LUCERNE FESTIVAL : RICCARDO CHAILLY DIRECTEUR MUSICAL DU LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA : UN CHOIX DE RAISON

Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©  Priska Ketterer Luzern
Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©
Priska Ketterer Luzern

On s’interrogeait sur le devenir du Lucerne Festival Orchestra après la disparition de Claudio Abbado. Cet orchestre était tellement lié à la personnalité de son chef, il y avait un échange tel entre chef et musiciens, une affection tellement évidente que la question devait inévitablement se poser et qu’elle serait difficile.
Michael Haefliger a pris son temps et par ce festival 2015, il a donné la première réponse : le LFO continue. Les deux programmes dirigés l’un par Bernard Haitink le vétéran (classe 1929) et l’autre par Andris Nelsons (le benjamin des très grands) voulaient montrer que Mahler est le compositeur structurel de cet orchestre dont ses exécutions légendaires désormais ont fait la gloire, mais aussi que  il devait désormais y avoir une vie après Abbado, sans doute avec une plus grande diversification.
La présence d’Haitink à Lucerne est régulière, celle de Nelsons aussi, mais il était pris par Tanglewood et par le Boston Symphony Orchestra pendant les premiers jours d’août. Haitink a été celui qui souvent remplaça Claudio Abbado pendant des jours sombres (avant même l’existence du LFO) pour que le Festival lui offrît pour une fois la tribune de l’inauguration 2015 du Festival. C’est mérité, c’est justifié, et a posteriori, ce fut une excellente idée car les deux concerts furent de très grands moments.
C’était aussi sans doute une volonté d’Abbado que de voir le LFO consolidé : il n’aurait sûrement pas aimé voir cet orchestre disparaître après lui, il suffit déjà de l’Orchestra Mozart, né dans une Italie en crise économique et culturelle, et mort par manque d’argent et de volonté politique.
Mais le LFO consolidé, il restait à savoir avec qui faire la suite du chemin, et donc sûrement aussi de sonder d’éventuels successeurs.
En fait la succession d’Abbado est évidemment difficile en soi, mais aussi difficile parce que la période est marquée par de nombreuses transitions à la tête des orchestres internationaux et qu’il fallait trouver un fil qui lie en quelque sorte le grand chef disparu et son successeur. Et alors le choix se raréfiait.
Ce n’est pas une question de disponibilité : le LFO prend à un chef moins de trois semaines en août et une quinzaine de jours en automne pour la tournée annuelle.
Ce n’est pas une question d’argent : nous sommes en Suisse et Lucerne n’est pas un Festival pauvre.
C’est d’abord une question de politique artistique : La refondation du Lucerne Festival Orchestra (ex-Schweizer Festspielorchester) fut avec la Lucerne Festival Academy de Pierre Boulez, la grande initiative du règne de Michael Haefliger, qui ne réussit pas à imposer ou à trouver les fonds pour sa troisième initiative, la salle modulable. Or il vient de prolonger son contrat et doit trouver et de nouvelles idées et de nouveaux objectifs: Abbado est mort et Boulez ne dirige plus. Il a besoin de donner un signe fort qui ne fasse pas de Lucerne un garage pour orchestres de luxe en tournée.

C’’est aussi une question d’image et de public : Le LFO est devenu le prince des orchestres au vu des moments exceptionnels qui ont été vécus à Lucerne de 2003 à 2013; bien sûr Abbado en est la raison essentielle, mais l’orchestre s’est toujours surpassé, et il en est résulté une période dont l’intensité peut difficilement être niée, mais qui peut tout aussi difficilement être répétée ou prolongée telle quelle. On ne reprend pas une histoire d’amour et d’adhésion construite sur des années avec un chef, avec un autre sans aucune transition.
Il faut pourtant que cet orchestre reste le porte drapeau d’un Festival international dont le gène est la musique symphonique et de chambre et il faut donc que les dix premiers jours affichent systématiquement l’orchestre du Festival en formation symphonique ou en formation de chambre,  avec des « noms » susceptibles d’attirer le public, et un public international qui hésite à aller en Suisse actuellement pour des raisons financières compréhensibles vu le niveau du Franc suisse: on peut lui préférer Salzbourg où la plupart des orchestres qui passent à Lucerne se retrouvent aussi. Cette année, Haitink, Isabelle Faust, Nelsons, sont des noms prestigieux et pourtant les salles ne sont pas pleines à 100%.
Il faut à la tête de cet orchestre un chef qui soit parmi les tout premiers du top 10, et qui soit en même temps disponible. Jansons limite ses activités, Haitink a 86 ans, Gatti commence en 2016 avec le Concertgebouw et peut difficilement la même année prendre deux orchestres, Nelsons est pris par Tanglewood en été jusqu’à la mi-août. Le paysage se rétrécit alors singulièrement.
On aurait pu supposer que l’orchestre pouvait être dirigé par des chefs de prestige chaque année différents, une sorte de formule « carte blanche de l’année à… » ou un « chef d’orchestre étoile » comme il y a un artiste étoile chaque année, mais Michael Haefliger, réfléchissant à l’histoire de cet orchestre et à la personnalisation dont il a fait l’objet à travers Abbado, a préféré appeler un directeur musical fixe : c’est en terme d’images un élément bien plus significatif. Il s’est finalement résolu à la solution d’un vrai chef, pour installer aussi une tradition post-abbadienne, avec la différence que ce ne sera pas le chef exclusif, comme ça le fut (à de rares exceptions motivées par la maladie) pour Claudio Abbado, et pensant à l’importance des chefs italiens dans l’ histoire de l’orchestre (fondation par Toscanini et refondation par Abbado), il s’est ainsi tourné vers Riccardo Chailly, inattendu, mais intéressant d’avoir à Lucerne pour plusieurs raisons :

  • son contrat au Gewandhaus de Leipzig (dont le premier violon Sebastian Breuninger, est aussi le premier violon du LFO, ce qui n’est pas négligeable) se termine en 2017, c’est pour lui une manière de rebondir avec un orchestre à très grande réputation et c’est pour Lucerne important d’avoir un chef qui est l’un des plus prestigieux du paysage d’aujourd’hui.
  • il est un des chefs en activité qui a le plus enregistré (il termine une intégrale Mahler chez Accentus en DVD et son  intégrale Brahms chez DECCA a reçu des prix)
  • il a un répertoire voisin de celui d’Abbado : Mahler, répertoire romantique allemand, mais aussi XXème (Varèse) c’est à dire le répertoire même installé pour l’orchestre.
  • il peut aussi faire des opéras en version de concert, étant directeur musical de la Scala et chef d’opéra assez réputé.
  • Kapellmeister du Gewandhaus de Leipzig, et assez respecté en Allemagne, il peut attirer un public allemand, directeur musical de la Scala et milanais, il peut attirer un public italien qui peut faire l’aller et retour dans la journée (Lucerne est à 3h de Milan environ). Le contingent italien était très important dans les dix dernières années.
  • Enfin, il a été l’assistant d’Abbado ce qui représente, au moins pour la communication, un argument fort, bien qu’il n’ait pas eu de relation amicale aussi suivie avec Abbado que d’autres chefs comme Mehta, Barenboim ou Kleiber.

 

Ainsi s’explique le choix de la Huitième de Mahler comme premier programme 2016, à laquelle Abbado avait renoncé pour des raisons artistiques personnelles d’absence d’affinité avec cette œuvre, et qui permettra enfin de boucler le cycle Mahler de l’orchestre et de créer un événement. Sans doute aussi la présence de Chailly permettra-t-elle par ailleurs de boucler plus tard les symphonies de Bruckner en cours.

Il restera à voir quel rapport Chailly va installer avec l’orchestre et en combien de temps. Il faudra sans doute au moins deux saisons avant que les uns et les autres ne se calent. Mais Mahler VIII est un excellent galop d’essai et c’est une symphonie qui ira sans doute très bien à Chailly.

L’intérêt bien compris du Festival de Lucerne, mais aussi de l’orchestre est de tourner rapidement la page, désormais, pour permettre à l’orchestre de laisser les souvenirs et les émotions et d’embrasser un avenir nouveau. Déjà cette année, il ne faudra pas chercher,  dans telle ou telle interprétation un souvenir d’autres moments. Le Roi est mort, la période de deuil est close. Vive le Roi. [wpsr_facebook]

Riccardo Chailly
Riccardo Chailly

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: QUELQUES MOTS POUR EN FINIR (PROVISOIREMENT)

Festspielhaus Bayreuth
Festspielhaus Bayreuth

Dans son essai Wagner Theater (Suhrkamp 1999, 4ème édition 2013) Nike Wagner, fille de Wieland, souligne que les thèmes wagnériens, dans les opéras, dans l’histoire d’Allemagne et dans l’histoire même de la famille Wagner, oscillent entre deux pôles, le pôle Ring et le pôle Graal. L’esprit Ring, ce sont les luttes pour le pouvoir et l’argent, les histoires de famille et l’esprit Graal, c’est l’idéal, le sublime, le testament de l’œuvre. Nike Wagner met en regard le final destructeur de Götterdämmerung et du Ring et celui apaisé et suspendu de Parsifal, les seules œuvres indissolublement liées à Bayreuth. Quelle que soit la manière dont on y pense, dont on pense son histoire et ses péripéties, Bayreuth est une succession d’esprit Ring et d’esprit Graal, esprit Graal sur scène et esprit Ring dans la coulisse, et c’est peut-être sous cet angle qu’il faut regarder la mise en scène de Castorf, toute dédiée au décryptage de l’esprit Ring. Comme le Parsifal de Herheim racontait d’une manière toute particulière le passage de l’esprit Ring à l’esprit Graal.
Car Bayreuth est un lieu tout particulier que le travail de Herheim avait bien décrypté.

C’est d’abord un lieu de la culture allemande, de la germanité entendue comme espace culturel et non comme revendication politique (ce qui a pu aussi être le cas dans l’histoire), les français se reconnaissent volontiers dans leur théâtre et leur littérature, et la Comédie Française, quelle qu’en soit la qualité effective, est bien en quelque sorte le théâtre de la nation. Le Festival de Bayreuth est un lieu où se croisent trois piliers de la culture allemande, la musique, si essentielle pour comprendre ce pays, la philosophie (comme le montre une vitrine consacrée à Schopenhauer à Wahnfried, mais aussi les démêlés de Nietzsche avec Wagner), le théâtre, au vu des polémiques nombreuses nées ici, mais surtout au vu du rôle national et international de Bayreuth dans les regards portés sur l’évolution du théâtre : ce n’est pas là qu’est né le Regietheater ou une nouvelle manière de faire du théâtre, mais c’est à Bayreuth, dès 1972 avec le Tannhäuser de Götz Friedrich, qu’il a été légitimé, même si l’année précédente et pour la première fois depuis 1951, soit 20 ans après, un metteur en scène autre que Wieland ou Wolfgang, August Everding, avait mis en scène Der fliegende Holländer.
Wieland Wagner avait installé l’idée essentielle selon laquelle on ne pouvait jouer Wagner indéfiniment comme à ses origines (c’était un peu la position sacrale de Cosima), et que Wagner était dans la cité.
D’une certaine manière, Wieland Wagner a relativisé le rôle « religieux » de Bayreuth, exalté en France par la fameuse phrase d’Albert Lavignac (Le Voyage artistique à Bayreuth, 1897) : « On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux », pour installer la centralité de l’art et une certaine distance critique: « Hier gilt’s der Kunst » c’est en quelque sorte le motto du NeuBayreuth, un lieu du débat artistique.
C’est ensuite un haut lieu de la culture internationale : au delà des vicissitudes politiques entre France et Allemagne, très tôt Bayreuth devient un voyage presque obligé dans une bonne partie de la classe intellectuelle française de la fin du XIXème siècle : il suffit de rappeler le nom du premier wagnérien prémonitoire, Charles Baudelaire , et de lire les noms des collaborateurs de la revue wagnérienne (1885-1888) où l’on trouve Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, Catulle Mendès, et les nombreux musiciens français de l’époque, bousculés entre la fascination pour Wagner et l’identité de la musique française. En 1921 un livre, Richard Wagner et la France, de Jacques Gabriel Prod’homme écrit au lendemain de la guerre retrace avec une grande précision les vicissitudes et les contradictions du regard français sur Wagner. Les français restent encore aujourd’hui le contingent étranger le plus nombreux sur la colline verte.
Mais on aimait Wagner en Angleterre et en Belgique bien avant : on trouve dans les cercles wagnériens historiques des irlandais comme George Bernard Shaw à qui l’on doit The Perfect Wagnerite: A Commentary on the Niblung’s Ring (1897) belle étude du Ring (parue la même année que la première édition du Lavignac) que tout wagnérien débutant devrait lire, et de l’autre côté du spectre politique à l’extrême droite, les anglais Houston Stewart Chamberlain (qui a écrit dans la revue wagnérienne) et bien sûr Winifred Williams Klindworth qu’on fit épouser à Siegfried Wagner, anglaise installée en Allemagne, admiratrice de Wagner et amie d’Hitler bien avant son arrivée au pouvoir.
Il est d’ailleurs amusant de constater que Cosima gardienne de ce temple de la germanité est fille d’un hongrois (il est vrai le plus européen des hongrois) et d’une française et que la compromission de Bayreuth avec le nazisme n’est pas née de l’initiative d’allemands, mais d’anglais.

En appelant des chanteuses françaises (Marcelle Bunlet avec Toscanini pour Kundry, puis Germaine Lubin pour Isolde) ou des chefs italiens (Arturo Toscanini, Victor De Sabata), aussi bien Siegfried Wagner que Winifred ont ouvert le festival aux artistes internationaux. Ce que les frères Wieland et Wolfgang Wagner dans le cadre du Neubayreuth ont poursuivi en invitant très tôt des chanteurs ou des chefs non germaniques (Ramon Vinay, Regina Resnik, André Cluytens)

Enfin il suffit de voir les polémiques et les discussions sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui pour mesurer encore la force du wagnérisme et la réactivité des wagnériens dans le monde.
Bayreuth (parce que c’est Wagner) concerne à des titres divers aussi bien l’Allemagne que le reste du monde, c’est bien la question du Ring actuel de Franz Castorf.
La question du rapport de Bayreuth à son histoire a été posée par deux mises en scènes récentes, celle des Meistersinger von Nürnberg, œuvre chantre de « l’art allemand »  dernière œuvre autorisée à Bayreuth par les nazis en 1942 et 1943, par Katharina Wagner en 2007, et Parsifal, par le norvégien Stefan Herheim en 2008. Castorf n’est pas le premier à lier explicitement l’œuvre de Wagner à l’Histoire.
J’ai souligné plus haut l’importance de Bayreuth dans l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi de la mise en scène théâtrale en général, dans la mesure où l’arrivée à Bayreuth d’une nouvelle génération de metteurs en scène, survint quand il fut clair à Wolfgang Wagner que les mises en scènes de Wieland, dont la dernière (Parsifal) a duré jusqu’en 1973, ne pourraient durer indéfiniment, et que lui même n’avait pas les capacités artistiques de son frère ni le temps pour assumer tout seul la suite. Néanmoins, jusqu’à 2002, Wolfgang a été présent de manière continue comme metteur en scène sur la colline : il estimait que sa légitimité procédait aussi de sa participation aux productions. Entre 1976 (début du Ring de Chéreau et installation définitive du Werkstatt Bayreuth) et 2002 (dernière année où il apparaît comme metteur en scène), on lui doit une production de Tannhäuser (représentée sept fois en 1985 et 1995) deux productions de Parsifal (1975-1981 et surtout 1989-2001, soit représentée 13 années de suite ) et il met en scène continûment Die Meistersinger von Nürnberg, avec une production entre 1981 et 1988 et une autre entre 1996 et 2002. C’est la seule œuvre qui n’ait pas échappé à un Wagner de 1951 à 2011 (Wieland, Wolfgang, Katharina) et qui sera confiée en 2017 pour la première fois depuis 1951, à un non-Wagner,  à Barrie Kosky qui avait affirmé qu’il ne ferait jamais de Wagner.
Pour conclure sur ces longs prémices : c’est Bayreuth qui réinvente la mise en scène wagnérienne après la deuxième guerre mondiale avec Wieland Wagner. Mais avant la guerre, Bayreuth avait toujours confié les productions à des artistes extérieurs à la famille. Le Neubayreuth était un modèle différent, où tout restait dans la famille, essentiellement pour deux motifs :

  • Wieland Wagner était un véritable artiste, un inventeur.
  • Wolfgang était un artisan de la scène peu inventif mais honorable, mais un très bon manager ; il savait que de toute manière il coûtait moins cher au Festival d’avoir deux metteurs en scènes maison,  à un moment où les frais de régie n’étaient d’ailleurs pas aussi importants qu’aujourd’hui : les mises en scènes de Wieland, très essentielles ne devaient pas coûter trop cher en termes de construction et on sait que les débuts de Bayreuth après la 2ème guerre mondiale furent très artisanaux.

Quand on voit ce qu’a dû coûter le décor d’Aleksandar Denić pour le Ring de Castorf ou même les fabuleux décors de Peduzzi pour le Ring de Chéreau, on n’est pas sur la même échelle de coûts. Il ne faut jamais oublier les questions économiques, motif essentiel de la création de la fondation Richard Wagner en 1973. La longévité de la dernière production de Wolfgang Wagner, Parsifal (13 ans) n’est pas étrangère non plus aux préoccupations économiques.

Après le Neubayreuth lié à Wieland, Wolfgang a besoin de transformer en concept la nécessité qu’il a d’en appeler à d’autres metteurs en scène. Ce sera le Werkstatt Bayreuth, manière de faire continuer à parler de Bayreuth, un concept intéressant en soi mais aussi pour le marketing maison : manière de prolonger la singularité de Bayreuth en en faisant une scène de propositions plus ou moins expérimentales : l’appel initial à Peter Stein, alors le chien fou de la Schaubühne, pour le Ring du centenaire, qui a échoué et s’est transformé en appel à Chéreau, puis l’appel à Harry Kupfer pour un Fliegende Holländer aujourd’hui encore inégalé en sont, avec le Tannhäuser de Friedrich, évoqué plus haut, les éléments premiers.
Et de fait, le Ring de Chéreau fut un incroyable choc pour le milieu théâtral et culturel, dont les conséquences sur le monde du théâtre européen et de l’opéra se font encore sentir: les huées de Castorf ne sont rien à côté des cris qu’on entendait dans la salle pendant la musique, ou des tracts qui vous accueillaient à l’entrée, ou des déclarations vengeresses de certains chanteurs de la distribution.
Chéreau a légitimé toutes les approches de Wagner par la suite et plus généralement le regard du théâtre sur l’opéra, même si Ronconi (avec son Ring initié en 1974) et Strehler pour le reste du répertoire (il abordera Wagner avec Lohengrin en décembre 1981 à la Scala) avait commencé à bousculer les choses, mais sans la chambre d’écho qu’est Bayreuth. Ce n’est pas un hasard si Kupfer parlait dans les années 80 de « Papa Chéreau ». Chéreau fut pour le Festival de Bayreuth ce que Mortier a été pour Salzbourg : il a permis de relancer la machine, de ravaler les façades, il a permis au monde de l’opéra d’être considéré par le monde du théâtre : jusqu’à Chéreau, les deux mondes étaient parallèles. Depuis Chéreau, cela n’étonne plus personne qu’un homme de théâtre fasse de l’opéra.

Il faut aussi comprendre l’appel à Peter Hall pour le Ring de 1983 (Solti) qui a semblé un recul. Après le choc Chéreau, il n’y aurait eu aucun sens à proposer un travail du même type. Il fallait une nouvelle rupture, comme une volonté de balance entre un Ring «moderne » et un Ring « classique », affirmation d’une volonté de balayage de tous les «possibles » : une proposition qui a coûté tout autant sinon plus que Chéreau vu la fabrication du plateau tournant verticalement sur lui même, une prouesse technique qui a l’époque avait beaucoup fait parler…plus que la mise en scène en tous cas.
Ainsi se sont succédés ensuite Jean-Pierre Ponnelle (Tristan), Werner Herzog (Lohengrin), Dieter Dorn (Fliegende Holländer), Harry Kupfer (Ring, magnifique), Heiner Müller (Tristan), Alfred Kirchner (Ring), Keith Warner (Lohengrin), Jürgen Flimm (Ring) qui représentent tous une modernité raisonnable. Le Ring de Jürgen Flimm étant la somme des Ring new look des dernières années et d‘une certaine manière la fin d’une époque.
L’appel à Christoph Schlingensief pour Parsifal en 2004 a constitué l’entrée en scène de Katharina Wagner, très liée au milieu du Regietheater, dans la programmation des mises en scène, et l’irruption de la performance esthétique et artistique à Bayreuth. Cette mise en scène, qui a bénéficié pendant deux ans de la merveilleuse direction de Pierre Boulez, a été plombée par une des distributions les plus médiocres des quinze dernières années.
Il est probable que c’est dans cette direction qu’aurait été Jonathan Meese, plus performeur qu’homme de théâtre, pour son Parsifal en 2016 s’il n’avait pas été remplacé pour raisons financières (!!) par le plus politiquement correct Uwe-Erich Laufenberg.
La proposition de Stefan Herheim pour Parsifal en 2008 a constitué sans doute le plus grand succès de ces dernières années. On peut seulement regretter d’une part qu’elle n’ait pas été prolongée au-delà de 2012, et que Daniele Gatti n’ait pas continué à la diriger car avec le RingParsifal constitue l’enjeu symbolique le plus important à Bayreuth. L’œuvre a d’ailleurs été jouée continûment de 1951 à 1973, de 1975 à 1985, de 1987 à 2001. Ce n’est que très récemment (2002-2013-2004) qu’un laps de temps supérieur à un an existe entre deux productions, encore que Parsifal ait été joué en continu de 2004 à 2012 avec deux productions différentes, mais que 2013, 2014, 2015 sont des années sans. On s’est d’ailleurs étonné que Parsifal ne figurât pas au programme du bicentenaire de Richard Wagner de 2013.

Hors Castorf, les autres propositions liées à Katharina Wagner, sont pour l’une un gros échec, Tannhäuser (Sebastian Baumgarten), une production loin d’être sotte, mais qui a constitué un repoussoir pour le public (encore une équipe qui a hésité entre scène et performance) avec le décor de Joep van Lieshout, fondateur d’un collectif artistique (AVL) à la frontière entre Art, design, architecture et pour l’autre un succès, le Lohengrin de Hans Neuenfels dont les rats ont fait huer, puis parler, puis ont amusé, puis ont été digérés, sans doute à cause de la présence successive dans la distribution de Jonas Kaufmann et de Klaus Florian Vogt et dans la fosse d’Andris Nelsons jusqu’à l’an dernier. Avec le Ring, c’est le plus grand succès musical de cette année, avec un accueil hallucinant (et justifié) pour Vogt et très positif pour le chef Altinoglu et la distribution.
De même qu’il était inévitable un jour d’inviter Hans Neuenfels à Bayreuth, après une des carrières les plus inventives et des plus importantes du théâtre allemand, il était inévitable d’inviter Frank Castorf, l’autre symbole d’un théâtre idéologique, très lié à l’Est, à un moment où l’un et l’autre sont déjà dans le troisième âge. C’est une reconnaissance de l’importance de leur travail depuis plus d’un quart de siècle dans le paysage théâtral d’aujourd’hui et n’a rien d’une expérience de la médiocrité ou d’une provocation comme on  lit quelquefois sous des plumes aussi imbéciles qu’ignorantes.

Et pourtant le choix de Castorf est un deuxième choix : Katharina Wagner nourrit depuis longtemps l’idée de confier un Ring à un cinéaste : c’était Wim Wenders qui était en vue pour 2013, après Lars von Trier pour le Ring précédent (confié finalement à Tankred Dorst, qui ne fut ni une réussite théâtrale, ni musicale).
Qui mettra en scène le prochain Ring (2020, avec Thielemann? avec un autre chef?) ?

Alors, qu’en est-il de ce Ring après une troisième vision ? Je continue de l’affirmer, voilà une production qui est un chiffon rouge pour notre époque post idéologique, mais qui nous renvoie en pleine face un regard sans concession sur monde d’aujourd’hui et de ce qu’il vaut, sans amour ni héroïsme.
En écrivant le Ring, Wagner faisait-il autrement ?
C’est ce que Nike Wagner appelle l’esprit Ring : complots, coup bas, affaires de famille, luttes de pouvoir, soif d’argent, massacre de l’innocence et de l’amour. C’est juste l’histoire que raconte Frank Castorf, en faisant de Rheingold une sorte d’épilogue et non de prologue de l’histoire (dont le premier jour, rappelons-le est Die Walküre) en en faisant une histoire de petits truands dans une station service véreuse du Texas liée à un motel (un Golden Motel quand même) pas trop bien fréquenté. C’est une manière de réduire le mythe à des marchés sordides qui avaient déjà été soulignés par Chéreau d’abord puis par d’autres.
Ce qui change chez Frank Castorf, c’est la volonté d’inscrire cette histoire dans la grande histoire du pétrole, qui est pour lui la cause de l’état du monde aujourd’hui, la cause implicite des conflits qui ont essaimé le XXème siècle au nom de ce que l’Or d’hier est le pétrole d’aujourd’hui. Chéreau insérait l’histoire dans un monde de l’industrialisation naissante (voir la forge de Siegfried), Castorf dans l’histoire de l’Or Noir, de la naissance des premiers puits en Azerbaïdjan jusqu’à Wall Street. Mais là où Chéreau évoquait seulement, Castorf montre, cherche à démontrer jusqu’au plus petit détail avec une précision d’orfèvre (d’ORfèvre…). Là où chez Chéreau il y avait encore de quoi espérer en l’homme (Siegfried restait un innocent positif), il n’y a plus rien à espérer chez Castorf, dont le Siegfried, pur produit de son éducation sans amour et seulement idéologique (à voir les livres en nombre autour du décor de l’acte I de Siegfried) par un Mime intellectuel radical (certains lui ont trouvé le visage de Brecht), est un terroriste, cruel, indifférent, sans âme, un garçon mauvais plus qu’un mauvais garçon.
Castorf inscrit ses personnages dans les mouvements de l’histoire : c’est pourquoi ce Ring est sans cesse mouvement et notamment mouvement giratoire de la tournette où changent sans cesse les ambiances et les époques, qui en est la traduction scénique ; c’est pourquoi aussi cela bouge tout le temps, notamment dans Rheingold, dans Siegfried (sur tout l’espace y compris en hauteur), dans Götterdämmerung, et logiquement un peu moins dans Walküre où sont posées les racines du mal,  opéra plus discursif, rempli de longs dialogues et longs monologues.
Certains personnages changent sans cesse : Wotan est petit maquereau, puis propriétaire d’un puits an Azerbaïdjan, puis théoricien de la révolution, enfin voyageur sans bagage. Seul Alberich ne change pas, ne vieillit pas et traverse toute l’histoire, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change, car il est le point focal, l’image éternelle du mal. Rappelons Kupfer (80 ans il y a quelques jours) qui laissait Alberich seul vivant face au public au final du Götterdämmerung.

Contrairement à ce qu’ont écrit certains, Castorf joue parfaitement, et avec plus de cohérence que d’autres la différence prologue (Rheingold) et trois autres jours, qui constituent l’histoire proprement dite, des origines à aujourd’hui, et Die Walküre, qui pose les jalons de ce récit, est volontairement plus « traditionnelle » au sens où le livret est à peu près suivi sans trop de didascalies, même si les événements de Bakou en sont la toile de fond. La question de Bakou et de l’Azerbaïdjan se pose encore aujourd’hui, et elle fut aussi bien pendant la première que pendant la seconde guerre mondiale un enjeu stratégique. Castorf s’intéressant à l’histoire de l’Or noir, ne peut qu’insérer les événements multiples qui eurent lieu à Bakou dans le tissu de son Ring, en faisant de Wotan un chef révolutionnaire et de sa fille Brünnhilde une aide au terrorisme : elle prépare les flacons de nitroglycérine pendant le récit de Wotan, qui est l’un des moments musicaux les plus passionnants de ce Ring, où non seulement Wolfgang Koch est un miracle d’intelligence du texte, mais où Kirill Petrenko accompagne avec une précision rythmique phénoménale la mise en scène volontairement très immobile de Castorf, il en résulte une tension prodigieuse, qui se poursuit dans l’annonce de la mort avec une cohérence extraordinaire.
C’est là où l’on peut saisir ce que diriger veut dire : ce n’est ni aller vite ou pas vite, ni diminuer ou retenir le son ou le laisser aller selon l’humeur, c’est au contraire avec une rigueur incroyable à partir de la partition s’obliger à accompagner le plateau, en épouser les cohérences et le discours, au nom de ce que Wagner appelle la Gesamtkunstwerk, l’œuvre d’art totale. Il ne peut y avoir , à Bayreuth notamment, un discours musical d’un côté et un discours scénique de l’autre qui seraient deux côtés d’un balancier : chef et metteur en scène sont tenus (plus qu’ailleurs et non comme ailleurs) de travailler ensemble pour produire un discours commun cohérent. Et que ceux qui ont trouvé certains moments trop ceci ou pas assez cela aillent simplement au texte, que la plupart du temps ils n’ont pas lu. De même ceux qui pensent qu’un chef a une conception une fois pour toutes indépendante des lieux et des plateaux se trompent : la lecture de Petrenko est certes toujours très fine, très discursive, quelquefois même intimiste (voir sa Lulu); mais il ne dirigeait pas le Ring à  Munich (la merveilleuse production d’Andreas Kriegenburg) comme il dirige à Bayreuth, beaucoup de spectateurs qui ont entendu les deux en salle l’ont remarqué. C’est là qu’on reconnaît un vrai chef, qui chaque jour est neuf, qui chaque jour donne à découvrir, qui est toujours inattendu.
Je défends le travail de Castorf même si parmi les travaux récents j’adore celui de Kriegenburg à Munich, parce que Castorf a une approche d’abord intellectuelle, parce qu’il oblige à lire, travailler, s’informer. Impossible de comprendre ce travail sans entrer dans cette logique. Ce qui me fascine, c’est que ce travail d’une rigueur et d’une profondeur stupéfiantes va contre la consommation culturelle qu’on peut voir ailleurs, même dans Wagner, et qu’il va contre notre paresse. C’est un travail nihiliste si l’on veut, mais le Ring de Wagner ne nous laisse guère qu’un tas de cendres à la fin du Crépuscule.
Je ne cesserai donc pas de défendre ce travail, même si d’autres m’ont fasciné sans doute pour le reste de ma vie, Chéreau d’abord, Kupfer ensuite, et Kriegenburg enfin, parce que son approche tient compte du mythe et de sa poésie, puis de l’Histoire.
Castorf effectue un travail typique du Werkstatt Bayreuth, en cela Katharina Wagner ne s’est pas trompée, cette production si décriée par certains est à la hauteur de la tradition théâtrale et culturelle allemande. Mais aussi et surtout parce qu’il constitue, avec la distribution de cette année, et avec la direction de Kirill Petrenko, l’un des Ring les plus réussis à Bayreuth depuis très longtemps.
Pour une fois, mise en scène, distribution et direction musicale sont à la hauteur des attentes et des enjeux (je sais, je vais faire frémir les catastorfiens). Petrenko dans ce Ring a refait de Bayreuth un lieu de l’innovation et de la recherche musicale, il a fait du neuf, et il a produit du sens en créant cette dentelle musicale à l’affût perpétuel de ce qui se passait sur scène. Et cette direction si singulière, impressionnante par sa précision et sa variété, a pu aussi provoquer des discussions et des déceptions, parce que ce Wagner-là est un Wagner musical de l’après. Ce fut le même choc après le Ring de Boulez: il suffit de lire certains critiques très acerbes de l’époque…mais cette fois-ci, à la différence d’alors, c’est l’unanimité. Le délire qui saisit le public à chacune de ses brèves apparitions lors des saluts est un indice de son effet.  Cette musique, telle qu’elle se déroule sous sa baguette, provoque une incroyable émotion. ce Ring est le Ring de Petrenko.
Deviendra-t-il le Ring de Marek Janowski? Pour deux ans encore, Marek Janowski, l’un des grands spécialistes de cette musique qu’il a enregistrée deux fois, va se confronter à une mise en scène qu’il ne doit pas vraiment partager au vu de ce qu’on connaît de ses goûts, avec une distribution largement renouvelée. Pour le festival, c’est l’occasion de relancer cette production en lui donnant de nouveaux visages. Nous verrons.
Et désormais Katharina Wagner arrive dans 15 jours aux rênes d’un festival que papa Wolfgang lui avait amoureusement préparées. Le deal de 2008, entre une jeune femme de 30 ans alors et sa sœur qui en avait plus ou moins le double ne pouvait que conduire à cette situation pour que personne ne perde la face, à commencer par le conseil de la Fondation qui avait déjà une première fois proposé Eva Wagner-Pasquier à la direction du festival. Voilà un membre de la famille qui a fait une carrière discrète, élégante, et qui n’a pas été assoiffée par le pouvoir, vu qu’elle a été essentiellement une conseillère compétente ici ou là. Pour elle, Bayreuth était un logique bâton de maréchal, pour Katharina en revanche, c’est une question de carrière et peut-être de vie : elle est sans doute de la race des femmes de pouvoir de la famille…Elle l’a d’ailleurs prouvé en affrontant des Meistersinger décapants allant contre toute la tradition locale.
Elle le prouve encore cette année en affrontant un Tristan, sans doute moins inventif dans le détail (il est vrai que le livret en est plus linéaire), mais en même temps d’une grande cohérence. Sa mise en scène pose la question de l’amour absolu, et de son impossibilité au regard des codes sociaux représentés par les serviteurs (qui inventent tant de stratagèmes pour qu’ils s’évitent) et par Marke, vrai mari trompé vengeur et sarcastique. Tous les autres personnages de l’œuvre sont contre le couple. Est-ce si loin de la vision sans amour de Castorf ? Le départ final d’Isolde entraînée par Marke qui a l’air du dire « bon, assez joué ! » n’est-il pas aussi une manière d’aller contre notre volonté d’ivresse musicale, de notre volonté d’y croire. Marke est une version plus policée des crocodiles de Castorf, mais c’est bien le même discours. Cette production de Tristan qui m’a plus séduit à première qu’à seconde vision doit être à mon avis rodée encore, mais elle montre tout de même un regard plus qu’acéré de Katharina Wagner sur les œuvres de l’aïeul.
La présence dans les lieux depuis 2000, puis depuis 2008 avec une fonction de conseiller, et depuis cette année une fonction nouvelle de Musikdirektor, responsable des recrutements de l’orchestre et de tous les aspects musicaux du festival de Christian Thielemann est un autre signe important de l’évolution de Bayreuth après l’ère Wolfgang.
Thielemann avait des ennemis, il en aura encore plus. Et Katharina Wagner sera plus exposée (les fameux coups de billard à double rebond). Vraie garantie musicale, Thielemann est très aimé du public de Bayreuth, moins Katharina Wagner qui doit gagner une légitimité qui va tenir aux choix de mises en scène, et à ses propres productions. Et on va lire désormais les choix esthétiques, le prolongement ou non du Werkstatt Bayreuth, à l’aune de ce couple là. Il est clair que les deux n’ont pas le même regard sur le théâtre d’aujourd’hui, mais les deux ont des intérêts communs. Et même si c’est l’esprit Ring qui règne sur la colline verte, les mariages de raison sont quelquefois plus solides que les mariages d’amour. [wpsr_facebook]

WAHNFRIED: LES RETROUVAILLES ET LA DÉCEPTION

Là où mon imaginaire ont trouvé la paix...
Là où mes illusions  ont trouvé la paix…

Je me faisais une joie d’aller à Wahnfried, enfin rouverte après cinq ans de travaux de rénovation. J’ai lu comme beaucoup les tribulations financières qui ont entouré les travaux effectués, et celles qui attendent la gestion au quotidien d’un espace qui a triplé de volume:  tout le monde en appelle au « Bund » à l’État fédéral, parce qu’il n’y pas assez d’argent pour l’entretien au quotidien et surtout pour travailler à l’expansion du Musée et au financement des recherches nécessaires et du personnel afférent.

Mais ce qu’on nous présente actuellement est-il digne du rayonnement de Richard Wagner?
On a l’impression que le musée n’est pas terminé, que tous les objets ne sont pas là, que les notices ne sont pas rédigées, que les espaces ont été vite aménagés pour l’inauguration, mais que ce n’est pas, ce ne peut être le musée définitif Richard Wagner.
Si ça l’était, ce serait problématique.
L’ancien Musée Richard Wagner était limité à Villa Wahnfried, avec quelques espaces souterrains pour les expositions menant à la maison de Siegfried Wagner attenante. Beaucoup de vitrines, beaucoup de petits objets, beaucoup de lectures, pas mal de photos et des notices assez bien faites. Il y racontait à la fois la vie de Richard Wagner, le Festival et des photos et quelques objets en illustraient l’évolution jusqu’en 1976. C’était un musée chaleureux, où l’on passait des heures avec la musique de fond du « Klingendes Museum ».

Un coin de la bibliothèque
Un coin de la bibliothèque (Villa Wahnfried)

Le salon où trône toujours le piano de Richard Wagner était aménagé en espace d’audition d’un Musée sonore d’enregistrements la plupart du temps historiques, ne provenant pas forcément d’ailleurs du Festival et l’on se promenait en même temps dans les rayons de la bibliothèque. Et les sous-sols étaient occupés par les jolies maquettes des productions anciennes, qui n’étaient malheureusement plus montrées depuis des années et des années.

C’était un petit musée, plein de charme, où l’on apprenait pas mal de choses et où l’on se trouvait bien. On terminait la visite en s’asseyant dans le jardin autour du bassin au timide jet d’eau, à côté de la tombe du Maître, de la Maîtresse et du chien et on se mettait à lire. Du moins c’est ainsi que j’ai passé bien des matinées pendant des années. Il y avait des bancs traditionnels faits de bois et de fonte, il faisait bon s’y asseoir, ils sont remplacés par quatre bancs en ciment sans dossier autour du bassin, pas vraiment faits pour y traîner.

Extérieurement, le bâtiment nouveau est en revanche très réussi, il s’insère sans heurter dans le paysage. Et une promenade au rez de chaussée de plain pied avec le jardin, est particulièrement agréable.

Le nouveau bâtiment
Le nouveau bâtiment

Les nouveaux espaces du musée se divisent en trois structures, la Villa Wahnfried, réaménagée, la Siegfried-Wagner Haus, attenante, où a vécu Winifred jusqu’à sa mort en 1980, et à droite de la façade un nouveau bâtiment tout en vitres en rez de chaussée et sous sol qui fait face à la Siegfried-Wagner Haus de l’autre côté et qui est devenu l’entrée officielle du musée, par laquelle on commence la visite.
D’emblée, je dois confesser la relative déception que cette visite m’a procurée: une exposition permanente dont je veux croire qu’elle est provisoire, tant l’impression de va-vite et de pauvreté intellectuelle est forte, et tant l’imagination est absente dans l’aménagement, sans aucune réflexion sur les espaces, notamment les espaces nouveaux qui sont exactement tout ce qu’on ne doit plus faire dans un musée, si tant est qu’on ait pu un jour avoir l’idée saugrenue de proposer ça, comme ça.

Le Musée new look est donc divisé en trois espaces :

  • le nouveau bâtiment dédié au Festival et à son histoire.
  • la Villa Wahnfried qui retrace la vie de Wagner, et la vie à Wahnfried
  • et enfin la Siegfried-Wagner Haus dont on ne voit que le rez de chaussée, salon de jardin, salon avec sa cheminée monumentale, salle à manger, et qui est paraît-il consacrée aux vicissitudes idéologiques de la famille, et notamment à sa relation avec l’oncle Wolf, Adolf Hitler
La maquette du Festspielhaus
La maquette du Festspielhaus

On commence donc la visite par le nouveau bâtiment dédié au Festival avec une magnifique maquette du Festspielhaus dès l’entrée et puis une grande salle sombre, avec au centre trois grandes vitrines contenant des costumes des premières productions, puis de l’ère Wieland, puis de l’ère Wolfgang et quelques objets symboliques en vitrine latérale. J’ai pu reconnaître quelques costumes, et les productions dont ils proviennent :

Cotume de Fricka (Jacques Schmitt) dans la production Chéreau 1976-1980
Costume de Fricka (Jacques Schmitt) dans la production Chéreau 1976-1980

le costume de Fricka dans la production du Ring de Chéreau par exemple

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Costume de Venus (Jurgen Rose) Tannhäuser, prod.G.Friedrich (1972-1978)
Costume de Venus (Jurgen Rose) Tannhäuser, prod.G.Friedrich (1972-1978)

 

 

 

 

 

 

ou celui de Vénus dans le Tannhäuser de Götz Friedrich. Mais j’ai puisé dans ma mémoire, parce que les notices indiquent l’œuvre et le personnage, mais pas la production, ni évidemment l’auteur du costume ni même l’année.

Les maquettes des productions sont présentées sur un mur de maquettes: avec des maquettes au niveau du sol, d’autres à trois mètres en hauteur, et les seules visibles sont celles qui sont à hauteur d’homme, avec là aussi des indications minimales et une organisation erratique. On reconnaît au milieu d’autres celle très célèbre du 2ème acte de Meistersinger de Wieland Wagner en 1956:

Die Meistersinger von Nürnberg (Acte II) Wieland Wagner1956
Die Meistersinger von Nürnberg (Acte II) Wieland Wagner(1956)

Pas de maquettes ni même d’images de productions récentes, la plus récente est la maquette du barrage de Rheingold chez Chéreau (à 3m en hauteur, à droite, invisible au commun des mortels) qui remonte à 1976. Comme si le Festival s’était arrêté.

Au détour de la salle dans un puits de lumière, des écouteurs pour écouter de la musique.
De l’autre côté des maquettes, quelques objets éparpillés dans une vitrine, objets de scène comme le Hollandais s’élevant au Ciel avec Senta ou vieux objets musicaux comme le Glockenspiel de Parsifal puis enfin un mur avec les photos de tous les chefs ayant dirigé à Bayreuth,  les productions qu’ils ont dirigées et les années. Les photos semblent avoir été choisies à l’époque de la première apparition de l’artiste ce qui peut se comprendre, mais on dirait qu’on a choisi les pires : celles de Barenboim, de Boulez, de Gatti sont des exemples de photos presque adolescentes, ou d’une éternelle jeunesse : ils sont à peine reconnaissables.

Informations détaillées ? Non.
Présentation problématisée ? Non
Histoire du festival et des tendances artistiques? Non

Je me souviens dans l’ancienne Wahnfried de photos des productions des années 30, de gravures des premiers décors, d’une fiche sur les tempi comparés adoptés dans Parsifal. Il y avait quelque effort de contextualisation: Ici tout cela a disparu.
Eu égard au rôle du Festival de Bayreuth dans l’histoire de la mise en scène d’opéra, on aurait pu penser que quelque chose serait dit de ce côté là. Mais non, rien ne se passe, rien n’est dit, rien n’est présenté. Vide abyssal. On a l’impression qu’ont été mis là pêle-mêle tout les objets l’on avait sur le Festival, sans aucun effort de présentation ou d’information.
Quant à la naissance du Festival et à la construction du bâtiment, elle fait l’objet d’une salle qui existait d’ailleurs dans l’ancien Wahnfried et qu’on a reproposée au même endroit dans la Villa Wahnfried rénovée, et curieusement pas dans le bâtiment neuf consacré au Festival même.

Siegfried Wagner Haus  - La salle à manger
Siegfried Wagner Haus – La salle à manger

Si l’on passe en face dans la Siegfried Wagner Haus, on s’attend à des photos, on s’attend à quelque chose de fort sur « l’idéologie » du festival et ses errances, dans une maison où toute la hiérarchie nazie qui comptait à commencer par Adolf a défilé.
Dans des salles vides merveilleusement lambrissées, avec quelques meubles, et une belle salle à manger, trois dispositifs vidéo au sol, écran de 40cm à tout casser, avec un siège permettant la présence de 2 personnes au plus qui projettent quelques films et montages. C’est tout.

Vitrine Cosima
Vitrine Cosima (Villa Wahnfried)

Enfin la villa Wahnfried, raconte la vie de Wagner. On reconnaît bien des objets de l’ancien musée, mais en nombre plus réduit, isolés dans des vitrines immenses et froides. C’est cette froideur de la présentation qui frappe d’abord.
La présentation est conçue de manière chronologique, donc plus claire, avec une grande salle consacrée à Bayreuth à l’étage et les espaces privés de Wagner consacrés dans une salle à quelques habits du Maître, et dans l’autre à quelques habits et objets de Cosima. C’est presque tout sur la vie de Wahnfried au quotidien.
Au rez de chaussée on retrouve avec plaisir la bibliothèque, mais les meubles sont sous housse blanche, comme dans les deux salons attenant à l’atrium.
Voilà : c’est fini.

On aurait pu penser que la nouvelles configuration du Musée et les nouveaux espaces auraient permis de penser différemment les présentations, d’utiliser peut-être aussi, en 2015, des outils numériques, de travailler à l’interactivité : rien de tout cela. Une présentation surannée, qui ne présente aucune problématique, qui ne donne aucune piste, au point qu’on se demande si c’est bien terminé, au point qu’on se dit : 20 millions pour ça?
On sait que le Musée a des problèmes d’argent, on sait aussi qu’on a accéléré les derniers moments de mise au point, on se dit enfin que sans doute la partie concernant la présentation des contenus a dû être sacrifiée pour des raisons économiques. Cependant si les espaces sont triplés pour ne rien présenter de plus, voire l’inverse, cela ne manquera pas de poser des problèmes rapidement
Ce qui frappe surtout c’est le manque d’idées ou d’imagination,  parce que la collection présentée ne s’est guère enrichie depuis 1976, parce que la partie « Festival » qui pouvait être passionnante puisqu’on a aujourd’hui de l’audio, des vidéos, des maquettes, des objets, des costumes, aurait pu être présentée de manière attractive, en demandant à un scénographe d’y travailler. Au lieu de cela, il semble qu’on ait mis tout ce qu’on avait sous la main  dans un espace fourre-tout, comme pour s’en débarrasser ou pour se donner bonne conscience, avec pour seul résultat: much ado about nothing.

Vu le manque d’idées et d’imagination des collections permanentes, il reste à espérer dans les expositions temporaires, il reste à espérer aussi qu’on va enfin réagir : il n’est pas pensable qu’on ait laissé vivoter ce musée depuis 1976, puis qu’on lui donne des habits neufs un peu trop grands, et trop vides, sans plus de nourriture : si c’est ainsi, le musée va vivoter, puis survivre, puis mourir.
Tout se passe comme si personne n’avait envie qu’il s’y passe quelque chose ou qu’une sorte de résignation avait présidé à sa présentation.

C’est une vraie déception, voire un grand étonnement:  ce musée dans son état actuel n’est pas un modèle pour  l’organisation des contenus ni pour leur présentation. C’est un musée conçu pour une visite de 30-45 minutes de groupes organisés. Certes l’audioguide peut pourvoir aux informations manquantes, mais cela ne compense pas les problèmes de présentation ou la conception générale. On espère donc que les choses vont vite évoluer .[wpsr_facebook]

Vue sur jardin
Vue sur jardin

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE GÖTTERDÄMMERUNG le 1er AOÛT 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

 

Final acte I Catherine Foster (Brünnhilde) Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Final acte I Catherine Foster (Brünnhilde) Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Pour une description détaillée de la mise en scène, se reporter aux comptes rendus du 1er août 2014 , du 15 août 2014, et du 19 août 2013 .

Il y a toujours à Bayreuth, pour Götterdämmerung, une ambiance particulière, d’ailleurs tout le public assiste à la dernière fanfare, celle du 3ème acte, toujours très belle ; c’est la fin d’un cycle, le public va se renouveler. En quatre soirées, on a pu socialiser avec ses voisins, toujours les mêmes, discuter, baliser son audition et en bref, il y a de la mélancolie, car c’est déjà fini. Les journées sont courtes à Bayreuth, dès 14h on se prépare pour la soirée qui commence à 16h, et donc le temps passe très vite. Pour ce dernier Götterdämmerung du cycle 1, musicalement si réussi, c’est encore plus vrai.
La fin du Ring est aussi toujours un peu spéciale, l’œuvre est tellement monumentale qu’elle efface tout ce qui a pu la précéder, ainsi du Tristan et du Lohengrin précédents, qui semblent si lointains. C’est aussi pourquoi je n’aime pas aller voir un autre opéra pendant les jours sans Ring, il y en a toujours deux, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung, car forcément, cet opéra isolé dans la lave en fusion du Ring en pâtit. Il y avait un Fliegende Holländer la veille de Götterdämmerung, que j’aurais peut-être vu avant Rheingold, mais pas pendant (en plus la production n’est pas de celles qu’on emporte avec soi sur l’île déserte…) car les expériences précédentes m’ont appris qu’on apprécie très mal cette autre musique.
Il en est de même pour la soirée programmée le lendemain d’un Crépuscule. Habitué au cycle I depuis très longtemps, j’ai tout de même souvent eu des places non pour la première, mais pour la deuxième de l’opéra d’ouverture qui traditionnellement est placée immédiatement après Götterdämmerung. Je me souviens notamment d’un Tannhäuser II qui m’avait semblé arriver comme un cheveu sur la soupe après le final du Götterdämmerung de Chéreau, moment fascinant et terriblement émouvant s’il en fut…
Il faut donc à la fois placer toujours le Ring en dernier, en évitant la représentation intermédiaire à l’intérieur du Ring, et en essayant de regrouper les autres représentations auparavant. L’autre conseil si l’on peut est de toujours venir pour au moins un opéra isolé et le Ring, ce dernier en acquiert d’autant plus de singularité.
Ce sont certes observations d’enfant très gâté par Bayreuth, mais il est bon aussi de bien regarder ce qu’on veut et d’organiser son festival en fonction d’une certaine dramaturgie si on veut le vivre à plein.
Ce Götterdämmerung restera je pense dans les mémoires de tous les spectateurs. Les ovations finales, délirantes (plus de 20 minutes avec standing ovation immédiate à l’entrée de Petrenko) avec la présence de toute l’équipe de Castorf, qui a reçu des bordées de huées, mais aussi une ovation extraordinaire de l’autre partie de la salle, majoritaire qui a battu des mains et des pieds en rythme, ce qui arrive très rarement pour un metteur en scène. Je peux comprendre les huées, bien que je me contente de ne pas applaudir (sauf de très rares fois) lorsque je ne suis pas satisfait. Le public de Bayreuth au moment des applaudissements n’est d’ailleurs pas toujours policé, et les anti-castorf étaient quelquefois très agressifs envers ceux qui hurlaient leur enthousiasme, certains ont failli en venir aux mains, on se serait cru revenu aux temps de Chéreau. C’est rare, mais ce qui l’est moins ce sont les engueulades entre spectateurs. J’aime ces engueulades, j’aime un public qui vit, avec des opinions tranchées, et qui discute avec ardeur à la sortie ou aux entractes :il y avait devant moi un monsieur enthousiaste à côté de quelqu’un qui l’était moins et qui ne supportait pas les cris d’enthousiasme, évidemment ça a fini en discussion violente caricaturale. Tout cela signifie simplement que ce qui est présenté pose question, mais avec une valence suffisamment forte pour provoquer de telles réactions. Et ce Ring est sans doute discutable pour ses options, mais qui peut nier l’incroyable travail théâtral, qui peut nier ce magnifique décor, ces images stupéfiantes, cette poésie souvent aussi ?
Castorf cette fois-ci a été plutôt sage, il est resté 5 à 7 minutes face au public divisé avec son équipe, il est ensuite revenu seul avec son décorateur, saluant le public (ce qui avait le don d’en énerver certains) avec ostentation, et pour la première fois, il est apparu avec l’ensemble du plateau dans une image globale de tous les participants au spectacle.
Mais ce soir, ce soit ce n’était plus le Ring de Castorf, mais celui de Petrenko car celui qui a marqué, qui a fait l’unanimité de ceux qui étaient là, qui a provoqué le délire du public, c’est Kirill Petrenko. Non parce qu’il a bien dirigé le Ring ; ça, quelques chefs d’aujourd’hui peuvent le faire, des très grands et même des moins grands. Mais parce qu’il a fait voir la possibilité d’un Ring. Il a proposé autre chose, un autre parcours, une autre vision, un autre son.
Il sait faire de l’ivresse, très bien même, j’oserais dire, comme les Barenboim, les Thielemann, ou pour les plus anciens Karajan, comme les très grand wagnériens qui sont d’immenses musiciens. Mais ça ne l’intéresse que si l’ivresse sert à autre chose qu’au plaisir simple de l’ivresse, si elle a un sens dans un discours global, un discours global qui est aujourd’hui, sans doute, unique. Comme Boulez fut en son temps unique dans le Ring.

le choeur de GötterdÄmmerung ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
le choeur de Götterdämmerung avec Hagen au centre  (Stephen Milling) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Un détail en exemple: Petrenko dirige le chœur extraordinaire de Bayreuth dans Götterdämmerung et le conduit avec un rythme incroyable et le pousse à une force démesurée, et avec un orchestre d’une rare discrétion qui donne un tempo, un rythme, une respiration : je l’avais remarqué déjà à Munich, mais ici, avec le chœur miraculeux de Bayreuth, cela prend une allure de sensation.
Un autre exemple : le final, immensément symphonique, d’un lyrisme exacerbé, qui clôt en apocalypse 16 heures de musique, Petrenko le prend à revers ? Bien sûr c’est immensément symphonique, bien sûr c’est lyrique, bien sûr c’est somptueux, mais c’est aussi – et en même temps – retenu, (d’autres disent mou, mais ils se trompent : leur oreille habituée aux décibels prend de la retenue pour de la mollesse). Cette retenue même crée la tension, comme si on était non dans l’explosion du Walhalla, mais au bord, la seconde qui précède le feu universel. De plus, dans cette mise en scène, personne n’allume le feu universel, même si Brünnhilde a jeté l’essence nécessaire au sol pour le provoquer : les choses restent en l’état, et Wall Street trône en triomphe, pendant que les filles du Rhin à l’écran observent le cadavre de Hagen voguant au fil de l’eau. Ainsi sur scène un final « sur sa réserve » qui n’a rien des images habituelles : on peut aussi expliquer ce choix de Kirill Petrenko par ce qu’on voit sur scène.
Mais c’est surtout la fluidité de l’ensemble qui étonne, et qui donne à ce Ring l’allure d’un flot continu, sans aucune volonté de s’arrêter sur les thèmes, de mettre en valeur les choses en soi mais où chaque motif est inséré presque naturellement dans un discours qui ne se relâche jamais, où l’on passe de pianissimo en fortissimo sans même une rupture.
Tout se passe comme si vous lisiez un texte que vous connaissez bien, mais où vous découvrez au fil de la lecture des figures nouvelles, des lignes nouvelles, des mots que vous n’aviez pas remarqués, des échos que vous n’aviez pas construits, des audaces que vous n’aviez pas soupçonnées et que tout cela vous apparaisse étrangement nouveau et passionnant comme jamais : voilà ce qui se passe à l’audition de certains moments, le prélude de Götterdämmerung stupéfiant dès les premières secondes ou celui de Siegfried, la marche funèbre, ou même la manière dont l’orchestre accompagne certaines scènes comme le final du 1er acte, vraiment insupportable de tension. Fascinant . Sensationnel ont écrit certains.
Ce qui frappe aussi, c’est une compagnie de chanteurs dont tous n’ont pas le format « wagnérien » traditionnel et qui sont tellement engagés et tellement soutenus et accompagnés par le chef qu’ils sont portés vers les sommets. Catherine Foster dans Brünnhilde affichait les années précédentes une Brünnhilde assez valeureuse, mais loin d’être exceptionnelle, avec des graves opaques ou inexistants mais des aigus très gonflés. La voix est devenue plus homogène, il y a cette fois une vraie ligne, et sa Brünnhilde est vocalement bien plus présente, même si il y a ça et là quelques problèmes de justesse (notamment dans les hauteurs). Elle a (un peu) perdu en aigu ce qu’elle a gagné en grave. La prestation gagne en intensité, en couleur, en volume, même si (c’est plus vrai dans Siegfried par exemple) elle apparaît un peu froide. Ce n’est pas une Brünnhilde qui vous cloue sur place (comme Stemme un certain soir à Munich), mais c’est une belle et grande Brünnhilde, digne du lieu.

Mort de Siegfried (Stefan Vinke) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mort de Siegfried (Stefan Vinke) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Stefan Vinke est un Siegfried qui chante Siegfried, et toutes les notes de Siegfried. La voix n’a peut-être pas toujours la ductilité requise pour Siegfried du Götterdämmerung et Vinke chante en force, par poussées (impressionnantes) plutôt qu’en favorisant un chant plus linéaire mais au moins, il a les notes justes, et le volume, la diction, et aussi le timbre. Le personnage est moins violent ou agressif que Lance Ryan, qui était vraiment un sale type, c’est plutôt (et sa figure un peu poupine y aide) plus un sale gosse qu’un sale type, un enfant égaré dans un monde d’adultes pourri. Il est moins acteur que chanteur peut-être, mais quel chanteur, et quelle magnifique preuve nous donne ici l’artiste.
Alejandro Marco Buhrmeister est un Gunther vocalement remarquable, sans doute l’un des meilleurs entendus (avec Grochowski ou Paterson) ces dernières années, avec un physique de séducteur, d’autant plus inutile que ce physique avantageux est au service de l’insondable médiocrité du personnage. Médiocrité partagée par la Gutrune d’Allison Oakes, dont on connaissait le personnage puisqu’elle le chante depuis 2013 dans cette production. Elle incarne une Gutrune encore plus superficielle et ridicule que dans les productions habituelles, et c’est un personnage qui intéresse sans doute plus Castorf que son frère Gunther : on lui fait changer régulièrement de costumes, Hagen lui offre une Isetta (symbole de renaissance industrielle et de consumérisme naissant) qui l’intéresse bien plus que Siegfried. La scène où elle s’empiffre de chocolats dans la voiture pendant que les « héros » font le serment du sang est à la fois terrible et délirante, celle où elle accourt pour empêcher Brünnhilde de toucher à son Isetta-joujou en est une autre au deuxième acte. Vocalement, elle a une présence et une tenue que d’autres Gutrune n’ont pas : il est vrai que c’est une Gutrune qui va chanter Isolde à Dortmund cette automne et qu’elle affiche un vrai répertoire de soprano dramatique.

Hagen (Stephen Milling) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele
Hagen (Stephen Milling) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele

Après Vinke, l’autre changement est Hagen : Stephen Milling remplace très avantageusement Attila Jun, il faut le dire. La voix a une puissance réelle et surtout une ligne impeccable, avec un aigu remarquable (les appels Hoiho! Hoihohoho! Ihr Gibichsmannen, du deuxième acte sont impressionnants de volume) et une expressivité et des couleurs qui font de son monologue final de la scène II de l’acte I Hier sitz’ ich zur Wacht un des grands moments de la soirée. La diction est supérieure, tout comme l’allure scénique. Il est un Hagen de référence et remporte un triomphe mérité au rideau final.
Son allure et sa taille le rapprochent de son père, l’Alberich d’Albert Dohmen, dont la scène I de l’acte II (Schläfst du Hagen mein Sohn) en font une sorte de dialogue de l’ombre double, et la réapparition d’Alberich qui croise Hagen lors de la marche funèbre de Siegfried, comme deux mouches menaçantes sur le miel, est là aussi d’une vérité scénique frappante dans le genre tel père tel fils. Dohmen lui-aussi possède l’art supérieur de dire le texte, de le faire entendre, et de l’articuler avec gourmandise. C’est son premier Alberich et c’est un coup de maître que cet Alberich massif et immense, de grande allure, à la voix un peu fatiguée mais tellement expressive.

Récit de Waltraute (Claudia Mahnke), les joies du camping ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Récit de Waltraute (Claudia Mahnke), les joies du camping ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

La Waltraute de Claudia Mahnke est à mon avis bien meilleure que sa Fricka, plus intense, mieux dite, plus dramatique aussi (il est vrai que la scène s’y prête), devant cette roulotte qui semble être celles d’une famille itinérante où comme une vacancière en villégiature, Brünnhilde sur un fauteuil pliant lit des revues en attendant le retour de Siegfried en une image frappante d’oisiveté médiocre. Le tabouret pliant sur lequel Brünnhilde s’asseoit auprès de sa sœur lui a d’ailleurs joué un tour pendable puisqu’il est rompu et qu’elle est tombée avec un petit cri de surprise très bien rattrapé immédiatement d’ailleurs. La scène est magnifiquement réglée, où la Walkyrie rend visite à sa sœur comme une visite au camping, en discussion très serrée et tendue, que Wotan sur l’écran regarde avec détachement.

Les Nornes ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Les Nornes ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Intenses aussi les Nornes (Anna Lapkovskaja, Claudia Mahnke, Christiane Kohl) dans une scène initiale d’une beauté mystérieuse où elles apparaissent comme les officiantes d’une sorte de culte vaudou, dernière trace d’un paganisme inséré dans notre civilisation, où elles se badigeonnent de sang dans un rite étrange. Cette apparition remarquablement chantée, ritualisée où elles sont plus des prêtresses en relation avec des forces souterraines que des divinités qui fileraient le destin du monde (en effet, la scène de la rupture du fil est volontairement tronquée), donne à ce début du Götterdämmerung une marque d’étrangeté inquiétante qui sera confirmée ensuite par le goût de Hagen (ou d’Alberich) pour cet amoncellement d’autels, de bougies, d’écran de télévision où semblent rassemblés les mythes de l’époque et où père et fils essaient de boire des bouteilles données en offrande en en recrachant violemment le liquide (de l’essence ?), chacun faisant le même geste, comme des jumeaux.

Scène finale:  Brünnhilde, filles du Rhin ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Scène finale: Brünnhilde, filles du Rhin ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Les filles du Rhin dont on retrouve la décapotable volée dans l’or du Rhin, dorment en attendant Siegfried. Elles sont remarquables, et dans le jeu et dans le chant (Anna Lapkovskaja, Mirella Hagen, Julia Rutigliano) et ressemblent beaucoup par l’esprit à celles de Chéreau, qui en faisait des entraîneuses du XIXème, et qui ici sont des sortes de prostituées en attente du seul client qui les intéressent, Siegfried. Leur chant est vraiment parfaitement calibré, les trois voix se fondent avec bonheur, et leur jeu est d’une vérité crue. À noter le cadavre sanglant (comme dans Walküre) de Patric Seibert, qu’on traîne dans la malle de la voiture, comme pour dire adieu à cette figure emblématique et perturbante de tout le Ring, qu’on ne reverra     plus, et la valise pleine de sable ou de poussière d’or, vague souvenir du Rhin initial que Siegfried ouvre et vide. C’est en tous cas l’une des scènes les plus réussies de ce Götterdämmerung sans fin où les grands événements du mythe se réduisent en petits événements du monde, entre gens médiocres.
En tous cas, musicalement, avec ce nouveau Siegfried sans faille, cet Hagen de grand niveau et cette Brünnhilde convaincante, le tout conduit par un Kirill Petrenko hors sol, ce Götterdämmerung entre dans la légende. Et sans que Castorf ne gâche la fête, il y contribue au contraire parce que l’engagement des chanteurs montre quel poids il a pu avoir pendant les répétitions. Ce Ring est une fête musicale, et une fête de l’intelligence.
Castorf sait traduire les grands mouvements par de petits faits vrais de bas quartiers : au lieu de procéder par grandes enjambées épiques, il dit l’histoire sous l’angle du seul quotidien d’un monde déjà perverti. Avec Castorf, nous n’arrivons pas à la fin d’un cycle où tout pourra recommencer (comme chez Kriegenburg), mais tout continue car il n’y a pas de fin de l’histoire.
Ce Götterdämmerung se déroule pour partie à Berlin, à l’ombre d’un Reichstag empaqueté par Christo, symbole de performance plus que de défi démocratique, et qui, ironiquement, devient Wall Street quand l’empaquetage tombe à la fin de l’opéra, à l’ombre du mur dont un tronçon est inscrit dans le décor, à l’ombre de néons de Buna, cette entreprise de l’Est qui  prospéra sous le nazisme pour avoir inventé le caoutchouc synthétique, qu’elle devait fabriquer à grande échelle en utilisant les déportés d’Auschwitz, à l’ombre d’un marchand de fruits et légumes où gît le cadavre de Siegfried, mort anonyme d’un petit truand et d’un kiosque à Döner (avec le jeu sur Donner…) où l’on sert de tout, y compris de la coke.
Ci-devant un monde post idéologie dont les enjeux se traduisent en trafics, où la bande de Hagen est une bande d’ouvriers en colère (Hunger ! affichent-ils, faim), ci-devant un Ring qui est tout entier crépuscule, un Götterdämmerung vu lui aussi comme antidote à l’illusion lyrique, à l’illusion politique, à l’illusion idéologique.
À l’ombre des pierres miliaires de notre histoire récente, Mur, Wall Street, Reichstag, Auschwitz, se déroule la médiocrité ordinaire, encouragée et stimulée par la mort des idéologies ou plutôt le triomphe de celle qui a fini par dominer : le Walhalla, c’est Wall Street, impossible à incendier, garantie de permanence de la petitesse, garantie d’une petite vie dans la petite station service du Texas de Rheingold qui en est non le prologue, mais l’épilogue. Dans ce monde sans foi ni loi, subsistent quelques croyances plus animistes ou plutôt des superstitions : de la religion mythique de la création du monde selon Wagner ne résultent que superstitions nichées au coin d’une rue.
Un Ring sans illusion: mais le Ring est-il autre chose qu’une immense désillusion? Les grands sentiments deviennent sans importance au service des petits larcins dans un monde où le sentiment n’a pas sa place car, comme dans Walküre, il empêche les desseins de s’accomplir.
Au terme de cette soirée qui entre de plain pied dans les annales du Festival, je ne peux qu’encourager à écouter dans quelques jours les streamings de BRKlassik (on ne parlera pas, par pudeur, de France Musique) qui ne pourront en rendre que très partiellement l’urgence, la tension, la magie, mais qui seront la seule trace de ce Ring dont il n’est pas prévu de reprise vidéo, en tout cas pas à ma connaissance : dans un Ring qui est un kaléidoscope sonore et visuel, quels choix une reprise vidéo pourrait-elle faire ? Le tournoyant kaléidoscope restera dans le souvenir de nos oreilles, de nos yeux, de notre esprit et surtout de notre cœur.[wpsr_facebook]

Début de la scène finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Début de la scène finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED le 30 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Repas de rupture: l'extraordinaire scène Erda/Wanderer (Nadine Wiessman/Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Repas de rupture: l’extraordinaire scène Erda/Wanderer (Nadine Weissman/Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

En 2013, ils étaient deux.
En 2014, ils étaient trois (deux adultes, un petit)
En 2015, ils sont quatre (deux adultes, deux petits).
L’air de Bayreuth est favorable à la reproduction des crocodiles, et les crocodiles sont les chiffons rouges ad hoc pour stimuler les buhs qui ont accueilli cette représentation de Siegfried, comme l’an dernier. Le final très brechtien ne passe pas. Mais les buhs ont été vite étouffés par l’ovation énorme du public devant ce Siegfried d’une rare intensité musicale.
Si par hasard la notion de distanciation (Verfremdung) n’est pas tout à fait assimilée, il suffit de regarder ce Siegfried et notamment son troisième acte, pour recevoir une leçon de dramaturgie brechtienne. Au moment où l’amour éperdu de Brünnhilde s’exprime et où elle s’est libérée de ses craintes, au moment où la musique devient ivresse, Siegfried semble faire autre chose, boire, lire, autour d’une table improbable de restaurant que Brünnhilde vient de rejoindre vêtue d’une robe de mariée plus vraie que nature. C’est à ce moment musicalement somptueux qu’arrivent les crocodiles, provoquant les rires et donc  interrompant forcément l’ivresse lyrique à laquelle le public commençait à s’adonner car toute la scène devient de plus en plus loufoque : Siegfried donne à manger au crocodile comme à son chien, et Brünnhilde s’y met,et si les dernières minutes du duo sont construites comme un duo d’opéra, les deux chanteurs debout face au public (ils ne se touchent jamais dans ce duo dit d’amour), le crocodile veille à un pas…
Las, au moment même des toutes dernières mesures, si éclatantes, l’oiseau fait sa réapparition sous sa forme humaine et joue avec un crocodile qui l’avale : on voit dans la gueule les jambes qui battent et un bras qui appelle à l’aide : Siegfried (qui ignore la peur, évidemment) va sauver la situation et arracher le frêle volatile de la gueule de la bête, l’en retire, le serre dans ses bras d’une manière si peu équivoque que Brünnhilde intervient par un baiser goulu, comme pour dire « Siegfried, il est à moi !». Rideau.
Et évidemment huées immédiates des frustrés de l’ivresse et des spectateurs non brechtiens.

Duo Wanderer (Wolfgang Koch) et Siegfreid (Stefan Vinke) acte III ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Duo Wanderer (Wolfgang Koch) et Siegfreid (Stefan Vinke) acte III ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Castorf n’a pas changé grand chose de la mise en scène, sinon l’ajout d’un bébé crocodile, qui fait presque figure d’événement tant tout le monde en a parlé : les fondamentaux y sont, un Siegfried qui se déroule à l’ombre d’un Mount Rushmore version communiste, Marx, Lénine, Staline, Mao : les idéologies triomphantes de la guerre froide, et de l’autre côté du décor une Alexanderplatz à Berlin d’avant la chute du mur, sous une immense publicité au néon pour Minol (le combinat gérant l’énergie de la DDR repris par Total au début des années 1990) dont la fameuse Minolhaus trônait sur Alexanderplatz. Aleksandar Denić est un décorateur de génie.
On a dans cette mise en scène de Siegfried un concentré de la pensée de Castorf, à la fois sur les idéologies du bloc oriental, sur la DDR, d’où il vient, fondement de son travail théâtral : sur le toit de son théâtre la Volksbühne, au moins jusqu’en 2017, trône un fier OST (Est), affirmant les racines de cette maison.

Siegfried commence à indiquer clairement les voies de la perversion : trafics, crimes, absence de sentiment ou d’amour. Le personnage de Siegfried est incapable de tendresse, c’est une graine de terroriste mâtinée de petit truand formé à l’école de Mime, qui est aussi l’école d’Alberich, où l’on a renoncé à l’amour. La mise en scène est sans doute des quatre spectacles la plus agressivement « provocatrice » pour les spectateurs. Cette troisième vision permet de voir que Castorf ne travaille pas dans les longs dialogues, à l’inverse d’un Chéreau par exemple, sur les gestes (je veux dire sur le petit geste vrai) ou sur l’individualisation des personnages, il laisse souvent ses personnages avec de rares mouvements, quelques pas, ou plutôt immobiles : le dialogue Alberich/Wanderer est à ce titre assez emblématique. Castorf joue de l’espace, immense en l’occurrence puisque prenant toute la hauteur du décor, obligeant les chanteurs à monter des escaliers ou des échelles, quelquefois à leurs risques et périls (Albert Dohmen a trébuché), une bonne partie du duo Wanderer/Siegfried du 3ème acte se déroule en haut du décor sur la passerelle de bois où ils trouvent chacun ostensiblement qui Notung et qui la lance. Siegfried brise d’ailleurs la lance en deux alors que le Wanderer a déjà quitté la place, déjà redescendu, déjà vaincu avant même le moment fixé: Castorf n’en manque pas une pour casser l’histoire, et à ce titre la scène la plus impressionnante et la plus réussie (c’est un vrai chef d’œuvre grâce à la Erda supérieure de Nadine Weissman) est la scène initiale du 3ème acte,  où une Erda sans doute vedette d’un musical berlinois – tout comme l’Oiseau – se prépare, se maquille, s’habille comme pour rentrer en scène mais en réalité pour rencontrer Le Wanderer/Wotan qui l’appelle, un Wanderer défraichi, débraillé, un Malcolm McDowell à l’abandon (il en a le même œil maquillé que dans Orange mécanique) attablé devant un saladier plein de pâtes qu’il mange à pleines mains. Un repas de vieux amants, qui se finit en dernière gâterie de Erda au Wanderer (sur le fameux « Hinab », « descends ! »), où Nadine Weissmann, dont j’avais déjà évoqué le personnage dans Rheingold est extraordinaire de vérité et de présence, mais aussi très sûre vocalement. Son adresse à Wotan prend plus de relief, plus de sens et affiche une vérité qui va bien au-delà des apparitions habituelles d’Erda émergeant des abysses. C’est un grand moment de théâtre par son côté délirant et sa criante vérité et conformité au sens général de la relation Erda/Wotan.
Qu’Erda et l’Oiseau procèdent dans cette mise en scène du monde du spectacle, ou plutôt des revues est intéressant d’ailleurs, car Castorf renvoie les personnages de l’histoire à une sorte de pacotille chargée de distraire le bon peuple, inscrite dans ce Berlin où l’histoire se déroule pour partie dans cette vision, Berlin comme symbole des idéologies triomphantes et finissantes (Le Wanderer vu comme Wotan décrépi).
Autre motif clairement affiché, les relations de couples Erda/Wotan et Brünnhilde/Siegfried mises en parallèle autour de la table de restaurant en terrasse, deux versions de la vie du couple, chacune désabusée. L’une est une rupture, l’autre est une rencontre déjà installée dans la lassitude et l’impossibilité de communiquer (Götterdämmerung est annoncé…), le parallèle de la situation ne peut être un hasard.
Ainsi en est-il de ce Siegfried, dont nous épargnons les détails au lecteur qui se reportera à 2014 (Compte rendu du 30 juillet, et compte rendu du 13 août 2014)
S’il n’y pas de changements fondamentaux dans la mise en scène, mais la distribution évolue avec rien moins qu’un Siegfried, un Mime, un Fafner et un Alberich nouveaux et forcément avec elle le rythme de la représentation car les personnalités sont différentes. L’Alberich d’Albert Dohmen était plus à l’aise aujourd’hui que dans Rheingold. Sans doute une mise en scène moins ébouriffante l’y a-t-elle aidé : ses mouvements en effet sont moindres, dans un espace scénique encombré d’objets où il est difficile de bouger (une roulotte, des lits pliants, des caisses) aussi monte-t-on sur les hauteurs. La voix, légèrement voilée, reste puissante et le style impeccable. C’est son premier Alberich et c’est globalement très convaincant. La mise en scène (et notamment les costumes d’Adriana Braga-Peretski) en fait dans la scène I de l’acte II un double fraternel du Wanderer (merci Chéreau), chacun rôdant autour de la même proie. La scène est prodigieuse d’intelligence et Dohmen y est remarquable.

Mort de Fafner (Andreas Hönl) soigné par l'homme à tout faire Patric Seibert ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mort de Fafner (Andreas Hönl) soigné par l’homme à tout faire Patric Seibert ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Fafner est cette année Andreas Hörl (l’an dernier Soren Coliban). Cette basse moins profonde que d’autres Fafner (qui chante un Titurel très vivant( !) dans le Parsifal pour enfants) a un timbre assez clair, une voix plutôt ouverte, une émission impeccable et une diction parfaite, La prestation en Fafner est très réussie, ce Fafner qui dans la mise en scène profite de la vie et de son or en entretenant une brigade de jeunes femmes : c’est sa manière à lui de dormir « accompagné ». C’est un Fafner assez vif, un genre de hippie à la retraite (qui garde sa barbe noire peinte) vu comme un petit chef de bande qui se bat vraiment avec Siegfried : point de Dragon puisque le serpent est en nous.
Le Mime consommé de Andreas Conrad épouse certes la mise en scène (désopilant avec son parapluie, un vrai personnage de bande dessinée), et chante au départ avec une voix particulièrement bien assise dans les aigus. Les choses se gâtent un peu par la suite, où toutes les notes ne sont pas chantées, et où il semble un peu indifférent à l’action. C’est un ténor de caractère…sans trop de caractère ici est c’est dommage. Il est vrai aussi que Castorf ne s’y intéresse pas trop, sans doute parce que tous les metteurs en scène s’y intéressent en revanche, moins qu’à Siegfried, moins qu’à Alberich, et moins qu’à l’ours, joué par un Patric Seibert, l’assistant de Castorf, qui est ours, mariée, chien de garde, et esclave, mais aussi ailleurs barman, garçon de café ou cadavre. Il est une des figures, une des silhouettes marquantes et marquées de ce Ring, comme un chœur muet, comme le facteur du petit Brecht illustré. Pour Castorf, le reste des personnages ou bien sont interchangeables, ou des caricatures, ou des ombres .
L’intervention finale avec le voile de mariée veut paraît-il montrer que Siegfried ayant forgé Notung devient un héros dont tous ont envie : « tutti lo bramano ! », le voile final du 1er acte annonce celui aussi arboré par Brünnhilde à la fin du 3ème. Siegfried, qui va aussi épouser Gutrune après l’ours et Brünnhilde, au 2ème acte du Crépuscule devient ainsi l’épousé du genre humain, à défaut d’en être l’épouseur.
Le Wanderer de Wolfgang Koch a toujours cette éminente intelligence de l’interprétation, scandant les mots, avec une émission modèle. Il semble plus fatigué néanmoins avec une voix moins colorée et un petit peu plus instable. On l’avait remarqué dans les toutes dernières mesures de Walküre où la voix bougeait fortement. Son Wanderer est toujours impressionnant comme personnage, comme acteur, mais vocalement un peu moins sculpté. L’an prochain, trois Wotan pour trois soirées, c’est presque unique dans les annales : en 1988, dans le Ring de Kupfer, Mazura avait chanté le Wanderer et Tomlinson Wotan de Rheingold et de Walküre. Ce qui ne va pas arranger les affaires de Castorf qui a souvent protesté contre les changements de distribution.

Siegfried (Stefan Vinke) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele
Siegfried (Stefan Vinke) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele

La grande nouveauté, c’est le Siegfried de Stefan Vinke, qui comme Andreas Conrad en Mime, a remporté un gros succès mais inférieur à celui de Lance Ryan l’an dernier (malgré les huées inévitables d’alors, vu la prestation vocale contrastée du ténor canadien). Stefan Vinke est sans aucun doute possible un Siegfried convaincant, qui chante tout de manière égale, avec la même puissance et la même résistance, et avec un notable volume. Vocalement nous y gagnons. Y gagnons-nous pour le reste. Pas pour la couleur et les inflexions : la voix est moins claire ou juvénile que Ryan, plus épaisse et peut-être moins expressive, moins de couleur et plus linéaire, et le jeu est plus approximatif et moins personnel, moins incarné : son marteau semble bien peu convaincu quand il frappe dans l’œil de Staline, sans l’atteindre…comme son geste lorsqu’il jette le sac poubelle sur le cadavre de Mime au lieu de l’en recouvrir ; c’est malgré tout plus réussi scéniquement au deuxième acte. La manière vive dont il mitraille Fafner avec sa Kalashnikov avant d’y penser à deux fois (Siegfried tue d’abord et pense après) est assez convaincante, comme son troisième acte crocodilien. Disons qu’il entre dans le rôle peu à peu, mais qu’il emporte l’adhésion vocalement, même si les dernières mesures, comme souvent dans Siegfried sont vacillantes. Mais l’épreuve est bien dominée.

Mirella hagen (L'Oiseau) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mirella Hagen (L’Oiseau) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

L’oiseau de Mirella Hagen, qui se bat avec ses ailes de géant et ce costume de meneuse de revue de l’Admiral Palast, est un peu moins en place que l’an dernier, mais reste très honorable, et surtout très spectaculaire. Là où l’oiseau est une toute petite chose habituellement, Castorf en fait un monument dédié au kitsch, un objet de spectacle et de désir (Siegfried…).

DUo final partie I Catherine Foster (Brünnhilde) et Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Duo final partie I Catherine Foster (Brünnhilde) et Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Le duo final de Brünnhilde et Siegfried est vraiment construit en deux parties, la première, sous les effigies des grands emblèmes du marxisme triomphant, est volontairement inscrite dans un récit presque abstrait, presque mythique, notamment quand par un étonnant jeu technique des figures et des éléments du décor il ne reste de ce décor monstrueux que de gigantesques lignes lumineuses (le résultat d’une ingénieuse projection vidéo), comme une ambiance. Le moment est suspendu, et presque poétique au point qu’on pense être revenu à l’expression mythique de l’amour dans un Siegfried traditionnel. Mais Castorf construit ainsi sa première partie pour mieux nous assommer dans la deuxième partie, quand Brünnhilde enfin se débarrasse de ses craintes (la perte de la virginité). Elle se passe de l’autre côté du décor, devant la station de U Bahn Alexanderplatz, dans un restaurant en terrasse, et cette évocation de l’ex-DDR très réaliste semble déjà faite pour la fin des illusions. Comment l’amour absolu peut-il exister là ? Il n’y a plus d’amour, il n’y reste qu’un Siegfried déjà désintéressé de sa conquête et une Brünnhilde déjà délaissée. Catherine Foster qui montre dans la redoutable partie de Brünnhilde de Siegfried, si tendue, la même homogénéité que dans Walküre, avec peut-être un peu moins d’engagement vocal. Elle s’économise, mais c’est surtout un chant un peu moins éclatant, presque moins vivant qui frappe. Les notes de la fin y sont bien présentes (au contraire de la plupart des Brünnhilde du marché) mais Catherine Foster est un peu en-deçà, pas aussi dédiée qu’on la rêverait, elle est déjà presque ailleurs. L’ensemble m’est apparu vocalement un peu moins captivant, à moins que les crocodiles ne m’aient trop distrait.
Car on en veut à ces crocodiles qui captent l’attention quand l’orchestre est à son sommet, lyrique, énergique, dynamique, offrant une fête sonore aux multiples reflets. Kirill Petrenko épouse parfaitement les différents moments de Siegfried, quand dominent théâtre et dialogues, il se fait discret, il se fait non protagoniste mais soutien, mais partenaire, mais écho, mais accompagnateur d’un discours : on a rarement entendu un Wagner ainsi intelligemment plastique et collant de si prêt à la nature de l’action scénique. Il faut entendre les différents éléments qui ouvrent l’œuvre, cette présence sourde, pesante, inquiétante de l’orchestre qui naît du silence et de cet imperceptible moment où le silence devient musique, avec cette alternance de sons très modelés, un peu plus forts ou un peu légers et le crescendo terrible et tendu avant que les coups de marteaux sur l’enclume ne se fassent entendre. Il faut aussi entendre les moments où l’orchestre se fait entendre en protagoniste, un fulgurant prélude du 3ème acte, un acte phénoménal à l’orchestre dans son ensemble. A-t-on entendu un tel descrescendo des flammes dans la transition entre la scène avec le Wanderer et le réveil de Brünnhilde, ou un tel réveil de Brünnhilde où un soleil sonore se lève en soulevant le cœur. Non, dans ce Ring, l’orchestre n’est pas protagoniste, on n’entend pas que lui, mais il est partout et on entend tout de lui, et dès que l’oreille se concentre sur le son de la fosse, c’est un abîme qui s’ouvre, de profondeur, de sensibilité, d’invention. Quelle fête !
Allez-vous étonner de l’ahurissante explosion quand le chef vient saluer, encore peut-être si c’est possible plus impressionnante que dans Walküre.[wpsr_facebook]

Crocodile's folie: duo final de Siegfried (Stefan Vinke) et Brünnhilde (Catherine Foster) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Crocodile’s folie: duo final  partie II de Siegfried (Stefan Vinke) et Brünnhilde (Catherine Foster) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele