BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: PARSIFAL de Richard WAGNER les 2 et 6 AOÛT 2016 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Uwe Eric LAUFENBERG)

Acte I, prélude ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte I, prélude ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Une production nouvelle de Parsifal est toujours attendue à Bayreuth. La seule œuvre écrite expressément en fonction de la fosse, la dernière œuvre de Wagner, et cette histoire de Graal qui renvoie au monde religieux, fait que certains spectateurs se croient à la messe ou dans un quelconque rituel célébratif et noble, qu’il convient d’honorer d’un comportement respectueux. D’ailleurs, la tradition y pousse puisque « la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation bruyante et donc les applaudissements ». C’était traditionnel à Bayreuth, même si la volonté de Wagner n’est pas si claire. Ça ne l’est plus. Au deuxième Parsifal le 2 août, et au troisième le 6 août, de longs applaudissements ont salué le premier acte qui a fait dire à mon voisin « On n’est pas à un concert Pop quand même ! ». Le public change, moins wagnérien sans doute et plus profane. On entend souvent au self, une heure avant la représentation, des spectateurs qui se lisent l’histoire de Tristan ou de Parsifal; et ça c’est assez récent. Bayreuth n’est sans doute plus seulement le pèlerinage d’une vie de wagnérien, mais devient un des lieux où il faut passer : un autre des lieux de consommation du tourisme musical. C’était assez minoritaire ici, ça l’est moins. Et ce public moins informé est persuadé que ce qu’il voit à Bayreuth est le mieux du mieux wagnérien. Il est donc prêt à faire des triomphes à peu de frais. On sait que ce n’est pas toujours le cas ; on sait même que ça l’est rarement. Ce n’est pas sans conséquence sans doute sur les futurs choix artistiques.

Voilà un Parsifal initialement prévu avec le couple Jonathan Meese/Andris Nelsons. Au terme du voyage, c’est un Parsifal avec le couple Uwe Eric Laufenberg/Hartmut Haenchen. Meese a été écarté au prétexte qu’il coûtait trop cher, mais sans doute parce que le projet ne plaisait pas : Jonathan Meese est l’un de ces artistes clivants qui aurait probablement occasionné une bronca qu’on a estimé peu souhaitable, sans compter la presse à l’affût du moindre hoquet de Bayreuth.
Andris Nelsons est parti trois semaines avant la première pour des raisons mal éclaircies, mais où rentre l’ambiance difficile de Bayreuth ces temps-ci dont toute la presse allemande parle. Hartmut Haenchen le remplace, originaire de Dresde où il a étudié,  qui a aussi travaillé auprès de Karajan, Boulez, Mravinskij et Arvīds Jansons, le père de Mariss. Il commença sa carrière en DDR, à Halle, Berlin, Schwerin pour devenir un directeur musical à succès à Amsterdam où il dirigea un Ring dont on parla beaucoup et qui existe en CD.  Il a dirigé souvent Parsifal (dont à Paris), c’était un chef très aimé de Gérard Mortier, qui l’a fait diriger à Paris, à Madrid, à Bruxelles. On le verra à Lyon la saison prochaine pour Elektra et Tristan. Un coup d’œil à son agenda depuis 2012 montre clairement qu’il dirige partout en Europe, Espagne, France, Pays Bas, Danemark, Grande Bretagne, Italie, mais pas en Allemagne où il semble avoir été découvert par le grand public à l’occasion du remplacement d’Andris Nelsons à Bayreuth ! Il est vrai que c’est un homme discret, loin des feux médiatiques, mais qui fait un travail approfondi, sécurité pour un orchestre. Faire appel à lui qui connaît et Parsifal et la fosse de Bayreuth où il fut assistant était une excellente idée et une garantie vu les circonstances et l’urgence.
J’ai eu la chance d’assister à deux représentations, le 2 août avec Klaus Florian Vogt, le 6 août avec Andreas Schager, je vais essayer d’en rendre compte.
L’appel à Uwe Eric Laufenberg est aussi explicable : voilà un metteur en scène (et directeur du théâtre de Wiesbaden) qui ne fait pas trop de vagues, « moderne » mais pas Regietheater: un peu le profil de Bechtolf pour Salzbourg, c’est à dire sans trop d’idées qui pourraient effaroucher et donc habituellement d’une fadeur consensuelle. Il reste que ses dernières productions (l’Elektra de Vienne notamment) n’ont pas vraiment convaincu.
De fait son travail sur Parsifal est loin d’emporter l’adhésion, et ce pour plusieurs raisons:

  • D’abord, c’est un travail qui profite de manière un peu abusive de l’actualité (Daech, l’Islam…) suffisamment pour faire parler avant la Première et faire filtrer des bruits alarmants, qui justifient, croit-on, l’imposant dispositif de sécurité mis en place sur la colline verte. Le résultat est pire que piètre, il est inutile. Faire un deuxième acte au harem, avec tous les poncifs occidentaux sur l’orient, faire mettre un voile islamique aux filles-fleurs, pour les transformer bientôt en danseuses du ventre, c’est du pipeau et ça ne va pas bien loin
  • Ensuite, la thèse défendue est d’une affligeante banalité. Déjà les nazis reprochaient à Parsifal son message pacifiste et universaliste. Le réaffirmer est juste mais pas neuf, d’autant plus que d’autres metteurs en scène, à Bayreuth même, ont affiché ou défendu des idées voisines, à commencer par Götz Friedrich en 1982 (avec la grande Rysanek puis la toute jeune Waltraud Meier), qui faisait de Parsifal celui qui faisait tomber les murs et qui ouvrait au peuple le plus diversifié, ce que fait présentement Laufenberg, et puis Schlingensief qui mettait dans le chœur des chevaliers du Graal tout ce que compte la société en matière de religion, de corps social, de corporations, de soldatesque, de personnages historiques (Napoléon !), on y voyait toutes les religions, et pas seulement les trois religions du Livre, comme chez Laufenberg. Enfin, Herheim, dans la production précédente, sans doute le plus gros succès des dix dernières années.
    Il n’a donc rien inventé. Habiller des idées d’autrui des remugles de l’actualité (voir plus haut) pour faire moderne, c’est médiocre pour ne pas dire plus.
  • Enfin, le sang qu’on boit à la blessure d’Amfortas était une des idées de Dmitri Tcherniakov à Berlin récemment (2015 et 2016), même si ici il y en a un peu plus, et même s’il coule ensuite au robinet où défilent les chevaliers (ici les moines), à moins qu’il ne s’agisse de vin, puisque l’idée du sang transformé en vin (ou l’inverse) semble le préoccuper quand on lit son interview dans le programme de salle. Mais la question du sang c’était aussi une des idées-force de Schligensief : la cérémonie du Graal étant une sorte de cérémonie Vaudou où l’on plongeait les mains dans un giron sanglant et où chaque participant imposait la marque sanglante de sa main sur la tunique du précédent ou du suivant.

Donc, pour ma part, much ado about nothing…mais ce nothing, il faut quand même l’expliquer au lecteur.
Parsifal version Laufenberg se passe dans une communauté monastique isolée dans une région de conflits (un peu comme la communauté de Tibérine), au nord de l’Irak. Le rideau se lève sur une nef d’église byzantine (décor de Gisbert Jäkel), avec un personnage assis en hauteur dans l’ombre près de la coupole, derrière un grillage ; en arrière-plan, des fonts baptismaux. La nef est remplie de réfugiés qui y ont trouvé abri et que les moines réveillent pendant l’ouverture (ballet de lits pliants). Les réfugiés à peine sortis, entrent des soldats, arme au poing, inspectant les lieux, ils passent, comme ils passeront chez Klingsor au deuxième acte. Gurnemanz est assez jeune, une sorte de moine hôtelier. On porte alors une croix recouverte d’un linceul, on enlève le linceul on détache de la croix le Christ (nu, sorte de poupée de celluloïde), qu’on enveloppe dans le linceul, on le sort de la salle et on laisse la croix, seule, en place…  La première scène se passe comme d’habitude, dans des productions plus conformistes ou moins prétentieuses ; l’arrivée de Kundry (voilée ! à moins que ce ne soit pour se protéger du vent du désert) laisse voir que le jeu proposé par Laufenberg est plutôt actualisé, dans les comportements, dans la manière de se tenir, de se déplacer, d’échanger entre les personnages : il y a moins d’attitudes compassées, plus de comportements prosaïques mais cela revient grosso modo au même…

Puis Parsifal arrive, jeune homme moderne, pull ouvert, jean noir (costumes très actuels de Jessica Karge)…muni quand même d’une arbalète. On apporte le cygne percé d’une flèche, pour faire bonne mesure. Au moment de son entrée, un enfant surgit, sosie du petit Aylan et s’écroule au moment où le cygne est atteint, Kundry le recueille et le transporte…L’enfant c’est la mort de l’innocence, victime de conflits plus grands. Émouvant certes, mais son utilisation ici m’est suspecte.
Parsifal sauvageon comprend ce qui se passe sans comprendre, selon la tradition; il essaie d’étrangler Kundry, comme de juste, et écoute Gurnemanz lui annoncer la cérémonie du Graal « Zum Raum wird hier die Zeit », et commence alors la « Verwandlungsmusik » qui est illustrée en substituant la traditionnelle « Verwandlung » du décor par une vidéo cosmique de Gérard Naziri, Raum und Zeit ensemble, partant de ce minuscule point qu’est l’église, sise quelque part non loin du Tigre, pour arriver au-delà du système solaire aux confins de l’Univers et revenir dans la salle où le fond de scène est dissimulé par une bâche de plastique translucide. Au centre il y a maintenant un podium (les fonts baptismaux de la première partie recouverts) et autour duquel les moines se réunissent et s’assoient. Manque de chance, pas assez de chaises, et certains en apportent ou vont en chercher …

La cérémonie du Graal se déroule…on pense que le personnage assis en haut du décor est Titurel. Eh bien non ! Titurel apparaît derrière le plastique translucide et entre dans la salle pour stimuler Amfortas qui n’en peut déjà plus. Quant à Parsifal, il est assis sur une chaise (on lui en a trouvée) et observe, se lève, s’accroupit…se rasseoit.

Ryan Mckinney (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Amfortas chante sa douleur, affublé d’une couronne d’épines (vous comprenez sûrement maintenant pourquoi on a enlevé le corps du Christ de la croix…) mais on lui ôte sa tunique, le voilà presque nu, en martyr (ce qu’il n’est pas), on le scarifie en rouvrant sa blessure et il pisse littéralement le sang, on approche la coupe et on la remplit du sang qui coule (merci Tcherniakov), puis on la tend à Titurel qui s’en repait, et les servants la boivent, pendant qu’Amfortas, les bras en croix dans l’axe de la croix , devient de-visu substitution christique…puis s’écroule : le sang inonde le podium, et les chevaliers, sous la lumière rougeoyante prévue par Wagner, s’approchent et boivent non le calice, mais à un robinet situé dans l’axe de la croix, où ils remplissent leur verre. C’est que le sang s’est transformé en vin, et ce plateau où gît Amfortas est devenu une sorte de réservoir d’où le vin coule…Puis tout le monde s’en va, ceux qui avaient des chaises les emportent, reste Parsifal et entre alors Gurnemanz, qui n’était pas à la cérémonie : aurait-il une unique fonction de chroniqueur, une sorte de Pimen de l’occasion ? Un chroniqueur hors temps, hors espace, hors drame dont la seule fonction serait de raconter ? Weißt du, was du sahst?
Visiblement, Parsifal ne sait pas ce qu’il a vu, il est chassé comme de juste (dort hinaus !), voix du ciel, Gurnemanz comprend ce qu’il n’a pas perçu à première vue, et regarde dans la direction d’où est sorti le chaste Fol. Rideau. Applaudissements (malgré la tradition !)
Je décris tout cela de manière sans doute sarcastique, mais ceux qui ont vu le spectacle peuvent témoigner que je décris ce qu’on voit.

Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Certes, il y a là de dedans des symboles : la question du sang est centrale, mais elle a déjà été traitée dans des termes voisins, soit par Tcherniakov, soit par Schlingensief, comme rappelé plus haut, la question de la transformation du sang en vin (ou de vin en sang) occupe Laufenberg, comme en témoigne l’interview donnée dans le programme de salle, bien que l’installation d’une fontaine de sang qui coule pour remplir les coupes des chevaliers me paraisse bien malvenue ; je préfère envisager qu’il coule du vin issu de la transformation du sang…Ce qui caractérise cet acte, c’est le mélange de rituel, qui de loin en loin reprend la tradition, même si il « montre » ce que la tradition « évoque ». Tcherniakov montrait aussi, Schlingensief déplaçait la cérémonie en en donnant un sens très primitif un Ur-sens en quelque sorte, du côté du vaudou (il y a d’ailleurs quelque chose de cela dans le Götterdämmerung de Castorf, auprès de qui Schlingensief a travaillé). Donc les éléments symboliques sont là, mais en même temps Laufenberg insiste sur des détails profanes, galette de pain arabe, chaises qu’on déplace, jeu très « prosaïque » y compris de Kundry, mais aussi de Gurnemanz, qui fait des gestes affectueux (lui qu’on a l’habitude de voir statufié), qui est plutôt jeune (de voix et d’allure). Au total, et malgré mon ironie, ce que propose Laufenberg n’est pas si loin de la tradition, mettons-y des arbres et des feuilles mortes et on sera proche de ce que faisait Wolfgang Wagner dans ses différents Parsifal. Rien de vraiment révolutionnaire, ce qui pourrait apparaître neuf a déjà été fait ailleurs. Nihil novi sub sole. Ce premier acte passe sans trop de casse.

Le deuxième acte s’ouvre sur le même espace, mais recouvert de céramique bleue, comme dans un palais arabe ou ottoman avec au fond, à peine visible un palmier. On comprend qu’on est « en face ». Un podium laqué noir au centre, sur les côtés des piles de serviettes de toilette…serait-on au hammam ??? Amfortas est assis, les yeux bandés, et Klingsor s’adresse (méchamment) à lui. Pendant tout l’acte, Amfortas apparaîtra aux moments clés, comme pour rappeler là où (et comment) il a pêché ou pour habiter une mémoire sensitive de Parsifal, comme pour rappeler discrètement que probablement il est amoureux de Kundry (merci Tcherniakov). En haut sous la coupole, toujours le personnage du premier acte : certains y ont vu Wagner, c’est envisageable, sauf qu’il est chauve : si on avait eu Wagner, on aurait eu le bérêt, pour bien marquer qui est qui…J’ai supposé que vu le contexte et la place du personnage, c ‘est Dieu qui regarde tout cela d’en haut, le corps affaissé, voire accablé.
Klingsor muni d’un tapis de prière s’essaie à prier, mais il ne connaît pas la direction de La Mecque, et donc il place le tapis à Jardin, puis à Cour, et puis renonce. Visiblement un converti de fraîche date…Klingsor le magicien mauvais est donc musulman, c’est donc cela ! Il a quitté la communauté du Graal pour aller en face, chez les autres (Daech ? les musulmans ? les ottomans ?) chez les méchants ? Un peu facile, un peu provocateur, un peu putassier par les temps qui courent. Kundry, de noir vêtue, en déshabillé chic, se réveille comme il se doit de mauvaise humeur mais la vue d’Amfortas l’adoucit, elle cherche à le toucher, à le caresser, elle l’aime …(re-merci Tcherniakov), pendant que Klingsor brandit une croix au bout recourbé en phallus (la provocation !!!), substituant ainsi son auto-émasculation chez les chrétiens par une utilisation sacrilège du symbole de la croix par un néo-musulman. Accablant.

Klingsor (Gerd Grochowski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Klingsor (Gerd Grochowski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le fond de la scène est masqué par une cloison noire, comme le podium central, percée d’une porte coulissante circulaire (on dirait l’entrée d’un Spa) et d’une ouverture rectangulaire en hauteur, comme un théâtre de marionnettes, fermée d’un rideau rouge…Klingsor disparaît pour y réapparaître : le rideau rouge cachait un décor fait de croix de toutes sortes, image des trophées recueillis quand il capture les chevaliers du Graal dans son château enchanté avec en premier plan deux corps du Christ sans crucifix (comme au premier acte, mais en modèle réduit) qu’il caresse au passage. Sorte de mausolée des « regrets éternels » de Klingsor, son jardin secret, cimetière des illusions de son passé et exposé de ses trophées de chasse.
Arrive une troupe de soldats, comme au premier acte : Laufenberg nous dit ici deux choses : que le palais de Klingsor est exactement l’anti-Graal, même espace, même structure, mêmes soldats qui passent, mais en version négative, oxymorique, et de l’autre que l’armée est partout, que la soldatesque (américaine ?) ignore les religions et leurs conflits…idées puissantes et nouvelles. Le dernier des soldats arrive, nerveux, pointant son arme, pendant que les filles fleurs, groupe de femmes voilées, qui sont à Klingsor ce que les chevaliers sont au Graal, arrivent en chantant leurs joyeuses paroles (rappelons que le chœur des filles-fleurs est un pendant du chœur des chevaliers du Graal… ). Le soldat vu en dernier revient, et on comprend que c’est Parsifal (!), qui a laissé l’arbalète pour les armes à feu, qui durant ses errances s’est engagé, avec son casque surmonté d’une caméra infrarouge, et les filles fleurs en voile séduisent le soldat-chaste fol …américain…
Ainsi donc l’opposition Graal-Klingsor chez Wagner se traduit chez Laufenberg par les oppositions religieuses et idéologiques de l’Orient, c’est d’une clarté aveuglante, et c’est en même temps une manière terrible d’aplatir complètement le mythe et l’histoire que de mettre Parsifal au niveau le plus vulgaire et le plus désolant, celui des conflits interreligieux du moment, celui de l’actualité qui passe et qui lasse. Tcherniakov en faisait quelque chose d’autrement plus fort, détaché de toute contingence « terrestre », quand Schlingensief, qui ne fut pas toujours compris, en faisait un symbole à la fois esthétique et philosophique du monde du jour, à la lumière de débats d’une teneur autrement théorique.

Filles fleurs et Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Filles fleurs et Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le jeune soldat est donc entouré de ces femmes voilées qui chantent leur air joyeux et qui l’entourent, le circonviennent, lui enlèvent son uniforme pour le laisser en boxer-teeshirt, puis bientôt en boxer (pour Schager) et l’entraîner vers un bassin où elles se trempent avec lui.

Filles fleurs, version dévoilée Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Filles fleurs, version dévoilée Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Quand arrive Kundry pour siffler la fin de la partie par un singulier « Parsifal ! Weile ! », Parsifal s’ébroue au fond du bassin sous une pluie de pétales de roses (rien ne nous est épargné) et sa tête mouillée apparaît. Kundry, vêtue d’une robe de cocktail vaporeuse est moins séductrice que mère-maquerelle au milieu de ses filles, et moins maquerelle que mère avec Parsifal, qu’elle va sécher à l’aide des nombreuses serviettes disposées là ad hoc. Elle le sèche maternellement, lentement, et lui fournit un ensemble d’intérieur, léger, noir ressemblant à un ensemble tunique/pantalon indien ou oriental, comme celui d’un prince oriental des lieux.  Pendant que des servants amènent un lourd coussin de velours pour le divan et une table avec une carafe de vin et deux verres, manière de montrer que d’une part il va s’agir d’une « conversation de salon », et d’autre part que le vin sert de médium, lui qu’on a vu provenir du sang du Christ au premier acte.  Et du vin dans un espace manifestement musulman, c’est en même temps délicieusement sacrilège.
Laufenberg refuse – il l’écrit dans le programme de salle – qu’il y ait vraiment échange, dialogue et scène de séduction, mais plutôt rencontre et croisement de deux destins, de deux solitudes. Tout de même, la scène voulue par Wagner, où Kundry est mère et femme à la fois et joue sur les deux tableaux, est bien là, et le physique d’Elena Pankratova invite plutôt à en développer les aspects maternels, même si cela se termine par un baiser et une tentative d’assaut par Parsifal, mais comme le veut l’histoire, le baiser provoque la « Mitleid », la compassion, la « souffrance avec », la solidarité avec les souffrances d’Amfortas que Parsifal éprouve et comprend (et voit, puisqu’Amfortas est là), et donc il recule, terrassé par l’évidence, non sans avoir hésité à se rapprocher à nouveau de Kundry offerte par un dernier assaut auquel il renonce, aussitôt remplacé par Amfortas (réel ou fantasmé?), qui, tout comme Klingsor en haut de sa scène-guignol, observait la scène et rôdait. Il peut enfin honorer Kundry, pendant que Parsifal renonce. L’amour Amfortas-Kundry, évoqué par Tcherniakov, est ici explicite, veut sans doute montrer à quel point l’Amfortas Christique lie Kundry à Marie-Madeleine, parmi les nombreuses références qui émaillent l’histoire complexe du personnage (ne pas oublier que Wagner avait écrit un “scénario” appelé Jésus de Nazareth) .
Si Amfortas est christique, on le sait depuis le premier acte (couronne d’épine, crucifixion, sang), Parsifal ne le sera jamais, et c’est bien là la différence, Parsifal vient d’ailleurs et va ailleurs…
Pour illustrer encore l’absence de dialogue entre Kundry et Parsifal, Laufenberg fait devenir leur dialogue une sorte de double monologue, profitant que chacun disparaisse pour se changer. Pendant que l’autre se change dans la coulisse, Parsifal en soldat, de nouveau et Kundry dans sa tunique initiale et non plus sa robe de cocktail un peu vulgaire (qu’elle avait enfilée pour la scène de séduction/non-séduction), chacun chante ses doutes, sa détresse, sa solitude – pourquoi pas ? C’est là la moins mauvaise des idées de mise en scène – mais ils se retrouvent chacun au statu quo ante, comme au début de l’acte, puisque l’entreprise qui a échoué demande d’autres ressources. Kundry appelle donc à l’aide et arrive du fond de la scène Klingsor avec sa lance. La scène de la lance est théâtralement souvent problématique  (même si quelquefois elle est réussie, comme chez Herheim), et ici, elle est volontairement escamotée et vaguement ridicule : Parsifal nouveau héros-soldat pétrifie Klingsor, lui prend la lance, la brise, met en croix les deux morceaux et le tour est joué : de même coup devant cette croix qui figure la vraie croix, toutes les croix qui décoraient la cage à guignol de Klingsor chutent bruyamment. « Du weißt, wo du mich wiederfinden kannst », Parsifal sort, brandissant la Lance-en-croix, suivi de ses premiers disciples : l’aventure nouvelle commence. Rideau.
Voilà un deuxième acte où tout « mystère » est volontairement exclu, où toute sensualité disparaît, même avec les filles fleurs (la scène du bassin fait que le public s’occupe à voir Parsifal tout mouillé en boxer et le jeu des serviettes de toilettes), où l’on accumule les signes lourds, les croix dont la croix-phallus, présence d’Amfortas, regard de Klingsor et cette lourdeur qui souligne de stabilo les différents moments et leur signification rend évidemment plus prosaïque une scène qui souvent ne l’est pas.  L’ambiance islamique et vaguement orientale montre en même temps où se placent et le bien et le mal, ou du moins les oppositions entre orient et occident, avec un sens qui ne va pas très loin et devient lui aussi lourd, parce qu’inutile et donc ici inutilement provocateur. Martin Kušej dans le sillon de son Entführung aus dem Serail aixois aurait fait de Klingsor un islamiste converti et cadre de Daech, à n’en point douter. Ici, Laufenberg ne veut pas aller jusqu’au bout de sa logique, préfère élargir le débat aux religions et à leurs méfaits/effets, préfère faire de Klingsor un converti hésitant, entre Croix et Croissant, et donc un méchant au total assez gentil et un peu psychotique.
N’allant pas très loin, du même coup ses voiles noirs paraissent inutiles, voire agressivement inutiles Quant à la scène centrale entre Parsifal et Kundry, elle est d’une pauvreté conceptuelle singulière. Ni échange, ni confrontation, ni séduction ni sensualité. On s’ennuie ferme.
Le troisième acte s’ouvre sur un espace un peu plus réduit, pas celui de l’église, envahi par des plantes exotiques et géantes, des lianes par-ci, des immenses feuilles de plantes grasses par-là, des branchages géants, des débris et des racines au sol, un frigo , un fauteuil roulant et au fond une végétation luxuriante. Gurnemanz marche péniblement, il entend le cri de Kundry, la découvre (rien que de très habituel), Kundry est devenue une vieille femme, en foulard, sorte de vieille babouchka réussissant à peine à se déplacer (jolie incarnation de Pankratova d’ailleurs). Arrive le soldat de Dieu, Parsifal, tout de noir vêtu et en passe-montagne, un soldat aux missions sans doute délicates, portant la Lance-croix. Il se fait reconnaître, enlève le passe montagne, s’écroule…tout cela est habituel, dans tous les Parsifal du monde. Il s’écroule épuisé et Kundry va chercher péniblement de l’eau dans le frigo…elle lui rapporte une bouteille de plastique (toujours cette volonté de prosaïsme chez Laufenberg) d’ailleurs, elle l’essuie et l’aide comme une grand-mère cette fois (on est monté d’une génération) avec les gestes qui rappellent l’acte II. À noter que si elle se déplace avec d’infinies précautions et une lenteur calculée, elle s’assoie et se plie avec une facilité déconcertante (le lavement de pieds…). La scène du lavement de pieds et du baptême (« nicht so… ») se déroule là aussi comme dans toutes les versions traditionnelles de Parsifal, sauf que Kundry ne cesse d’aller fouiller dans le frigo et qu’elle va ensuite chercher une bassine dans la forêt tropicale du fond, pour la ramener et laver les pieds du Parsifal-nouveau. Elle enlève son foulard et apparaissent de longs cheveux gris avec lesquels elle essuie les pieds du nouveau héros.

Enchantement du Vendredi Saint ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Enchantement du Vendredi Saint ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est au moment de l’Enchantement du Vendredi Saint que les choses évoluent : les plantes se déplacent, la perspective et le décor s’élargissent, et la forêt luxuriante du fond subit une pluie battante, sous laquelle bientôt des jeunes filles (parmi lesquelles les ex-filles-fleurs) y compris dans le plus simple des appareils évoquent par des mouvements harmonieux des figures printanières, quelque chose qui va rappeler au lointain de la mémoire une nature botticellienne, et un aimable paganisme baigné (c’est le cas de le dire) d’antiquité, de renaissance (au sens propre et figuré) et de néo-platonisme, le christianisme n’étant comme on sait qu’un (néo) platonisme pour le peuple. Ainsi apparaît en fond de scène le locus amoenus des poésies élégiaques. L’enchantement du Vendredi Saint devient un Sacre du Printemps sans violence, gentillet, souriant, une préfiguration du désir d’avenir parsifalien, irruption du paganisme dans ce monde divisé par les religions.
« Mittag ! ». Commence alors la scène de la Verwandlungsmusik de l’acte III. Plus d’aventure cosmique alors. Parsifal et Gurnemanz sont partis faire leur office, laissant Kundry seule désormais inutile (mais baptisée), sur son fauteuil roulant. Le rideau tombe, la vidéo montre une pluie battante, il pleut sur mon cœur…apparaissent alors les masques mortuaires de Kundry, de Titurel…et de Richard Wagner (mais je suis sûr que vous aviez deviné…), le monde s’élargit du paradis de Parsifal à celui de la musique : outre à célébrer les deux morts, on va en célébrer un troisième dont Parsifal est dit le « testament musical », avec Bayreuth pour Mausolée…
Le rideau se lève sur la scène du premier acte, un peu plus désolée, sans chaises, sans bancs, mais avec des chevaliers des trois religions révélées, ou des chevaliers partis chercher fortune dans les autres religions, dans le fond prient des juifs contre le mur, dans la foule, des imams et des musulmans, des moines aussi, et des « civils » de toutes races,  le monde s’est élargi au monde (merci Schlingensief, merci Götz Friedrich), plus d’uniformes, mais un monde bariolé, divers, désordonné aussi, sans rituel.
Le cercueil de Titurel est porté au proscenium, arrive Amfortas, qui ressemble un peu à Titurel du premier acte, et un peu à Klingsor du deuxième, c’est à dire qu’il n’a plus rien de christique ; il n’y a d’ailleurs plus de croix. Il ouvre le cercueil et fait couler entre ses mains la poussière : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », qui exprime son désir de mort et le constat de sa déchéance.
Mais Parsifal arrive, en costume deux pièces et chemise ouverte, deux ex machina brandissant la Lance-croix, et fermant la blessure et la souffrance d’Amfortas. Le rite du Graal n’a plus rien du rite : il casse la croix, la jette dans le cercueil et tout le peuple réuni jette dans le cercueil tous les oripeaux des religions (croix, torahs etc…) pendant que l’espace s’ouvre, que la coupole fait de nouveau apparaître Dieu ( ?), toujours là quand même, mais sans grillage, libéré du carcan des religions, et que la salle du Festspielhaus s’illumine progressivement incluant le spectateur dans cette célébration, qui par l’éclairage de la salle devient du même coup célébration de Wagner, dans son Mausolée musical, et on comprend alors pourquoi son masque mortuaire apparaissait : le peuple désordonné sur scène, dans lequel Parsifal se mêle et disparaît, le peuple ordonné en gradins dans la salle, tous célèbrent l’union par l’art et la musique, ce qui reste quand tout le reste est mort : là aussi Schlingensief avait évoqué dans son troisième acte un Friedhof der Künste , un cimetière des arts qui renaissaient, colorés et vivants, à la fin de l’œuvre.  L’art dans son ensemble est réduit ( ?) à la musique de Wagner, devenue symbole et emblème de la renaissance d’une civilisation de l’humanité. Rideau.
Certes, comment refuser une fin aussi syncrétique, qui implique la salle, et qui dit une si belle chose : mais souvenons-nous de la force de la fin du Parsifal de Herheim, qui avec la même idée de communion, montrait la salle en miroir avec le chef qu’on voyait dans la fosse (ce qui scandalisa quelques âmes sensibles), la colombe qui brillait et le monde qui tournait…Ici, c’est moins fort, parce que trop souligné, trop évident, sans vraiment la puissance de l’évocation : était-il besoin de mettre ce Dieu au sommet qui observe le monde ?
Les idées développées par Laufenberg, on les a vues développées ailleurs, mais ce qui me gêne encore plus dans ce travail c’est l’accumulation d’idées poncifs à la pelle, comme l’apparition finale de Wagner, la touche presque larmoyante de l’affaire, celle qui va valoriser le public se rappelant qu’il est là pour Wagner, et que ce lieu est celui de la religion wagnérienne, et qu’ainsi lui, public, s’élève aussi. Poncif aussi que l’union des religions ensemble et des peuples, qu’on entend dans la bouche de tous les politiques au lendemain d’attentats quand ils ne savent plus quoi dire: ce ne sont pas des idées mauvaises en soi, mais on ne fait pas de bon théâtre avec de bons sentiments. Le message de Parsifal doit être subversif, il le fut suffisamment pour que les nazis renoncent à le faire représenter, mais il faut alors en montrer vraiment la subversion et non le rendre rassurant et apaisant. Il faudrait un Castorf pour donner quelque coup de pied bienvenu dans la fourmilière. A chaque moment une idée différente, mais n’allant jamais bien loin. Au total un spectacle consensuel et assez plat, sans relief, sans images puissantes, sans idées neuves, qui ne rend pas justice à la grandeur de la musique, et au cours duquel on n’apprend rien, sinon la confirmation de ce qu’on savait déjà. Rendez-nous Herheim, rendez-nous Schlingensief, rendez-nous Götz Friedrich, rendez-nous même Wolfgang Wagner qui, s’en tenant au livret et à son exposition littérale, au moins nous permettait d’y mettre ce qu’on voulait. Mieux cela qu’une resucée soit disant moderne et désespérément banale.
À cette eau tiède, la musique allait-elle donner quelque chaleur ou quelque relief ? Quand Meese a été éliminé, il restait Andris Nelsons, qui pour tous les habitués du lieu constituait la plus grande curiosité, et ceux qui avaient assisté à son 3ème acte de Parsifal à Lucerne savaient quelle richesse il y avait à attendre.
Las ! Parti lui aussi.
On ne peut tenir rigueur à Hartmut Haenchen d’être là, bien au contraire. Et c’est une excellente idée que de l’avoir invité. C’est un vrai connaisseur de Wagner, c’est un analyste hors pair des partitions, un fin connaisseur de ses éditions et des recherches en la matière ; c’est un vrai intellectuel et un vrai chercheur. D’ailleurs, dès le prélude, on comprend qu’il connaît la fosse, qu’il connaît les particularités de l’acoustique de la salle et qu’il sait comment travailler les équilibres sonores et les balances. Sa direction est d’une grande clarté, non dépourvue d’une certaine finesse, techniquement impeccable et sans scorie aucune. C’est un travail techniquement sans reproche, souvent riche, souvent intéressant (au premier acte notamment), qui valorise les prestations scéniques et qui accompagne les chanteurs avec une grande attention. Alors, ensuite, c’est du domaine des opinions personnelles, des attentes, des modes, de la doxa…
S’il y a une insatisfaction devant ce travail c’est surtout qu’il est étonnamment « objectif » au sens « neue Sachlichkeit » de l’affaire. Aucune incursion dans ce qui serait une émotion, dans ce qui serait une complaisance sentimentale ou une expressivité excessive. La musique doit se suffire à elle-même, telle qu’elle est donnée. Même le travail sur le son reste en retrait (on imagine ce que donnerait Thielemann à certains moments), une version « brute », « Bauhaus », de la partition, une version carrée et sans fioritures, sans pathos, sans toujours avoir – et c’est là le problème – le relief voulu. Boulez avec qui Haenchen a travaillé avait une urgence dramatique folle dans son enregistrement de 1971, avec un tempo rapide que tout le monde a noté, et dans sa version de 2004, bien plus lente, plus chatoyante et plus charnue aussi, il avait un pathos jusque-là inconnu. Haenchen n’a aucun pathos, et reste en retrait, froid, quelquefois un peu rapide, mais de cette rapidité linéaire qui exclut tout moment de sensibilité. C’est ce qui me manque dans ce travail, travail parfait formellement mais sans tension théâtrale ni même théâtralité (deuxième acte !!). Il est vrai aussi que ce qu’on voit sur scène n’y invite pas. J’ai entendu deux représentations, et c’est à chaque fois le même constat et la même insatisfaction. Un travail sérieux, jamais pris en défaut, mais où manque un peu le cœur, trop raisonnable et trop lisse pour mon Wagner à moi. En tous cas je n’aurais jamais l’idée saugrenue de le huer comme certains le firent le 6 août,  car sa direction reste tout à fait digne d’intérêt.
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich reste dans Parsifal toujours une source de surprises infinies. On s’y attend mais on est toujours surpris et émerveillé. La cérémonie du Graal du premier acte est un moment suprême de l’art du chœur, avec une diction incroyable, un engagement, un sens des volumes et de leur relativité. Même quand la représentation ne répond pas aux attentes, le chœur ne m’a jamais déçu dans Parsifal : il est unique, singulier, irremplaçable. Les années passent, les membres changent, mais il est toujours le même, c’est lui le miracle permanent de la colline verte.

Gurnemanz (Georg Zeppenfeld) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Gurnemanz (Georg Zeppenfeld) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le plateau est pour le moins contrasté. Unanime pour Georg Zeppenfeld, un Gurnemanz presque déjà entré dans la légende : certes, il n’a pas le format des Gurnemanz habituels, la voix est plus jeune, plus claire. Je parlais de Pimen (dans Boris Godunov) plus haut, mais vocalement ce n’est certes pas Pimen et son insondable profondeur. Outre le grain vocal et la présence, ce qui frappe d’abord c’est la clarté du discours : dans un rôle qui consiste seulement à raconter, Zeppenfeld fait du récit un moment vivant, engagé, coloré, un moment expressif, d’une touchante humanité. Comme dans Marke, et dans son Heinrich der Vogler où il fut LE personnage ionesquien halluciné voulu par Neuenfels , il s’implique dans le jeu. Dans cette mise en scène, reconnaissons à Laufenberg d’avoir « humanisé » Gurnemanz pour en faire un personnage actif, tourné vers les autres, dans l’action et pas seulement dans la chronique  ou le témoignage. C’est le seul personnage qui vraiment touche par son chant et rend sensible la partition, avec une palette expressive large et passionnante. Il a eu un indescriptible triomphe à chaque fois, mérité. C’est l’atout de cette distribution.
Une grosse déception pour moi constitue le Klingsor de Gerd Grochowski. Klingsor est un rôle certes ingrat, parce que court, et ardu, avec une vélocité et des aigus difficiles, des écarts, et une voix entre baryton et basse qui ne facilite pas les choses. De fait, j’ai rencontré dans ma vie de mélomane peu de Klingsor notables (Franz Mazura, oui, fantastique, parce qu’il en faisait vraiment un caractère, sculptant sardoniquement chaque mot : un monument), Grochowski, qui est un chanteur que j’apprécie dans tous les rôles entendus (Gunther, Kurwenal) a été ici décevant. D’abord, le texte n’est jamais sculpté, n’a aucune couleur, il est dit sur le même ton, jamais caricatural alors qu’il doit l’être à certains moments (« er ist schön der Knabe ») et en particulier lorsqu’il évoque sa blessure : son « furchtbare Not » n’a aucun relief : Tomasson à Berlin était autrement présent. Ensuite, il n’y arrive pas, dans les deux représentations, les passages sont mal négociés, ainsi que les aigus, qui disparaissent à la fin sous l’orchestre avec des difficultés évidentes. Ce sont les pièges d’un rôle que Gerd Grochowski n’a aucun intérêt à garder dans son répertoire.
L’ensemble des filles-fleurs, en voile, en danseuses du ventre où en jeunes filles émerveillées du printemps, m’est apparu plutôt homogène malgré quelques stridences : là aussi, il suffit de voir qui est la première fille-fleur (une vraie Pamina…) dans certains enregistrements pour comprendre certaines difficultés, Cheryl Studer, Kiri Te Kanawa…Ici, c’est un ensemble qui passe, sans être mémorable. J’avais tellement aimé Julia Borchert dans la production Schlingensief…
Les Chevaliers du Graal (Tansel Akzeybek et Timo Riihonen) sont très corrects aussi, assez sonore pour Akzeybek, un ténor à suivre… et Wiebke Lehmkuhl, toujours bonne quand on l’entend sur scène, est une jolie Alt-Stimme (la voix du ciel).
Le Titurel de Karl-Heinz Lehner, le très bon Fafner du Ring, est moins convaincant en Titurel là aussi moins grave et plus sonore que d’habitude, avec un registre central opaque, moins « voix d’outre-tombe », sans doute aussi parce que Laufenberg en fait autre chose qu’un pré-cadavre,

Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Ryan McKinny est Amfortas. Jeune baryton-basse américain, il aide par son physique au personnage christique voulu par Laufenberg. Il évoque un peu le Christ de Michel-Ange à Santa Maria sopra Minerva à Rome. Vocalement, il est plutôt présent et intense avec une voix bien posée et bien projetée. C’est un Amfortas plutôt jeune, très engagé, une découverte pour les théâtres européens. Nul doute qu’on va désormais le voir souvent.
Il manque cependant à cet Amfortas ce qui fait la force certains Amfortas récents, à savoir le dire, la parole, le sens du mot et de la couleur ; l’Amfortas de McKinny manque de couleur de relief et l’expression est souvent un peu uniforme. Il faudrait qu’il travaille chaque mot, pour donner au rôle une couleur plus intérieure,  moins démonstrative et un peu moins superficielle. La diction aussi mériterait plus d’attention encore. Wolfgang Koch avec Barenboim à Berlin et Peter Mattei à New York avec Gatti sont en la matière pour moi indépassables actuellement, qui chantent ce rôle comme un long Lied déchirant.
Elena Pankratova était Kundry. Un choix surprenant pour moi car cette artiste ne fait pas partie de celles qui peuvent faire de Kundry une incarnation. C’était mon avis « sur le papier », c’est toujours mon avis après deux visions de la production. Certes, Pankratova n’a aucune difficulté avec les aigus du rôle, tous les aigus, dont elle se rit. Mais dès le rire initial justement, dès les premières paroles, on est surpris de la platitude, du manque de relief, de l’absence totale d’expression et surtout de quelques trous (les graves!). Le texte est dit, assez clairement, mais sans aucune espèce de variation de couleur, sans aucune espèce d’incarnation. C’est du chant qui ne signifie pas ; sans aucune présence vocale sinon par le volume. Certes, sur la scène de Bayreuth, on a vu défiler des Kundry de grande série ou de série B, et d’autres, de série A, n’ont pas été à l’aise dans le rôle (Fujimura), mais on y a vu aussi, et longtemps Waltraud Meier, on l’y a même vu débuter…

Alors on fait des comparaisons et on se dit que cette Kundry-là au moins a les aigus que d’autres n’avaient même pas, mais à part les aigus…

Il est désolant de n’entendre aucune personnalité dans la voix, aucun effort pour interpréter, aucune sensualité qui pourrait faire oublier l’indigence de la mise en scène. Des aigus qui décoiffent font-ils une Kundry? C’est ignorer les subtilités du chant et du chant wagnérien en particulier. Much ado, but nothing.

Venons-en à Parsifal, entendu deux fois, et avec les deux chanteurs vedettes du lieu, Klaus Florian Vogt le 2 août et Andreas Schager le 6 août, autant dire le jour et la nuit, tant les deux artistes sont différents.
Klaus Florian Vogt n’était pas très en forme le 2 août, ce qui justifie sans doute son annulation du 6. Il n’avait pas les aigus habituels, tenus sur le souffle, et sa voix singulière, si fascinante, n’arrivait pas toujours à séduire. Mais surtout, c’est dans l’étendue du spectre qu’il y avait des trous : graves opaques, voire inaudibles, passages mal négociés, ligne de chant moins parfaite que d’habitude. Bref, un Parsifal en petite forme. Certains ont donc eu beau jeu de dire que Vogt est incapable de chanter autre chose que Lohengrin, que ce n’est pas un Parsifal etc…
Et pourtant, ce Parsifal de paix, à la voix apaisante et singulière, se combine très bien avec le personnage voulu par Laufenberg et avec l’histoire qu’il veut nous raconter. Un Parsifal discret, pudique en scène avec ses gestes un peu gauches, un Parsifal enfantin aussi au début du deuxième acte. Il a certes cette « voix étrange venue d’ailleurs » qui convient d’ailleurs aussi bien à Parsifal qu’à Lohengrin (après tout ils viennent du même endroit) et qui continue, même en petite forme, de fasciner, par le contrôle, par le soin donné à chaque mot, à chaque inflexion, par la volonté de couleur, d’expression qui va directement toucher la sensibilité. Ténor élégiaque s’il en est, Klaus Florian Vogt reste un poète des mots et garde une vraie présence : c’est certes un Parsifal inhabituel, qui n’a rien à voir avec un Kaufmann lacéré ou un Schager triomphant. Il est un Parsifal très humain, très simple, sans affèterie ni maniérisme, et chante cela comme un Lied, non dépourvu d’une certaine grandeur au troisième acte (le deuxième lui réussit un peu moins bien, à cause des bribes « héroïques » que lui réserve la partition). En difficulté certes, mais séduisant malgré tout, bien que la deuxième partie du deuxième acte exige sans doute un peu plus de présence et d’héroïsme (ce qui ne veut pas dire histrionisme, suivez mon regard…) Reconnaissons que j’aurais peut-être été un peu moins séduit et plus sévère si je n’avais entendu Schager après.
Le remplaçant au pied levé (mais devant chanter le rôle l’an prochain, il a assisté aux répétitions et l’a déjà chanté de nombreuses fois, dont à Berlin avec Barenboim), Andreas Schager propose un personnage diamétralement opposé, à la personnalité plus contrastée, correspondant à sa nature démonstrative. Il a sans doute pensé qu’il devait affirmer justement cette personnalité opposée, et il a joué tout au long des trois actes le chien fou. Chien fou dans le jeu, gestes désordonnés, en faisant des tonnes, sans contrôle ni retenue. Certes, le Parsifal du premier acte est un peu écervelé, mais est-ce si utile d’en rajouter ? Chien fou dans le chant, nous sommes aux antipodes du contrôle d’un Kaufmann ou d’un Vogt. Très loin aussi du Schager de Berlin, où tenu par Barenboim et ses glorieuses collègues (Anja Kampe et surtout Waltraud Meier) il campait un Parsifal juvénile, mais aussi torturé, déchirant et très contrôlé (comme il disait « Erlöser !!) et se limitait dans la manière de lancer sa voix. Je me disais alors qu’on tenait là LE Parsifal des prochaines années.
Las, sur la scène de Bayreuth, il ne s’est mis ni limites ni barrières et la voix est allée dans tous les sens.
La voix d’Andreas Schager est pourtant exceptionnelle, solide à l’aigu, puissante, avec un timbre clair, sachant allier héroïsme et lyrisme. Quand il contrôle l’instrument, c’est alors phénoménal. Ici, dès que le texte lui en donnait l’occasion il poussait le volume et seulement le volume. Son « Amfortas! die Wunde !» a voulu aller trop loin et il a dû se reprendre, mais c’était un chant en permanence tendu et crié, au point qu’à la fin de l’acte II il a failli s’égosiller et on a entendu quelques sons éraillés. Aucune subtilité, aucun raffinement, ni même aucun effort pour. J’attendais un “Erlöser” séraphique comme à Berlin, il n’en est hélas rien sorti, aucun relief, aucun ton,. tout s’est passé comme s’il voulait à toutes forces prouver quelque chose que personne ne lui demandait. On demandait un Parsifal, on a eu un concours de décibels entre Pankratova et lui, tous deux trop heureux de cette émulation à l’envi. Ma sévérité est à la mesure de la déception, et je suis colère qu’il n’ait pas saisi l’occasion pour installer définitivement un Parsifal de grande lignée. Ce Parsifal à la limite de la vulgarité a tellement poussé au deuxième acte que les attaques et les sons n’étaient pas toujours sans failles au troisième. En bref, l’artiste doit impérativement se contrôler et surveiller son ardeur. Public en délire parce que cela impressionne, et que Bayreuth démultiplie l’effet du volume, mais il ne nous a rien dit du personnage. Mieux Vogt fatigué que Schager déchaîné.

J’ai voulu raconter par le menu deux soirées pour le moins discutables. Avec des distributions moins brillantes, Herheim et Gatti restent dans toutes les mémoires de ceux qui y étaient – c’est cette production merveilleuse qui a décidé de l’aventure de ce blog. Ici, la production, non dépourvue d’idées, s’ingénie à les aplatir, et à leur préférer les affligeantes banalités, voire les inutiles provocations. Quant à la direction musicale, de très grande qualité, elle ne touche jamais la sensibilité. Seul Gurnemanz convainc sans discussion aucune. Quant au Parsifal de cette année comme celui de l’an prochain, à des titres divers, et pour des raisons opposées, ils n’arrivent pas à convaincre. On a à Bayreuth entendu bien pire, mais aussi tellement mieux. Il reste à espérer que la reprise du Festival prochain puisse être un peu retravaillée, et qu’Hartmut Haenchen puisse en assumer l’ensemble de la préparation. Certes Nelsons a son contrat signé, mais il serait désobligeant de se substituer désormais à un Haenchen qui a pris la barre dans la tempête. [wpsr_facebook]

Acte II Parsifal (Klaus Florian Vogt) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Parsifal (Klaus Florian Vogt) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: ŒDIPUS REX/SYMPHONIE DE PSAUMES d’Igor STRAVINSKI le 15 JUILLET 2016 (Dir.mus: Esa-Pekka SALONEN; ms en sc: Peter SELLARS)

 

Œdipes Rex; Joseph Kaiser, Sir Willard White, Laurel Jenkins Pauline Cheviller ©Vincent Beaume
Œdipes Rex; Joseph Kaiser, Sir Willard White, Laurel Jenkins Pauline Cheviller ©Vincent Beaume

On attendait beaucoup de ce spectacle qui affichait complet (2 soirées seulement) avec une distribution enviable, Esa-Pekka Salonen en fosse après son triomphe dans Pelléas, et Peter Sellars qui attire toujours la foule.
Sur le papier, un spectacle à ne manquer sous aucun prétexte.
Peter Sellars depuis quelques années s’intéresse plus particulièrement aux oratorios et à leur mise en espace, on lui doit à Salzbourg et Berlin une Passion selon Saint Mathieu avec les Berliner Philharmoniker et Sir Simon Rattle restée dans les mémoires. L’an dernier, il s’est déjà intéressé à Stravinski, à travers la mise en perspective de deux spectacles, Iolanta de Tchaïkovski, et Perséphone de Stravinski. Je n’avais pas été convaincu ; il est vrai que la musique de Perséphone n’était pas de celles qui vous marquent à vie. J’ai beaucoup d’admiration pour Peter Sellars dont j’ai vu bien des spectacles, depuis son Don Giovanni originel à la MC93, en passant par Cosi fan tutte, Saint François d’Assise, déjà avec Salonen, à Salzbourg en 1992, puis à Paris (sans Salonen) sans aucun doute son chef d’œuvre, qui a popularisé dix ans après ou quasi une œuvre sabotée par une mise en scène sans saveur (Sandro Sequi) à sa création en 1983. J’ai beaucoup aimé Nixon in China de John Adams, mais aussi sa Mort de Klinghoffer (vue à Lyon) et Doctor Atomic plus récemment, à Amsterdam. Comment passer sous silence son partenariat avec Bill Viola pour un Tristan und Isolde de légende vu à Paris et Lucerne, encore et toujours avec Salonen. Bref, Sellars a marqué beaucoup de spectacles et reste pour moi une grande référence.

Je suis d’autant plus perplexe devant cet Œdipus Rex
Voulant de nouveau lier deux œuvres proches par l’époque (Œdipus Rex remonte à 1927, La Symphonie de Psaumes à 1930) et a priori éloignées par la thématique, Sellars et Salonen ont décidé de les rapprocher et d’en faire un spectacle unifié, faisant de la Symphonie de Psaumes une sorte de transfiguration d’Œdipe. Cette combinaison a déjà été travaillée avec Esa-Pekka Salonen à Los Angeles, et plus en arrière dans le temps, Peter Sellars et Kent Nagano ont présenté une soirée Œdipes Rex/Symphonie de Psaumes au festival de Salzbourg à l’invitation de Gérard Mortier en août 1994, dans d’autres décors  -coop Himmelb(l)au- mais comme à Aix avec Dunya Ramicova pour les costumes ainsi que  James F.Ingalls pour les lumières , comme me le rappelle un lecteur attentif que je remercie chaleureusement. Il s’agit donc de la reprise d’un projet vieux de 22 ans…
Dans un espace blanc immaculé, seulement scandé par des sculptures africaines de l’artiste Elias Sime, Œdipus Rex reste un oratorio, à cause de l’importance donnée au chœur, qui par sa disposition et sa masse écrase les protagonistes, plus ou moins en rang d’oignon au proscenium. Les sculptures africaines, seul élément de décor et donc évidemment hautement emblématiques, renvoient cette histoire à celle d’une tribu, mais aussi à un originel primitif, celui de la première des tragédies, la seule peut-être. Stravinski ambitionnait (un peu d’ailleurs comme les compositeurs des premiers opéras au XVIIème ) de revenir à une sorte d’épure antique, à l’opéra comme survivance de la tragédie grecque. En ce sens, peut-être Œdipus Rex aurait-il une place de choix à Epidaure. Évidemment, dans ce retour aux sources, le texte de Cocteau original fait un peu désordre. C’est pourquoi il a été réécrit, à partir de Sophocle, mis dans la bouche d’Antigone qui fait office de récitante (Pauline Cheviller) accompagnée de sa sœur Ismène (incarnée par la danseuse Laurel Jenkins) dont la présence esthétisante m’est apparue un maniérisme.

Œdipus Rex, Antigone et Ismène (Pauline Cheviller et Laurel Jenkins) et le choeur ©Vincent Beaume
Œdipus Rex, Antigone et Ismène (Pauline Cheviller et Laurel Jenkins) et le choeur ©Vincent Beaume

Le choix se défend dans la perspective de l’arc formé par Œdipus Rex et la Symphonie de Psaumes, qui rend le chœur totalement protagoniste comme dans la tragédie grecque et qui veut revenir à Sophocle. Mais dans l’œuvre originale, le texte de Cocteau, qui en matière de mythes grecs s’y connaissait un peu, met un zeste d’ironie, de distance, un zeste de commentaire de conférencier  qui évite le « tragico-tragique » et d’ailleurs le choix du latin, pour « faire oratorio »  contribue à cette distance:
« Spectateurs, vous allez entendre une version latine d’Œdipe Roi. Afin de vous épargner tout effort d’oreille et de mémoire, et comme l’opéra oratorio ne conserve des scènes qu’un certain aspect monumental, je vous rappellerai, au fur et à mesure, le drame de Sophocle.»

Évidemment ma déception aussi pour origine  un souvenir encore brûlant, l’Œdipus Rex donné l’Opéra de Paris en 1979 sous la direction de Seiji Ozawa, dans une mise en scène de Jorge Lavelli, avec Maria Casarès en récitante…L’urgence de la mise en scène, très marquée par l’expressionnisme, noire et rouge, drapée dans le sang, la distance de Maria Casarès qui dit ce texte comme personne, au point que je l’ai encore dans l’oreille, tout cela a donné un relief à mes souvenirs parce que cela donnait un relief inédit à l’œuvre. Ceux qui ont eu la chance de voir ce spectacle se souviendront…

Nous avons ici une tentative, non dénuée de prétention à mon avis, de proposer une version totalement tragique. La jeune Pauline Cheviller en Antigone un peu déclamatoire, n’arrive évidemment pas à remplir la scène de ce texte adapté par Peter Sellars et traduit par Alain Perroux et Vincent Huguet, qui n’a ni le relief, ni la distance, ni l’élégance du texte de Cocteau, bien daté certes, mais en plein dans le sujet. On dit que Stravinski n’était pas trop satisfait…mais le fut-il d’un librettiste… ? Le texte de Gide pour Perséphone est pour moi inaudible aujourd’hui. Ce n’est pas le cas de celui de Cocteau…J’entends encore Casarès dans les dernières paroles du récitant :

« Le roi est pris. Il veut se montrer à tous, montrer la bête immonde, l’inceste, le parricide, le fou. On le chasse avec une extrême douceur. Adieu, adieu, pauvre Oedipe! Adieu Oedipe; on t’aimait. »

Alors pour moi Sellars n’a  effacé ni Cocteau, ni Lavelli, et Salonen n’a pas effacé Ozawa. Encore sans doute un souvenir d’ancien combattant diront ceux qui ont été émerveillés par ce spectacle à Aix. Sans doute n’auront-ils pas tort d’un côté, mais dans l’affaire cela permet pour moi de remettre les choses en place. Je ne dis évidemment pas que ce spectacle est médiocre, je dis simplement que dans ma propre histoire il y a eu bien mieux, – je renvoie les lecteurs curieux vers le site de la BNF pour voir les documents relatifs à cette ancienne production- et que Peter Sellars brutalement parlant ne m’a pas semblé trop se fatiguer. Je veux bien qu’il ait refusé les effets de théâtre, le tragique donné en spectacle pour privilégier le tragique dépouillé de ses oripeaux, et qu’il a pour cela limité au minimum les mouvements des personnages, rendant l’oratorio mis en espace plus qu’en scène et en faisant une version semi scénique où les protagonistes arborent des costumes qu’ils pourraient à la limite revêtir en concert, même si berger et messager sont costumés. Cette simplicité que l’on appellera de ses vœux pour célébrer la tragédie des tragédies valorise en fait un chœur qui à peine entré en scène, est pressant-oppressant, disant le texte latin en l’illustrant de gestes qui s’apparentent à la langue des signes, mais aussi à ce qu’on sait des mouvements et des gestes qui accompagnaient les prières dans l’antiquité, c’est à dire une gestuelle à la fois cryptique et symbolique, qui communique et qui célèbre, proche d’un rituel mystérieux et lisible à la fois. C’est bien le chœur qui unifie les deux œuvres, dont il est protagoniste, puisque la plupart des personnages disparaissent, sauf Œdipe, Antigone et Ismène, soulignant la malédiction qui frappe la « tribu » des Labdacides.
De « personnages » dans Œdipus Rex il y en a bien peu. Peu d’engagement scénique, peu de mouvements sinon les plus habituels et surtout peu de personnalités scéniques qui se démarquent.
Le vétéran Sir Willard White assume les rôles de Tirésias, du berger et de Créon. C’est sans doute un choix d’économie de la scène, mais Créon et Tirésias devraient être deux personnages différents. Bien sûr, faire un seul personnage, c’est montrer qu’ils déclinent chacun un élément du destin d’Œdipe et qu’ils finissent par n’en faire qu’un, mais dramaturgiquement, les trois personnages dont bien distincts et je préfère qu’on les distingue. D’ailleurs en dehors d’Œdipe de Jocaste et des deux filles, les autres s’effacent presque en arrière-plan comme pour éviter d’identifier qui est qui.
L’ensemble de la distribution est évidemment de bon niveau, mais Sir Willard White affiche une voix assez fatiguée, même si sa présence scénique est toujours forte, notamment pour Tirésias, qui mériterait une voix moins mate, plus sonore, plus prophétique, et le danger d’un seul chanteur pour trois rôles c’est l’uniformisation, même si je pense que c’est ici intentionnel.
Joseph Kaiser en Œdipe est très correct, mais un peu sage. Il manque de cette urgence, de cette angoisse qui monte, il aurait besoin de mieux caractériser sa voix : c’était à Garnier Kenneth Riegel, un ténor de caractère, sans énorme voix, mais qui soignait la couleur et l’expression. On peut préférer une voix plus forte, mais il faut que cette voix soit expressive, qu’elle sculpte la parole, c’est là l’essentiel : Œdipe doit être d’abord un questionnement, et la voix doit évoluer au fur et à mesure de la découverte de la vérité. Joseph Kaiser est un bon chanteur mais plat et un peu fade et surtout il chante à peu près toujours de la même manière, ce qui pour ce personnage est délétère.

La seule à être dans le personnage et le drame, c’est indiscutablement Violeta Urmana en Jocaste. Comme les autres elle ne fait pas grand-chose en scène, mais à la différence des autres, elle impose une présence vocale forte, pleine de relief, avec une voix pleine : il faut l’entendre lancer ses « cave oracula » prophétiques. Revenue après des errances dans des rôles plus proches de sa tessiture d’origine, mezzo-soprano, elle impose ici un personnage de mezzo dramatique qui sait dire un texte, qui colore, qui est expressif, qui projette. Elle tranche avec les autres : c’est la seule qui pour mon goût soit dans le drame et en pleine harmonie avec la couleur voulue par Stravinski. J’ai suffisamment émis des doutes sur cette chanteuse pour dire quel bonheur elle m’a procuré ce soir.

Symphonie de Psaumes, Laurel Jenkins, Joseph Kaiser, Pauline Cheviller ©Vincent Beaume
Symphonie de Psaumes, Laurel Jenkins, Joseph Kaiser, Pauline Cheviller ©Vincent Beaume

Les chœurs, c’est le chœur suédois Orphei Drängar, auxquels s’adjoignent le Gustav Sjökvist Chamber Choir et le Sofia Vokalenensemble, dirigés par Folke Alin. J’ai dit plusieurs fois que c’est le protagoniste central du projet, celui qui reste en scène, celui qui va passer des questions angoissées d’Œdipus Rex à la transfiguration d’Œdipe apaisée et émouvante dans un détournement ici bienvenu de la Symphonie de Psaumes, à mon avis plus réussie. Un chœur (d’amateurs je crois) très engagé, plein de relief et de présence qui est vraiment la grande découverte de la soirée, et qui a contribué pleinement au triomphe public final. Un chœur toujours en mouvement, assis ou couché ou debout, avec toujours cette étrange gestuelle qui tient du rituel et du langage des signes à laquelle le spectateur s’habitue et qui rythme la musique. Magnifique.

Symphonie de Psaumes Laurel Jenkins (Ismène) ©Vincent Beaume
Symphonie de Psaumes Laurel Jenkins (Ismène) ©Vincent Beaume

Reste l’orchestre Philharmonia et son chef Esa-Pekka Salonen. Un orchestre magnifiquement préparé, sans scories, avec une belle précision dans les attaques et un beau son. Mais comme dans Pelléas, j’ai trouvé l’option de Salonen insuffisamment engagée, notamment dans Œdipus Rex, il a manqué pour moi du relief, du drame, quelque chose d’un couteau aiguisé (là où jadis Ozawa était un poignard dardé à la limite du supportable[1]). Pour cette musique paroxystique, le rendu est un tantinet en dessous du paroxysme : peut-être est-ce voulu, mais je n’ai pas entendu cette retenue dans son Elektra par exemple, autre musique paroxystique. En bref quelque chose m’a manqué dans Œdipus  Rex de cette urgence, un peu comme ce qui m’a manqué chez Joseph Kaiser, une musique certes au point certes précise, certes quelquefois ciselée, mais qui ne va pas jusqu’au bout de l’histoire et qui s’efface derrière le chœur. Peut-être ce choix est dû à la volonté d’harmoniser un peu les deux œuvres et d’en donner un spectre cohérent, mais le fait est que dans la Symphonie de Psaumes, la musique m’est apparue mieux correspondre à l’attente, plus accomplie, plus apaisée, séraphique comme attendue.
La mise en scène du chœur un peu répétitive mais le rituel convient bien à l’œuvre et la conduite d’Œdipe à son sommeil définitif, au sein de ce carré lumineux censé en faire le mythe que nous connaissons, transfiguré en figure définitive du tragique humain est sans doute une trouvaille relativement facile, mais qui correspond bien à l’œuvre et qui répond aux images qu’elle nous invite à investir. Nous eûmes donc une belle image finale.

Il est possible que le goût du jour soit moins sauvage que ce que j’attends de l’œuvre, mais si je lis bien le texte, Œdipus Rex est un opéra-oratorio. C’est dire qu’il faut de l’opéra, autrement dit de la chair, de la stupeur et du tremblement. Nous avons vu privilégier l’oratorio qui s’est mis d’ailleurs à respirer plus à son aise dans la seconde partie, mieux réussie pour moi dans sa cohérence et même dans le propos. Ainsi, et je le regrette, ni Sellars ni Salonen (que j’aime beaucoup par ailleurs) chacun dans leur sphère et malgré leurs qualités (nous sommes à un très haut niveau) n’ont réussi à me convaincre du bien-fondé de leur option.

[1] J’ai voulu pour vérifier l’adéquation de mes souvenirs et de la réalité sonore, et donc n’être pas injuste, réécouter l’enregistrement d’Ozawa que j’ai encore de la radio d’alors. Quelle différence ! Quelle immensité !

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Joseph Kaiser, Violeta umrank, Pauline Cheviller, Laurel Jenkins ©Vincent Beaume
Joseph Kaiser, Violeta umrank, Pauline Cheviller, Laurel Jenkins ©Vincent Beaume

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: KALÎLA WA DIMNA de Moneim ADWAN le 10 JUILLET 2016 (Dir.mus: Zied ZOUARI; ms en sc: Olivier LETELLIER)

Janine Chaar (Kalîla) Moneim Adwan (Dimna) Jean Chahid (Chatraba)Mohamed Jebali (Le Roi) Reem Talhami (la mère du roi) ©Patrick Berger / ArtComArt
Ranine Chaar (Kalîla) Moneim Adwan (Dimna) Jean Chahid (Chatraba)Mohamed Jebali (Le Roi) Reem Talhami (la mère du roi) ©Patrick Berger / ArtComArt

C’est désormais traditionnel, il y a chaque année une création à Aix, l’an dernier Svadba (Noces) l’opéra de la compositrice canadienne d’origine serbe Ana Sokolovic. Cette année, on passe de la Serbie en Orient, avec la création d’un opéra en langue arabe avec récitatifs et dialogues en français. Le compositeur, Moneim Adwan, originaire de ka bande de Gaza, est dépositaire des plus anciennes traditions, qu’elles soient classiques ou populaires, et travaille à relier les traditions orientales et occidentales. Kalîla wa Dimna est un opéra au livret (de Fady Jomar et Catherine Verlaguet) d’après Kalîla wa Dimna, un texte arabe traduit en castillan au XIIIème siècle, lui-même repris d’un texte persan attribué à Ibn al-Muqaffa’ du VIIIème siècle, et probablement antérieur. C’est un livre de contes fameux dans tout l’orient et l’histoire racontée ne manque pas d’échos dans notre monde actuel, naturellement.

Kalîla (Ranine Chaar) wa Dimna (Moneim Adwan) ©Patrick Berger / ArtComArt
Kalîla (Ranine Chaar) wa Dimna (Moneim Adwan) ©Patrick Berger / ArtComArt

Kalîla, la récitante, entreprend de raconter l’histoire de son frère, d’origine modeste mais dévoré d’ambition. Il devient conseiller du roi, et sentant une crainte chez le souverain, il va s’engouffrer dans la faille pour en tirer avantage.
Le souverain a appris qu’un poète, Chatraba, chante les souffrances du peuple et sa mère lui conseille de se méfier des voix qui émergent du peuple. Dimna essaie de s’occuper de la question en amenant au roi le poète. Une amitié naît et Chatraba fait connaître au roi la situation réelle du royaume. DImna en prend ombrage et va ourdir quelque chose pour y mettre fin. Les deux femmes Kalîla d’un côté et la mère du roi de l’autre s’inquiètent : instruire un prince n’est jamais sans risque..
Dimna insinue que les poèmes de Chatraba contiennent des graines de révolte, le roi convoque le poète mais prend sa sincérité pour de la fourberie. et le condamne à mort.

Chatraba est donc exécuté, mais devant la révolte du peuple, la mère du roi le proclame poète national, montrant ainsi qu’elle sépare l’homme de l’œuvre, et fait juger Dimna sans exécution sommaire. Chatraba entre chez les morts, Kalîla fait d’amers reproche à son frère et la reine accuse Dimna en montrant à son fils la réalité : un roi n’a pas d’amis et doit se méfier de tout, et de tous.

Voilà une histoire édifiante sur l’éducation des princes, la solitude du pouvoir et surtout le pouvoir de la poésie : les mots restent même si les révolutions sont matées.   Que ce soit Schiller ou Wagner, ils ont choisi non de faire la révolution, mais d’écrire des textes qui, au-delà des révolutions, auront un poids définitif. Le poète est « un voleur de feu » comme écrivait Rimbaud à Paul Demény. Et faire taire les poètes est une entreprise vaine, les mots vont plus vite que les balles.
Il y a dans cette réalisation des moments très émouvants, auxquels je suis très sensible : d’abord, les surtitres en arabe et en anglais lorsque les artistes parlent en français, et lorsqu’ils chantent en arabe, les surtitres en français et anglais. Il n’y a rien là que de très normal, et pourtant nous vivons un malheureux moment où les caractères arabes et la langue arabe n’ont pas hélas bonne presse, et où les haines et ceux qui les attisent emportent le bébé avec l’eau du bain. Rappeler que la langue arabe (mais aussi le persan) véhicule une des cultures les plus hautes et les plus riches de notre monde, est essentiel, et rappeler que les langues sont véhicules de savoir et de culture n’est pas inutile de nos jours. Dans un monde qui construit haines et frontières, où certains de nos politiques les plus imbéciles et les plus indignes appellent de leur vœux la clôture et le repli, c’est important de souligner que la culture, la poésie, les textes, traversent le monde, traversent les mondes, et ce depuis toujours. Imaginez le trajet de ce texte, venu de très loin, passé par la Perse, l’Arabie et arrivé en Espagne pour être traduit en castillan au XIIIème siècle ! Les pires des obscurantistes n’y pourront rien : ils sont vaincus d’avance. C’est bien cette histoire qui nous est ici racontée, une histoire de liberté. Le pouvoir quel qu’il soit ne peut rien contre la culture, contre les traditions, contre ce qui circule malgré tout. Il aura beau mettre toutes les barrières, il sera vaincu et les barrières inutiles, tout comme les frontières. Combien d’écrivains et de poètes condamnés dans l’histoire qui survivent par leurs textes…
Cette longue introduction pour inviter les spectateurs de Lille, de Dijon et d’ailleurs puisqu’une grande tournée est prévue à aller voir ce spectacle lorsqu’il passera dans leur ville.
La réalisation, dans l’écrin délicieux du théâtre du Jeu de Paume bénéficie d’abord du dispositif simple et efficace de Philippe Casaban et  Eric Charbeau pour le décor, intégrant chanteurs et musiciens, sur plusieurs niveaux, celui de la cour au sommet et celui du peuple sur le plateau, et la prison dans un soupirail, pendant que les musiciens prennent place sur le côté (Jardin)., avec des costumes assez simples et évocateurs (celui du Roi…) de Nathalie Prats.

Musiciens et chanteurs: Jean Chahid (Chatraba) Mohamed Jebali (Le Roi) ©Patrick Berger / ArtComArt
Musiciens et chanteurs: Jean Chahid (Chatraba) Mohamed Jebali (Le Roi) ©Patrick Berger / ArtComArt

C’est une équipe souvent jeune sortie de l’académie du Festival, qui a pris en charge la production, comme Yassir Bousselam (violoncelle), Selahattin Kabaci (clarinette) , Abdulsamet Çelikel (Qanûn) et le metteur en scène Olivier Letellier . Le spectacle dans son ensemble et le jeu sont assez simples, la question du théâtre se pose moins dans la mesure où le système de récitation et la succession de petites scènes assez brèves entourent les airs qui restent évidemment l’armature principale. On aurait peut-être aimé un peu plus de théâtre, c’est à dire un peu plus de second degré en scène, mais ce n’est pas l’option qui a été prise, qui est celle de la fraîcheur directe, du naturel et de l’absence d’artifice, c’est celle d’un conte qui peut être perçu par les enfants. Mais cette option a prise sur le spectateur, peu habitué à ces formes et à cette musique. Une musique qui allie occident et orient, mais avec des accents et des rythmes orientaux marqués – j’adore le chant arabe ; c’est ce qui m’a séduit, au point qu’à la sortie le dernier air de Chatraba (Jean Chahid) me restait dans la tête. Il y a dans les airs une alliance évidente de culture populaire et de culture élaborée : le chant de la mère du roi (Reem Talhami, qui m’a beaucoup plu) est à l’évidence plus élaboré. Les musiciens (cités plus haut, auxquels il faut ajouter Wassim Halal aux percussions et au violon et à la direction musicale Zied Zouari) s’en tirent plutôt bien, en rythme et en fusion de sons orientaux et occidentaux, une musique qui soutient toujours les chanteurs et qui est très présente et assez agréable. Dans une œuvre où la raison est portée par les femmes et la déraison par les hommes (Chatraba parce qu’il ne faut jamais être l’ami d’un roi, Dimna pour son ambition dévorante, et le roi pour son ignorance des lois de la politique), les femmes ont les meilleurs moments de chant, même si Chatraba a la forme la plus populaire et la plus directe, assez bien défendue par le jeune libanais Jean Chahid, ce qui se comprend : le chant qui doit se diffuser dans le peuple doit immédiatement saisir et séduire. Monem Adwan lui-même s’est donné le mauvais rôle, celui de Dimna, tandis que Kalîla sa sœur est confiée à l’excellente Ranine Chaar. La distribution est composée d’artistes formés à l’école traditionnelle mais aussi aux formes occidentales de musique (jazz, flamenco, classique) et c’est ce syncrétisme qui frappe et qui séduit.

Mohamed Jebali (Le Roi) Jean Chahid (Chatraba) Dimna (Moneim Adwan) ©Patrick Berger / ArtComArt
Mohamed Jebali (Le Roi) Jean Chahid (Chatraba) Dimna (Moneim Adwan) ©Patrick Berger / ArtComArt

Je serais évidemment bien incapable d’analyser par le menu des styles que je ne connais pas, mais ce dont je puis témoigner, c’est de l’enthousiasme réel du public, c’est de l’extrême naturel de l’entreprise, c’est du plaisir communicatif de l’aventure. On en s’ennuie pas une seconde, même si on est à des années lumières des formes des autres spectacles du Festival, même si le spectacle tout bien conçu qu’il soit n’a pas la forme élaborée des autres spectacles vus ici : on peut le regretter d’ailleurs. Mais il y a de la vie, il y a de l’intelligence, il y a de la Méditerranée, il y a de la musique pour le cœur et cela suffit bien. Je n’ai vraiment pas boudé mon plaisir : impossible de juger ce spectacle à l’aune du reste des productions aixoises, ni même sans doute à l’aune du genre opéra, mais à l’aune du plaisir du moment, ce fut vraiment réussi.
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Reem Talhami (la mère du roi) Mohamed Jebali (Le Roi) ©Patrick Berger / ArtComArt
Reem Talhami (la mère du roi) Mohamed Jebali (Le Roi) ©Patrick Berger / ArtComArt

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: IL TRIONFO DEL TEMPO E DEL DISINGANNO de Georg-Friedrich HAENDEL le 9 JUILLET 2016 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

Une polémique, stérile comme souvent, est née des déclarations de Krzysztof Warlikowski qui a affirmé que le livret de Haendel n’était pas bon. « Cet oratorio est un scandale, la lecture de ce livret est un choc. C’est une pure œuvre dogmatique au même titre que les créations de l’époque stalinienne » peut-on lire dans le programme de salle.
De fait Il Trionfo del Tempo e del Disinganno est une œuvre didactique à usage interne à la cour pontificale. Pouvait-on attendre autre chose du livret du cardinal Benedetto Pamphili ? Il s’agit de la mise en scène d’une disputatio théorique traditionnelle, comme il y a en avait beaucoup, et comme on aimait le faire dans les milieux intellectuels ou religieux, notamment jésuites, de l’époque : au lieu d’être philosophique, la disputatio est religieuse, et se termine en leçon de morale bien conformiste. Au trou la Beauté (c’est à dire la Femme) et le plaisir. Ce faisant, le cardinal Pamphili ne fait que prolonger des thèmes rebattus nés chez Horace comme le Carpe Diem, qu’on voit développer en un sens positif chez Du Bellay ou Ronsard (Quand vous serez bien vieille…) et négatif ici. Rien de bien original, si ce n’est la fin où l’on se donne à Dieu, en jetant aux orties nom et attributs du plaisir. C’est une oeuvre de jeunesse sur laquelle Handel reviendra, mais comme souvent sous l’oratorio peut percer l’opéra…
On connaît la question titre du film Aimez-vous Brahms ? d’Anatole Litvak, tiré du roman homonyme de Françoise Sagan. Warlikowski répond dans sa mise en scène à “Aimez-vous Derrida ?” Il place en effet au centre de gravité de la représentation l’extrait du film de Ken McMullen Ghost dance (1983) où Derrida répond aux questions de l’actrice Pascale Ogier . Comme le rappelle Télérama en 2014, à la question « croyez-vous aux fantômes ? » il répond avec sa malice habituelle: « Est-ce qu’on demande d’abord à un fantôme s’il croit aux fantômes ? Ici, le fantôme, c’est moi… […] Je crois que l’avenir est aux fantômes ».
Warlikowski est friand d’extraits de films dans certaines de ses mises en scène, ce fut Rossellini et Roma città aperta dans Parsifal à Paris, honni par un stupide public ; ce fut L’année dernière à Marienbad dans Die Frau ohne Schatten à Munich (où le public est plus sage) , et c’est ici Ghost dance, placé comme toujours hors musique, avant ou après un acte. Et comme toujours à la fois c’est une clé qui nous est donnée (le décor représente quand même une salle de cinéma), et comme souvent, un certain public a hué, sans doute parce que Derrida le hérisse, ou simplement parce que ce public-là a l’esprit singulièrement déconstruit.
Dans un ouvrage dont le livret est une allégorie, dont les personnages sont des concepts, voire des fantômes, comment éviter la philosophie, comment éviter une simple mise en image de la réflexion ? Warlikowski raconte néanmoins une histoire qui se déroule sur écran, dans une salle de cinéma, où l’on voit la jeune Bellezza et un beau jeune homme prendre une substance illicite et finir à l’hôpital : Bellezza est sauvée, mais pas le beau jeune homme, qui finira parmi les fantômes du plaisir passé, errant sur scène ou gisant sur un lit d’hôpital…

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

A ce noyau initial, Warlikowski installe une sorte de relation familiale entre Bellezza ivre de jeunesse, Piacere ivre de toutes les tentations, comme un grand frère un peu olé olé, et Tempo comme un « père qui fut jeune » en première partie, paterfamilias en seconde et qui sait donc ce que vieillir veut dire. Tandis que Disinganno est une « maman » rigide et sévère, porteuse de la vérité contre l’illusion.

Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt

Nous sommes dans une salle double, sur scène, des gradins de cinéma, où un chœur muet fait des fantômes de jeunes femmes bien proches de Bellezza assiste à la leçon, en salle, les gradins de l’archevêché, et au centre la représentation, qui avec son lit médicalisé où gît le beau jeune homme dont la mort déclenche l’action, tient de la leçon d’anatomie des salles de dissection du XVIIème. Une leçon d’anatomie philosophique, une « démonstration par l’image », par les images, munis enfin du viatique derridesque, qui parce qu’il est derridesque, évite évidemment toute réponse définitive : le sens échappe, tel une anguille…quand Bellzza semble enfin prise dans les filets de Tempo, récupérée par la famille (magnifique idée de Warlikowski en deuxième partie) elle s’ouvre les veines.
Car si la première partie raconte la lutte entre Tempo et Piacere, avec l’image d’un plaisir un peu primesautier (sous les traits d’un DJ célèbre), insupportable perturbateur de la bonne ordonnance des destins, où Tempo est un « vieux jeune » qui est revenu de tout,  la seconde partie organise un repas familial, autour de la table, les quatre protagonistes, comme dans un repas post-funérailles, où la famille se réunit de manière un peu forcée autour d’un Tempo cette fois patriarche encravaté.
Peu de travail sur l’acteur néanmoins dans cette mise en scène : les mouvements sont rares, et les chanteurs peu sollicités : il s’agit d’une représentation allégorique et Warlikowski travaille par images, image de ce jeune homme dans sa cage de verre, cage à fantômes colorés, au centre du dispositif, image de Bellezza qui laisse couler ses larmes sur son rimmel, images de Tempo en patriarche, de Disinganno en gouvernante sévère. Il y a des « moments », il y a de lents gestes, il y a des attitudes. Warlikowski n’a pas toujours été très loin, et on peut peut-être le lui reprocher : il peut être aussi guetté par le danger de faire système. Mais il n’a pas fouillé ce qui n’est pas à fouiller : vu la nature du livret. Il n’y a rien de psychologique, ni de relations complexes entre les personnages, on nous donne à voir un tableau vivant. Et cela reste fascinant à regarder et jamais ennuyeux ou répétitif, d’autant que musicalement, la partie est gagnée et la réalisation particulièrement réussie.

Emmanuelle Haïm, à la tête de son concert d’Astrée, a réussi à produire un son tendu, dramatique sans être « théâtral » au mauvais sens du terme, qui fait de l’orchestre un véritable protagoniste, conforme à l’aspect « oratorio » de l’œuvre, avec beaucoup de raffinement, beaucoup de profondeur qui rendent cette interprétation pleinement convaincante d’autant que la direction musicale réussit à « homogénéiser » un ensemble dramatiquement morcelé s. Les musiciens du Concert d’Astrée réussissent là vraiment une de leurs meilleures prestations récentes .

Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt

S’il y a théâtre, c’est d’abord dans la fosse. Mais sur la scène, la distribution réunie est une réussite au-delà de toute éloge. Sabine Devieilhe en Bellezza est à la fois un personnage frêle et adolescent, un peu dérangeant – elle sait à merveille par quelques gestes le dessiner – et une voix incroyablement contrôlée, qui permet de dominer des agilités sans failles, mais aussi de rendre une émotion, d’adoucir jusqu’à l’inaudible le fil vocal : émission, projection, diction, expression : rien ne manque et c’est une vraie leçon de chant, un chant qui n’a rien d’éthéré et qui est complètement incarné, qui colle au personnage et le rend déchirant. Les derniers instants sont un moment incroyable d’émotion .  En Piacere-DJ Franco Fagioli nous gratifie d’agilités étourdissantes, même si çà et là savonnées, et le personnage est là, avec sa voix venue d’ailleurs, son dynamisme et sa présence. On aimerait cependant que la diction soit quelquefois un peu plus claire : on comprend peu ce qu’il dit, et c’est quelquefois dommage. Il reste que son Lascia la spina est particulièrement réussi, tout en retenue, tout en suspension. Un vrai moment musical.
Michael Spyres dans Tempo est beaucoup plus à l’aise, que dans certains rôles rossiniens, il a les aigus, marqués, réussis, clairs, mais aussi les graves, il a la diction, parfaite, claire, il a aussi l’expression : c’est une réussite là où pour ma part je ne l’attendais pas aussi accomplie. Presque modélisant dans ce rôle.

Mais je garde pour la bonne bouche le Disinganno de Sara Mingardo.  Sans voix exceptionnelle, sans grand volume elle réussit à captiver, simplement par le jeu de l’expression et le simple art du chant, un chant tout autre que démonstratif, hiératique dans sa simplicité, avec une diction exemplaire, un art de la couleur inouïe, dans la manière de valoriser telle ou telle phrase. J’ai beaucoup écouté Sara Mingardo, une des chanteuses favorites d’Abbado, je l’ai rarement entendue aussi présente, aussi convaincante, presque émouvante tant son chant est fort. Elle fut simplement merveilleuse, de simplicité, mais aussi de grandeur.
Une très belle soirée, très convaincante pour une œuvre a priori difficile à « visualiser ». On ne s’est pas ennuyé une seconde et on a envie de réentendre ce plateau magnifique. C’est pour moi la plus grande réussite de ce Festival, Warlikowski a réussi à imposer une ambiance, une couleur qui sied à l’œuvre sans jamais la trahir, et la musique a fait le reste.[wpsr_facebook]

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt