KOMISCHE OPER BERLIN 2016-2017: DIE ZAUBERFLÖTE de W.A.MOZART le 29 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Henrik NÁNÁSI; Ms en scène: Suzanne ANDRADE et Barrie KOSKY; Animations: Paul BARRITT)

Reine de la nuit Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Reine de la nuit Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Inutile de revenir sur la qualité des spectacles présentés à la Komische Oper et à l’exigence de de son animateur, le metteur en scène Barrie Kosky, de mises en scène de haut niveau. Il en signe lui-même beaucoup, mais celles qu’il confie à d’autres sont aussi de grands moments de théâtre, un exemple parmi d’autres, l’Ange de feu qu’on vient de voir à Lyon, de Benedict Andrews.
Pour Die Zauberflöte, le défi est double. D’une part, c’est une œuvre symbolique de l’opéra-comique, un Singspiel populaire que toute l’Allemagne fait voir à ses jeunes générations au moment de Noël, et donc pleinement part du répertoire traditionnel de la Komische Oper, d’autre part, c’est une œuvre qui en l’espèce doit plaire à tous. Il faut conjuguer le monde enfantin et un peu merveilleux et la grande tradition de l’opéra-comique, tout en restant fidèle à Mozart, mais aussi aux attentes des familles qui viennent en masse.
Or l’expérience montre que Zauberflöte, comme Fidelio ne sont pas des œuvres faciles à monter. Nombre d’immenses figures de la mise en scène s’y sont frottées et y sont tombés à commencer par Giorgio Strehler à Salzbourg, mais aussi tant d’autres. On se souvient de la production de Roberto de Simone à la Scala dirigée par Riccardo Muti. Une marche funèbre.

La voie d’une rare justesse choisie par Barrie Kosky, porté par goût vers les œuvres de ce type, qui est un grand metteur en scène d’opérette, qui adore le Music-Hall et qui sait parfaitement colorer une mise en scène et s’adresser à un public très divers a été celle de s’associer à « 1927 » de Suzanne Andrade et Paul Barritt, qui travaillent sur des spectacles aux frontières du théâtre de l’animation, du film, et qui sont passionnés par l’univers du muet : 1927 est l’année du premier film sonore.
Kosky explique dans le programme de salle que ce travail collectif sur Zauberflöte a permis à Andrade et Barritt d’entrer dans l’univers de l’opéra, grâce à l’expérience de Barrie Kosky qui a mis les équipes de la Komische Oper à disposition. Ce spectacle est donc la conjugaison d’expériences très diversifiées et de mondes variés.

Le résultat, qui remonte à 2012, est simple : le spectacle repris régulièrement affiche complet à chaque reprise, d’autres théâtres ont voulu le louer : c’est le cas du Liceu de Barcelone et du Teatro Real de Madrid, et ce sera le cas de l’Opéra-Comique de Paris la saison prochaine, qui va y afficher bien des membres de la troupe de la Komische Oper.
Le principe de la mise en scène en est assez simple : il s’agit de faire de Zauberflöte un spectacle sur la magie des images, en jouant sur la relation animation/théâtre, et en faisant de chaque personnage un prolongement des images animées, en leur donnant une allure années 20, et notamment des films des années 20. Papageno ressemble à Buster Keaton, Monostatos à Nosferatu, et Pamina a un faux air de Louise Brooks dans la Lulu de Pabst.

Papageno-Papagena; Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Papageno-Papagena; Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

En même temps, la mise en scène utilise les techniques du film muet pour résoudre la question des dialogues, toujours épineuse : au lieu des dialogues parlés, puisque nous sommes dans un film muet, on va afficher comme dans le muet, des cartons de commentaires insérés entre les scènes, qui vont être mimés par les chanteurs, cartons évidemment plein d’humour, quelquefois accompagnés d’images désopilantes. Ainsi évidemment, tout le début cueille le public par surprise, la chasse au dragon, la situation de Tamino, dans l’estomac du monstre, les simagrées des trois dames, l’impossibilité (bienvenue dans un film muet) de parler pour Papageno. Il en résulte aussi des scènes impressionnantes par l’effet qu’elles produisent, dont l’apparition de la Reine de la nuit en araignée géante, ou les animaux sauvages (ici des cerbères) autour de Monostatos calmés par le Glockenspiel et transformés alors en danseuses de cabaret, Papageno au milieu des éléphants roses installés dans des verres qui lui crachent du liquide, Pamina agressée par les cerbères de Monostatos.

Amina et Monostatos ; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Amina et Monostatos ; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Beaucoup plus facile aussi d’imaginer au deuxième acte les épreuves de l’eau, du feu, car l’imagination est au pouvoir. Bref, les 3h30 de spectacle durent 5 minutes, et le travail scénique qui réclame un rythme, un tempo, une exactitude de suivi minutée est essentiellement confié à la projection vidéo et aux chanteurs, apparaissant et disparaissant du mur écran qui barre la scène.
Un spectacle au principe simple, à l’exécution délicate, qui ne souffre aucun décalage ni retard, qui demande aux acteurs chanteurs non tant du jeu, mais une parfaite synchronisation des mouvements par rapport à l’écran. Le résultat : la magie d’un bout à l’autre et à n’en pas douter la plus « juste » Zauberflöte vue sur une scène depuis longtemps. C’est le type même de spectacle pour tous les âges, de 8 à 80 ans disait Barrie Kosky, de 7 à 77 ans dirons-nous, en bons disciples de Tintin.

Die drei Damen: Pluie de coeurs sur Tamina; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Die drei Damen: Pluie de coeurs sur Tamino; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Donc un conseil au lecteur qui chercherait à initier les chères têtes blondes à l’opéra : réservez très vite à l’opéra-comique l’an prochain pour toute la famille : vous ne le regretterez pas.
Musicalement, comme souvent à la Komische Oper, une distribution homogène avec quelques perles plus ou moins baroques et plus ou moins précieuses. On est un peu déçu par le Sarastro de Thorsten Grümbel, qui chante aussi le Sprecher, la voix ne projette pas, les graves ne sont pas vraiment sonores, c’est un Sarastro un peu pâle, sans grand relief, et qui ne réussit pas à s’affirmer. Le Tamino d’Adrian Stooper, le ténor australien, est sympathique, bien en place, correct sans être vraiment notable, mais élégant. Pour tous les autres c’est un sans-fautes : le Papageno de Dominik Köninger, Vogelfänger accompagné de son chat désopilant Vogelfänger lui aussi…est vivant, leste, très expressif et physiquement et dans son chant, c’est une prestation vraiment réussie, tout comme celle, plus brève, mais brillante de la jeune Papagena de Talya Lieberman, qui appartient au studio de la Komische Oper. Le Monostatos de Peter Renz, vieille connaissance de la maison, est lui aussi expressif à souhait et compose un personnage tragi-comique d’une rare authenticité, noblesse et jolis sons de la part des « Gehärnischter Männer » Christoph Späth et Daniil Chesnokov : étant issus tous trois du Tölzer Knabenchor, die drei Knaben sont évidemment ce qu’on peut trouver de mieux en matière de justesse et de fraîcheur (Daniel Henze, Laurenz Ströbl, Peter List).  J’ai particulièrement apprécié la Reine de la nuit de la jeune soprano grecque Danae Kontora. Voix sûre, sonore, avec tous les aigus qu’il faut, même dans le registre le plus haut, et des piqués de Der Hölle Rache… au second acte très précis et sans bavure aucune, cela compose au total une Reine de la Nuit de très bon niveau qui ne mérite qu’éloges.
Enfin l’américaine Nicole Chevalier est Pamina : poésie, justesse, contrôle sur la voix, engagement dans l’interprétation, émotion aussi, voilà un ensemble qui fait une Pamina elle aussi vraiment intéressante :  les deux femmes dominent une distribution par ailleurs globalement très respectable, comme on l’aura compris.
Très respectable à excellent le chœur de la Komische Oper dirigé par David Cavelius qu’on entend sans le voir beaucoup, mise en scène oblige, et l’orchestre fait preuve d’une ductilité et d’une présence notables. Dirigé par le GMD Henrik Nánási, il montre une belle énergie, un sens des contrastes, une certaine subtilité, voire du réel raffinement à certains moments (Ach ich fühl’s…). Mais sa principale qualité, c’est la dynamique et la limpidité qui confirment le bon travail effectué par le chef sur sa formation. On ne peut que regretter son départ en fin de saison, d’autant que sur cette production, que Nánási a créée en 2012, il a fait fait preuve d’une sens du rythme, d’une précision métronomique pour être en phase avec le rythme de la vidéo. Joli travail d’artisanat d’art.
Le résultat: il faudra courir à l’Opéra-Comique, à Paris, ou faire le voyage de Berlin : il est toujours préférable de voir une production chez elle, pour la salle où elle est née. Ou faire les deux, c’est le genre de spectacle pour lequel on peut dire : plutôt deux fois qu’une.[wpsr_facebook]

Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

LINGOTTO MUSICA TORINO 2016-2017: CONCERT DU ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI le 25 OCTOBRE 2016 (WAGNER, MAHLER, BERG)



img_9397C’est toujours avec émotion que je retourne au Lingotto, parce que ce lieu est lié à des souvenirs vibrants, encore très présents, et même antérieurs à sa transformation. Ces anciennes usines FIAT, immense bâtiment de plusieurs centaines de mètres surmonté du fameux anneau d’essai des voitures et aujourd’hui du Musée d’Art contemporain de Renzo Piano a été en 1990 le lieu de la production des « Derniers jours de l’humanité » de Karl Kraus, mise en scène de Luca Ronconi. L’œuvre géante (800 pages) de l’écrivain-journaliste autrichien, qui narre la chute de l’Empire austro-hongrois, occupait un vaste espace rempli de rails, de wagons, de locomotives, de presses à imprimer Heidelberg, et devenait à la fois l’épopée d’un théâtre impossible et celle de la guerre vue de Vienne, sous la direction du démiurge Ronconi qui semblait alors capable de remuer des montagnes. Je revins 6 jours consécutifs, pour capter l’essentiel du spectacle multiple et fou, l’un des plus grands souvenirs de théâtre de ma vie est lié à ce lieu.
Et puis, le Lingotto s’est peu à peu transformé, en premier lieu avec le magnifique auditorium de Renzo Piano, construit sous l’impulsion du directoire de la FIAT, de Francesca Gentile Camerana, infatigable organisatrice de la musique à Turin, et de Claudio Abbado, qui l’a inauguré et puis est revenu tant de fois à la tête de ses divers orchestres. Francesca Camerana continue d’animer Lingotto Musica, l’association qui gère l’autre saison musicale de Turin. L’autre saison, parce que Turin abrite l’orchestre de la RAI qui a survécu au massacre des orchestres, devenu l’orchestre symphonique national de la RAI. Les orchestres de radio semblent être de ce côté-ci et de ce côté-là des Alpes, les victimes des fonctionnaires désireux de couper telle ou telle branche du patrimoine culturel, au nom de la bonne gestion qui en l’occurrence est mauvaise, mauvaise parce qu’on ne gère pas la culture comme des savonnettes. Ce type de gestion fille de l’ignorance est anti-culturelle.
Avec patience, avec enthousiasme, Francesca Camerana anime Lingotto Musica dans une Italie où l’argent pour la culture s’est raréfié, dans ce pays pourtant qui tient son identité de son héritage culturel multiforme.
Le Lingotto est aujourd’hui fait de cet auditorium Giovanni Agnelli-centre de congrès, d’un grand centre commercial en forme de galerie immense et colorée, et d’un hôtel. C’est un complexe architecturalement exemplaire, un lieu fascinant qui est une magnifique réussite de la réadaptation de bâtiments industriels.
C’était l’ouverture de saison, et pour l’occasion la Royal Concertgebouw Orchestra faisait une seule escale en Italie, dans le cadre de ses tournées « RCO meets Europa » où l’orchestre joue une petite partie de son programme avec des jeunes musiciens locaux. C’était à Turin les jeunes de la De Sono, association animée elle aussi par Francesca Camerana depuis 1988. De Sono, associazione per la musica, est une association qui poursuite les buts suivants :

  • Soutenir le perfectionnement de jeunes musiciens par des bourses.
  • Organiser des concerts pour les jeunes boursiers
  • Publier des thèses qui ont été distinguées sur le plan universitaire
  • Financer des Masterclasses de perfectionnement, en collaboration éventuelle avec le conservatoire Giuseppe Verdi de Turin.

Et ce soir, la De Sono était à l’honneur puisque l’orchestre du Concertgebouw accueillait onze des jeunes boursiers comme l’a souligné Francesca Camerana dans une petite allocution très émouvante avant le concert , pour interpréter avec l’ensemble de l’orchestre le prélude du 3ème acte des Meistersinger de Wagner, qui n’est pas vraiment une des pages les plus faciles et où les onze jeunes se sont fondus avec brio dans l’ensemble de l’orchestre.
Daniele Gatti, qui préside désormais aux destinées musicales du Royal Concertgebouw, revient au pays et dans un lieu symbolique de la musique symphonique en Italie : il n’y en a pas tant dans ce pays dédié à l’opéra. L’auditorium Parco della musica à Rome, lui aussi dû à la patte de Renzo Piano et le Lingotto.
Milan n’a pas d’auditorium digne de ce nom, même si quelques salles aménagées accueillent les orchestres locaux. Quand un orchestre de renommée internationale se produit, c’est à la Scala. La musique en Italie, c’est comme je l’ai dit plus haut l’opéra avant d’être la musique symphonique. C’est pourquoi Turin, qui a deux auditorium (le Lingotto et celui de la RAI) peut être considérée comme une référence en la matière, avec Rome (qui a l’auditorium de la Via della Conciliazione pour l’orchestre de Santa Cecilia et l’auditorium Parco della musica, moins réussi sur le plan acoustique).
Ce n’est donc pas un hasard si le Concertgebouw est passé à Turin, et seulement à Turin. D’ailleurs, Turin est une ville aux fortes traditions culturelles, un opéra important, le Teatro Regio, un théâtre de référence, le Teatro Stabile di Torino, jadis dirigé par Ronconi, deux auditoriums, c’est aussi une ville de l’édition et de la création littéraire, outre à être l’une des plus belles villes du XVIIIème siècle italien, ce que le touriste sait moins.

Le programme annonçait une soirée Wagner (Meistersinger/Götterdämmerung), et Berg. En réalité, il eut moins de Meistersinger (seulement le prélude du 3ème acte) et l’ouverture fut remplacée par l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler ; ainsi composé, le programme avait encore plus de sens et de profondeur parce qu’il était un véritable exemple d’arc musical cohérent, Wagner, Mahler, Berg. Des moments symphoniques de Wagner, dont un extrait des Meistersinger, si importants pour le monde symphonique post romantique et Mahler lui-même (le dernier mouvement de sa 5ème puise dans le 3ème acte de Meistersinger) et les extraits symphoniques de Götterdämmerung (essentiellement le voyage de Siegfried sur le Rhin et la marche funèbre), l’adagio de la 10ème symphonie de Mahler, et les trois pièces pour orchestre op.6 d’Alban Berg. C’est à dire des œuvres qui tissent entre elles des liens profonds.
On connaît le Wagner de Daniele Gatti dont on a entendu Lohengrin (Scala), Parsifal (Bayreuth, New York), Tristan und Isolde (Paris et bientôt Rome) et Die Meistersinger von Nürnberg (Zürich, Salzbourg et bientôt à la Scala), un Wagner plein de relief et de corps, avec de forts contrastes et un sens aigu du théâtre et du tragique. L’introduction du 3ème acte, qui est une sorte d’introspection anticipant le monologue de Sachs, empruntant à la scène finale (folle) du 2ème acte, sur un rythme très lent, mélancolique, et reprenant les grands motifs de l’œuvre avec le sourire sans doute timide de celui qui a décidé de renoncer, il y a là avant la lettre, quelque chose de l’ambiance du monologue de la Maréchale du 1er acte du Rosenkavalier dans cette manière de renoncer et de se placer ailleurs. Fluidité, présence marquée du sentiment, mélancolie sont les caractères développés par un Wagner dans l’une des pages les plus sublimes de la partition, expression intime de l’âme de Sachs qui est sans doute aussi quelque chose de l’âme wagnérienne : « Wahn, Wahn, überall Wahn » dit Sachs en enchaînant sur ce sublime prélude…et Wagner peu d’années après fera inscrire sur le fronton de Wahnfried « Hier wo mein Wähnen Frieden fand.. ».
Gatti donne à entendre ce moment d’arrêt ou de désir d’arrêt avec un orchestre qui est la perfection même, dans une exécution sans scories, faisant ressortir un son éblouissant dans l’atmosphère très réverbérante de la salle de Renzo Piano, notamment du côté des violoncelles intenses dans une couleur qui rend parfaitement l’essence même d’une partition que l’on pense en général plus extérieure et qui est pour moi la plus grande de toute l’œuvre wagnérienne.
La deuxième partie de ces extraits symphoniques était composée des deux les plus importants de Götterdämmerung, le « Voyage de Siegfried sur le Rhin », et la « Marche funèbre », avec leurs « longues » introductions respectives, « l’aube » d’un côté et la « mort de Siegfried » de l’autre. Des grands opéras wagnériens, il reste à Daniele Gatti à diriger la saga du Ring, sans doute dans quelques années, et c’est à espérer, avec le Concertgebouw tant ces pages sonnent juste et nous parlent. Bien sûr, en impénitent wagnérien, on entend in petto les textes qui éclairent aussi ces moments, le merveilleux duo Siegfried Brünnhilde et les dernières expirations de Siegfried, mais même sans les paroles, ces moments sont « parlants » : il y a dans l’approche de Daniele Gatti une clarté, une volonté de marquer l’expression et de transmettre quelque chose de la théâtralité de l’œuvre. C’est une approche assez grave, toujours empreinte de cette tristesse inhérente au Crépuscule qui marque l’échec des rêves.

Ces pages qui reprennent les moments essentiels de la geste de Siegfried dans le Crépuscule, espoir, conquête, trahison et mort, se traduisent par un sens de la mise en son particulière chez Gatti, qui profite de la ductilité extrême de l’orchestre, capable des plus infimes fils sonores ou d’explosions par ailleurs jamais tonitruantes, avec des bois à se damner, des cordes étonnantes en particulier dans le registre grave, je crois n’avoir jamais entendu de telles contrebasses, un orchestre où sont arrivés de très nombreux jeunes surdoués (trompettes) et qui montre toujours une très grande disponibilité et une joie de jouer visible. On a donc une aube qui émerge du silence comme la lumière émerge de la nuit, avec des sourdines incroyables, et une dynamique qui se met peu à peu en place pour l’assez dansant Voyage de Siegfried sur le Rhin qui n’est pas ma pièce de prédilection. Plus ressentie pour moi la mort de Siegfried, avec les sublimes accords aux cordes, pas trop appuyés, toujours d’une étonnante fluidité malgré la volonté marquée de scander le drame et surtout la Marche funèbre, alliant le solennel et l’intime, sans cassure, tant le soin de Gatti pour préserver l’homogénéité de l’ensemble est grand, et tant l’orchestre démontre une incroyable maestria.
Après ces pages connues et tout de même spectaculaires, l’ouverture de la seconde partie marquait une continuité : l’adagio de la 10ème symphonie est pour Mahler une sorte de chant du mal aimé, lacéré par l’amour d’Alma et de Walter Gropius, et renvoie évidemment à Tristan. Les toutes premières mesures semblent annoncer la pièce suivante et les limites de la tonalité, puis laissent la place à un lyrisme qui rappellent certains échos tristanesques. Ce moment mahlérien a été pour moi peut-être un sommet de la soirée, tant Gatti à la fois laisse libre cours à sa sensibilité, et sait y mêler la sarcastique ironie d’un Mahler qui met en son le grotesque. Mais c’est surtout la continuité avec le mouvement final de sa 9ème qu’on entend, avec ces sons qui semblent peu à peu s’étouffer, qui se réveillent et s’éteignent. On entend aussi la filiation d’avec le début du troisième acte de Meistersinger, l’amertume en plus, il s’agit là aussi d’un moment de renonciation : la musique ne cesse de tisser des liens qui ici marquent une certaine unicité, l’unicité d’un échec, de Sachs au Mahler mal aimé, l’unicité d’une douleur urgente quelquefois et lointaine à d’autres. L’orchestre est ici sublime de bout en bout : c’est évidemment l’orchestre mahlérien par excellence, avec sa clarté, ses cordes éblouissantes et les différents niveaux se tissant les uns les autres en crescendos merveilleux (cordes et cuivres se répondent à certains moments de manière lacérante, notamment les altos, extraordinaires). Le souvenir de la 9ème et de ses hésitations entre déchirure et amertume est fort et Gatti prend le début de cette 10ème inachevée comme un prolongement et évidemment une fin, comme l’infini lamento du mal-aimé et du mal-heureux.
Au nom de Berg, quelques éléments du public ont délaissé l’auditorium…Berg fait encore peur à quelques irréductibles : cette musique a cent ans, mais est vécue par certains comme de la musique contemporaine…

Et pourtant, que de filiations entre Berg, sans doute le moins radical de la seconde école de Vienne, et Mahler, qu’il admirait profondément. Il n’y a donc pas de hiatus dans ce programme relativement fréquent dans les concerts, fait de Mahler et de ces pièces dédiées à Arnold Schönberg et créées assez tardivement dans leur totalité (1930 à Oldenburg).
Les deux pièces initiales sont plus brèves que la dernière, au développement plus accompli, et à la respiration plus large.
On connaît aussi le goût de Daniele Gatti pour Berg (on se souvient de son magnifique Wozzeck à la Scala) et ces trois pièces, écrites en 1914 sont parmi les pièces les plus intéressantes pour mettre en relief les possibilités de l’orchestre, collectivement et individuellement. Ces pages symphoniques impressionnantes, Gatti les met à la place d’honneur (morceau final), pour en montrer l’importance et le spectaculaire, mais aussi la profondeur.

Dans l’œuvre de Berg, c’est la pièce qui demande la plus large formation, et qui préfigure ses opéras, Wozzeck en premier lieu avec lequel il y a de fortes parentés (c’est aussi en 1914 que Berg découvre l’œuvre de Büchner et décide d’en faire un opéra), mais rappelle aussi Mahler, mort trois ans auparavant, notamment dans la partie « Marsch » avec des allusions claires à la sixième (et l’utilisation du marteau dans les deux œuvres). C’est enfin une œuvre si difficile que seuls des orchestres et des chefs experts s’y frottent. Ces deux dernières conditions sont réunies ici, puisque Gatti (qui avait aussi proposé cette pièce dans son concert de retrouvailles avec les berlinois en octobre 2014) se trouve désormais à la tête d’une des formations les plus expertes au monde.
La première pièce Präludium, commence par un ensemble de sons émergeant, peu à peu élargis à tout l’orchestre, qui ressemble déjà à un intermède de Wozzeck : la couleur est inquiétante et tragique et compose un crescendo impressionnant de tout l’orchestre, qui reste d’une incroyable clarté. Il y a là énergie et noirceur qui tranchent avec la mélancolie tragique et amère du Mahler précédent. Le mouvement crescendo-decrescendo installe une ambiance presque nocturne ensuite, au rythme ralenti très théâtralisé par Gatti, avec des bois stupéfiants, qui aboutit à un silence final pesant. La succession explosion-silence au total assez brutale vu la brièveté de la pièce, réussit cependant grâce à l’extrême ductilité de l’orchestre à sembler d’une grande fluidité, presque naturelle.
La seconde pièce Reigen (ronde) est une esquisse – c’est Berg qui le dit – de la scène de l’auberge de Wozzeck. C’est en fait une valse, lente, avec des échos en arrière-plan à la Johann Strauss, qui devient plus rapide, à s’en déconstruire ; Berg, viennois, connaît la valse, et les compositeurs du début du XXème siècle l’ont souvent utilisée comme forme (Ravel bien sûr, un peu plus tard mais aussi Debussy), cette valse devient un peu moins policée, brutale et paysanne, rapide, au sons plus sombres : la dynamique de l’orchestre, les échos grotesques en font aussi un mouvement proche de Mahler notamment dans la partie finale. On reste stupéfait de la clarté de l’orchestre d’une part qui permet d’isoler chaque instrument, et d’autre part de l’extrême subtilité des agencements qui paraissent ici particulièrement complexes. Le rythme de la valse est traversé par des traits assez violents, qui des cordes, qui des cors, et Gatti sait aussi rendre avec un incroyable naturel le raffinement extrême de cette orchestration qui sous sa baguette n’est jamais touffue. À une évocation plutôt populaire, Berg plaque une orchestration d’un raffinement singulier. Et Gatti réussit à cueillir cette apparente contradiction pour s’en faire un atout, et en donner une lecture au relief particulièrement marqué.

La troisième pièce, Marsch, aussi longue que les deux autres réunies, est peut-être la plus démonstrative et les plus apparemment touffue. Il s’agit de démêler l’apparence de désordre de motifs, de thèmes, de rythmes pour en offrir une vision organisée. Toujours au départ dans les tons graves, le rythme est immédiatement plus vif que dans les deux pièces précédentes, un rythme scandé par les bois (hautbois), un rythme allant crescendo mais en même temps une succession de faux dialogues entre bois et cuivres, puis entre bois et cordes. La fluidité de l’orchestre est singulière, dans un mouvement qui n’a rien de cohérent ni d’unifié mais multiple, comme des heurts de forces contradictoires. Seul élément permanent, la tension que Daniele Gatti sait imprimer à cette partie, se souvenant sans doute du halètement de la sixième de Mahler, qui est ici clairement interpellée. On est là encore au seuil de certains intermèdes de Wozzeck avec les heurts entre un orchestre forte, suivis subitement de quelques moments solistes à la flûte ou à la clarinette, qui répondent quasi en écho, en une sorte de ronde inquiétante et macabre car tout reste néanmoins dansant, comme dans un sabbat scandé par le triangle et les percussions, au rythme de marche (rappelons-nous le début de la sixième). Chaque explosion de l’orchestre est suivie d’un moment plus grêle, souvent aux bois mais la ronde infernale va crescendo, impliquant la totalité des instruments avec une dynamique de plus en plus marquée jusqu’aux coups de marteau. Cette succession de rythme hachés, d’une brutalité marquée est en même temps toujours d’un raffinement étonnant dans le rendu de la complexité de l’orchestration. Un moment orchestral exceptionnel, surprenant, tourneboulant même à certains moments tant l’orchestre (la flûte, les violons, et tous les autres) se montre virtuose et suit totalement les indications du chef. Le coup de marteau final surprend le public, visiblement peu familier de cette musique.
Au total un concert exceptionnel, un de plus où l’on peut mesurer à quel point se construit le profond dialogue entre le chef et ses musiciens, et la toute particulière souplesse de cette phalange qui réussit à ordonner et à clarifier des pièces d’une complexité particulière, grâce au geste très précis, très « accompagnant » de son chef et grâce à sa très longue tradition aussi. [wpsr_facebook]

img_9395