la Foire de Sorochinsky dirigée par Riccardo Chailly) et un très gros congrès . Alors sa Khovantchina à Vienne fut et reste inoubliable. Dans ma mémoire et mon cœur, Abbado reste une référence dans cette œuvre et dans Moussorgski en général. Il tire de cette musique quelque chose qui a à voir avec la tristesse, la mélancolie, la souffrance, il y privilégie non le spectaculaire, mais l’intériorisation, la légèreté, le raffinement, il y fait entendre des sons rugueux (il se réfère toujours aux versions originales ou proches de l’original) , mais insérés dans un discours où le rugueux se confronte à l’élégant, comme souvent il le fait chez Mahler, ou comme souvent Mahler le fait, n’hésitant pas à accoler grotesque et ironie, mais toujours avec l’épanchement sublime de l’âme souffrante.

Le Moussorgski d’Abbado pleure, étreint, émeut, un Moussorgski non pas idiomatique au sens où il serait enchâssé dans son « être russe », mais un Moussorgski universel, le musicien qui fascinait Debussy dont la partition de Boris trônait sur le piano, une musique qui bouleverse et à laquelle on ne cesse de revenir non parce qu’elle est russe, mais parce qu’elle est grande. Il n’est pas de semaine où je ne réécoute le début de son Boris, ou le prélude ou le final de sa Khovantchina.
J’ai peu vu Khovantchina, ce n’est pas une œuvre fréquente : quatre productions. Ma première fois fut à Athènes, en plein air et en plein été à l’Odéon d’Hérode Atticus, lors d’une tournée de l’Opéra de Sofia au temps de sa splendeur, avec au pupitre Atanas Margaritov, excellent chef, et l’extraordinaire Nicolai Ghiuselev dans Dossifei . On utilisait alors l’édition de Rimsky Korsakov. Il existe un très bon disque de l’opéra de Sofia, avec les mêmes protagonistes.
Ensuite, j’ai entendu Abbado en 1989, et ce fut la révélation.
Et j’ai entendu Valery Gergiev à la Scala, en 1998, immense déception tant scénique (vieille production du Marinskij) que musicale : comme je ne pouvais y croire, j’y suis retourné une seconde fois… et ce furent deux soirées monstrueuses d’ennui.
Enfin cette production de Lev Dodine, dirigée par Semyon Bychkov. La production de Kirchner n’ayant été représentée que 22 fois (de 1989  à 1993, avec Claudio Abbado puis Ulf Schirmer) on eût pu penser à un(e) Wiederaufnahme (à une reprise retravaillée), mais sans doute a-t-on préféré donner plus de relief en proposant une nouvelle production.

Kuska (Marian Talaba)  © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Kuska (Marian Talaba) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Lev Dodine est un metteur en scène qui a compté dans les années 1990. Il apparaissait comme l’un des chefs de file des metteurs en scène de l’école russe, une sorte de Tcherniakov de l’époque. Il explosa dans le monde entier en 1990 avec Gaudeamus, une pièce sur l’armée aux temps de l’URSS, d’après Bataillon de construction de Sergueï Kaledine, faite avec les élèves de l’Institut théâtral de Leningrad. Je ne saurais trop encourager les spectateurs parisiens à courir à la MC93 du 22 au 25 mai prochains puisque Dodine reprend ce spectacle mythique avec de jeunes comédiens. Abbado lui a confié Elektra au Festival de Pâques de Salzbourg en 1995.

Depuis les années 2000,  Dodine à l’opéra n’a pas laissé de productions vraiment marquantes, et la production présente de Khovantchina  n’a pas été plus favorablement accueillie par la presse.
Et pourtant, même si ce n’est pas une production exceptionnelle, elle n’est pas aussi médiocre que ce que la presse allemande ou autrichienne a bien voulu dire. On lui a reproché pêle-mêle l’absence totale de jeu entre les personnages, un refus du théâtre et pour tout dire, un ennui lancinant et répétitif .
C’est que Dodine a choisi volontairement de traiter cette fresque historique non comme une histoire, mais comme une passion, un oratorio qui arriverait de scène en scène à l’holocauste final.
Ceux qui ont connu l’Opéra de Paris dans les années 70 (Et Dominique Meyer le premier !) se souviendront sans doute d’Oedipus Rex de Stravinski dans la production de Jorge Lavelli (avec Maria Casarès dans le récitant), avec ce chœur disposé dans des nacelles, verticalement, pendant que le drame se déroulait sur le plateau avec un minimum de moyens.
Dodine reprend plus ou moins le même principe : une structure de bois (un peu comme des croix entremêlées) verticale avec les protagonistes et les chœurs disposés verticalement, qui dans des sortes de tribunes, qui sur des nacelles apparaissant et disparaissant des dessous (décor d’Alexander Borovski).
Presque jamais aucun chanteur sur le plateau, mais dans des sortes de nacelles d’échafaudage à l’espace réduit, dialoguant entre eux de nacelle à nacelle, ou à deux ou trois (jamais plus) dans la même nacelle. Les chanteurs le plus souvent bien plantés de face, comme s’ils faisaient en permanence un discours au peuple (le public en l’occurrence).
Il en résulte un rythme non théâtral, mais musical, une sorte de litanie permanente que le dispositif dans sa verticalité accompagne, avec en arrière plan une arrière scène souvent éclairée de rouge, puisque le spectacle est tiraillé entre le Rouge et le Noir. Effectivement, on peut considérer que voir les personnages apparaître et disparaître sans cesse, sans aucun autre effet de théâtre, a quelque chose de frustrant, répétitif et ennuyeux.
Pourtant j’ai trouvé que ce spectacle était assis sur des références, enracinées dans l’histoire du spectacle vivant et dans l’art russe.
En réduisant l’espace dévolu à chaque scène, en plaçant clairement le chœur en arrière, comme un spectateur et un commentateur, en isolant les protagonistes, il se réfère à l’art de l’icône, et à l’art de l’icône russe, qui isole les scènes dans des sortes de vignettes, avec les scènes de foule où la foule est collée comme entre ciel et terre, dans une absence de perspective. Il y  a quelque chose qui rappelle cela dans ce travail. S’est-il souvenu du travail de Lioubimov sur Boris à la Scala en 1979, dont la référence, cette fois-ci explicite, était l’icône russe ? Je ne peux l’affirmer, mais cette verticalité, cette manière de disposer les foules, et la manière d’isoler les protagonistes non dans un rapport théâtral, mais presque pictural, m’a renvoyé à ces univers.

Effectivement, il y a peu ou pas d’interaction entre les personnages, mais c’est justement ce que veut Dodine, il veut des personnages de face, face au peuple, face au public, isolés comme des emblèmes, il veut un minimum de jeu, constituer des tableaux presque fixes faits de gris, noir et rouge, rouge du feu, rouge du sang. Même les fameuses danses persanes n’ont rien d’une chorégraphie orientale, mais d’un exercice minimal où les femmes se bousculent dans l’espace réduit d’une nacelle où le maître (Ivan Khovanski) est à peine visible dans l’amoncèlement, puis avec une chorégraphie vaguement copulatoire d’un goût discutable. Le meurtre lui même est loin d’avoir le réalisme qu’on pourrait attendre. En fait Dodine essaie de travailler sur une sorte d’abstraction et d’éloignement.
Cependant, le seul personnage qui semble l’intéresser de manière concrète c’est Marfa. Habituellement, Marfa est toujours vue comme une femme hiératique voilée du noir des vieux croyants. Ici au contraire, le personnage est plus complexe (comme d’ailleurs dans le livret), elle est à la fois entrée chez les vieux croyants, mais encore amoureuse d’Andreï Khovantski, et dans un rapport étrange à Dossifei, le chef des vieux croyants, où comme dans une secte, le maître a sa maîtresse préférée.

Dossifei (Ain Anger) et Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Dossifei (Ain Anger) et Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Dossifei torse nu et Marfa en combinaison au début du 4ème acte laissent peu de doute sur la nature de leurs rapports.
Ce qui intéresse visiblement Dodine, c’est la complexité du personnage de Marfa, à la fois soumise au maître, amoureuse de son ancien amant, et d’une indéniable sensualité là où on la représente toujours comme celle qui a renoncé au monde.
Ainsi donc, dans cette volonté d’abstraire la fresque historique, Dodine insère un seul destin individuel, un peu différent des autres, en une Marfa fortement érotisée, qui transforme les rapports avec les personnages et le regard du public et les rend moins  lisibles, mais plus subtils. Il est aidé en cela par l’engagement d’Elena Maximova, qui donne beaucoup de relief au rôle. Parallèlement, il efface presque complètement Andreï Khovantski, en faisant un personnage très secondaire, et ne donnant de vrai relief qu’à Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto), Dossifei (Ain Anger),  Marfa (Elena Maximova) et dans une certaine mesure à Golitsin (excellent Herbert Lippert).
Ainsi donc cette mise en scène peu anecdotique et très concentrée laisse peu de loisir à l’œil de se distraire. On se demande d’ailleurs pourquoi baisser le rideau aussi souvent, puisqu’apparemment il n’y a pas de changements de décor, sinon pour bien séparer les tableaux, comme autant de moments, de stations de la Passion qui est racontée, une sorte de marche au supplice. Cela laisse d’autant plus d’espace à la musique.
Peut-être eût-il fallu à cette conception assez « essentielle » une vision musicale moins « épique » que celle de Semyon Bychkov. Sa direction très énergique, au tempo souvent assez rapide (prélude), laisse peu de place à l’intériorisation ou à la mélancolie, ou même à la méditation. L’orchestre est magnifiquement dirigé, avec un son plein, charnu, massif et en même temps une très grande présence de certains pupitres (les bois) et donc un très grand relief. Mais il manque à cette approche une couleur suffisamment crépusculaire pour mon goût. J’aime dans Khovantchina cette idée si chère à Moussorgski de la fin d’un monde, d’une époque, de la Russie médiévale. Cette Khovantchina qui raconte l’histoire de l’avènement d’une certaine modernité représentée par Pierre Le Grand, le grand absent toujours présent dans l’œuvre, et la disparition de la féodalité et d’une vision rigoriste et sans concession de l’orthodoxie (« l’orthodoxie ou la mort », que les plus rigoureux des orthodoxes encore aujourd’hui affirment),

L'Orthodoxie ou la Mort
L’Orthodoxie ou la Mort

ne connaît pas de moments de répit, de repli sur soi, elle avance inexorablement vers la fin tragique, cet holocauste très proche de l’hérésie cathare (qui rappelle le bûcher de Montségur), qui est d’ailleurs le moment le plus réussi musicalement. Une scène finale grandiose, terrible, où l’orchestre sonne merveilleusement et où le chœur est impressionnant (magnifique d’ailleurs de bout en bout, dirigé par Thomas Lang, auquel s’est ajouté le merveilleux Chœur Philharmonique slovaque de Jozef Chabroň et le Chœur d’enfants de l’Opéra de Vienne dirigé par Johannes Mertl) : le spectateur en est justement écrasé.
Je trouve pour tout dire que la direction de Bychkov, tout en étant parfaitement au point, parfaitement en place, tant du côté des volumes que des rythmes, manque un peu de couleur sauf au 2ème acte, très réussi. J’eus souhaité une vision musicale plus mystique. Elle est en cela l’opposé d’une conception à la Abbado, qui avait utilisé à la fois la version Chostakovitch, le final plus léger de Stravinski et les quelques moments de la version originale qui restent pour rendre les diverses colorations d’une ambiance . Ici, Bychkov n’utilise que la version Chostakovitch, qu’on estime la plus proche de la couleur voulue par Moussorgski, mais il ne rend pas pour mon goût totalement l’épaisseur de la partition.

Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Ivan Khovantski (Ferruccio Furlanetto) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Du côté du chant, la distribution ne connaît pas de failles majeures : Ferruccio Furnaletto reste impressionnant en Ivan Khovantski, même si la voix a connu des difficultés qui ont nécessité une annonce à la fin de l’opéra : la diction, le phrasé, la couleur, tout est remarquable et la présence aussi rappellent que Furlanetto a été un beau Boris.

Andrei Khovantski (Christopher Ventris) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Andrei Khovantski (Christopher Ventris) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Christopher Ventris est un Andrei Khovantski notable, même si le rôle est plus pâle, mais la présence vocale reste appréciable. Excellent Herbert Lippert dans Golizin, lumineux, à la diction claire, à la voix bien projetée. Moins convaincant pour mon goût le Schaklovity de Andrzej Dobber, au timbre moins séduisant (il ne fait pas oublier Kotscherga dans ce rôle).

 

 

 

 

 

 

L'écrivain (Norbert Ernst) et Schaklovity (Andrzej Dobber) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
L’écrivain (Norbert Ernst) et Schaklovity (Andrzej Dobber) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Signalons aussi l’écrivain public de Norbert Ernst, toujours impeccable, diction limpide, phrasé modèle, projection magnifique de cette voix claire spécialiste des rôles de composition et notons parmi les rôles de complément le très joli Kuska de Marian Talaba, une image marquante de la soirée.

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais c’est Ain Anger qui impressionne le plus dans Dossifei. La voix est puissante, immense même.

Ain Anger (Dossifei) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Ain Anger (Dossifei) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Tout en restant sombre, elle est particulièrement sonore. Le timbre n’a pas la séduction pour mon goût de certaines basses profondes russes (comme Ghiuzelev, dont il était question plus haut), mais le chanteur a la puissance et l’étendue, la présence imposante, qui en fait sans aucun doute la grande vedette de la soirée. Un Dossifei plus jeune, plus vigoureux, plus énergique, qui n’a rien des vieillards chenus un pied dans la tombe qu’on a l’habitude de voir dans ce rôle. Il est ce meneur de secte, tel qu’on en voit quelquefois dans l’actualité, à la fois énergique et séduisant qui traîne les âmes, les cœurs et les corps derrière soi.

Du côté féminin, jolies Emma de Caroline Wenborne et Susanna de Lydia Rathkolb, mais ce sont des parties très secondaires, émergeant à un seul moment de l’opéra, le rôle féminin essentiel (Marfa) étant tenu par Elena Maximova,

Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Marfa (Elena Maximova) © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

qui s’est substituée à Elisabeth Kulman, cette dernière voulant prendre un peu de champ, et c’est un peu dommage.
Elena Maximova, on l’a dit, brille par son incontestable présence scénique et sa belle féminité. La voix de mezzo est très correcte, mais un peu plate, manquant de couleur et de personnalité et un tantinet de profondeur et n’a en aucun cas la présence hallucinante d’une Miltcheva (avec Sofia), d’une Lipovšek et d’une Semtchuk (les deux avec Abbado).
Au total, une bonne représentation, qui fait honneur à l’œuvre, mais qui ne bousculera pas mon Panthéon moussorgskien. Elle mérite néanmoins d’être vue, parce qu’elle est bien distribuée et bien dirigée, et que Khovantchina n’est pas si fréquent sur les routes du mélomane.[wpsr_facebook]

Khovantchina scène finale © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Khovantchina  © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

BADISCHES STAATSTHEATER KARLSRUHE 2014-2015: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 16 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Christoph GEDSCHOLD; Ms en scène: Tobias KRATZER)

Acte I (Beckmesser: Armin Kolarczyk) © Falk von Traubenberg
Acte I (Beckmesser: Armin Kolarczyk) © Falk von Traubenberg

Die Meistersinger von Nürnberg est un opéra très lourd à monter : distribution lourde (avec de nombreux petits rôles), chœurs importants, et longueur de l’œuvre, la plus longue des œuvres de Wagner sont de singuliers obstacles, aussi le voit-on relativement rarement sur les scènes non germaniques. C’est aussi un opéra complexe, auquel même le public wagnérien non germanophone n’accède pas facilement, ou n’adhère pas avec la facilité et l’enthousiasme avec lesquelles il va vers Tristan und Isolde ou Parsifal. Pourtant, il est à l’origine pensé comme un « Komische Oper », un opéra comique, une qualification à laquelle Wagner lui-même a finalement renoncé, et donc un genre considéré comme plus facile ou plus accessible. J’ai moi-même pendant longtemps été plus réservé par rapport à cette œuvre que par rapport à d’autres.
Pourtant, aujourd’hui, je suis bien près de considérer que c’est peut-être le plus grand chef d’œuvre de Wagner, à cause de l’extraordinaire richesse de la partition, dans laquelle les grands musiciens de l’époque se sont plongés et qu’ils ont étudiée (Mahler va s’en nourrir, notamment pour sa cinquième Symphonie), mais aussi à cause du tissu thématique traité, d’une extraordinaire complexité, sur les rapports de l’art et du monde, et enfin par la peinture des caractères, très ambiguë, et qui n’a de simpliste que l’apparent premier degré.
Un regard un peu acéré sur les relations entre les personnages, sur le texte même, fait immédiatement percevoir des obscurités : jeu d’Eva avec les hommes, aussi bien avec Walther que Hans Sachs ; Hans Sachs, le bon maître solitaire, pas si abstrait, pas si éloigné de considérations et de désirs très humains, Walther lui-même, qui finit tant bien que mal par se plier aux règles qu’il bouleversait au départ, et Beckmesser, qui n’est pas si ridicule que la tradition veut bien le dire. Bref, une analyse du livret nous montre une singulière épaisseur des caractères et des relations entre les personnages, peut-être le livret le plus complexe sous ce rapport. La tragédie peut se permettre des caractères plus monolithiques, mais pas la comédie, ancrée dans le réel, plus prosaïque mais aussi plus proche de nous, de nos contradictions, de nos désirs, de la vraie vie.
Mais le livret est complexe aussi par la thématique traitée, qui n’est pas tant l’amour de Walther et d’Eva que celle d’une parfaite leçon d’anatomie artistique : nous assistons en trois actes à la naissance d’un air, en l’entendant quatre fois, et à chaque fois corrigé et commenté, pour aboutir à l’air chanté et représenté, dans un parcours commenté qui va de l’esquisse à la performance.
Posant la question de la fabrique de l’art, Wagner pose aussi celle du style, de la règle, de la tradition, de l’innovation dans un contexte qui est celui de la règle et de son respect, le chef d’œuvre naissant d’un respect de règles qu’il fait oublier. Face aux fameux débats au XVIIème sur le respect des règles imposées par l’Abbé D’Aubignac dans La Pratique du théâtre et notamment celle dite des Trois Unités, nos plus grands auteurs tragiques n’ont eu de cesse de ne les respecter qu’en apparence…Et d’une manière très subtile, Wagner va lier ces questions théoriques essentielles en les ramenant de manière métaphorique à la création de chaussures, autre manière de traiter les rapports à la création, à l’individu, aux règles, construisant un parallèle à l’acte 2 entre la manière de créer un chant et celle de faire une chaussure dans la scène très brillante entre Sachs et Beckmesser.
Certes, la question de l’irruption de l’innovation ou de la différence dans un monde vaguement sclérosé est une problématique qui se pose aussi bien dans Lohengrin, dans Tannhäuser, et même dans Parsifal, et c’est l’une de ces questions que le musicien Wagner va poser à la société musicale du temps, mais les Meistersinger vont plus loin en posant la question de la liaison de l’art et du social, la question du concours et du public, et même celle de l’incompréhension du public, c’est à dire aussi celle de la réception (au troisième acte, face à Beckmesser) : qu’est ce qui gouverne les réactions du public ? Beckmesser est-il si ridicule ? Et Walther, rentré dans le rang, n’est-il pas désormais un Maître comme un autre, un conforme et non un voleur de feu. Car c’est bien cette question de l’artiste comme lointain fils de Prométhée qui est en creux dans nombre d’œuvres de Wagner, et l’expression Voleur de feu qui appartient à la Lettre à Paul Demeny que Rimbaud écrivit en 1871, est contemporaine du Wagner qui s’installe à Bayreuth pour y créer ce que l’on sait, le théâtre de l’avenir pour la musique de l’avenir.
Comme on le voit, Die Meistersinger von Nürnberg est le reflet de débats esthétiques et philosophiques qui dépassent le simple opéra comique, et celui qui s’attaque à la mise en scène de cette œuvre ne peut aujourd’hui les éviter.
C’est bien ce qu’avait voulu Katharina Wagner à Bayreuth, en prenant, en plus, ses distances avec l’utilisation idéologique de l’œuvre que le nazisme (et Bayreuth) en avait fait à contresens à mon avis, s’appuyant sur le seul discours final de Hans Sachs.
Enlève-t-on à Tartuffe sa puissance subversive en s’appuyant sur le discours final de l’Exempt ? Il en va de même ici. La question étant la puissance subversive de l’art, elle ne saurait épouser l’idéologie de la barbarie nazie, ou de toute autre barbarie d’ailleurs.
Ainsi donc la question de la mise en scène se pose, encore plus que dans d’autres œuvres de Wagner, car il me paraît aujourd’hui impossible de mettre en scène cet opéra au premier degré, quand il se joue en permanence au second degré…
À cette complexité du livret correspond une vraie complexité musicale : il faut de vraies voix masculines, notamment Sachs, Pogner, Beckmesser et Walther, baryton basse, basse, baryton, ténor (lyrique ? dramatique ? lyrico-dramatique ?), et les voix féminines apparaissent faussement plus pâles : combien d‘Eva évanescentes et discrètes, sortes de petites jeunes filles sages a-t-on vu sur les scènes ? Il m’a fallu attendre Anja Harteros à Genève il y a quelques années pour saisir que ce rôle existe, avec une vraie puissance dramatique. Il y a aussi dans cet opéra beaucoup de rôles dont le relief et la présence sont équivalentes et il est difficile de poser la question du personnage principal et du personnage secondaire (c’est clair pour Pogner, vocalement difficile, scéniquement plus pâle) . De tous les rôles, seul Hans Sachs présent tout au long de l’œuvre doit défendre une des parties les plus écrasantes du répertoire, avec de longs monologues qui ne sont pas des airs, mais justement des monologues, avec toute leur charge psychologique et toutes leurs couleurs, et par ailleurs des moments de pure conversation, ou des ensembles apparemment désordonnés, où tous interviennent dans une apparente chienlit, et où tout en réalité est ordonné dans la plus pure tradition rossinienne (je dis bien rossinienne).

Oui, on sent dans cette écriture comme Wagner a compris ces écritures de comédie, ces crescendos phénoménaux qu’il applique notamment dans le fameux final de l’acte II.
À lire ces lignes, le lecteur se dira que seuls des théâtres de niveau très international ou des festivals, pourront défendre cet opéra dans toute sa complexité et tous ses attendus.
Pourtant, à des degrés divers, les grandes productions des dernières années furent des déceptions. Salzbourg l’an dernier à cause d’une distribution inégale et d’une mise en scène ratée, Bayreuth il y a quelques années à cause d’un chef moins convaincant et d’une distribution qui n’a pas trouvé son homogénéité. Il me faut dans mon histoire de spectateur remonter aux années 80 pour trouver des productions de très grand niveau musical, dirigées par Wolfgang Sawallisch, à Munich, ou à la Scala ou de bonnes productions d’ensemble comme à Bayreuth (même si les mises en scènes de Wolfgang Wagner…).
Mais aussi loin que je me souvienne, aucune des productions scéniques n’était vraiment convaincante, ni à Munich, ni à la Scala, ni à Bayreuth.
Parmi les productions vues ces dernières années, celle qui m’est apparue la plus convaincante dans son ensemble (Mise en scène et musique) est peut-être celle de Zurich, dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Harry Kupfer avec Michael Volle dans Hans Sachs, Michael Volle, qui reste aujourd’hui le Sachs de référence, mais aussi le grand Beckmesser, qu’il a interprété de manière définitive à Bayreuth (où Hermann Prey dans les années 1980 était lui aussi, mais pour d’autres raisons, tout à fait magnifique).

Cette longue introduction n’a pour but que d’encourager le spectateur-lecteur à se lancer dans Meistersinger, et à regarder au cinéma la retransmission du MET le 13 décembre, dirigée par James Levine, même si la production de Otto Schenk sera sans doute très traditionnelle et à courir lorsque l’œuvre sera programmée à Paris, même si la production de Salzbourg de Stephan Herheim n’est pas vraiment convaincante.
Ou alors, les alsaciens ou les lorrains, ou les autres, pourront aller le 7 décembre à Karlsruhe, pour la dernière représentation de la série que le Badisches Staatstheater a programmée de cette reprise de la production de la saison dernière. Ils auront raison, c’est sans doute la mise en scène la plus intelligente et la plus convaincante de Meistersinger vue de toute ma carrière de mélomane, avec un  niveau musical plus qu’honorable. Cela confirme ce que je dis sans cesse dans ce blog sur la qualité du théâtre dit de répertoire. Le Badisches Staatstheater de Karlsruhe a d’ailleurs été souvent un incubateur de futures gloires musicales.
La distribution était à peu de choses près la même que lors de la première, la direction était assurée par le Premier Kapellmeister, Christoph Gedschold, la mise en scène assurée par Tobias Kratzer, 34 ans, dont j’ai vu Les Huguenots il y a un mois à Nuremberg.
Si vous voyez ce nom sur une affiche, n’hésitez plus, c’est un metteur en scène de très grand niveau. J’avais bien aimé ses Huguenots, je suis sorti de ces Meistersinger étonné, au sens fort (et XVIIème siècle) du terme. Il s’agit là, et sans mauvais jeu de mot, d’un travail de maître, qui réussit à rendre parfaitement et surtout d’une manière lisible et fluide, la complexité dont il était question plus haut.
Sans comparer note à note la prestation de la Badische Staatskapelle avec celle de phalanges plus reconnues ou plus prestigieuses, on doit reconnaître avec plaisir qu’à part de menues scories dans les cuivres, la performance de l’orchestre est tout à fait remarquable, et que le chef a rendu la lecture de la partition très claire, très lisible puisqu’aucun des recoins du texte wagnérien n’est laissé dans l’ombre, en relevant çà et là l’ironie, en suivant avec sûreté le déroulement des dialogues, en accompagnant le plateau avec un grand souci de congruence. Certes, l’acoustique généreuse de la salle, de dimensions moyennes, mais avec une grande fosse et une scène assez large, rend le son très présent, et celui des cuivres éclatants trop démultiplié. Il en résulte, notamment lors de la Festwiese quelques déséquilibres. Mais dans l’ensemble, il n’y a rien à redire d’une prestation musicale de très bon niveau, avec un chœur (et « extrachor ») vraiment remarquable – direction Ulrich Wagner- , le tout dirigé par un chef qui sait rendre l’ensemble homogène, et qui ainsi rend parfaitement les effets voulus par la partition. La clarté de la lecture en révèle la complexité et les différentes strates, et le soin mis à rendre la musique à la fois lisible dans son déroulé et dans son épaisseur, sans aucune prise de risque interprétative, mais toujours avec honnêteté et rigueur, font que ces Meistersinger, au niveau musical, n’ont strictement rien à envier à d’autres, réalisés dans des lieux plus prestigieux.
Du point de vue du chant, on a dit la difficulté dans la distribution, confiée pour l’essentiel à des membres (ou d’anciens membres) de la troupe de Karlsruhe. La même impression d’homogénéité et d’honnêteté domine, avec pour résultat final un vrai triomphe : il n’y a pas de faiblesse particulière sur le plateau, mais au contraire l’impression que chacun donne le maximum pour la réussite de l’ensemble, un authentique travail de troupe et d’équipe, seulement réalisable dans des théâtres de répertoire.
Serge Dorny, à qui je posais la question de possibles Meistersinger à Lyon, me répondit par l’extrême difficulté à les monter, dans ce qui est tout de même le deuxième opéra en France. Ici à Karlsruhe, une ville moyenne d’environ 300.000h, cela semble naturel, et en tous cas c’est parfaitement réussi, car au-delà de la mise en scène, la réalisation musicale n’appelle pas de remarques particulières, et révèle des chanteurs d’une très grande valeur.
À commencer par Renatus Meszar, Hans Sachs qui, comme tous les chanteurs du plateau, réussit une performance qui est à la fois musicale et scénique. On ne peut dans ce travail séparer le chant de l’engagement dans le jeu. Et on sent l’adhésion à un projet scénique où chaque rôle est interrogé en profondeur. Vocalement, la voix encore jeune n’accuse pas de faiblesse, avec une diction exemplaire, et un engagement scénique qui forcent l’admiration, notamment au troisième acte, où le personnage marque à la fois son désespoir et sa noblesse. Dans cette mise en scène, Hans Sachs s’efface et s’en va, pliant bagage, allant chercher ailleurs la reconnaissance de l’art, et son monologue final sur l’art allemand devient comme un pis aller : dans le naufrage d’une vie personnelle gâchée, il reste l’art et notamment l’art allemand, sorte de lot de consolation.

Rideau de scène
Rideau de scène

Lorsque devant le rideau composé de dizaines et dizaines d’affiches de Meistersinger qui sont autant d’interprétations de l’œuvre, il ajoute en la collant celle de la représentation du jour, désabusé, on en vient à penser « une représentation de plus, une interprétation de plus, une parmi d’autres » ; ainsi va la vie, ainsi va l’art, ainsi va Sachs, éternel perdant qui triomphe comme une sorte de clown triste. Renatus Meszar fait découvrir un Hans Sachs qui sait être violent, qui risque même le coup de poing avec Beckmesser, loin du Maître au dessus de la mêlée, il reste, affectivement et artistiquement dans la mêlée et dans le débat. Hans Sachs ne se résigne pas, il est la vie même, il préfère partir et s’abstraire d’un milieu où il n’a plus rien à faire, puisqu’à travers Walther la succession artistique est assurée, ainsi que la succession affective, puisque le jeune homme lui a pris Eva…
Toutes ces facettes, Meszar sait les rendre, y compris physiquement, y compris sur son visage. L’attention au jeu est telle que la musique et sa puissance évocatrice sont lues sur les expressions du visage (il en est de même pour le personnage de Walther), défi difficile à tenir à l’opéra où les efforts physiques exigés par le chant peuvent effacer quelquefois les expressions du visage demandés par le rôle : quand les deux se confondent, c’est la garantie d’une indicible émotion.

 Walther face aux maîtres en "audition" Acte I © Falk von Traubenberg
Walther (Daniel Kirch) face aux maîtres en “audition” Acte I © Falk von Traubenberg

Face à lui, Walther est chanté par Daniel Kirch. Une voix qui n’a pas tout à fait le format de Walther, et qui semble un peu étroite, et pour tout dire, un peu petite par rapport aux exigences et du rôle et de la masse orchestrale. Mais en réalité cette impression initiale est contredite par la performance. Aucun problème pour mener le rôle jusqu’au bout, aucun effort particulier pour se faire entendre, parce que la voix est parfaitement placée et projetée. Daniel Kirch a de plus une diction exemplaire,  un jeu engagé et juste avec une plasticité du visage qui lui fait épouser toutes les émotions et les exprimer avec une criante vérité. Le personnage est en place, de l’étudiant un peu négligent du début au chanteur qui va présenter une audition de la fin, du marginal au rangé dans un parcours qui rappelle le Walther de la mise en scène de Katharina Wagner, que Tobias Kratzer a visiblement étudiée. Ce qui frappe dans cette vision, c’est la jeunesse et la fraîcheur, c’est l’engagement direct, sans fard, sans affèterie, c’est en même temps la puissance de la passion, qui explique les excès, les désespoirs sans fond, le passage direct de la gaieté à la plus profonde tristesse, et la voix qui change de couleur et de nature à chaque moment ; le début du quintette du 3ème acte est à ce titre emblématique, qui commence presque dans le drame.

Sachs et David en version Moyen âge © Falk von Traubenberg
Sachs et David en version Moyen âge © Falk von Traubenberg

Mais c’est au second acte que le personnage prend toute sa place, puisque Kratzer construit ce moment nocturne comme un cauchemar de Walther reparcourant l’histoire, son histoire, dans les cadres différents des trois tendances de la mise en scène du XIXème à nos jours : la mise en scène traditionnelle dans les décors de la création, avec une désopilante peinture des apprentis dans  leurs gentils costumes médiévaux, qui dansent une gentille ronde autour de David, que Wolfgang Wagner dans les pires de ses mises en scène n’aurait pas démenti, puis on  passe à l’évocation directe de la vision (si critiquée à l’époque) très abstraite de Wieland Wagner,

Sachs & Eva (et en arrière plan Walther) version Wieland Wagner © Falk von Traubenberg
Sachs & Eva (et en arrière plan Walther) version Wieland Wagner © Falk von Traubenberg

où les personnages en costumes médiévaux aussi, mais moins « typiques », se raidissent abandonnant un jeu naturaliste pour quelque chose de plus retenu plus distant, plus raide, en accord avec un décor réduit à l’essentiel, pour terminer enfin dans le Regietheater à la Castorf, avec ses tics, sacs poubelles, échoppe de cordonnier moderne (vendeur de clefs, etc…) et son magasin à Kebab, allusion directe au Döner Kebab de Götterdämmerung à Bayreuth, dans lequel vient se glisser subrepticement un rat tout droit sorti du Lohengrin de Hans Neuenfels, toujours à Bayreuth. Voilà Castorf et Neuenfels habillés pour l’hiver, et voilà un deuxième acte rendu cohérent par l’idée du rêve de Walther, qui prépare sa performance, et qui rêve de ses possibles, en une image des étapes de la réception et de l’interprétation de l’œuvre d’une justesse et d’une drôlerie extraordinaires, où Walther, en chemise à carreaux et en jean parcourt ces espaces, un peu perdu, un peu étonné, un peu décalé, pour finalement se retrouver copulant ardemment avec Eva au milieu de sacs poubelles à la Castorf.

Eva - Walther en version Regietheater © Falk von Traubenberg
Eva – Walther en version Regietheater © Falk von Traubenberg

Tous les contempteurs du Regietheater seront aux anges, dans un deuxième acte où il nous est dit que tout est Régie, que tout est mise en scène, et que tout peut faire fonctionner l’œuvre, pour finir dans un pandemonium où le rêve de Walther se transforme en cauchemar : la tournette où tournent les trois décors successifs s’emballe, les personnages se mélangent, les costumes s’entremêlent, le moyen-âge vu par le XIXème, le XXème et le XXIème deviennent une sorte de mixture folle, une valse étourdissante et vertigineuse qui débouche finalement sur une vanité. Au centre de ce maelström, le parcours de Walther dans les méandres de l’interprétation va aboutir sur l’œuvre, dont il sera question au IIIème acte.

Acte II, le Karaoké de Beckmesser © Falk von Traubenberg
Acte II, le Karaoké de Beckmesser © Falk von Traubenberg

Bien sûr, dans ce paysage, Beckmesser (très bien chanté par Edward Gauntt) ne peut plus être le personnage ridicule qu’on dépeint habituellement. Il est l’amoureux d’Eva (au même titre que Walther, et même que Sachs), un amoureux qui dans le deuxième acte est vu comme un chanteur de Karaoké (haut parleur et micro ouverts à plein régime dans la rue), chemise bariolée et costume de séducteur sud américain, et au premier et troisième acte un professeur de chant ordinaire, mais confit en dévotions pour Richard Wagner, dont la tête en bronze trône dans la salle de classe.

La tête de Wagner, rafistolée au final par Beckmesser
La tête de Wagner, rafistolée au final par Beckmesser

Kratzer le voit comme une sorte de défenseur ultime d’une conception rigoriste et presque sectaire du chant wagnérien, une sorte de psychorigide, qui horrifié par les excès du chant de Walther au 1er acte quitte la scène en prenant dans ses bras la tête auguste, la caressant et l’embrassant, pendant qu’au troisième acte, pénétrant par effraction dans le studio de Hans Sachs, après s’être agenouillé devant la tête de Wagner, il est le sujet d’une vision où Wagner le prend, le gronde, lui donne une fessée et sort en triomphant et lançant une projection murale de son fameux « Kinder, schafft endlich Neues! » (Enfants, créez enfin du nouveau) sorte d’appel à la libération de l’art. Le conflit Sachs/Beckmesser, en dehors de la question d’Eva, pose la question bien plus délicate de celle de l’interprétation, de l’art dans la cité, de la représentation artistique, c’est pourquoi le Beckmesser de Edward Gauntt, débarrassé de tous ses ridicules, en chemisette et pull négligemment jeté sur l’épaule, prend une valeur complètement différente, plus noble et en même temps plus pathétique quand, perdant à la fin, il jette de dépit la tête de Wagner au sol, et la brise en plusieurs morceaux, pour la recoller dans l’image finale, pendant que Walther rentré dans le rang, dirige le chœur et que Sachs s’exile. Je trouve assez subtil de mettre en regard Sachs et Beckmesser, comme deux versions d’une même génération d’artistes, plutôt que la vision manichéenne opposant Beckmesser le ridicule à Walther le noble. Sachs et Beckmesser s’opposent ainsi sur l’art, mais perdent chacun pour des raisons différentes, et laissent une nouvelle génération d’interprètes naître.

Eva et Pogner, version 1 (traditionnelle) Acte II © Falk von Traubenberg
Eva et Pogner, version 1 (traditionnelle) Acte II © Falk von Traubenberg

Le Pogner de Guido Jentjens, vu comme un riche bourgeois dans un ensemble de Maîtres venus volontairement de tous les horizons sociaux, du hippie retardé au grand bourgeois riche et considéré, est peut-être vocalement le plus accompli, voix profonde, bien timbrée, bien posée, aux aigus larges et assis, mais cette perfection vocale est accompagnée d’une inexistence scénique totale, Veit Pogner étant complètement effacé dans cette mise en scène par les autres protagonistes, et notamment par sa fille Eva qui est sans doute le personnage le plus complexe auquel Kratzer s’intéresse. La soprano Christina Niessen lui prête une voix claire, puissante, énergique, avec quelques défauts d’homogénéité cependant à l’aigu quelquefois un peu crié. Mais la présence vocale et scénique, l’engagement juvénile font d’Eva un personnage qui existe totalement : non plus la jeune fille un peu pâlotte qu’on peut voir quelquefois sur les scènes, mais une « femme naissante », consciente de ses désirs et de ses volontés, et bien décidée à en faire voir aux hommes, jouant sur leur orgueil et leur sensibilité comme sur un clavier.
Elle séduit vraiment Hans Sachs, et plus qu’une manœuvrière, semble vraiment hésiter entre Sachs et Walther, et se laisse en tout cas circonvenir. Il faut l’entrée impromptue de Walther dans le studio de Sachs au 3ème acte pour interrompre un doux entretien avec Sachs qui aurait sans nul doute basculé sans cette entrée à l’improviste. Cette Eva consciente de sa puissance de séduction, c’est ce qui va rester à l’image finale, où chantant dans le chœur dirigé par Walther, elle disparaît à l’arrivée d’un beau jeune homme qui la vient chercher (comme Walther au premier acte) laissant Walther désespéré et fataliste pendant que le rideau tombe. Voilà une Eva qui ne contredirait pas le Mozart de Così fan tutte.
Enfin, Madeleine (Stefanie Schäfer) acquiert une jolie présence notamment au deuxième acte avec son costume médiéval si chargé qu’elle le garde par erreur au troisième acte, comme une incongruité voulue dans l’économie générale du spectacle, qui est histoire de la trace de Meistersinger pendant que David (Eleazar Rodriguez) propose un personnage d’assistant dans l’école de chant qui est le cadre de l’action, avec une jolie voix de ténor, un peu trop légère pour le rôle. Derrière David, on peut voir en général un futur Loge, un futur Mime, voire un Erik : c’est une voix large, au timbre clair, aux aigus tendus. Eleazar Rodriguez a une jolie voix de ténor lyrique, penchant plus du côté d’Almaviva ou de Cassio que de Loge. En bref, il a la qualité technique mais pas le format. Il reste que le personnage est bien campé et que le format vocal réduit ne nuit pas au rideau final à un succès assez mérité.
Tous ces personnages sont très fouillés au niveau de leur caractérisation, et c’est la première qualité de cette mise en scène où le travail sur les personnes et leurs rapports est particulièrement aigu, particulièrement profond. Il pose de vraies questions sur leurs relations, sur l’évolution de leur psychologie. Souvent, dans une mise en  scène de type « Regietheater » le concept prime sur les détails, ici au contraire, les détails psychologiques, les méandres de la psyché (notamment chez Eva et Sachs) sont poursuivis, justifiés, explorés avec une profondeur rarement atteinte à l’opéra ; ils sont explorés dans leur manifestation et dans leur potentialité, c’est à dire dans toute leur épaisseur. C’est assez rare pour être relevé et apprécié.

La deuxième qualité de ce travail est sa fluidité, c’est à dire le déroulé sans accrocs de l’intrigue dans tous ses détails, sans être arrêtée par telle ou telle difficulté.
La trouvaille dramaturgique essentielle, c’est évidemment d’avoir uni thématiquement les 1er et 3ème acte, en transformant le deuxième en une nuit de cauchemar unifiée par le personnage de Walther qui rêve, une sorte de parenthèse qui va en fait être l’élément de résolution artistique, faisant passer Walther de l’apprenti maladroit mais doué au statut de Maître. C’est l’expérience du cauchemar, de la souffrance qui réveille la créativité et fait mûrir. Le Walther du 3ème acte est différent du 1er parce qu’il a eu l’expérience du rêve douloureux.
Les 1er et 3ème actes filent ensemble parce qu’ils posent la même question : comment interpréter ? Qu’est ce qu’un chant de Maître, c’est à dire un chant qui allie l’acceptation de la règle et l’innovation créatrice ? Quel est le rôle d’un Maître, d’un Maestro qui transmet et qui guide, qui accompagne et qui laisse en même temps la fibre créatrice s’exprimer.
Ils filent ensemble parce qu’ils sont unis au niveau du décor, la scène étant divisée en trois espaces séparés par des portes, qui permettent d’y construire des dialogues, des ensembles, des apartés, des monologues, ils permettent aux personnages de s’isoler et de se réunir, dans une unité dramaturgique visible sans rendre le livret incohérent ou contradictoire. Nous sommes dans les espaces d’une Ecole supérieure de chant, probablement dédiée au chant Wagnérien et on y prépare les Meistersinger, sûrement pour un Essay final. Les Maîtres sont des maestros qui y enseignent (au moins Beckmesser et Sachs). Au centre une salle de répétition pour le chœur, à jardin une sorte de salle d’attente pour les étudiants, à cour un cabinet où les maîtres boivent le café (machine Nespresso…) et préparent leurs interventions.
Au deuxième acte, la salle de répétition du chœur devient l’espace des trois cauchemars de Walther, où se succèdent les trois décors évoqués plus haut, installés sur une tournette, décor d’origine des Maîtres Chanteurs,  décor de Wieland dans les années 50, décor vu par le Regietheater à la Castorf,. Au total, nous vivons une sorte de théâtre dans le théâtre qui pose le problème central de l’interprétation wagnérienne où l’on ne peut échapper à la question de la représentation.

Acte III scène finale © Falk von Traubenberg
Acte III scène finale © Falk von Traubenberg

Au troisième acte, cet espace devient studio de chant avec piano et dans cette école de chant où l’on médite sur la manière de chanter Wagner, ce qui est parfaitement cohérent avec la thématique de l’œuvre. Ainsi donc la structure de l’interprétation du chant wagnérien pose au deuxième acte la question du visible, et au troisième celle de l’audible.   Tobias Kratzer a résolu la difficulté en construisant un deuxième acte hors champ, unifié par l’idée de rêve de Walther, mais en même temps laissant l’intrigue se dérouler conforme au livret dans trois cadres différents, montrant les limites de chaque approche, mais montrant en même temps combien la logique de l’œuvre résiste parfaitement et affirmant de manière syncrétique qu’il n’y a pas d’ostracisme dans l’idée d’interprétation : belle leçon de tolérance intellectuelle et d’ouverture dans un monde théâtral aujourd’hui traversé par crises et clans, tendances et cabales. Un moment magnifique de théâtre et d’intelligence.

Acte III, Sachs, Eva, le piano et Wagner © Falk von Traubenberg
Acte III, Sachs, Eva, le piano et Wagner © Falk von Traubenberg

Le troisième acte, est appuyé sur deux étais, d’une part la question de l’œuvre et de son interprétation, avec les ultimes moments d’élaboration du chant de Walther, et d’autre part l’idée somme toute banale qu’il n’y a pas de vraie création artistique sans l’émotion des individus et du créateur. Ainsi donc, l’aventure sentimentale de Walther et sa souffrance devant les hésitations et la légèreté d’Eva vont être moteurs du processus créatif et aboutir, d’un chant conforme et parfaitement exécuté, à un chant profondément ressenti : on passe de l’esprit à l’âme, d’animus à anima. Pivot de ce passage, le fameux quintette, parti de voix séparées et souffrantes : le début, déchirant, et fait d’individus chantants seuls en même temps que les autres, et la fin, devenue quintette, est un ensemble de voix chantant à l’unisson la même émotion. Ce basculement fait naître toute la partie finale, conçue comme une fête d’école où tous les étudiants assistent et participent, où le spectateur est protagoniste puisqu’une partie du chœur est distribuée dans la salle, une fête où Wagner est à l’honneur mais aussi le chant comme discipline puisque les maîtres apparaissent au milieu d’écrans projetant les grands chanteurs passés et présents (on reconnaît entre autres Alfredo Kraus, Placido Domingo, et même Klaus Florian Vogt, l’actuel Walther de référence) comme autant de références interprétatives de toutes les musiques. Nous sommes au cœur de la problématique de l’œuvre, que Kratzer inscrit comme à la fois fondement et produit : fondement théorique de la réflexion wagnérienne, et produit des méandres des histoires des individus singuliers. D’où l’image finale où tout recommence comme au début, avec une tête de Wagner cabossée mais recollée et un nouveau jeune homme aux pieds de l’éternelle Eva : toute œuvre est la rencontre de l’Histoire et d’une histoire, du collectif face à une singularité, du pluriel face au singulier.
Tobias Kratzer a réussi ainsi à TOUT raconter, de l’histoire singulière des protagonistes à celle globale et théorique, de l’interprétation et de l’œuvre d’art, une œuvre d’art à la fois dans la cité et dans la psyché. Il raconte cette histoire d’une effrayante complexité avec un naturel, une simplicité et une logique qui laissent rêveur, il raconte avec sérieux, mais aussi avec humour, avec tendresse, avec ironie aussi, avec la distance de qui aime ses personnages sans leur passer leurs caprices.
Ce jeune metteur en scène de 34 ans a réussi je crois la plus belle des mises en scène des Meistersinger des dernières années : il a réussi à tout dire, tout en nous laissant l’espace pour rêver, continuer à créer et à construire. Il a construit sur de solides références historiques, théâtrales, musicales, en laissant en même temps à cette musique son extraordinaire pouvoir d’enchantement grâce à l’excellence du rendu musical d’ensemble. Cette mise en scène ne peut réussir que soutenue par l’excellence musicale, tant elle est elle-même musicale et tant elle prend appui sur ce qu’on entend en fosse.
Ce dimanche 16 novembre, je n’étais pas le même en entrant et en sortant du théâtre. Et j’ai déjà envie d’y retourner. [wpsr_facebook]

Acte II final © Falk von Traubenberg
Acte II final © Falk von Traubenberg

OPÉRA DE LILLE 2014-2015: CASTOR ET POLLUX de Jean-Philippe RAMEAU le 21 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Amours contrariés ©Pierre Le Masson
Amours contrariés ©Pierre Le Masson

Abondance de biens ne nuit pas, il y avait en octobre deux productions de Castor et Pollux de Rameau à voir en France, l’une au Théâtre des Champs Elysées mis en scène par Christian Schiaretti avec Hervé Niquet et Le Concert Spirituel, l’autre à l’opéra de Dijon (normal, Rameau est né à Dijon) et à celui de Lille, mis en scène par Barrie Kosky et avec Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée.

J’ai choisi d’aller à Lille. Barrie Kosky est en effet un metteur en scène qui m’intéresse. Directeur de la Komische Oper de Berlin (dont le contrat vient d’être prolongé jusqu’en 2022), il a dès son entrée en fonction choisi de travailler sur le répertoire baroque en affichant un projet Monteverdi qui a secoué le cocotier baroque et enthousiasmé le public berlinois.
Ce travail, outre Lille et Dijon est coproduit par l’ENO londonien (production de 2011) et son équivalent berlinois la Komische Oper (qui l’a présenté la saison dernière) pure production européenne, confiée à un metteur en scène australien petit fils d’émigrants juifs installé en Allemagne où il fait une magnifique carrière.
Visiblement cette production, excellemment reprise et suivie en France par Yves Lenoir, a étonné au moins la presse là où elle est passée, sans doute parce que les productions de répertoire baroque ne nous ont pas habitués à ce type d’approche considérée (on se demande pourquoi) comme radicale.
Dans le fameux débat qui secouait le XVIIIème, prima la musica ou prime le parole. Rameau a très clairement pris partie pour la première, considérant avec mépris les livrets (il allait jusqu’à dire qu’il pourrait écrire de la musique sur la Gazette de Hollande) à une période il est vrai où les sujets étaient bien circonscrits, où un même livret pouvait servir à plusieurs auteurs et où la notion de droit d’auteurs ou de copyright n’était pas vraiment d’actualité…
Néanmoins comme souvent  entre les déclarations d’intention et la réalité, les choses peuvent bouger puisqu’après en avoir présenté une première version en 1737, de circonstance, à la suite de la fin de la guerre de succession de Pologne, il en a proposé une seconde  profondément remaniée, en 1754, en pleine Querelle des Bouffons.
Une seconde version dont justement le livret est plus élaboré et permet de mieux cerner l’histoire des personnages. Même si c’est plus discutable du point de vue musical, mais Rameau remettait sur le métier l’ensemble du travail lorsqu’il remaniait ses opéras et reconstruisait une nouvelle cohérence.
C’est cette version qui a été choisie, enrichie de quelques numéros pris à la version de 1737.
L’histoire illustre parfaitement le titre du fameux livre de Catherine Clément : « L’opéra ou la défaite des femmes » : il s’agit d’un enchevêtrement amoureux qui touche deux frères dont l’un est mortel et l’autre pas et deux sœurs amoureuses du même homme.
La donnée de base qui soutient toute l’histoire est que Castor aime son frère Pollux et Pollux aime son frère Castor.
L’écheveau amoureux est un peu plus complexe, comme souvent.
Castor aime (et est aimé de) Télaïre promise à son frère Pollux qu’elle n’aime pas. Phébé sœur de Télaïre aime Castor qui ne l’aime pas. Et Pollux aime trop Castor pour ne pas lui laisser Télaïre par générosité, bien qu’il en soit lui-même amoureux.
Phébé, qui n’est pas aussi généreuse que Pollux et qui a sans doute moins l’esprit de famille, va chercher à se venger.
Voilà grossièrement résumée l’intrigue de cette tragédie lyrique, qui comme toute tragédie offre un amour contrarié par une mal aimée, mais avec une donnée supplémentaire, c’est qu’à la fin triomphe l’amour des deux jumeaux immortalisés et que les deux femmes restent seules au monde (et sur terre), pendant que les deux frères vont se la couler douce dans l’éternité. Voilà qui en fait une pure illustration de ce que j’appelais plus haut “l’opéra et la défaite des femmes…”
Mais à tout ces fils amoureux s’ajoutent plusieurs éléments perturbateurs qui vont faire avancer l’action: Castor est mortel mais son frère Pollux est immortel. Il va mourir au combat et Pollux qui l’aime décidément beaucoup va aller jusqu’aux enfers pour le chercher et le sauver, jusqu’à l’intervention de Jupiter qui va immortaliser les deux frères: ils deviendront les Dioscures pour l’éternité.

Jupiter emporte les Dioscures pour l'éternité ©Pierre Le Masson
Jupiter emporte les Dioscures pour l’éternité ©Pierre Le Masson

Dans cette apparente complexité, il y a de quoi séduire un metteur en scène, car au-delà de l’histoire mythologique, les personnages sont tous enfermés dans une logique qui n’a apparemment pas d’issue.
Pour le montrer, Barrie Kosky a imaginé avec sa décoratrice Katrin Lea Tag une boite apparemment sans issues, un parfait décor pour un Huis-clos sartrien, d’où à l’intérieur de la boite les personnages ne cessent de se jeter contre les murs avec une rare violence, mus par le désespoir, où la boite est le seul espace possible, un espace fermé où par contrainte, le corps va devenir central car il devient le seul moyen d’exprimer quelque chose, les yeux n’ayant rien d’autre où se raccrocher : comme le rappelle le programme (de la Komische Oper) les quatre protagonistes sont prisonniers de leurs propres émotions, avec leur amour, leur haine, leur passion et leur jalousie, ils créent leur propre prison, leur propre enfer sur la Terre. C’est bien de huis-clos tragique qu’il s’agit.
Barrie Kosky choisit la concentration sur les individus, sur leurs tourments, et pour la rendre visible, impose que tout le mouvement scénique renvoie à ces agitations psychologiques traduites par l’agitation des corps. Cet espace est à la fois espace physique et espace mental, en soignant le métaphorique (le grand prêtre avec ses mains de Gremlin, les Dieux, comme Jupiter avec son chapeau haut-de-forme, les visions du paradis avec les choristes vêtues en petites filles-perverses ?- par exemple) mais en ne négligeant pas le réalisme, voire l’hyperréalisme (l’utilisation de la terre, bien réelle, dans laquelle Castor est bien réellement enseveli).

A l'ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel
A l’ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel

Ce choix n’est absolument pas radical : au lieu de rentrer par l’anecdote ou le décoratif, et au détriment d’un spectacle extérieur qui distrairait du drame des individus, Barrie Kosky choisit de rentrer par l’expression des passions, qui est justement l’objet de toute tragédie. Si l’on avait fait un tel choix pour une tragédie de Racine ou de Corneille, personne n’y aurait trouvé à redire, mais on est à l’opéra, qui plus est baroque et il faut manger du spectaculaire, des plumes et des paillettes (même si les paillettes y sont, comme on va le voir…).
L’intérêt de ce travail est qu’il ne supprime pas les ballets, comme on l’a écrit, mais il n’utilise les ballets que dans la mesure où ils éclairent l’action ou les méandres des tourments des personnages, d’où une certaine brutalité des mouvements, d’où une agitation, d’où une libération des corps, y compris érotique, la tragédie étant certes action par le mot, et ici par la musique, mais disant justement par le mot ou la musique l’indicible, elle le dira aussi ici par le corps. Et sans reprendre la trame historique (archéologique) des ballets baroques, Barrie Kosky créé une symphonie de mouvements qui fait chorégraphie, avec  des gestes qui trouvent leur origine soit au cinéma, soit dans les représentations picturales de l’époque : il a vu les mouvements graciles, les déhanchements, les retournements, des rondes de ballets pastoraux ou de certains personnages de Watteau:  il crée là une vision syncrétique qui plonge dans l’histoire culturelle, y compris en s’amusant sur certains personnages.

Mercure ©Gilles Abegg
Mercure ©Gilles Abegg

Mercure, souvent raillé  dans  l’opérette ou dans le théâtre comme un personnage ou léger ou duplice (voir Amphitryon38 de Giraudoux) devient ici un personnage presque clownesque et en même temps fatigué d’être messager, d’ailleurs il a les pieds ensanglantés et les ailes un peu fripées, un Mercure digne d’un crépuscule des Dieux….
L’image finale est tout à fait étonnante par sa simplicité…deux paires de chaussures entourées d’un halo de lumière sur lesquelles tombent en pluie des paillettes d’or, figurant la déïfication de Castor et Pollux. Une simplicité qui renvoie à une plus grande complexité. Car si le spectateur peut parfaitement comprendre le sens de l’image, celle-ci prend sa source dans les légendes anciennes.

Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson
Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson

Ces sandales isolées sur le plateau renvoient à mon avis à Empédocle et à sa sandale de bronze laissée au bord de l’Etna avant son suicide (ou rejetée de l’Etna). La sandale, symbole de force terrienne, chtonienne, dans la mesure où elle colle au sol, mais Empédocle au bord de l’Etna est en même temps symbole d’une philosophie de la transformation, comme le dit Bachelard dans La Psychanalyse du Feu :..L’être fasciné entend l’appel du bûcher . La destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement…C’est bien de transformation qu’il s’agit puisque Castor change de nature. Et les deux femmes restées sur terre n’ont plus justement qu’une motte de terre symbolique pour se lover après avoir une dernière fois parcouru le plateau dans la désespérance.
Et Barrie Kosky n’utilise que peu de machinerie pour évoquer. Il rétrécit l’espace par un jeu de cloisons qui descendent des cintres, en une allusion très subtile aux changements de décors de toiles peintes des opéras baroques…Dans cette volontaire représentation de l’Essence du théâtre, pour reprendre un titre d’Henri Gouhier, il donne à ces cloisons un rôle évidemment dramaturgique : le jeu des jambes et des pieds du chœur, de ces corps partiels, vus de la salle, a été raillé par certains, alors qu’il n’est qu’un éclairage de l’état psychologique des protagonistes qu’on voit, eux, au premier plan : il joue sur cette image un peu comme le faisait Guy Cassiers  dans L’Or du Rhin à la Scala où les Dieux étaient accompagnés de danseurs, leur ombre chorégraphique et chorégraphiée par Sidi Larbi Cherkaoui. Il joue aussi sur les ombres portées sur les murs qui ne disent pas toujours exactement ce qui se passe sur le plateau, jeu permanent entre les différents types de représentation et entre les illusions du visuel.
Comme on le voit, nous sommes loin d’une vision simpliste et superficielle : Barrie Kosky essaie de retrouver l’essentialité tragique, en jouant aussi sur les jeux baroques, ombres portées et donc variations sur la réalité et son image, point de vues partiels (jeux des cloisons et des jambes, jeux des mains émergeant du sol) qui laissent voir et créent en même temps une illusion, masques, y compris masques effrayants qui déforment les figures. C’est simplement une autre manière d’aborder la question du baroque, sans doute plus juste que les représentations rêvées des mondes baroques qu’on a l’habitude de voir.
Au total une mise en scène vivifiante, vitale, pleine de sens, qui rend justice au texte et à la musique, à la complexité de laquelle il répond par une complexité scénique, au rythme de laquelle il répond par des mouvements scéniques. A la vérité de laquelle il répond par une vérité scénique.
La performance du Concert d’Astrée est au-delà de tout éloge, des musiciens rompus à ce répertoire, d’une excellence technique remarquable, avec un continuo exemplaire. Un son plus rond, plus charnu, presque plus spectaculaire que ce qu’on entend habituellement, en bref une authentique présence, y compris du chœur qui à la performance vocale ajoute une performance physique non indifférente : chanteurs et chœurs très sollicités doivent à certains moments être aux limites physiques permettant le chant.
Une seule remarque : le geste d’Emmanuelle Haim est assez particulier, assez peu précis pour ce que j’en ai pu voir et si avec son orchestre il ne fait sans doute pas problème, avec d’autres formations cela peut peut-être en poser. C’est une remarque de pur profane, car Emmanuelle Haim est un de ces chefs qui fait honneur à l’école française (elle était déjà une remarquable continuiste), elle vient de donner d’ailleurs avec les Berliner Philharmoniker La Resurrezione de Haendel .
La distribution réunie est très homogène, jeune, et assez fraiche pour faire croire aux personnages. Un seul un peu plus mur, l’excellent Frédéric Caton dans Jupiter auquel il prête son beau timbre profond qui frappe immédiatement.

Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg
Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg

La distribution est dominée par les deux femmes, et notamment le jeune Gaelle Arquez, Phébé au mezzo clair, puissant, présent, à la diction impeccable, à la présence scénique notable et au jeu stupéfiant. La prestation est remarquable de bout en bout. Emmanuelle de Negri en Télaïre est également très engagée, la voix fraiche, ouverte, est très émouvante. Les deux sont loin de prestations conventionnelles, elles se sont jetées à corps perdu dans cette vision, et leurs personnages sont non pas lointains et éthérés mais chair et sang.
Le Pollux de Henk Neven a un timbre chaleureux, très présent et compose un personnage émouvant et sensible, avec une vraie présence scénique, mais en revanche Pascal Charbonneau m’a paru un peu décevant dans Castor, avec des aigus tendus à la limite de la justesse, et une présence vocale et scénique moins affirmée que dans d’autres prestations (notamment dans David et Jonathan à Aix en Provence). En revanche, autant le Mercure de Erwin Aros est scéniquement parfait, par la présence, par les mouvements, autant il est loin d’être au point vocalement : la voix peine à exister, c’est souvent à la limite et en volume, et en justesse, et en diction. C’est le maillon un peu faible d’un ensemble de très grand niveau, qui projette ce maître de la grande tradition qu’est Rameau dans une modernité musicale et scénique où on ne l’attendait peut-être pas. Adorateur du baroque pictural et architectural j’ai toujours un peu de réserve sur l’opéra baroque, les lecteurs habituels de ce blog le savent. Qu’on me donne tous les jours de tels spectacles, et au diable les réserves.[wpsr_facebook]

Mains émergentes © Pierre Le Masson
Mains émergentes © Pierre Le Masson

SALZBURGER FESTSPIELE 2014 -THÉÂTRE à HALLEIN-PERNER INSEL: DON JUAN KOMMT AUS DEM KRIEG/DON JUAN REVIENT DE LA GUERRE de Ödön von HORVATH, Mise en scène Andreas KRIEGENBURG

La cueillette des Lettres, ce "sang des familles" © Monika Rittershaus

La cueillette des Lettres, ce “sang des familles” © Monika Rittershaus

Salzbourg 2014 (Théâtre) : après le relatif échec des Derniers jours de l’humanité (Georg Schmiedleitner), et les discussions de la critique autour de Forbidden Zone (Katie Mitchell), le projet autour de la première guerre mondiale construit par Sven Eric Bechtolf, le directeur de la programmation théâtre qui prend l’interim du festival après le départ de Alexander Pereira, a affiché Don Juan revient de la guerre, de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg.
La pièce de Horváth, qui soit dit en passant, est à l’affiche de l’Athénée en 2014-2015 dans une mise en scène de Jacques Osinski, est passionnante pour trois motifs :
–       c’est une pièce sur la guerre et sur son influence sur l’évolution des êtres, voire leur destruction et à ce titre une très violente dénonciation.
–       c’est une pièce sur la femme, sur sa liberté ses désirs et ses choix, et sur son passage d’objet à sujet.
–       c’est une pièce sur Don Juan, qui revient de la guerre avec un désir de changement, un sujet qui risque de devenir objet, mais qui retrouve peu à peu les vieilles lunes, dans l’écartèlement des désirs contradictoires.

Cette fois, aucune erreur dans le choix des lieux : c’est à Perner Insel, à Hallein (à une dizaine de km de Salzbourg) sur cette scène magnifique située dans une friche industrielle inventée par Gérard Mortier et Peter Stein, où je vis Les géants de la Montagne (Ronconi) et en 1999 ce spectacle inoubliable de Tom Lanoye et Luk Perceval, Schlachten ! (Batailles) à partir des pièces de Shakespeare traitant de la Guerre des deux roses, qui durait environ 9h et qui m’a à jamais marqué.
En pensant à Don Juan revient de la guerre, je me suis dit que tout enseignant travaillant avec ses élèves Don Juan de Molière (passage obligé, rituel, de tout enseignement de littérature en lycée) pourrait rompre le train-train donjuanesque en proposant en lecture-miroir cette extraordinaire pièce de Horváth, qui pose la question du Donjuanisme en des termes particulièrement aptes à faire comprendre le sens du mythe.
Pourtant, malgré l’enthousiasme devant ce travail, ce n’est que près de trois mois après que je me décide à écrire…

Je me suis demandé pourquoi j’avais tant tardé.
Sans doute une hésitation. Sans doute aussi parce que j’ai tenu à relire la pièce en traduction française, dans la belle traduction de Hélène Mauler et René Zahnd parue aux éditions de l’Arche, et que peu à peu l’urgence de l’écriture s’est atténuée, pour se transformer en souvenirs, en éléments de réflexion, en moments qui régulièrement reparcouraient les labyrinthes de ma mémoire.
Alors je suis revenu sur le métier.
D’abord parce que la pièce est tout à fait extraordinaire et que j’engage les parisiens (et les autres) à courir à l’Athénée en avril 2015. Ensuite à cause du travail d’Andreas Kriegenburg, qu’on connaît peu en France. Il m’avait séduit aussi bien dans son Ring que dans Die Soldaten à Munich que je viens de revoir il y a deux semaines. J’étais curieux de voir du théâtre, car à distance de plusieurs mois, des images profondément ancrées me restent de ce travail que je voudrais communiquer.
Enfin, peut-être parce que d’une certaine manière, j’ai confusément ressenti une gêne à parler d’une pièce sur la femme, sur les femmes qui regardent un homme et qui projettent leurs désirs plus ou moins fantasmés sur un homme.
Et si une femme pouvait mieux ressentir que moi ce travail ? Je me suis vraiment posé la question, parce que la polyphonie féminine (il y a 35 femmes dans la pièce) est ici traitée comme un thème et ses variations, et que ces variations finissent pas créer un tableau psychologique extraordinaire, d’une très grande sensibilité et sans doute aussi d’une grande justesse.

Don Juan revient de la guerre © Monika Rittershaus
Don Juan revient de la guerre © Monika Rittershaus

Mais il y a tant de choses diverses dans la pièce, que finalement je prends la plume ou plutôt le clavier. Il y a des idées et des profils, une atmosphère si particulière, peut-être unique dans le théâtre de Horváth ou au moins ce que j’en connais. On y ressent avec une grande violence la guerre et les transformations psychologiques et sociales d’un monde bousculé, l’Allemagne au lendemain d’un conflit terrible qui l’a laissée au tapis, mais on n’y imagine pas Don Juan, trop singulier et trop superbe pour être un anonyme dans les millions de soldats engagés, et presque incongru dans un monde guerrier essentiellement masculin. Et pourtant, il est bien là; et la guerre lui a enlevé sa singularité : il dit lui-même dans l’une des premières scènes « je ne suis rien du tout »: il fuit (il dit fuir…) donc son personnage et ce qu’il traîne après soi. Un Don Juan d’après, qui va être contraint de revenir à celui d‘avant contre lui-même (et un peu par lui-même) et par les autres, voilà grossièrement résumé le sujet de la pièce.
La question de Don Juan, notamment chez Mozart et Da Ponte, c’est la question des femmes : les hommes chez Mozart sont soit des répliques de Don Juan en creux (Leporello), soit un mal aimé un peu perdu qui va dans le mur (Ottavio) soit un benêt qui sans doute portera les cornes toute sa vie, comme le jour de son mariage (Masetto). Les femmes au contraire sont toutes trois passionnantes et ambiguës : Da Ponte avait déjà compris ce qu’Horváth a décidé de faire. Car Horváth prend acte de cette domination théâtrale des femmes pour nous dire : Don Juan, c’est d’abord une question de femme(s).
Ce qu’il ajoute, qui est à mon avis génial, c’est la question de la guerre : elle lui permet non seulement de dépeindre une Allemagne groggie au lendemain de la défaite, retrouvant les plaisirs et la vie, mais s’engouffrant dans un tunnel qui mènera où l’on sait. En montrant les effets de la guerre et de cette guerre là à travers le parcours de Don Juan sur les évolutions sociales, et notamment sur le statut de la femme, restée à l’arrière et ayant assumé l’absence des hommes en les remplaçant, il montre ce qu’elle a gagné en liberté et en autonomie. Inévitablement le retour de l’homme se fait dans un autre contexte. Mais il montre aussi que la femme retombe dans les filets de Dom Juan, malgré qu’elle en ait, et donc que les choses ne sont pas aussi changées qu’on le croit.

Chez le profiteur de l'inflation © Monika Rittershaus
Chez le profiteur de l’inflation © Monika Rittershaus

Que cet homme emblème soit Don Juan crée un double postulat :
–       Don Juan a changé parce qu’il a vécu la guerre, et qu’il n’est plus Don Juan ou du moins se refuse à l’être. La guerre lamine, y compris les grands-seigneurs-méchants-hommes, mais il n’est pas dit qu’il ne soit pas encore Don Juan…
–       Les femmes ont changé parce qu’elles ne sont plus des instruments dans ses mains, mais tout en ayant changé, elles le réclament…

Or, la pièce nous montre que tout a changé et que rien n’a changé, elle raconte l’histoire de la renaissance du Don Juanisme et de l’irrésistible montée du désir, et du mécanisme de projection qui replace Dom Juan au centre des mailles du filet.

La mécanique du désir © Monika Rittershaus
La mécanique du désir © Monika Rittershaus

Mais elle montre aussi que tout a changé parce que cette fois, Don Juan est vraiment devenu homme-objet qui ne peut plus rien contre le cheminement de son destin..

Le dispositif inventé par le metteur en scène (et décorateur) est un espace ouvert, sur lequel il ne cesse de neiger, et au centre un arbre auquel pendent des lettres, vision automnale, hivernale, une vision en tout cas profondément mélancolique dès le départ, mais une vision extraordinairement poétique d’une réalité de l’arrière et des familles restées loin du front, imaginée métaphoriquement par un arbre où pendent les lettres que les femmes vont cueillir. Cela m’a rappelé l’expression de Michelle Perrot appelant les lettres du front « le sang des familles » : l’arbre, avec sa sève, symbole de vie, alimente les familles qui cueillent les lettres comme des fruits : une relation alimentation/nourriture, mais aussi une relation rituelle comme un rite ancien (rites de fertilité, de renaissance naturelle etc..) qui définit la vie passée en guerre à la fois nouvelle, rituelle, et nourricière, et les relations à la fois proches et quotidiennes, mais aussi lointaines et fragiles, des hommes au front et des femmes restées à l’arrière. Une image qui  présente d’une manière simple et évidente, d’une stupéfiante poésie et d’une très grande justesse, la manière dont la femme a vécu pendant les années de guerre.
En ce sens, Don Juan revenant de la guerre, c’est évidemment l’homme revenant de la guerre, comme tous ces hommes qui reviennent dans leur famille où des habitudes et des rituels se sont installés qu’ils vont, reprenant leur place, totalement bousculer.

Don Juan est donc à la fois Don Juan et tous les hommes, il devient l’emblème d’un retour qui est aussi malaise, un malaise partagé par tous, et qui bouscule la société.

Kriegenburg va proposer une esthétique assez simple, laissant les personnages remplir l’espace, limité pour chaque scène à des déplacements de praticables, de tissus, de fenêtres, de cloisons légères, qui installent aussi grâce aux éclairages une ambiance à chaque fois différente. Mais où les personnages féminins sont presque interchangeables malgré leur variété : 35 femmes jouées par 9 actrices, selon le conseil donné par Horváth lui même « ces trente-cinq femmes non seulement peuvent, mais doivent êtres interprétées par beaucoup moins de comédiennes, de sorte que presque chaque comédienne a plusieurs rôles à jouer ». Et les rôles ne sont pas personnalisés dans la distribution donnée dans le programme : il y a Don Juan et « Les femmes », même si leurs costumes, d’une très grande élégance et légèreté (Andrea Schraad) donnent à chacune un profil…femmes et variations.

Les femmes...© Monika Rittershaus
Les femmes…© Monika Rittershaus

La première image est avec la dernière, la plus puissante de toute la pièce. Elles suffisent à elles deux à alimenter le livre des images les plus merveilleuses du théâtre occidental.
Le rideau de tulle blanc est tendu, et du sol, émergent 18 mains, sorte de renaissance , d’une vie souterraine, qui commencent à bouger, comme réclamant quelque chose : ces mains émergentes  se transforment peu à peu en corps qui saisissent le rideau et l’enroulent et s’en enroulent, en un groupe compact et solidaire qui se met à chanter en chœur. Extraordinaire moment où les femmes, aux visages recouverts de céruse, vivent le groupe. On comprend immédiatement que les scènes individuelles ne seront que part de ce collectif, qui commence par la magnifique cueillette collective des lettres, pendues à un arbres comme autant de feuilles d’automne, des lettres des soldats qui vont revenir (ou non) du front.
Immédiatement après, bruits de bottes, d’obus, de guerre et Dom Juan arrive, visage masqué par le masque à gaz et encore casqué, défait par le front, exténué, courant dans tous les sens. Il sera l’homme, le seul homme de la pièce. Il est vrai qu’il se suffit à lui-même. Blessé, il va séjourner à l’hôpital, autre monde de femmes, où les femmes soignent et où les hommes sont blessés, et où il se crée un étrange rapport (qu’Herheim avait aussi traité d’une manière presque voisine dans le second acte de Parsifal à Bayreuth).

Max Simonischek © Monika Rittershaus
Max Simonischek © Monika Rittershaus

Don Juan, c’est Max Simonischek (le fils du très grand acteur allemand Peter Simonischek), 32 ans, voix douce, modulée, épuisée, corps qui porta sans doute bien, un jour, devenu un être ordinaire qui vient de la guerre, sans argent, sans fierté, sans dieu. Que vaut Don Juan dans un monde sans Dieu ?
Max Simonischek réussit grâce à la voix, grâce à la tenue, à donner du personnage une image neutre et sans vrai caractère, une sorte de zombie qui traverserait un monde qui lui devenu étranger. Presqu’un enfant perdu, et ce personnage qui n’a plus rien du « grand seigneur méchant homme » garde malgré lui et malgré sa volonté, sa puissance de séduction, d’abord potentielle, puis réelle, dont il va finir par user à nouveau comme aimanté par son destin destructeur de soi et des autres. Le ton qu’il emploie évite la plupart du temps le relief, le grand style, il reste dans une sorte de conversation presque blanche, et pourtant, le jeu femme-homme se reconstruit peu à peu, et même dès le départ, là où il passe, il laisse, pour parodier Da Ponte une odore di uomo qui réveille le désir féminin.
Pourtant, il va sans cesse être à la recherche de son dernier amour, ou de sa dernière conquête d’avant: avec le souvenir, avec la guerre, avec le retour, il voudrait revenir à cette femme qui l’a abandonnée, comme les autres : elle a fui, elle en est morte deux ans plus tôt

Elisa Plüss(la Lolita...), Olivia Grigolli, Max Simonischek, Sonja Beisswenger © Monika Rittershaus
Elisa Plüss(la Lolita…), Olivia Grigolli, Max Simonischek, Sonja Beisswenger © Monika Rittershaus

C’est une sorte de jeune Lolita qui va peu à peu le ramener vers lui-même dans son éternité symbolique, une toute jeune fille qui fait du patinage (extraordinaire Elisa Plüss).
Dans ce parcours de Don Juan qui se révèle bientôt une course vers la mort, parce que Don Juan ne peut qu’être porteur de mort. Certaines scènes demeurent fixées dans la mémoire, les scènes avec la jeunes patineuse dont on vient de parler, la scène traitée de manière désopilante de la loge à l’opéra où l’on donne le Don Giovanni de Mozart( !) et comme par hasard le La ci darem la mano, la scène des dames chez le profiteur de l’inflation, qui témoigne de la volonté de Horváth d’inscrire ce Don Juan dans l’histoire, au moment de l’inflation galopante qui fait à la fois des profiteurs et des victimes. Les deux histoires celle de l’Allemagne et celle de Don Juan, vont chacune vers le gouffre et vers l’aporie. Il faudrait aussi souligner le travail époustouflant que Kriegenburg a imposé aux voix, dont la variété va pratiquement de la voix de dessin animé (à la Mickey) à celle de la voix d’opéra, accompagné par une vraie recherche sur les ambiances sonores. On nous montre là quelque chose d’un opéra glacé.

Finalement, Don Juan comprend l’aporie d’un destin auquel il ne peut échapper : apprenant la mort dans un asile d’aliénés de celle qu’il voulait retrouver, qu’il a rendu folle, il s’éloigne dans le froid, seul, sans commandeur, sans enfer, sans flammes.
Au lieu des flammes de l’Enfer, Don Juan va mourir pétrifié par le froid (le troisième acte s’appelle Le bonhomme de neige) : les femmes apportent autour de lui chacune son écot en pains de glace qu’elle vont briser autour de son corps, tels les héros du Crime de l’Orient Express , vision stupéfiante de ces femmes qui à l’aide de piolets brisent cette glace en morceaux, comme si elles brisaient en même temps et leur vie et leur fantasme, en une scène ritualisée d’une force saisissante. Comme toujours, en disparaissant Don Juan laisse femmes désemparés, vies brisées, monde en friche. Le mythe est toujours là, mais sublimé par une de ces images inoubliables que le théâtre sait donner.

Briser la glace... © Monika Rittershaus
Briser la glace… © Monika Rittershaus

Magnifique spectacle, qu’on aimerait revoir. Il serait trop injuste que seules ces 8 représentations  rendent justice à ce théâtre et à ces acteurs phénoménaux : autour de Max Simonischek, Sonja Beisswenger, Olivia Grigolli, Sabine Haupt, Traute Hoess, Elisa Plüss, Nele Rosetz, Janina Sachau ? Natali Seelig, Michaela Steiger. Quant au travail d’Andreas Kriegenburg, c’est à la fois son apparente simplicité, sa lenteur, et cette succession de scènes brèves qui chacune réinsèrent Don Juan dans son mythe, mais aussi ces femmes dans leur tissu de contradictions faites de méfiance et d’attirance, de refus et de désir, de volonté de protection et de goût pour le risque et la mort, au milieu d’un monde qui se décompose à coup de millions de milliards de Marks. À travers Don Juan, Horváth montre les mécaniques inéluctables au travail, mécaniques individuelles, sociales, historiques, un peu comme ces énormes rouleaux bien visibles au-dessus du plateau qui versent une sorte de neige éternelle, rouleaux qui distribuent l’ineffable et le presque rien d’un flocon singulier mais qui finit en épaisse couche qui fixe et pétrifie le monde, mais qui sont aussi des rouleaux compresseurs qui écrasent et laminent.
Le monde d’après guerre continue d’être peuplé de somnambules.

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Don Juan, solitaire et glacé  © Monika Rittershaus
Don Juan, solitaire et glacé © Monika Rittershaus

 

 

HUMEUR: SUR UN ARTICLE COMMENTANT L’ARRIVÉE DE DANIELE GATTI À AMSTERDAM

Le Concertgebouw d'Amsterdam
Le Concertgebouw d’Amsterdam

Je viens de lire dans la revue Classica un article sur la nomination de Daniele Gatti comme directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam, que j’estime d’une grande clairvoyance, d’une grande culture, et qui exprime surtout une vision lumineuse de la vie musicale européenne. Je vous y renvoie,  mais j’estime légitime d’essayer dans ce blog de le confirmer point par point.
Le titre est alléchant : « Ramdam à Amsterdam », il suggère qu’il y a de l’agitation, peut-être de la polémique à Amsterdam à l’occasion de la nomination de Gatti. Et de fait, tous ceux qui suivent l’actualité musicale ont constaté que le Royal Concertgebouw Orchestra en avait fait du ramdam à l’occasion de cette nomination ! Grève, communiqués, sit-in, occupation des locaux…
ah ? non ? mais non ! je confonds avec d’autres orchestres à Paris, ou à New York et en plus ce n’était même pas Gatti le coupable. Ramdam dans la tête de celui qui écrit peut-être, ou fantasme de ramdam… Dame !
Dès le départ, l’article parle de «surprise» («Pour une surprise, c’en est une»).
Surprise pour qui ? Sans doute pour ceux qui ne suivent l’actualité musicale que de loin, du haut de leur Tour Eiffel, l’actualité musicale, car on savait que le nom de Gatti circulait, notamment depuis la tournée des concerts Mahler (Symphonie n° 9) de 2013, triomphale, mais sans doute face à des publics sans goût, sans culture et avec des musiciens aveuglés et gavés de Heineken et d’Edam…Dame !

Suit une brève histoire de cet orchestre, 126 ans, 7 directeurs musicaux seulement (ce n’est pas si mal, Amsterdam…), une laudatio aigre douce sur Chailly qui avait fortement renouvelé le répertoire entre 1988 et 2004, mais que Jansons a « recentré sur les grands classiques, de Beethoven à Chostakovitch ». Et visiblement, cela plait mieux à notre auteur, c’est normal, il écrit dans une revue qui s’appelle Classica. Mais la question n’est pas le répertoire soi-disant « classique » de Jansons ni son charisme personnel réel auprès des orchestres et du public: en bonne rhétorique, il faut construire l’opposition et montrer que l’un fait l’unanimité, et que la nomination de l’autre est « risquée », comme le souligne le sous-titre : « Le choix du successeur de Jansons au Concertgebouw est risqué ».

Après la colonne « passé= âge d’or » suit la colonne « futur incertain » consacrée à Daniele Gatti. Et comme on le comprend.

Remarqué à Bologne, une ville italienne de province, autant dire, vu de Paris, à Dijon ou à Limoges (Bologne dont il était directeur musical à 30 ans, à un moment où son théâtre était considéré comme l’antichambre de la Scala et où il avait succédé notamment à Riccardo Chailly) il n’a jamais confirmé «les grands espoirs placés en lui». Suivent donc une liste de trois postes Londres, Zürich et Paris, où son passage aurait été «controversé» : par qui ? par la critique ? par les musiciens ? par le public en furie ?

Il a été si controversé que dans les mêmes années, le Festival de Bayreuth, certes, une ville encore plus provinciale que Bologne, au fin fond de la Bavière, à peine accessible en train et abritant un Festival du même acabit, l’a appelé à diriger Parsifal, il est vrai une œuvre mineure d’un compositeur sans avenir, et surtout une œuvre qui à Bayreuth, ne représente aucun enjeu symbolique…

Il a été si controversé à Zurich que l’intendant de Zurich passé à Salzbourg l’a appelé pour diriger La Bohème, Die Meistersinger von Nürnberg, Il Trovatore œuvres mineures et bouche-trous bien connus du répertoire d’opéra. Il est vrai que Salzbourg est un Festival de rien du tout, un trou perdu coincé entre Bavière et Autriche, un vulgaire passage autoroutier.

Et voilà, (vous rendez-vous compte ?) que c’est ce chef au passé controversé et à l’avenir incertain qui est appelé au Royal Concertgebouw  Orchestra d’Amsterdam, considéré comme un des tous premiers orchestres du monde.
Juste deux incises : c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qu’on a cité dans la presse autrichienne en premier pour succéder à Franz Welser-Möst comme GMD à Vienne  et c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qui vient de triompher à Berlin avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin,  salué par toute la critique présente dans un concert Wagner, Brahms, Berg, un de ces concerts fourre tout au répertoire incohérent pour un orchestre de troisième zone dans une ville sans passé musical. D’ailleurs, ce même Philharmonique de Berlin a souvent été dirigé par des chefs sans « spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque »: Herbert von Karajan, un inconnu dont les disques marquants vont de Puccini à Wagner, de Bruckner à Donizetti, de Johann à Richard Strauss, de Verdi à Bach, de Mozart à Holst, en passant par Moussorgski et Ravel, ou Bizet et Sibelius. ; Claudio Abbado dont le répertoire marquant va de Beethoven à Ghedini, en passant par Mozart et Verdi, avec des détours par Berg et Bach, et un parcours qui mène à Bizet ou Mahler, ou Wagner et Strauss (Johann et Richard), sans parler de Nono ou Bruckner, Stockhausen ou Bellini ; ou Simon Rattle sans spécialité reconnue qui dirige au concert et au disque Brahms et Mahler, Mozart et Thomas Adès, Bach et Schönberg, Wagner et Rameau, Berlioz et Bernstein…que de chefs sans spécialité reconnue ni répertoire marquant !
D’ailleurs, la preuve qu’il n’a pas de spécialité, ce Daniele Gatti : il vient de triompher dans Il Trovatore, il est vrai à Salzbourg et il est vrai avec un orchestre de troisième zone (Wiener Philharmoniker) et une distribution de série B (Netrebko, Domingo…), comme au MET, un an avant, dans Parsifal avec Jonas Kaufmann, un inconnu: faut-il que les managers soient inconscients de confier à des mains aussi contestables des productions de ce type, faut-il qu’orchestres et chanteurs soient descendus bien bas pour ne pas protester qu’on leur impose un tel chef…
Devant ce mystère, une seule solution, le piston…

On vous l’avait bien dit, le trafic d’influence, la politique…c’est la seule explication possible et le brillant analyste de Classica nous l’assène comme ultima ratio : « peut-être résulte-t-elle de relations privilégiées avec les politiques ou les musiciens locaux ? » (sic).

Sans doute Daniele Gatti, avec ses origines néerlandaises bien connues (il est né à Milaan et s’appelle en réalité Daniel Van Gattighem) a-t-il profité de cet avantage auprès des politiques néerlandais qu’il doit vraiment fréquenter assidûment pour planter là ses concurrents paraît-il charismatiques (Rattle, Gergiev, Thielemann, Salonen) dont certains ne sont pas des habitués loin de là, de l’orchestre du Concertgebouw, comme chacun sait.
Et pire, horribile visu, auditu, et cogitatu, Daniele Gatti a peut être des relations privilégiées avec les musiciens locaux. Mais qui sont donc ces musiciens locaux ? Le conservatoire ? L’Opéra ? Le plus horrible serait qu’il ait des relations privilégiées avec les musiciens locaux de l’orchestre du Concertgebouw. Parce que là, on ne comprendrait plus.

La seule raison que le brillant analyste n’évoque même pas, c’est que l’un des meilleurs orchestres du monde ait choisi Daniele Gatti tout simplement parce qu’il estime que c’est le chef idoine pour l’orchestre aujourd’hui, au vu des concerts qu’il a déjà à son actif avec lui et des triomphes (eh, oui, dur, très dur à lire, je sais) remportés. Mais c’est une raison complexe trop tirée par les cheveux pour l’aller chercher, et surtout, trop impensable aux yeux de certains idéologues aveuglés par leur mépris.

Voilà un exemple de prose faite de mauvaise foi, qui n’est pas analyse, mais opinion assénée, non étayée, non argumentée et qui tait volontairement ce qui la contredit (ou qui, simplement, l’ignore peut-être), voilà l’exemple même que ce qu’on ne devrait jamais lire dans la presse sérieuse.
Mais voilà, dans le microcosme, mieux vaut le fiel que le miel. L’intelligence et l’honnêteté en crèvent. Mais rien de grave, on sait ce qui se profile derrière ce type de pratiques.[wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: VĚC MAKROPOULOS/L’AFFAIRE MAKROPOULOS de Leoš JANÁČEK le 1er NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Tomáš HANUS; Ms en scène: Árpád SCHILLING)

Nadja Michael (Emila Marty) © Wilfried Hösl
Nadja Michael (Emila Marty) © Wilfried Hösl

Leoš Janáček est devenu populaire dans les programmes d’opéra, depuis une trentaine d’années. Auparavant, on jouait essentiellement et rarement Jenufa. C’est d’ailleurs avec Jenufa que Janáček est rentré à l’opéra de Paris en 1980 pour 8 représentations ; une œuvre curieusement jamais reprise, ni jamais reproposée depuis, alors que L’Affaire Makropoulos dans la production de 2007 de Krzysztof Warlikowski a déjà été reprise deux fois.
C’est que sans doute la trame de L’Affaire Makropoulos a quelque chose d’étrange qui attire et le public et les metteurs en scène. Une histoire un peu fantastique qui est aussi une histoire de Diva, voilà de la bonne nourriture pour le lyrique.

Affiare Makroupoulos, Turin, 1993
Affiare Makroupoulos, Turin, 1993

J’ai vu L’Affaire Makropoulos pour la première fois à Turin, en italien, en 1993, dans une mise en scène très stimulante de Luca Ronconi et des décors fabuleux de Margherita Palli, qui avait composé pour l’occasion des bibliothèques infinies dont les photos rendent mal la magie. Je tiens Margherita Palli comme l’une des plus géniales décoratrices des 40 dernières années. Elle est peu connue en France, mais fait partie des décorateurs italiens de référence de ces années là comme Luciano Damiani ou Gae Aulenti. L’intérêt résidait aussi dans le choix de Ronconi de mettre en scène et l’opéra, et en même temps la pièce de Karel Čapek au Teatro Carignani de Turin dont il était alors le directeur .

Raina Kabaivanska et Paolo Speca (Ronconi 1993)
Raina Kabaivanska et Paolo Speca (Ronconi 1993)

L’orchestre était dirigé par Pinchas Steinberg et notamment interprétée par le jeune José Cura et Raina Kabaïvanska dans le rôle d’Emilia Marty.
Le travail de Ronconi portait  sur les lieux et les circuits du savoir, sur la mémoire, sur le théâtre aussi, comme presque toujours dans son travail.
J’ai vu ensuite la production de Warlikowski deux fois, à Paris et à Madrid, les deux avec Angela Denoke. Le choix cette fois-ci était de traiter de « Diva » au cinéma avec ses allusions magnifiques à Marilyn Monroe et à King Kong.
Enfin, j’ai vu en 2012 à New York la production assez impressionnante, et très classique d’Elijah Moshinsky, merveilleusement dirigée par Jiři Bělohlávek avec la non moins merveilleuse Karita Mattila, j’y écrivai dans ce blog : « L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment. »

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Et je rajouterai dans la série des Divas l’évidente Nadja Michael phare de la production munichoise : elle est celle qui nous capte, qui nous fascine, qui nous éblouit et nous éberlue dès le départ, vêtue plus en Madonna qu’en Diva d’opéra, dans une mise en scène qui travaille beaucoup plus sur la fascination érotique de la chanteuse: son déshabillé du 2ème acte, qui laisse voir son corps nu entre les plis de l’habit en dit long sur la manière dont on traite dans cette mise en scène la relation au corps, comme l’avait fait Vitez jadis dans Britannicus où toutes les nudités perçaient sous les toges. C’est cette fascination érotique qui prime, plus que le « Divisme » proprement dit, sauf peut-être au 3ème acte.

Au contraire des autres productions que j’ai pu voir de cette oeuvre, Árpád Schilling  a choisi ici l’épure et la suggestion, concentrant l’action dans un décor essentiel construit sur une tournette, composé de deux énormes murs, en marbre noir (pour le cabinet du Dr Kolenaty), au premier acte, recouverts de plaques isolantes, comme dans un studio d’enregistrement pour le deuxième . Seul le troisième acte fait volontairement spectacle et se veut construit comme tel.
Árpád Schilling, dont on connaît le travail passionnant au théâtre et qui a compté parmi les très grands espoirs du théâtre européen, a voulu, dans un travail apparemment très hiératique travailler sur des signes : trois signes forts constituent l’ambiance construite par son décorateur habituel Márton Ágh : au premier acte un mur de chaises de tous styles de mobilier de bureau figurant le temps passé, l’accumulation, mais aussi les choses jetées, abandonnées, recouvertes par le temps comme des couches archéologiques, au second acte un sol jonché de fleurs, les coulisses du théâtre étant suggérées par la présence de deux machinistes (bien réels) qui accrochent le mur de chaises vu de derrière (des coulisses donc) pour le faire remonter vers les cintres, un plateau abandonné, livré aux machinistes et au personnel de nettoyage qui balaie les fleurs, ultime survivance du triomphe de la soirée, mais qu’on jette aussi en attendant la prochaine représentation, troisième signe au troisième acte, un podium qui devient mausolée, où Elina Makropoulos va se faire fouetter d’abord, puis gésir sous le regard de son public en adoration.
Tout le plateau est recouvert de ce qu’on croit être de la neige, en réalité, des chutes de papiers d’archives passées au destructeur de bureau, un océan de mémoire passé au broyeur, que seule Elina Makropoulos va faire revivre, c’est là qu’on cherche les dossiers de Kolenaty, les papiers de Prus, c’est là les bribes de passé qui remontent peu à peu à la surface.
Bien sûr, Emilia Marty est la figure centrale, elle se tient d’ailleurs presque sans discontinuer au centre du dispositif, elle trône, tandis que les autres personnages entrent et sortent, elle est celle qu’on vient honorer, qu’on vient voir, qu’on vient solliciter pour une photo, pour quelques moments érotiques, pour réveiller des souvenirs,

Hank Šendorf, le vielllard (Rainer Goldberg) © Wilfried Hösl
Hauk Šendorf, le vielllard (Rainer Goldberg) © Wilfried Hösl

comme le vieil Hauk Šendorf, émergé d’un lointain passé du temps où Emilia Marty était Eugenia Montez, chanté par un vieux souvenir d’opéra lui-même, Rainer Goldberg, qui devait chanter Siegfried dans la production Solti/Hall de Bayreuth en 1983, mais qui n’alla pas au delà d’une générale dramatique pour lui. Sa carrière ne s’en est pas relevée . C’est lui aussi une sorte de trace des labyrinthes de la mémoire lyrique.
Kristina ou Krista est (à part les tout petits rôles tenus par Heike Grotzinger et Rachel Wilson) le seul autre rôle féminin, un espoir du chant, chanté par cet authentique espoir qu’est la très bonne mezzo Tara Erraught, et qui arrive au premier acte sur scène des cintres, vêtue en libellule des dessins de Walt Dysney, une sorte de lointaine Fée Clochette ou l’Evinrude de Bernard et Bianca, renvoyant ainsi toute l’histoire dans une brume poétique, dans le monde des contes ou des récits fantastiques.

Krista tombe du ciel © Wilfried Hösl
Krista tombe du ciel © Wilfried Hösl

Árpád Schilling souligne ainsi son intervention un peu surprenante et presque incongrue dans le premier acte, où elle tombe comme du ciel, dans un monde où elle n’est pas en théorie admise : il n’y a que des hommes sur le plateau.

Les hommes et la femme  © Wilfried Hösl
Les hommes et la femme © Wilfried Hösl

Car c’est bien l’une des questions fortes de cette mise en scène que le ballet des hommes en besoin, pour ne pas dire en rut devant la Diva.

Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Gregor (Pavel Černoch) par exemple n’en peut tellement plus qu’il se tient ostensiblement le sexe. Les hommes entrent et sortent de l’ombre,  de tous âges : le jeune Janek, petit ami de Krista, mais fasciné par Emilia, Albert Gregor qui dit-il a 34 ans, Jaroslav Prus plus mûr mais tout aussi en besoin, puisqu’il négociera le papier précieux d’Elina (en fait la recette de l’élixir de vie) contre une nuit d’amour, et enfin le vieillard Hank Šendorf ; parallèlement à ces hommes travaillés par un désir irrépressible,  l’avocat Kolenaty (Gustáv Beláček) et l’excellent Kevin Conners (de la troupe) en Vitek, père de Krista assistent à ce ballet, un peu désemparés, un peu extérieurs. Chacun à un titre ou un autre veut croiser la Diva qui joue avec la mémoire, les souvenirs, les affaires, les autographes. Ce ballet des désirs masculins se heurte à l’ambiguïté d’Emilia, dont Schilling fait d’abord un corps : quelle autre chanteuse – Denoke peut-être ?- pourrait entrer dans cette mise en scène qui semble construite autour de Nadja Michael et de son physique ?

Un corps sans cesse mis en valeur, dès le premier acte, blouson de cuir et pantalon moulant (je l’ai dit, une sorte de Madonna), au second en déshabillé (au sens propre) très ouvert, et au troisième en dessous recouverts d’une fourrure, un peu comme les prostituées de certains bois. Un corps qui d’une certaine manière efface l’individu qu’il renvoie au rang de projection des fantasmes masculins, une victime en sorte, une lointaine parente de Marie (sans doute le rapprochement naît-il des Soldaten vus la vieille) une victime qui finira fouettée sur l’autel de l’adoration masculine.

Schilling règle avec beaucoup d’efficacité ce ballet, et surtout cette indifférence apparente d’Emilia, sauf à quelques moments avec Gregor et plus encore avec Hauk Šendorf le vieillard sorti des brumes du souvenir ; elle traverse avec indifférence, mais son maquillage coule des larmes qu’elle verse.

John Lundgren (Jaroslav Prus) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
John Lundgren (Jaroslav Prus) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Que dire de Nadja Michael sinon qu’elle interprète sublimement son personnage : c’est une actrice consommée, douée d’une présence insensée et inimaginable qui ne cesse de focaliser l’attention. Certes, Schilling en fait une sorte de Sex Symbol offert au plateau et à la salle et ce rapport ambigu conduit toute l’intrigue, il essaie de faire en sorte que le spectateur ait la fascination directe que les personnages ont pour elle. C’est évidemment réussi.
Mais au delà du regard sur la femme fatale qui passe indifférente sur tous ces hommes, pour qui même la mort du jeune Janek est passée par profits et pertes d’une vie trop longue qui a perdu son sens, Schilling a beaucoup soigné les tableaux de la fin, où redevenue Elina Makropoulos, la Diva constate la vacuité que serait un prolongement de sa vie et s’offre en sacrifice: on organise donc autour d’elle une sorte de divinisation en trois temps :

–       la femme perdue pour le monde en fourrure et dessous sur son podium qui décide de renoncer

–       la femme qu’on fouette : les infirmiers venus chercher le vieil Hauk Šendorf, deviennent des sortes d’officiants d’une boite SM et la Diva au centre d’une sorte d’autel –tombeau est fouettée : elle est victime réelle du monde et non la femme provocante et fatale. Elle prépare sa montée au ciel, sorte de supplice d’une vie de Saint (on pense presque à Saint Sébastien)

–       La femme qu’on divinise dans une sorte de cérémonie païenne, sous les fleurs et sous les regards des hommes : la femme est morte, elle est désormais authentiquement Diva.

Image finale © Wilfried Hösl
Image finale © Wilfried Hösl

La Diva est morte, vive la Diva, puisque d’une part le monde a besoin de s’investir dans des images lointaines et qui font rêver, et puisque Krista, loin de déchirer comme dans le livret la recette de l’éternelle jeunesse qu’Emilia lui a transmise, la prend à son compte et la brandit, telle une statue de la liberté, debout sur le monument d’Emilia divinisée, et s’élève non –dans les cieux, mais dans un paysage glacé dont elle est le centre solitaire . Syndrome de l’Antonia des Contes d’Hoffmann…
Au total, si les hommes ont eu raison d’Emilia, la vision donnée de la femme, dévorée par le désir (de chanter ? de jeunesse ? de séduction ?), n’est pas non plus exempte d’ambiguité.
Voilà une production dont la force n’atteint pas Warlikowski, mais qui tient bien la scène, avec des images intéressantes, une très belle gestion des personnages, une conduite des acteurs d’une efficacité consommée, une géométrie soignée des mouvements, mais qui a besoin pour exister d’une Nadja Michael ou de son clône. Ou alors, il faudra qu’ Árpád Schilling refasse une mise en scène.

Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Musicalement, on peut se louer de l’homogénéité d’un plateau de très bon niveau. À commencer par l’excellent Albert Gregor de Pavel Černoch, une interprétation évidemment idiomatique : il chante dans sa langue, mais avec une voix bien posée, forte, et un engagement scénique remarquable. Il avait déjà séduit et étonné dans Adorno à Lyon, c’est de très loin le meilleur Albert Gregor que j’ai pu entendre, il en fait un vrai personnage, ardent, vivant, à la fois plein de sève brûlante et de sensibilité et met sa voix au service de l’expression et de l’urgence.
John Lundgren en Jaroslav Prus garde plus de distances, mais c’est dans le rôle, avec un très beau timbre et une voix sonore et bien projetée : l’impression est bien meilleure qu’à Genève dans Alberich, mais il est vrai que le rôle est très nettement plus léger. Il reste que le personnage est bien campé et la performance  intéressante.
Le jeune Dean Power dans Janek est lui aussi très émouvant et très engagé en scène, le timbre de ténor est chaleureux, la voix porte, encore un bon élément de la troupe de Munich, tout comme Kevin Conners, très bon personnage de composition (sa spécialité) dans Vitek. Gustáv Beláček remporte un joli succès dans le rôle de Kolenaty, lui aussi à l’aise dans sa langue, et comme d’habitude, Tara Erraught, l’une des membres particulièrement intéressantes de la troupe de Munich, montre non seulement une voix comme toujours fraiche et puissante à la fois, mais aussi un personnage un peu décalé, très juvénile, qui s’oppose vraiment à Emilia par son style , mais qui finit par marcher sur ses traces, c’est la surprise de la mise en scène, qui soigne son tableau final (voir photo).
Enfin Nadja Michael.
On va tout lui pardonner quand on voit la performance scénique. On lui pardonne ses aigus lancés à pleine puissance, comme des ilots au milieu d’un grand manque d’homogénéité vocale, les graves détimbrés, le centre quelquefois opaque, bref, on lui pardonne les défauts d’une voix qui n’a pas l’assurance et la rondeur d’une Mattila, sublime, ou même d’une Denoke, sans parler d’une Kabaivanska qui était étonnante dans ce rôle. Elle n’a pas une voix de Diva, mais elle en a tout le reste, et elle a tout ce qui faut pour faire quand même une immense Emilia Marty, si immense qu’on en oublie ses défauts. Elle nous bluffe.
Le chœur a peu à chanter, et il le fait avec son professionnalisme habituel.
L’orchestre, en revanche, ne m’a pas convaincu. J’ai le souvenir du Janáček de Kirill Petrenko dans une Jenufa dans ce même théâtre il y a quelques années (Westbroek, Polaski, Dernesch), clair, limpide, énergique et lyrique, un Janáček comme je l’aime à la fois rutilant et profond. C’est une édition révisée que Tomáš Hanus dirige ce soir, il le fait avec énergie et dynamisme mais dès l’ouverture, il manque une couleur, il manque un peu l’éclat, voire un peu de clarté. La direction est très compacte, et j’aime dans Janáček à la fois une certaine fluidité, une générosité que je n’entends pas ici, cela sonne sans miroiter, on n’entend mal les différents pupitres, le son reste quelquefois un peu confus. Le  travail de Tomáš Hanus est loin d’être méprisable, c’est quand même son répertoire national, et il remporte un beau succès de la part du public mais ce n’est pas pour moi la direction dont je rêve pour cette œuvre, j’en reste à ce que j’avais entendu au MET par Jiři Bělohlávek,  la référence pour moi avec un orchestre à la fois urgent et lyrique.
En conclusion, cette première nouvelle production de la saison fait honneur à Munich, même si ce n’est pas pour moi une soirée totalement inoubliable : la mise en scène très travaillée est particulièrement stimulante, Pavel Černoch, Tara Erraugh et John Lundgren font un merveilleux écrin à l’époustouflante Nadja Michael, qu’on retiendra tant elle s’impose sans rivale dans une mise en scène de ce type. J’ai passé un très bon moment, très cohérent avec les manifestations d’Halloween qui agitaient la ville…mais j’avais la tête à la veille, où j’avais vécu un GRAND moment.[wpsr_facebook]

La femme victime © Wilfried Hösl
La femme victime © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl
Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl

On pourra se reporter au premier compte rendu écrit sur cette production à propos de la soirée du  31 mai 2014.

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L’envie était trop forte de repartir à l’assaut de ces Soldaten munichois, de réentendre Kirill Petrenko, de revoir la mise en scène de Andreas Kriegenburg après avoir vu cet été son magnifique Don Juan kommt aus dem Krieg (Don Juan revient de la guerre) sur lequel je reviendrai prochainement.
L’occasion l’hiver prochain sera bonne pour aller à Milan revoir la production de Alvis Hermanis vue à Salzbourg et ainsi mettre ces trois productions récentes en perspective (je n’ai pu voir celle de Willi Decker à Amsterdam) d’un opéra qu’il est scandaleux, proprement scandaleux de n’avoir vu à Paris qu’une fois depuis l’ouverture de Bastille (en 1994-95) et pour 6 représentations dans la production de Stuttgart (H.Kupfer). Je l’avais oublié, et c’est un lecteur attentif qui me le rappelle, ce dont je le remercie. Il reste que 6 représentations en plus de 20 ans…
Certes, ce serait sans doute risqué pour la caisse de programmer un opéra contemporain : vous pensez,  il a presque 50 ans, à peine moins que l’âge de Wozzeck quand je le vis pour la première fois à Garnier avec Abbado pendant la saison 1979-80, mais je ne me souviens plus qu’on appelât alors Wozzeck opéra contemporain, sauf pendant longtemps encore dans les rayons de la FNAC.
Ce soir à Munich, la salle était bien pleine, mais n’affichait pas complet, et l’on peut trouver des places pour les deux prochaines représentation. Avis aux amateurs.
Une fois de plus en effet, force est de constater le très grand niveau de cette production, musicalement et scéniquement. Et le fait d’avoir revu à Berlin la production Bieito permet aussi de mieux comprendre les choix esthétiques et dramaturgiques qui ont conduit à des approches si radicalement différentes.
Alvis Hermanis à Salzbourg a raconté une histoire, en profitant du cadre spatial exceptionnel de la Felsenreitschule, dans une sorte d’hyperréalisme, non sans images stupéfiantes (la funambule, la scène finale avec Marie perchée sur le décor), si stupéfiantes d’ailleurs qu’on se demande comment la Scala à l’espace plus réduit et plus contraint va pouvoir les rendre.
Calixto Bieito à Zurich et à Berlin a choisi de rapprocher au maximum le drame du spectateur, et à faire de l’orchestre un acteur, à intégrer visuellement la musique dans le drame, il en résulte un immense choc visuel et émotionnel .
Andreas Kriegenburg choisit au contraire la distance que l’opéra favorise, puisque le spectateur est à l’opéra, séparé de l’action par l’orchestre. À Salzbourg aussi, le dispositif faisait de l’orchestre une barre gigantesque, mais le spectateur était pris dans le spectaculaire, du lieu, de l’orchestre déployé comme jamais, d’un décor époustouflant.

Ici, le spectacle reste dans le cadre scène-salle d’un opéra traditionnel, même si l’orchestre déborde un peu dans les loges et ailleurs.
Kriegenburg joue sur la notion de représentation, sur l’absence de réalisme, ou plutôt d’un réalisme pictural qui renverrait à des images expressionnistes, à la Max Beckmann ou à la Otto Dix (dont le dispositif scénique de Harald B.Thor, on l’a dit précédemment, est fortement inspiré), mais aussi aux scènes religieuses qu’on voit au Moyen Âge dans les retables, ou, de manière plus contemporaine, qui renverrait à un monde caricatural qui pourrait être celui de la bande dessinée dont toutes ces cases du décor pourraient être des vignettes. En tous cas, un monde qui refuse le réalisme cru, et qui propose une médiation par l’art et par l’image. Les uniformes par exemple ne sont pas des uniformes SS, mais les rappellent avec ce décalage ironique qui fait qu’on y croit sans y croire. Il y a sans cesse dans cette mise en scène quelque chose de théâtral au sens presque négatif du terme : on est au théâtre et cela se voit, on est dans l’image et cela se voit. D’où évidemment un refus de l’émotion directe, mais une émotion médiatisée par sa représentation. C’est tout le contraire de ce que cherchait Bieito. La démarche de Bieito se voulait charnelle et directe, elle se voulait à fleur de peau. Celle de Kriegenburg se veut intellectuelle, elle passe par la distanciation brechtienne, une distanciation rigoureuse, soignée, ordonnée par les géométries des personnages par exemple, dans l’avant-dernière scène, toutes les femmes de l’œuvre à jardin, et tous les hommes à cour, séparés par la fosse « à ordures » où est jetée Marie, par les jeux d’ombres et de lumières, par le dispositif même formé de ce polyptique inspiré d’Otto Dix et d’un plateau séparé en deux espaces de jeu à jardin et à cour,

Paradigme des mères © Wilfried Hösl
Paradigme des mères © Wilfried Hösl

par la disposition même des « cages » du polyptique où l’on voit par exemple en une ligne verticale la mère de Wesener et Wesener, juste en dessous la mère  de Stolzius et Stolzius, et en dessous encore enfin Charlotte (la soeur de Marie, sorte de substitut maternel, encore que…) avec à côté Marie et Desportes qui s’ébattent : une sorte de paradigme des mères en somme,. Un autre exemple de cette construction rigoureuse,  la répétition de motifs comme le déshabillage de Marie:  par son père en une des scènes les plus ambiguës et les plus terribles de la soirée, puis par Desportes, et par Mary, mais aussi, esquissé, celui du jeune Comte par sa mère

Mais ce qui m’a frappé, encore plus que la première fois est l’importance que Andreas Kriegenburg accorde au religieux. L’image première est celle du corps de Marie, en croix, emportée par les soldats. Marie au nom prédestiné, une sorte d’image de la dormition de la (non) Vierge.

Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl
Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl

Puis le polyptique en forme de croix, qui avance, recule, se désarticule, mais qui reste toujours une croix, dominant le plateau, enfin les deux scènes finales, lancées par le discours du prêtre (micro et portevoix), puis l’image finale qui est une messe noire avec dans le Polyptique le corps de Stolzius et de Desportes, mais aussi celui du jeune comte étranglé par sa mère.
Kriegenburg représente une Passion, les stations vers la ruine, la course à l’abime, comme une sorte de Mystère. On imagine  qu’il pourrait mettre en scène Jedermann un peu de la même manière.
Ainsi l’émotion ne peut être de la même violence physique que chez Bieito. Ici elle naît comme émotion esthétique devant un spectacle aux multiples qualités, aux multiples perfections dirais-je, et devant des images dont la valeur est démultipliée par la musique.
Comme toujours Kirill Petrenko est soucieux de l’harmonie rythmique entre plateau et fosse. Son tempo est moins urgent, peut être moins dynamique que celui de Marc Albrecht (Zurich) et Gabriel Feltz (Berlin), avec un son plus clair (qui s’explique aussi par la disposition de l’orchestre), je dirais même cristallin tant chaque pupitre est entendu : il faut d’ailleurs souligner la qualité de la réponse de l’orchestre, la précision du son, l’exactitude rythmique.
Plus qu’en mai dernier, j’ai écouté avec attention les premières scènes de la seconde partie (les scènes de la Comtesse de la Roche) où Petrenko impose une sorte de son minimaliste, à peine perçu, une approche d’une incroyable légèreté, qui rappelle un peu les Six pièces pour orchestre de Webern et certains moments des pièces pour orchestre de Berg. Cette légèreté, qui tranche, donne évidemment à la scène, où se joue (un peu) l’avenir de Marie une force encore plus tendue, grâce à l’exceptionnelle prestation de Nicola Beller Carbone dans la Comtesse de la Roche, à la fois d’une très grande élégance et très vaguement déjantée (bien meilleure que Noemie Nadelmann à Zurich et Berlin, qui composait un magnifique personnage, mais dont la voix avait de très sérieuses éclipses), et qui chante le rôle avec un magnifique contrôle dans toutes les inflexions.

C’est en écoutant de tels moments qu’on se désole qu’une telle œuvre n’ait pas la place qu’elle mérite, l’une des toutes premières.
Si la bande son est bien présente dans la scène finale (ce qui n’était pas le cas à Salzbourg), on peut peut-être regretter que dans la scène du cabaret, les sons naturels se limitent aux bruits des chopes et des objets sur les tables, et que le reste soit remplacé par des percussions, mais la scène est si forte scéniquement (avec son orchestre de jazz vêtu comme les Beatles) que l’on peut ne pas (trop) s’y arrêter.
Il reste que musicalement, ce travail est un sommet, difficilement égalable à mon avis, d’autant qu’il s ‘étend aussi à un travail totalement inédit sur le chant, une vraie leçon de technique, grâce à une distribution de très haut niveau, et surtout très engagée, et donc très homogène, rangée derrière le chef et la protagoniste Barbara Hannigan.

Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl
Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Barbara Hannigan est une authentique showwoman. C’est une femme qui fait spectacle, elle est douée  d’une personnalité scénique irradiante qui fait qu’à peine elle est en scène, elle éclipse les partenaires. Des gestes minuscules, précis, des expressions du visage, toujours enfantin ou adolescent, mais tantôt naïf (comme l’utilisation de sa chevelure et le jeu qu’elle en fait), tantôt pervers et aguicheur, tantôt mangé par le désir, tantôt apeuré: un visage sadien – une lointaine parente de Justine. Une composition comme on en voit peu sur scène, avec une souplesse corporelle qui fait presque de ce corps un objet en soi. on en oublierait que ce corps chante aussi.

Car ce n’est pas seulement le corps et le jeu, c’est aussi la voix, une voix prête à tout comme ce corps, qui utilise tout les registres du soprano colorature, avec une facilité dans les scalette, dans les ruptures de tessiture, du plus haut au plus bas ou l’inverse, dans l’utilisation du rubato, dont elle abuse presque dans ses interprétations rossiniennes ou mozartiennes (voir cet été à Lucerne) et qui ici est utilisé à bon escient, avec une justesse et un à-propos étonnants.

Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie)  © Wilfried Hösl
Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Bref, c’est, j’ose le dire, une perfection. Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux, plus vivant et surtout plus vécu,  plus juste, et plus en phase avec ce que voulait le metteur en scène. Hannigan est quelquefois manipulée comme ces poupées désarticulées remplies de paille ou de tissu qu’on se lance à loisir, elle se chosifie, c’est stupéfiant.

À ses côtés un plateau remarquable de cohésion, à commencer par la Charlotte d’Okka von der Damerau, l’un des phares de la troupe, magnifique d’intensité, avec cette voix large, grave, sombre, lancée avec force et en même temps avec subtilité, là aussi une performance, et une vraie présence.
Nous avons parlé de la Comtesse de Nicola Beller Carbone, au chant attentif, millimétré, aux inflexions à la fois chaleureuses et distanciées, presque ironiques, à la présence physique prodigieuse.
Heike Grotzinger en mère de Stolzius ressemble étrangement à Hanna Schwarz plus jeune, elle en a presque la voix caverneuse et expressive, tandis qu’Hanna Schwarz elle-même est peut-être encore meilleure qu’en juin dans la vieille mère de Wesener, en tous cas, la voix est plus sûre.

Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl

Michael Nagy en Stolzius, avec son beau timbre de baryton, est presque trop propre dans son chant, trop « distingué », trop élaboré par rapport au Stolzius un peu brut et si bouleversant de Michael Kraus à Zurich, mais quelle sûreté et quel beau chant.
Daniel Brenna m’a semblé fatigué, notamment à la fin : son Desportes est toujours impressionnant par le chant presque bel cantiste qu’il nous offre avec ses montées à l’aigu sur le fil de la voix, avec ces ruptures, mais cette fois, il cale souvent, la voix déraille, et racle quelque peu, et plusieurs fois notamment dans la deuxième partie : moins de sûreté qu’en juin, malgré une performance honorable.
Enfin le Wesener de Christoph Stephinger dans son personnage de bourgeois sans noblesse si insistant avec sa fille est très solide et très sûr vocalement, très présent aussi, comme tout le reste de la troupe qui fait honneur au théâtre.
Au total, un spectacle qu’on reverra(it) encore avec plaisir, une grande soirée, incontestablement : c’est une reprise de répertoire. Mais quelle reprise, et quel répertoire ![wpsr_facebook]

Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl
Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl