XLII CONCOURS INTERNATIONAL DE CHANT TOTI DAL MONTE 2012 (3): JOURNAL DE BORD – 28 JUIN 2012: DEMI-FINALE

Journée difficile pour les candidats que cette demi-finale, où se décident les finalistes et où s’entrevoit ce que le cast final pourrait être. Bien souvent, les choses évoluent: tel chanteur que toute la commission voyait dans un rôle s’écroule, tel autre se révèle. Le chant est un sport: il fait être endurant, et à la fois sprinter. Et certains chanteurs sans expérience se brûlent sur le parcours.
Le niveau de cette demi-finale est assez bon, presque tous pourraient prétendre à passer en finale, cela dépend des goûts, des profils, et surtout de la manière dont chacun voit tel ou tel rôle. Carolina par exemple est vue par certains comme une jeune fille timide, une “adulescente” plus qu’une adulte , ils la voient donc dans un physique adéquat, menue, réservée, mais pleine de charme, d’autres comme une jeune femme déjà décidée (après tout, la timide s’est mariée en secret avec Paolino, pas si fréquent à la fin du XVIIIème) et le choix alors ne peut être le même, à l’évidence. De même pour l’œuvre: les uns la voient comme du pré-Rossini, d’autres comme du post-baroque, et ce n’est pas tout à fait les mêmes décisions à prendre du point de vue des manières de chanter. Ce n’est donc pas tant la qualité intrinsèque des candidats qui compte, mais plutôt le profil, en adéquation avec les attentes et les idées de la commission ou d’une majorité de ses membres. Quant au chef, il a déjà son idée de l’œuvre, et il travaille à sélectionner les voix qui lui correspondent quelquefois en contradiction avec d’autres membres, qui eux donnent la priorité au concours par rapport à la future production (fin novembre).
C’est bien là la richesse de ce concours, qui pendant très longtemps n’a ressemblé à aucun autre. Bien des chanteurs éliminés après cette demi-finale pourraient faire d’excellents finalistes ou d’excellents vainqueurs dans des concours où seule la performance vocale fondée sur un air est privilégiée, ou la technique, ou la maîtrise artistique. Ici on va retenir peut-être quelqu’un de moins prêt, mais plus dans  la ligne des personnages de l’œuvre, avec l’espoir ou le pari que les répétitions et la préparation combleront les lacunes. C’est quelquefois vrai, c’est quelquefois faux et il faut prendre alors des décisions douloureuses.
Les personnalités variées de la commission, des professionnels de la scène, des chefs d’orchestre, des imprésarios, des directeurs de théâtre, des consultants, font que les discussions sont souvent passionnantes et riches, mais dans l’ensemble on arrive toujours à un accord.
On a réussi cette fois à se mettre d’accord sur deux distributions aux qualités très diverses: les styles, les personnalités des chanteurs, les types vocaux sont très différents, mais ils sont tous bien préparés et connaissent déjà bien leur rôle, et la finale promet de jolis moments. Nous avons eu des choix larges pour certains personnages, plus serrés sur d’autres, mais je pense que nous aurons de quoi faire de riches comparaisons.
Je voulais aussi terminer sur la présence de quelques jeunes chanteurs français de qualité, dont deux tout particulièrement valeureux, qui ne seront pas en finale, pour les raisons expliquées plus haut, mais pas pour un défaut de qualité. La jeune basse Mathieu Toulouse, avec une jolie technique, de belles qualités scéniques, une vraie préparation, et le soprano Marlène Assayag, très préparée elle aussi, très élégante, avec de vraies qualités à tous égards, une voix sûre et une technique assise. Je suis sûr que vous les verrez sur les affiches assez vite, car ils ont le profil pour faire carrière.

Aujourd’hui, jour de liberté, pour laisser les jeunes finalistes se préparer, les vieux commissaires se reposer et profiter de cette jolie ville de Trévise, la ville de Benetton, une des villes les plus riches d’Italie, ou circuler dans les villas palladiennes toutes proches, où faire un saut à Venise, ce qui ne fait jamais de mal.

XLII CONCOURS INTERNATIONAL DE CHANT TOTI DAL MONTE 2012 (2): JOURNAL DE BORD – 27 JUIN 2012

Nous sommes à la moitié de chemin. Trois journées d’ éliminatoires sont déjà passées. Pendant les premières éliminatoires, les candidats présentent un air de leur choix. Pour les secondes éliminatoires, les candidats présentent un air au choix du jury, et/ou un air de l’opéra au concours. Cette année, tous les candidats ont présenté l’air de l’opéra au programme en plus de l’air choisi par le jury.
Sans préjuger des rôles de l’opéra, le passage de la première à la deuxième éliminatoire exprime le désir du jury de réentendre les candidats qui paraissent avoir les capacités techniques et interprétatives de continuer le concours. Au bout de ces trois jours, l’élimination signifie le plus souvent que les voix ne sont pas adaptées, vocalement, stylistiquement à l’opéra au programme ou qu’elles ont encore besoin de maturation.
Nous avons entendu des voix au timbre intéressant, riches de potentialités, mais pas forcément prêtes, ou pas forcément adaptées, surtout dans le cas de candidats très jeunes. A la fin des épreuves, les candidats peuvent rencontrer le jury qui donne des conseils, explique les motivations de l’élimination et encourage les déçus.
Nous avons entendu aussi des voix très intéressantes, qui méritent de continuer et qui sans doute sont à l’orée d’une carrière. C’est toujours encourageant de constater que les voix existent, et que l’avenir est assuré. Il y a vraiment dans les basses, et les sopranos des figures d’avenir, mais aussi chez les ténors, notamment les ténors de type rossinien ou mozartien, c’est à dire des voix plus légères, et plus ductiles.
Ce soir nous sommes plutôt optimistes, sur les 62 candidats inscrits (dont quelques absents), il en reste une vingtaine en lice pour la demi-finale. C’est encourageant.

à suivre

XLII CONCOURS INTERNATIONAL DE CHANT TOTI DAL MONTE 2012 (1): JOURNAL DE BORD – 24 JUIN 2012

Teatro Mario del Monaco di Treviso où se déroulent les épreuves

Invité cette année au jury du concours international de chant Toti dal Monte de Trévise, en Italie (Trévise est située à une trentaine de kilomètres de Venise dans l’arrière pays, vers les Dolomites), je me propose d’alimenter le blog en essayant de décrire ce qui se passe, sans bien sûr trahir le secret des délibérations, en un journal de bord aussi complet que possible.
Le concours international de chant Toti dal Monte en est à sa 42ème édition, depuis sa fondation en 1969 par la soprano Toti dal Monte, native d’un village (Mogliano Veneto) à la périphérie de Trévise. Toti dal Monte, l’une des plus mythiques Butterfly du XXème siècle a fondé un concours dont le prix est un rôle dans une production du théâtre de Trévise, qui est mise au programma du concours. Ainsi, depuis les secondes éliminatoires, les jeunes chanteurs chantent un extrait de l’œuvre au programme, et à la finale, le jury construit la distribution à partir des finalistes. Si un rôle ne trouve pas son finaliste, le théâtre va “sur le marché” trouver un professionnel.
De très nombreux et célèbres chanteurs ont débuté leur carrière au “Toti dal Monte”, Ghena Dimitrova, Alessandro Corbelli, Mariella Devia, Ferruccio Furlanetto, Ildebrando d’Arcangelo, Lorenzo Regazzo, quelques français, Yann Beuron, Sophie Pondjiclis. D’autres y ont participé sans remporter le rôle, c’est le cas de Patrizia Ciofi en 1993 pour “La Sonnambula”. Au jury ont longtemps siégé Magda Olivero, Leyla Gencer, Regina Resnik. Pendant les années 80 et 90, Regina Resnik et le chef d’orchestre Peter Maag ont fondé “La Bottega” qui était un atelier de préparation au spectacle, qui accueillait jeunes chanteurs et jeunes musiciens, mais aussi jeunes techniciens pour préparer sous l’autorité des maîtres l’ensemble du spectacle. La Bottega a fermé ses portes à la mort de Peter Maag, mais Regina Resnik a continué à être au jury jusqu’à récemment.
Cette année, l’œuvre au programme est Il matrimonio segreto de Cimarosa; l’an dernier c’était Madama Butterfly.
Le jury est composé de Gianfranco Gagliardi (Italie), Administrateur unique de Teatri e Umanesimo Latino SpA, émanation de la Fondation Cassamarca, une fondation bancaire qui gère le Théâtre de Trévise, Gabriele Gandini (Italie), Directeur artistique de Teatri e Umanesimo Latino SpA, José Antonio Montaño (Espagne), chef d’orchestre, qui dirigera la production, Renate Kupfer (Allemagne), consultante et responsable de casting vocal, Evguenia Dundekova (Bulgarie), chanteuse et enseignante de chant, Daniel Bizeray (France), directeur artistique de la section vocale de la Fondation Royaumont, Stefano Romani (Italie) , Directeur artistique Teatro Sociale di Rovigo, Gianni Tangucci (Italie), Directeur Artistique de la Fondazione  Pergolesi Spontini (Jesi), Président du jury, et votre serviteur.
Le concours se déroule en deux séries d’éliminatoires, une demi-finale, une finale. La première série d’éliminatoires se déroule lundi 25 et mardi 26 et permet d’entendre l’ensemble des candidats et candidates, au nombre de 62 cette année pour la distribution de six rôles (deux sopranos, deux basses, un ténor, une mezzo soprano): ils chanteront un air à leur choix. Pour la seconde série d’éliminatoires, les candidats chanteront un air au choix de la commission qui peut être un extrait de l’opéra au concours ou non.
A la demi-finale, les candidats chanteront un air au choix de la commission parmi les airs présentés, des airs ou des ensembles  de l’opéra.
Lors de la finale, une ou plusieurs distributions seront formées pour exécuter l’intégralité de l’opéra ou de larges extraits. Les vainqueurs formeront la distribution de l’opéra qui sera exécutée la saison 2012-2013 dans les théâtres de Trévise, Rovigo et Ferrare.

(à suivre)

 

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2011-2012: MACBETH de Giuseppe VERDI le 21 juin 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Christof LOY)

© GTG/Monika Rittershaus

La distribution de ce Macbeth, avec en tête la Lady de Jennifer Larmore, a fait beaucoup gloser le petit monde des mélomanes ou surtout des lyricomanes. Pour le reste, c’est à un Macbeth de couleur typiquement germanique que Tobias Richter nous invite à Genève : germanique par l’équipe, Christof Loy à la mise en scène, Ingo Metzmacher à la direction musicale, germanique par les présupposés, qui mettent l’analyse dramaturgique au centre des décisions, tant scéniques que musicales : le choix des voix correspond non à une partition, mais à une lecture dramaturgique. Il en résulte évidemment des conséquences musicales non indifférentes. Sans donner ce crédit aux équipes artistiques du grand théâtre, on ne pourrait comprendre l’appel à Jennifer Larmore dans le rôle de Lady Macbeth, dont elle n’a ni le volume, ni l’assise, ni le style, prise de rôle, et première apparition dans Verdi de cette chanteuse plutôt rossinienne et quelquefois belcantiste . Ingo Metzmacher est un analyste, et construire une interprétation musicale en étroite osmose avec le metteur en scène lui va bien. Ainsi, les voix des deux protagonistes sont-elles « à côté » car le Macbeth de Davide Damiani s’en va aussi vocalement en capilotade à la fin de l’opéra tout comme le personnage, et si ce n’est pas voulu, c’est assez cohérent avec les intentions musico-scéniques.
Reste à démontrer que pour affirmer une interprétation mieux vaut s’appuyer dans ces rôles sur les défauts de voix inadaptées  que de confier à de grands interprètes le soin de dessiner des personnages, en jouant sur leurs moyens et en colorant une voix bien dominée. Il est plus facile d’enlaidir une belle voix que l’inverse…
Ce sont les personnages secondaires (et positifs) qui ont de belles voix bien timbrées, un vrai bonheur à l’audition, Banquo (Christian van Horn), et Macduff (Andrea Carè) .
Les vilains ont de vilaines voix, et les bons de jolies voix : n’est-ce pas bien trouvé ?
Ceci posé, ce Macbeth n’est pas un spectacle négligeable, loin de là. Dans les nombreux spectacles de Christof Loy vus à Genève, c’est même sans doute le meilleur : s’appuyant sur une tradition cinématographique de films noirs américains des années 30 ou 40 en noir et blanc (une ambiance à la Hitchcock),

© GTG/Monika Rittershaus

la scénographie impressionnante de Jonas Dahlberg  (grande salle de château Renaissance revue par Viollet Le Duc avec cheminée et escalier monumentauxl) est le cadre unique de l’action, y compris la scène des sorcières (ici le chœur dans son ensemble, et même avec des hommes habillés en femmes, pour répondre au texte qui évoque la barbe des sorcières). Le rideau s’ouvre sur ce qui sera l’image finale, pour tracer un destin : Macbeth vieilli et Lady Macbeth somnambule traversent la scène au milieu des sorcières, qui chantent de manière volontairement nasillarde (très beau travail du chœur).
Dans l’ensemble, la conduite des acteurs n’est pas véritablement précise, mais les mouvements de foule sont très bien réglés. Le ballet qui est donné n’ajoute pas grand chose.

©GTG/Monika Rittershaus

Le plus beau moment de la soirée est sans nul doute est le chœur “patria oppressa” avec le chœur disposé frontalement, sur toute la largeur de la scène, suivi de l’air de Macduff “figli, o figli miei” chanté avec grande intensité par Andrea Carè, un ex-élève de Luciano Pavarotti à qui il emprunté une certaine couleur. Le choeur du Grand Théâtre dirigé par  par Ching Lien Wu montre encore ici son excellence.
La construction des scènes en noir et blanc, les maquillages blancs des principaux personnages, la violence de certains contrastes, tout concourt à construire des images vraiment frappantes, et pour une fois le propos de Loy est clair, qui souligne le glissement progressif vers la folie d’un couple isolé dans ses rêves fous, qui finit par faire le vide autour de lui, par le crime et par la crainte. Plus qu’une méditation sur le pouvoir et ses excès, c’est une méditation sur la solitude de ceux qui n’ont pas d’épaisseur humaine, et sont complètement dominés par leur désir fou.
A cette conception correspondent des choix musicaux forts: alors que c’est la version de Paris qui est présentée, d’un commun accord, Loy et Metzmacher choisissent pour le final de reprendre la version de la création à Florence qui se clôt sur la mort de Macbeth et sans chœur triomphal final qui donnerait une note trop optimiste. Par ailleurs, guidés par le fait que c’est à la Pergola, théâtre de dimensions moyennes que l’oeuvre a été créée à Florence, ils choisissent Jennifer Larmore comme Lady, une chanteuse rossinienne au volume convenant à une salle moyenne (malheureusement, le Grand Théâtre est une salle autrement vaste) et s’appuient sur une lettre de Verdi disant dans une lettre à  Cammarano “je voudrais pour la Lady une voix aigre, rauque et sourde….je voudrais que que la voix de la Lady ait quelque chose de diabolique”. Il y a donc  derrière cette production un vrai parti pris, qui élimine ce qui pourrait lui donner une couleur trop brillante, trop “italienne”: pas de soleil dans l’univers gris et nocturne des Macbeth. Ainsi du fameux brindisi “Si colmi il calice”, chanté joyeusement d’abord, puis repris par Jennifer Larmore d’une voix plus terne, plus blanche après la crise de Macbeth face au spectre (représenté par la veste de Banquo posée sur une chaise).

© GTG/Monika Rittershaus

Il faut d’ailleurs donner crédit à Jennifer Larmore qui face aux limites de sa voix, essaie de donner une interprétation juste et un poids aux paroles. Elle n’y réussit pas tout à fait à mon avis malgré des moments très justes.

© GTG/Monika Rittershaus

Venons en aux interprètes justement en commençant par Jennifer Larmore qui abordait Verdi, et donc Macbeth pour la première fois dans sa carrière. Malheureusement le choix idéologique de cette production en fait la première victime. La voix n’est pas adaptée du tout à ce rôle redoutable. Certes elle est aigre quelquefois et rauque souvent, mais il faut un autre volume et une autre assise pour pouvoir chanter un tel rôle, elle n’a ni la largeur voulu, ni la hauteur requise (les aigus sont tirés, sans aucune réserve d’appui) et le ré bémol final aigu (indiqué par Verdi un fil di voce) de la grande scène du somnambulisme est loin du filet de voix demandé. Elle n’a pas non plus les agilités requises, chez elles bien plus rossiniennes que verdiennes, avec un effet une peu à rebours sur l’ambiance voulue. Malgré tout cela, il serait injuste de dire que Jennifer Larmore propose une prestation indigne. Certes, nos amis du blog italien “Corriere della Grisi” s’étrangleraient, mais dans l’ensemble, elle passe un peu mieux que je ne l’attendais, même si évidemment La Lady demande un tout autre organe.
A la limite, le cas de Davide Damiani est plus inquiétant. Là aussi, peut-être est-ce un choix “pensé” que de choisir une voix plutôt opaque et sans grand éclat pour construire un personnage plutôt pâle et dominé (sexuellement selon Cappuccilli) par son épouse. Mais j’en doute un peu. En tout cas, le chanteur est adéquat au personnage jusqu’à la fin, les approximations et hésitations du caractère trouvent dans cette voix à la technique approximative, aux aigus qui sortent mal, et au souffle court une image presque métaphorique. L’air final “Perfidi! all’anglo contro me v’unite…” en est même pénible à entendre, tant les problèmes de souffle, l’épuisement, les limites de la voix, les différences de timbre, les ruptures, l’absence de legato, les difficultés dans les passages et les problèmes d’appui sont criants. On reste indulgent parce qu’une annonce préalable avait laissé entendre une certaine fatigue de l’artiste, mais ce ne fut pas une prestation digne d’intérêt. Me viennent à l’esprit les paroles du regretté Piero Cappuccilli (reprise par l’Avant Scène Opéra dans son numéro n°40 de mars-avril 1982 sur Macbeth): “Si j’ai débuté dans ce rôle après 18 ans de carrière, c’est que c’est un opéra qui demande au baryton la même maturité qu’Otello à un ténor, d’abord vocalement parce que l’instrument doit être prêt(…) . et ensuite scéniquement parce que comme Simon Boccanegra, Macbeth est un opéra d’interprétation et pas seulement de chant (…) c’est un rôle qui demande un effort total à l’artiste.”
L’intérêt, il faut le chercher chez le Banquo du baryton basse Christian van Horn, à la voix chaude,   à la couleur chatoyante, au style impeccable et à la technique très contrôlée qui propose un personnage immédiatement humain, dont la tenue et l’élégance tranchent avec un Macbeth négligé vocalement, ce qui donne évidemment une construction symétrique assez réussie, l’audition nous indique qui est le bon et qui est la brute.
L’intérêt, il faut le chercher aussi chez le Macduff intense du jeune ténor Andrea Carè: voix lumineuse, techniquement solide (normal pour un élève de Pavarotti et de Raina Kabaïvanska), bien posée, mais aussi intense, avec des qualités notables de modulation et d’interprétation.
L’intérêt il faut aussi le trouver chez Natalia Gavrilan (la Dama), jeune mezzo moldave qui dans les ensembles domine l’ensemble des solistes, au point que je me suis demandé si elle ne donnait pas les notes à Lady Macbeth dont la voix noyée ne s’entendait pas.
L’intérêt enfin, il faut le trouver dans le bel orchestre dirigé par Ingo Metzmacher, bien préparé, qui propose une vision très sombre, très métallique et froide. Tous les moments où Verdi essaie de danser (les sorcières dans “S’allontanarono…”) sont aplatis, pour donner cette impression uniformément pessimiste et cette noirceur reproduite sur scène. Et l’orchestre sonne mieux que d’habitude. Metzmacher mieux connu pour son goût pour le contemporain a en réalité à l’opéra de Hambourg beaucoup dirigé le répertoire standard, et j’avoue que son approche a de quoi séduire.
Voilà une entreprise évidemment risquée: Christof Loy aime les chanteurs qui découvrent les œuvres, et il déteste les chanteurs professionnels d’un seul rôle. Il veut de la fraîcheur d’approche, au prix d’erreurs de casting, même si cela passe auprès du public, qui une fois de plus ne remplit pas la salle et dont une partie part à l’entracte. On est donc de ce point de vue bien servi.

Musicalement, la direction imprimée par Metzmacher est intéressante, et l’ensemble nous permet de découvrir aussi de très bons chanteurs. Il reste que si le problème est le couple Macbeth et Lady Macbeth, c’est quand même mal parti.
Je reste avec mon doux souvenir du grand Claudio à la Scala en 1985 avec un immense, inoubliable Piero Cappuccilli et une Ghena Dimitrova qui ne faisait pas oublier Shirley Verrett, mais qui aujourd’hui ferait oublier toutes celles qui osent aborder la Lady, dans la très fameuse mise en scène de Giorgio Strehler, marquée du sceau du génie pour l’éternité. Le vidéo de Verrett/Cappuccilli existe, courir le chercher séance tenante. Quant à ceux qui prétendent que ce Macbeth n’est pas une référence absolue, laissons-les à leur aveuglement et surtout, à leur ignorance.
Je conclus donc par ce conseil discographique, en signalant cependant qu’en même temps (à un poil près) paraissait le Macbeth dirigé par Riccardo Muti avec Fiorenza Cossotto et Sherill Milnes. La conception est à l’opposé de celle d’Abbado, c’en est même caricatural, et c’est aussi une belle version qui ne peut certes combattre dans la même catégorie, j’aime aussi beaucoup Muti parce que j’aime le Muti d’avant 1990 et surtout le Muti des années de sève et de sang, de bouillonnement et d’explosion.
Elles sont toutes deux en collection économique. Faites en l’achat et partez sur l’île déserte.

[wpsr_facebook]

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: MANON de J.MASSENET le 19 Juin 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Laurent PELLY)

Le Cours la Reine, Acte II - ©Brescia / Amisano - Teatro alla Scala

Sans doute suis-je de parti pris. Mais je n’aime pas Manon. Autant j’aime le roman de Prévost, autant j’écoute avec plaisir la Manon Lescaut de Puccini, autant celle de Massenet m’indiffère, et m’ennuie. Je trouve le tout début longuet, avec son ambiance “opérette” et il faut attendre de bien longues minutes le commencement de l’action. Le troisième acte (Saint Sulpice) et les deux derniers se sauvent par une action dramatique plus serrée, le dernier acte est assez poignant, mais pour accéder à ces moments, il faut passer par de grands trous noirs.
Néammoins, présent en Italie pour d’autres motifs, je n’ai pas résisté à aller à la Scala pour la Première de cette Manon, mise en scène de Laurent Pelly, dirigée par Fabio Luisi, qui a eu bien des mésaventures: Natalie Dessay initialement prévue a déclaré forfait. Anna Netrebko, qui connaît la production pour avoir chanté le rôle cette année au MET, a été appelée et était affichée pour les deux premières représentations, le reste étant donné à la jeune et valeureuse albanaise Ermonela Jaho, vue dans Traviata à Lyon et qui l’une des valeurs montantes du chant. Las, Anna Netrebko a annulé ses deux représentations et c’est Ermonela Jaho qui assume toutes les représentations . Loi des séries, ou conséquence d’un système qui finit par épuiser les chanteurs qui sautent d’un avion à l’autre? Netrebko et Kaufmann ont beaucoup annulé ces derniers temps et Natalie Dessay n’est pas bien en forme vocalement.

Saint Sulpice - ©Brescia / Amisano - Teatro alla Scala

N’importe, Ermonela Jaho et Matthew Polenzani sont de beaux artistes, et la soirée pouvait s’annoncer positive.
Manon n’est pas un rôle facile, la première partie est un peu légère, rôle enfantin, une sorte de soubrette avec des aigus faciles, l’orchestre devient de plus en plus prégnant dans les parties dramatiques et la voix doit évidemment exister face à un orchestre plus épais, des sopranos légers: Damrau, Dessay bien sûr l’ont affronté, et s’en sont sorties avec les honneurs professionnels, ce sont des dames du chant qui savent esquiver les difficultés. Netrebko avait il ya cinq ou six ans la voix exacte du rôle; il n’est pas sûr qu’elle l’ait aujourd’hui, où la voix s’est élargie, mais a perdu en soyeux et en timbre ce qu’elle a gagné en volume; il reste que c’est une grande artiste. Il faut aussi comprendre ce qui est dit et surtout, français oblige, avoir une diction impeccable.
Ermonela Jaho a les aigus, qu’elle négocie bien la plupart du temps, mais elle n’a pas beaucoup de grave, n’a pas non plus toujours le volume et surtout, n’a absolument pas la diction: on ne comprend pas un traitre mot de ce qu’elle chante, et dans les parties plus parlées, son accent empêche son discours de passer la rampe. Il en résulte l’impression que le texte n’est pas toujours compris, et des difficultés à rentrer dans le rôle. Plus adaptée au départ au rôle de petite gamine de 16 ans qui domine le début, c’est joli, c’est propre, c’est frais; elle n’arrive pas à faire évoluer le personnage, joue la sensualité mais n’a aucune vraie sensualité en scène, et peu d’aura; de plus, dans la scène de Saint Sulpice, rate quelques aigus en proférant des sons pas très propres.
Sa prestation n’est pas scandaleuse, et d’ailleurs elle remporte un joli succès public (sans excès cependant) et ne se fait pas huer du public du “loggione” toujours prompt à défendre violemment les valeurs du chant. Elle a des moments plus émouvants (la fin évidemment), mais dans l’ensemble elle m’a laissé totalement froid, voire agacé de ne pas voir le personnage exister vraiment.
Matthew Polenzani n’a pas son problème de diction: son français est impeccable. Mais il faut attendre le dernier acte pour voir sortir les tripes. L’ensemble reste peu “senti”, peu concerné, et si le chant est très correct et appliqué, il ne sort pas d’une élégance un peu froide. Ce chanteur est un joli styliste, je l’ai entendu dans du bel canto qu’il fait très bien, mais pour Des Grieux, il faut du relief, de la passion, de la tripe, je le répète. Il est magnifique au cinquième acte et il se passe quelque chose, mais il faut attendre quatre actes et c’est un peu pénible.
Un couple Manon-Des Grieux qui n’a pas le potentiel d’émotion et de passion voulu, (le premier acte est gentil sans plus) même si globalement, le chant n’est pas scandaleux, nous n’y sommes pas vraiment  et nous sommes un peu frustrés.
Le Lescaut de Russell Braun, sans être une voix exceptionnelle, a lui aussi une diction française modèle, et au moins est bon acteur, le Des Grieux de Jean-Philippe Lafont est encore bien sonore, il est vrai que ses interventions sont limités, mais cela fait plaisir de le revoir et d’entendre encore cette voix brillante. Le Guillot de Morfontaine de Christophe Mortagne en fait des tonnes, finit par être un peu vulgaire: ténor de caractère certes, ridicule certes, mais lassant. William Shimell ne fut jamais une jolie voix, mais il fut un joli personnage lorsqu’il était sur scène: mais là, c’est insupportable. La voix est vieillie, le timbre vilain, le français peu audible et Pelly en fait une sorte de pendant/pantin de Guillot, sans qu’on  voie le personnage exister. On ne cesse de grimacer en l’entendant. Notons les jolies Poussette (Linda Jung), Javotte(Louise Innes)et Rosette (Brenda Patterson).

Fabio Luisi

La surprise agréable vient de Fabio Luisi. Il réussit à faire ressortir de la fosse tout ce que la partition peut avoir de raffiné, c’est intense sans être tonitruant, c’est dramatique sans jamais couvrir les voix, un vrai travail de “concertazione”. Du Ring de New York à Manon (à New York et Milan), Fabio Luisi fait là un grand écart éclectique: mais il est vrai que ses années de série B dans les théâtres européens en font un des chefs qui a le répertoire le plus large. Luisi n’est pas un chef exceptionnel, ou très original, mais il est toujours juste, toujours en place, toujours sûr. Il était temps que la Scala fasse appel à lui, et je l’ai écrit ailleurs, on commence à le voir partout. Tant mieux. Hier pour moi, c’est lui que je retiendrai, car l’orchestre était vraiment présent, et il faisait (presque) aimer cette partition.
La mise en scène de Laurent Pelly est “alimentaire”. Laurent Pelly est un metteur en scène talentueux quelquefois, qui sait trouver avec sa complice Chantal Thomas des images justes. Je me souviens d’une représentation du Songe de Strindberg où la première image était un choc. Et puis suivie de trois heures d’un mortel ennui.
Il sait construire un propos ironique (voir la Fille du Régiment), sait réussir des spectacles “sur le moment”: il n’en reste pas vraiment grand chose après. Il a un vrai talent, mais il n’est pas sûr qu’il aille jusqu’au bout. Il préfère sans doute faire de la grande série  comme cette Manon XIXème pour souligner l’époque de la création plus que l’époque de l’histoire, mais sans rien dire de plus: cela ne change rien sinon au quatrième acte de voir clairement le père Des Grieux furieusement ressembler au père Germont de Traviata: intéressant, ce fil rouge des pères la morale, mais sans aller plus loin. On aurait tout fait en costume XVIIIème cela ne changeait pas le propos. De même la distance ironique, qu’on voit dans le traitement de Guillot de Morfontaine, est plus excessive que raffinée.
Le décor est assez stylisé, l’espace bien géré (joli décor de mansarde).

Hôtel de Trasylvanie Acte IV - ©Brescia / Amisano - Teatro alla Scala

La scène la mieux réglée est sans doute celle de l’hôtel de Transylvanie, avec son espace sur plusieurs hauteurs et ses éclairages. Mais s’ il suit l’intrigue, il ne la clarifie pas: la manière dont Lescaut fait s’éloigner les soldats qui accompagnent Manon sur la route du Havre n’est pas claire, et plusieurs fois, ce qu’on voit n’a pas cette clarté qui traduit scéniquement l’intrigue: l’enlèvement de Des Grieux est ridicule, la triche à l’hôtel de Transylvanie peu claire, l’entrée des agents malaisée. Plein de petits détails qui déçoivent: le Cours la Reine manque de brio, les mouvements sont mal construits. En bref un travail très superficiel, où la patte Pelly se note rarement. Dommage.
Au total, une soirée passable, qui n’a aucune accroche scénique vraiment forte, peu d’accroche vocale malgré une certaine qualité, incontestablement, mais pas toujours adéquate à l’œuvre; la seule source de vraie satisfaction est une direction musicale de grand niveau. Il faudra peu-être attendre quelques jours pour le tout se raffermisse. Mais je n’irai pas revoir Manon de si tôt.
[wpsr_facebook]

TEATRO REAL MADRID 2011-2012: POPPEA E NERONE de Claudio MONTEVERDI (orchestration Philippe BOESMANS) le 16 juin 2012 (Dir.mus: Sylvain CAMBRELING, Ms en scène:Krzysztof WARLIKOWSKI)

Le décor de Malgorzata Szczesniak

“L’incoronazione di Poppea” de Claudio Monteverdi est une œuvre dont on a retrouvé trace en 1880, puis en 1930. Des traces confuses, pas toutes de la main de Monteverdi,  même le magnifique duo final ! Dans les manuscrits de 1646 et 1651 parvenus, il ne reste que la basse continue et les indications sur les voix, mais quasiment rien sur l’instrumentation. Autant dire que voilà une œuvre laissée au champ clos des débats d’éditeurs.
Nikolaus Harnoncourt a fait une proposition au début des années 70 qu’on retrouve dans son premier enregistrement (1972) et l’on sait quel rôle il a tenu dans le retour à l’authenticité des œuvres du répertoire baroque.
En1978, l’Opéra de Paris avait choisi l’édition de Raymond Leppard, semi-romantique, dont on parle très peu de nos jours, et avait aussi choisi d’aller à rebours de la mode “baroqueuse” naissante et de distribuer le chef d’œuvre de Monteverdi avec des chanteurs wagnériens: Gwyneth Jones (Poppea), Jon Vickers (Nerone), Christa Ludwig(Ottavia), Nicolai Ghiaurov(Seneca), Valerie Masterson (Drusilla). Richard Stillwell(Ottone), le tout dirigé par Julius Rudel. Il en existe un enregistrement pirate en vente sur internet.
Je n’ai jamais oublié le duo final qu’on a sur youtube (une retransmission télévisée en avait été faite) d’une suavité incroyable. Inoubliable moment à donner le frisson qui m’a fait entrer dans Monteverdi par un biais aujourd’hui tellement discuté, mais qui m’a fait percevoir l’extraordinaire modernité de l’œuvre. Jones et Vickers restent pour moi, à jamais Nerone et Poppea. Comment Vickers a pu rendre à la fois la fragilité et la monstruosité de Néron reste pour moi un objet de stupéfaction.
La question est celle de la modernité, est celle du dialogue du passé et du présent, sur une oeuvre qui a tant donné pour le futur de l’opéra: c’est bien elle qui invente l’aria, c’est bien elle qui invente aussi la psychologie à l’opéra, l’épaisseur des personnages qui ne sont pas seulement des machines à notes ou à vocalises et acrobaties. Aussi comprend-on la citation d’Albert Einstein mise en exergue dans la représentation madrilène: “La différence entre le passé, le présent et le futur est seulement une illusion persistante. Le temps n’est pas ce qu’il paraît être, il ne coule pas dans une seule direction et le futur existe simultanément avec le passé.”
C’est cette citation qui porte la réalisation de ce spectacle, musicalement comme scéniquement. Aussi la tentative de Philippe Boesmans de réorchestrer “L’incoronazione di Poppea” en mélangeant instruments anciens, modernes, et contemporains (on y trouve aussi bien piano et  clarinette que le synthétiseur qui reproduit des sons d’instruments anciens aussi présents dans l’orchestre) et s’appuyant sur la Klangfarbentheorie de Webern.
On sait aussi l’intérêt de beaucoup de compositeurs contemporains (Boulez) pour la musique de l’époque (Gesualdo par exemple): c’est donc un effort pour montrer la modernité de Monteverdi et surtout la possibilité de l’adapter ou de le colorer  qui a été ici produit, sur une idée qui date tout de même des années Mortier à La Monnaie, puisque “L’incoronazione di Poppea” version Boesmans, a vu le jour en 1989 dans une mise en scène de Luc Bondy. Gérard Mortier reprend la même démarche, avec un metteur en scène clairement contemporain, et en demandant à Boesmans de reprendre sa partition, à laquelle il a apporté des modifications. Le titre “Poppea e Nerone” oriente clairement vers l’histoire d’un couple, et non celle du seul trajet d’une ambitieuse comme le laisse penser “L’incoronazione di Poppea”.
Les productions pilotées par Gérard Mortier laissent rarement indifférentes, car elles posent souvent des questions du monde d’aujourd’hui en instrumentalisant des œuvres qui n’en peuvent mais: !e travail de Johan Simons sur Boccanegra à Paris avait été très critiqué par exemple. Et on retrouve dans la saison 2012-2013 à Madrid, un Boris Godunov qui ouvrira la saison mis en scène par le même Johan Simons,  un metteur en scène qui aime méditer sur le pouvoir et ses dérives, ce qu’a fait Dimitri Tcherniakov avec Macbeth, repris aussi à Madrid l’an prochain, en faisant de Macbeth et Lady Macbeth une sorte de couple Ceaucescu bis.
A tout prendre, à la fadeur de choix consensuels, je préfère les aventures, lorsqu’elle sont intelligemment menées, même si elles aboutissent à des échecs. Warlikowski, à Garnier et Bastille , avec “Iphigénie en Tauride” et surtout “L’affaire Makropoulos” (moins “le Roi Roger” pour mon goût) avait vraiment porté sur les œuvres une réflexion et une analyse d’aujourd’hui. Gérard Mortier aime que l’opéra soit dans le débat du monde, et non dans la seule nostalgie du passé, ou dans la fossilisation. Ses saisons proposent souvent des problématiques, et en ce sens, elles stimulent, font réagir: c’est sa manière de faire du marketing.  C’est toujours mieux que des saisons  où le marketing prend la seule place restante (toute allusion à un grand opéra des bords de Seine ne serait que fortuite, bien entendu).
Ainsi cette réorchestration d’aujourd’hui tire une ligne de force et de cohérence à travers le temps et mélange les apports des différentes époques: il y a des sons anciens, des sons d’aujourd’hui, des sons wagnériens, notamment dans l’utilisation des cuivres qui se superposent et qui proposent une couleur originale à la partition. Aucun problème de légitimité vu l’histoire de l’œuvre et son étonnante élasticité et capacité à s’adapter.  Le projet est évidemment donné à discuter, car à cette orchestration d’aujourd’hui correspond une mise en scène très tendue de Krzysztof Warlikowski, qui pose au fond la même question que Pasolini dans “Salo’ ou les 120 journées de Sodome”: le fascisme, le totalitarisme sont des terreaux pour un bouleversement de toute morale, de tout sentiment, pour un glissement du plaisir vers le mal, pour une explosion de toutes les catégories sociales et humaines, pour une grande cérémonie funèbre qui enterre l’humain.

Au centre de la réflexion ici, la présence du philosophe Sénèque, dont les enseignements moraux n’ont pas réussi à porter Néron vers “le bien” et qui vit une insupportable contradiction. Si la philosophie ne porte pas le monde vers le bien et n’empêche rien, faut-il philosopher, faut-il simplement vivre? Question qui fut de Sénèque, mais qu’on peut aussi retrouver au moment du nazisme, qui séduisit tant d’intellectuels (ceux des français qui s’engagèrent dans la Waffen SS étaient plutôt des étudiants instruits) et où l’on connaît les positions ambiguës de Heidegger, voire de Gadamer.. Question plus générale qui peut se résumer ainsi: l’école et la culture empêchent-elles la  barbarie? On connaît la réponse, hélas.
Comment s’étonner de voir Jonathan Littell faire partie de l’équipe intellectuelle du projet, lui qui a posé dans “Les Bienveillantes” cette question cruciale de la superposition de la normalité la plus banale et de la barbarie la plus haute sans qu’on y sente une contradiction.
Comment s’étonner aussi de voir alors ajouter un nouveau prologue, théâtral, où un grand philosophe dans une salle d’une université prestigieuse fréquentée par la future “élite de la nation” et les futurs gens de pouvoir, qui ont nom Ottone, Nerone, Drusilla, exprime ses doutes sur ce que la philosophie n’arrive pas à donner de réponses claires au monde et annonce au fond l’échec du philosophe devant le monde. Dans ce décor monumental clairement  mussolinien  de la complice (avec l’éternel lavabo sur la gauche, où l’on se lave, où l’on se regarde au miroir) sont alignées des tables de travail d’étudiants, qui vont disparaître ou être mises de côté dès le début de l’opéra. A leur place, à la place des étudiants, de jeunes hommes au corps glabre et blanc, terriblement blanc, s’entraînent, tantôt torse nu, tantôt dans un uniforme noir de miliciens: ils seront là, au fond, sur les côtés, en permanence, comme une sorte d’obsession pendant les 4 heures que durent le spectacle, s’entraînant, dansant, torturant, observant.

Miss Virtud Miss Fortune et Mister Love

Le philosophe resté seul, s’écroule désespéré, et les personnels de nettoyage se transforment en Miss, avec tout l’attirail des Miss, il y a Miss Virtud , Miss Fortune, et Mister Love: ils vont concourir devant le corps étendu du philosophe (Sénèque) rendu impuissant devant ce combat. Voilà le prologue réel de l’opéra qui prend un sens aigu face à la situation. Ces figures modernes de notre quotidien, et de notre vacuité, les Miss, portent vertu, fortune et amour comme des oripeaux banalisés et dégradés du monde. Mister Love est un contreténor, introduisant ce qui va être un des points cruciaux de toute la production, le mélange des genres, masculin, féminin, entre deux:  qui est qui,  devant la violence du monde. Et la musique permet ce mélange: Ottone est aussi un contre ténor, la nourrice Arnalta est chantée par un ténor (déjà dans l’original) habillé tantôt en homme tantôt en femme (à la fin).  Mercure qui vient annoncer la mort de Sénèque est vêtu comme un p’tit gars des banlieues -“survêt”, capuche-(c’est assez cohérent avec le rôle du dieu Mercure dans la famille divine -).
C’est bien vers destruction des identités que la violence et la monstruosité nous mènent, destruction de la jeunesse aussi: l’épilogue  insiste sur le jeune âge des protagonistes et leur mort précoce: Néron, Poppée, Othon, Octavie.
Warlikowski met le tout en cérémonie, car la lenteur du spectacle en fait une cérémonie funèbre, d’une sorte de long naufrage généralisé.

Nerone(en robe,à gauche) et Poppea (à droite)

Même le mariage final entre Poppea et Nerone est inversé, c’est Poppea qui est en smoking et Nerone en robe de mariée,  porte le bouquet.
Dans ce monde authentiquement perverti, l’usage du sport – oh combien glorifié par les totalitarismes, oh combien complice des totalitarismes- est souligné: corps superbes qui s’entraînent, porteurs de flamme (olympique?) sortis d’un film de Leni Riefenstahl, rameurs qui font de l’aviron entourant Ottavia conduite en mer pour y être noyée, Acropole y est repris en vidéo à côté du stade de Berlin rempli de jeunes hitlériens. Oui, le sport aussi est véhicule idéologique (voir l’usage qu’on en fait aujourd’hui, dans notre société totalitaire soft)
Warlikowski contextualise donc avec une effrayante logique l’histoire de Poppea et de Nerone comme celle non plus d’un monstre naissant, comme chez Racine, mais d’un monstre amoureux, où l’amour entre Poppea et Nerone est vu exclusivement sous l’angle de l’attirance physique et de l’ambition. Poppea confiée à Nadja Michael, superbe corps qu’elle exhibe avec ostentation, accentue l’invasion du physique dans le couple, dès la première scène où ils entrent couchés, et s’entrelaçant, elle en toute petite tenue, lui en sous vêtements très adhérents, pantalon ouvert. La présence physique des corps est obsédante, les tortures typiquement sadiennes (viols, humiliations par les gymnastes en arrière scène).
Les autres femmes sont très en retrait face à Poppée: Ottavia entre en scène en se tenant le ventre comme si elle était enceinte, mais elle essaie de vivre les douleurs de l’enfantement, elle fait semblant, et son ventre est un postiche enlevé par la nourrice. La scène est superbe: le public sent qu’elle ne peut lutter contre la superbe Poppée, elle toujours en noir, déjà en deuil d’amour.
Nerone, en costume de milicien, chemise noire, cravate noire, perruque blonde platinée ne quitte ce costume que pour la robe de mariée.
Au milieu, Seneca, avec ses contradictions, ne peut rien empêcher et ne peut que désirer la mort, que lui apporte Mercure, puis l’envoyé de Nerone: alors (autre bonne idée) il trinque avec ses amis sorte de dernière rencontre rythmée et presque joyeuse au lieu du lamento habituel.

L’image du duo final, sur une barque où amour et son double à quatre pattes constituent le siège où s’assoient Poppea et Nerone qui chantent le sublime duo avec tous les personnages qui viennent derrière les célébrer est très forte, quand sur l’écran apparaît l’épilogue qui raconte les destins violents de tous les héros.
En essayant de rendre le foisonnement d’idées de la mise en scène, toutes justes et fortes, je dois aussi dire combien la dramaturgie de l’œuvre pèse en même temps, successions d’arias, avec un lent tempo: l’action peut sembler s’étirer et distiller l’ennui. Il y a des moments où la tension peut s’affaisser mais jamais chuter. D’autant que musicalement cela tient la route.
Au mélange des sexes, mélange des genres, mélange du temps correspond un mélange des styles: on a une Poppea résolument moderne, avec une voix forte, très forte quelquefois, qui fait peu d’efforts pour s’adapter au style monteverdien; qu’importe, ce style un peu froid convient au rôle et à ce qu’en fait le metteur en scène. Charles Castronovo qui est souvent pâle en scène(voir Traviata à Aix) réussit ici à imposer l’ambiguïté du personnage, sa monstruosité, mais aussi une certaine tendresse servie par la chaleur de son timbre. c’est la première fois que je trouve ce chanteur intéressant. J’aurais aimé un duo final plus senti, plus romantique peut-être (souvenir de Jones/Vickers) mais ici le tempo est volontairement plus rapide, et les timbres un peu froids: cela convient bien aux intentions de la mise en scène: quel sens sinon un sens cynique donner à ce duo d’amour d’un couple qui finira par un coup de pied de Néron dans le ventre de Poppée enceinte?

Willard White Maria Riccarda Wesseling et Sylvain Cambreling

Le rôle de Seneca convient à l’état actuel de la voix de Willard White et il remporte un gros succès, il est une véritable incarnation du philosophe et sa présence est toujours très forte, il est un “personnage” qui envahit la scène dès qu’il pénètre sur le plateau.
De même l’Ottavia de Maria Riccarda Wesseling au beau chant, bien timbré, à la chaude voix de mezzo et qui arrive par le chant et le geste à être l’opposé de Poppea, une figure de la lassitude et du malheur qui finit par ennuyer, de cet ennui qui pousse à l’indifférence. Remarquable la Drusilla de Ekaterina Siurina, d’une grande fraîcheur et un beau contrepoint à Poppea, la voix est séduisante, magnifiquement posée, intense.
L’Ottone du contreténor William Towers est très correct, mais sur le chant pur je lui préfère le timbre de Serge Kakugji, autre contreténor qui chante “Amour”.
Signalons aussi la Nourrice d’Ottavia de Jadwiga Rappé, qui campe un vrai personnage et qui en plus a une voix de contralto forte et une belle couleur sombre et l’autre nourrice, Arnalta, chantée par José Manuel Zapata qui en fait une jolie composition, quand il est vêtu en homme comme en femme, mais au chant quelquefois approximatif et pas aussi assuré que les autres : des aigus tirés, des passages pas très propres. Signalons enfin le Lucano de Juan Francisco Gatell, joli ténor, Elena Tsallagova et Lyubov Petrova, parfaites en Fortuna et en Virtud,  et le couple Page/Dama Hannah Esther Minutillo/Elena Tsallagova en couple de jeunes marginaux.
La direction de Sylvain Cambreling a remporté un beau succès (à Paris, il aurait sans doute été hué…), elle est très attentive aux contrastes, très précise et clarifie bien la partition. Cette Poppea lui va bien, et va tout aussi bien au Klangforum de Vienne dans la fosse sans aucune scorie, avec un son clair et une belle couleur, malgré des moments qui peuvent surprendre.
Au total, une soirée vraiment intense, avec de légères chutes de tension, mais qui est une belle expérience de musique et de théâtre: le spectacle ne laisse pas indifférent, le propos est juste, le rythme cérémoniel et froid,  l’ambiance sadienne (comme chez Pasolini), le malaise évident. Offerte à une salle dont certains ont connu le franquisme, cette œuvre prend aussi sens devant un public venu assez nombreux (la salle n’est cependant pas pleine) qui l’accueille globalement avec chaleur (quelques buhs quand Warlikowski vient saluer) .
On verra cette production à Montpellier qui la coproduit, et elle reste affichée jusqu’au 30 juin. Avis aux amateurs.

 

SALLE PLEYEL 2011-2012: CLAUDIO ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART (Beethoven-Schumann avec RADU LUPU) le 5 juin 2012

Indiscutablement ce concert peut prêter à discussion. Et bien des mélomanes présents ont dit leur déception, ou leurs réserves. Pour ma part, j’ai partagé certaines réserves, on le verra, mais je trouve toujours stimulant qu’en trois rendez-vous avec la même œuvre (la symphonie n°2 de Schumann) en trois mois (Lucerne avec l’Orchestra Mozart, Berlin avec les Berliner Philharmoniker, Paris avec l’orchestra Mozart), l’auditeur ait eu droit à trois approches différentes, trois points de vue qui montrent comme toujours qu’avec Abbado, il ne faut jurer de rien et que chaque soirée est différente, rien n’est vraiment arrêté ni gravé dans le marbre.
Et je trouve que c’est positif et  oblige l’auditeur à s’interroger et à participer plus activement au concert. J’ai aussi trouvé qu’Abbado a montré à Paris une forme éblouissante, une énergie peu commune, et qu’il a cherché à emporter l’orchestre dans cette énergie vitale d’un homme de 79 ans dans vingt jours…
L’Orchestra Mozart est encore une formation jeune, fondée en 2004. Au départ ce devait être une formation provisoire destinée à célébrer Mozart en Italie dans tous les lieux où il passa, mais le goût de Claudio Abbado pour les orchestres composés de jeunes musiciens (venus de toute l’Europe au départ) a rendu le provisoire définitif. Pour les aider et les encadrer, il a fait appel à des chef de pupitres prestigieux, venus d’orchestres internationaux, et qu’il retrouve régulièrement au Lucerne Festival Orchestra. Ainsi y avait-il au concert de Paris Diemut Poppen (Alto) Raphaël Christ (Premier violon solo), Lucas Macias Navarro (Hautbois) Jacques Zoon (Flûte) tous du Lucerne Festival Orchestra ou Konstantin Pfiz, violoncelliste membre fondateur du Mahler Chamber Orchestra. On y rencontre aussi quelquefois Reinhold Friedrich à la trompette (il était à Lucerne par exemple en mars dernier). C’est un orchestre à géométrie variable, mais toujours encadré des grands professionnels cités plus haut. Il reste que les “tuttis”sont composés de jeunes musiciens la plupart du temps, qu’Abbado aime diriger, non parce qu’ils sont plus malléables, mais parce qu’ils n’ont pas derrière eux des années de routine ou d’habitudes de jeu installées comme dans d’autres orchestres plus vénérables. Cela veut dire qu’ils ne sont pas toujours aussi huilés ou parfaits comme les Berliner Philharmoniker. Claudio Abbado qui pourrait diriger n’importe quel orchestre de renom s’il levait le petit doigt, préfère de loin désormais diriger des orchestres qu’il connaît et surtout qui le connaissent bien, qui sont habitués à sa manière de répéter, à son geste, à son regard. C’était le thème du conflit qui l’a fait rompre avec les Wiener Philharmoniker en janvier 2000: il devait diriger à Salzbourg Tristan et Cosi’ fan tutte, et il a refusé de se plier au système de tour des musiciens, qui faisait qu’il n’aurait jamais eu devant lui le même orchestre et que ceux qui avaient répété avec lui ne se seraient pas retrouvés forcément dans la fosse pendant les représentations…
Le programme avait sa logique, Beethoven et Schumann. Schumann a toujours en tête Beethoven et Bach. Le concerto pour piano se veut beethovénien, la symphonie également, même si en réalité la personnalité de Schumann fait assez vite oublier les références à Beethoven. Mettre Egmont en ouverture de programme, outre à rappeler l’amer changement de programme à Lucerne cet été, c’est placer Beethoven en perspective pour tout le concert, comme l’avait été Bach à Berlin en mai dernier.
D’emblée, on a pu noter l’extrême énergie avec laquelle Abbado attaque “Egmont”, une pièce qu’il exécute fréquemment: on est surpris par les contrastes, les forte très sonores, les ruptures de ton, l’extrême rapidité de la seconde partie. On sent qu’il est  particulièrement en forme et c’est tant mieux.
Cette énergie, on l’a sentie autrement bridée lors de l’exécution du concerto pour piano, pièce particulièrement connue du public dont on note immédiatement le tempo très ralenti, imposé par Radu Lupu, dans un de ses fréquents soirs de placidité extrême, au point qu’on a l’impression que l’orchestre a envie de bondir – et il le fait dans les parties où il est seul- et qu’il est retenu, bridé, et même fortement bousculé par  le tempo sénatorial adopté par le soliste. Radu Lupu joue de manière très lente, très douce, avec une énergie limitée quand l’orchestre piaffe, mais aussi avec un bon nombre de fausses notes, ce qui est quand même un peu gênant: il en résulte, outre des sourires et des regards dubitatifs de Claudio Abbado aux musiciens et au soliste, des moments où l’on ne joue pas tout à fait ensemble, où on perd un peu le fil, où l’orchestre est visiblement désarçonné. Il faut tout l’art d’Abbado pour atténuer ces moments, mais le concerto est loin très loin d’être inoubliable.
En bis Radu Lupu donne la fameuse “Rêverie” de Schumann, dont les notes finales sont ratées, mais dont le rythme ralenti convient bien à un Radu Lupu qui avait avalé un peu de bromure en trop ce soir-là.
On attend alors la Symphonie où Abbado va sans doute s’en donner à cœur joie. C’est en effet le cas, avec une autre surprise: trois dates, trois fois la même Symphonie, trois regards et trois points de vue différents alors que le même homme dirige. Plus rien à voir avec la fluidité berlinoise, l’énergie certes, mais sans aspérité, apaisée, avec un son velouté qui nous a fait mourir de plaisir. Ah! le son des berlinois!
Alors bien sûr, on accuse un peu la différence, mais Abbado propose à son même orchestre une vision très différente que celle un peu triste de Lucerne, ici, des moments rugueux (il est vrai que certains pupitres y encouragent, cuivre, clarinette), de l’énergie brutale, une insistance sur les forte, sur les contrastes, un peu comme dans Egmont, mais de manière plus accusée encore avec un espace entre le geste toujours fluide du chef, et le résultat si fortement marqué par énergie, violence, explosion sonore. Il y a là une vision nette des “orages désirés” romantiques, oui:  “Levez-vous vite, orages désirés” (Chateaubriand), voilà ce que nous dit l’orchestre, malgré les volutes d’un magnifique troisième mouvement, tout en  retenue,  tout en noblesse, mouvement lent  jamais vraiment triste. En opposition, les différents moments du dernier mouvement sont fortement scandés, l’optimisme, la foi en l’avenir, l’énergie se lisent et sont communicatives. Il y a là de grands moments, qui rendent le chef grandiose, engagé, plongé dans les délices du son: on le voit à son visage, qui suit chaque inflexion de l’orchestre, qui reste aussi très attentif à ce que les sons s’écoutent et se répondent, pour atteindre ce “Zusammenmusizieren”[ faire de la musique ensemble ] qui est son credo! Et l’orchestre le suit presque aveuglément, chaque geste, chaque regard est signifiant et provoque une réaction immédiate et des regards satisfaits pendant les saluts.

Alors oui, ce ne sera pas un concert de ceux qui vous marquent à vie, à cause d’un concerto qui laisse au moins perplexe et qui ne donne pas envie de réentendre Lupu avant longtemps. Mais l’énergie d’Abbado et son enthousiasme sont tels qu’ils finissent par emporter l’adhésion (enfin au moins la mienne!). Tout en étant conscient des problèmes d’un orchestre encore adolescent, mais tout de même encadré remarquablement, avec des solistes magnifiques (Zoon à la flûte et Macias Navarro au hautbois étaient sublimes), j’ai aimé la symphonie n°2 (même si j’ai préféré Berlin, à pleurer) et j’attends l’an prochain: ne manquons pas le 14 avril 2013 à Pleyel avec Argerich et le Mahler Chamber Orchestra, on sera sur un autre niveau, peut être une autre planète. Le concert du 11 juin avec…Radu Lupu est déjà bien rempli, mais là j’ai déjà mes doutes.

[wpsr_facebook]

DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/ BEL CANTO à découvrir: ROSMONDA D’INGHILTERRA de Gaetano DONIZETTI

L'enregistrement d'Opéra Rara

J’explore à mes moments perdus le répertoire de bel canto. Je ne suis pas a priori un passionné de gargarismes vocaux et d’histoires de reines, de duchesses, de comtesses trompées, ruinées, torturées par leur frères, maris, pères abusifs et violents et qui pour le moins deviennent folles en gratifiant le public de tourbillons vocaux délirants avant de tomber raides en même temps que le rideau.
J’aime cependant énormément le Rossini “serio” et notamment Maometto II ou Ermione, j’adore I Puritani de Bellini, les trois grandes reines donizettiennes et notamment Maria Stuarda. J’ai réentendu récemment Maria de’ Rudenz, vous savez, la dame amoureuse qui se suicide au mariage de l’être aimé avec une autre, en s’ouvrant une blessure et en se vidant de son sang. J’ai entendu aussi Imelda de’ Lambertazzi, gibeline amoureuse du guelfe Bonifacio. Ce dernier est blessé par une arme empoisonnée, et Imelda ayant sucé le sang de la plaie pour en aspirer le poison, meurt ainsi empoisonnée: un peu morbide et pas très enthousiasmant pour mon goût.
J’ai aussi réécouté avec attention les trois magnifiques enregistrements de Beverly Sills de Maria Stuarda, Roberto Devereux et Anna Bolena, pour conclure à la supériorité de la Sills sur la “Stupenda” Joan Sutherland. Si vous avez à choisir, choisissez toujours Sills, le chant est bien plus vibrant, bien plus vécu et bien plus émouvant.
Et puis je suis tombé, guidé en cela par un ami italien  plus sopranoïnomane que mélomane sur Rosmonda d’Inghilterra.
Opéra inconnu de mon bataillon, un parmi les dizaines que Donizetti a composés, il bénéficie d’un enregistrement de 1996 avec Nelly Miricioiu, la toute jeune Renée Fleming et Bruce Ford à son zénith dirigé par Daniel Parry à la tête du Philharmonia Orchestra. C’est une merveille, précipitez-vous!
L’oeuvre a été créée en février 1834, à deux mois de Lucrezia Borgia, sur un sujet déjà traité sans succès par Carlo Coccia, compositeur peu connu aujourd’hui dont je connais un bel opéra, Catarina di Guisa. Il fut révisé pour le San Carlo de Naples en 1837 sous le titre Eleonora di Gujenna.
L’histoire est celle de Rosemonde Clifford, maîtresse d’Henri II Plantagenêt, que la reine Alienor d’Aquitaine fit chasser de la cour et assassiner.
Le livret de Felice Romani évidemment grandit le personnage de Rosmonda et en fait un parangon de vertu qui s’efface pour laisser en paix le couple royal. Elle n’en mourra pas moins de la main d’Alienor (Leonora). Pour une fois le livret n’use pas de personnages secondaires prêts à utiliser le poison ou à tuer dans les coulisses, mais l’une des héroïnes assassine l’autre sur scène, sans autre forme de procès (après un magnifique duo, plein de ressentiment, de tripes et de gargouillis vocaux, cela va sans dire).
Acte I: A son retour de guerre triomphante en Irlande, le roi Enrico est accueilli par la reine Leonora qui vient d’apprendre par son fidèle page que le roi a une maîtresse, dont le nom est inconnu et qui loge en secret au château. Le page en est en plus tombé amoureux. Leonora jure vengeance.
Clifford, père de Rosmonda et ancien précepteur du Roi Enrico se présente devant le roi et lui fait reproche de sa liaison coupable (sans savoir que c’est sa fille) mais le roi promet de répudier Leonora et d’épouser sa maîtresse dont il est éperdument amoureux.
Rosmonda se morfond dans sa tour attendant le retour de son amoureux dont elle ignore le statut (elle l’appelle Edgardo), le page Arturo qui veille sur elle lui annonce son retour (elle explose de joie au grand dam d’Arturo) et l’arrivée du vieux Clifford. En dévoilant son identité, la frayeur de Rosmonda la démasque, Arturo découvre qui elle est. Clifford découvre donc que la maîtresse du roi est sa fille, et cette dernière découvre en même temps la véritable identité de son amant.
A la fin du premier acte, la cour est réunie autour de la reine, et le vieux Clifford présente sa fille et la met sous la protection de la reine. La reine a désormais deux motifs de s’en débarrasser, un motif personnel (elle est la maîtresse de son mari) et politique (il veut la répudier). Grand final où toutes les rivalités s’expriment.
Au début de l’acte II, il est question de répudier Leonora et de la renvoyer séance tenante en Aquitaine. Leonora essaie sans succès de plaider sa cause, politique et personnelle auprès du roi.
Clifford arrive à convaincre sa fille de laisser l’Angleterre, de gagner l’Aquitaine et d’y épouser Arturo. Elle est décidée à s’effacer devant Leonora, la reine, quand Enrico apparaît lui disant que tout est disposé pour qu’il répudie Leonora et qu’il l’épouse. Elle refuse et a juré de le quitter pour toujours.
Elle se retrouve devant la reine qui lui fait d’amers reproches et la menace de mort; elle réussit à l’amadouer en lui disant qu’elle a juré de quitter le roi pour toujours et de s’exiler. La reine est presque convaincue quand survient le roi en armes, elle prend peur, saisit sa dague et se rue sur Rosmonda, qui tombe.
A la scène finale, Rosmonda s’écroule dans les bras de son père et d’Enrico pendant que Leonora promet au roi la vengeance du ciel.

J’ai donc écouté cet enregistrement d’Opera Rara,  par le Philharmonia Orchestra dirigé par Daniel Parry, et avec Renée Fleming dans le rôle de Rosmonda, Nelly Miricioiu (qui n’a pas eu la carrière qu’elle méritait) dans celui de Leonora, Bruce Ford (magnifique) celui d’Enrico, Alistair Miles comme Clifford, et Diane Montague dans Arturo. C’est une très belle distribution, les chanteurs sont intenses, engagés , techniquement parfaits et stylistiquement totalement à leur place. A acheter avec confiance (46 € sur amazon.fr, 31€ sur amazon.es et moins de 37€ sur jpc)

Les voix:
Enrico:  ténor lyrique léger, de type rossinien
Leonora: soprano/Falcon
Rosmonda: soprano lirico-colorature (de type Lucia)
Arturo: mezzosoprano/contralto
Clifford: basse

Les airs et moments notables:
Acte I:
– Duo Arturo/Leonora et surtout cabalette de Leonora “Ti vedro’ donzella audace…”
– Air d’entrée d’Enrico: “Dopo i lauri di vittoria”  et cabalette “Potessi vivere…”
– Duo Clifford/Enrico et notamment “Vai, tu primier dimentico…”
– Air d’entrée de Rosmonda “perché non ho del vento…” et la cabalette “Torna, torna o caro oggetto” [superbe! Du grand Fleming à l’orée de la carrière]
[La dernière partie de l’acte se déroule à un rythme haletant, d’un coup de théâtre à l’autre]
– Duo Clifford/Rosmonda: “Era ehi lasso…/Ciel! tu piangi?…” et la partie finale (quand elle découvre que l’amant est le Roi…) “Ah! Quel velo è a me squarciato!…”/”Piangi mecco…”
– Trio Enrico/Clifford/Rosmonda et en particulier “Non piangere…”/”Non isperar…”
– Toute la scène finale du premier acte dès l’entrée de Leonora “E’ dessa…”, mais surtout la deuxième partie “Tace ognun…” et à partir de “Indegno!”[magnifique exemple de concertato final…et de vraie scène de ménage…] et l’extraordinaire “Ah! s’io degno udir nomarmi…”

Acte II:
– Duo Rosmonda/Enrico “Tu sei mio…”
– Aria: “ritorna a splendere” (Arturo)
Successions de scènes de Rosmonda:
– Air de Rosmonda (le renoncement): “Io fuggiro’ quel perfido”
– Air de Rosmonda et scène[moments superbes!] : “Senza pace e senza speme”puis duo avec Enrico “Tu stesso al padre or rendimi…”et [très beau] duo “Concedo un breve istante/Ah! nel mio cor tremante”[Fleming éblouissante]
– Chœur “Ecco gli antichi platani” magnifique chœur où l’on perçoit les sources des grands chœurs du jeune Verdi.
-Duo Rosmonda/Leonora ” Tu morrai…”, climax de l’opéra, précédant la scène finale.

Ce disque permet d’entendre à l’orée de la carrière une Renée Fleming plus engagée, plus émouvante peut-être que ces dernières années où je lui reproche beaucoup sa froideur, et surtout Nelly Miricioiu, une chanteuse qui n’a pas toujours eu la reconnaissance qu’elle méritait et qui s’est attachée toute sa carrière durant à sortir de l’oubli des œuvres enfouies injustement, comme cette Rosmonda d’Inghilterra qui pourrait efficacement séduire le public si les voix adéquates s’y attaquaient. En effet, à l’audition, peu de moments creux où la tension retombe, c’est rythmé, violent, haletant, et on est tenu en haleine (musicale) jusqu’au rideau final.
Essayez cet opéra, vous l’adopterez!

[wpsr_facebook]

LES PROGRAMMES 2013 DE CLAUDIO ABBADO AU 23 JUIN 2013

Les premières dates des concerts futurs de Claudio Abbado étant parues, je commence à les rassembler. Claudio Abbado fêtera ses 80 ans en 2013. Il est à prévoir hommages et concerts sans doute.
L’année est structurée depuis quelques années de la manière suivante:
Mars: concerts italiens avec le Mahler Chamber Orchestra ou l’Orchestra Mozart, éventuelle apparition à Lucerne
Avril: concerts italiens avec le Mahler Chamber Orchestra ou l’Orchestra Mozart. Apparemment plusieurs concerts avec le MCO sont prévus en avril
Mai: Berlin avec les Berliner Philharmoniker
Juin: Mini tournée Italie et France avec l’Orchestra Mozart
Août: Lucerne
Septembre-décembre:
– Tournée européenne avec le Lucerne Festival Orchestra (Septembre-octobre)
– Concerts italiens avec  l’Orchestra Mozart (Septembre-décembre)
– Résidence à Vienne avec l’Orchestra Mozart (Novembre)

J’essaie d’actualiser au plus près possible les dates qui apparaissent (et qui quelquefois disparaissent). Je vous recommande donc de consulter cette page régulièrement.

Mars 2013

Samedi 16  mars
Festival de Pâques de Lucerne,
KKL, 18h30

Ludwig van Beethoven (1770-1827) Ouvertüre Nr. 3 zur Oper Leonore op. 72
Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791) Konzert für Klavier und Orchester C-Dur KV 503 Ludwig van Beethoven (1770-1827) Ouvertüre zu Coriolan op. 62
Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791) Sinfonie B-Dur KV 319

Piano Martha Argerich
Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Lundi 18  mars
Festival de Pâques de Lucerne,
KKL, 19h30

Ludwig van Beethoven (1770-1827) Ouvertüre Nr. 2 zur Oper Leonore op. 72
Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791) Konzert für Klavier und Orchester d-Moll KV 466 Franz Schubert (1797-1828) Auszüge aus der Bühnenmusik zu Rosamunde D 797
Ludwig van Beethoven (1770-1827) Sinfonie Nr. 4 B-Dur op. 60

Piano Martha Argerich
Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Vendredi 22 mars
Zaragoza, Auditorio, 20h15

Beethoven: Les Créatures de Prométhée, ouv., op. 43
Haydn: Sinfonia Concertante en si bémol majeur, Hob. I:105
Mozart: Symphonie no. 33 en si bémol majeur, K 319

Gregory Ahss, violon
Konstantin Pfiz, violoncelle
Lucas Macias Navarro, hautbois
Guillaume Santana, basson

Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Dimanche 24 mars
Madrid, Auditorio Nacional de la Musica, 19h30

Haydn: Symphonie Concertante en si bémol majeur, Hob. I:105
Mozart: Symphonie n° 33 en si bémol majeur, K 319

Gregory Ahss, violon
Konstantin Pfiz, violoncelle
Lucas Macias Navarro, hautbois
Guillaume Santana, basson

Orchestra Mozart in Bologna
Claudio Abbado

Lundi 25 mars 2013
Madrid, Auditorio Nacional de la Musica, 19h30

Mozart: Concerto pour hautbois et orchestre en ut majeur, K 314
Haydn: Symphonie n° 96 en ré majeur, Hob. I:96

Lucas Macias Navarro, hautbois

Orchestra Mozart in Bologna
Claudio Abbado

Mercredi 27 Mars
Budapest, Palais des Arts, 20h00

Beethoven: Ouverture Léonore no. 3, op. 72 b
Haydn: Sinfonia Concertante en si bémol majeur, Hob. I:105
Mozart: Symphonie no. 33 en si bémol majeur, K 319

Gregory Ahss, violon
Konstantin Pfiz, violoncelle
Lucas Macias Navarro, hautbois
Guillaume Santana, basson

Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Avril 2013

Vendredi 12 avril
Ferrara
Teatro Comunale, 20h00

Beethoven, Concerto pour piano n°1
Mendelssohn, Symphonie n°3 “Ecossaise”
Mahler Chamber Orchestra
Martha Argerich, piano

Dimanche 14 avril
Paris
Salle Pleyel, 20h00

Beethoven, Concerto pour piano n°1
Mendelssohn, Symphonie n°3 “Ecossaise”
Mahler Chamber Orchestra
Martha Argerich, piano

Mai 2013

Dimanche 4 Mai
Mai Musical Florentin
Programme non communiqué

Samedi 18 mai
Dimanche 19 mai
Mardi 21 mai

Berlin
Philharmonie, 20h00

Mendelssohn, Le songe d’une nuit d’été, musiques de scène (extraits)
Berlioz, Symphonie Fantastique

Voix féminines du chœur de la Radio Bavaroise
Berliner Philharmoniker

Juin 2013

Dimanche 9 Juin
Bologna
Auditorium Manzoni, 20h00

Mozart, Concerto pour piano n°27
Haydn, Concerto pour trompette en mi bémol majeur Hob. VIIe:I
Prokofiev, Symphonie classique n°1 en ré maj op.25<st

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: PETER GRIMES, de Benjamin BRITTEN (Ms en scène: Richard JONES, dir.mus: Robin TICCIATI) le 31 mai 2012

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Cette production remarquable de Peter Grimes présentée par la Scala m’inspire en prélude deux réflexions qui tiennent au caractère actuel du Teatro alla Scala.
– En premier lieu se confirme ce que j’affirme depuis plusieurs années, à savoir que les plus grandes réussites de la programmation concernent tout le répertoire non italien, et que les plus grands échecs, voire les catastrophes, concernent systématiquement le répertoire italien. Si la Scala a construit sa réputation et son identité sur le répertoire italien, elle ne réussit plus à être une référence de ce point de vue. On ne compte plus les échecs  ces dernières années, du point de vue des productions et de la réalisation musicale. Pour cette année, citons Tosca et Aida, très approximativement distribuées.
En revanche, les réussites de cette saison ont pour titre par exemple Don Giovanni, Les Contes d’Hoffmann, Die Frau ohne Schatten. Que la Scala reste un théâtre de référence, cela n’est pas douteux: tout milite pour cela, la présence de Daniel Barenboim, des productions nouvelles souvent soignées, un orchestre et un chœur splendides, un équipement modernisé. Qu’il soit actuellement un théâtre de couleur particulière, rien n’est moins sûr cependant. Cette année, le plus grand triomphe de répertoire italien fut le Don Carlo de Munich. Taisons pudiquement le souvenir médiocre de la production scaligère. Cela tient d’abord à la personnalité et au répertoire du directeur musical, Daniel Barenboim qui n’a pas construit sa réputation sur des interprétations historiques de Verdi et Puccini. Et son engagement tardif sur Simon Boccanegra qui n’a convaincu personne, le confirme. Certes, on remarquera que les chanteurs à disposition sur ce répertoire sont des oiseaux rares, et que si les chanteurs sont là (voir La Donna del Lago en novembre dernier, avec Joyce Di Donato et Juan Diego Florez…qui venait de Paris), le triomphe est là aussi. Les responsables de la programmation ont été cherché des voix slaves qui ont pu séduire a priori et qui ont fait long feu. La situation actuelle est aussi la conséquence de la misère de la formation lyrique en Italie, et d’une politique d’agents artistiques qui a toujours été, depuis que je connais ce pays, à tout le moins échevelée, et peu sérieuse. Il faudrait en Italie des figures comme Thérèse Cédelle, l’agent la plus sérieuse et la plus compétente en France à qui l’on doit très largement le renouveau du chant français et de son rayonnement. On assiste ainsi à des paradoxes, comme des chanteurs italiens qui font carrière en territoire germanique et des slaves en Italie , et à l’absence sur la première scène italienne des rares chanteurs internationaux de référence sur le répertoire verdien. On peut aussi accuser un public qui proteste dès qu’un chanteur s’aventure sur les terres verdiennes, et qui renvoie des bordées de huées. D’une part, la Scala a aussi construit sa réputation sur ses batailles et ses broncas historiques, la bronca est bonne pour la réputation, car elle fait parler et d’autre part le public de la Scala (du moins celui du poulailler) est un des rares publics vraiment compétents et non un public de passage, c’est un public auquel on ne la compte pas et qui le fait savoir à juste raison à mon avis bruyamment. Il répond ainsi à ce que disait Paolo Grassi de ce théâtre, le comparant à un arbre dont les racines seraient en haut.
– Justement la seconde question que j’aimerais poser est celle du public de cette vénérable maison. Alors que le spectacle est remarquable,  les places chères étaient clairsemées (loges vides nombreuses à chaque étage, rangs vides nombreux en platea). Ce phénomène n’est pas nouveau et  ne s’est jamais infléchi, au contraire d’autres théâtres internationaux, aux publics beaucoup plus curieux. On ne peut oublier que la Première de Wozzeck à la Scala en 1953 – 28 ans après la création!-  (avec Mitropoulos et Gobbi, excusez du peu) a été accueillie par des huées dans ce théâtre particulièrement conservateur au public souvent peu ouvert (Wozzeck repris ensuite seulement en 1971 par Abbado). Abbado justement dont la période (1968-1986) a représenté le moment le plus ouvert et le plus notable dans l’histoire artistique des cinquante dernières années, avec des triomphes aussi bien italiens (les Rossini, Otello, Simon Boccanegra, le Bal masqué, Don Carlo) que non italiens (Wozzeck, Boris Godunov, Pélléas et Mélisande, L’amour des trois oranges, La Walkyrie) et qui fut fortement critiqué pour sa volonté d’imposer du répertoire contemporain ( Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono) et de ruiner l’orchestre (citons une des grandes phrases imbéciles extraites d’un livre de Sergio Segalini – La Scala,  Sand,1989, coll. les hauts lieux de l’Opéra: “Une trop longue fréquentation du répertoire contemporain avait altéré la cohésion entre les différents pupitres. Muti, avec courage et détermination, impose à nouveau Beethoven et Bruckner, Schumann et Brahms. Les musiciens hésitent, les premiers résultats sont peut-être contestables, mais la détermination du maestro et sa chaleur communicative ont raison de tous les obstacles. peu à peu la qualité s’améliore et atteint le niveau souhaité”). Il suffit de lire les programmes des saisons symphoniques d’Abbado et surtout d’écouter les enregistrements des années 70 de l’orchestre pour s’inscrire totalement en faux contre cette assertion.
Donc le public, notamment celui des billets les plus chers, a un problème de rapport au répertoire et surtout aux raretés, un manque de curiosité et aussi sans doute de culture. La Scala a un problème de composition de salle qui reste irrésolu malgré les progrès réalisés. Il faudrait à l’évidence moduler plus l’offre de prix dans les places les plus chères, y compris la platea et notamment les loges de côté, pour mixer les publics et ne pas faire des étages bas de la salle un point de rendez-vous mondain de la bourgeoisie milanaise. Stéphane Lissner faisait justement remarquer que 75% du public provient d’un rayon de 3km autour du théâtre, mais qu’a fait la Scala pour élargir son assise de public au quotidien? Je trouve absolument pitoyable  que pour un spectacle de cette qualité l’on ne réussisse pas à attirer plus de public, alors que pour une Tosca ou une Aida minables, c’est plein.
Après ce prélude en forme de lamentation, la lamentation de l’amoureux éternellement frustré que son théâtre préféré ne réussisse pas à se dépêtrer de ses contradictions actuelles, venons en à la soirée.
Première constatation, la direction artistique de la Scala et notamment son directeur musical ont su imposer une politique de chefs qui soit ouverte aux jeunes générations. Depuis l’arrivée de Lissner et Barenboim, avec des succès divers, mais avec constance et insistance, il faut le reconnaître, au pupitre de l’orchestre on a vu les jeunes générations italiennes et internationales: Andrea Battistoni, Daniele Rustioni, Giandandrea Noseda, Nicola Luisotti, et Daniel Harding, Omar Meir Wellber, Gustavo Dudamel, Robin Ticciati. Pour la première fois, Robin Ticciati, déjà appelé plusieurs fois au pupitre  du Philharmonique de la Scala, dirigeait un opéra dans la salle du Piermarini, et il a su mettre en valeur l’orchestration luxuriante de Britten, notamment dans les magnifiques interludes qui exaltent avec clarté chaque pupitre. Il a su aussi montrer une extraordinaire subtilité dans l’interprétation en demandant à l’orchestre dont ce n’est pas le répertoire des diminuendo, des pianissimi de rêve, d’une manière particulièrement ressentie qui rend ce Britten-là mémorable. A 29 ans, Robin Ticciati montre là des qualités de chef et de “concertatore” d’une rare maturité, une technique particulièrement acérée dans le suivi du plateau, la précision du geste, visiblement appréciés de l’orchestre et de l’ensemble des protagonistes. Il est à n’en pas douter l’artisan du triomphe musical de la production avec le chœur extraordinaire dirigé par Bruno Casoni: on connaît l’excellence des masses chorales scaligères, on est époustouflé par son engagement  et sa précision musicale, chorégraphique, et scénique.

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Richard Jones est l’un des metteurs en scène en vogue aujourd’hui à l’opéra, on lui doit le Lohengrin et les Contes d’Hoffmann de Munich, le Macbeth  de Lille et de nombreuses productions pour l’ENO. Sa mise en scène de Peter Grimes est débarrassée de tout “pittoresque”, son village de pêcheurs anglais est tout sauf une reconstitution attentive du type de celle de Salzbourg à Pâques en 2005 dans la production de Sir Trevor Nunn. Des architectures froides, cubiques, quelques mouettes ou albatros accrochées aux toits rappellent que nous sommes au bord de la mer. Ce qui intéresse Jones, c’est d’abord l’opposition entre la singularité de Peter Grimes et les autres, les villageois qui trompent leur ennui et bavardent, pris entre les casinos automatiques et les slots machines, les soirées où l’on boit et danse, les petits malfrats, et ces regards permanents et peu charitables envers l’autre, lorsqu’il est différent: ces gens sont ceux de toujours et donc d’aujourd’hui, ceux que Brassens appelle “les brav’s gens” dans “la mauvaise réputation”(cette chanson est d’ailleurs une véritable transposition de l’histoire de Peter Grimes). Et peu à peu on comprend que cette présence obsessionnelle de la collectivité, dès l’image initiale du procès (le chœur omniprésent à qui il impose des mouvements chorégraphiques – de Sarah Fahie d’une rare précision et d’un effet extraordinaire) est en fait une métaphore de la mer, dont on est une victime potentielle, et à qui l’on échappe pas, d’où les mouvements ondulatoires du décor, du chœur, des gens qui fluent et refluent et cette mer absente du décor est en fait présente sans cesse et finit par engloutir le protagoniste rejeté par les gens.

La foule comme métaphore de la mer: scène de la taverne "The Boar" (Au Sanglier) ©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

On retiendra des images puissantes, la scène extraordinaire de la taverne “The Boar”  ou la fête dans la salle municipale le “Moot Hall”, la sortie de la messe du dimanche matin, les éclairages violents, brutaux, et une ambiance générale glaçante, d’où toute humanité semble absente.

Susan Gritton (Ellen) et John Graham-Hall (Peter Grimes) ©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala

Dans cet océan impitoyable, la Ellen Orford de Susan Gritton émerge, extraordinaire interprète, qui exprime un chant douloureux et fatigué: la voix est là, puissante, expressive, qui réussit à rendre la fatigue, la lassitude de celle qui renonce. Magnifique. Face à elle, la Mrs Sedley de Catherine Wyn Rodgers, qui est son opposée, un spécimen de ces brav’s gens, vulgaires, sans âme, sans bienveillance, sûre de son bon droit et de sa fausse morale: l’artiste propose une composition juste et impressionnante, elle est incontestablement l’une des “figures” du spectacle. Un très bon point pour le capitaine Balstrode intense de Christopher Purves, belle voix de baryton, chaude, bien posée, à l’émission claire, à la belle présence, quant au Peter Grimes de John Graham-Hall (premio Abbiati de la critique italienne pour son incarnation dans Death in Venice la saison dernière: la Scala fait découvrir peu à peu à son public le répertoire de Britten), il ne me fait pas oublier Jon Vickers, totalement insurpassable dans ce rôle qu’il avait fait sien, fait de déchirure, de violence incompressible, de tristesse infinie. Mais John Graham-Hall tient largement sa place, il compose un personnage intense, magnifiquement joué et interprété, avec ses excès, ses lacérations, son rêve complètement intériorisé, son incapacité à communiquer, ses gestes brutaux, dans la violence comme dans la sentimentalité: la voix est puissante, expressive, avec une diction et une projection exemplaires. Même si le timbre n’est pas totalement séduisant,  le rôle reste parfaitement dominé, avec cependant  de menus problèmes de justesse quelquefois . Une jolie découverte d’un artiste spécialisé dans les rôles de ténors d’opéras souvent à la marge du grand répertoire.
Tout le reste de la distribution n’appelle que des éloges, avec un petit signe d’émotion pour la Auntie douce amère de la grande Felicity Palmer (classe 1944), qui reste un exemple de présence scénique prodigieuse, et des deux jeunes nièces, fraiches et justes (Ida Falke Winland, Simona Mihai), ainsi que pour le pharmacien de Ned Keene.
Au total, on peut dire seulement que les nombreux absents ont eu bien tort: quand un opéra réunit dans l’excellence et l’intensité à la fois mise en scène, les chanteurs et direction musicale, on doit y courir. Sans nul doute l’une des soirées mémorables des dernières années à la Scala.
Il reste deux représentations, le 5 et le 7 juin, il y a toutes les places qu’on veut. Allez-y, cela vaut vraiment le voyage!

[wpsr_facebook]

©Marco Brescia & Rudy Amisano – Teatro alla Scala