Comme chaque année, l’Opéra de Lyon profite de la présence de nombreux journalistes à l’occasion de l’ouverture du Festival annuel pour annoncer sa saison, une saison dédiée l’an prochain aux Voix de la liberté, une thématique particulièrement d’actualité.
Comme d’habitude, des projets originaux et des choix stimulants, en version diversifiée et légèrement minorée.
En même temps, la présence de Daniele Rustioni tout nouveau chef permanent de l’orchestre à partir de septembre 2017 a été l’occasion d’annoncer les perspectives des années suivantes, où le répertoire italien sera à l’honneur.
L’an prochain, la saison s’ouvrira par une Damnation de Faust de Berlioz, dirigée par Kazushi Ono, une des œuvres fétiches de Lyon (enregistrée par John Eliot Gardiner puis par Kent Nagano) qui n’a néanmoins pas été représentée depuis 1994. Serge Dorny en a confié la mise en scène à David Marton qui vient de réaliser l’étonnant et fascinant Orphée et Eurydice présenté cette saison dans le cadre du Festival. David Marton à qui l’on doit aussi Capriccio il y a deux ans est un jeune metteur en scène hongrois vivant en Allemagne, une des figures montantes du théâtre. Kate Aldrich, Charles Workman (actuellement distribué dans Les Stigmatisés où il chante Alviano) et Laurent Naouri se partageront les rôles principaux.
Puis en novembre, une création de Michael Nyman, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d’après un récit du neurologue Oliver Sacks sur la maladie d’Altzheimer inspiré d’un fait réel, réalisé par le Studio de l’Opéra de Lyon au théâtre de la Croix Rousse, dans une mise en scène de Dominique Pitoiset et dirigé par Philippe Forget.
En décembre, pour les fêtes, une opération Offenbach très lourde, une recréation d’un Opéra-féerie, Le Roi Carotte, créé triomphalement en 1873 à Paris, puis dans les grandes capitales musicales (y compris New York), mais trop cher pour être repris (une durée de 6h et près de 40 rôles). Avec les coupures dues, Laurent Pelly qui a réalisé à Lyon tant d’œuvres d’Offenbach de référence mettra en scène cette satire des excès du pouvoir composée à l’origine pour railler le régime de Napoléon III, confiée à un jeune chef français très prometteur, Victor Aviat, naguère brillant hautboïste et ex-assistant d’Ivan Fischer. On y retrouvera Jean-Sébastien Bou et Yann Beuron, mais aussi la grande Felicity Lott qui reviendra pour l’occasion à Lyon.
Parallèlement au théâtre de la Croix Rousse, un autre Offenbach confié au Studio de l’Opéra de Lyon, Mesdames de la Halle, mise en scène de Jean Lacornerie et dirigé par le jeune chef Nicholas Jenkins.
En janvier, l’un des chefs d’œuvre du XXème siècle, Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch, dirigé par Kazushi Ono, avec une très belle distribution, Ausrine Stundyte, qui a triomphé dans le rôle à Anvers, Peter Hoare, John Daszak et John Tomlinson le vétéran dans le rôle de Boris Ismailov le beau père.
Après le Nez confié à William Kentridge et Moscou quartier des Cerises à Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, ce troisième opéra de Chostakovitch présenté a été confié à Dimitri Tcherniakov, qui pour sa première mise en scène à Lyon, reprendra un travail initialement proposé à Düsseldorf (où Lady Macbeth de Mzensk fut créé hors URSS en 1959) dont il retravaillera complètement les premier et deuxième actes. C’est le début d’une future collaboration plus régulière avec le metteur en scène russe.
Le Festival 2016 aura pour thème Pour l’humanité et s’ouvrira le mardi 15 mars par une création de Michel Tabachnik sur un livret de Regis Debray Benjamin dernière nuit consacrée à Walter Benjamin, dans une mise en scène de John Fulljames (qui a fait à Lyon Sancta Susanna et Von heute auf morgen, récemment retransmis à la TV), l’ensemble sera dirigé par Bernhard Kontarsky.
La deuxième œuvre, un des triomphes du XIXème, disparue des scènes en 1934, reprise de manière sporadique depuis et un peu plus régulièrement depuis quelques années, La Juive de Jacques Fromental Halévy, dans une mise en scène d’Olivier Py, dirigé par Daniele Rustioni, avec une très intéressante distribution: Nikolai Schukoff (le Parsifal de Lyon), Rachel Harnisch, Peter Sonn et Roberto Scandiuzzi.
Enfin, le Festival comme cette année, séjournera au TNP Villeurbanne pour l’Empereur d’Atlantis de Viktor Ulmann reprise de la mise en scène de Richard Brunel, dirigée par Vincent Renaud, le tout confié aux solistes du Studio de l’Opéra de Lyon et aussi théâtre de la Croix Rousse pour Brundibar de Hans Krása, mise en scène de la jeune Jeanne Candel, dirigée par Karine Locatelli. Ainsi ces deux oeuvres issues du camp de Theresienstadt illustreront à leur tour le thème du Festival, traces tragiques d’humanité au coeur de la barbarie.
Les deux productions qui clôtureront la saison ne manquent pas non plus d’intérêt, puisque Peter Sellars reviendra à Lyon dans la production imaginée par Gérard Mortier pour Madrid de Iolanta de Tchaïkovski et de Perséphone de Stravinski, en coproduction avec Aix en Provence. Soirée dirigée par Theodor Currentzis qui fait ses débuts à Lyon, on y verra entre autres Ekaterina Scherbachenko et Willard White dans le Tchaïkovski tandis que dans le Stravinski l’actrice Dominique Blanc et le ténor Paul Groves se partageront l’affiche.
Enfin, l’année se conclura par une production qui n’en doutons pas fera courir les foules : l’Enlèvement au sérail de Mozart, qui manque à Lyon depuis une trentaine d’années, et qui sera confié à Wajdi Mouawad pour sa première mise en scène d’opéra. Sous des dehors de comédie, l’Enlèvement au sérail pose des questions assez brûlantes aujourd’hui, et nul doute que Wajdi Mouawad cherchera à les mettre en évidence. C’est Stefano Montanari, désormais habitué de Lyon qui dirigera l’orchestre et dans les rôles principaux Jane Archibald, bien connue, dans Konstanze et l’excellent Cyrille Dubois dans Belmonte.
À ce programme il faut ajouter l’opéra belcantiste en version de concert présenté à Lyon et au Théâtre des Champs Elysées à Paris, ce sera cette année Zelmira de Rossini , dirigé par Evelino Pidò avec Michele Pertusi, Patrizia Ciofi, John Osborn (8 et 10 novembre), les récitals de chant (Anna-Caterina Antonacci le 20 septembre, Sabine Devieilhe le 19 décembre, Natalie Dessay le 6 mars et Ian Bostridge le 10 avril dans un Voyage d’hiver qui ne devrait pas manquer d’intérêt) ainsi que la résidence de l’Opéra de Lyon à Aix en Provence en juillet 2015 avec la soirée Iolanta/Perséphone dirigée par Theodor Currentzis et la reprise très attendue du Songe d’une Nuit d’été de Britten dans la mythique production de Robert Carsen, dirigé par Kazushi Ono.
Que conclure de cette saison ? D’abord, tout en tenant compte intelligemment des contraintes économiques qui pèsent aujourd’hui sur le spectacle vivant, on retrouve les constantes de la politique menée à Lyon alliant une volonté de célébration du répertoire et d’invention, comme l’a souligné Serge Dorny, avec une politique raffinée et modulée, alliant nouvelles productions et reprises ou nouvelles propositions sur des spectacles déjà présentés, montée en puissance du studio de l’Opéra de Lyon dirigé par Jean-Paul Fouchécourt, et des formats de spectacles très divers ainsi que des créations (deux l’an prochain). Ensuite, on constate un allègement de la charge de la salle de l’Opéra, au profit de salles partenaires (TNP, Théâtre de la Croix Rousse), permettant sans doute un planning de répétitions moins tendu. Enfin, avec l’arrivée de Daniele Rustioni, très proche d’Antonio Pappano, se profile une réorientation du répertoire.
En tous cas, Serge Dorny lors de la conférence de presse a levé le voile sur certaines productions futures, comme un Festival « Verdi et le pouvoir » en 2017, ou un Mefistofele de Boito en 2018 et un Guillaume Tell en 2019, ainsi que la venue du chef Hartmut Haenchen pour un mystérieux Festival en 2016-2017 ce qui montre que les idées ne manquent pas.
Malgré les inévitables contractions budgétaires, l’Opéra de Lyon continue d’être l’une des scènes les plus innovantes et les plus stimulantes en Europe, et la présence de nombreux lycéens lors de la Première de Les stigmatisés montre que la Région Rhône-Alpes en matière de culture reste l’un des phares des régions françaises. Au moins, on offre aux jeunes autre chose que Aida ou la Flûte enchantée : ces jeunes auront eu le privilège non seulement d’assister à une création scénique, mais d’accéder à un opéra magnifique, et inconnu. C’est ainsi qu’on se construit une culture : le public lyonnais à ce titre est très gâté. [wpsr_facebook]
Les premières se suivent et se ressemblent. Après Londres début novembre, cet Idomeneo est accueilli à Lyon par des huées. Une fois de plus, c’est une attitude imbécile. Une salle qui n’applaudit pas ou peu est bien plus impressionnante qu’une salle traversée par des cris animaliers, mais cela fait partie du cirque lyrique.
En fait, il n’y a rien à huer, parce que le travail existe, qu’il a du sens, même si cette production ne restera sans doute pas dans les annales.
La première partie est assez creuse, mais la seconde est plutôt mieux réussie.
Martin Kušej est un metteur en scène sérieux, typique d’un certain Regietheater, on lui doit des travaux de très grande qualité comme Lady Macbeth de Mzensk à Amsterdam (et Paris) ou Die Gezeichneten (à Amsterdam), ou même sa Carmen (Berlin, vue au Châtelet) d’autres moins convaincants comme son Macbeth ou sa Forza del Destino à Munich.
Cet Idomeneo part d’un constat intéressant qui n’est en rien contradictoire avec l’œuvre : dans la mesure où la divinité demande à Idomeneo d’abdiquer en faveur de son fils, Kušej pose la question de l’usure du pouvoir et de ses conséquences sur les peuples, celle de l’utilisation de la religion dans la manipulation des événements, ce qui est plutôt d’actualité, et propose des personnages coincés dans un espace d’où ils ne peuvent s’échapper, l’habituelle boite, avec un fond mobile installé sur une tournette. Labyrinthe (on est en Crète et Idomeneo est petit fils de Minos…) ou mur immaculé, ou maculé de sang. L’espace de jeu est plutôt réduit, un peu étouffant, pendant que souvent on aperçoit les personnages dans l’ombre, courant en arrière scène ou dans les corridors : comme dans toute tragédie, les événements se passent derrière le décor.
On retrouve dans le décor de Annette Murschetz, les trois couleurs favorites de Kušej, le noir, le blanc, le rouge : fond alternativement noir ou blanc et en deuxième partie blanc maculé de rouge (sang), et chœur maniant des morceaux de tissu rouge (comme celui qui tombait du ciel dans Carmen…), un décor géométrique, abstrait, qui se veut relativement oppressant.
La première scène pose la situation telle que voulue par le metteur en scène : il la conçoit en amont de l’action ; des prisonniers opprimés par des gardiens armés en cuir noir, lunettes noires, une rencontre, des regards qui se croisent entre Ilia et Idamante. L’amour est installé et tout peut commencer : Idamante, régent, va libérer les prisonniers troyens.
De cette situation Kušej et son dramaturge tirent la trame politique : Idomeneo absent, avec Idamante se profile ce qu’on appellerait aujourd’hui une autre politique : une clémence envers les prisonniers qu’Idomeneo estimera plus tard prématurée et de nature à irriter les dieux. Ici les dieux sont des prétextes à manœuvres humaines, voire de basse police. Y compris évidemment le vœu d’Idomeneo, acte manqué qui vise à se débarrasser d’un fils trop indépendant, et à garder le pouvoir au nom des prétextes habituels de ceux qui veulent le garder (satisfaire le désir des dieux…). Alors la violence des gardiens, les lunettes noires , tout cela fait un peu partie de la pacotille habituelle de ce type de représentation, les idées sont intéressantes, mais mal ou banalement traduites.
Car Kušej s’est laissé prendre au piège de deux actes dramaturgiquement assez faibles, exposition bien trop longue, succession d’airs sans véritable drame ; alors il ne sait pas trop quoi faire de ses personnages : gestes convenus, courses à vide dans les corridors, tout le monde se croise sans jamais qu’il y ait action.
Les personnages sont dessinés de manière claire : le pouvoir en noir (religion et monarchie), Ilia sortie des prisonniers troyens reprend son allure de princesse (robe longue, bijoux), Idamante en chemise rouge et pantalon beige,
Elettra caricaturale, du genre sorcière (Miss Tick dans mon Journal de Mickey favori de ma première enfance), pas vraiment aimable, en tous cas un personnage auquel nul spectateur ne peut s’identifier…et un Arbace en lunettes aux verres réfléchissants, avec un accordéon, sorte de vagabond dont on devine que Kušej fait une sorte d’exécuteur discret et fidèle des œuvres du pouvoir.
On est dans une sorte de symbolique où chaque personnage est un emblème : Idomeneo en noir, presque prêtre et encore roi (comme le sera Idamante dans la dernière image…) un Idamante du genre vaillant étudiant, une Ilia jolie princesse de contes de fées, une Elettra sorcière (de bande dessinée…), un prêtre de Neptune du genre Mage noir avec bagouses et colliers.
Ainsi se construit une histoire distanciée, dont on veut à toutes forces qu’elle prenne sens, mais qui reste un peu lourde. On a surtout l’impression que Kušej, à part leur attribuer une fonction, ne fait rien de ses personnages, et n’a pas vraiment travaillé le jeu et les interactions, sauf en de rares moments (scène Idomeneo/Ilia et jeu de séduction d’Ilia qui va assez loin) : c’est en tous cas Ilia qui semble le personnage le plus travaillé.
La deuxième partie, c’est à dire le troisième acte, est sans doute celui qui le plus intéressé le metteur en scène, car il a su créer une tension qu’on attendait en vain précédemment.
Le troisième acte réunit l’ensemble des outils destinés à faire avancer, puis dénouer l’action.
Comme le spectateur, Neptune s’est un peu ennuyé pendant les deux premiers actes, entre les tergiversations d’Idomeneo, l’amour d’Ilia et Idamante, et les illusions d’Elettra et surtout l’impossible communication Idamante /Idomeneo. Le Dieu s’impatiente, il veut sa victime, alors il lance un monstre sur la ville, un de ces monstres dont Neptune a le secret (voir la mort d’Hippolyte). D’ailleurs, la foule du premier acte ne portait-elle pas à Neptune un requin hyperréaliste, grandeur nature en sacrifice (et non une baleine comme j’ai entendu…), à moins qu’elle ne l’honorât sous une forme inhabituelle (et hautement métaphorique) de requin. Vision ironique de Kušej qui ne manque jamais de nous montrer sa distance et provoquer le (sou)rire.
Ce monstre dévore à qui mieux mieux tout ce qui bouge et le rideau s’ouvre sur un amas d’habits sanglants qui fait penser aux tas d’objets appartenant aux déportés qu’on voit dans les films sur les camps, contre un mur maculé. Tous les personnages vont s’y jucher, comme s’il était impossible d’échapper désormais au massacre et au sang, comme le montre la jolie robe souillée d’Ilia.
Le troisième acte dénoue les blocages un à un: Ilia n’a même pas encore avoué son amour à Idamante, mais va enfin le faire en suppliant Idamante de ne pas aller s’affronter au Monstre, comme il le veut, mais Elettra les surprend ainsi qu’Idomeneo (qui avait subodoré leur amour) qui ne dit rien, et qui cherche seulement à précipiter le départ. Ni Ilia ni Idomeneo n’ont éclairé jusque là Idamante sur la nature de leurs vrais sentiments, c’est donc là le premier élement de résolution.
Devant l’urgence (symbolisée par le tas d’habits des morts massacrés par le monstre), le peuple manœuvré par le prêtre de Neptune (ah les curés…) insiste auprès d’Idomeneo, qui enfin avoue les raisons de son hésitation, et provoque la réaction horrifiée de la foule. Idomeneo a donc avoué lui aussi : deuxième élément de résolution.
Mais Arbace annonce qu’Idamante a tué le monstre : il est devenu un authentique héros, avec une vraie légitimité, autre que l’hérédité : il revient sur scène à la fois rassuré sur l’amour de son père (il a dû apprendre entre temps qu’il était la victime désignée du sacrifice à Neptune et comprend donc l’attitude d’Idomeneo), et décidé à être sacrifié. Qu’est ce qu’affronter la mort après avoir vaincu le monstre ? Il confie donc Ilia à son père et le convainc de le sacrifier. Troisième élément de résolution.
Kušej a réglé d’ailleurs une jolie scène avec le père pointant un revolver sur le fils et un joli jeu sur ce revolver qu’on jette ou qu’on ramasse quand au moment fatal intervient Neptune (qu’on voit en chair et en os muni de ce tissu rouge symbole de l’horreur du sacrifice dont se sont revêtus les membre du chœur (comme si on disait en quelque sorte « Je suis Idamante »), alors que le livret prévoit une voix (venue d’ailleurs), comme si Kušej voulait à toutes forces séculariser l’histoire et en faire en quelque sorte une victoire du peuple (ah ! ces communistes !!).
En réalité, Kušej s’inspire d’autres versions de la tradition et du mythe, celles qui font que le peuple, soit retire volontairement le fils des mains du père, soit, horrifié par le sacrifice (qui selon les traditions, tantôt est accompli, tantôt est évité), chasse le roi qui va aller fonder Salento dans les Pouilles, car il y a dans la tradition des versions qui font du peuple le protagoniste. C’est une vision qui, loin d’être un délire de metteur en scène, prend en compte la tradition antique qui elle même proposait des variantes. Il s’appuie aussi sur les variantes modernes de la tradition quand il fait d’Idomeneo un autre amoureux d’Ilia, puisque Crébillon dans sa tragédie rend père et fils amoureux de la même femme.
Le plus beau moment de l’opéra vient ensuite: portés en triomphe, Ilia et Idamante vont vers leur destin royal, tandis que balayé par l’histoire Idomeneo apparaît, débarrassé de son vêtement de pouvoir, mais en marcel noir, écroulé, agonisant, il récite son dernier récitatif, d’une voix blanche, à peine audible « Popoli, a voi l’ultima legge impone Idomeneo qual re », une sorte de mort de Boris en version Mozart. Enfin une idée de mise en scène forte et originale que de faire s’éteindre Idomeneo tandis que le couple apparaît sur le fameux tas d’habits, recouvert cette fois d’un drap blanc mais imbibé du sang des habits qu’il recouvre, comme si l’avènement du couple Idamante/Ilia entourés d’hommes en armes se faisait au prix d’un massacre . Rideau.
Pas de ballet possible après une image si noire.
Un dernier acte qui me fait voir cette histoire comme une sorte de variation dramaturgique sur l’histoire d’Hippolyte et d’Aricie (et donc de Phèdre). Songez-y : Aricie fille d’ennemis athéniens, plus ou moins prisonnière à Trézène (comme Ilia à Sidon), Hippolyte amoureux d’elle sans oser lui dire (comme Idamante). Un père disparu, une marâtre (Phèdre) folle amoureuse d’un amour non réciproque (comme Elettra). C’est la même situation que le retour du père (là Thésée, ici Idomeneo) va bouleverser. Hippolyte est englouti par le monstre et les flots quand Idamante est vainqueur. Dans Phèdre, c’est Phèdre qui s’efface, ici c’est Idomeneo. Elettra va retrouver son destin après cette parenthèse crétoise, et le couple va vivre le pouvoir à son tour (les contes diraient qu’ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants) mais l’image finale nous en dissuade.
Comme on le voit, le propos a sa cohérence, les idées ne manquent pas, mais sans nul doute la mise en œuvre, le travail de mise en scène, n’est pas suffisamment approfondi pour donner à l’ensemble un véritable intérêt scénique : c’est intelligent, mais ce n’est qu’intelligent. Il n’y a théâtre que par moments, au troisième acte. A la limite, je me demande si Kušej lui même croit à son histoire…
Mais il y a un autre facteur dans l’accueil réservé que je fais à ce travail, c’est qu’il n’est pas très convaincant musicalement. Si d’un côté la scène ne convainc pas et que de l’autre la musique ne s’affirme pas, alors forcément, le résultat …
Gérard Korsten, le chef sud africain, est un chef de bonne réputation, qu’on a souvent vu distribué dans Mozart, mais aussi dans d’autres répertoires (Offenbach, à Lyon même) : les choses sont en place, mais il manque une armature, une « direction » au sens d’une option claire.
À Londres, c’est Minkowski qui dirigeait, avec une option musicale clairement baroque : ballet final (qui ne va pas du tout avec l’option de Kušej, et je crois qu’il y eut discussion) et Idamante chanté par un contreténor (Franco Fagioli). Par ailleurs, Idamante dans plusieurs enregistrements et non des moindres est chanté par un ténor (Peter Schreier, Ernst Haefliger), dans les plus récents, c’est un mezzo, comme à Lyon.
La version lyonnaise est donc moins baroque, même si la tradition baroque désormais influence fortement les visions mozartiennes actuelles, et celle-ci n’y échappe pas, sans vraiment qu’on ait cependant de choix clairement affichés. Si l’ensemble est au point, l’interprétation reste fade, plate, presque uniforme, avec un singulier manque de couleurs, sauf en de rares moments (quatuor du 3ème acte), et un vrai manque d’énergie , avec d’étranges impressions : quelquefois, l’orchestre m’a semblé sonner comme si on entendait un opera seria…du XIXème : certes Mozart annonce le futur, mais j’ai entendu quelquefois un son presque surprenant, tirant vers un Rossini sérieux, voire Donizetti : ce n’est qu’une impression très personnelle, mais elle exprime que quelque chose de cadrait pas dans le rendu sonore et l’ambiance musicale installée, alors que pour une fois, le son sec de l’acoustique du théâtre correspondait quant à lui à ce que qu’on voyait en scène .
En revanche le chœur m’est apparu vraiment très bien préparé, avec un relief réel et une intensité qu’on ne lui connaissait pas (direction Philip White), d’ailleurs un artiste des chœurs chantait le Grand Prêtre de Neptune (Didier Roussel) et c’est un très bon signe.
“La voix” chantée par Lukas Jakobski ne se détache pas trop et ne s’impose pas, mais c’est aussi l’option de Kušej qui le veut. Cependant dans l’ensemble, aucun élément de la distribution ne m’est donc apparu faire défaut.
C’est une bonne idée d’entendre Lothar Odinius dans un rôle de premier plan. Dans chacune de ses apparitions récentes auxquelles j’ai assisté, à Lyon (Flamand) ou à Bayreuth dans Walther von der Vogelweide (Tannhäuser) on a senti une voix faite et un vrai style. C’est un chanteur plutôt orienté vers le XVIIIème siècle. Son Idomeneo est impeccable de style, la diction est exemplaire, la voix claire et bien projetée, les aigus sûrs, tenus, homogènes. Dans Fuor del mar il a eu cependant un passage à vide, la voix bougeait légèrement, et n’avait pas cette sûreté qu’elle affiche habituellement. Comme je l’ai souligné plus haut, son récitatif final était en revanche bouleversant, sans doute l’un des moments les plus forts de la soirée. Il lui manque cependant une personnalité dans le rôle qu’il semble ne pas avoir encore trouvée, c’est très propre, très élégant, juste, mais pas encore vraiment incarné.
À ces côtés, l’Arbace de Julien Behr, le régional de l’étape, a remporté un vrai succès, la couleur de la voix est assez voisine de celle d’Odinius, qui a chanté Arbace assez souvent. Behr a une vraie présence en scène, et a vraiment très bien défendu le rôle, le rendant émouvant et vrai, notamment dans son air du 3ème acte qui n’est pas si facile. À suivre.
L’Idamante de Kate Aldrich est énergique, avec une voix pleine et naturellement intense. Elle sait colorer et émouvoir, parce qu’elle est douée d’une vraie présence scénique. Je me souviens que son Adriano (Rienzi) à Berlin m’avait impressionné. Du point de vue strictement stylistique, elle n’a pas la rigueur de son collègue Odinius, mais elle est tellement vivante dans son chant, elle remplit tellement l’espace qu’elle emporte l’adhésion. Elle vit, dans une production où le travail sur l’acteur pèche un peu.
J’avais été très impressionné par la Senta de Ingela Brimberg aussi bien à Grenoble qu’à Genève, incarnation, engagement, puissance. Elle était phénoménale notamment à Genève. Elettra n’est sans doute pas un rôle pour elle, même si elle est très engagée dans ce personnage, qui pourtant ne lui va pas : certes, elle n’est pas servie par l’allure dont la mise en scène l’affuble, mais la voix, qui est forte, n’a pas la ductilité voulue, il y a des sons fixes, peu de legato, et même quelques problèmes de justesse dans oh smania oh furie.
C’est l’Ilia de Elena Galitskaya qui est sans doute la plus convaincante ce soir. D’abord parce qu’elle a une présence rayonnante en scène, dès qu’elle apparaît au milieu des prisonniers troyens, et évidemment un engagement fort. Ensuite parce que la fraîcheur vocale correspond à la jeunesse du rôle et au personnage, enfin parce que la voix est puissante, bien posée, très bien projetée, l’aigu est large, même s’il devrait peut-être quelquefois être mieux contrôlé. On n’a pas toujours l’habitude de voir une Ilia si présente, vocalement et scéniquement et si émouvante. À suivre elle aussi.
Voilà donc une soirée en demi-teinte. Une mise en scène fondée sur des idées intéressantes mais traduites de manière assez banale, de très beaux moments mais dans l’ensemble un manque de tension, notamment dans la première partie. Mais la responsabilité est partagée; je pense que si le chef avait donné à l’ensemble une âme au lieu de donner seulement des départs, s’il avait su mieux accompagner ce qu’on voyait sur scène, sans doute l’impression d’ensemble eût-elle été plus convaincante. Plus que Kušej, qui ne signe néanmoins pas là un de ses meilleurs spectacles, même s’il a semblé mal supporter les quelques huées, c’est le manque de cohérence dans l’approche musicale qui m’a le plus ennuyé : dans cette œuvre si difficile à traduire scéniquement (Py à Aix en 2009 partait des mêmes présupposés, avec un résultat aussi contesté par le public), un chef doit s’imposer pour donner une couleur et une cohérence et pas seulement une technique. Ce sera pour une autre fois. [wpsr_facebook]
Chaque mise en scène de Krzysztof Warlikowski stimule le petit monde du lyrique. Il y a un snobisme « Warli » qui fait sourire. S’attaquant à l’opéra des opéras, à n’en pas douter le ban et l’arrière ban feraient le voyage de Bruxelles (le dimanche, Thalys permettant) pour s’esbaudir délicieusement de la dernière trouvaille du maître, un maître qui fait partie d’une génération notable de metteurs en scène formés à l’école de Krystian Lupa tout comme Grzegorsz Jarzyna. Et la génération suivante arrive, elle s’appelle Jan Klata ou Barbara Wysocka dont on va voir la Lucia di Lammermoor à Munich le mois prochain. Autant dire une école qui déferle actuellement sur l’Europe, et qui donne une vision décoiffante, passionnante et neuve de la scène polonaise d’aujourd’hui et plus généralement de la scène européenne.
Don Giovanni n’est pas un opéra facile. Warlikowski dit juste quand il affirme que l’œuvre de Mozart est plus puissante que celle de Molière, même si cette dernière reste référentielle pour bien des aspects et notamment la question de l’aristocratie et du libertinage, mais sur la question de la femme, Mozart est autrement plus riche …
De toute manière, un metteur en scène se doit de s’y frotter, et quelquefois même de s’y écrabouiller. À vrai dire, peu s’en sont sortis. Sellars il y a longtemps à Bobigny, puis ailleurs, ou même Bondy jadis à Vienne (Theater an der Wien) avaient laissé de belles traces, Guth à Salzbourg a ouvert des pistes, et Tcherniakov à Aix a exploré un chemin nouveau. Haneke à Paris (merci Mortier) est sans doute celui qui jusqu’ici s’en est le mieux sorti, grâce à une transposition et une actualisation heureuses qui éclairent magnifiquement les attendus du livret sans en bouleverser les données traditionnelles.
Mais pour trois ou quatre productions réussies, combien d’échecs surprenants: Strehler à la Scala, juste joli et élégant, Chéreau à Salzbourg, belles images, mais problématique peu claire, Carsen à la Scala, sans aucun, mais aucun intérêt, tout comme Zeffirelli jadis à Vienne ou même Ronconi à Bologne…
Don Giovanni est un questionnaire à choix multiples : un opéra idéologique sur la liberté, un opéra sur (ou contre) le libertinage, un opéra sur l’aristocratie finissante, sur le désir et ses mécanismes chez les femmes comme chez les hommes, un opéra sur (ou contre) la femme, sur la course à la mort (Claus Guth), sur la désespérance, sur l’au-delà etc… etc…
Warlikowski est très conscient de cette complexité, si conscient qu’il essaie de répondre à tout. Sa volonté, c’est d’embrasser cette histoire dans sa totalité. Et c’est en même temps une volonté tragique, car c’est le type même d’histoire dont on ne touche jamais le fond, car elle est mythe.
Ainsi, l’accueil de cette production a-t-il été très contrasté (public furieux dès l’entracte, wallons, flamands dans l’ire une fois réunis), la critique plutôt dubitative, et l’on sort un peu sonné d’un travail sans conteste d’une intelligence explosive, qui secoue tout ce qu’on croyait jusqu’ici savoir sur Don Giovanni et qui nous fait perdre quelque peu nos repères
On ne s’attaque pas impunément aux monuments, à Mozââââârt, à Don Giovââânni, parce que tout le monde connaît, en a ses représentations et donc sa réponse et parce que ce type d’œuvre est conservé sous verre. Haneke à Paris a eu le génie de conserver la structure du livret et les rapports des personnages entre eux : il les a simplement transposés, mais avec des relations hiérarchiques modernisées, et des relations affectives d’aujourd’hui. Le public s’y retrouvait parfaitement.
Warlikowski met en scène la complexité et donc les contradictions, l’histoire et le mythe, le réel et le fantasmé, la ligne droite et le méandre. Et là, le public ne s’y retrouve plus du tout, tant le livret se diffracte, tant le donjuanisme explose en autant de fragments, en autant de personnages, en autant de lieux, en autant de situations diverses où la violence n’est jamais du côté d’un Don Giovanni plutôt absent, distant, en permanence ailleurs, mais plutôt du côté des autres et de tous les autres, à commencer par le magnifique commandeur Sir Willard White dont la couleur de peau est un des fils que suit Warlikowski. Commandeur noir, danseuse noire stéatopyge à la fin, telle la Vénus hottentote qui stimula tant de fantasmes, mais aussi le Ku Klux Klan comme variation sur la violence de nos regards et nos rejets. C’est un élément inattendu, mais qui fait partie du jardin des désirs plutôt que des délices, dans une composition globale assez proche de l’univers de Jérôme Bosch .
Musicalement la représentation a aussi été critiquée. Pourtant, du côté de l’orchestre, j’ai trouvé que Ludovic Morlot a plutôt bien dominé ce travail, très énergique, très carré. Pas spécialement lourd ou pesant comme je l’ai lu çà et là, mais dramatique et compact. Une direction plutôt symphonique, qui a du corps, de l’épaisseur, et qui n’a effectivement rien de giocoso, mais la mise en scène non plus. Elle tient bien un orchestre qui ne m’a pas frappé par la qualité des pupitres pris singulièrement, mais qui globalement a répondu à la commande. On vient d’apprendre le départ de Morlot, consécutif à un conflit artistique avec l’orchestre. C’est une aventure de plus à rajouter à celles des directeurs musicaux cet automne. Et comme tout départ, il est regrettable.
Du point de vue de la distribution, il est difficile de faire la part du jeu et du chant, tant l’un est imbriqué dans l’autre.
C’est aveuglant dans le cas de Barbara Hannigan, qui fut une Lulu de référence avec ce même Warlikowski, et dans ce même théâtre, qui est une Marie d’exception (Die Soldaten) et qui est une surprenante Donna Anna. Elle utilise ses suraigus au service de son jeu, un jeu volontairement hystérique et possédé par l’addiction au sexe, dès la première scène. Du point de vue stylistique – et je l’avais déjà remarqué dans le répertoire classique – Mozart ou Rossini- elle a tendance à user et abuser du portamento. Elle reste impressionnante de présence et d’engagement, mais on a entendu des Anna musicalement plus convaincantes. En revanche, il est difficile de penser que Warlikowski utilise gratuitement une chanteuse qui fut sa Lulu…lui qui aime l’autocitation.
Rinat Shaham en Elvire est tout autant dominée par l’addiction sexuelle, son entrée en scène est saisissante ; elle est néanmoins plus émouvante notamment dans mi tradi, un des rares airs applaudis à scène ouverte.
Quant à Julie Mathevet en Zerline, elle est intéressante en scène, notamment dans ses numéros de danseuse de boite sur un podium, ou habillée un peu comme l’actrice fétiche de Warlikowski, Renate Jett (dans Iphigénie en Tauride par exemple), comme une Marilyn vieillie, elle revêt plusieurs costumes et plusieurs styles, comme une figure interchangeable et permanente, et reste cependant bien pâle vocalement.
Jean-Sébastien Bou est un Don Juan impeccable scéniquement, qui traverse l’œuvre comme une sorte de zombie ou d’objet, le regard vide (sur les vidéos qui rappellent, qui citent même le film Shame de Steve Mc Queen) une sorte de corps qui se vide, un corps malade (il se traîne au 2ème acte avec un cathéter) un corps qu’on habille, qu’on dénude, un être sans tenue, qui n’est habillé que par ce que les autres projettent en lui. Il en résulte un chant jamais agressif, souvent indifférent, mais une voix très bien posée, au timbre assez velouté, qui manque d’un peu de puissance dans les parties plus héroïques, mais qui propose dans l’ensemble un vrai personnage, qui existe sans exister. Ce corps étendu au final sur une table, presque comme pour une sorte de sacrifice humain, qui fait presque penser à celui, rôti de Peter Greenaway dans Le cuisinier le voleur sa femme et son amant, et qui finit comme le Christ d’une pietà déglinguée, c’est tout l’univers concassé que nous propose Warlikowski.
Avec un Don Giovanni qui structurellement s’autodétruit sans être transparent, il fallait un Leporello qui fût son égal, voire son supérieur. Dès la deuxième scène, Leporello en smoking et Don Giovanni nu puis en ridicule costume de ville, fagoté avec des mocassins rouges et habillé par les autres montrent un rapport maître-valet presque inversé, un Leporello vidé de toute sa valence comique, un Leporello qui sera un double dès la scène finale du 1er acte : un double barbu parfaitement construit, au contraire de la plupart des mises en scène où Leporello et Don Giovanni déguisés sont justement « reconnaissables » même si pas reconnus par les autres.
Vocalement, la voix d’Andreas Wolf, n’est pas de celles qu’on note, malgré tout plus volumineuse et plus marquée, plus basse et un peu plus sonore que celle de Don Giovanni, mais sans vrai caractère. On oubliera le chanteur et on gardera l’acteur, bien que Warlikowski le rende volontairement bien pâle lui aussi dans un couple Leporello/Don Giovanni qui n’existe pas en tant que tel dans la mise en scène.
Si le Masetto de Jean-Luc Ballestra est honnête mais sans grande personnalité, l’Ottavio de Topi Lehtipuu est très franchement décevant. Le personnage est à la fois falot et par moments pris d’une hyper excitation, allant au rythme d’un plateau tantôt plongé dans une sorte de torpeur post alcoolique, tantôt saisi d’une excitation post coke, volontairement effacé, un peu comme tous les hommes d’un plateau décidément dominé par les femmes. Il est très décevant vocalement, lui dont j’aimais il y a quelques lunes la voix posée et élégante est ici en grave difficulté, incapacité à tenir les longues notes, incapacité à vocaliser sans accident, incapacité à placer la voix sans qu’elle ne bouge dangereusement, c’est beaucoup pour un Ottavio dont on attend justement une ligne de chant impeccable. Cet Ottavio involontairement tremblant conviendra à la vision d’un monde très instable du metteur en scène, mais c’est un peu difficile quelquefois pour l’oreille.
Au total, ce n’est pas du côté du plateau que viendront les consolations à une mise en scène que mon voisin considérait comme abominable : un certain public ne peut s’y raccrocher.
Une abomination ? L’abomination serait plutôt les réactions incompréhensibles d’un public choqué jusque par le dessin animé à la mode des années 30, un peu leste (les aventures d’un zizi transformiste et serpentesque, seule concession de la soirée au giocoso) mais visiblement on ne joue pas avec le zizi : « on est pas au porno » a dit une dame derrière moi qui sans doute n’a pas été élevée au biberon des samedis du Canal+ des origines.
Bref une mise en scène qui passe sinon au dessus, du moins totalement à côté des attentes et des idées préconçues d’une partie du public.
Et pourtant, si l’on observe la simple dramaturgie organisée par Da Ponte, et seulement la dramaturgie voulue ou induite par le livret, on se dit qu’il n’a pas fallu beaucoup d’effort à Warlikowski pour illustrer simplement ce que le livret souvent dit, explicitement ou implicitement.
Prenons par exemple la fin en deux parties, un final à la pragoise, où Don Giovanni meurt et où commencent les saluts, ce qui m’a fait gamberger (« pourquoi diable s’arrêter sur la mort ? » etc…) puis les autres personnages s’assoient et chantent le final de Vienne traditionnel, comme dans un bis. Ils sont assis, face au public, et ils discutent comme au salon, chacun de leur disgrâce. Mozart rejoint Molière dans cette terrible fin où les personnages tous meurtris, détruits, blessés, chantent comme s’ils étaient heureux, ils disent leur désarroi et la musique guillerette donne à ce désarroi (aucun ne sera plus comme avant) un ton éminemment sarcastique. Molière avant Mozart avait mis dans l’ultime réplique de Sganarelle cette mélodie grinçante du bonheur : « Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content.(…) ». La belle satisfaction que voilà, et qui montre que la mort de Don Juan n’arrange rien, et surtout pas ceux qu’il a outragés de mille manières.
Chez Mozart, les a-t-il vraiment outragés ? On est toujours surpris de l’énormité des ressentiments des uns ou des autres et du caractère discutable voire léger des offenses. Prenons le Commandeur : c’est bien lui qui provoque Don Giovanni en duel, c’est bien Don Giovanni qui essaie de l’éviter et se trouve presque contraint d’accepter le duel, c’est tellement ambigu que certains metteurs en scène (Guth) estimant que ce Don Giovanni n’est pas assez noir ni méchant lui font tuer le Commandeur en traître (dans le dos, ou avec une arme dissimulée et non l’épée etc…). Chez Warlikowski, dans la pantomime initiale dans les deux loges qui se font face, le commandeur assis dans une loge voit Don Juan et Anna en posture fort explicite et se précipite lui-même dans leur loge pour le provoquer, non parce qu’il viole sa fille, mais plus sans doute parce que sa fille se jette sur Don Giovanni : il faut éliminer l’intrus, pour enlever à sa fille son jouet. Mais un coup de revolver suffit pour régler son compte à ce père abusif…qui est une des obsessions explicites et continues de Donna Anna…Freud quand tu nous tiens…
La loge de théâtre est réutilisée lors de la rencontre au cimetière et dédouble le Commandeur, figure de cire hyperréaliste statufiée dans la loge de droite, figure fantasmatique et vivante dans celle de gauche, jeu de doubles mort et vivant, peur et courage, qui font aller les regards vers la mort ou la vie, vers l’un ou l’autre, le même et différent à la fois, dans un mouvement où public et Don Giovanni ont des mouvements presque identiques.
Par ailleurs, chez Mozart, les femmes sont bien plus ambiguës que victimes clairement identifiables: Donna Anna reste un mystère, est-elle amoureuse de Don Giovanni, l’a-t-elle accueillie dans sa chambre (bien des metteurs en scène le laissent supposer), écarte-t-elle Ottavio parce qu’elle ne l’aime pas ? Le père mort invoqué à la fin est-il un prétexte ? Anna est plus une victime consentante sans doute en proie à l’horreur d’elle-même qu’une victime passive des entreprises de Don Giovanni. Elle cherche à lui nuire et le poursuivre plus par sentiment d’expiation personnelle que par vengeance ; elle le poursuit par amour, un amour à la Phèdre poursuivant Hippolyte pour qu’il la regarde enfin « Si tes yeux un moment pouvaient me regarder. » (Phèdre Acte II, 5).
Pas d’ambiguïté en revanche chez Elvire, elle aime Don Giovanni et le poursuit jusqu’au bout de ses assiduités, et de sa volonté de le sauver malgré lui, elle ravale son orgueil, son dépit, pour s’humilier lors de la scène du festin.
Enfin on sent bien que Zerline en fera beaucoup voir à son Masetto : dès le jour du mariage, elle se laisse séduire par l’épouseur du genre humain, et pas seulement par ses promesses, mais aussi par son corps.
Chez Mozart, les femmes font vivre Don Giovanni, à moins que ce ne soit l’inverse : elles sont une drogue tout de même bien consentante, et pas vraiment les victimes du grand seigneur méchant homme. Et même chez Da Ponte, Don Giovanni est plus l’objet des fantasmes des unes (Elvire, Zerline) et des désirs des autres (Anna) que l’inverse. Son énergie le fait apparaître protagoniste, mais en réalité même chez Da Ponte il est la projection des regards et des fantasmes des autres : Warlikowski ne fait qu’aller jusqu’au bout de cette logique, faisant du donjuanisme une situation partagée par la plupart des personnages, et notamment par les femmes, totalement habillées pour l’hiver dans ce travail (toutes des nymphos) que j’ai trouvé assez misogyne (y compris dans son traitement de la femme noire, marquée par des attributs féminins démesurés).
La grande différence entre la vision habituelle du livret et ce qu’on voit ici est que Don Giovanni ne domine plus rien chez Warlikowski, tandis que dans un univers assez médiocre qui est l’univers de Da Ponte, Don Giovanni reste un dominateur : Ottavio n’est pas vraiment un aigle, Masetto est un benêt, et Leporello un double comique et dérisoire ; tous se font rouler dans la farine les uns par les autres et tous par Don Giovanni. Don Giovanni reste un esprit dominant ou du moins dominant sur du vide, et donc peut-être faussement dominant.
Warlikowski enlève à Don Giovanni son initiative, son statut, sa noblesse, il le rend comme une part des autres et ne s’appartenant plus : même la séduction de la servante d’Elvire commence par une vision d’Elvire au lit…avec sa servante…ce qui relativise toutes les passions…et ridiculise par ricochet Don Giovanni (le trompeur trompé).
En fait, Warlikowski est dans la logique de Da Ponte, et ne trahit rien du livret : les possibles dans Mozart/Da Ponte sont très larges. Et le personnage de Don Giovanni pose plus de questions qu’il ne donne de réponses.
Ainsi, Warlikowski considère tout ce monde assez interchangeable, dans un univers élaboré par Malgorzata Szczesniak à la fois hyper clean et un tantinet vulgaire, du salon high tech à la boite échangiste, un univers qui dans mon monde cinématographique hésite entre Kubrick et le Fellini du Satiricon ou de la Città delle donne.
Car Warlikowski construit un système référentiel centré sur l’univers du cinéma, et ce dès l’ouverture : les deux couples dans les loges ne sont pas au théâtre, ils sont au cinéma et regardent le film de la scène qu’ils sont en train de jouer. C’est une pantomime en musique (sur l’ouverture) pour le spectateur, un film muet qu’on regarde, où Don Giovanni m’a fait penser à Rudolf Valentino, grand séducteur devant l’éternel : rôles bien marqués, regards lourds, gestes larges, Leporello l’ami un peu indifférent, le Commandeur méchant, Donna Anna assoiffée de chair et Don Giovanni solitaire et glacé. Et Warlikowski s’amuse : il recommande aux spectateurs qui ne peuvent voir ce qui se passe dans la loge de regarder le film au centre (un billet déposé sur les fauteuils d’orchestre nous y invite), comme si le film était là pour rendre service au spectateur, alors qu’il est part de l’histoire qu’il veut raconter, parce qu’il veut que le spectateur ait la même posture que ses acteurs, regardant un film muet qui raconte une histoire finalement autre que celle (la même et pas la même) qu’on aperçoit se jouer dans les loges. Il piège d’ailleurs doublement le public, en ouvrant ainsi sur une fausse adresse au spectateur et clôturant sur une pirouette qui joue sur les deux finals de l’œuvre l’un (Prague) sur la mort du héros, l’autre (Vienne) sur les commentaires de toutes les victimes plus ou moins consentantes, et donc sur la misère, la faiblesse et la médiocrité humaines.
Mais le cinéma est une référence permanente, une référence que je sens mais où j’avoue humblement mon incompétence. Certes, la référence est explicite à Steve Mc Queen (Shame) tant par l’addiction sexuelle du héros que par la relation à ses amis qui ressemble aux relations avec Leporello et par d’autres signes comme l’univers du décor, ou même à Hunger qu’ont ressenti quelques amis à moi. Sans doute les costumes, et notamment ceux de Don Giovanni, et les attitudes, se réfèrent-ils à d’autres films peu identifiables pour moi. Mais ce qui est clair, c’est que Warlikowski plonge dans l’univers du cinéma pour mieux inscrire Don Giovanni dans un univers d’aujourd’hui, dans les mythes d’aujourd’hui et dans les peurs d’aujourd’hui. C’est à la fois un travail sur le mythe et sur la société d’aujourd’hui, qui perd tous repères religieux, moraux, sociaux. Une société perdue dont l’image perd complètement le public : au regard perdu de Don Giovanni correspond le regard perdu du public qui prend pour pornographie sexuelle, la pornographie sociale et morale au quotidien qui nous est imposée par le délitement des temps et que métaphorise sur scène le metteur en scène polonais. Venu à Don Giovanni pour retrouver Mozââââârt, le public se retrouve face à un cinéma miroir, où il ne se reconnaît pas alors qu’il est dans le miroir. D’où la violence du refus.
Alors ? Warlikowski a-t-il réussi son coup ?
Oui, si l’on compte que ce spectacle continue d’intriguer, et qu’il ne donne pas toutes les réponses en multipliant les questions comme autant de possibles. Il est bouillonnant d’idées, de toutes sortes, jusqu’à l’indigestion. Incontestablement c’est une fête de l’intelligence.
Mais c’est tout autant « le canard du doute aux lèvres de vermouth » cher à Lautréamont qui nous saisit. Il y a quelque chose qui résiste et qui nous manque pour être complètement emporté ou convaincu. Il reste au bout du bout un doute. Ce n’est pas la plus convaincante des mises en scènes de Warlikowski : Lulu, qui est ici une référence, par le décor, par l’interprète, par le lieu aussi, était bien plus dominée. Mais peut-être aussi Don Giovanni est-il un opéra impossible à contenir, comme ces masses qu’on essaie de dompter et qui s’échappent par tous les pores et toutes les fissures, une sorte de Chose informe et toujours dangereuse, un piège dans lequel systématiquement on tombe. Nous sommes tombés dans ce piège, et nous en restons agacés. Aucune réponse à Bruxelles, mais tant de questions en plus.
Nota: Ce spectacle a été vu sur Mezzo, sera sur le site d’Arte dans quelques jours…et se joue jusqu’au 30 décembre…
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Si vous allez à New York en saison, ne ratez pas un concert à Carnegie Hall. Le lieu est l’un de ceux où souffle quelque chose, un lieu de rituels, de poussière, de souvenirs. Aux murs des photos de chefs, de solistes, de chanteurs légendaires qui ont fréquenté ce lieu, des autographes de compositeurs, des vieilles choses pour un bâtiment vénérable. Enfin tout ce que nos salles de concert ne contiennent pas, tout ce que notre opéra national ne cultive pas, comme si l’histoire de nos maisons se limitait au hic et nunc. Au MET comme à Carnegie Hall, tous les fantômes qui ont hanté les salles sont présents, on a conscience d’être dans l’histoire, une longue histoire, même lorsque les lieux ont changé, comme au MET, dont la salle actuelle remonte à 1966 et qui a assumé le passé de l’autre salle. A Bastille, à part les pubs pour Guerlain ou Chopard, rien de cela, la mémoire ne se cultive pas dans nos lieux musicaux. On a les opéras qu’on mérite.
En parcourant les couloirs de Carnegie Hall, on imagine ce que devait être l’ancien MET. Car Carnegie Hall dont l’acoustique est phénoménale, est une vaste béance de 2800 places, si vaste, si vertigineuse qu’il n’y plus de place pour les circulations latérales, escaliers incroyablement raides et interminables, petits couloirs d’à peine 1,5m de large bars coincés et malcommodes, portes d’accès étroites, ascenseur (un unique ascenseur je crois, hors d’âge) et des queues de spectateurs partout, aux entrées de la salle, à l’ascenseur, aux lieux d’aisance, aux bars. Seul le bar du parterre est un peu plus large. Mais celui des galeries (Dress circle) est minuscule et d’ailleurs le public (des centaines de personnes) ne peut guère s’y mouvoir.
Un public diversifié, troisième, quatrième âge, déambulateurs, fauteuils roulants (dans un lieu guère aménagé pour les personnes à mobilité réduite). Comme partout, le public des concerts est plutôt mur. Mais on croise aussi plus qu’au MET des jeunes, des étudiants des touristes un peu perdus dans ce labyrinthe hanté.
Alors évidemment j’aime beaucoup. Je n’ai guère d’expérience d’une salle de concerts plus évocatrice (même le Musikverein dégage moins d’âme), et en même temps plus malcommode, de cette incommodité parlante, émouvante. On craint comme la peste le jour où l’on décidera de réaménager ou de moderniser.
Oui, Allez à Carnegie Hall. Au plus vite si vous allez à New York.
D’autant que l’on se pressait ce dimanche 12 octobre en matinée (à 15h), où l’orchestre du MET dirigé par James Levine dans l’un de ses rares concerts symphoniques proposait avec Maurizio Pollini en soliste un de ces programmes qui font tilt dans la tête du mélomane, le concerto pour piano n°21 de Mozart, et la Symphonie n°9 de Mahler.
Le concerto pour piano n° 21 de Mozart K.467 en ut majeur est un des piliers du répertoire, notamment le deuxième mouvement. C’est une pièce favorite de Maurizio Pollini, en tournée aux USA qui l’a déjà donnée ce printemps avec Christian Thielemann à Salzbourg. J’avoue avoir été éberlué de l’ambiance extraordinaire qui y est immédiatement installée. Le concerto coule avec une fluidité étonnante, un sens du legato, dans un Mozart volontairement sans accrocs, mais non sans accents. Une force qui va tranquille et joyeuse, comme l’ange de La Mort des amants baudelairienne. J’évoque ce poème à dessein, l’un des rares poèmes du bonheur baudelairien. Nous sommes effectivement dans une sorte d’évocation d’un Mozart heureux : c’est une des périodes de bonheur de sa vie, (« le court bonheur de ma vie », dirait Rousseau) il est auréolé de succès, il entre à la franc-maçonnerie deux mois avant la création de ce concert au Burgtheater. Et la joie se traduit à la fois par un rythme assez vif, mais jamais alourdi (alors que souvent Levine est accusé de l’être), empreint d’une grandeur simple, et par une sorte de continuum, de chasse au bonheur très stendhalienne, une sorte d’évocation édenique qui pacifie. Évidemment, Maurizio Pollini adhère complètement à cette vision, dans une forme éblouissante, mais jamais démonstrative, jamais marqué par la folle rapidité qu’il avait imposée à Salzbourg face à un Thielemann plus retenu… Il y a ici une véritable unité, un système d’écho où très clairement soliste et chef tiennent le même discours. D’ailleurs, Levine s’est placé non face à l’orchestre, mais à l’oblique, pour avoir le soliste dans son champ de vision (il ne peut se tourner). Une profonde entente semble régner sur la conception de l’œuvre, marquée par une sérénité joyeuse qui inonde l’auditeur.
Il faut aussi souligner la qualité de l’orchestre, car au-delà de cette fluidité évoquée plus haut, il y a une approche bien analytique qui met en valeur chaque pupitre, cordes évidemment, mais aussi percussions ou bois. Le son produit a cette luminosité et cette clarté qui me rappellent quelquefois le Mozart de Böhm, qui m’a tant frappé dans ma jeunesse, qui met en tous cas en valeur les recoins de la partition et qui surtout permet à l’auditeur de ne pas rester concentré sur le soliste comme souvent dans un concerto, mais surtout faire des sortes d’aller et retour, favorisant aussi une vision plus globale. Pollini déploie dans le rondo final (que j’aime moins) une virtuosité incroyable, tout en gardant cette délicatesse de toucher sans sacrifier le volume sonore ni la précision du frapper : équilibre subtil dont seul il est capable les jours de grâce.
L’univers Mahlérien, et notamment de ce Mahler-là, de cette symphonie-là (la n°9 en ré majeur), pourrait être aux antipodes de la sérénité. Mahler traverse des épreuves, et la période est sombre. Claudio Abbado a souvent interprété Mahler dans le sens de la tristesse nostalgique, du sarcasme désabusé, de l’énergie du désespoir ou surtout d’une sorte d’indicible tristesse. Ses dernières interprétations de la 9ème la tiraient clairement vers cette tristesse fondamentale. D’ailleurs, lorsqu’il évoquait Mahler dans les conversations, il parlait souvent de tristesse ou de souffrance.
J’avoue avoir été un peu désarçonné au départ, par une approche à la fois impeccable au niveau technique, l’orchestre ayant été à chaque moment au sommet, et presque trop « inhumain » dans sa perfection. Cette perfection m’a, je l’avoue, gêné. Je l’ai dans un premier temps attribuée à de la froideur, à une approche à la fois monumentale et distante. Et j’ai eu un peu de difficulté à entrer ainsi dans un univers mahlérien inhabituel pour moi. Quand on a vécu avec Abbado presque systématiquement dans Mahler avec les émotions que l’on sait, dans une sorte de perfection séraphique, il est difficile de pénétrer d’emblée dans un univers différent et surtout si différent : ce n’est pas une question de comparaison, c’est une question d’accoutumance addictive. J’avais cependant été très séduit voire secoué par ce que faisait Daniele Gatti avec la Concertgebouw à Lucerne en 2013, dans une interprétation inhabituelle pour moi très charnelle, très chtonienne et sublimement maîtrisée, dont l’option pourrait se relier à ce que nous avons entendu à Carnegie Hall.
À distance d’une dizaine de jours, les traces de la mémoire parlent, et l’incroyable performance de l’orchestre, alliée à l’option de Levine, qui évite la sensiblerie ou la tristesse, pour donner de l’espace certes à une certaine mélancolie, mais en même temps laisser l’espace à une énergie qui n’est pas celle du désespoir, mais une sorte de force tranquille, de décision. Peut-être cette option n’est-elle d’ailleurs pas étrangère à son retour, après qu’on eut parié sur son retrait, et du MET et des podiums et aux conditions physiques et psychologiques qui doivent l’accompagner.
Autant je suis sorti du concert convaincu par Mozart, autant je suis resté un peu plus dans le désarroi pour Mahler, j’ai ressenti quelquefois une certaine froideur, une sorte de perfection du bloc de marbre, sublime de régularité, mais glacial. Mais, la mémoire du cœur a fait son chemin, j’ai peu à peu reconstruit mes souvenirs, car je ne cessais de penser à ce concert, pour constater que derrière l’option de Levine, il y a quelque chose de vital, de profondément sensible et volontaire. Toute la vision du chef est d’ailleurs à embrasser dès le début, qui prolonge d’un certain point de vue la sérénité du Mozart précédent : il y a là Esprit , quand on saisit, en y réfléchissant, cette vision à la fois sereine et profondément vitale qui irrigue tout le premier mouvement andante comodo, une envie de vie, de nature, d’air, de sève, avec juste un rien de douce mélancolie. Le son est plein, les moments de tendresse très retenus, aussi bien d’ailleurs que le terrible rondo burlesque (si désespérant chez Abbado) abordé ici avec une sorte de distance, de fatalisme mais sans aucune indifférence. Il y a dans cette vision (car plus que d’interprétation, c’est de vision qu’il s’agit) comme chez Mozart auparavant une suprême sérénité, sans joie cette fois, mais une sérénité affichée et affirmée devant l’irrémédiable qu’on sait devoir arriver. En ce sens, ce travail a une incroyable grandeur, une grandeur à la fois apollinienne et tragique, presque nietzschéenne.
Au service de cette approche, un orchestre vraiment époustouflant. On a l’habitude de tordre le nez devant certains orchestres de fosse rarement sollicités dans le répertoire symphonique, mais force est de constater non seulement la qualité exceptionnelle de chaque pupitre (altos d’une rare finesse, contrebasses sublimes, bois à se damner), même si on connaît la technicité extrême des orchestres nord-américains, mais aussi une manière d’engagement, une vraie sensibilité dans le jeu qu’on ressent de manière si vive dans le dernier mouvement. Abbado allait vers le silence final (qui est dans la partition : Mahler a écrit still) avec un decrescendo sonore que seul lui pouvait prétendre des orchestres, comme une succession de spasmes à peine perceptibles vidés de toute sève, de notes qui peu à peu glissaient vers le son, de choses lointaines et vagues peu à peu envahies de néant. Ici, il y a évidemment decrescendo sonore, mais le son reste dessiné, la note est présente : jusqu’au bout, il y a musique, jusqu’au bout, il y a donc vie comme ces corps qui disparaîtraient peu à peu dans l’eau jusqu’à ce qu’on n’en voie qu’un bras, puis une main, puis un doigt. Jusqu’au bout, il y a bribes de musique, jusqu’au bout, on entend et dans un tempo même un peu plus rapide que l’habitude. Et à la fin, il n’y a pas résignation mais bien plutôt un manque : l’addiction à la vie existe même dans ce silence final…
James Levine, que j’ai entendu souvent entre 1980 et 2000 (essentiellement dans Wagner), ne faisait pas loin de là, l’unanimité et je me suis moi-même souvent ennuyé devant des Parsifal étirés au point de perdre tout ressort ou même toute âme, et puis, çà et là, des moments de pur génie. Face à ce que nous avons pu vivre dans cet extraordinaire concert (dont il n’y aura pas trace, hélas), on ne peut qu’encourager les mélomanes voyageurs (les Wanderer ?) qui ont la chance de pouvoir le faire à aller l’entendre : à 71 ans, il reste l’une des baguettes de référence. Et si vous ne pouvez traverser l’atlantique, guettez ses apparitions dans les retransmissions du MET : il fait partie des monstres du podium et il ne faut pas le rater. [wpsr_facebook]
James Levine est de retour sur le podium du MET de manière beaucoup plus régulière pendant cette saison, puisqu’il dirigera outre ces Nozze di Figaro, Die Meistersinger von Nürnberg, Ernani, Un Ballo in maschera et The Rake’s progress. Du coup, la position de Fabio Luisi ne se justifie plus autant et celui-ci a annoncé son retrait en 2016 « pour mieux se consacrer à Zürich, dont il est le directeur musical ».
Levine, très aimé au MET, a un répertoire particulièrement large, puisqu’on l’a vu aussi bien à Bayreuth, qu’à Salzbourg pour Mozart, et ses interprétations verdiennes sont d’un très grand intérêt. Son enregistrement des Vespri Siciliani fut mon premier coffret Verdi, en préparation des représentations parisiennes de 1974. Et il reste pour moi dans cet œuvre une référence, ainsi que le montre un pirate miraculeux, mais au son un peu difficile, avec Montserrat Caballé et Nicolai Gedda.
J’ai beaucoup d’estime pour ce chef. Même si à Bayreuth notamment, son Parsifal (production Götz Friedrich, un des bons souvenirs de la colline verte) très lent n’était pas toujours passionnant, malgré la Kundry de Leonie Rysanek, puis surtout d’une débutante nommée Waltraud Meier. Musicalement, son Ring bayreuthien (Kirchner, Rosalie) fut plus intéressant, et j’avais beaucoup apprécié le dernier Ring dans la production de Otto Schenk qu’il donna au MET. Je n’ai pu l’entendre dans la production Lepage, il était déjà fatigué, avait annulé Die Walküre à laquelle j’avais assisté, et j’ai vu ce Ring dirigé par Fabio Luisi.
Ces prémices pour souligner tout l’intérêt que j’ai à entendre ce chef à un moment où il reprend la baguette, avec une énergie renouvelée, même s’il a désormais de très grosses difficultés pour se déplacer (en fauteuil roulant).
Pour cette nouvelle production des Nozze di Figaro, le MET a réuni une distribution de bon niveau avec Peter Mattei dans il Conte, Ildar Abdrazakov (assez populaire au MET) dans Figaro, Marlis Petersen dans Susanna, Isabel Leonard dans Cherubino et Amanda Majeski dans la Contessa, la mise en scène a été confiée à Sir Richard Eyre qui a mis en scène ici notamment le Werther de la saison dernière (avec Jonas Kaufmann et Sophie Koch) et Carmen, reprise en ce début de saison.
Richard Eyre n’a pas travaillé sur les aspects idéologiques de l’œuvre, comme la production automnale de Giorgio Strehler en 1973, qui reste l’une des très grandes références de la fin du XXème siècle.
Richard Eyre transfère l’action dans les années 30, une sorte d’image de l’aristocratie espagnole insouciante à l’orée de la guerre civile, comme l’aristocratie de Beaumarchais inconsciente de la révolution toute proche, et dans une structure de décor imaginée par Rob Howell, qui est l’élément moteur de ce travail. La structure assez monumentale est faite de « silos », de tours dotées de cloisons qui font penser aux moucharabiehs (on est à Séville…), à la fois séparées et transparentes, mais curieusement l’ensemble du dispositif a un côté qui de loin ferait aussi penser à une cathédrale de style baroque espagnol, et les tours renvoient évidemment à l’idée de château. Une idée de château, une idée d’Espagne, une idée méditerranéenne et un peu arabe, voilà qui construit une ambiance, assez réussie.
Installé sur une tournette, ce décor est assez monumental, assez esthétique, et délimite des espaces changeants qui permettent de faire virevolter cette folle journée. Le lever de rideau au premier acte, avant de se fixer sur la chambre de Figaro et Susanne, fait voir l’ensemble des pièces et de l’espace (on voit ainsi la contessa qui dort dans sa chambre), et le dispositif permet aussi de faire que les personnages passent d’une pièce à l’autre, voient ce qui se passe sans être vus, et donc le décor contribue parfaitement à installer cette mise en scène vive et animée, d’une « folle journée », peut être ici plus rossinienne que mozartienne.
Ensuite, le travail est assez précis sur la manière de gérer les personnages la direction d’acteurs est bien menée. Ce sont des Nozze dans l’esprit du Barbiere di Siviglia de Rossini. Je l’ai écrit plus haut, on sent plus pétiller Rossini sous ce Mozart . Ce qui intéresse Richard Eyre, c’est d’abord un comique de situation, créer des quiproquos, faire mouvoir les personnages sans cesse, et sans cesse dans des espaces réduits, surchargés d’objets.
Tout cela est millimétré, ce qui est d’ailleurs bien dans l’esprit de Beaumarchais : la scène de Cherubin non pas cette fois dans le fauteuil, mais caché sous une couverture sur le lit (Richard Eyre a réussi a faire un premier acte de Nozze sans le fauteuil, ce qui est notable…) est réglée de manière éblouissante. Quand les chanteurs sont d’excellents acteurs, très engagés, c’est vraiment très réussi : Peter Mattei est un Conte magnifique, spontané, de grande allure, c’est aussi le cas de la Susanna de Marlis Petersen, de la Contessa d’Amanda Majeski, et surtout du Cherubin d’Isabel Leonard, qui a une prise exceptionnelle sur le public. Leur jeu – notamment quand ils sont ensemble, est d’un confondant naturel. Ildar Abdrazakov est en revanche un acteur moins à l’aise dans Figaro, plus en retrait. Les rôles de complément sont aussi à saluer et notamment la Marcellina bien caractérisée de Susanne Mentzer, qui fut Cherubino au MET à la fin des années 80 et qui chanta souvent à Paris (Rosina, Adalgisa, Mélisande, Giulio Cesare etc…) entre 1985 et le début des années 2000. Tout cela compose un cast de qualité, bien préparé scéniquement, et vocalement assez homogène, sans être exceptionnel.
Car vocalement, c’est incontestablement Peter Mattei qui de très loin, domine le plateau. On a souligné plus haut sa désinvolture scénique, à ses qualités d’acteur il ajoute, ce qui ne peut étonner, une prestation vocale de très haut niveau. Dans son air du troisième acte, « hai già vinta la causa », j’ai rarement entendu un tel récitatif, si bien projeté, si expressif, voire si nuancé., avec un air d’une cristalline clarté et un art de la coloration totalement confondant, sans compter le timbre, exceptionnel.
La contessa d’Amanda Majeski m’a moins convaincu. Elle est une excellente actrice, notamment au deuxième acte, mais reste vocalement relativement banale, assez impersonnelle et sans vrai caractère, sans être vraiment en retrait. Une caractérisation très propre, un chant très au point, mais sans véritable originalité, qui pâlit face à Peter Mattei.
Ildar Abdrazakov, habitué du MET qui en a fait sa basse profonde favorite avec René Pape, n’est pas un Figaro trop convaincant. Non que la voix soit en défaut, mais il n’arrive pas à donner à sa performance vocale une variété dans les couleurs et une ductilité suffisante ; la voix profonde reste un peu lourde pour le rôle. Il est bien plus à l’aise ailleurs et je ne pense pas que Figaro soit un rôle dans lequel il ait intérêt à persévérer : question de style, question de couleur, question de timbre aussi. Abdrazakov, avec toutes ses qualités (rappelons-nous le magnifique Prince Igor l’an dernier), n’est pas un chanteur pour Mozart.
Marlis Petersen en revanche est une délicieuse Susanna, elle en a le timbre, elle en a la couleur, elle en a aussi l’expression. Susanna est un rôle plus complexe qu’il n’y paraît : il lui faut ductilité, agilité, vivacité, ambiguité – avec le comte – mais aussi tendresse, mais aussi humour, mais aussi mélancolie et profondeur, notamment au dernier acte dans Deh vieni non tardar, qui est l’un des plus jolis moments de la soirée.
Le Cherubino d’Isabel Leonard, très populaire au MET, est scéniquement totalement bluffant, sautillant, adolescent en diable. Vocalement, la chanteuse est plus banale pour mon goût et son chant manque de cette poésie qui doit être inhérente au rôle et que possédait une Frederica Von Stade. Mais dans ce rôle, j’ai dans mon âme pour l’éternité (ou pour l’île déserte) Teresa Berganza, et je garde pour le secret de mon cœur Agnès Baltsa. Je n’en ai pas entendu de meilleures. Et elles me suffisent…
J’ai dit qu’Amanda Majeski, ne m’avait pas complètement convaincu, l’actrice est très correcte, mais la chanteuse encore un peu froide pour mon goût : son chant m’est apparu manquer d’expressivité , et ce dès Porgi amor . La voix est belle, avec de jolis harmoniques, une voix pour Mozart et donc aussi pour Strauss (d’ailleurs sa carrière est en train de se développer dans ces directions : Elvira, Marschallin, Contessa mais aussi Rusalka (à Francfort) ou Marguerite de Faust (à Zürich). Mon opinion reste réservée, belle voix sans aucun doute, techniquement remarquable, mais manquant pour mon goût d’émotion et d’expressivité. Il me faudra la réentendre.
Il est dommage que l’air de Marcellina ait été coupé, car Susanne Mentzer compose une Marcelline vive, et très présente scéniquement. Il n’en est pas de même pour le Bartolo de John del Carlo, à la voix usée, brinquebalante, des aigus volatilisés et sans grave sonore, ce qui pour Bartolo est rédhibitoire dans son air La vendetta du premier acte.
Un bon point en revanche pour la très fraîche Barbarina de Ying Fang, membre du Lindemann programme pour jeunes artistes qui a su dessiner une ambiance et donner de la couleur à son air de l’acte IV l’ho perduta, si ambigu…
Le chœur du MET, dans une œuvre où il est peu sollicité, se montre très solide sans être exceptionnel, mais c’est une bonne prestation.
J’ai entendu pour la première fois James Levine à Salzbourg dans un Mozart, La Clemenza di Tito en 1979. Je n’avais jamais entendu ses Nozze di Figaro. Ce Mozart est d’abord très agile, très leste, très fluide : c’est vraiment ce qui frappe dès l’ouverture. Levine, à qui l’on reproche de diriger quelquefois fort, retient ici le son. Il ne s’intéresse pas spécialement au volume, mais plutôt au discours très vif, d’une très grande clarté, mettant en relief de manière notable les bois avec un vrai souci d’égalité du volume sonore. L’orchestre, toujours de très bon niveau, en grande forme, suit avec allant les indications précises du chef, qui suit aussi les chanteurs avec un souci de grande cohésion scène et fosse. C’est plus la continuité du discours qui est privilégiée que le relief ou la dramaturgie (comme chez Solti par exemple). J’ai trouvé que le deuxième acte, mon préféré, avec cette succession d’airs et d’ensembles dans la seconde moitié jamais interrompue par des récitatifs, où l’action sans cesse rebondit, est mené de manière magistrale avec un sens évident de la pulsation dramatique. Un grand travail de référence, très classique, très américain peut-être où l’apport des lectures baroques ne transparaît pas, au contraire de la plupart des lectures actuelles en Europe, et un travail d’une vivacité, d’un allant inouïs, en pleine cohérence avec le plateau et le parti pris de la mise en scène…
Sans être un spectacle anthologique, cette production des Nozze di Figaro solide, bien distribuée, magnifiquement dirigée en dit long sur le niveau d’exigence de la première scène américaine et sur la qualité des forces qui la composent et notamment de l’orchestre. On sort heureux, conquis, prêt à jouir dans la bonne humeur du doux soir d’automne new-yorkais. [wpsr_facebook]
Encore une représentation de répertoire que cet Entführung aus dem Serail dans une production qui remonte à 2003 (alors confiée à Daniel Harding). L’œuvre est devenue relativement rare sur les scènes malgré une histoire pourtant politiquement bien correcte, et cette rareté n’est à mon avis pas étrangère aux évolutions de la situation géopolitique des dernières années, même si on va cette saison voir cet opéra représenté à l’Opéra de Paris d’où il était absent depuis 1984, soit trente ans. Mais j’ai entendu aussi certains mélomanes pourtant fanatiques de mes amis faire la moue devant cette œuvre, comme si elle n’était pas assez digne d’intérêt pour les penseurs de la musique. Pourtant, aussi bien l’intrigue que la nature des personnages éclairent évidemment le parcours de Mozart et surtout une certaine permanence des thématiques illustrées: c’est une oeuvre illuminisme (Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle ait plu à l’Empereur qui lui trouvait trop de notes.) et éclairée et sous des dehors superficiels et anodins, elle n’est pas loin des dénonciations voltairiennes. Mozart et son librettiste nous disent clairement dans ce livret que les turcs (et les musulmans) ne sont pas comme nous le pensions: il y a aussi un islam qui a bien plus grand cœur et plus d’humanité que le christianisme. Un message qui aujourd’hui éclaire de sa lumière une brûlante actualité.
Pour ma part, je l’ai vu pour la première fois dans la production de Günther Rennert au Palais Garnier, Karl Böhm au pupitre (même avec Böhm on trouvait toujours pour Entführung des places pour étudiants à 10F…) et Christiane Eda-Pierre dans Konstanze, Kurt Moll (Osmin) et Stuart Burrows (Belmonte), Bassa Selim étant Karl Heinz Böhm (fils de…et surtout le François Joseph dans les trois films « Sissi » avec Romy Schneider…) puis dans les reprises, Paul-Emile Deiber. J’ai encore dans la mémoire la direction de Böhm, à la fois énergique, alerte, jeune, claire, et cristalline – je me souviens de la légèreté du triangle et des cymbales, qui rappellent les fanfares de janissaires et qui malgré tout étaient des éléments dansants et aériens : rarement direction musicale m’a autant marqué, qui m’a vraiment fait rentrer directement dans le tissu de la partition, au point que lorsque j’écoute cet opéra (je l’ai vu assez rarement depuis) c’est la petite musique de Böhm que j’ai toujours en moi et du coup, j’ai une grande affection pour ce Mozart-là, avec ses dialogues, avec ses redoutables airs (parmi les plus difficiles pour soprano) qui exigent à la fois les agilités, une certaine assise, une certaine largeur, mais aussi les aigus et les suraigus : à ce titre, Martern aller Arten est sans doute l’un des airs les plus ardus du répertoire, à cause de ses difficultés techniques et de sa longueur. C’étaient donc ce dimanche à Munich de grandes retrouvailles avec un opéra très lié à mes premières expériences lyriques et donc une grande joie.
À Paris, la mise en scène de Günther Rennert, très classique, très représentative de la mise en scène mozartienne allemande de grande tradition de ces années-là, sans grande imagination, mais sans âge également, aurait donc pu vivre longtemps.
Mais Massimo Bogianckino importa à Paris quelques années plus tard LA mise en scène de Entführung aus dem Serail de l’époque, celle de Giorgio Strehler, sans doute la plus belle mise en scène de cet opéra dans les cinquante dernières années ; quand il l’importa, en 1984, elle avait déjà 19 ans : une mise en scène créée au Festival de Salzbourg en 1965 (Mehta, Rothenberger Wunderlich) reprise à la Scala deux fois dans les années 70, et qui fut, et reste à mon avis la référence, dans les décors de livre d’enfant de Luciano Damiani, avec ses jeux d’ombres et de lumières, avec sa merveilleuse poésie qui en faisait l’Enchantement au Serail.
En 1993-1994 encore, elle fut reprise à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch pour servir d’écrin à la Konstanze de Mariella Devia : la production avait une trentaine d’années et je suis sûr qu’une reprise aujourd’hui garderait encore sa fascination.
À Munich, la production date de 2003 (elle fut très mal accueillie), et elle est signée Martin Duncan, dans des décors de Ultz, typique des choix de Sir Peter Jonas, alors intendant: un spectacle coloré, souriant, mais qui propose un choix radical en supprimant totalement les dialogues, et en les remplaçant par une récitante en nikab – elle se dévoile très vite pour afficher la soif de Konstanze et Blonde pour la liberté féminine créant ainsi une sorte de chambre d’écho entre le Sérail d’hier (le palais de Topkapi) fermé et réservé aux femmes et aux eunuques, et le monde d’aujourd’hui : femmes voilées, ouvriers turcs couverts du drapeau national (applaudissements dans la salle) traversant la scène (en réalité machinistes). Tout l’opéra se réduit alors aux parties chantées, qui se déroulent systématiquement ou presque dans des sofas suspendus multicolores avec la récitante qui raconte et quelquefois commente brièvement l’action .
Chaque scène et chaque personnage dans un sofa se déplaçant latéralement ou en hauteur, comme si défilaient des sortes de miniatures ou des saynètes, en font un spectacle de marionnettes chantantes, les sofas suspendus à des fils rappelant ceux avec lesquels on manie des marionnettes : la conséquence, Bassa Selim, rôle exclusivement parlé devient par la suppression des dialogues un rôle presque muet (sauf dans la scène finale), et il n’y plus d’espace pour aucun des effets humoristiques des dialogues sur lesquels repose quasiment toute l’avancée de l’intrigue, ni aucun des éléments dramaturgiques de la trame.
L’humour et le sourire sont portés par la récitante, Demet Gül, une excellente actrice d’origine turque qui commence par parler au public en turc (sourires), et qui tient le fil d’un récit entrecoupé d’airs, comme un texte illustré où les images seraient remplacées par la musique. C’est amusant au départ, c’est vite un peu lassant, malgré la jolie manière dont sont réglés les airs, que les chanteurs exécutent assis ou couchés sur les sofas, avec pour les duos, deux sofas (un par protagoniste) ou plus rarement un sofa pour deux…Il reste que certains moments sont réussis, comme l’apparition des eunuques qui se dénudent et demeurent en pagne face au public, puis se retournent, se plient et semblent écrire, puis se tournent vers le public avec sur leur pagne une croix à la place du sexe, ou le jeu sur les fruits et les délices portés par des esclaves-table, ou Osmin massant violemment Pedrillo etc..etc..
Autre conséquence inattendue, la musique qui en ressort apparaît, isolée des contextes dialogués, plus mélancolique, plus retenue, plus triste, et moins légère qu’habituellement. Déjà sous ce Mozart encore jeune pointent les opéras de la maturité, et ce n’est pas là le moindre paradoxe que les personnages prennent plus de poids et de consistance musicale que dans la version dialoguée, tout en restant des marionnettes. Il reste pour moi, malgré de jolis moments, que l’on y perd au niveau de l’intérêt dramaturgique.
Musicalement en revanche , la production fonctionne bien grâce à une distribution équilibrée et de très bon niveau.
Deux ténors et deux sopranos aux qualités voisines, une basse, un rôle parlé, voilà l’exigence. Belmonte est un ténor lyrique dont la tessiture est voisine de Tamino, et qui donc demande une belle assise et un certain volume, et un beau contrôle sur la voix pour les mezzevoci que le rôle demande. On disait souvent quand j’étais jeune fan d’opéra « qui chante Belmonte ou Tamino finira en Lohengrin ». Pedrillo est plus léger, et peut être interprété par un ténor de caractère. Blonde exige une note très haute dans son premier air, et est une voix typique de colorature léger. Konstanze est un lirico-colorature, agilités, cadences pyrotechniques, mais aussi assise large : il ne faut pas un simple colorature, mais une voix qui ait une certaine consistance. Une Konstanze doit pouvoir chanter la Comtesse ou Donna Anna (même si l’inverse n’est pas forcément le cas)
Jusqu’ici Lisette Oropesa (http://lisetteoropesa.com) a chanté des sopranos plutôt légers, et la voir affichée dans Konstanze m’a surpris. C’est une délicieuse Sophie de Werther, (et dans pas si longtemps probablement du Rosenkavalier), c’est une Suzanne, c’est une Gilda notable (que les genevois ont pu applaudir dans le récent Rigoletto ) : un soprano formé à l’école américaine: contrôle, diction, projection, technique impeccables. Si les américains ont peu de théâtres d’opéra (globalement pas plus nombreux qu’en France), ils ont un réseau d’universités et de lieux de formations enviable. Un jeune artiste américain arrive sur le marché avec une bonne technique, et surtout un répertoire large, qu’il a pu éprouver dans les représentations montées dans les universités. Les artistes américains trouvaient par exemple dans les années 70 et 80 en Allemagne un marché tout près à les accueillir : 250 théâtres de répertoire avec des troupes demandant des artistes agiles et adaptables. C’est encore vrai aujourd’hui, mais l’arrivée des chanteurs issus des écoles russes a un peu bouleversé la donne, surtout pour les voix plus consistantes.
Lisette Oropesa a toutes les qualités exigées par Konstanze : une fraîcheur et une jeunesse enviables, une technique solide, cela se sent dès son premier air très paminien , Ach ich liebte déjà difficile dans la retenue qui exige déjà aigus et trilles. Konstanze demande des aigus et suraigus assurés (ce fut un rôle où brilla Gruberova), quelle qu’en soit la hauteur, des agilités, des choix de cadences sans concessions, et une endurance notable : Martern aller Arten est chanté par Lisette Oropesa sans aucune faiblesse, aucune fatigue, et on sait la difficulté de cet air, mais l’ensemble du rôle est donné avec la même sûreté, et la même maîtrise. Je ne doute pas que cette excellente chanteuse n’approfondisse le travail interprétatif sur un rôle assez riche et plus profond qu’on ne le pense généralement. Mais déjà quelle maîtrise ! Cela confirme ce que je pressentais, à savoir que Lisette Oropesa, magnifiquement préparée et techniquement sans failles, est une personnalité attachante, sympathique et douée et se trouve sans aucun doute à l’aube d’une grande carrière.
On connaît mieux Javier Camarena, un ténor habitué des rôles belcantistes et rossiniens, même s’il a chanté Belmonte à Salzbourg en 2013. C’est lui aussi un très bon technicien avec un sens de la respiration, avec un très beau contrôle sur la voix et sur le souffle, qui se joue des difficultés techniques. Ce qui caractérise cette voix c’est d’abord un style et une très grande élégance : dans Entführung, les deux protagonistes ont de nombreux airs (Konstanze en a trois dont deux consécutifs et Belmonte quatre). On se souviendra de son Wenn der Freude Tränen fliessen, un moment de lyrisme élégiaque qui fait du deuxième acte (qui concentre la plupart des grands airs des personnages) le sommet musical de l’œuvre. Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié la prestation, même si la voix me semble un tantinet légère pour le rôle, non qu’elle ne réponde pas aux exigences, mais pour Belmonte, j’aime des voix un peu plus consistantes : j’y entends une couleur un peu trop rossinienne dans sa manière, mais c’est plus une question de goût. Cela reste vraiment de très bon niveau.
La Blonde de Rebecca Nelsen est aussi typique de l’excellence américaine. Il suffit de consulter son site internet (http://rebeccanelsen.eu) pour constater le répertoire impressionnant qui recoupe celui de sa collègue Lisette Oropesa. Rebecca Nelsen fait une jolie carrière en Allemagne et Autriche, on l’a vue notamment dans Blondchen au Festival de Salzbourg en 2013 (aux côtés de Javier Camarena et de Desiree Rancatore) ; fraîcheur, jeunesse, vivacité du personnage et du chant, mais aussi parfaite maîtrise technique et naturellement les aigus voulus par le rôle et notamment dans son air initial qui ouvre l’acte II Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln . Qui dit mieux?
Pedrillo est peut-être plus complexe. Apparemment c’est le valet habile et léger, une sorte de Figaro du Barbier, mâtiné de Leporello, car il hésite quelquefois à agir par peur, mais c’est à lui que Mozart donne l’un des airs les plus poétiques de la partition, sinon le plus poétique (en tous cas un de mes préférés), la romance In Mohrenland gefangen war. C’est avec Osmin le rôle qui souffre le plus de la disparition des dialogues, parce que c’est lui qui très largement fait avancer l’action (c’est notamment lui qui fait entrer Belmonte dans la place) et qui dans cette vision retrouve une place secondaire qu’il n’a pas dans l’œuvre en réalité. Il est confié à Matthew Grills, un tout jeune ténor, qui appartient à l’Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper, et qui en 2013 faisait partie de l’Opera Studio de Portland et surtout du Merola Opera Program, l’un des programmes de formation les plus en vue actuellement aux USA. Il a déjà chanté Belmonte à Santa Fé. C’est dire la confiance que la Bayerische Staatsoper investit sur ces jeunes artistes. Et de fait, Matthew Grills montre une agilité, une vivacité et aussi une versatilité exemplaires, même si la voix gagnerait à être un peu plus projetée, il obtient un très gros succès notamment dans Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln, presque a capellaoù il montre un potentiel d’émotion non négligeable allié à un jeu qui a une forte prise sur le public, un air qui rappelle d’ailleurs que nous sommes aux débuts de la mode des opéras à libération qui culminera à Fidelio et qui passe notamment par Lodoiska (Cherubini, 1791) et même Zauberflöte (1791). C’est à n’en pas douter de la graine de Ferrando ou de Tamino. C’est notamment l’un de ceux qui malgré une mise en scène qui confine sur des sofas et donc qui bride les mouvements et les jeux de scène, celui qui s‘en s’en débrouille le mieux en arrivant à faire ressortir la vivacité et l’inventivité du personnage avec à la fois une simplicité et une justesse notables.
Dans cette ode à la liberté et au courage, typique de l’Aufklärung, mais aussi à la clémence (dans le Bassa Selim de 1782 pointe naturellement le Titus de 1791), Osmin représente le totalitarisme, la violence la jalousie et le désir, une sorte de Monostatos avant la lettre. Le rôle est confié le plus souvent à une basse profonde (Kurt Moll l’a souvent chanté et l’enregistré) qui descend jusqu’au ré. C’est pour une seule fois, Franz Hawlata qui le chante.
Franz Hawlata est un des chanteurs les plus connus de la distribution. Je l’ai notamment vu dans Hans Sachs à Bayreuth, dans La Roche de Capriccio à Vienne. C’est un chanteur-acteur notable, avec grand sens de la comédie et du théâtre : son Sachs était à Bayreuth magnifiquement joué et dit, il était chanté de manière plus contrastée, certains parlaient de « Sprechgesang ». Son Osmin aurait évidemment gagné à être plus joué, et nul doute que la présence des dialogues auraient donné plus d’aisance et de brillant à la prestation.
Réduit au chant, et aux airs, c’est peut-être paradoxal mais le charisme scénique d’Hawlata en prend un coup. Certes, au début notamment, la voix bien timbrée, la diction donnent une assise au personnage. Mais la profondeur exigée et les graves redoutables font un peu défaut, la voix se détimbre, devient mate, et les défauts constatés ces dernières années réapparaissent. Cette voix est fatiguée, et même si l’artiste garde un relief scénique intact, le relief vocal est érodé. Il doit chanter Sir Morosus dans la prochaine Schweigsame Frau : il excelle dans ce type de rôle de Strauss, on le sait, mais la voix sera-t-elle au rendez-vous?
Le choeur du Bayerische Staatsoper très en place, est divisé entre les femmes (sur scène) et les hommes (en fosse) car dans le Sérail, pas de place pour les hommes. Il est comme toujours excellemment préparé (par Stellario Fagone, le chef de choeur en second auprès de Sören Eckhoff).
Quant l’orchestre, il est confié à Constantin Trinks, un des chefs de la jeune génération (39 ans), qui fait partie des bons chefs de répertoire à suivre. Je me souviens de son excellente direction de Das Liebesverbot de Wagner à Bayreuth en 2013. On retrouve ce soir une battue précise, des gestes nets, du rythme, de la vivacité et un son clair. Cela reste peut-être un peu “martial” mais je me demande cependant si l’absence de dialogue ne pèse pas elle aussi sur la direction et sur le rythme général et si elle ne nuit pas à la fluidité de l’ensemble. Le rythme des dialogues peut influer sur un tempo, sur un discours musical et c’est bien là l’un des éléments de réussite d’un Singspiel (ou même d’une opérette). Ici il y a du Sing, mais pas de Spiel…d’où une musique moins en prise avec l’intrigue. Il reste que ce travail avec l’orchestre remarquable qu’on connaît (les bois étaient ce soir vraiment excellents) reste de très bon niveau et convaincant.
Pour conclure, voilà un spectacle un peu frustrant. La satisfaction musicale entre en concurrence avec le dessein général d’un travail qui efface le côté Singspiel, c’est à dire un spectacle où le dialogue est le moteur de l’action et la musique un moment d’arrêt sur image. Quand le moteur s’arrête ou disparaît, le spectacle change lui-même de nature : un récitant au lieu d’une scène de théâtre renvoie l’opéra non au Singspiel , mais à une sorte d’opéra-oratorio qui lui modifie sa nature profonde : on a deux actions (récit et chant) sans moteurs. Pour moi il s’agit d’une erreur et l’ambiance générale en pâtit, c’est dommage quand il n’y a pas de faiblesses sur le plateau.
Je pense qu’en gardant l’excellente idée des sofas, on eût pu dialoguer de sofa à sofa avec des effets intéressants. Si le metteur en scène a voulu actualiser en introduisant une récitante d’aujourd’hui qui tente de clarifier l’intrigue (le plan de Topkapi est plusieurs fois projeté pour montrer les progrès de Belmonte vers le Serail) pendant que l’histoire est renvoyée au passé, il eût pu alors aller plus loin dans l’actualisation. Ici le chant prend un coup de vieux et de lointain, qui nuit à la vivacité de l’ensemble et qui crée inévitablement un peu de langueur. Malgré des effets amusants et des sourires, malgré une réalisation de bon niveau, malgré l’excellence musicale, c’est un peu le désenchantement au Sérail. [wpsr_facebook]
Cela devient une tradition, les productions scaligères de Così fan tutte sont estampillées Salzbourg. En effet, la fameuse production précédente de Michael Hampe dans les beaux décors de Mauro Pagano (dernière présentation en 2007) venait elle aussi de Salzbourg où Riccardo Muti l’avait créée dans les années 1980, puis reprise assez souvent à la Scala. Cette fois-ci, on est aux antipodes du sage travail de Hampe et des décors XVIIIème d’une Naples ensoleillée. Claus Guth a placé l’action dans une vaste villa toute blanche, à plusieurs niveaux qui pourrait être de Frank Lloyd Wright, dans les milieux de la très bonne société d’aujourd’hui.
La production s’insère dans une trilogie Da Ponte conçue à Salzbourg par Claus Guth et qu’on a découverte depuis 2006. Il aurait été intéressant de la présenter à Milan et cela eût permis au public de mieux comprendre la forêt (allusion à Don Giovanni) ou les feuilles mortes (allusion aux Nozze), mais comprendre aussi comment Claus Guth oriente son travail sur la trilogie Da Ponte autour d’Eros et Thanatos. Les spectateurs intéressés se retourneront vers les vidéos. Così fan tutte est en quelque sorte une découverte du XXème siècle, et plus nettement encore de l’après guerre. Longtemps considérée comme secondaire, comme une pochade un peu bouffe dont Stendhal disait qu’elle aurait pu être écrite par Cimarosa, l’œuvre a été absente des scènes pendant plus d’un siècle. Il est aujourd’hui assez commun de considérer Così fan tutte non comme une aimable farce, mais une comédie dramatique, voire un drame : comme Don Giovanni, c’est un dramma giocoso, et des trois opéras de Da Ponte c’est sans doute le plus amer ou le plus grinçant. Tous les grands metteurs en scène historiques, Strehler, Chéreau, Ponnelle y ont travaillé. Strehler très tardivement, dans un spectacle de jeunes présenté au Piccolo Teatro (tiens, il y avait dans les chanteurs un jeune ténor d’avenir, Jonas Kaufmann), Chéreau l’a eu en tête depuis les années 90, mais l’a fait à Aix en Provence en 2005, en coproduction avec l’Opéra de Paris, même si l’actuelle direction lui a préféré la vieille production de Toffolutti sans intérêt. Ponnelle présenta une production assez sage et pâle à Paris en 1974, mais dirigée par Josef Krips deux mois avant sa mort. À Salzbourg, outre Guth, on a vu dans le genre sage la production Michael Hampe/Mauro Pagano et dans le genre Regietheater une production de Hans Neuenfels (sous l’ère Mortier) qui faisait de Così une expérience d’entomologiste. Entre les deux une intelligente production de Karl Heinz et Ursel Hermann pour le Festival de Pâques.
Pour un metteur en scène, c’est pain béni que cette histoire de couples qui s’échangent, ou s’interchangent, cette histoire de fragilité amoureuse, qui permet de jouer sur Eros et Thanatos, être et apparence, théâtre dans le théâtre. Claus Guth est aujourd’hui l’un des maîtres de l’opéra-psy, avec une intelligence, une finesse et une précision du jeu remarquables : il propose une vision très rigoureuse, très cohérente, sans jamais verser dans la provocation ou la transposition inutile.
Claus Guth commence par installer l’action dans l’univers réaliste d’une party dans la bonne société, à l’intérieur d’une villa d’architecte, grands sofas, murs blancs immaculés, masques africains au mur. Toute cette blancheur est évidemment à mettre en lien (facile) avec la blancheur candide des âmes des amants, qui s’aiment, qui ont la certitude de leur amour chevillée au corps. On comprend qu’au fur et à mesure des accrocs et des doutes, la blancheur va peu à peu se tâcher (les costumes des deux hommes), les murs vont laisser place à une forêt entrevue d’abord, puis de plus en plus envahissante, pour devenir part de la maison, et rappeler fortement celle du Don Giovanni de la trilogie Salzbourgeoise, à mesure que les désirs envahissent les esprits et les corps, et que de la candeur initiale il ne reste que des lambeaux. Guth visualise l’évolution des cœurs, en une image (décors de Christian Schmidt) qui n’est pas dénuée de poésie, notamment lorsqu’au second acte, les amants se cherchent dans la forêt nocturne.
À ce cadre qui évolue à mesure qu’on s’enfonce dans le mensonge, le doute, le drame et le déni, Guth fait correspondre une évolution des personnages, particulièrement bien dirigés, d’une manière très précise, avec des gestes calibrés servis par l’engagement des acteurs. Mais il introduit à mon avis une donnée référentielle sous-jacente, que j’ai cru sentir : en faisant d’Alfonso une sorte de magicien qui gère les situations et tire les fils, les personnages à son geste se fixent, s’arrêtent, en permettant comme par magie que les couples sans masques ne se reconnaissent pas, en cristallisant ainsi les regards par l’amour naissant, et en confiant toute la « mise en scène » à Alfonso, il en fait un mage de comédie shakespearienne, une sorte de Prospero ou d’Obéron jouant avec le feu, ou les feux de l’amour. Il y a quelque chose du Songe d’une nuit d’été dans cette vision des êtres évoluant dans la nuit de la forêt profonde. Être et apparence, fragilité des cœurs, couples bien ou mal formés, on est bien proche de l’univers des comédies de Shakespeare et Guth nous le fait ressentir, sans appuyer, sans être démonstratif.
Les personnages masculins sont peut-être plus caractérisés que les personnages féminins. Ayant sous la main un Rolando Villazon en Ferrando, qui aime jouer il en fait au départ un jeune homme un peu trop imbibé d’alcool qui se lance dans l’aventure proposée par Alfonso avec l’effronterie procurée par les vapeurs de Whisky. Villazon en fait beaucoup, trop peut-être dans un style à la De Funès. Il sera plus vrai lorsqu’il lui fera éprouver jalousie et souffrance au second acte. Son compère Guglielmo (Adam Plachetka) est plus retenu et plus distancié en scène, un peu moins acteur et beaucoup moins cabot, mais cela sert évidemment le dessein, notamment quand c’est lui qui conquiert Dorabella et la fait choir dans ses bras en une scène vraiment remarquable (un déshabillage au rythme de la musique de Mozart merveilleusement réglé et presque dérangeant). Il renonce aussi à la caricature dans sa manière de peindre Despina, plus une amie délurée qu’une soubrette, à peine déguisée en médecin ou notaire, parce que de toute manière Alfonso a mis tout en monde sous le charme et que peu à peu, quand l’amour envahit les esprits, la réalité compte peu. Cette Despina là n’a rien d’un pitre, elle est plutôt une Alfonso femelle.
Il propose aussi une vision de Fiordiligi en grande blonde (forcément, Maria Bengtsson !) un peu froide, un peu distante, toute en intériorité, et Dorabella la petite brunette, un peu plus délurée, mais sans les excès qu’on voit quelquefois sur les scènes où les deux sœurs sont très (trop) caractérisées, même si toutes deux évoluent en déshabillé d’intérieur très léger (Costumes de Anne Sofie Tuma) qui favorise l’expression du désir. Enfin, Alfonso, patron de toute la mascarade, garde une distance, tout en étant le plus souvent présent en scène, surveillant les effets de sa magie : on se croirait quelquefois au seuil de l’Illusion Comique, j’ai dit plus haut Prospero ou Oberon, on pourrait ajouter Alcandre. Guth dans cette ambiance géométrique agressivement moderne, recrée une comédie baroque : c’est la preuve supplémentaire d’une très grande intelligence.
Évidemment, dans cette mascarade, plus de chœur – il est dissimulé – l’action se concentre entre les six personnages, Six personnages en quête d’amour, dans un univers clos qui devient de plus en plus onirique, de plus en plus irréel.
Mais lors que les deux héros sont censés revenir, la forêt disparaît, les cloisons blanches retombent, sans qu’on revienne au statu quo ante : les deux arbres immenses sont bien plantés dans le salon, tels deux frênes oubliés par Wotan, la terre a envahi l’espace, il va falloir vivre avec ça désormais, avec ces deux poignards plantés dans le cœur, et les deux femmes ne s’y trompent pas : l’ensemble final où tout s’arrange n’arrange évidemment rien, elles se détachent, prostrées, écroulées, pendant qu’on chante la joie des retrouvailles et le mariage dont les faux semblants ont fait perdre tout sens. Terrible.
À ce travail particulièrement heureux, cohérent, esthétiquement réussi, correspond une approche musicale de haut niveau, sans atteindre cependant des sommets correspondants au niveau vocal.
La qualité d’ensemble est homogène, il n’y a pas de faiblesse particulière sur le plateau, mais il n’y a pas non plus d’éclatante révélation. Le public (les abonnés) de la Scala, ou au moins des fauteuils d’orchestre, toujours élégant, fuit rapidement même lorsque les projecteurs restent braqués sur le rideau pour des saluts individuels et il faut quelques applaudissements isolés insistants pour que la salle recommence à rappeler les artistes. C’est dire qu’il n’y a pas eu dans cette distribution de vraie prise sur le public.
Michele Pertusi est bien plus fameux pour ses basses rossiniennes que pour ses personnages mozartiens. La prestation est correcte, mais sans éclat ni couleur, il lui faudrait un style un peu plus raffiné, une couleur un peu ironique, cet Alfonso manque de profondeur, d’épaisseur et de subtilité, en bref il est poussif : on a connu des Alfonso sans voix, confiés à de vieilles gloires, qui composaient un personnage étourdissant (Raimondi…). La voix est là, mais sans aucune séduction : il manque une incarnation …
Guglielmo, c’est Adam Plachetka, ce jeune baryton en troupe à Vienne révélé il y a peu lors d’un remplacement dans Don Giovanni. La voix est claire, la diction parfaite, le timbre très velouté, incontestablement, du matériau vocal de premier ordre. C’est sans nul doute lui qui a le style le plus élaboré, le plus traditionnellement mozartien, même si la voix avait ce soir très légèrement tendance à racler dans les passages.
Enfin, Rolando Villazón, que tout le monde attendait non sans cruauté (la Roche Tarpéienne étant toujours près du Capitole). Il ne s’est pas remis complètement de ses problèmes aux cordes vocales, et son Ferrando a un style plutôt mâtiné de vérisme, au moins scéniquement. Je serais très injuste de dire que la voix ne passe pas ; j’ai lu des choses vraiment négatives, imméritées par rapport ce que j’ai entendu. Nous sommes à des années lumières d’un style à la Topi Lehtipuu par exemple. Mais c’est un rôle que Villazon a beaucoup chanté, qu’il connaît et caractérise bien. Le timbre ne fascine pas, et même s’ils sont quelquefois engorgés, et presque toujours difficiles et serrés, les aigus finissent par passer quelquefois au forceps et au total, l’incarnation et la couleur sont bien présentes, il est en tous cas moins tendu qu’à la première c’est peut-être lui qui remporte le plus gros succès alors qu’il avait été contesté..
Du côté féminin, le trio est dominé par Maria Bengtsson, même si c’est une Fiordiligi un peu froide pour mon goût, notamment au premier acte. Une figure réservée, distante, et qui ne fait pas passer grande émotion dans Come sgoglio, malgré les filati voulus, malgré les agilités, mais avec un centre assez opaque, des sons fixes dans les aigus qui finissent par gêner et sans les graves. L’émotion vient dans le second acte, un peu plus convaincant, parce que le personnage correspond enfin à l’image donnée dès le début, parce que Bengtsson sait exprimer la douleur, les doutes et surtout la profondeur du personnage : quand Fiordiligi se donne, c’en est vraiment fini de son amour pour Guglielmo. Cette épaisseur-là, Bengtsson sait l’exprimer et la faire passer.
Dorabella est toujours celle des deux sœurs qui est l’écervelée, la légère qui répondrait parfaitement à l’expression « Così fan tutte ». Elle est plus retenue dans cette mise en scène, un peu plus mûre aussi. Elle serait plutôt une femme consciente de ses désirs et les acceptant. Malheureusement, le chant de Katija Dragojevic reste assez inexpressif, sans tension ni caractère, avec une diction à peu près incompréhensible et des problèmes à l’aigu et une incapacité à chanter piano. Son Smanie implacabili laisse vraiment froid et les sons restent engorgés. Sans faute majeure, son chant ne diffuse aucune sensibilité. Le seul moment vraiment réussi pour mon goût, c’est le duo du second acte avec Guglielmo Il core vi dono/Mel date, lo prendo qui est une réussite scénique et vocale, avec une expression sensible, une diction exemplaire, et un style impeccable fait de ductilité de l’expression et de variété des couleurs : on y croit.
La Despina de Serena Malfi ne sert pas vocalement le rôle. Elle est peu expressive, avec des problèmes de legato, de précision des sons et malgré une pâte vocale plus large que les chanteuses distribuées habituellement dans le rôle. Des aigus difficiles, des passages problématiques, un manque de brio et d’imagination dans l’interprétation. Nous n’y sommes pas, même pour une Despina voulue moins démonstrative que dans d’autres mises en scène.
Il est possible que malgré une mise en scène de très bonne facture, le spectacle aurait été naufragé sans la direction attentive et intelligente de Daniel Barenboim. Conformément à ce qu’il fait habituellement dans Mozart, le son est plein de corps, la direction est dynamique, très énergique : le final du premier acte est à ce titre totalement étourdissant et sans doute le meilleur moment de la soirée.
L’ouverture manquerait un peu de poésie au départ (les bois bien peu subtils), mais pour le reste, il soutient l’œuvre de manière haletante, il accompagne les chanteurs avec attention pour atténuer les difficultés de certains (Villazón), attentif au volume orchestral, et mène les ensemble avec une grande maîtrise, réussissant à homogénéiser un ensemble vocal qui, on l’a vu, est loin d’être totalement satisfaisant. L’orchestre lui répond avec précision, il n’y a aucune scorie ni aucune errance. In fossa veritas : c’est bien de là que vient la vérité de Mozart, faite d’incroyable jeunesse, d’énergie, d’ironie, mais aussi de cynisme et de déchirure.
On le voit, une soirée un peu contrastée, mais on passe tout de même un moment intéressant, notamment grâce à Guth et Barenboim. La distribution aurait pu être mieux équilibrée, pour permettre d’accéder à la grande soirée. Mais Mozart n’a pas été assassiné ce soir. Il faut s’en contenter. [wpsr_facebook]
Il y a des rituels qui dépassent la simple occasion d’entendre de la musique, des moments installés dans des parcours de vie auxquels on peinerait à manquer. Même sans Karajan, même sans Abbado (auquel le programme rend hommage, comme directeur artistique du Festival de 1994 à 2002), et même sans les Berliner, on continue d’aller au Festival de Pâques de Salzbourg, parce que c’est l’occasion de retrouver des amis, du genre « même heure l’année prochaine », c’est l’occasion de se réunir autour de quelque bière ou de quelque Strudel, c’est l’occasion d’être ensemble, dans cette communauté de mélomanes qui furent jeunes et fringants, qui ont vieilli et qui regardent leur parcours de mélomaniaque avec une nostalgie qu’il vaut mieux partager ensemble.
Ainsi à Salzbourg pour Pâques il y a ceux qui fréquentent Pâques, le cycle 2, et ceux des Rameaux, le cycle 1 : le Festival n’a pas changé ses rites avec le départ des berlinois, il y a ceux qui continuent à être Förderer (mécènes) et ceux qui achètent des billets parmi ceux qui restent, il y a ceux qui ne vont qu’à l’opéra proposé, et ceux qui vont à tout le cycle. Mais à un moment ou l’autre, tout le monde est là.
Le public n’a pas laissé Salzbourg pour suivre Berlin à Baden-Baden (la géographie musicale reste quand même à portée d’autoroute ou de train), même si au parterre il y a de longues files de places inoccupées. Les places sont très chères, et le public n’est pas prêt à débourser de telles sommes sans avoir la garantie du plus haut niveau.
J’aime beaucoup la Staatskapelle de Dresde : j’ai expliqué l’an dernier (voir le blog) combien cet orchestre respire la tradition, avec un son bien à lui, un style de jeu et une personnalité singulières, pas aussi internationalisé que les Berliner aujourd’hui. Mais il reste que j’aime les Berliner, j’y suis trop habitué, même si les musiciens amis prennent tour à tour leur retraite et que l’orchestre se transforme et se rajeunit très vite.
Garder un étiage de public qui permette de maintenir à flots une telle manifestation, qui fut la plus exclusive au temps de Karajan, financée par les sponsors privés et par la billetterie n’est pas entreprise facile. D’autant que la concurrence (Baden-Baden, Lucerne, et maintenant Aix en Provence) devient rude.
Aussi le programme de l’an prochain, promettant un spectacle populaire, CAV/PAG (Cavalleria Rusticana et I Pagliacci) mis en scène par Philipp Stölzl, plutôt aimé du public germanique et le Requiem de Verdi, tous trois avec Jonas Kaufmann et deux concerts Tchaïkovski/Chostakovitch l’un dirigé par Christian Thielemann et l’autre par Daniele Gatti me paraît susceptible de recueillir un large assentiment et de faire mouvoir ceux qui sont restés chez eux.
Cette année, c’est un peu Wolfgang Rihm, présent dans chaque concert mais avant tout Mozart et Richard Strauss (150 ans oblige…) qui sont à l’honneur : deux compositeurs qu’on a fait souvent dialoguer. Côté Strauss, Metamorphosen, pour 23 cordes solistes, ce soir, et demain samedi 19 Ainsi parlait Zarathoustra et Quatre derniers Lieder, en fait cinq puisque le Festival et la Staatskapelle Dresden ont commissionné Wolfgang Rihm pour orchestrer le tout dernier Lied de Strauss, Malven (avec Anja Harteros), lundi 21 Arabella (avec Renée Fleming), pendant que Christoph Eschenbach dirigera Don Quichotte et Don Juan dimanche 20. Du côté de Mozart, c’est ce soir le Requiem Kv.626, demain le Concerto pour piano et orchestre en ut majeur Kv467 (avec Maurizio Pollini), et dimanche 20, l’ouverture de Don Giovanni Kv527 avec le finale de Ferruccio Busoni. En écho deux pièces de Wolfgang Rihm, ce soir Ernster Gesang (Chant sérieux) pour orchestre (datant de 1996) et dimanche Verwandlung 2, Musique pour orchestre.
La tonalité du concert de ce soir, donné comme celui de mardi dernier (le 15 avril) en mémoire d’Herbert von Karajan à 25 ans de sa disparition, a évidemment a priori une tonalité funèbre, et chacune des pièces proposées est marquée par la question de la mort.
Ce sont les quatre chants sérieux de Brahms op.121, qui ont déterminé la genèse de l’œuvre de Wolfgang Rihm. C’est presque la conclusion du parcours brahmsien, qui met en musique des textes de la Bible (d’où le titre) en un cycle immortalisé aussi bien par Fischer Dieskau que Hans Hotter ou Kathleen Ferrier.
Wolfgang Rihm a composé cette pièce en 1996 sur commission de Wolfgang Sawallisch pour le Philadelphia Orchestra, elle a été créée le 25 avril 1997, il y a presque exactement 17 ans, en prenant comme référence l’œuvre de Brahms, dont on fêtait le centenaire de la mort . Aussi Rihm s’est-il intéressé aux œuvres tardives, et notamment aux quatre chants sérieux (1896). Par ailleurs, son père venait de mourir et son travail a été, dit-il, fortement influencé par cet événement familial : double paternité, une paternité familiale et une paternité artistique marquent cette pièce. Il va s’appuyer sur les voix de l’orchestre, et notamment les bois, fortement mis en avant et au premier rang. Mais des voix qui excluent tout instrument aigu : ni flûtes, ni violons, ni hautbois, ni trompettes. C’est sur clarinettes, bassons, cors, altos violoncelles notamment que la pièce s’articule en un tissu de phrases entremêlées et superposées, dans une couleur sombre, recueillie, grave. En faisant le rapprochement avec les Metamorphosen pour 23 cordes solistes de Strauss, qui suivent, on a l’impression d’une entreprise de même inspiration. Rihm le voit comme une sorte d’intermezzo méditatif que l’interprétation de Christian Thielemann fouille pupitre par pupitre avec une chirugicale attention, sans toujours créer les liens qu’on sent, mais sans véritablement les entendre ou les voir dessinés. Certes, la qualité des musiciens et notamment des bois et des vents est exaltée, mise en valeur et en relief, mais presque comme des pépites qui peinent à se transformer en bijou. Cela reste pour mon goût assez froid, et en tous cas ne réussit pas à me toucher bien que la pièce m’ait vraiment plu.
Même impression dans les Metamorphosen de Richard Strauss où ne se construit aucun arc interprétatif et où la précision avec laquelle chaque son, chaque pupitre est mis en valeur, ne réussit pas à donner un sens général ni faire naître une émotion. Pourtant, l’œuvre, fortement liée à la fin de la deuxième guerre mondiale, dédiée notamment à tous les théâtres, salles de concert et lieux de culture détruits par des bombardements, Linden-Oper de Berlin, Semperoper de Dresde, Nationaltheater de Munich, Staatsoper de Vienne, est profondément ressentie comme œuvre méditative, quelquefois teintée d’ouverture vers l’avenir, mais fortement marquée par la mort et la couleur funèbre : d’ailleurs, la marche funèbre de l’Eroica de Beethoven est presque toujours sous jacente, et proprement citée à la fin de la pièce. Il est vrai que Strauss, qui au début des années nazies (1933-35) comme Président de la Reichsmusikkammer (Chambre musicale du Reich) avait un peu frayé avec le régime, en voyait la fin proche (l’œuvre fut achevée le 12 avril 1945 et créée par Paul Sacher à Zurich le 25 janvier 1946), se remettait en question et contemplait avec désolation les destructions de ces lieux qu’il aimait : il faut donc voir dans ce travail une sorte de complainte amère, un adagio contemplatif, avec au centre une partie un peu plus dramatique, et aussi un peu plus ouverte. C’est à la fois la résignation et la distance du vieil homme octogénaire qu’on lit, d’une couleur un peu pathétique et profondément désolée.
Thielemann, après avoir exalté les bois avec la pièce de Rihm, met ici évidemment en valeur les cordes particulièrement remarquables de la Staatskapelle. Mais une fois de plus, si l’exécution n’appelle aucune remarque technique, l’orchestre, une phalange de très haut niveau, devrait être particulièrement interpellé dans une œuvre qui évoque les destructions de la guerre, vu le tribut que Dresde a payé à la folie des hommes. Cette émotion vécue dans la peau, à fleur de peau de cette ville, qu’on aurait pu entendre par des éléments où un peu de pathos n’aurait pas forcément nui, n’est pas vraiment présente. Le travail de Thielemann est clair et net sur la construction de chaque note, sur la couleur donnée à tel ou tel passage, sans jamais relier les choses par un dessein global. L’exécution ne nous parle pas (disons plutôt elle ne me parle pas), elle se laisse écouter avec cette distance chirurgicale dont je parlais plus haut : le chirurgien ne peut se laisser emporter par l’émotion; s’il veut réussir son opération, il doit garder une distance a-sentimentale nécessaire. C’est ici l’impression qu’on éprouve ; dans ce contexte, comme dans le Requiem de Mozart qui suit, est-il nécessaire de conclure par un long silence qui devient dans les concerts un système : quand Abbado l’imposa c’était tout autre chose et il y avait interaction entre le public et l’orchestre : imité comme souvent, cela devient un tic inutile qui va à l’encontre de ce qu’on entend, et c’est le cas ici, c’est comme un truc de spectacle destiné à faire croire qu’on est ému…
Or ce travail remarquable de précision ne porte jamais en lui du ressenti, mais essentiellement une précision horlogère, soignée, techniquement impeccable qui ne laisse pas d’espace pour le cœur ; c’est dommage car Thielemann est quand même l’un des chefs straussiens de référence.
La dernière fois que j’ai entendu le Requiem de Mozart, c’était à Lucerne avec Claudio Abbado et ce fut un immense moment d’émotion, où l’on recevait un message prémonitoire à fleur de peau. Chair de poule à évoquer un moment pourtant commencé dans l’amertume d’une 8ème de Mahler annulée. Mais il ne faut pas en rester à une interprétation, car aucune n’est définitive, ni fixée dans le marbre : l’oreille doit être disponible, ouverte à tous les possibles (possibilista, disent fort justement les italiens). J’attendais donc avec curiosité ce Requiem.
Dès les premières mesures, on est surpris, voire bousculé par une approche un peu brute d’où toute religiosité est absente. On dit que le Requiem de Verdi est un grand opéra de Verdi. Ici, on entend presque le Mozart des opéras, la Flûte enchantée, quelquefois même des échos des Nozze di Figaro, voire une Messe du Couronnement, un Requiem civil au sens de l’expression Baptême civil, un Requiem qui sonnerait comme un Te Deum, ouvert, dansant, tranchant, quelquefois triomphant. Une sorte de requiem post mortem qui n’aurait rien à voir avec le Vendredi Saint, mais bien plutôt avec les Pâques toutes proches…
Dans ce sens, c’est évidemment intéressant, car on n’a jamais entendu un Requiem sonner aussi terrestre, ni aussi peu mystique ou religieux, et même pas maçonnique. Non, on est dans l’architecture assez froide d’une église de béton, sans arceaux, sans élévation, sans âme, mais avec un esprit de géométrie plutôt horizontal que vertical. Est-ce frustrant? Oui si on attendait un moment d’élévation mystique ou même de sainte révolte (Dies irae). Dans un esprit de disponibilité, sans attente particulière, on vit un moment sans aucune émotion sans doute, mais avec la surprise de l’inattendu d’une exécution qui reste évidemment d’un très haut niveau. L’orchestre nous dit plein de choses pointues et diverses sans jamais nous transmettre une vraie parole.
Cette parole, elle vient du chœur exceptionnel du Bayerischer Rundfunk, (direction Michael Gläser et Peter Dijkstra) entendu la semaine dernière dans Parsifal à Lucerne, qu’on retrouve dans Mozart avec cette intensité phénoménale, ce sens de la modulation, de la diction, ce poids donné à la parole qui est Parole : c’est sans conteste le chœur qui ici porte la religiosité, avec ce contraste étrange entre un orchestre plutôt laïc et un chœur pétri de religieux: est-ce un hasard si c’est le chœur qui a eu un triomphe mérité de tout un public enthousiaste, alors que le succès de l’orchestre, du chef et des solistes a été moins spectaculaire ?
Car le Requiem de Mozart, c’est d’abord un dialogue chœur/orchestre ici un peu tendu par les options différentes de l’un et de l’autre, où les solistes restent en retrait. Pour que les solistes s’imposent, il faut un quatuor de légende. Ce n’est pas le cas ici, où à part Georg Zeppenfeld (lui aussi à Lucerne la semaine dernière dans l’acte III de Parsifal) avec sa voix grave, mais claire, sonnante, très humaine aussi, de cette humanité tendre qui vient du cœur et non de l’outre tombe, qui s’impose comme voix dominante, et dans une moindre mesure, l‘élégant ténor Steve Davislim (malgré une attaque initiale quelque peu tonitruante) , les femmes (Chen Reiss soprano hésitante, à la voix en retrait et la mezzo Christa Mayer, sans vrai caractère) n’arrivent pas à s’imposer, voix pâles, sans grande personnalité, et surtout sans présence, ni charnelle, ni spirituelle.
Au total, et malgré là aussi un silence final de recueillement injustifié vu l’interprétation orchestrale résolument vidée d’une grande partie de sa portée spirituelle, une expérience plus qu’un Moment, avec un orchestre expert, mené avec beaucoup de netteté par Christian Thielemann, mais sans engagement dans l’œuvre.
Je ne peux pas dire que ce Requiem manquait d’intérêt, car il est toujours stimulant de parcourir des chemins inconnus ou inattendus, mais je n’arrive pas à être convaincu de la justesse de ce point de vue, ni surtout de la vision qu’il porte.
Beau concert sans doute, grand concert j’en doute.
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Un triomphe.
Des dizaines de personnes demandant un billet à l’entrée, un enthousiasme débordant à la fin du spectacle : la Flûte enchantée fait recette. On ne se trompera guère en disant qu’elle fait toujours recette tant l’opéra de Mozart convient à tous les publics. À Noël en Allemagne on y emmène les enfants petits, ce samedi, la salle était pleine d’adolescents sortis en famille, et le public était aussi varié et diversifié que possible : même Stéphane Lissner était dans la salle, même Hugues Gall.
Depuis l’ouverture de Bastille, seule la production de Bob Wilson, l’un des premiers spectacles conçus pour Bastille a survécu plus d’une reprise (régulièrement programmée depuis sa création en juin 1991 jusqu’à la dernière reprise en 2003-2004.
Hugues Gall avait bien produit une nouvelle Flûte confiée à Benno Besson, qui a tenu à peine deux saisons (en 2000-2001 et 2001-2002) malgré de très honorables distributions mais on est revenu à Wilson en 2003-2004.
Celle de La Fura dels Baus, lors de la première saison Mortier, venue de la Ruhrtriennale, avait effarouché le public par son esthétique inhabituelle et l’approche appuyée par la substitution en 2004-2005 des dialogues de Schikaneder par un poème philosophique de Rafael Argullol. Lors de la reprise de 2008, on revint à la version Schikaneder, et la Fura dels Baus réadapta le spectacle resté célèbre dans la mémoire dévastée du public parisien par l’utilisation de matelas géants. C’était un spectacle fourmillant d’idées qui eût pu rester à l’affiche, mais jamais Nicolas Joel n’aurait repris cette production éloignée de ses canons habituels : il fallait donc passer à autre chose.
Pour des opéras très populaires du répertoire, l’installation dans le temps d’une production est en général la règle (par exemple la Tosca de Schroeter ou La Bohème de Jonathan Miller) car le titre attire du monde et permet amortissement et prise de bénéfice. Ainsi, au vu l’histoire de cette oeuvre à l’Opéra-Bastille, la production Wilson aurait pu avoir la durée de vie de sa Butterfly, et notre Opéra national eût fait quelques économies.
Nous en sommes donc en 23 ans à la quatrième production…et c’est Robert Carsen, le grand industriel des plateaux, qui en assure la création, enfin, pas exactement, puisque le spectacle a déjà un an et a fait un peu grincer des dents lors de sa création à Baden-Baden, en 2013, inaugurant le règne des Berliner Philharmoniker et de leur chef Sir Simon Rattle transférés pour des histoires de gros sous au Festival de Pâques de Baden-Baden après avoir régné depuis 1967 à Salzbourg .
Robert Carsen est une vraie garantie : une modernité acceptable pour le public conservateur de l’opéra, une esthétique en général soignée pour ceux qui aiment les belles images, et quelquefois, mais pas toujours, il a même des (belles) idées. Ainsi se justifie l’inflation de productions de Carsen sur les scènes lyriques d’aujourd’hui.
Cette production ne change pas l’idée force de l’œuvre proposée déjà en 1994 à Aix en Provence, à savoir l’alliance entre La reine de la Nuit et Sarastro, pour faire en sorte que s’unissent le couple Tamino/Pamina. C’est une vision très shakespearienne, qui fait penser à La Tempête: il y a du Prospero dans ce Sarastro, un Prospero qui n’aurait pas rejeté Sycorax (voir The enchanted Island, dans ce blog) et toutes les épreuves sont conçues à deux, y compris lorsque l’on vérifie que Pamina refuse d’assassiner Sarastro, même sur la suggestion maternelle.
Carsen part des incertitudes et des incohérences du livret de Schikaneder, notamment le changement radical de point de vue entre le premier et le deuxième acte, où Tamino passe sans coup férir du camp de la Reine de la Nuit à celui de Sarastro, sans qu’on sache vraiment pourquoi, pour proposer une approche plus logique: Sarastro construit tout le scenario, les épreuves, et même l’attitude initiale de la Reine de la Nuit, de manière à ce que, allié à la Reine de la Nuit, il conduise le couple Tamino/Pamina à l’amour, à l’union, à l’initiation, et qu’ainsi les initiés, confinés dans un royaume souterrain, une sorte de royaume des morts avant la mort, puissent enfin avoir accès au jour. Voilà une Flûte enchantée vaguement parsifalienne, où une société confinée, statique, pétrie par l’idée de mort va passer du noir au blanc, du Yin (la femme, en noir: les trois dames sont une sorte de clan des veuves) au Yang (le blanc) sauf qu’ici tout le monde est en noir, et que si la Reine de la Nuit représente les femmes en noir, Sarastro représente, lui, les hommes en noir – au visage couvert – et tout ce beau monde est mêlé lors des chœurs (sauf qu’il n’y pas de chœur de femmes chez Mozart…).
En fait, le monde des femmes et des hommes est occupé par la mort (Tamino chute dans une tombe creusée dès le premier moment, là où l’on va jeter plus tard Pamina) et vit dans des espaces qui font penser à de vastes catacombes (cercueils, vaste échelles conduisant au jour et aux tombes creusées). Peu à peu au second acte, on enlève les voiles noirs, on agit à visage découvert, et à la fin, tout le monde est en blanc. Le jour est arrivé.
Pour mieux asseoir le concept, on circule autour de la fosse (d’orchestre), et bien des scènes ont lieu au bord du golfo mistico. On comprend à l’image finale où chœur et solistes se penchent vers l’orchestre, que la seule fosse qui reste, et qui vaille c’est celle d’où sort la musique…de Mozart.
Robert Carsen et on peut le supposer, Philippe Jordan, ont opté pour une version avec les dialogues peu ou prou intégraux alors qu’ils sont souvent raccourcis. Mais la mise en scène n’en fait pas grand chose, sauf lorsque Papageno est en scène, dans ces moments de fraîcheur populaire que le chanteur autrichien Daniel Schmutzhard, ancien de la Volksoper de Vienne, sait valoriser avec métier; pour le reste, c’est quelquefois longuet.
La présence de la vidéo (Martin Eidenberger) qui puise son inspiration aux meilleures sources (merci Bill Viola) donne une belle image de l’ensemble du dispositif scénique, notamment, dans la deuxième partie, jouant sur les quatre saisons selon la situation de Tamino et Pamina, ou projetant un gigantesque portrait de Pamina lors du fameux Dies Bildnis ist bezaubernd schön.
Carsen a voulu explicitement que l’initiation maçonnique dans cette vision disparaisse : a-t-il alors voulu que ces maçons ne construisissent pas, mais creusassent : ces Maçons sont plus ou moins un club de fossoyeurs, des anti-maçons en quelque sorte. Là où il y avait compas ou triangle, il y a des échelles, porte d’entrée de ce monde vaguement infernal. Point trop besoin d’en rajouter sur les effets, même si l’épreuve du feu est particulièrement bien réalisée: ce monde du dessous est inquiétant en soi.
Il reste que cette vision générale permet à Carsen de véritablement obéir au texte très unanimiste de Mozart, en faisant de la scène finale une scène de réconciliation générale, où même le dernier esprit noir, le méchant presque définitif Monostatos, est intégré au groupe général par Pamina, et alors Monostatos…devient blanc. Magie quand tu nous tiens (il est vrai que François Piolino, qui chante le rôle, n’est pas grimé en noir…).
Bref, à la fin, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et tout le monde il est autour de la fosse d’orchestre pour célébrer le divin Mozart.
Vision réconciliatrice d’une originalité étonnante faite pour attirer les bravos…et qui effectivement attire les bravos.
On peut gager qu’une telle mise en scène, vu le triomphe remporté, en a désormais pour longtemps à l’Opéra Bastille, et dès l’an prochain, elle sera reprise avec deux chefs jeunes et intéressants, Constantin Trinks et Patrick Lange. Magie des effets du tiroir caisse.
Soyons justes, sans être un immense spectacle, l’ensemble se laisse voir sans déplaisir, même si une fois qu’on a compris l’alliance des « parents » Sarastro/Reine de la Nuit pour faire que les enfants s’aiment, rien n’est plus inattendu.
Le problème pour ma part vient plutôt de la fosse.
Philippe Jordan propose, comme d’habitude un travail très au point, je dirais bien mis au point, millimétré, laissant entendre tous les pupitres, dans une clarté remarquable sans scorie aucune.
Mais en l’entendant, je me mettais, inévitable ancien combattant de l’Opéra de Paris, à repenser à l’entrée au répertoire de la Flûte enchantée à l’Opéra Garnier…en 1977 (si …si…pas si vieux) avec Karl Böhm, Kiri te Kanawa en Pamina (et Martti Talvela en Sarastro)…et…et…. J’ai encore dans l’oreille l’orchestre de cristal de Böhm, son inépuisable énergie, ses raccourcis fulgurants, sa poésie aussi dans la capacité qu’il avait à faire chanter l’orchestre, à lui donner d’ineffables couleurs, à le mener, à le diriger c’est à dire, littéralement, à lui donner une direction…
Et l’entendais hier soir dans cette fosse de Bastille un orchestre au son morne, sans aspérités, parfait mais mortel (ah, ça, on était en phase avec la mise en scène !), un orchestre sans éclat, sans risque, mené avec le conformisme de la perfection froide, sans la moindre émotion, qui distillait, osons le dire un certain ennui, notamment au premier acte, jamais inattendu : une forme sans doute, mais pas d’âme, pas de personnalité, pas de caractère.
Et qu’on ne me dise pas, comme je l’ai vu écrit plusieurs fois « c’est la faute de la grandeur de la salle, peu adaptée à une œuvre qui est un opéra intimiste »..d’abord, on disait pareil quand on fit à Garnier Cosi fan tutte perdu dans l’immense vaisseau de Garnier (sic..avec Josef Krips à la barre quand même…).
Mais lorsque Karajan dirigeait La Flûte enchantée de Giorgio Strehler au Grosses Festspielhaus de Salzbourg, a-t-on été cherché la grandeur de la salle ? Lorsque Simon Rattle l’an dernier a dirigé la même mise en scène dans le non moins immense Festspielhaus de Baden-Baden, à l’acoustique non moins ingrate, a-t-on incriminé la salle et son immensité ?
Après vingt ans de Bastille, on sait bien que s’il doit y avoir triomphe, tout le monde entend l’orchestre : souvenons nous du Don Giovanni de Haneke, ou des Nozze de Strehler. L’orchestre n’est ni plus ni moins nombreux, et plus personne ne parle de la salle ni de son acoustique. Prétextes que tout cela car la direction imprimée par Philippe Jordan était pour mon goût simplement éteinte, sans véritable sève, sans vie, sans âme, même si je reconnais qu’il a remporté un vrai succès au rideau final. Je n’ai pas entendu pour ma part de quoi m’esbaudir.
Le chœur de l’Opéra, bien préparé, a vraiment ménagé de beaux moments, en particulier le fameux O Isis und Osiris.
Du côté des chanteurs, c’est un peu contrasté : les trois dames (Eleonore Marguerre, Louise Callinan et Wiebke Lehmkuhl) et les trois enfants de l’Aurelius Sängerknaben de Calw (près de Stuttgart) étaient excellents, les uns très veuves un peu olé olé, des veuves indignes si l’on veut, à vouloir s’arracher le blond, jeune et frais Tamino et parfaites au niveau du chant, de la précision, du rythme. Et les trois enfants tantôt en footballeurs, tantôt en wanderer, mimant ceux qu’ils conseillaient, étaient vraiment impeccables de cohésion et de fraîcheur. Fraîche aussi la Papagena juvénile de Regula Mühlemann.
Le Sprecher de Terje Stensvold, un rôle donné souvent à des gloires passées (j’ai entendu Hans Hotter dans les années 80) est ici vraiment défendu avec honneur ; le baryton norvégien, entendu ces dernières années dans Wotan, a une voix sonore, bien posée, avec une impeccable diction. Un joli moment, même s’il est court.
Le Papageno de Daniel Schmutzhard, m’est apparu très conforme, par le style et par le jeu, aux grands Papageno des trente cinq dernières années (comme Christian Bösch par exemple), le timbre est agréable et séduisant, la couleur et la personnalité sont là, mais la projection et la puissance font un peu défaut. C’est dommage, mais pas rédhibitoire, tant le personnage est bien construit avec une indubitable présence scénique, sans plumes, sans couleurs, mais en simple wanderer avec son sac à dos et sa glacière abritant les oiseaux capturés.
Le Monostatos de François Piolino, s’il est vraiment très à l’aise en scène, dans son physique de garçon mauvais genre, a l’abattage scénique, mais pas vocal, car la voix peine à s’affirmer et à s’imposer.
Une relative déception vient de la Reine de la Nuit de Sabine Devieilhe, que j’avais tellement aimée à Lyon l’an dernier dans le même rôle. Le premier air est hésitant, la voix peine à se placer, les aigus et notamment le fa sortent à peine, de manière aigrelette.
Cela va mieux, bien mieux même, dans der Hölle Rache ; la voix retrouve sa sûreté, les piqués sont nets, les aigus présents et pleins. Rien à redire, sauf que sur l’ensemble, c’est une prestation inférieure à celle de Lyon – il est vrai que les deux salles n’ont pas les mêmes exigences en terme de projection ou de volume.
Franz-Josef Selig en Sarastro a dans la voix cette simplicité et cette humanité naturelles qui en font un personnage attachant, même si on entendu des Sarastro plus profonds et plus sonores. J’ai aimé la diction, parfaite, la clarté du discours, l’émission impeccable, c’est sans conteste l’un des meilleurs éléments de la distribution. Il remporte d’ailleurs un très grand succès.
Pavol Breslik en Tamino a un très joli timbre, une très grande élégance du chant, une solide technique, mais il a un côté gentillet, mozartien au mauvais sens du terme, sans véritable éclat ni personnalité, qui contribue à faire pâlir le personnage, à en effacer le caractère. Je trouve que Tamino a besoin d’une voix qu’on pourrait imaginer en futur Lohengrin, une voix plus affirmée (comme l’était naguère Gösta Winbergh, ou comme l’a chanté Jonas Kaufmann). Ce Tamino reste pour moi un peu trop transparent, même si le chant de Pavol Breslik ne mérite aucun reproche au niveau technique ou de l’exécution.
Julia Kleiter était déjà en 2004 et 2005 Pamina à l’Opéra de Paris, elle a aussi été Pamina sous la direction de Claudio Abbado. C’est dire que le rôle lui colle à la peau, et qu’elle l’incarne : c’est sans doute la seule à avoir cette voix incarnée : son Ach ich fühl’s est à la fois merveilleux de fraîcheur, de simplicité et d’émotion retenue. Avec Sarastro, elle est la seule du plateau a dominer le rôle à force de simplicité et de naturel. Un grand moment de musique de poésie et d’intensité. Elle domine le plateau sans conteste.
Le triomphe final, les rappels nombreux, montrent que le spectacle a eu prise sur le public et on ne peut que s’en réjouir. C’est un spectacle honorable, de bon niveau, sans avoir l’aura des réussites totales et incontestées. Peut-être une direction plus vive, une distribution un peu plus équilibrée permettrait de donner à la soirée ce qui lui manque, cette hargne mozartienne à la veille de la mort, cette fraîcheur sonore, cette jeunesse de la musique, qui est la victoire définitive de la vie.
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La Clemenza di Tito est une œuvre mal aimée, longtemps peu représentée et donc mal connue. La plupart du temps, on la trouve au bas mot ennuyeuse, mal ficelée, déséquilibrée, avec notamment une deuxième partie inutilement longue. Et pour parfaire le tableau, les mises en scènes ne réussissent pas toujours à la mettre en valeur.
Ma première Clemenza di Tito remonte au festival de Salzbourg 1979, sous la direction de James Levine, avec Carol Neblett (Vitellia), Werner Hollweg (Tito), Catherine Malfitano (Servilia), Tatiana Troyanos (Sesto), dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, et c’est un grand souvenir, dans la Felsenreitschule où je pénétrais pour la première fois. J’ai vu ensuite la production de la Scala, de Pierre Romans, dirigée par Riccardo Muti, avec Gösta Winbergh (Tito) Christine Weidinger (Vitellia) et la magnifique Ann Murray (Sesto) , puis de nouveau à Salzbourg, celle, légendaire de Karl-Ernst et Ursel Hermann (vue plusieurs fois) que devait diriger Riccardo Muti et qui renonça au dernier moment pour gêner le tout jeune directeur du festival, Gérard Mortier, ce fut donc Gustav Kuhn, avec notamment Ben Heppner (Tito), Margaret Marshall (Vitellia), Ann Murray (Sesto), puis je vis une splendide production des frères Cesare et Daniele Levi à Francfort en 1994. La plus récente est celle d’Aix-en-Provence, de David Mc Vicar, dirigée par Colin Davis et ce n’était pas une grande réussite (Voir le compte rendu dans le blog).
Écrite en six semaines pour le couronnement de Léopold II comme Roi de Bohème, parallèlement à la Flûte enchantée, La Clemenza di Tito est créée à Prague en septembre 1791. L’œuvre s’appuie sur un livret de Caterino Mazzolà, d’après Metastase. Il existe des dizaines d’œuvres sur le même sujet qui courent le XVIIIème siècle et ce choix semble obligé pour l’occasion: du politiquement correct avant l’heure.
Mais Mozart, héritier des Lumières signe ses deux dernières œuvres sous le signe de la clémence et de la bonté. La clémence comme mode de gouvernement est sans doute la manière la plus illuministe d’exercer le pouvoir. Titus, selon la tradition, était appelé « les délices du genre humain », même si sous son règne le Temple de Jérusalem a été détruit, Pompéi engloutie, et moins grave, Bérénice renvoyée. La barque est bien chargée, mais pas vraiment délicieuse. Le Titus de Mozart est conforme à la légende pour les besoins de la cause: il déjoue un complot où sont impliqués son meilleur ami, Sesto, et sa probable future épouse, Vitellia, cerveau de l’affaire, et il finit par pardonner à tous. Tout est bien qui finit bien.
Bien ? Pas vraiment. Dans la vision de Jan Bosse, qui signe là sa première mise en scène d’opéra à Munich (on lui doit un Orfeo de Monterverdi à Bâle, La Calisto de Cavalli à Francfort et Rigoletto récemment à la Deutsche Oper Berlin), La Clemenza di Tito révèle le conflit de l’homme politique pris entre l’intime et le public : le pouvoir est toujours en représentation ; quelle place peuvent avoir l’intimité et les relations personnelles quand on vit sous les yeux d’une cour et d’un public ? Comme on le sait, la question s’est posée très récemment en France.
En l’occurrence, la question posée va encore plus loin : la clémence dont fait preuve Titus est-elle un acte personnel ou politique ? Voilà les questions très modernes qui tracent le dessein de mise en scène. Cette modernité du propos sur laquelle Jan Bosse et son équipe ont travaillé, fait d’un opéra en représentation la représentation du pouvoir.
L’Opéra, art de cour, accompagne le pouvoir et l’on ne compte pas les opéras créés à l’occasion de mariages, de couronnements et d’événements politiques. Mais il y a encore quelques décennies, dans notre République, chaque visite officielle était ponctuée d’une soirée à l’Opéra : en 1975 lors de la visite officielle de Walter Scheel, président de la République fédérale d’Allemagne, Valery Giscard d’Estaing offrit l’Elektra de Strauss avec Nilsson au Palais Garnier. Opéra et cour, opéra et pouvoir, opéra et représentation sociale sont des truismes bien connus des réflexions sur le lieu et le genre. Citons pour finir la fameuse inauguration annuelle de la saison de la Scala, qui est un lieu d’exposition de tout ce que l’Italie compte de pouvoirs.
Alors Jan Bosse construit un dispositif scénique monumental qui est un miroir discret de la salle du Nationaltheater, mêmes moulures, même types de loges et avant-scènes remplies de figurants en habit XVIIIème : la cour, prolongée par le public, vous et moi, au même niveau que l’orchestre ou peu s’en faut, qui devient ainsi l’élément central d’un dispositif global scène-salle.
Titus est donc du même coup non l’Empereur romain, mais le signe de ce pouvoir qui est la question posée par l’œuvre, le signe de tout pouvoir, aussi bien de celui d’hier que d’aujourd’hui.
L’orchestre, élément central du dispositif global s’habille donc de blanc en cohérence avec le décor blanc du premier acte, et de noir, en cohérence avec la couleur dominante du second. Pour aller vers la fosse, les musiciens viennent de la scène comme de la salle, des deux horizons du monde, et au deuxième acte, ils arrivent même par vagues : le premier récitatif (Annio/Sesto) est accompagné par la chanteuse Angela Brower elle-même et la scène se passe dans la fosse, qui devient décor, le premier duo d’Annio/Sesto est accompagné seulement par les cordes, à peine entrées, alors que le reste de l’orchestre entre pour le duo Sesto/Vitellia. Manière de montrer les mécanismes qui régissent l’orchestre et de visualiser les lois musicales.
Car c’est là la seconde idée force: la musique se met en scène elle-même, intervenant directement comme un personnage, c’est le jeu de l’entrée des musiciens ou celui de leur tenue, c’est aussi la mise en valeur des solistes, clarinette basse époustouflante de Markus Schön d’abord, avec Sesto pour son air Parto au premier acte et cor de basset virtuose de Martina Beck pour l’air de Vitellia Non piu’ di fiori du second acte, solistes qui sont bien visibles sur scène, comme des personnages auxquels on adresse la parole. Voilà un travail sur le pouvoir et sur la musique, sur le pouvoir de la musique, sur le pouvoir et la musique, c’est à dire sur l’usage de la musique par le pouvoir.
On comprend du coup combien la direction musicale et la couleur de l’orchestre deviennent des éléments déterminants de l’ensemble: cela veut dire un soin très sensible des équilibres, cela veut dire aussi une vraie présence de l’orchestre quand il est seul à commenter l’action, cela signifie aussi une visibilité totale de l’ensemble, comme un personnage présent sur scène, et donc une clarté et une lisibilité du discours qui correspondent pour les chanteurs à l’exigence d’une diction parfaite du texte.
Voilà une mise en scène qui est pure interaction, espace, chant, orchestre, salle : encore un Gesamtkunstwerk.
Dans l’économie de l’œuvre, le dispositif du français Stéphane Laimé qui travaille régulièrement avec Jan Bosse, par sa monumentalité et sa forme renvoie à d’autres décors bien connus (Alceste de Pier Luigi Pizzi par exemple), sorte de topos de l’opéra baroque, mais fonctionne aussi comme référence : la forme en amphithéâtre est une métaphore de l’Amphithéâtre Flavien, le Colisée, achevé sous Titus ; d’ailleurs, il y a de bonnes chances que la dernière scène s’y passe, puisque Titus doit rejoindre le peuple au cirque.
L’unicité de l’espace, un espace théâtral ou amphithéâtral unique, comme l’espace tragique, réduit les déplacements, et fait presque de l’œuvre les jeux du cirque courtisan, notamment au premier acte où les personnages sont en représentation : Jan Bosse les fait tous apparaître pendant l’ouverture avec un Titus en majesté qui se donne à voir.
Vitellia, en vaste robe jaune à panier, arbore cette couleur maléfique, et impose sa présence suffocante, envahissant l’espace scénique et l’espace vidéo, réduisant la dimension et la taille des autres personnages. Servilia, arbore le même type d’habit, mais en version Servilia, de couleur rose, comme si elle était une Vitellia en modèle réduit.
Sesto dans un costume d’homme (enfin, un homme qui ressemblerait à la Geschwitz, tailleur pantalon et talons hauts) marque aussi le jeu plus commun de Jan Bosse sur le travestissement et ses ambiguïtés, assez facile au demeurant, un topos qui fait d’Annio avec ses longs cheveux roses ou de Sesto des hommes-femmes ou des femmes-hommes.
Mais Sesto au deuxième acte, se débarrasse de ses oripeaux, de son apparence et revient (presque) à sa nature féminine.
La dramaturgie est construite sur une opposition entre premier et second acte : un premier acte qui serait un monde de cour, un monde de l’opéra apprêté, de costumes, en représentation, perruques gigantesques et colorées, chœur emperruqué vêtu de blanc, dont l’uniformité ne distingue ni les femmes ni les hommes, musiciens en chemise blanche, et un second acte, qui serait noirci par la cendre après l’incendie du Capitole, un espace détruit : il ne reste que les gradins noirs, sur la scène ouverte dont on voit le squelette, coursives, grilles. Les personnages et le chœur sont en noir, partiellement déperruqués, Vitellia en vaste robe noire, seule Servilia est encore en rose (parce qu’elle n’est jamais en représentation) mais sans perruque monumentale,Sesto en sous vêtements et chemise, prisonnier de liens serrés : bref, la mise en scène de Jan Bosse fonctionne essentiellement par signes.
La manière dont il traite le personnage de Titus en est une illustration : Titus arbore une tunique blanche revêtue d’un manteau blanc à paillettes discrètes, qui est suffisamment souple et long pour figurer une toge, telle qu’on la voit sur les statues romaines. En public, au premier acte, il apparaît dans sa majesté, en manteau. La musique un peu solennelle le souligne d’ailleurs, mais cette musique n’est pas toute solennelle, les bois font entendre un autre air, un autre ton, une autre musique, qui est plus douce, plus intime, moins formelle, une musique martiale penchant plus vers le Farfallone amoroso des Nozze di Figaro que vers une apparition du souverain : Petrenko fait ressortir avec bonheur ces deux côtés, que Mozart a bien pris soin de souligner. Et Titus revenu à l’intimité avec son ami Sesto, se défait du manteau et apparaît en tunique. Ce jeu sera conduit jusqu’à la fin de l’œuvre où, signe de pardon, Titus couvrira Sesto de son manteau impérial avant de le laisser s’éloigner et disparaître. D’ailleurs, cette fin laisse tous les personnages seuls : Sesto part, Vitellia reste anéantie, sur le côté, isolée elle-aussi, sa perruque rose traînant sur le sol. Et le rideau se refermera sur un décor où les colonnes du premier acte reviennent lentement et où Sesto s’éloigne, revêtu du manteau de Titus comme une ombre de l’empereur qui disparaît, qui s’efface pour le laisser seul (voir photo ci-dessous) : la représentation pourra reprendre sur le théâtre reconstitué, sur le devant de la scène, devant le rideau, un Titus seul, sur son trône, en tunique : plus besoin de manteau impérial pour marquer la solitude définitive du pouvoir. Tout rentre dans un ordre qui est l’ordre du politique, celui où l’apparence fait loi, une loi qui fait taire les âmes. Seul face à la salle Titus règne : à quel prix !
Ce travail est fait de signes minimaux et révélateurs, de mouvements quelquefois réduits mais difficiles : avec une gigantesque robe à paniers, il n’est pas aisé à Vitellia (Kristine Opolais) de monter et descendre les gradins. Il est fait aussi de quelques traits d’humour ou de tendre ironie : ils se concentrent notamment sur Publio, sorte de chambellan, de bête de cour qui règle les cérémonies, annonce les apparitions impériales, ou qui arrête Sesto, dans un habit uniformément noir (il est à part, dans la mécanique blanche de la Cour), avec une barbe longue de dignitaire assyrien et une coiffure un peu fantaisiste. Il serait inquiétant s’il n’essayait pas de se faire voir du souverain en rivalisant avec Annio dans l’enthousiasme calculé du courtisan, ou s’il ne courait pas vers le public en blanc dans les loges d’avant scène pour faire des bises, saluer les uns et les autres par ces rituels de reconnaissance mondaine, soulevant sa robe, laissant voir sans cesse ses jambes nues en un mouvement répété qui fait sourire habit/corps…culture/nature…apparence/être. Est-ce bien utile ? Sans doute pas, mais cela contribue à humaniser l’ensemble, à glisser quelque sourire dans un espace compassé et complexe. Autre trait un peu leste qui a fait réagir la salle : Sesto amoureux qui se glisse sous les paniers de Vitellia et celle-ci sans doute stimulée se met à vocaliser de manière étourdissante, pendant qu’à ses pieds émergeant de la robe les talons de Sesto laissent deviner ce que se passe dessous.
Entre une première partie en représentation où règne le double langage (seule Servilia ose la vérité à Titus, qui l’en remercie d’ailleurs) et une deuxième partie où , sans décor ou presque, les personnages se révèlent et redeviennent eux-mêmes, sans l’apprêt ni aucune des apparences courtisanes, les récitatifs ( que le metteur en scène a malgré tout beaucoup coupés) acquièrent une importance renouvelée (beau continuo au violoncelle, pianoforte, clavecin), notamment pour le Titus de Toby Spence.
On peut en effet discuter à l’infini du choix de Toby Spence pour ce rôle redoutable, dont les aigus et les agilités laissent à désirer, notamment dans son air du deuxième acte Se all’impero, amici Dei, où l’on remarque quelque difficulté marquée, des sons fixes, à la limite de la justesse et des montées à l’aigu pas vraiment propres. Mais en revanche, la diction impeccable, le ton en permanence mélancolique, la couleur en font un Titus émouvant et humain, presque plus intéressant dans les récitatifs que dans les airs. La manière dont son discours final est construit est passionnante et d’une rare finesse : le peuple est rassemblé, on attend la condamnation de Sesto mais le public du théâtre sait qu’il a décidé de l’épargner. Du coup, ce discours apparaît comme soucieux de l’effet produit, de l’effet politique d’une clémence qui va faire coup de théâtre, si Vitellia ne l’interrompait pas pour s’accuser et rompre la belle ordonnance politique prévue : ainsi, la dernière scène retourne à l’intime inattendu quand elle devait être ordonnée autour du politique. Et Toby Spence a le ton et les inflexions justes : il parle clair et bien. Il reste que ce Titus n’est pas tout à fait au rendez-vous des exigences vocales du rôle.
Les voix de femmes sont en revanche particulièrement en valeur : Kristine Opolais en Vitellia domine globalement les difficultés du rôle, avec des aigus redoutables et des cadences ardues demandées par Petrenko. La voix est claire, bien posée, bien projetée, même si on sent que quelques aigus sont légèrement tirés. C’est une Vitellia crédible, à la belle personnalité, engagée scéniquement, très présente (vu le volume de ses costumes, ce n’est pas trop difficile…).
Ma préférence va quand même au Sesto de Tara Erraught, petit homme noiraud (j’ai dit plus haut, une Geschwitz version Mozart…Sorte de Sesto lesbien) dans la première partie, qui respire l’artifice. Sa taille, ses gestes, face à la castratrice Vitellia (le rôle était originellement d’ailleurs prévu pour un castrat), tout le réduit : il n’y a qu’à considérer la manière dont il l’embrasse toujours la serrant par derrière, si bien qu’elle le cache). Dans la deuxième partie, il apparaît dans sa nature de femme détruite, non plus avec cette perruque brune, comme si il fallait mettre bas les masques et être soi, dans son âme et dans son genre. Membre de la troupe du Bayerische Staatsoper, Tara Erraught avec son chant parfaitement contrôlé, style et diction impeccables, les aigus triomphants, des agilités en place, montre surtout une couleur déchirante qui place immédiatement Sesto dans les grands personnages tragiques. Magnifique.
Magnifique aussi la Servilia de Hanna-Elisabeth Müller, elle aussi membre de la troupe, avec une voix cristalline, plus puissante que ne le laisse paraître sa petite taille et son format de tendre jeune fille. Une vraie présence, partagée par l’Annio d’Angela Brower, au mezzo clair, sonore, aux aigus faciles, au style maîtrisé. Quant au Publio du koweitien Tareq Nazmi, lui aussi dans la troupe de la Bayerische Staatsoper on a dit combien il était désinvolte en scène, faisant çà et là sourire, avec une voix chaude, ronde, bien contrôlée : il obtient dans son air l’acerbo amaro pianto un joli succès.
Mais ce qui motivait largement mon déplacement c’était d’écouter Kirill Petrenko dans Mozart, après Wagner, Tchaïkovski, Strauss. J’ai entendu des commentaires réservés par des auditeurs de la radio le 10 février dernier. Sa direction ne serait pas mozartienne : qu’on m’explique ce qu’est une direction mozartienne en 2014. Sûrement pas le même Mozart qu’en 1960 ou qu’en 1990…car les concepts évoluent avec les époques selon la dure loi de l’herméneutique. On a vu Mozart d’abord comme un bonbon au caramel, crémeux, rose et gentil. On l’a vu aussi acerbe et méchant. On l’a vu après Amadeus de Milos Forman, incroyablement énergique, vivant voire viveur…Lequel choisir ?
Je me garderai bien de qualifier sa direction : l’approche de Petrenko est comme toujours d’une très grande clarté laissant s’exprimer les pupitres solistes de l’orchestre, les mettant en valeur. Il est aussi soucieux des voix, qu’il accompagne, en soignant la modulation des volumes. Lorsque l’on chante, l’orchestre est certes présent, mais sans envahir l’espace sonore. En revanche les parties plus symphoniques sont énergiques, fortes, imposantes : la radio ne peut rendre ces différences tellement sensibles dans la salle.
Le début est surprenant, avec ce léger silence, léger soupir qui interrompt les premières mesures, comme une hésitation répétée deux fois, qui disparaît pour laisser la musique se développer en libre cours, tout comme le silence qui clôt le premier acte, impressionnant et lourd, qui annonce déjà la seconde partie.
Il utilise les différents pupitres pour faire parler l’orchestre, cordes et bois se répondent, aux cordes la majesté et le politique, aux bois l’intime : c’est tellement clair quand l’orchestre accompagne les apparitions de Titus. Il sait manier le monumental et le diluer très vite dans un lyrisme plus humanisé. Il souligne d’ailleurs souvent la parenté avec certaines phrases de la Flûte enchantée .Ce n’est certes pas une vision qui s’appuie sur l’émotion, sur le laisser pleurer, sur la complaisance. C’est une vision à distance, sans être froide, une lecture très « moderne » si l’on veut, qui ne s’appuie pas du tout sur des lectures qui tireraient Mozart vers le XVIIIème, mais c’est surtout une lecture opportuniste, qui s’appuie sur la cohérence avec la mise en scène, où le plateau est accompagné et commenté, où le propos du metteur en scène est traduit en musique, et en son. Depuis que je vais l’écouter, je suis frappé par l’attention que Kirill Petrenko porte à l’ambiance du plateau, à ce souci permanent d’une sorte d’unité stylistique fosse/plateau. Dans une mise en scène qui exige une unité fosse/plateau/salle, il joue le jeu, avec un sens de l’à-propos, avec un souci du théâtre très direct, très homogène. Il n’est pas sûr qu’avec une autre mise en scène il dirigerait ainsi, mais dans une ambiance à la fois monumentale et distanciée, où l’intimité des âmes est aussi sans cesse sollicitée, il a vraiment utilisé l’orchestre pour éclairer le discours scénique et le moduler, à l’écoute du texte mozartien et de l’interprétation qui en est donnée par le metteur en scène.
Voilà un spectacle de très haute tenue. Le public ne s’y trompe pas, il fait un triomphe aux participants, et les représentations sont complètes jusqu’à la fin. Cela ne signifie pas un spectacle bouleversant qui déchainerait des fleuves d’émotion. C’est beaucoup plus un travail analytique, qui met sans cesse le cerveau en éveil, tant les moindres détails font signe et sens, détails dans les décors, détails dans la structuration de l’espace, détails dans le jeu d’acteurs, très précis dans les moindres gestes, les moindres regards. Et ainsi le temps passe sans y penser. Où est l’ennui que cette œuvre distillerait ? Disparu, envolé : il reste tension et attention, il reste plaisir, il reste grandeur d’une musique qu’on a envie d’écouter et réécouter.
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