BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: L’AFFAIRE EVGUENYI NIKITIN (DER FLIEGENDE HOLLÄNDER)

Evguenyi Nikitin

Evguenyi Nikitin, qui devait chanter Der Holländer dans la nouvelle production de Der Fliegende Holländer dirigée par Christian Thielemann et mise en scène par Jan-Philipp Gloger s’est retiré du Festival de Bayreuth.
Le journal Bild am Sonntag a révélé que Nikitin avait des tatouages nazis sur le corps, la magazine Der Spiegel a confirmé. Ces tatouages remontent à l’époque où Nikitin appartenait à un groupe Heavy Metal ou Gothique (je ne sais pas trop faire la différence), une faute de jeunesse qu’il regrette amèrement, a-t-il déclaré.
Après une entrevue avec la direction du Festival, il a décidé de se retirer. La direction du Festival, très sensible à tout ce qui peut évoquer le passé auquel le Festival de Bayreuth a été lié pendant les années noires du nazisme en Allemagne et fermement décidée à ne jamais laisser entrer le ver dans le fruit (voir la mise en scène très critique des Meistersinger von Nürnberg de Katharina Wagner) ne transigera jamais sur ces questions.
La situation pour l’administration du festival est délicate, à trois jours de l’ouverture du festival et de la Première de la nouvelle production. Elle a demandé à Samuel Youn, très bon chanteur découvert dans la production de Lohengrin mis en scène par Hans Neuenfels où il chante Der Heerrufer des Königs (le héraut) de reprendre le rôle au pied levé.
Je ne suis pas loin de penser que cette malheureuse affaire, révélée par la presse, ne soit une manière de déstabiliser la direction bicéphale du Festival, qui a beaucoup d’adversaires en Allemagne. Au-delà du lamentable cas de Nikitin, beaucoup considèrent que les deux soeurs Wagner n’ont pas le poids suffisant pour assumer la direction du Festival de Bayreuth. Je pense qu’on va avoir de nombreux débats pendant la préparation de Bayreuth 2013, prenant prétexte de la production du Ring par Frank Castorf, et peut-être quelques polémiques bien ciblées, dont celle-ci est un prélude.
Il reste que le départ de Nikitin était, politiquement, une obligation. Enfin, beaucoup de bruits courent sur les opinions politiques de Christian Thielemann (voir la polémique sur son programme Strauss avec les Berliner Philharmoniker en Mai 2011), et lui est fermement ancré à Bayreuth. Il a d’ailleurs fortement condamné le chanteur, tandis que l’Opéra de Munich critique une décision précipitée…A qui profite le crime?

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Samuel Youn en Héraut dans la production de Lohengrin de Hans Neuenfels

FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: LA FINTA GIARDINIERA de Wolfgang Amadé MOZART le 21 juillet 2012 (Dir.mus : Andreas SPERING , Ms en scène : Vincent BOUSSARD)

Layla Claire / ©Patrick Berger Artcomart

Une fausse jardinière dans un vrai jardin, c’est ce qu’on retient d’abord de cette Finta Giardiniera présentée dans la cadre bucolique du Grand Saint Jean.  Au milieu du parc enchanteur dont la composition arborée renvoie à des tableaux du XVIIIème, Hubert Robert, John Constable, un dispositif scénique recouvert d’un sol laqué noir, où se reflètent les rares accessoires, et des fleurs de plastique illuminées d’un effet douteux: ce lieu très artificiel n’a rien de comparable avec la scène délicieuse de l’Acis et Galatée de l’an dernier proposé par Saburo Teshigawara, qui avait su rendre cohérent le paysage réel et le paysage scénique.
C’est bien d’ailleurs le parc et le lieu qui sont un enchantement: le coucher de soleil, avec ses couleurs moirées, le ciel qui peut à peu s’obscurcit et commence à s’étoiler, les arbres aux verts multiples qui peu à peu devient des ombres, pour disparaître enfin dans la nuit provençale, mais qui restent très présents par le bruit du vent insistant dans leurs branches, et puis  alternativement illuminés à mesure qu’avance la soirée selon les exigences de la mise en scène (lumières très subtiles de Guido Levi, au moins dans le parc). Tous ces éléments concourent à faire de la soirée un moment délicieux.
Tout commence d’ailleurs “à la Glyndebourne” avec la possibilité de pique-niquer dans le gazon, ou de prendre un plateau-repas (cher) dans le bar-snack installé dans la cour d’honneur, pendant que les inévitables  invités des  sponsors dînent sur le pouce dans un espace dédié…
Et puis il y a Mozart, un Mozart de 19 ans, qui propose un opéra aux entrelacs complexes, aux longueurs quelquefois pesantes (malgré les coupures effectuées), mais avec une musique souvent sublime, d’une étonnante maturité. Cette Finta Giardiniera (1775), connue jusqu’à la fin des années 70 par sa version allemande (1779) en Singspiel “Die Gärtnerin aus Liebe” (la jardinière par amour), a été redécouverte en 1978, dans sa version originale italienne avec récitatifs, sur un livret de Giuseppe Petrosellini (compliqué, d’abord mis en musique par le napolitain Pasquale Anfossi en 1774, puis repris par Mozart un an plus tard). Le Festival d’Aix l’a présentée en 1984. Il n’y avait pas eu de reprise depuis.
C’est donc une bonne idée que de  produire cette Finta Giardiniera , dans une distribution jeune s’appuyant largement sur des ex-membres de l’Académie Européenne de Musique. C’est en effet un opéra qui convient bien à de jeunes chanteurs, et qui n’exige pas d’acrobaties vocales impossibles.

Le début de l'opéra, Colin Balzer, Julie Robard-Gendre, John Chest @Patrick Berger ArtcomArt

Le sujet est assez simple : Le comte Belfiore a failli tuer (avec un poignard) sa fiancée Violante (cela ne s’invente pas…) Onesti (cela ne s’invente pas non plus). Laissée pour morte, elle est en réalité vivante et disparaît pour réapparaître sous les traits de Sandrina, une jardinière au service du Podestat Don Anchise (qui tombe amoureux d’elle). Elle est accompagnée de son valet Roberto, qui sous le faux nom de Nardo est amoureux de la servante du Podestat Serpetta. Mais Serpetta est amoureuse du Podestat, et ce dernier s’apprête à marier à un comte son orgueilleuse et prétentieuse nièce, Arminda, au désespoir de son amoureux Ramiro (rôle confié à un castrat, et à Aix à un mezzo-soprano). Mais voilà, le comte en question est Belfiore, qui va se trouver nez à nez avec son ex-fiancée qu’il croyait morte. Comme dans les vraies histoires d’amour chez Mozart, tout est bien qui finit bien à la fin, après de longs  méandres du livret : le couple Belfiore/Violanta se retrouve et va tenter de vivre ensemble, Arminda épouse Ramiro qu’elle n’aime pas, Serpetta épouse Nardo/Roberto qu’elle n’aime pas, et le Podestat va chercher à épouser une autre jardinière. C’est amer et mélancolique, comme les opéras de Mozart.

L'ensemble du plateau ©Patrick Berger Artcomart

L’interview du metteur en scène Vincent Boussard dans le programme de salle insiste sur les ressorts psychologiques, voire psychanalytiques du livret et des personnages. Sa mise en scène ne le laisse pas trop voir et essaie surtout de rendre l’aspect buffo de l’opéra, avec ses jeux sur les fleurs, sur le tuyau d’arrosage tour à tour cor, serpent, corde et même tuyau d’arrosage, sur le linge étendu qui devient (presque) monstre dans la forêt profonde. Mais elle ne réussit pas à se sortir des difficultés du lieu, plateau réduit, mouvements répétitifs : on court dans tous les sens, peu de gestes originaux correspondant aux motivations psychologiques des personnages : on est plutôt dans la gestuelle habituelle des opéras, avec peu de progression dans la lecture des personnages, et peu d’explicitation du livret ; le passage de la raison à la folie des deux personnages principaux reste obscur, même si la scène de la folie et l’ensemble du troisième acte sont plutôt bien réglés.

John Chest / ©Patrick Berger Artcomart

Il faut s’en remettre aux qualités scéniques des chanteurs, pris individuellement, comme John Chest, joli Nardo aux qualités expressives (son air de séduction à la française, ou à l’anglaise est une grande réussite) ou Colin Balzer, Don Anchise le Podestat, qui après un début plutôt terne, prend de plus en plus d’espace et compose un personnage jamais franchement buffo, mais faisant toujours sourire, et ainsi arrive à rendre son jeu subtil.
Une mise en scène plutôt discrète, qui n’arrive pas à se démêler des problèmes posés par le livret, ni à enlever l’ennui inhérent à certaines scènes, malgré une musique magnifique, à laquelle le chef n’arrive pas non plus à rendre totalement justice.
Musicalement, le Cercle de l’Harmonie, qu’on a (mal) entendu dans les Noces, est beaucoup plus audible cette fois, il est vrai que l’espace est plus réduit et que les musiciens ne jouent pas en fosse mais à niveau. On entend bien les cordes, très soyeuses, très rondes, les cuivres, mats comme dans tout ensemble baroque, mais on n’entend rien du continuo, un clavecin et un pianoforte (le chef Andreas Spering est au pianoforte), à cause du plein air. C’est effectivement une gageure : le plateau est nu, ouvre sur le parc, et le son ne réverbère pas. Les voix sont obligées de jouer en frontal :  dès qu’elles se tournent vers le parc, le son se perd . L’orchestre est suffisamment nombreux et présent dans l’espace réduit de l’amphithéâtre (environ 400 spectateurs), mais les sons les plus grêles comme celui du clavecin se perdent. Dans ces conditions, il est difficile d’apprécier pleinement d’une direction musicale : celle d’Andreas Spering est apparue techniquement au point, sans scories, pas de problème de rythme ou d’inadéquation scène/fosse, mais peu inventive, et plutôt monocorde et sans relief. Dans les mêmes conditions, l’an dernier Leonardo Garcia Alarcon avait autrement réussi son Acis et Galatée. Ceci étant, justice est rendue aux moments les plus émouvants de la musique de Mozart, notamment le long ensemble du troisième acte.
Du point de vue du chant, c’est plus contrasté. D’un ensemble de jeunes chanteurs, on ne peut attendre d’emblée la maturité voulue, sauf à avoir une brochette de stars naissantes, mais néanmoins on peut attendre d’un Festival une distribution au moins homogène, c’est presque le cas, sans enthousiasmer. Même si globalement les voix n’impressionnent pas, certaines arrivent à convaincre. Reste à savoir l’effet qu’elles produiraient en salle, et non sous la magie du ciel étoilé de l’été provençal, qui induit à pardonner les erreurs.
Les femmes sont globalement plus convaincantes que les hommes, avec deux chanteuses nettement plus aguerries, et plus matures, Layla Claire, Violanta/Sandrina aux accents marqués de Fiordiligi, voix faite, ronde, bien posée, très contrôlée (mais attention à quelques aigus criés), intense qui réussit à chanter vraiment le personnage et à donner de la couleur à la douleur, en construisant un profil psychologique. Comment reprendre une vie avec qui a tenté de vous tuer ? comment aimer son (presque)assassin sans arrière-pensée ? comment pardonner à qui a cherché à épouser une autre pour oublier ? Bien des obstacles à la reprise d’une vie sans arrières pensées de couple amoureux : Mozart sans illusion aime à peindre ces hésitations qui finissent par être presque des choix par défaut d’amour déjà mangé par le vert de gris et Layla Claire sait donner de la couleur à ces tergiversations. C’est ici le chant, et pas la mise en scène, qui nous éclaire.

Julian Pregardien et Ana Maria Labin/ ©Patrick Berger Artcomart

Ana Maria Labin, Arminda altière, a peut-être, de tout le plateau, la voix la mieux posée (et la plus jolie) la plus faite, la plus ronde, la plus maîtresse d’elle-même. Le timbre est beau, la tenue de son parfaite, la ligne de chant impeccable, sans problème d’homogénéité vocale. De plus, l’actrice est agile, expressive. Une jolie découverte. Les deux ont d’ailleurs participé à l’Académie Européenne de Musique.

Colin Balzer et Sabine Devieilhe/ ©Patrick Berger Artcomart

La jeune Sabine Devieilhe en Serpetta serait-elle à l’orée d’une belle carrière de soprano léger, dans la bonne tradition française qui nourrit pour cette tessiture une vraie passion. La voix est évidemment plus claire, plus légère que celle de ses deux collègues, le timbre est joli, le contrôle sur le son efficace, le souffle fait tenir de longues notes. On annonce déjà de futures Reines de la Nuit, je trouve la voix petite en volume mais on est en plein air. Acceptons-en l’augure, en tous cas, cette jeune Serpetta a remporté un beau succès, mérité, grâce à la voix et à l’engagement scénique.
Julie Robard-Gendre s’en sort moins bien avec Ramiro. La voix ne réussit pas à porter, même si le dramatisme est présent : c’est le rôle le plus désespéré de l’opéra, le perpétuel lamento du Mal Aimé, et comme tout Mal Aimé devient méchant (merci Racine !), c’est aussi celui qui va piéger le héros. La partie est délicate, plutôt destinée à un castrat (que nous n’avons plus sous la main depuis plus d’un siècle, avec la disparition de Giuseppe Moreschi), et quelques hésitations, des sons pas très jolis, malgré un bel engagement.  Du côté masculin, ni John Chest, ni Colin Balzer ne déméritent : Balzer compose, je l’ai dit, un personnage sans doute comique mais pas buffo ni ridicule, ce n’est pas un barbon du type de Geronimo dans le Matrimonio Segreto de Cimarosa, il a une certaine élégance, de port et de voix, qui pose le personnage sans le détruire. La voix a du mal au départ à s’affirmer, mais au fur et à mesure, il s’installe sur le plateau et finit par le dominer.  John Chest en Nardo joue avec beaucoup de désinvolture et interprète avec un vrai professionnalisme son rôle, notamment dans son monologue de séduction.

Julian Pregardien-John Chest-Layla Claire /@Patrick Berger ArtcomArt

Enfin, Julian Pregardien (le fils du grand Christoph) a une jolie voix, un joli timbre, mais ne sait pas beaucoup en jouer. Les sons sont plutôt fixes, et évidemment le tout aboutit à beaucoup d’approximations dans la justesse, et dans les agilités (dès qu’il faut vocaliser, c’est faux). Le style de jeu est assez sommaire, et ennuyeux. La voix a une certaine élégance, mais sans vraie couleur et le style de chant ne convient pas à l’italien. Peut-être dans la version allemande ? En tous cas c’est le maillon faible de la distribution.
Une distribution jeune, une distribution avec quelques atouts, mais quand ni l’orchestre (fade) ni la mise en scène (répétitive et sans invention) n’aident, les chanteurs, surtout quand ils sont jeunes, sont bien seuls pour faire le spectacle.
Bernard Foccroule a quand même eu raison de proposer la Finta Giardiniera, il a eu raison de la proposer pour le Grand Saint Jean, mais il n’a pas mis assez d’atouts pour en faire un vrai moment, comme l’an dernier avec Acis et Galatée. Il faut une forte personnalité scénique pour remplir le minuscule plateau et le grand parc tout à la fois, il faut une vraie personnalité musicale pour emporter le pari du plein air et le pari de la tension sur une œuvre aussi étirée et peu connue : il en faut donc plus pour réchauffer un public frigorifié sous ses couvertures par le vent.
Succès au rendez-vous, oui, mais bien loin du triomphe.
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FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: DAVID ET JONATHAS de Marc-Antoine CHARPENTIER le 19 juillet 2012 (Dir.mus : William CHRISTIE , Ms en scène : Andreas HOMOKI)

Le prologue (Neal Davies à droite/Dominique Visse à gauche)© Pascal Victor/ArtComArt

Ils en avaient de la chance les garçons et filles des collèges ou maisons d’éducation de la fin du XVIIème!  Dans les mêmes années, aux  demoiselles  de Saint Cyr, Racine écrivait Esther et Athalie, et aux garçons du collège Louis le Grand, Charpentier concoctait ce David et Jonathas, série d’intermèdes devant être insérés dans une tragédie, et composant eux mêmes une belle tragédie lyrique. Il est vrai que Charpentier, face au grand Lully jaloux de son exclusivité, n’avait pas grand espace pour produire. On puise donc dans des épisodes bibliques (ici le premier livre des Rois de l’Ancien Testament) pour contribuer à l’édification des jeunes…sauf que pour l’édification des jeunes, l’histoire de l’amour de David et Jonathas pourrait induire à des pratiques que la morale réprouve, et que les collèges (qu’on dit surtout anglais…) ont largement accueillies. Littérature, musique et cinéma abordent la question des amitiés viriles avec une jolie constance, le livre Les amitiés particulières de Roger Peyrefitte, en 1943, des films comme Another Country de Marek Kanievska (1984) ou Maurice de James Ivory (1987). A l’opéra, le sujet est clairement abordé dans Iphigénie en Tauride de Gluck avec la relation entre Oreste et Pylade.
Amitié passionnée? Amour? Relation physique? Platonique? La question de l’amitié entre hommes aux XVIème et XVIIème se pose en termes philosophiques, dans le monde intellectuel des lecteurs du De amicitia de Cicéron ou des Lettres à Lucilius de Sénèque ou même des Essais de Montaigne, avec la relation qui existe entre Montaigne et La Boétie, ou sur le théâtre (Alceste et Philinte dans Le Misanthrope). Il semble qu’il y ait entre amitié camaraderie et homosexualité un espace occupé au XVIIème par le concept d’amitié, dans la société noble, une amitié beaucoup plus forte, plus passionnée, plus exclusive que ce que notre société du XXIème siècle appelle amitié. Une sorte d’amour sans sexe . Les exemples sont assez nombreux à l’époque et les études universitaires sur le concept ne manquent pas, surtout à l’heure des “gender studies“.
Tout cela pour dire qu’il n’est pas vraiment étonnant de voir l’enseignement des collèges religieux s’approprier des codes sociaux de la société noble: après tout, ils formaient leurs élèves aux codes de la vie sociale aristocratique, où depuis le Moyen Âge, les relations individuelles vassal/ suzerain, chevalier/écuyer, maître/page débouchent sur des relations où l’amitié peut aussi être le nom déguisé du clientélisme, notamment au XVIIème siècle: le nom d’ami ne recouvre pas les mêmes concepts d’un siècle à l’autre: il n’est que de voir la fortune du mot sur Facebook aujourd’hui…

Ana Quintans/Pascal Charbonneau©Pascal Gely / CDDS Enguerand

Ainsi la relation entre David et Jonathas n’est pas forcément réductible à un simple amour homosexuel, et Andreas Homoki a raison de ne pas (trop) insister sur la chose, en dépit de quelques baisers passionnés.
La seconde piste suivie par ce David et Jonathas, est de parcourir les méandres des conflits ethniques, religieux, sectaires, qui émaillent la bible (Ancien et Nouveau Testament), notamment en Palestine, et de tirer de cette triste histoire des conclusions très actualisables sur les rivalités entre juifs et philistins (origine du mot Palestine…). Au yeux du roi Saül, David est l’autre (un berger, non un fils de roi), qui s’introduit par son amitié avec son fils dans la famille royale, pour la détruire de l’intérieur, le ver dans le fruit en quelque sorte: il le pousse dans le camp philistin, alors que David ne le veut pas, si bien qu’à la fin, David est un roi reconnu par les deux communautés, une sorte de modèle héroïque qui par son nom unit les peuples opposés (un Tito des temps bibliques, en quelque sorte).
Andreas Homoki propose une vision très sobre, qui ne manque pas de grandeur, de la situation. Avec son décorateur Paul Zoller, il opte pour des espaces qui n’ont rien de baroque: pas de colonnes, pas de dorures, pas de franfreluches (on est à l’opposé de l’univers d’un Pierluigi Pizzi), mais des caissons en bois, modulables en hauteur et en largeur, qui semblent enfermer les personnages dans des scènes (un peu la même idée que dans Written on skin) qui sont autant de vignettes: il est vrai que l’absence de continuité dramatique, la composition en scènes successives reliées par de la musique (sublime) favorise ce cloisonnement.
Comme le sens dramaturgique n’est pas la qualité principale du librettiste le père François de Paule Bretonneau, que cette tragédie était destinée à se mêler à une autre tragédie (latine), Saül, du père Étienne Chamillard, on a en fait une juxtaposition de tableaux  comme on pouvait en imaginer dans des peintures murales, mais qui sont cette fois-ci des tableaux vivants, un peu comme ce qu’on pouvait voir dans certaines fêtes religieuses, illustrant tel ou tel épisode biblique: Andreas Homoki et Paul Zoller, en concevant ces caissons de bois, qui n’accrochent en rien le regard, en font un espace abstrait qui devient aussi espace psychologique, c’est très évident dans le prologue, transféré en fin de second acte, qui est le climax de la représentation, montrant le glissement de Saül vers la folie: les espaces rétrécissent, s’agrandissent, le plafond monte ou descend, les cloisons s’écartent ou se rapprochent, pendant que la Pythonisse vêtue en ménagère de plus de 50 ans (extraordinaire Dominique Visse) se démultiplie dans chaque espace et crée l’étourdissement de Saül,  c’est aussi notable dans l’air de Jonathas de l’acte III, où Jonathas finit coincé entre deux cloisons rapprochées. Caissons de bois, quelques tables, quelques chaises, et le tour est joué: l’espace est dessiné.

AFP PHOTO/GERARD JULIEN

En choisissant d’actualiser le propos et situant l’histoire dans une Palestine des années 30, avec d’un côté les juifs, de l’autre les palestiniens (femmes voilées, hommes portant le fez ou la chéchia), et, belle idée, faisant de cette amitié une longue histoire d’enfants, où se voient des retours en arrière (au début) où les deux enfants sont ensemble et où le père de Jonathas essaie de les séparer, quand la mère veut les laisser ensemble. Il n’y a aucun indice de “pouvoir”, pas de roi, pas de cour, peu de soldats: on est dans un monde “civil” où se pose la question des amours inter communautaires, comme l’ont posé certains films israéliens des dernières années, comme The Bubble de Eytan Fox (2007): en faisant de cette histoire d’abord une histoire d’individus, Homoki débarrasse l’histoire de son arrière plan biblique à première vue, mais il souligne du même coup comment la Bible pose des questions fortement ancrées à notre quotidien, à notre histoire, à nos mythes. L’héroïsme de David est à la fois invisible et présent: il est chez Homoki un jeune homme écrasé par l’amour, par les obstacles à sa vie individuelle, et qui à la fin résiste au destin que le peuple lui offre (le peuple le hisse en triomphe et le tient pour l’empêcher de tomber, très belle image). La sortie de Jonathas mort, attiré vers une lumière latérale où l’attendent aussi le David  et le Jonathas de l’enfance, sorte de passage de plain pied dans le mythe est d’une jolie facture également. On a souligné la manière dont les chœurs se donnent des bourrades et dont ils épousent mal le jeu imposé par Homoki. Mais justement, le jeu est très limité (l’espace, les mouvements sont rares) et je pense que c’est volontaire: il faut aussi donner dans le cliché des tableaux vivants ou des tableaux d’histoire. Ce qui m’a frappé, c’est plutôt comment le chant, qui est si codé dans le répertoire baroque, est ici quelquefois libéré, devient cri, devient parole, et parole rauque selon les besoins: la vie vient de la musique.
Car à cette mise en scène d’une grande rigueur, et aussi d’une grande profondeur, et d’une belle modernité, correspond une lecture musicale exceptionnelle des Arts Florissants et de William Christie, le vieux pape du baroque. On reste stupéfait du son qu’il imprime à son ensemble, de la clarté de la lecture, des rythmes et des sons à la fois ronds et nets, et de cette musique souvent  sublime (le final est tout à fait extraordinaire). J’avais noté la difficulté à repérer les niveaux sonores (et quelquefois les sons, simplement) dans l’orchestre des Nozze di Figaro, dirigé par son ancien assistant Jérémie Rhorer,  il n’en est rien ici, où l’on entend vraiment chaque instrument, chaque son, chaque inflexion. Magnifique travail sur une musique grandiose, sans ornementation, mais avec une sorte de naturel qu’on trouvera  notamment chez Gluck.
Ce naturel, on le retrouve dans le travail sur le texte et sur la diction de l’ensemble des chanteurs, une volonté d’éviter tout ce qui pourrait être afféterie ou maniérisme, avec une diction très contrôlée, mais aussi souvent comme précisé plus haut, souvent parlée, donnant quelquefois l’impression d’un texte dit plutôt que chanté, avec de beaux effets, alimentant le concept de “Tragédie lyrique”.

Ana Quintans/Pascal Charbonneau ©Pascal Gely / CDDS Enguerand

Les chanteurs servent globalement avec bonheur cette belle entreprise: au premier rang, le ténor canadien Pascal Charbonneau, qui avait participé l’an dernier à l’aventure d’Acis et Galatée au Grand Saint Jean, David héros malgré lui, plus David “normal”(au sens hollandais du terme)  que David “héros”, avec son timbre très étrange, qui surprend d’abord, mais qui séduit vite, avec un beau contrôle sur la voix, mais aussi des moments très forts (ah! la manière dont il crie “Ciel!” à la fin), une très belle prestation d’un artiste très éclectique (il était dans la distribution de My fair Lady au Châtelet) dont on entendra sans doute parler.
Jonathas était confié à la jeune portugaise Ana Quintans. Ce jeune soprano réussit à la fois à construire un personnage juvénile et engagé, et à chanter avec une rare intensité, avec une diction française parfaite. La voix porte dans tous les registres, grave comme aigu, et la présence est remarquable.
Plus difficile d’apprécier en revanche le Saül de Neal Davies, la voix est vieillie, et éprouve des difficultés, dans le grave notamment, complètement inexistant. Le personnage est bien campé, mais c’est vocalement insuffisant.
Dominique Visse compose, on l’a dit, une pythonisse exceptionnelle. Le contre ténor réussit non seulement une composition scénique d’envergure, mais réussit à donner à sa voix diverses colorations, et une expressivité modèle. Un grand moment.
Tout en étant bien meilleur dans Joabel que dans Titus il y a deux ans, Krešimir Špicer continue de ne pas m’impressionner. La prestation est correcte, mais rien de plus
Frédéric Caton compose un Achis très satisfaisant, et l’ombre de Samuel confiée à Pierre Bessière complètent la palette de basses de bon niveau de la distribution. A noter l’utilisation de solistes du choeur (excellent) des Arts Florissants pour chanter l’Ombre de Samuel, mais aussi des bergers et bergères avec un joli résultat.
Au total, un spectacle aussi rigoureux scéniquement que musicalement: il marque surtout un effort commun pour rendre l’action lisible. Cette lisibilité et cette grande simplicité (nous sommes à l’opposé des Nozze surchargées d’accessoires) permettent de comprendre les caractères de la Tragédie Lyrique, et aussi de  l’ascétisme de Charpentier. Un grand moment, à mettre à l’actif du Festival, grâce à un William Christie toujours au sommet et un metteur en scène qui a construit un  travail clair et convaincant.

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FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: LE NOZZE DI FIGARO de Wolfgang Amadé MOZART le 17 juillet 2012 (Dir.mus : Jérémie RHORER , Ms en scène : Richard BRUNEL)

La troupe salue le 17 juillet 2012

Mozart est le fonds de commerce  du festival d’Aix-en-Provence, né autour de l’interprétation de ses opéras. Cette saison, deux opéras sont affichés au programme : Le nozze di Figaro et La finta giardiniera.  Face à des œuvres aussi représentées que les grands opéras de Mozart, deux voies s’ouvrent pour un festival qui doit être un lieu d’exclusivité : ou bien attirer les foules par chef, orchestre et distribution, l’option la plus festivalière, ou bien créer la surprise et la discussion par des mises en scène échevelées et novatrices, option la plus médiatique.  Rien ne serait plus dommageable que de proposer des productions interchangeables avec celles d’une maison d’opéra. Ce qui est irréductible à un festival, c’est son caractère unique et exclusif. La politique de coproductions est un sérieux accroc dans le concept d’exclusivité, mais les contraintes économiques sont telles qu’on peut difficilement y échapper, sauf à s’appelerBayreuth ou Salzbourg. Du point de vue musical, c’est autre chose, et Aix pourrait viser haut mais ces Nozze ne sont pas vraiment une réussite musicale exemplaire.
Il est difficile de rendre compte d’un spectacle qui n’est pas désagréable, qui a bien des qualités scéniques, quelques éléments musicaux remarquables, mais qui dans l’ensemble est plus un produit à la mode qu’une pierre miliaire de l’interprétation scénique et musicale de Mozart.
La production de Richard Brunel pointe à la fois les fonctions des personnages, juges, hommes de droit et donc installe l’intrigue dans un cabinet d’avocats d’aujourd’hui dirigé par le Comte, qui est entouré de ses collaborateurs dont Figaro et Marcellina, et les relations privée des personnages entre eux, et notamment le couple comte/comtesse en crise. Le cabinet d’avocats est à la fois privé et public (les espaces de bureau, le jardin, les espaces privés de la comtesse). La référence est à la fois Beaumarchais et Mozart, et les relations du livret et de la pièce, mais sans clairement prendre un vrai parti pris: c’est l’un et l’autre qui  servent de base, à ce travail éminemment théâtral, très dense, très précis, très soucieux du suivi de chaque personnage et du jeu. Beaucoup d’accessoires, beaucoup de jeu théâtral: chaque personnage est bien dessiné, aucun n’est vraiment ridicule, les chanteurs jouent avec engagement et il y a de très jolies idées, la manière dont Marcelline rêve de mariage en endossant le voile de Susanna et dont ce voile nuptial devient une sorte de fil rouge dans toute la pièce, le traitement très juste de Chérubin, qui rappelle un peu celui de Marthaler, grâce à l’engagement scénique de Kate Lindsey, la manière dont est mis en scène le monologue de la Comtesse au troisième acte (“Dove sono..”) sur fond de procès, d’attente, de mélancolie, mais aussi d’énergie. Autre très bon point, le traitement de l’espace, modulable, changeant donnant à la fois l’impression d’espaces multiples, de points de vue divers, dedans, dehors, de côté, derrière les portes, d’intime et de public, d’ombre et de lumière.. Chantal Thomas a créé un dispositif d’autant plus impressionnant que chacun connaît les contraintes de l’espace du théâtre de l’archevêché et que les changements à vue se passent dans un silence et une fluidité remarquables.
Le problème vient de ce que ces excellentes idées et cet excellent travail théâtral, aux accessoires (trop?) nombreux (et on sait que la pièce de Beaumarchais tourne autour des accessoires, et même si le fameux fauteuil du premier acte est ici un lit clip-clap), aux repères multiples et à la limite trop touffus, se trouvent être au service d’une relative pauvreté conceptuelle. La lecture du programme de salle “éclaire” sans vraiment convaincre, et ne montre pas que la transposition effectuée entre le monde d’Aguas Frescas et le cabinet d’avocats dominé par la libido exacerbée du Maître des lieux, est pertinente. Tout au long de la représentation, je me suis dit que si l’on avait gardé la référence à l’époque de la pièce, avec des costumes XVIIIème, avec la même mobilité du dispositif scénique, cela n’aurait pas changé grand-chose, et aurait peut-être eu un résultat plus convaincant: Brunel refuse la problématique  de classes sociales dans les relations des maîtres et valets qu’il classe dans les clichés sur l’œuvre, et l’aspect pré révolutionnaire, mais l’importance donnée au superbe chien de chasse accompagnant le comte au deuxième acte met tout de même en évidence un signe d’appartenance  à la classe de pouvoir. Strehler avait donné un petit signe tout à fait extraordinaire d’un autre ordre, l’arrivée du comte avec pied de biche et marteau, tenus du bout des doigts comme des objets inhabituels, c’était à la fois plein d’humour, et plein de références…mais c’était Strehler (et Bacquier!). Brunel, en choisissant de placer l’affaire de nos jours, essaie d’atténuer cet aspect de l’œuvre. Au total, on ne voit pas vraiment ce qui est souligné par le point de vue de la mise en scène, qui devient un très joli exercice de haute voltige théâtrale, très réussi, au service d’une conception mal défendue et mal définie: le résultat, c’est un produit superficiel, à la mode qu’on définit (les spectateurs autour de moi) comme mise en scène “moderne”, mais j’ai du mal à voir de la modernité là-dedans, ni même du concept: on sort de là en n’ayant rien appris de plus sur l’œuvre. Cette production mise en perspective avec les productions des dernières années ailleurs laisse sur sa faim (Claus Guth à Salzbourg, Marthaler à Salzbourg aussi, puis à Paris  malgré les imbécillités lues sur cette production par les détracteurs, et évidemment  plus loin dans le temps, Strehler et sa lecture toujours actuelle, qui mélange idéologie, individu, poésie, comme une source inépuisable de trouvailles.
Ainsi une nette déception devant un travail témoignant d’éminentes qualités  utilisées  au service d’une conception assez légère pour mon goût. Il faut remonter à Tcherniakov et à son Don Giovanni pour trouver dans Mozart à Aix une entreprise scénique qui ait du poids et du sens.
La question musicale est pour moi autrement plus délicate, car c’est elle qui marque tout de même le caractère d’un Festival de musique comme Aix, plus que la question scénique. Je ne discute pas le choix de Jérémie Rhorer, jeune chef à succès dans la France mélomane d’aujourd’hui, qui dirige des Nozze pleine d’animation, de vie, des Nozze qui courent et qui sautent, mais qui dirige un orchestre qu’on n’arrive pas à entendre vraiment (au moins du parterre…). Est-ce dû au plein air? Je ne peux répondre car c’est la première fois que je remarque à ce point que les différents niveaux d’instruments s’entendent mal, qu’on ne perçoit pas la partition en épaisseur, que les pupitres sont difficilement audibles individuellement. En plus, la sonorité très mate des instruments ne sert pas le relief. Le son “baroque” sert-il cette partition archi-connue? On peut évidemment dire que l’expérience de ce son-là pour cette œuvre-là est à vivre, est à connaître. Mais on peut préférer, comme c’est mon cas, l’épaisseur orchestrale de l’interprétation traditionnelle. Sans doute le fait d’avoir entendu là-dedans à la scène Solti, Karajan, Abbado, Muti, Sawallisch peut-il pervertir l’écoute, sans doute aussi le fait d’avoir entendu pendant mon trajet vers Aix en voiture les Nozze d’Erich kleiber, avec Siepi, Della Casa, Gueden, Danco m’a-t-il empêché d’écouter pleinement Szot, Ketelsen, Byström et Petibon. Eh oui, j’avais en tête la diction impeccable, le rythme, la poésie mais aussi l’énergie de la distribution au disque et le son de l’orchestre, même mono, où l’on entendait chaque instrument. Avoir écouté peu avant Kleiber père  motive-t-elle la lourde déception de la distribution, notamment en ce qui concerne le Conte et la Contessa?
Paulo Szot n’a pas un vilain timbre, mais il est vocalement à peu près inexistant, aigus difficiles, agilités moyennement assurées, volume limité. Son monologue « Hai gia vinto la causa » est d’une grande platitude, modeste pour tout dire, même si en tant qu’acteur il a une bonne présence scénique, mais si à l’acteur correspond un chanteur qui n’est pas la hauteur du défi, on se retrouve quand même à des Nozze sans Conte.

Malin Byström, Patricia Petibon et Kate Lindsey©Pascal Gely/ CDDS Enguerrand

La Contessa de Malin Byström n’a pas tout à fait le même problème. Sa grossesse sert la mise en scène et le projet de Brunel. Sa présence musicale est assurée par une voix relativement bien posée, d’une jolie qualité, d’un volume marqué, mais l’italien est peu compréhensible, et surtout, cette artiste s’avère incapable de colorer sa voix, de varier le ton, d’interpréter en somme le texte. La platitude naît non des défauts de voix, mais d’un défaut notable dans l’interprétation. Dans « Dove sono » par exemple, tout est linéaire, on est incapable de lire l’amertume, la nostalgie, la déception car tout est dit de manière monotone, les reprises se font sur le même mode comme copie d’une phrase musicale sur l’autre, on oubliera cette Contessa.
L’autre couple Figaro/Susanna est bien plus présent scéniquement et vocalement que celui des patrons : Le Figaro de Kyle Ketelsen est vif, alerte avec une voix sonore (qui tranche vraiment avec celle du Conte) pleine de relief, et qui essaie quant à lui de moduler. Jolie interprétation, beau personnage, doué d’une belle diction (on comprend au moins les récitatifs !).

Patricia Petibon© Jean-Louis Fernandez

Patricia Petibon, star de la soirée paraît-il, compose une Susanna plus délurée que d’habitude, on n’est plus dans un gentil marivaudage, mais bien dans les romans libertins de l’époque. Le personnage est piquant, voire un peu vulgaire, mais sait aussi donner une image plus poétique au IVème acte. Musicalement, la voix a du volume et de la présence et l’air « Deh vieni non tardar » est un des beaux moments de la soirée (un des rares airs applaudis par le public).
Le Cherubino de Kate Lindsey est d’abord un vrai personnage, un ado qui ferait oublier le travestissement, et un personnage qui sait chanter et qui séduit le public dans « Non so piu’ » et surtout dans « Voi che sapete » chantés avec une grande justesse de ton, c’est sans doute là l’un des sommets de la distribution.
Les autres personnages voient leurs airs coupés : ainsi du Basile de John Graham-Hall, qui fut à la Scala un grand Peter Grimes, et qui n’arrive pas à vraiment s’imposer dans cette distribution, son air « in quegli anni » est coupé et Marcellina ne chante pas non plus « Il capro e la capretta ». C’est dommage car Anna-Maria Panzarella compose un personnage efficace et plein de relief. Mieux vaut oublier le Bartolo de Mario Luperi, voix vieillie qui ne se sort pas du tout, mais pas du tout de l’air du 1er acte « La vendetta » qui est normalement un morceau de bravoure et qui passe difficilement, avec des fautes de tempo, des paroles sautées, pas d’aigus et un suivi douteux de l’orchestre. En revanche assez jolie Barbarina de Mari Eriksmoen et Antonio sonore de René Schirrer. Ainsi donc au total nous n’y sommes pas musicalement, car la distribution est trop inégale et ne répond pas aux exigences d’un festival.
Comme on le voit,  la déception est marquée. On oubliera assez vite ces Nozze qui ne correspondent pas vraiment à ce qu’on attendrait du « Salzbourg français ».

© Jean-Louis Fernandez

FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: WRITTEN ON SKIN de George BENJAMIN le 11 juillet 2012 (Dir.mus George BENJAMIN, Ms en scène Katie MITCHELL)

Photos de répétitions © Pascal Victor / ArtcomArt

Une salle debout ovationnant encore à la quatrième représentation un opéra contemporain,  c’est suffisamment rare pour être souligné. En général, après la première, les salles se clairsèment, les abonnés rechignent, et la création va remplir les rayons des créations “obligatoires” et oubliées des opéras. Mais là, ce spectacle est sans contexte une grande réussite, fonctionne sur le public, est pour une fois construit sur une vraie ligne dramatique,  malgré certains tics, avec des chanteurs remarquables, voire exceptionnels, et un orchestre au top, le Mahler Chamber Orchestra, dont on ne peut que regretter l’absence à Aix depuis quelques années. Voilà les ingrédients qui ont fait dire à certains qu’on était au bord du chef d’œuvre.
Il faudra cependant attendre quelques reprises pour savoir si la carrière de l’œuvre va dépasser les théâtres qui participent à la coproduction (De Nederlandse Opera d’Amsterdam, Teatro del Maggio Musicale de Florence, le Royal Opera House de Londres et le Capitole de Toulouse).
L’histoire est prise dans une biographie occitane (une razo) du XIIIème siècle, contant la vie de Guillem de Cabestany, troubadour catalan, qui, ayant séduit l’épouse du seigneur de Château-Roussillon, fut poignardé par ce dernier, qui lui arracha le cœur et le fit manger par l’épouse adultère. Les histoires de cœur mangé sont assez fréquentes dans les textes médiévaux, citons par exemple le Lai d’Ignauré ou l’histoire de Gabrielle de Vergy dont Donizetti fit un opéra (Gabriella di Vergy, 1826 avec révision en 1838).
Dans le livret composé par Martin Crimp, dont c’est la seconde collaboration avec George Benjamin (la première fut Into the little hill en 2006, représenté à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille dans une mise en scène de Daniel Jeanneteau), le troubadour devient un peintre d’enluminures et l’opéra va représenter l’histoire comme une sorte d’enluminure vivante, les scènes devenant des enluminures animées, un peu comme ces peintures orientales qui doivent représenter le monde vu de la divinité, ici c’est le monde vu par les anges qui est représenté: les anges à gauche, mettant en place l’histoire enluminée à droite. En voyant le spectacle, j’ai pensé à l’entreprise de Ohran Pamuk dans son beau roman “Mon nom est rouge” dont je conseille la lecture à ceux qui l’auraient laissé passer, j’ai aussi évidemment pensé en permanence à Pelléas et Mélisande.
Martin Crimp ne propose pas de dialogues, mais un récit dialogué, avec les outils du récit dialogué, les “dit-il” ou “dit-elle” par exemple. En faire l’économie aurait séparé le monde des anges et le monde de l’enluminure, et n’aurait pas créé l’artifice: ce n’est pas l’histoire en direct, mais l’histoire mise en scène par les anges, qui habillent les personnages et les placent. Guillem de Cabestany avait vécu au XIIème et la razo est du XIIIème, les personnages sont morts, ils revivent à travers l’œuvre cette histoire d’enlumineur enluminé.
Ainsi donc le livret se présente-t-il ainsi: le maître (“Le protecteur”) engage un enlumineur pour mettre en enluminures le bonheur absolu de sa vie avec son épouse: la femme Agnès découvrant l’œuvre tombe amoureuse de l’artiste, qui finit par représenter cet amour dans le livre par un texte mis dans la partie “Enfer”. “Le protecteur” le devine, assassine l’artiste et lui arrache son coeur.
Il y a donc une succession de quinze scènes, un peu comme des vignettes de BD ou des icônes, distribuées sur trois parties, exposition, péripétie, catastrophe, séparées par une pause d’une minute ou deux dans le spectacle.
La structuration en “moments” fait un peu penser à celle du Saint François d’Assise de Messiaen, en moins monumental,  ce qui n’est pas tout à fait un hasard: George Benjamin étant un de ses  élèves.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

La mise en scène se met directement au service du livret, qu’elle illustre et commente avec clarté, grâce au beau travail de décoration de Vicki Mortimer: le monde des anges violemment éclairé, en noir et blanc, atelier de restauration d’œuvres d’art où les personnages s’habillent pour passer dans le monde de l’enluminure  de couleur beige ou brune, avec un éclairage plus subtil, l’espace étant bien séparé en “caissons”, sortes de “vignettes” en trois dimensions où à chaque scène l’éclairage (de Jon Clark) change. Sandro Sequi, pour ceux qui se souviennent de son ennuyeuse mise en scène du Saint François d’Assise à la création à l’Opéra en 1984, avait proposé un peu le même principe, isolant les scènes dans des caissons sensés figurer des enluminures. On a donc un espace scénique sur deux niveaux et six espaces qui se modulent au fur et à mesure qu’on avance dans l’œuvre. A gauche les anges, à droite le récit, avec un escalier (dans la troisième partie) qui lie les deux niveaux. Katie Mitchell a décidé de représenter l’histoire sans regard distancié, en jouant sur les rythmes des pas, sur des mouvements quelquefois un peu chorégraphiés, sur des “arrêts sur image”, s’inspirant du monde du cinéma et du monde de l’image où l’on cherche à “fixer” des scènes comme le ferait l’enlumineur, c’est très clair à la fin dans l’extrême stylisation du suicide d’Agnès. Il en résulte une sorte de grand écart en la stylisation scénique et l’extrême sensualité de certaines situations: on imagine ce qu’un Bieito en aurait fait! La violence du désir et de la passion n’est pas toujours rendue (alors que la musique est explicite), mais sans doute la volonté de n’être pas dans l’expression directe, mais l’expression “représentée” de l’enluminure y est-elle pour quelque chose. L’histoire étant médiatisée par les anges, qui comme on sait, n’ont pas de sexe: la représentation de la passion ne pouvait qu’être jouée sur le fil d’un rasoir qui reste assez sage au total. Le spectacle en tous cas n’est jamais ennuyeux et rend clairement la structuration du livret.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

A ce livret sur les ravages de la passion féminine (car c’est bien Agnès qui conduit “Le garçon” à elle, et qui lui fait préférer la réalité de la chair à celle de la peinture) correspond une musique qui accompagne l’histoire avec ses crises, mais aussi avec la linéarité d’un récit, éloigné de nous, d’où l’utilisation d’instruments anciens, comme la viole de gambe, ou anciens et très rares, comme l’harmonica de verre (appelé l’orgue” angélique” par Paganini, ce qui convient à notre histoire). On y lit une attention toute particulière à donner à chaque personnage une couleur et une instrumentation, d’où la richesse de timbres, de couleurs, de variations polyphoniques: l’accompagnement des voix n’est pas envahissant, même s’il est riche et c’est ce jeu en richesse sonore et en même temps discrétion orchestrale qui marque la subtilité de la composition. Benjamin voulait que les voix soient entendues et se sentent bien, il souligne dans le programme de salle deux points essentiels, d’une part, il a travaillé sur les voix en fonction de la distribution de la création, pour que la musique corresponde exactement aux possibilités de chaque voix, et d’autre part il souligne que “la norme, pour l’orchestre, c’est la retenue et la clarté” . Ainsi “les chanteurs ne doivent pas avoir pas besoin d’hurler, ils faut qu’ils puissent chanter doucement” . Car Benjamin a magnifiquement écrit pour les voix et la distribution est proche de l’idéal, par les timbres, par le mélange des couleurs, par les différents niveaux vocaux mis en place.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

Barbara Hannigan en Agnès est carrément stupéfiante: je connais les incroyables possibilités de cette artiste canadienne depuis l’avoir vue à Salzbourg avec Rattle et les Berliner dans un Ligeti aussi étourdissant qu’inoubliable, elle a la largeur vocale, mais aussi la ductilité, un incroyable contrôle technique et un sens de l’appui qui laissent rêveurs. Totalement extraordinaire, d’autant qu’elle joue avec une souplesse aussi merveilleuse qu’elle ne chante. Je suis secoué.
Bejun Mehta prête sa voix de contreténor au “garçon”, cette voix étrange comme venue d’ailleurs, est d’une rare fluidité, d’une pureté diaphane, mais aussi d’une expressivité inouïe. On connaît cet artiste pour ses belles interprétations baroques, il est ici inoubliable de poésie.
Christopher Purves a une voix de baryton-basse plus brute, plus “ordinaire” qui convient très bien au personnage du “Protecteur”, sorte de personnage au raffinement discutable, mais plus direct, plus pathétique, plus “tripal”, de tous, j’avais vraiment beaucoup aimé son Balstrode si humain dans le récent Peter Grimes de la Scala. Les autres (les anges) Allan Clayton et Rebecca Jo Loeb – qui remplaçait la titulaire souffrante-   savent à merveille moduler leur voix pour donner des anges un son vocal particulier.
Quant à l’orchestre dirigé par le compositeur, il a su épouser parfaitement la volonté de George Benjamin de lui donner cette présence à la fois discrète et pleine: la qualité des pupitres, leur habitude des grands chefs (c’est l’orchestre d’Abbado, c’est aussi le cœur du Lucerne Festival Orchestra), leur adaptabilité à des répertoires très divers, leur engagement, tout en fait une des très grandes formations d’aujourd’hui, au son particulièrement construit: ils sont idéaux dans cette musique. Je le répète, on ne peut que regretter le choix de Bernard Foccroule d’avoir mis fin à leur résidence aixoise lorsqu’il a pris ses fonctions. Les voir revenir, et dans ce répertoire, et avec cette réussite, est une source de joie.
Si toutes les créations avaient ce niveau, on n’aurait aucun souci sur l’avenir du genre “opéra”, George Benjamin et Martin Crimp ont su raconter une histoire, ils sont su dessiner des personnages, et surtout quel magnifique exemple d’écriture pour les voix: je ne peux que conseiller vivement de faire le voyage de Londres, Toulouse, Florence ou Amsterdam (cet automne en novembre) pour goûter à cette jouvence.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

VU À LA TV : QUELQUES MOTS sur LA BOHÈME de Giacomo PUCCINI AUX CHORÉGIES d’ORANGE (Ms en scène: Nadine DUFFAUT, dir.mus :MYUNG WHUN CHUNG)

Vittorio Grigolo et Inva Mula

Il est évidemment toujours délicat de rendre compte d’un spectacle retransmis à la TV, les remarques qui suivent sont à prendre pour ce qu’elles valent, une impression générale et un effet produit sur le téléspectateur mélomane qui n’aura pas eu droit au coucher de soleil provençal, à la forte impression produite par le lieu, son histoire, à la foule c’est à dire à un contexte de représentation  qui à Orange est essentiel.
Les Chorégies proposent de chaque œuvre deux représentations seulement, tout essai d’augmentation s’est soldé par un échec. Orange est un lieu fort dont il faut s’accommoder: le fameux mur, qui délimite une scène large de 60m, et peu profonde, que chaque décorateur doit se coltiner: Paris et ses rues en carton pâte contre un gigantesque mur romain, et bientôt la Chine de Turandot, c’est un vrai pari. Le parti pris scénique d’Emmanuelle Favre la décoratrice et de Nadine Duffaut est de ne pas surcharger un plateau qui déjà est écrasé par ce mur. Un Paris évoqué par une façade, un sol qui est en fait un plan et quelques éléments qui limitent les espaces; c’est propre et discret, le décor n’écrasera pas cette Bohème. Les mouvements de foule sont dictés par la géographie du lieu, tout en largeur et jamais en profondeur. Les foules se meuvent donc essentiellement latéralement. Une vision traditionnelle, qui ne dérange pas, et qui n’est pas dépourvue d’élégance (jolis costumes dans les gris de Katia Duflot).
La distance de la scène au public fait qu’au-delà des premiers rangs, il est difficile de lire une expression, un visage, un jeu dramatique: tant mieux si c’est pour voir le jeu outré et artificiel de Vittorio Grigolo, le ténor vedette de cette Bohème, au beau timbre lumineux, mais un peu court sur certaines notes (le final du premier acte); il peut tout de même donner des espoirs à ceux qui attendent enfin le ténor italien du moment  mais ne bouleverse pas les classements des grands ténors dans ce rôle, les grands anciens résistent largement, que ce soit Pavarotti, Domingo,  Carreras ou même Aragall: ils savaient autrement distiller l’émotion. C’est presque encore plus vrai pour Inva Mula qui me laisse froid à chaque fois que je l’entends, y compris dans cette Bohème où elle ne  fait que son métier sans vraiment frapper:  elle ne sera jamais une Mimi légendaire, pas de frémissement, pas d’émotion, pas de pathos. Un couple d’une certaine manière sans surprise (senza pregi ne diffetti diraient nos amis italiens) ce qui pour Bohème laisse forcément froid.
Le plaisir et la surprise viennent de la Musetta de Nicola Beller Carbone, voix bien trempée, jolis sons, jolis effets, du Marcello impeccable de Ludovic Tézier, le baryton français de référence aujourd’hui à la maîtrise technique et au chant d’une grande élégance, sans conteste le meilleur du plateau, du Colline de Marco Spotti et du Schaunard de Lionel Lhôte, tous à leur place. Une distribution qui marque plus par les rôles secondaires, c’est dommage pour une Bohème qui devrait faire exploser le couple Rodolfo/Mimi.
La surprise ne vient pas vraiment non plus  de la luxuriance de l’orchestre, tel qu’on le perçoit à la TV. C’est là aussi cependant très professionnel, Myung Whun Chung fait très bien son métier, et valorise les pupitres (bois notamment) mais propose une lecture très sage du chef d’œuvre de Puccini. Voilà une soirée d’Orange passe-partout, du moins comme on la ressent en télé: on ne criera ni au génie, ni à la légende, ni au miracle.
Juste une question subsidiaire: Est-il voulu qu’Alcindoro (Jean-Marie Frémeau) ressemble autant au Victor Hugo des dernières années?

Jean-Marie Fremeau (Alcindoro) et Nicola Beller-Carbone (Musetta)

OPÉRA DE PARIS 2011-2012: ARABELLA de Richard STRAUSS le 7 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Marco Arturo MARELLI) avec Renée FLEMING et Michael VOLLE

L’histoire ne repasse pas deux fois le même plat, et si Richard Strauss et Hugo von Hoffmansthal voulaient de nouveau réussir avec Arabella le coup du Rosenkavalier,  force est de constater que la sauce n’est pas montée de la même manière. Certes, les ingrédients se font écho, une Vienne qui valse, une aristocratie qui chancelle, un riche propriétaire terrien disposé à épouser la belle héritière ruinée, une femme travestie en homme, en bref, une situation à la “Gattopardo” transférée dans la Vienne insouciante des années 1860, mais un opéra composé après la chute de l’Empire, et au seuil de l’arrivée du IIIème Reich (1933).
Par ailleurs, le livret n’a pas la rigueur de celui du Rosenkavalier et pour cause, Hoffmansthal est mort en 1929 d’une crise d’apoplexie consécutive à la mort de son fils et n’a pas eu le temps de revoir le livret des actes II et III. Par respect pour sa mémoire, Strauss n’est pas intervenu pour le modifier.
Ce sont les duos Arabella-Zdenka au premier acte, Arabella-Mandryka au deuxième et au troisième qui sont les sommets de la partition, et qui bouleversent l’auditeur, et la Komödie für Musik développe l’art de la conversation, qui nécessite de la part des chanteurs à la fois naturel et art suprême de la diction.
L’histoire est assez simple dans son invraisemblance, une famille aristocratique ruinée cherche à marier l’ainée des deux filles, Arabella, pendant qu’elle fait habiller en garçon la cadette, Zdenka, pour éviter de la doter. Zdenka (habillée en Zdenko) cherche à placer son ami Matteo (dont elle est secrètement amoureuse) auprès d’Arabella, mais celle-ci ne cesse d’éconduire les prétendants, au nom d’un rêve secret (“Der Richtige, wenn’s einen gibt für mich “) qui va évidemment se réaliser dans l’opéra sous les traits d’un étranger qu’Arabella a remarqué. Et cet homme, Mandryka, va se croire trompé suite à une manigance de Zdenka, mais tout rentrera dans l’ordre et tout est bien qui finit bien.
Trois couples et deux générations, Arabella-Mandryka, Zdenka-Matteo, Waldner-Adelaide se partagent donc la scène, une scène un peu vaste que celle de la Bastille pour cette comédie intimiste, qui eût mieux convenu à Garnier.
L’équipe Jordan-Marelli a produit il y a quelques années un joli Capriccio à la Staatsoper de Vienne, avec Renée Fleming et Marelli a déjà produit Arabella à Graz; c’est sans doute ces souvenirs qui ont donné naissance au projet parisien. Le spectacle viennois était joli, construit sur l’idée des miroirs et de la transparence, le spectacle parisien est construit autour d’un espace unique, aux cloisons défraichies et modulables, et d’un plateau tournant qui fait défiler les espaces à peu de frais. Un espace vide, vidé de ses meubles puisque les Waldner sont ruinés et qui laisse percevoir au fond des ombres (parc, immeubles). Le ton dominant est le bleu, couleur du costume d’Arabella, avec quelques taches rouges ou roses (Fiakermilli), Zdenka/Zdenko étant en beige et Zdenka femme en gris (costumes de Dagmar Niefind) .
La mise en scène est sage, et élégante, elle ne problématise rien ou si peu, laisse entendre par allusions les malheurs de l’aristocratie, la fragilité des sentiments (Adelaide et Dominik), la gentille rustrerie du bal des cochers (avec la véritable figure d’opérette qu’est Fiakermilli):

seule idée forte, la valse étourdissante des Arabella qui défilent sous les yeux hallucinés d’un Mandryka en folie, à la fin du deuxième acte. En somme une mise en scène dans la lignée des travaux présentés ces dernières années à l’Opéra. Même le travail sur les acteurs est limité, chacun avec sa personnalité donnant libre cours à sa fantaisie en colorant son personnage.
Du point de vue musical, Philippe Jordan a appuyé bonne part de sa carrière sur ses interprétations straussiennes (Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos, Capriccio, Arabella etc…). Aucun doute sur ses capacités à engager l’orchestre, à lui faire produire un son clair, à suivre avec précision chaque pupitre, en bref à produire un travail propre et sans grand reproche. A-t-on eu un exemple de luxuriance straussienne, d’un son miroitant, d’éclats scintillants comme souvent on en attend dans ce répertoire ? Pas vraiment. J’ai trouvé l’orchestre assez éteint au premier acte. Les deuxième et troisième actes réservent à l’orchestre des morceaux de bravoure qui évidemment passent beaucoup mieux, mais dans l’ensemble, au niveau de l’interprétation, cela reste une petite déception. Cela me paraît un peu trop sage et “convenu”, et pour tout dire, peu marqué du sceau de l’originalité.
On ne peut reprocher à Nicolas Joel d’avoir mégoté sur la distribution, qu’on peut qualifier de luxueuse, voire exceptionnelle. On peut difficilement rêver d’une Arabella mieux distribuée sur le papier, encore mieux distribuée que dans la première production de 1981, dominée par Kiri Te Kanawa et Franz Grundheber et dirigée par l’élégant Silvio Varviso. L’œuvre est rare sur les scènes et mérite évidemment cet effort.
Kurt Rydl est un vieux routier de la Staatsoper de Vienne et promène son Waldner avec une efficacité toute professionnelle. Le timbre est encore beau, la voix sonore, même si elle n’est plus ce qu’elle fut, le personnage est bien planté sur le plateau.Même remarque pour

Arabella et Adelaide © opéra national de paris | ian patrick

l’Adelaide de Doris Soffel: celle qui promena sa Fricka sur toutes les scènes du monde et qui reste une des grandes de l’ancienne génération sera peut-être affublée d’un vibrato excessif, mais la voix et le timbre sont encore là, et le personnage est doué d’une incontestable présence.

 

 

 

 

Le Matteo du canadien  Joseph Kaiser semble un peu perdu sur le large plateau de Bastille, et la voix élégante quelquefois étouffée par l’espace, par l’orchestre, avec des aigus un peu difficiles. Il est vrai que Kaiser a été remplacé le 4 juillet, et que la voix n’a peut-être pas retrouvé ses moyens. Il reste que la prestation est loin d’être déshonorante, à défaut d’être exceptionnelle.

De gauche à droite: Kaiser, Kühmeier, Volle, Fleming, Rydl, Soffel

La Fiakermilli de la jeune Iride Martinez, qui va entrer en troupe au Staatsoper de Vienne, est pétillante, avec une présence scénique affirmée. Les aigus et suraigus sont là, la couleur aussi. Le volume un peu moins. Joli Elemer d’Eric Huchet, la voix est élégante et sonore, le timbre agréable.
Venons en aux trois grands protagonistes à commencer par Genia Kühmeier, qu’on pourrait surnommer géniale Kühmeier, tant ses apparitions montrent  dans chaque rôle des qualités vocales exceptionnelles: la voix est sûre, l’aigu éclatant et l’artiste est douée d’une sensibilité qui a prise immédiate sur le public. Elle est une Zdenka idéale, par la fraicheur, par le naturel, par l’émotion qu’elle distille en scène. Elle obtient un triomphe mérité, c’est pour moi la reine du plateau.

Le Mandryka de Michael Volle est lui aussi bien proche de l’idéal. Ce baryton est pour moi l’un des chanteurs exceptionnels de sa génération, d’abord par ses qualités de diction et d’articulation-voilà quelqu’un qui sait converser en musique-, ensuite par l’art de colorer la voix, enfin par un jeu qui donne une idée juste du personnage voulu, cette brusquerie alliée à une sensibilité exacerbée, cette brutalité de l’homme des forêts et cette tendresse tout à la fois. Volle est maître dans l’art d’émouvoir lui aussi. La voix cependant accuse une certaine fatigue, perceptible aussi à Zürich dans Sachs l’hiver dernier, certains aigus sont mal négociés, quelques sons apparaissent un peu rauques, elle n’a plus la sonorité pleine et somptueuse qui faisait chavirer (comme dans son Wolfram à Zürich); peut-être une fatigue passagère, peut être aussi la fréquentation de rôles écrasants (Mandryka est presque tout le temps en scène aux deuxième et troisième actes, dans des registres très tendus). Il reste qu’il est littéralement époustouflant sur scène et qu’il remporte un triomphe mérité.
Last but not least, Renée Fleming, l’une des grandes straussiennes de sa génération, avec sa voix “crémeuse” comme disait Solti, la crème d’une pâtisserie viennoise. Le timbre est toujours magnifique, la rondeur vocale impressionnante, notamment dès qu’elle monte à l’aigu. J’ai cependant toujours eu des réserves sur l’effet qu’elle produit en scène, et la réserve dont elle fait preuve. Autant une Kühmeier est en prise directe avec l’émotion, autant Fleming reste toujours un tantinet distante: cette Arabella est mûre, n’a rien d’une enfant. Vocalement, si elle reste somptueuse, la voix accuse quelques opacités dans le grave, quelquefois détimbré, voire le registre central où elle a perdu en homogénéité, même si l’aigu reste splendide. Alors évidemment, les dernières minutes de l’opéra, où elle est très sollicitée à l’aigu, sont anthologiques. Il est vrai que la cantatrice a l’âge exact où Leontyne Price abandonna la scène, parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait plus donner la pleine mesure de son immense talent.   Renée Fleming est certes toujours une immense chanteuse, mais Dame Nature commence hélas son travail de sape.

Il serait injuste de dire que cette Arabella n’est pas un beau spectacle, et même grâce à sa distribution, un grand spectacle. Avec une mise en scène plus acérée et une direction musicale moins “sage”, peut-être aurait-on eu droit à un spectacle d’anthologie. On veut toujours plus, évidemment, mais “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
Et l’on a aimé.

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OPÉRA DE LYON 2011-2012 : CARMEN de Georges BIZET le 5 juillet 2012 (Ms en scène : Olivier PY, dir.mus : Stefano MONTANARI)

Le décor

Comme toutes les productions d’Olivier Py, cette Carmen était très attendue, trop peut-être, parce qu’une certaine déception est au rendez-vous, scéniquement comme musicalement, malgré le côté très séduisant du spectacle, malgré le succès public, les longs applaudissements à la fin, la retransmission TV le 7 juillet dans toute la région Rhône Alpes.
C’est ma troisième Carmen en quelques mois, après le luxe de Salzbourg, après la  solidité de Venise, voici les Folies lyonnaises, Folies au sens de Folies Bergères, puisque loin de l’Espagne, c’est à une Carmen meneuse de revue du « Paradis Perdu » qu’Olivier Py nous convie.

Une vision du décor, à plusieurs niveaux © Stofleth

Un décor énorme de Pierre-André Weitz, tournant sur lui-même et tour à tour scène et premier rang de spectateurs, entrée et billetterie, coulisses, magasin à accessoires, loges, mur couvert de graffitis,  taverne de Lillas Pastia, souvent sur deux ou trois niveaux, avec à gauche une façade d’hôtel borgne, à droite un poste de police assez borgne aussi, des costumes très paillettes , de superbes lumières de Bertrand Killy et une volonté de tisser, tresser réalité et fiction, spectacle et récit, Bizet et Mérimée  de manière de plus en plus étroite jusqu’à la fin où tous les protagonistes deviennent des personnages de la revue. L’entrée de Don José dans la bande de contrebandiers, c’est en fait une entrée dans la troupe du « Paradis Perdu », pour y jouer le personnage du clown, si bien qu’au troisième acte on a l’impression de passer de Carmen à I Pagliacci, tant les situations sont mises en parallèle.
Bien sûr, les transpositions imposent une vraie gymnastique pour rendre le livret cohérent avec la proposition et pour permettre au spectateur d’y retrouver ses petits. Le texte très intéressant de Py inséré dans le programme de salle (Carmen comme revanche des sans grades et des marginaux ou des artistes sur l’ordre bourgeois: “c’est la revanche des perdants et des exclus, la revanche poétique et érotique de tous les pauvres” écrit-il) se retrouve dans la proposition scénique, dans la mesure où la troupe d’acteurs est composée de marginaux, acteurs-danseurs le jour, contrebandiers ou dealers la nuit, vision sulfureuse du monde du spectacle qui est bien dans l’ordre du regard petit-bourgeois ou de la tradition catholique d’ancien régime, mais je n’ai pas retrouvé dans la production de Py le souffle de son texte.

Carmen en Eve © Stofleth

Carmen gagne-t-elle en légitimité, en richesse, en épaisseur par rapport à une vision traditionnelle de l’œuvre de Bizet.  Pas sûr. Pas sûr non plus que toute cette machinerie, qui distrait le regard et satisfait l’amateur de “spectacle” soit une aide à se concentrer sur la problématique. Ce serait plutôt un facteur de dilution menant à voir le monde comme représentation ou comme apparence, et faire du personnage de Carmen un objet en vitrine, comme on le voit au-dessus de la billetterie du « Paradis perdu » ou une icône de femme fatale, une Lulu bis, entourée d’animaux d’une ménagerie à la Jérôme Bosch ou apparaissant comme

Carmen en Eve (2)© Stofleth

l’Eve de Cranach lorsqu’elle chante la Habanera, un serpent vivant autour du cou et assise sur un Léopard…
Olivier Py est un artiste, et il a donc des idées séduisantes, il sait organiser une scène: belle idée que le “doudou” rouge tenu par Don José, témoignage de l’amour de Carmen (à la place de la rose), dont le même se retrouve tenu par Escamillo au troisième acte : lorsque chacun exhibe son doudou rouge, l’effet est garanti.
Le traitement de Micaela, qui n’est pas non plus la frêle jeune fille de la tradition est digne d’intérêt : comme chez Calixto Bieito, leur baiser est loin d’être chaste. La scène du duo « parle-moi de ma mère » du premier acte  est d’ailleurs remarquablement réglée: Don José, troublé par des apparitions périodiques de Carmen qui l’aimantent  disparaît sans cesse dans les bras de la bohémienne à l’insu de la jeune fille;  c’est l’un des moments forts de la production.
Au total, je n’ai pas vu dans cette production  d’une qualité incontestable une vision si novatrice de Carmen. Py  se laisse aller à occuper l’espace de manière certes très acrobatique, sans laisser de répit au spectateur, mais sans non plus le surprendre. Une fois comprises les intentions et les principes du spectacle on toucherait presque (je dis bien presque) aux rives de l’attendu, voire de l’ennui. Certes, la surprise de l’image finale, où après sa mort, Carmen se relève dès que le rideau du « Paradis perdu » est baissé, devant un Don José interdit…tout n’était que fiction : faut-il donc croire à Carmen ? Le personnage à la fois frais et joyeux de Berganza dans la  production légendaire de Piero Faggioni à Edimbourg (1977), puis à Paris en 1980 (à la Scala en 1984-85, ce furent Verrett et Baltsa) m’est apparu soudain bien plus profond, bien plus riche de potentialités, bien plus vrai. Cette Carmen de Py est pour moi plus un exercice de style qu’un spectacle de référence. Je sens plus de maniérisme que de philosophie, plus d’affectation que de tripe.
Musicalement, nous n’y sommes pas non plus, et c’est sans doute encore plus délicat. Choisir un  chef et une Carmen venus du répertoire baroque a une signification réelle quant au rôle de la musique dans l’économie du spectacle. José Maria Lo Monaco est une Carmen dotée de beaux graves profonds, mais sans aigus et sans volume ; ajoutez à cela un vrai problème de diction (français totalement incompréhensible) et vous aurez les raisons qui font qu’on ne peut donner vraiment crédit à l’opéra de Lyon de ce choix, même si le dernier acte et le duo avec Don José est très bien mené et tenu, et même si l’artiste a une splendide présence scénique, elle est carrément inaudible dans les ensembles et devient opaque dès qu’elle monte à l’aigu . Les réserves de cette voix sont faibles, et les morceaux de bravoure passent un peu dans l’indifférence du public qui a du mal à applaudir.

Carmen et Don José © Stofleth

Yonghoon Lee est un Don José vocalement crédible, joli timbre sombre, très méditerranéen, puissance,  diction relativement bonne. Mais reste des problèmes de calibrage : dans une salle comme Lyon, aux dimensions relativement réduites, la voix part avec une puissance mal contrôlée quelquefois, alors qu’à d’autre moments on l’impression qu’elle n’est pas bien projetée  (notamment dans le registre central) avec des difficultés à chanter piano et à colorer (l’artiste est habitué aux rôles verdiens lourds) assez gênantes dans ce rôle qui demande beaucoup de contrôle et un art consommé de la modulation. Bref, il n’a pas vraiment le style, même s’il en a le volume et le format. Il reste que c’est un bel artiste et une voix de ténor à exploiter dans d’autres répertoires.
L’Escamillo de Giorgio Caoduro a un peu les mêmes problèmes que José Maria Lo Monaco : Escamillo doit avoir dans la voix cette « mâle assurance » et ce brillant superficiel exigé par le rôle. Ruggero Raimondi excellait dans cette composition. Ici, même si le timbre est agréable, la voix manque de volume et la montée à l’aigu est difficile : la gorge se resserre systématiquement au lieu de s’ouvrir. Le registre central est maîtrisé, le reste manque vraiment de technique.
Évidemment, seule française des quatre protagonistes, Nathalie Manfrino n’a pas de mal à triompher du texte (l’Opéra de Lyon aurait peut-être pu trouver en France une ou deux voix françaises aussi bien adaptées aux rôles que la distribution définitive arrêtée) : elle remplace Sophie Marin Degor prévue initialement et se sort du rôle de manière contrastée, mais honorable globalement. Le timbre est joli, très clair, elle sait colorer, mais au premier acte les aigus sont systématiquement courts : elle n’est pas aidée par une direction musicale très galopante qui laisse peu de souffle aux chanteurs. A l’inverse, son air du 3ème acte « je dis que rien ne m’épouvante » est beaucoup mieux dominé, plus intense, plus vibrant. Elle obtient le plus gros succès de la soirée, et c’est mérité.
Les autres rôles sont très correctement distribués et tenus : le Dancaïre (Christophe Gay) et le Remendado (Carl Ghazarossian) qui se travestissent dès le 2ème acte jusqu’à la fin (pour les besoins de la contrebande), donnent un vrai rythme au quintette, qui est réalisé dans un décor sur trois niveaux, les chanteurs passant de l’un à l’autre, ce qui ne facilite pas l’exactitude métronomique demandée pour sa réalisation ; les choses se passent avec bonheur cependant grâce à la Frasquita d’Elena Galitskaya et la jolie Mercedes d’Angélique Noldus, qui font un excellent trio des cartes, très bien réglé par la mise en scène d’ailleurs, encore sur plusieurs niveaux,
La direction musicale de Stefano Montanari est animée, très novatrice, et produit des sons inhabituels dans Carmen, avec des effets syncopés: longs silences, notes tenues très marquées, à l’orchestre, au chœur et chez les chanteurs, mais aussi rythme haletant, très sec (coups de timbales sourds par exemple), mais aussi son des cordes assez retenu, qui donne une couleur particulière de course à l’abîme, et qui laisse peu de respiration aux voix. Le résultat est quand même très séduisant, on n’a pas le relief sonore habituel, mais on a une incroyable énergie et une belle vitalité . Je crois d’ailleurs que et Py et Montanari voulaient un son qui puisse trancher avec l’habitude, et soit le moins « XIXème bourgeois » possible. Stefano Montanari qu’on connaît pour le répertoire baroque, surtout pour ses qualités de musicien chambriste et pour ses beaux Mozart à Lyon propose donc une Carmen un peu « ailleurs », et ce n’est pas  désagréable: c’est pour moi le plus convaincant de la soirée. Le chœur dirigé par Alan Woodbridge suit cette pente, avec bonheur là aussi.
A une semaine de distance, j’ai ainsi vu deux productions importantes de Carmen parties de deux présupposés différents. Bieito en fait une « espagnolade moderne » en prenant à rebours les clichés sur l’Espagne et les gitans et en proposant une fête sensuelle, Py offre la représentation du mythe dans une sorte de vision en abyme où le personnage de Carmen perd finalement en substance, devenant une icône plus qu’un personnage et où à chacun est assigné un rôle dans la clownerie de la vie. Mais l’éternelle histoire de Carmen rattrape la fiction dans la fiction qu’on a voulu construire et les troisième et quatrième actes, même présentés comme des représentations de revue, restent les plus directement intenses, et les plus” vrais”, comme si la réalité de l’histoire originelle dépassait la fiction de Py, ou que le théâtre était la vie : mais on en est depuis longtemps convaincu.
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Troisième acte © Stofleth

XLII CONCOURS INTERNATIONAL DE CHANT TOTI DAL MONTE 2012 (4): JOURNAL DE BORD – 30 JUIN 2012: FINALE

Détail de la salle du teatro comunale "Mario del Monaco" de Trévise

Nous voici à la Finale.
La Finale est évidemment différente des autres jours: tout le monde est sur son 31, il y a un public important, le jury occupe tout le second étage des loges. Au programme, Il matrimonio segreto, airs, ensembles, et quelques récitatifs dans l’ordre des actes.
La demi-finale avait déjà permis d’entendre quelques ensembles, et l’opinion sur les voix change: une voix peut être séduisante dans un air, et disparaître dans un ensemble; d’autres au contraire se révèlent; il faut tenir compte de la durée, de l’endurance, de la température (une chaleur de l’ordre de 40°), même si le théâtre est climatisé.
Nous avons sélectionné deux distributions, qui ont répété tout le vendredi avec le chef José Antonio Montaño qui fait partie du jury mais qui est cette fois sur scène à donner les tempi. Deux distributions savamment mélangées, qui vont se produire chacune dans le 1er acte et chacune dans le second acte. Des voix très différentes, les unes puissantes, les autres chantantes, des timbres différents, une présence différente aussi sur scène.
On sent que les chanteurs sont fatigués après cette semaine de tension, certains mêmes sont éteints, d’autres explosent, et en tous cas la confrontation est éclairante. Nous sommes chacun dans une loge et n’échangeons pas entre nous.
A 21h, les épreuves sont terminées, et nous nous retirons dans une salle du théâtre pour délibérer. La délibération est assez courte, puisqu’un seul rôle (celui du ténor) ne trouve pas son vainqueur.

Cast A: à partir de la gauche Tornatore/Macchioni/Delfino/Semenzato/Levantino/Beggi

Nous aurions pu peut-être désigner l’un des deux mais ce soir, ni Matteo Macchioni qui a fait un bon concours pourtant, ni Francisco Ruben Brito à la voix délicate faite pour l’Elisir d’amore, ne sont suffisamment convaincants pour emporter les voix du jury.
Pour les autres, moins de problèmes: il est à remarquer que tous les finalistes sont d’un niveau très correct: ils ont pour nom Dorela Cela (Albanie) et Anna Delfino (Italie) pour le rôle de Carolina, Saltanat Akhmetova (Kazakhstan) et Giulia Semenzato (Italie) pour Elisetta, Loriana Castellano (Italie) et Provvidenza Valeria Tornatore (Italie)  pour celui de Fidalma, deux conte Robinson aussi, Claudio Levantino et Andrea Zaupa (tous deux italiens) et deux italiens aussi pour Geronimo, Fabrizio Beggi et Gianluca Lentini.
Les vainqueurs, Dorela Cela, petite Carolina très bien préparée et très à l’aise en scène, Giulia Semenzato comme Elisetta, plutôt à l’aise dans les ensembles et sur scène, Loriana Castellano, belle présence, jolie voix de mezzo pour Fidalma. Du côté des basses, c’est Andrea Zaupa,  un véritable “numéro” sur scène qui emporte le rôle de Conte Robinson, et l’autre basse, très bouffonne et très entraînée, Fabrizio Beggi celui de Geronimo. l’autre Robinson, Claudio Levantino a un très joli timbre et a chanté de mieux en mieux tout au long de la soirée (il avait été impressionnant en éliminatoires), mais n’a ni la présence, ni l’efficacité spectaculaire de son collègue. Même chose pour l’élégant et musical Gianluca Lentini, moins prêt que son collègue Beggi.
Au total il me semble que nous avons un cast de qualité, équilibré, frais. Rendez-vous fin novembre pour voir le résultat!

Cast B: à partir de la gauche Brito/Cela/Akhmetova/Zaupa/Lentini/Castellano

Fin de soirée, entre photos pour le journal, félicitations, demandes de conseils, et surtout, un très bon repas de fin de concours, avec les finalistes, dans l’excellent restaurant de Treviso “L’incontro” connu pour son gigantesque buffet de hors d’œuvres et ses pâtes originales (je vous conseille les tagliatelles au  vin rouge…).
Ce fut une jolie semaine, comme une bulle de sérénité, de soleil, d’amitié au milieu de tous ces jeunes futures, qui sait?, stars de demain.

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TEATRO LA FENICE VENISE 2011-2012: CARMEN de Georges BIZET le 26 juin 2012 (Dir.mus: Omer MEIR WELLBER, Ms en scène: Calixto BIEITO) avec Béatrice URIA MONZON.

La production de Bieito (à Barcelone) Foto ©Antoni Bofill

La Fenice est un théâtre un peu spécial. Incontestablement c’est l’un des grands théâtres historiques d’Italie (La Traviata  y fut créée entre autres), mais c’est aujourd’hui un théâtre “difficile”. En effet, sa situation, au centre d’une ville de 70000 habitants inaccessible à la voiture, et son accès difficile pour les gens du territoire (il faut prendre la voiture, la parquer, ou prendre le train, puis aller chercher le Vaporetto, jusqu’au Rialto, puis environ 10 minutes de marche dans le dédale des ruelles vénitiennes),  environ 1h30 de transport, arriver pour la représentation de 19h (soit partir du bureau en avance etc…) et s’assurer que le dernier train ne parte pas avant 22h30 au bas mot. Il faut donc caler beaucoup de paramètres pour organiser sa sortie à l’opéra.  Sans doute une réflexion territoriale s’imposerait (un théâtre au Tronchetto ou à Mestre aurait pour sûr moins de charme, mais serait plus aisé d’accès pour les populations concernées) mais ce n’est pas le moment, dans une Italie en proie à la crise, même dans la très très riche Vénétie.
Alors les seuls spectateurs réguliers de La Fenice, ce sont les touristes, qui remplissent la salle qu’ils mitraillent de photos. C’est un public qui vient plutôt pour le lieu que pour ce qu’on y entend, on le sentait bien même pour un opéra aussi populaire que Carmen. Est-ce à dire que La Fenice “sert la soupe” aux touristes, rien de moins vrai. Il y a un véritable effort pour alterner des grands standards et des œuvres moins connues, comme récemment la Lou Salomé de Giuseppe Sinopoli. Et en tous cas même les standards sont confiés à des metteurs en scène et à des équipes artistiques de bon niveau. Il reste que remplir le théâtre pendant toute la saison est difficile.
Pour Carmen, le choix a été de proposer 13 représentations avec deux distributions: c’est le début de la haute saison  et Venise déborde de touristes, bonne occasion de remplir le théâtre (qui pourtant le soir où j’y étais n’était pas plein),  Carmen est un opéra très connu, et il était bien distribué, dans une mise en scène d’un des enfants terribles des plateaux, l’espagnol Calixto Bieito, qui a travaillé partout en Europe, sauf bien entendu en France… Des atouts incontestables pour attirer le public, d’autant que la distribution est bonne et le chef, Omer Meir Wellber, désormais connu comme un chef qui monte.
Et de fait, ce fut une très bonne soirée.
La production de Calixto Bieito proposée au Liceu de Barcelone en 2010, est un spectacle que Bieito a conçu initialement en 1999 et qui a déjà bien tourné, Espagne, Hollande, Suisse, Italie. Le théâtre de Bâle la propose cette année, pendant qu’elle tourne en Italie, à Palerme, Venise et Turin.  Ce n’est donc pas une proposition nouvelle, mais le spectacle, comme on dit “ne prend pas une ride” et constitue sans doute une des grandes réussites de Bieito, qui ne donne même pas dans la provocation.
Le plateau est semblable à une arène, avec un cyclorama au fond qui projette quelques ombres, il est vide au centre,

Acte 1

avec au premier acte une hampe à laquelle on va hisser le drapeau espagnol, au second acte un espace vide sur lequel arrive une vielle voiture Mercedes d’où sortent Carmen Frasquita, Mercedes, Dancaïre et Remendado qui vont “piqueniquer” avec quelques caisses d’alcool de contrebande. Le troisième acte (voir photos )  se déroule sur le même plateau dominé par un taureau géant, sous lequel un Torero pendant l’introduction a pris nu son “bain de pleine lune” (très jolie scène), le quatrième sur un espace vide, qu’on délimite à la craie, au centre duquel Carmen et Don José livreront leur dernier combat.

La production de Bieito (Bâle) Foto©Hans-Jörg Michel

C’est la foule qui fait tous les changements, c’est elle qui varie: foule de soldats au premier acte,  de bohémiens (d’aujourd’hui, et pas d’opérette) aux deuxième et troisième actes, une foule bigarrée enthousiaste au quatrième acte, derrière une corde, qui regarde le défilé qui est réduit à son strict minimum. De l’Espagne, il y a une présence continue du drapeau, mais aucune “espagnolade” sinon quelques éléments ironiques,  comme lorsque Frasquita et Mercedes s’habillent en gitanes d’opérettes pour séduire les douaniers, ou comme le taureau gigantesque qui reproduit en fait un taureau vantant une marque d’alcool qu’on voit sur le bord des routes et autoroutes espagnoles aujourd’hui. La vision de Bieito s’insère donc dans la réalité d’une Espagne d’aujourd’hui, et dans un monde bohémien qui serait contemporain (avec les clichés d’usage, par exemple l’emploi des vieilles Mercedes)

Violence et sensualité sont les caractères de ce travail: violence notamment dans le traitement des soldats au premier acte, à peine libérés de leur service ils “s’éclatent” ou saccagent (la cabine téléphonique du premier plan), ils poursuivent les femmes, les contraignent, se frottent outrageusement à la hampe, se moquent du drapeau, en bref, se comportent à l’opposé de leur statut de soldat protecteur.
Lillas Pastia est un peu Monsieur Loyal, qui regarde le drame se nouer en se reposant sur une chaise pliante, au deuxième acte, ou en dessinant sur le sol le cercle de craie, au dernier acte. Il est une sorte de regard de la destinée, distante et à la fois présente du deuxième au dernier acte.
Le dernier acte est vécu comme un combat entre Don José et Carmen, dans une arène délimitée par un cercle de craie: poursuite, désespérance, violence (Carmen est égorgée). De leur côté les relations homme/femme sont un éternel jeu sensuel: y compris Micaela, jeune fille moderne et non oie blanche, qui “ose” baiser sur la bouche un Don José qui se recule: on sait qu’il ne l’aime pas dès le premier acte.

La production de Bieito(Bâle) ©Hans-Jörg Michel

Quant à Carmen, elle n’a pour argument que son corps, dont elle use avec beaucoup de provocation: dans la scène avec Don José au deuxième acte, elle laisse par exemple tomber sa culotte, rouge comme il se doit et se jette sur Don José. Sexe et sang, voilà la leçon de cette Carmen forte, bien structurée, bien jouée aussi et qui présente de très beaux tableaux. Calixto Bieito sait vraiment manier les foules et construire un projet de grande rigueur et de grande cohérence. Ce projet a pu surprendre un public un peu interdit devant le toréador nu (pourtant un seul nu dans une production de Bieito, c’est plutôt de la pruderie) ou l’usage irrévérencieux qui est fait du drapeau espagnol, mais dans l’ensemble, il correspond à ce que l’on peut attendre d’une Carmen d’aujourd’hui, bien supérieur dans le propos à la pâle production de Salzbourg au printemps dernier.
Musicalement, on ne peut que saluer l’ensemble de la performance.
A l’orchestre d’abord, mené d’une main de fer par Omer Meir Wellber. J’avais déjà noté ses qualités dans une représentation de Carmen à la Staatsoper de Berlin: le rythme est vif, l’énergie permanente. La précision des attaques, les modulations, le suivi des chanteurs et des chœurs, tout cela est vraiment remarquable et mérite d’être noté. Bien des raffinements de l’écriture de Bizet sont mis en valeur, même si l’orchestre de La Fenice ne vaut pas celui de la Staatsoper de Berlin. Le chef devra me semble-t-il  laisser peut-être  ses musiciens respirer, il paraît un peu “directif” quelquefois, mais c’est un très bon travail de “concertazione”. Il est beaucoup plus convaincant dans la fosse de la Fenice pour Carmen que dans celle de la Scala pour Aida, même si je n’avais pas détesté son travail. Il reste que ce jeune israélien, ex assistant de Daniel Barenboim, est sans doute un chef d’avenir à l’opéra. Enfin, le chœur est très bien préparé par Claudio Marino Moretti , et les scènes de foule, notamment à la fin sont impressionnantes.

Béatrice Uria Monzon (à Barcelone) Foto ©Antoni Bofill

On ne présente plus la Carmen de Béatrice Uria Monzon, qui semble l’avoir dans les gènes: la voix est sonore, les aigus sont splendides (le grave un peu moins, avec une tendance à poitriner un peu), et le personnage est là, somptueux. Il est vrai qu’elle est en plus, d’une grande beauté, qui correspond exactement à l’image qu’on peut avoir de Carmen: elle se glisse avec un grand naturel dans le personnage voulu par Bieito (elle a déjà participé à la production de Barcelone) et le résultat est confondant. Le duo final donne le frisson.
Roberto Secco en Don José a toutes les notes, il a aussi une certaine intensité, mais il ne réussit pas encore à acquérir le style de chant voulu. La voix est lumineuse, mais les paroles n’ont pas encore le poids qu’il faut. Il chante, dirais-je, “à l’italienne”, avec un français clair mais encore mal dominé du point de vue des accents, il n’a pas les mezze voci, il ne sait pas adoucir suffisamment, bref il n’a pas encore suffisamment mastiqué ni domestiqué le rôle, même s’il est à certains moments émouvant  de brutalité et de gaucherie à la fois.
Alexander Vinogradov chantait Escamillo:  j’avais noté à Berlin où il chantait déjà le rôle une couleur vocale nettement plus orientée vers la basse que le baryton, et une inadéquation stylistique notable. Cette fois-ci c’est nettement meilleur du point de vue du style, même si pour la couleur nous n’y sommes pas vraiment:  incontestablement cette voix a une couleur slave tellement marquée que cet Escamillo peine à nous faire rêver de corridas. Il reste que Vinogradov ne dépare pas, et a une belle présence.
Ekaterina Bakanova compose une Micaela correcte, mais qu’on n’inscrira pas au nombre des Micaela qui font crouler un théâtre, n’est pas Genia Kühmeier qui veut. La composition est séduisante, la voix est jolie, le français est satisfaisant. Et elle passe bien la rampe.
Je regrette un peu que Frasquita et Mercedes n’aient pas été confiées à des voix françaises, l’accent ne convient pas toujours, et Frasquita (Sonia Ciani) a tendance à crier, sa voix un peu métallique ne convient pas, alors que celle de Mercedes (Chiara Fracasso) passait beaucoup mieux. Les rôles secondaires ont dans Carmen une grande importance, et notamment Mercedes et Frasquita, tout comme Dancaïre et Remendado, confiés à Francis Dudziak (il s’en est fait une spécialité, le rôle d’une vie) et Rodolphe Briand (Remendado), tous deux tout à fait à leur place, qui animent le quintette avec beaucoup d’allant.
Au total donc une belle soirée, dans ce théâtre étrange qui ressemble à une bonbonnière un peu froide, une grande dame qui se laisserait voir, sans vraiment avoir encore reconquis une âme. La politique artistique est assez rigoureuse cependant, et bien moins putassière qu’on  pourrait le craindre vu l’évolution de la ville.
Mais il est évident que le seul trajet de la gare au théâtre est toujours le même enchantement, tourisme ou pas, et que l’arrivée au petit “Campo San Fantin” reste  une émotion, quand la façade assez discrète de la Fenice se dresse, au détour d’une”calle”, et l’arrivée dans la salle croulant sous l’or après un hall d’entrée plutôt sobre fait toujours son effet.

Magie...

On a beau décrier l’évolution de Venise vers une sorte de Disneyland culturel, il est impossible de ne pas tomber sous le charme: on attend de voir Casanova au détour d’un rio, arrivant sur sa gondole à l’opéra. C’était une soirée de plaisir: à Venise, c’est presque un pléonasme.

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Au centre: Micaela, Carmen, Don José, Escamillo
Saluts