L’OPÉRA EN FRANCE: LE BOULET

Le Boulet.
Regard sur la situation de l’opéra en France

 

On fête en mai l’Opéra en France par la manifestation « Tous à l’Opéra », organisée par la Réunion des Opéras de France. C’est un outil de communication bienvenu, opération portes ouvertes destinée à mettre les projecteurs sur des salles d’opéra ou un genre qui traverse depuis des années à la fois une certaine désaffection, et des difficultés, récemment accentuées par plusieurs crises.

Une actualité récente a en effet mis en lumière les difficultés des opéras à faire face aux charges induites par la crise énergétique et l’augmentation des salaires, sans compter celles nées des fermetures des salles pendant la pandémie qui peinent à retrouver un public. Du coup on parle de crise de l’Opéra en France.
Ne vous laissez pas aveugler par cette accumulation de difficultés contingentes… Elle est révélatrice (bien plus que cause directe) d’une crise endémique qui dure depuis des années, avec une baisse lente mais régulière du nombre de représentations, avec une absence totale de réflexion sur les organisations, les subventions publiques et leurs absurdités, les réactions clochemerlesques, le système productif et les conséquences induites sur la qualité de l’offre artistique et ses conséquences sur la fréquentation.
L’organisation des financements de l’opéra en France est dominée par un colosse, l’Opéra de Paris, soutenu par les pieds d’argile de tout le reste de l’offre lyrique du pays, rempli de salles dites “d’opéra” à l’offre ridicule, qui fait penser aux fameux villages Potemkine (du nom du prince et ministre russe qui, pour masquer la pauvreté des villages en Crimée lors de la visite de l’impératrice Catherine II la Grande en 1787, a fait ériger sur son passage des façades de villages en carton-pâte).

Il y a des opéras Potemkine d’un côté, et des salles dignes, grandes ou plus petites qui jonglent comme ces jongleurs à piles d’assiettes qu’il faut coûte que coûte maintenir à flot. Un paysage assez dévasté que nous allons essayer d’analyser sous plusieurs angles, pour essayer de faire le point de chemins possibles pour arrêter la voie d’eau.

A. Les constats

L’Opéra est un art finalement peu connu et objet plus qu’un autre d’idées reçues (élitisme culturel et surtout social notamment) mais aussi complexe. Complexe à monter parce qu’un opéra requiert des masses artistiques importantes à réunir (orchestre, chœurs, solistes), sans compter les personnels techniques, il coûte donc cher. Victime d’idées reçues, complexe à monter et coûteux, pour un public relativement réduit, l’opéra part avec de lourds handicaps.

Si l’offre en spectacle vivant est bien structurée territorialement depuis la Libération à la fin de la deuxième guerre mondiale, avec le développement des centres dramatiques, puis depuis les années 1980 les centres chorégraphiques, et enfin les scènes nationales qui depuis les années 1990 fédèrent des structures culturelles du territoire aux statuts différents (Maisons de la Culture etc…), la réorganisation musicale du territoire remonte grosso modo au fameux plan Landowski (1969) qui réorganise essentiellement la formation musicale et l’offre symphonique en France (conservatoires, orchestres), plan affiné et développé jusqu’aux années 2000. Mais si d’un côté scènes nationales, CDN, CCN structurent l’offre en spectacle vivant et que l’offre de formation musicale irrigue vraiment tout le territoire, il n’y a dans le domaine lyrique aucune offre structurée selon ces modèles sur le territoire, si l’on excepte la création du label « Opéra National » en 1996 et dont six salles bénéficient actuellement.
Pour les opéras c’est donc plus délicat et plus flou. Lang n’avait pas l’âme lyrique, et à part l’Opéra-Bastille, projet qui répondait plus à une nécessité politique que culturelle, il faut saluer surtout l’action de son premier Directeur de la Musique Maurice Fleuret décédé en 1990. D’ailleurs, Bastille, après les palinodies du projet de construction, est vite devenu le domaine de Pierre Bergé.

 

Le Ministère de la Culture structure néanmoins les opéras en France, en trois catégories :

  • Les Opéras nationaux de Région (et leur année de labellisation):

Opéra national de Lyon (1996)
Opéra national du Rhin (1997)
Opéra national de Bordeaux (2001)
Opéra national de Montpellier (2002)
Opéra national de Lorraine à Nancy (2006)
Opéra national du Capitole de Toulouse (2021)

  • Les théâtres lyriques d’intérêt national
    Opéra de Lille
    Opéra de Rouen-Normandie
    Opéra de Tours
    Opéra de Dijon

À cette liste de 10 salles « qualifiées » s’ajoutent des maisons d’opéra signalées comme telles.

Mais, si l’on considère la liste des salles réunies sous la bannière de la « Réunion des Opéras de France », association loi 1901 créée en 1964 sous le nom de Réunion des théâtres lyriques municipaux de France (RTLMF), puis en 1991 sous celui de Réunion des théâtres lyriques de France (RTLF) qui en 2003 prend enfin celui de Réunion des Opéras de France (ROF, à ne pas confondre avec le ROF, Rossini Opéra Festival).il faudrait y rajouter

Caen, Théâtre de Caen
Clermont-Ferrand, Clermont-Auvergne Opéra
Compiègne, Théâtre Impérial de Compiègne
Limoges, Opéra de Limoges
Massy, Opéra de Massy
Metz, Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz
Nice, Opéra Nice Côte d’Azur
Reims, Opéra de Reims
Saint-Étienne, Opéra de Saint-Étienne
Toulon, Opéra de Toulon Provence Méditerranée
Tourcoing, Atelier Lyrique de Tourcoing
Versailles, Opéra Royal de Versailles
Vichy, Opéra de Vichy

À ces salles s’ajoutent des compagnies et fondations associées :

Paris, ARCAL
Paris, Opera Fuoco
Paris, Opéra Nomade
Reims, Compagnie les Monts du Reuil
Saint-Céré, Opéra Éclaté
Venise, Palazzetto Bru Zane

À lire cette liste, il y aurait entre les salles signalées ès qualités par le Ministère de la culture et celles qui adhèrent à la réunion des Opéras de France 27 salles concernées par le lyrique en France. Nous avons volontairement écarté les Chorégies d’Orange, un Festival, et les salles parisiennes, où de manière surprenante manquait le Théâtre des Champs Élysées (dont le compte twitter est fièrement @TCEOPERA)… Je ne traiterai pas des salles parisiennes, dont on parle sans cesse, à l’offre inutilement pléthorique et pas toujours à la hauteur, qui concentrent de nombreux financements plus utiles à des établissements en région qui doivent répondre à des défis nettement plus ardus, sans l’aide médiatique et financière dont bénéficie la capitale. Et l’approche de ces satanés Jeux Olympiques ne va pas infléchir la situation.

En revanche et à l’inverse, gare à l’effet Potemkine, car la réalité de ces « opéras » va de 3 soirées d’opéra (c’est-à-dire mise en scène avec orchestre et chanteurs, à la limite en version concertante) par an à un peu moins d’une soixantaine. Car Paris mis à part, il n’y a pas une salle qui programme au milieu d’une offre diversifiée plus de soixante soirées par an (en comptant les représentations concertantes) et donc le catalogue de salles qui programment de l’opéra régulièrement et dans des conditions de production disons normales est un peu plus réaliste (ou surréaliste). Par ailleurs on est surpris de considérer dans la liste des opéras du Ministère de la Culture, quelques contradictions ou quelques absences qui montrent combien la question est peu considérée, nous les signalerons.
J’ai pris mes sources essentiellement aux sites des salles, aux brochures de saison quand elles sont accessibles et à tout document permettant de préciser le propos (articles de presse etc… jusqu’à la Cour des Comptes Mon intention n’est pas du tout de juger a priori de la qualité de l’offre (on l’évoquera au passage) mais d’abord de sa quantité et des conditions de production. Il est clair que si une salle programme cinq titres avec une représentations par titre, on ne peut l’appeler un « Opéra », et pourtant…

Dans cette liste de la Réunion des Opéras de France, il y a en outre des compagnies et fondations associées, dont le travail peut-être éminent dans le domaine de la diffusion ou de la recherche, sans avoir de lien propre avec une salle, comme le projet Opéra Éclaté longtemps lié à Saint Céré (plus depuis 2021) par exemple qui a depuis longtemps une politique de productions annuelles régulières diffusées là où l’opéra va peu ou pas, ou le Palazzetto Bru Zane irremplaçable dans la diffusion du répertoire français du XIXe. Ces compagnies ou fondations produisent ou suscitent des spectacles qui peuvent tourner dans de nombreuses salles. …

Quelques remarques préliminaires
Le constat est simple et cruel à la fois : en France, il y a un seul théâtre en région qui ait un orchestre spécifique de fosse, c’est l’Opéra National de Lyon et si je compte bien, avec l’orchestre de l’Opéra de Paris ce sont les seuls orchestres attachés à un théâtre en France…
Mais oui, la France, ce phare culturel que le monde entier regarde avec envie, a deux orchestres d’opéra… Tous les autres sont des orchestres symphoniques de région qui assurent le service régional symphonique et le service de l’opéra (Bordeaux, Strasbourg, Montpellier, Toulouse et quelques autres) ou des ensembles réunis ad-hoc.
On comprend pourquoi : le nombre de représentations lyriques est trop bas la plupart du temps, même dans les « opéras nationaux » pour qu’un orchestre spécifique puis leur être attaché, et même à Lyon, le nombre de représentations est limite pour garantir à l’orchestre une activité régulière qui en maintienne la qualité. Cette situation est déjà ancienne, signe que le genre n’a pas en France une assise forte.

Si l’on considère le nombre de « vraies » représentations lyriques, on peut grosso modo classer les « opéras » (le mot est très chic mais pas très choc pour certains) en quatre groupes :

  • Les salles qui programment de 3 à 9 représentations annuelles
  • Celles qui en programment de 10 à 20
  • Celles qui en programment de 20 à 30 (ou 32)
  • Enfin trois salles, Toulouse, Lyon et Strasbourg qui programment plus de 40 représentations par an.

Parmi toutes ces salles dites « d’opéra », beaucoup sont multigenres, un profil adoré en France pour masquer la misère, des concerts de musique de chambre ou quelquefois symphoniques, des récitals, des opéras accompagnés au piano (!), de la chanson, du théâtre, de la danse, une offre pour tous les goûts. On ne peut évidemment pas qualifier d’opéra ces salles polyvalentes, même si elles sont équipées pour l’opéra, comme la merveilleuse salle de Vichy. C’est une politique de petites touches qui témoigne qu’ici ou là on a fait un peu d’opéra au milieu d’autre chose.

Sans pointer telle ou telle salle, c’est le résultat d’une dilution de l’offre, d’un fractionnement des institutions, de fiefs locaux qui aboutissent quelquefois à des aberrations avec des nouvelles productions qu’on monte et qu’on joue (sans coproduction) deux fois… C’est aussi le résultat de moyens qui ont diminué régulièrement, telle grande scène régionale affichait 35 soirées il y a 25 ou 30 ans et aujourd’hui 16 (avec deux salles…On s’abstiendra de commenter).
Les récentes difficultés dues à l’augmentation des charges ne s’accompagnant pas de soutien des institutions, elles-mêmes aux prises aux mêmes problèmes, conduisent à la fermeture pendant plusieurs mois, à la révision à la baisse des saisons : on a vu plus haut qu’en réalité, CRISE OU NON, l’offre a diminué régulièrement dans de nombreuses salles depuis des années et si l’on ajoute l’effet COVID, le paysage est inquiétant.

Dans ce paysage actuellement, en nombre de représentations et qualité de l’offre, à mon avis la palme du rapport qualité/prix/intelligence va à l’Opéra National du Rhin, avant Lyon qui a longtemps tenu le haut du pavé. Le budget est d’un peu moins de 24 Millions d’Euros (par comparaison, Lyon affiche un budget de 37 Millions) pour le nombre de représentations d’opéra le plus important de tout le pays cette année (plus de 50), compte non tenu des variations saisonnières (réductions, annulations dues aux raisons évoquées ci-dessus).
C’est que l’Opéra National du Rhin, indépendamment de la qualité des productions et de la politique menée, n’a pas de charges fixes d’orchestres (assumées par Strasbourg et Mulhouse), au contraire de Lyon par exemple. Mais comparé à d’autres opéras nationaux qui ont une organisation comparable, son budget est inférieur à Bordeaux, ou Toulouse, et comparable à celui de Marseille (avec cependant une tout autre ambition artistique, notamment au niveau du choix des œuvres et de l’innovation scénique).
Mais voilà, depuis longtemps, l’Opéra National du Rhin est un syndicat Intercommunal, où interviennent Strasbourg Colmar et Mulhouse, qui chacune prennent une part de l’activité et qu’il a été conçu comme Opéra d’abord régional (du Rhin) comparable à son voisin rhénan la Deutsche Oper am Rhein : partage des charges, représentations presque systématiques à Mulhouse (2 représentations de chaque production d’opéra en principe et en moyenne 5 à Strasbourg). Une organisation intelligente, et qui a fait historiquement ses preuves, dans une région proche de l’Allemagne et de la Suisse où l’amateur peut aller écouter de l’opéra par exemple à Karlsruhe au nord, à Freiburg et Bâle au sud et donc avec une offre plutôt riche où le passage de frontière n’est plus « problématique » depuis des dizaines d’années.
Une organisation de ce type a fini par se mettre en place dans la région Pays de la Loire entre Angers et Nantes (« Angers-Nantes Opéra » auquel pour une partie de sa saison s’est joint l’Opéra de Rennes.

En considérant, les implantations géographiques (avant les budgets), on s’aperçoit vite que la distribution des salles en région trahit de profondes inégalités de territoire, des rivalités clochemerlesques qui apparaissent ridicules dans la période que nous traversons, des rivalités politiques aussi désolantes qu’indice de la médiocrité générale du politique face à la question culturelle, à quelque exception près, mais est aussi indice une histoire des implantations culturelles, une histoire de l’opéra en France qui se perpétue sans réflexion territoriale sur l’opéra en France depuis des lustres, à part le très intéressant rapport de Caroline Sonrier commandé par Roselyne Bachelot, une des rares politiques engagées aux côtés de l’opéra, mais bien seule, que la ministre actuelle, plus technicienne que politique préfère garder dans ses tiroirs car ce n’est pas le moment de sortir ça en plus du reste.

Petit tour de France de l’Opéra

Hauts de France :
Nombre de salles : 3
Lieux :
– Opéra de Lille
– Atelier lyrique de Tourcoing
– Compiègne, Théâtre Impérial de Compiègne

Sur une région aussi vaste, avec quelques métropoles importantes (Dunkerque, Valenciennes, Amiens, Saint Quentin et toute la région de l’ex bassin houiller Arras Douai Lens), trois salles fort dissemblables dont deux dans la métropole lilloise, et une à Compiègne, dont le magnifique théâtre impérial qui programme au milieu d’une offre kaléidoscope quelques soirées d’opéra fort atomisées. Au total sur toute la région, on tourne autour d’une quarantaine de soirées d’opéra essentiellement concentrées (85%) sur l’agglomération lilloise. Cette région qui va de Dunkerque à Senlis et d’Amiens à Saint Quentin, est sans aucune irrigation lyrique…  Il est vrai que ces régions ouvrières ou agricoles n’étaient pas des endroits où se sont implantés historiquement des opéras (sauf à Tourcoing, on va le voir). Et visiblement tout le monde s’en moque.
Alors que se mettre sous la dent ?
L’Atelier lyrique de Tourcoing et son Théâtre municipal Raymond Devos, à l’origine une salle de concert et d’opéra, construite en 1887-88 par une société d’amateurs de musique, afin d’y donner des auditions et des représentations. La municipalité (Gustave Dron) décide de l’acquérir en 1902. Jusqu’en 1909, la municipalité y fait donner des représentations par le Grand Théâtre de Lille, puis elle souhaite en faire un théâtre autonome, avec sa propre troupe et son orchestre pour des spectacles à l’attention de la population ouvrière de Tourcoing.  Plus récemment, Jean-Claude Malgoire, un des pionniers du baroque en France poursuivit cette belle histoire. Désormais, la direction artistique est assurée par François Xavier Roth, l’un de nos meilleurs chefs, qui donne des concerts et des représentations avec son ensemble des Siècles. L’idée est remarquable mais limitée dans la mesure où sa carrière se développe largement sur plusieurs fronts, y compris à l’international. Il reste que Tourcoing est le seul exemple en France d’implantation d’opéra en territoire ouvrier.
L’Opéra de Lille de son côté est une salle de qualité, qui avec un budget assez limité offre un nombre de représentations respectable (24 si j’ai bien compté) et surtout une qualité constante et une belle inventivité. Ce pourrait être un fer de lance, mais entre Xavier Bertrand, et le Rassemblement National (deux phares de la culture que le monde nous envie), c’est la seule Martine Aubry qui ait eu une vraie politique culturelle et qui a fait de la Métropole lilloise un des centres d’une culture vivante dans cette région immense, peuplée, active, diversifiée qui devrait être irriguée d’initiatives.  Alors, vous pensez bien que l’opéra aujourd’hui dans cette région sera la dernière des roues du carrosse, avec ses coûts et son image élitiste qui ne sert aucun populisme qu’il soit d'(extrême) gauche ou d'(extrême) droite…
Pour l’opéra dans les Hauts de France : tout y est à faire, à construire, à réfléchir, malgré le bel exemple de Tourcoing, Sans oublier qu’on avait commencé à mettre en place un opéra du nord sur le modèle de l’opéra du Rhin… mais ça a duré ce que durent les roses…

Grand-Est
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra de Reims
– Opéra-théâtre Eurométropole de Metz
– Nancy, Opéra National de Lorraine
– Opéra National du Rhin
Quatre salles et deux opéras nationaux, voilà une région qui semble gâtée… Mais Reims n’a d’opéra que le nom où les représentations se comptent sur les doigts d’une main. Un véritable opéra-Potemkine.
Quant à Nancy et Metz, la rivalité entre les deux villes est légendaire, clochemerlesque et donc aujourd’hui tristement stupide quand l’urgence demanderait des synergies.
Et pourtant les deux villes ont des salles historiques magnifiques, La salle de Metz est la plus ancienne du pays, et Metz est l’une des plus belles villes de France, même si elle a été massacrée en son temps dans les années 1960-70 par une politique urbaine (gaulliste) faite de destructions et de béton (c’était le centre médiéval le mieux conservé d’Europe avec celui de Gênes). Mais il semble impossible (bien qu’il y ait eu des tentatives) de faire un Opéra National de Lorraine qui implique les deux salles, distantes de 60km, un océan infranchissable dans leur cas… La bêtise a encore un bel avenir, et lisez les programmes de l’Opéra-théâtre Eurométropole de Metz pour voir qui y perd vraiment…
De l’autre côté, l’Opéra National de Lorraine, qui, sous l’impulsion de son directeur, Matthieu Dussouillez essaie de proposer des œuvres en marge du répertoire, et des productions de qualité, même si quelquefois un peu trop grosses comme Tristan und Isolde. Mais il y a à Nancy de l’intelligence et de l’ambition, qu’il faut saluer.
Reste l’Opéra national du Rhin, que nous avons déjà évoqué, à la programmation ambitieuse depuis très longtemps, depuis longtemps aussi territorialisé : une institution depuis toujours intelligente et qui a toujours été soutenue localement (l’implantation du Parlement Européen n’y est pas étrangère non plus) même si l’équipe actuelle reste, disons, distante… L’OnR doit faire face à des difficultés momentanées (comme les autres salles) mais aussi structurelles : la salle de la Place Broglie a besoin d’être remise aux normes ; les crédits sont débloqués (mais pas de projet en vue) et pendant quelques années l’activité s’en ressentira sans doute…

Île de France (hors Paris)
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra Royal de Versailles
– Opéra de Massy

L’Île de France est un cas à part, évidemment, et la capitale avec ses salles multiples qui font de l’opéra est un aimant. Nous en avons plusieurs fois reporté les incohérences, n’y revenons pas. Deux salles très différentes offrent de l’opéra, l’Opéra de Massy, autre Opéra-Potemkine (on appellera ainsi ces salles qui se donnent le nom ronflant d’opéra pour une offre réduite et de qualité moyenne, en restant poli) dont les débuts il n’y a pas si longtemps, en 1993 affichaient de belles ambitions qui ont fait long feu. Elle est délégation de service public gérée par une société qui s’appelle (si ! si !) Centre national d’Art lyrique, et dispose de salles et d’équipements qui permettraient une vraie politique et des échanges avec la capitale, des salles comme l’Opéra-Comique ou le TCE pourraient s’y décentrer quelquefois, mais Massy, c’est à des années lumières de Paris, et peut-être un peu trop popu.

Heureusement, avec L’Opéra Royal de Versailles, on revient dans le chic et pas vraiment choc, le consensuel sans sel, et surtout entre soi, vu que les prix excèdent en général les tarifs pratiqués par les salles d’opéra en région. Mais Versailles est Versailles. La salle de Gabriel est sublime, mais la jauge en est d’environ 600 places, et ce n’est que récemment qu’une vraie saison articulée a été bâtie. La qualité des spectacles est scéniquement contrastée ( quelquefois franchement médiocre). Notons quand même que dans un pays qui est en Europe celui où l’explosion baroque a vu éclore orchestres et compagnies, c’est le seul théâtre en France qui affiche (Centre de musique baroque de Versailles oblige) une vraie saison essentiellement baroque, mais pas tout à fait pour le peuple (ouf, on est rassuré). Notons enfin que la salle de Gabriel affiche pour la première fois après plus de 250 ans d’existence une vraie saison, ce qu’elle n’a jamais connu en deux siècles et demi où elle a servi à peu près à tout (et très rarement à l’opéra), et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle.

Bourgogne Franche-Comté
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Dijon

Certes, la région n’est pas riche en salles d’opéras, quand elle n’était que Bourgogne, il n’y avait que Dijon, et avec l’ajout de la Franche-Comté, il n’y a toujours que Dijon, avec ses deux salles, l’auditorium et l’opéra. Longtemps symbole d’une insondable médiocrité, l’opéra de Dijon a remonté la pente sous l’impulsion de Laurent Joyeux. On y a vu de beaux spectacles quelquefois des tentatives étonnantes pour faire original (Ring de Wagner à géométrie réduite). Actuellement, le soufflé retombe et le nombre de représentations (une grosse douzaine) montre que Potemkine est prêt à monter dans le wagon.
Malheureusement, l’Opéra de Dijon est l’exemple d’institution dont une ville à elle seule, malgré la bonne volonté ne peut supporter les frais liés à un opéra ou à une structure musicale d’importance. L’autre capitale régionale, Besançon, n’a pas de tradition lyrique, et sa scène nationale affiche quelquefois de l’opéra sans vraie ligne lyrique, même si la ville est le siège d’un prestigieux concours de chefs d’orchestre dont la 58ème édition aura lieu en septembre 2023. Quelque chose pourrait être pensé, d’autant que par TGV, les deux villes sont à 30 min l’une de l’autre. Mais comme elle est la seule salle régionale, elle a droit à l’appellation « théâtre lyrique d’intérêt national », une appellation en chocolat.

Auvergne Rhône-Alpes
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra de Vichy
– Clermont-Auvergne Opéra
– Opéra de Saint Etienne
– Opéra National de Lyon
Quatre salles dont chacune porte le nom d’opéra, quelle chance a cette région !
A quatre, elles totalisent moins de 90 soirées, dont 70% sont assurées par Lyon, 17% par Saint Etienne (qui a une petite saison), les deux autres salles étant des Potemkine dont il ne vaudrait même pas la peine de parler, si Vichy n’était pas une des plus belles salles de France et si quelques essais d’y présenter une production lyonnaise n’avaient pas été tentés. Mais cela a fait long feu… Dieu merci, il y a l’eau pour digérer ce triste gâchis.
45 kilomètres entre Lyon et Saint Etienne, on pourrait croire que quelque chose soit possible entre les deux salles, que nenni, Saint Etienne, patrie de Massenet, préfère vivoter seule, avec les moyens du bord. Intelligence, quand tu nous tiens…
Enfin dans une région vaste et relativement riche, signalons l’énorme disparité géographique puisqu’il n’y aucune offre lyrique notable à l’est et au sud du Rhône. La région devrait donc s’y intéresser… d’autant qu’elle affiche une soi-disant priorité culturelle sur le rural…
Mais la Région veille à un autre grain : soyons sûrs que si une des salles prenait le nom de Laurent Wauquiez, elle verrait ses subventions augmenter, puisque le Petit-Père-du-Rhône semble si sensible à ces sirènes comme le montre sa « politique » culturelle de gribouille (voir la dernière affaire avec Joris Mathieu et le Théâtre Nouvelle Génération de Lyon).et la confusion qu’il fait entre théâtre public et théâtre aux ordres.

Provence-Alpes-Côte d’Azur
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra Grand Avignon
– Opéra de Marseille
– Opéra de Toulon Provence Méditerranée
– Opéra Nice Côte d’Azur

Quatre opéras au même profil, qui représentent une singularité dans le paysage français. Des publics plutôt traditionnels, un répertoire essentiellement franco-italien, pas un seul opéra national et des opéras en régie municipale, essentiellement supportés par les villes. Autant dire la mort lente.
Avec l’arrivée de Bertrand Rossi à Nice, une politique est en train d’y naître, mais la salle, une belle salle à l’italienne du XIXe dans la tradition de la péninsule (inaugurée en 1885 en lieu et place de l’ancien théâtre détruit par un incendie particulièrement meurtrier) aurait besoin d’un sérieux rafraichissement. C’est une salle de grande tradition musicale, l’opéra y est vivace, dans la tradition italienne puisque la ville est devenue française en 1860. Et pourtant Nice n’est même pas signalée comme « Maison d’opéra en région » par le Ministère de la Culture, ce qui apparaît au moins étrange.
Entre Toulon, Marseille et Avignon, villes relativement proches, aux publics assez semblables et aux politiques artistiques voisines, on pourrait imaginer des liens, des échanges, une politique au moins partiellement commune, mais paresse, politique et bêtise se conjuguant…
De même entre Marseille et Aix, puisqu’Aix a toutes les infrastructures adéquates à cause du Festival, on pourrait imaginer durant l’année quelques collaborations, mais Marseille et Aix, c’est l’eau et le feu, Caïn et Abel, Eteocle et Polinice, et en moins tragique, mais tragiquement ridicule, les Dupond et Dupont. Guerre historique et picrocholine sur fond de différence sociales, de haines rances et enchâssées dans les mémoires,  l’ex-capitale de la Provence fondée par les romains face à la ville grecque, de cinq siècles son aînée. En plus elles ne sont plus du même bord politique (même quand elles l’étaient, les deux villes se haïssaient). Laissons la carpe et le lapin continuer à jouer dans le bac à sable.
Le cas marseillais est pourtant très singulier dans le paysage français : une salle immense, la plus grande de tous les opéras de région (1800 places), une vraie saison, articulée, un nombre de représentations qui avoisine celui d’un Opéra national, et entièrement à la charge de la ville de Marseille ou quasiment. C’est un cas unique à ce niveau de subvention et si j’ai bien lu la Ville méditerait de sortir du régime de la régie municipale. La deuxième ville de France mérite évidemment un opéra national, mais il faudrait alors aussi donner un coup d’aspirateur à la poussière des productions et atteindre un niveau artistique moyen plus haut. Prendre exemple sur Nice ? ou sur Lille, qui est aujourd’hui du même bord politique ?…
Vous aurez compris que rien n’est simple en PACA, et Aix, Avignon, Toulon, Marseille (et Nice) sont à des milliers de kilomètres les unes des autres. Immobilisme et postures politiques font le reste. Adieu rêve d’un Opéra national de Provence.

Occitanie
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
– Opéra National du Capitole de Toulouse

Deux opéras « nationaux » pour une région vaste qui n’a pas d’autre offre lyrique, dans les deux métropoles de la région qui, et c’est une litote, ne s’aiment point notamment depuis la naissance de la grande région Occitanie. Mais des deux, l’une a une vraie saison d’opéra, même si discutable par certains choix esthétiques, et l’autre une offre qui lentement s’étiole et se réduit comme peau de chagrin, malgré des efforts pour une vraie qualité. Car avec une quinzaine de représentations lyriques annuelles, Montpellier est un Opéra (auquel on a rajouté « orchestre » pour coller mieux à la réalité) national en marche vers l’hommage à Potemkine. Je le dis avec d’autant plus d’amertume que je préfère de loin, de très loin la philosophie de l’offre montpellieraine, hélas réduite par nécessité. Symptôme d’un problème quasi général qui affecte le lyrique dans ce pays.
De l’autre côté, Toulouse reste un opéra qui compte vraiment en France, scéniquement un peu poussif, mais musicalement très solide avec un public fidèle et une vraie tradition, c’est essentiel. Mais une réflexion sur l’irrigation d’une région très vaste s’impose car tout est à faire.

Nouvelle Aquitaine
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra de Limoges
– Opéra National de Bordeaux

Deux salles d’opéra dont un Opéra « national » et une salle à gestion municipale qui offre cette saison une douzaine de soirées lyriques.
Un rapport de la Chambre régionale des comptes de 2021 sur l’Opéra de Limoges concluait à la bonne gestion financière de l’établissement financé en 2019 à 90% par la ville de Limoges (Etat 4% et Région 5%) : les chiffres parlent d’eux-mêmes, et le même rapport souligne que hors Opéra de Paris, en 2017, les villes supportent à 45% les financements publics des opéras en France et l’État 16%.
Quant à l’Opéra National de Bordeaux, il dispose d’une des salles les plus belles de France, construite par Victor Louis, qui remonte à 1780 et qui fut un des modèles du Palais Garnier, à la capacité d’un peu plus de 1100 places (comme Lyon, comme Zurich ou peu s’en faut, comme Strasbourg), une capacité qui ne permet pas de monter Saint François d’Assise ou La femme sans ombre, mais permet de monter à peu près tout le XVIIe, le XVIIIe, l’essentiel du XIXe  et pas mal d’œuvres du XXe. Mais depuis des dizaines d’années, à Bordeaux, l’ambition affichée a toujours dépassé et les résultats artistiques, et les idées.
Ambition ? la construction de l’auditorium, décrit comme suit : « Une fosse d’orchestre pour 120 musiciens et un espace scénique de 220 m2 qui permettent d’accueillir des opéras de Wagner ou de Strauss tout comme des opéras contemporains nécessitant un orchestre important et une scène assez grande. » : dans la littérature de la communication l’auditorium semble être le lieu principal d’attraction -comme si on pouvait afficher des Wagner ou des Strauss chaque saison avec les énormes frais afférents, alors que l’atout de Bordeaux, c’est évidemment la salle de Victor Louis, un atout musical esthétique et touristique indéniable sur laquelle une saison raffinée et intelligente pourrait être réfléchie, au-delà de Requiem de Mozart en style Louis-Caisse écologique et racoleur, opération de communication désolante de nunucherie.
L’opéra de Bordeaux, entre ambitions excessives, politiques artistiques quelquefois incohérentes sinon errantes ou erratiques, le plus souvent pâlottes n’est jamais arrivé à produire au niveau des théâtres équivalents (Toulouse, Lyon, Strasbourg), et ce sous tous les mandats directoriaux.
Bref, ce n’est pas du côté de la Nouvelle Aquitaine qu’on fera la fortune de l’art lyrique.

 

Centre Val de Loire
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Tours
Ce n’est pas non plus du côté du Centre Val-de-Loire que l’art lyrique trouvera de quoi fleurir.
Une seule salle, le Grand Théâtre de Tours avec sa douzaine de représentations, superbement isolé, alors que la seule solution viable serait peut-être de rejoindre le schéma proposé par Angers-Nantes Opéra, qui ferait un joli « Opéra national de la Loire » auquel comme on va le voir s’est raccroché Rennes.
Tours est à 170 km de Nantes, un océan infranchissable d’autant qu’il y a une frontière de Région. Laissons cela, c’est pitoyable. Mais le Ministère de la culture offre à l’Opéra de Tours l’appellation « Théâtre lyrique d’intérêt national » sans doute au simple motif que c’est le seul de la région ou que la liste affichée n’est plus tout à fait cohérente, car son « intérêt national » se discute.

Pays de la Loire
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Angers-Nantes Opéra – Opéra de Nantes
– Angers-Nantes Opéra – Grand Théâtre d’Angers

Deux salles et un Opéra, enfin une solution de collaboration intelligente, à laquelle on vient de le signaler, Rennes s’est adjoint, pour la moitié de sa saison, Rennes, qui est à 100 km de Nantes. Une vraie solution régionale (et interrégionale puisque Rennes c’est la Bretagne) avec si l’on compte les trois villes un peu plus d’une trentaine de représentations d’un niveau de qualité appréciable.
Mais entre les deux villes, Angers et Nantes, les choses ne sont pas au beau fixe, avec des baisses de subventions continues, et la dernière période est comme partout très tendue. Dans le budget c’est la métropole nantaise qui met l’essentiel (61% des subventions) et la région, pour cette opération « régionale » verse… 3%. Cherchez l’erreur.
Comme toujours en cas de difficultés, chacun cherche à rentrer dans sa propre niche, et comme toujours, la victime du système c’est la production puisque 2023-24 affichera une dizaine de soirées en moins. Et quand l’offre baisse le public baisse : il est plus facile de baisser l’offre que de récupérer un public. Comme quoi, même des solutions intelligentes et articulées restent fragiles.

Normandie
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Théâtre de Caen
– Opéra de Rouen-Normandie

Lorsque la région Normandie était divisée en Haute et Basse Normandie, chacune avait son Théâtre, à Caen, le Théâtre de Caen, et à Rouen, comme on l’a longtemps appelé, le Théâtre des Arts.
Le Théâtre de Caen avait une grande tradition baroque parce que William Christie et les Arts Florissants y fleurissaient justement. Mais il y eut rupture en 2015 après 25 ans de résidence, pour des sombres histoires de gros sous, de changement d’équipe municipale etc. etc.  La culture est souvent victime de ce genre d’aventure, et l’opéra encore plus….
Le résultat est la programmation lyrique actuelle du Théâtre de Caen, 7 représentations au total, avec certes un excellent niveau, mais sans ligne.
Rouen, arrivé dans l’actualité à cause de la crise financière des opéras, affiche plus d’une vingtaine de représentations, soit bien plus de Caen. Rouen a une vraie tradition d’opéra.
Dans ma jeunesse parisienne, on allait souvent voir les représentations rouennaises de Wagner, dirigées par Paul Éthuin toujours bien distribuées et bien dirigées. La programmation actuelle  y est diversifiée, dans les genres et dans le type de production. Il est d’autant plus regrettable que la crise ait frappé un opéra plutôt valeureux.
Ces deux salles ont chacune un passé, ancien pour Rouen, plus récent pour Caen, chacune avec un souci de qualité qui est resté un axe fort. Distantes de 128km, liées par autoroute ausi bien que par voie ferroviaire directe, ne purraient-elles pas songer à s’allier, ce qui permettrait sans doute à Cane d’augmenter son offre, et ouvrirait sur un vrai projet global normand. Là encore, il serait temps de créer des synergies, dans l’intérêt de l’opéra, dans une région où il a été relativement bien servi, mais où il est fragilisé, comme l’actualité récente nous l’a enseigné.

 

Bretagne
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Rennes (avec quelque extension à Quimper)
Une seule salle en Bretagne dont le caractère a souvent été une exigence de qualité et une offre étoffée. La situation actuelle depuis 2018 associe l’Opéra de Rennes et Angers-Nantes Opéra, tout en gardant des productions maison : au total pour la seule salle de Rennes, on a une offre de 28 représentations d’opéra, soit autant que Marseille, plus que Lille et plus qu’Angers-Nantes Opéra sur deux villes. Rennes, il est vrai, a une vraie offre culturelle en spectacle vivant (avec le Théâtre National de Bretagne) depuis longtemps, et cela se sent.
Il faudrait seulement sans doute développer la relation avec Quimper, pour irriguer un peu l’ouest de la région.

Conclusions :
Un constat s’impose, l’hétérogénéité de l’offre géographique, résultat de traditions historiques plus que de choix politiques : les opéras se sont d’abord installés dans des villes riches, dès le XVIIIe, et puis peu à peu le XIXe bourgeois a voulu ses salles municipales, signes d’un statut local qui s’améliorait.
Mais, à la différence du reste du spectacle vivant, il n’y a pas eu de réflexion sur l’irrigation du territoire et la géographie de l’opéra en France : on a bien revu la distribution des orchestres notamment régionaux, mais pas l’opéra, qui n’est pas comme en Italie un genre identitaire national (même si le passage en Italie de Berlusconi et consorts a aussi eu un effet délétère : la culture, c’est pas leur truc). L’opéra reste dans les têtes un plaisir de l’élite sociale, donc pas très payant en termes politiques. Comme le politique d’aujourd’hui pense la plupart du temps le court terme, l’investissement dans la culture à long terme, mieux vaut ne pas y penser, surtout s’il est lourd et coûteux.
Deuxième constat, plus désolant, la difficulté sur une même aire régionale à créer des synergies autour des opéras, pour mieux le distribuer sur les territoires régionaux et améliorer l’offre, comme l’Opéra National du Rhin et aujourd’hui Angers-Nantes Opéra, seuls exemples d’organisation territoriale. Ce serait directement possible entre Metz et Nancy, en région PACA, qui a une vraie tradition, éventuellement en Auvergne-Rhône-Alpes, mais les réflexes clochemerlesques, “campanilistes” comme on dit en Italie, et donc totalement ridicules, d’une crasse bêtise qui mettent non l’irrigation culturelle en fer de lance, mais les crètes décolorées de pauvres coqs qui font de l’Opéra local, même vidé de son sang et avec quelques productions à peine dignes, un enjeu de « fierté » locale, une médaille au revers, qui finit par s’étioler et devenir misérable. « L’opéra meurt, mais j’ai un théâtre qui s’appelle Opéra ça suffit bien ! ».
Troisième constat, la liste publiée par le Ministère de la culture ne correspond pas à la situation actuelle, en terme productifs, en termes d’efforts et de renouvellement.  Ce dossier non actualisé n’est simplement pas prioritaire.
Dans ce paysage triste et qui court à la ruine, la crise actuelle a le seul mérite de faire voir la poussière qu’on (et notamment l’État) mettait soigneusement sous le tapis. Laisser les opéras aux mains des villes, c’est évidemment conduire à la ruine parce que la crise actuelle montre qu’elles ne peuvent plus assumer les coûts, même si elles veulent défendre leur salle. Laisser ces inégalités géographiques sans réguler, et des villes continuer à gérer avec difficulté leur salle, c’est très confortable pour un État pour qui l’Opéra est plus un boulet qu’autre chose. Ça coûte cher, et ça draine peu de public : pourquoi se fatiguer à chercher des moyens d’améliorer les choses, mieux vaut constater le décès par débranchement du respirateur, on fera de beaux discours sur les regrets. L’État qui s’intéresse tant à la fin de vie l’expérimente avec l’opéra.

 

B. La nature de la crise actuelle

L’alerte actuelle qui frappe de nombreuses salles, n’est pas la cause de la crise des opéras en France, mais plutôt un effet collatéral à une crise plus profonde qui affecte les financements, la distribution géographique mais aussi les systèmes et organisations.

  1. Les motifsLa crise actuelle est motivée par l’augmentation des coûts de l’énergie et l’augmentation des coûts salariaux, elle frappe les plus grosses institutions (Lyon ou Strasbourg), mais aussi de plus petites (Rouen), mais elle ne frappe pas indistinctement. Certaines salles, dont les frais de personnel ou d’énergie sont pris en charge directement par les villes, sont moins directement affectées, même s’il y a fort à parier que cela se retrouvera dans le montant des subventions futures.
    Mais la question centrale est bien plus la désaffection des publics, une qualité d’ensemble plus que moyenne, et surtout des situations très différentes où on appelle « opéra » aussi bien une production impeccable à Lyon ou Strasbourg qu’une production plus proche, au mieux d’un spectacle de fin d’année d’un conservatoire reculé.
    Enfin, même sans covid, sans crise de l’énergie, sans inflation, l’opéra est peu aidé parce que c’est un art complexe (c’est détestable, la complexité), et donc qu’il coûte cher en personnel artistique ou technique pour peu de représentations et donc peu de public… Un public qui diminue souvent par diminution de l’offre, alors on préfère jeter le bébé avec l’eau du bain et se contenter d’une présence au mieux symbolique.
  2. La diversité des situationsNotre rapide tour de France montre une diversité de situations tant dans les statuts des établissements, que dans les capacités productives et dans l’offre lyrique. Beaucoup de salles affichent peu de représentations, d’autres en diminuent régulièrement le nombre, et d’autres enfin coupent dans des activités annexes (hors les murs, « petits » spectacles, réductions des activités scolaires etc…) ou multiplient les opéras sous forme de concert, moins coûteux à amortir.
    Beaucoup d’institutions ont déjà annoncé la baisse de l’offre (nombre de productions, nombre de représentations), alors que l’offre en France est déjà globalement réduite comme on l’a vu ci-dessus. Or il y a une loi toujours vérifiée, qu’il faut répéter à l’envi : moins de représentations = moins de public, et le supposé retour à la normale ne s’accompagne jamais d’un retour systématique du public, mais d’une baisse durable. On peut rapidement faire baisser le public, on met des années à le reconquérir, sans aucune garantie. On l’a vu avec la pandémie.
    Pourtant, là où il y a une tradition de qualité, une implantation assise, le public répond par une très belle fréquentation. L’opéra national de Lyon, qui a eu avec Serge Dorny une politique hardie en matière d’offre, n’a pas vu sa fréquentation baisser (dans quelle autre salle française Sancta Susanna de Hindemith ou Von heute auf morgen de Schönberg auraient pu faire le plein ? Mais l’équipe municipale actuelle n’aime visiblement pas l’opéra et ce que ça lui coûte, alors qu’elle a une des salles au public le plus jeune d’Europe. Il y aurait beaucoup à dire d’ailleurs sur la politique culturelle des mairies écolo, mais passons.
  3. Le morcellement du paysage

La diversité des situations et le morcellement du paysage vont de conserve. Mais la diversité des statuts n’est pas forcément la cause des difficultés ou de la qualité des spectacles. Un regard rapide sur les programmes des salles montre (à quelques exceptions près, assez rares) un singulier manque d’imagination dans les titres proposés. Le nombre réduit de représentations la plupart du temps n’incite pas non plus les producteurs à faire des efforts sur la qualité des productions qui vont n’être proposées (même en cas de coproductions) au mieux que pour quelques représentations à de rares exceptions près. Quelquefois une production est conçue au départ pour tourner, comme Le Voyage dans la lune, d’Offenbach (Rouen, Metz, Compiègne, Reims, Massy …) dans la mise en scène d’Olivier Fredj, et dans une distribution stable, mais il y a peu d’exemples de ce type qui seraient à encourager.
il reste que même dans le cas des plus grosses institutions, le nombre de représentations n’excède pas la cinquantaine annuelle pour les deux plus importantes, plus proche de la trentaine pour toutes les autres, ce qui n’est pas énorme.
Enfin, last but not least, l’opéra exige au-delà des personnels techniques et artistiques, des lieux adéquats. Il y a des territoires où aucune salle ne peut recevoir de l’opéra mis en scène, par absence de fosse. On peut quand même envisager des représentations concertantes ou semi-concertantes dans ces territoires-là, mais c’est aussi un indice des cahiers des charges qui ont présidé à la construction des salles. En Allemagne ou en Suisse, toutes les salles municipales ont une fosse, avec une autre politique aussi, parce qu’elles sont multifonctions. En France combien de salles multifonctions ont-elles une fosse d’orchestre ?

 

Les financements, État, Régions, Métropoles, Villes

Éliminons d’emblée les gros financements privés qui vont plutôt dans le lyrique à des grands Festivals (Aix) ou à de grosses institutions (L’Opéra national de Paris). L’Italie a transformé en Fondations privées la plupart de ses opéras et cela a marché pour les grosses institutions, mais les plus petites sont financées par des structures publiques ou semi-publiques, et c’est un échec car les Fondations lyriques se sont retrouvées au bord du gouffre, l’une après l’autre.

Mettre à plat les systèmes de financement, c’est se dire, qui paie quoi ?

Un regard rapide sur les budgets montre que pour les salles les plus importantes, celles qu’on peut (encore) appeler « Opéras » les budgets tournent autour de 30 à 35 millions d’euros annuels, et pour des raisons historiques, structurelles, légales, les moins impliquées sont les régions (autour de 6 à 7% du budget au mieux), les plus impliquées sont les villes, avec la palme à Marseille, une régie municipale historique avec une tradition lyrique forte, qui a un budget pour son opéra de l’ordre (légèrement inférieur) d’autres grandes salles françaises dont des opéras nationaux et un nombre de représentations tournant autour de la trentaine avec les représentations en version concertante. Compte tenu de l’offre, de la capacité de la salle, l’une des plus grandes de tous les opéras en France (plus de 1800 places) , c’est par rapport à bien des salles, une vraie performance, pour un public traditionnellement amoureux des voix et pas trop fan de mise en scène.
On peut d’ailleurs regretter que les budgets et le montant des subventions et soutiens ne soient pas clairement affichés par les maisons d’opéra, notamment les plus importantes : on souhaiterait que ces salles de référence en France fassent comme Lyon, qui chaque année affiche son budget et ses résultats, y compris remplissage etc. dans sa brochure de saison

L’observation des budgets quand on y a accès montre des constantes :
– Les villes (quelquefois les métropoles) restent les financeurs essentiels (48% à Lyon, 52% à Bordeaux, 70 à 80% à Marseille) et mettent aussi des personnels à disposition en nombre plus ou moins important.
– L’État verse plus ou moins 15% aux opéras nationaux
– Les régions aident de manière congrue (autour de 6%)
– Les recettes propres entrent en général autour entre 20 à 30%, où la billetterie peut tourner autour de ce pourcentage, où être bien plus réduite ( à Lyon, la billetterie entre pour 10% des recettes générales et seulement à peu près la moitié des recettes propres)

Pour fonctionner, les opéras sont fortement subventionnés, on le savait depuis longtemps et les subventions publiques sont largement supportées par les villes (45% en moyenne en 2017), ce qui aujourd’hui est problématique.
Il est clair en effet :

  • Que les villes ne peuvent plus supporter des charges à cette hauteur
  • Que la création des métropoles devrait déterminer une remise à plat du système, parce que la salle d’opéra couvre un public qui dépasse largement les frontières de la ville où il est implanté, et la ville paie quelquefois plus en proportion de ses administrés qui la fréquentent.
  • Que les régions, pour des salles qui ont un poids financier et un impact économique fort, donnent très peu : à part Strasbourg et Angers-Nantes Opéra, les salles n’ont aucun impact régional, avec des disparités dans la distribution des salles qui n’a jamais incité à réfléchir à l’impact régional. L’implication très relative des régions vient sans doute d’un problème de « compétences », sur lequel on s’est bien gardé de revenir : le boulet, c’est mieux pour les autres.

Face à des villes qui ne peuvent plus assumer seules ou presque les charges des salles, la première réflexion porte sur les opéras dits « nationaux » et les financements de l’État. Un rapport de la chambre régionale des comptes de 2017 de la nouvelle Aquitaine montre que hors opéra de Paris, la part de financement de l’État pour les opéras en France est de 16% (c’est le pourcentage qu’on constate effectivement les rares fois où l’on a accès aux chiffres, par ex. Lyon). Si l’on intègre dans le calcul l’opéra de Paris, alors la part de l’État passe à 38%…
En clair cela signifie que la subvention parisienne engloutit l’essentiel des subventions d’état. Ainsi l’État privilégie-t-il Paris au détriment des opéras qu’il a lui-même qualifiés de « Nationaux », une médaille en chocolat. Il ne s’agit pas de rééquilibrer en baissant les subventions parisiennes, dans la mesure où c’est l’État dans sa vision à si long terme qui a voulu un Mammouth lyrique à Paris qu’il essaie désormais d’encourager à chercher du mécénat pour réduire ses subvention publiques (aujourd’hui environ 40% du budget). En réalité, il est évident que l’État doit augmenter sa part de financement des opéras nationaux en région : il n’est pas normal qu’un Opéra national de Lyon soit financé à 50% par la ville de Lyon, ou alors que l’État demande aussi à la Ville de Paris de financer l’Opéra national à hauteur, elle qui a déjà bien du mal avec son Châtelet… mais je plaisante bien sûr. Les opéras nationaux ayant théoriquement un rayonnement national, les sous doivent aller avec, ou alors , c’est une autre plaisanterie.
Il ne s’agit pas évidemment non plus de supprimer les subventions des villes : dans de grandes capitales régionales, l’Opéra en état de marche a des retombées économiques que Lyon en son temps avait calculé, et ce n’était pas indifférent, mais il faut rééquilibrer la part de chacun. Il est clair que les Métropoles doivent prendre une part plus importante dans les financements des opéras, c’est déjà le cas à Metz ou dans quelques autres villes, car une salle d’opéra rayonne sur la ville et son « hinterland », au moins jusque-là où vont les transports urbains.
Enfin, même si ce n’est pas leur compétence, mais tout peut évoluer ou changer, les régions donnent environ 5 à 7% pour les opéras, ce qui est ridicule, mais vu la situation, aucune intervention n’est ridicule. On peut sans doute conditionner les subventions des régions au rayonnement régional de l’institution, quand on lit que l’Opéra national du Rhin est un syndicat « intercommunal », ou que la région est peu impliquée dans Angers-Nantes Opéra, on se dit que quelque chose ne fonctionne pas au royaume du Danemark. En d’autres termes, là où les salles de la région travaillent à des synergies, à des organisations intelligentes entre elles qui irriguent le territoire, on pourrait imaginer leur part de financement augmenter. Certes, elles financent déjà part des orchestres régionaux, souvent en fosse d’opéra pendant la saison, mais il y a sans doute à réfléchir sur le rôle de la région dans la circulation de productions, dans le lien entre diverses salles. Mais personne de bouge, parce qu’il s’agit de donner des sous…
Pour encourager les publics on pourrait aussi imaginer d’autres filons, un peu différents, en Allemagne, le billet d’opéra vaut ticket de transport en commun le jour de la représentation par exemple… L’imagination peut-être au pouvoir mais il semble qu’on soit pétrifié à l’idée de soulever ce lièvre-là, mieux vaut la « petite mort » lente qui ne fait pas trop parler d’elle, on pourra au moins financer les Kleenex pour sécher les larmes.

Résumons-nous :

  • Ce n’est plus le rôle des villes de supporter seules les frais d’un opéra qui produit régulièrement, au moins quand on appelle « Opéra National » l’institution : l’État doit prendre ses responsabilités.
  • Il est urgent de rééquilibrer les contributions entre métropoles et région, les départements ont une part infime (1 à 2% dans les financements) et ils ont d’autres charges, plus sociales (APA etc…) qu’ils peinent à assumer, laissons-les de côté dans cette affaire. Bref il est important de remettre à plat le système quand l’opéra est représenté dans la ville avec autre chose que quelques représentations atomisées
  • Enfin, en termes de patrimoine, des salles superbes comme Metz, Nancy, Nice, Bordeaux, Vichy mériteraient d’être mieux valorisées en hébergeant des productions d’opéra dignes d’elles, ce n’est que très partiellement le cas.

Mais ne nous berçons pas d’illusions, le genre lyrique ne sera jamais un genre populaire au moment où le théâtre connaît aussi des difficultés, bien que ce soit un genre bien plus important en France, et il s’agit simplement de faire en sorte que l’offre soit d’une qualité à peu près homogène en qualité, dans un système plus cohérent et mieux territorialisé.
Mais ce que les puissances publiques nationales ou territoriales n’ont pas fait en temps de vaches grasses, elles ne le feront pas en temps de vaches maigres, l’opéra et son réseau de salles a été laissé plus ou moins tel que parce que s’y intéresser c’est entrer dans un engrenage qui ne concerne pas seulement les subventions, mais aussi les organisations, le système de production, les orchestres, les artistes etc… Il y aura bien des raisons pour lesquelles les choses sont laissées en l’état…

 

C. Le système productif et ses problèmes

Si la question des financements entre fortement dans la question des opéras en France, elle n’est pas la solution à tous les problèmes. il ne faut pas non plus oublier le système de gestion, à un moment où des voix s’élèvent, comme un chœur insistant pour demander « des troupes », « des troupes »… Nous avons dans ce blog longuement essayé d’éclaircir la question, mais elle se pose très différemment à Paris et dans les opéras en région.

Examinons d’abord le système actuel, la stagione
Il est en quelque sorte comparable à la production d’un film : pour un spectacle donné, on réunit une distribution une équipe de production, un chef et un orchestre. Et dans certains théâtres, on réunit aussi les techniciens nécessaires. Tous les théâtres n’ont pas les capacités techniques ou même les équipes nécessaires pour monter un spectacle complexe et bien des théâtres ont des équipes techniques réduites.
Conséquences pour les productions :

  • On limitera les dépenses de production (décors et costumes) notamment si le nombre de représentation est réduit
  • On réduira progressivement le temps de répétitions, qui est coûteux
  • On fera donc appel à des metteurs en scène point trop exigeants qui ne bousculent pas les équipes en place et font au plus simple et au plus vite

Par ailleurs, on croit souvent que les orchestres au nom quelquefois ronflant sont fixes (genre Orchestre symphonique de Saint Crépy sur Levrette) , c’est très souvent un leurre.
Les orchestres régionaux peuvent l’être, moins les orchestres municipaux ou locaux qui sont réunis ad hoc. Quelquefois, l’orchestre se réduit à quelques musiciens fixes (salariés) (par ex. un continuo baroque) et pour chaque production, on fait appel à des supplétifs. Pour des questions de frais fixes (un orchestre de 45 musiciens c’est 45 salaires), on a souvent des orchestres avec quelques musiciens salariés et le reste supplétif. Bref, la géométrie est variable, mais dans ce système, même les orchestres la plupart du temps sont réunis ad-hoc, à l’exception de Lyon qui est le seul à avoir son orchestre spécifique, et de deux ou trois orchestres régionaux de prestige comme le Philharmonique de Strasbourg ou l’Orchestre du Capitole, avec les conséquences sur la qualité et l’homogénéité.
Un orchestre comme Les Musiciens du Louvre-Grenoble, en résidence à Grenoble avait sur place quelques musiciens chargés de l’action culturelle par exemple, mais répétait à Paris et arrivait à Grenoble pour le concert avec une formation à géométrie variable. C’est aussi le cas d’un orchestre comme la Cappella Mediterranea… Certes, les réseaux fonctionnent et on fait souvent appel aux mêmes collègues supplétifs, mais ça n’est pas gravé dans le marbre.

C’est un système qui ne favorise pas la cohésion des orchestres, mais convient aux musiciens, plus libres de « cachetonner », et pas attachés à un lieu fixe, des temps fixes, des répétitions fixes. Dans le cas d’orchestres qui se déplacent comme la Cappella Mediterranea les coûts seraient pharamineux si c’était tout un orchestre fixe qui se déplaçait. Le noyau se déplace et on recrute sur place (par exemple quand ils sont en fosse à Paris ou Aix)
Ce qui est vrai pour les musiciens d’orchestre l’est aussi pour les chanteurs, plus libres de choisir leurs productions, avec une rémunération au cachet que souvent ils préfèrent à un salaire fixe, de même les techniciens, car il n’y a pas suffisamment de travail continu pour être attaché à telle ou telle salle et le système de l’intermittence fait le reste.

Le système stagione, finalisé à la production, convient aux très grandes institutions (Paris par exemple) ou aux institutions qui ont une politique lyrique pointue (Lyon, Strasbourg). Les productions sont créées, la presse en parle, ça fait buzz (enfin mini buzz) et puis s’en vont.
Avec pareil système, peu de titres, six à huit titres par an : un lyonnais aura vu ainsi Tosca pourtant un phare du répertoire, une seule fois en un demi-siècle ; en 2019/2020… La qualité est respectable, mais pas partout.

C’est un système plus favorable aux artistes parce que c’est un système au cachet, globalement plus rémunérateur, et surtout plus souple, et qu’on peut faire appel ponctuellement à des chanteurs plus « bankables » sur le marché (pas forcément des stars, mais des noms connus des amateurs) pour remplir la salle mais pas toujours favorable aux institutions, ni à une politique construite ou rigoureuse envers les publics. D’autant que lesdites productions sont rarement reprises, et qu’ainsi tout est finalisé, aux deux trois ou quatre représentations (six à huit dans les meilleurs cas). En effet dans ce système, il y a un nombre de représentations au-delà duquel le théâtre perd de l’argent. Ce n’est donc pas un système favorable à l’éducation du public, à la construction d’une vraie culture lyrique, à la permanence, car – c’est le cas en ce moment – à la moindre baisse de subvention, on supprime des productions.
Or, la France entière fonctionne sur ce système, assez libéral, qui laisse les artistes dans le marché. Quand ce sont des artistes côtés, pas de problème, quand ce sont des jeunes ou des artistes « de complément », indispensables mais à la carrière difficile, c’est délétère. D’où la nécessité d’un champ professionnel organisé sur l’offre, avec des agents  qui représentent les artistes (indispensables pour les accompagner) et une importance accrue des réseaux…
D’où le système de l’intermittence, réponse sociale à un système de gestion élastique. Cachetonner, c’est le verbe-clé de la vie musicale et lyrique française, parce qu’il n’y a simplement pas suffisamment d’institutions garantissant des revenus stables et continus. L’intermittence est dans pareil système indispensable à l’équilibre des revenus des artistes.

Le système de troupe et de répertoire est-il une réponse ?
C’est le système qui organise la vie musicale dans les pays germaniques et en général les pays de l’Est européen, Russie comprise dans pratiquement tous les théâtres, petits et grands. Le système stagione en revanche couvre l’ouest et le sud européen, les Etats-Unis et le Canada et le reste du monde qui programme du lyrique. J’ai souvent écrit que la réunification de l’Allemagne n’avait rien changé au fonctionnement des théâtres à l’Est, parce que c’est le même système qui gérait Est et Ouest.
Dans les pays où le système de troupe fonctionne, ce sont les villes qui financent à 80 ou 85% les théâtres, et plus largement les institutions publiques (radios) les orchestres. Dans les très grandes villes d’Allemagne, État fédéral, il y a plusieurs orchestres, ceux financés par la ville, ceux financés par la radio. Prenons Munich, par exemple, parmi les principaux orchestres, il y a l’orchestre de la Radio Bavaroise (financé par la radio, le Bayerischer Rundfunk), celui de l’Opéra (Bayerisches Staatsorchester, financé par le Land qu’on appelle l’État libre de Bavière dans le cadre du financement de l’Opéra), et les Münchner Philharmoniker (financés par la ville). L’état de Bavière finance en outre les Bamberger Symphoniker, le grand orchestre symphonique de la ville de Bamberg, au nord de la Bavière. Système plus ou moins semblable à Francfort, Stuttgart ou à Hambourg.
Ces villes ont toutes un théâtre et un opéra (salles séparées, quelquefois dans le même bâtiment, comme à Mannheim ou à Francfort) avec la notable exception de Berlin avec ses trois opéras et sa dizaine de théâtres municipaux.
Les villes petites ou moyennes ont une salle de théâtre multifonctions (Stadttheater), qui propose une saison complète (on joue à peu près chaque soir) de théâtre, d’opéra, de ballet, éventuellement de concerts qui vont de la petite forme à la grande forme .

Pour faire vivre le système, dans toutes les villes, grandes ou petites, il y a dans les théâtres une troupe d’acteurs, de chanteurs, un ballet (pas partout), un orchestre local qui fait du symphonique et de l’opéra, tous salariés, tous employés municipaux. Dans les plus grandes villes ou pour des occasions exceptionnelles on peut faire appel à des chanteurs invités en surnuméraire. Du côté des chefs, il y a à la fois un Musikdirektor ou un Generalmusikdirektor, qui assure les nouvelles productions et quelques reprises et bonne part de la saison symphonique, au contrat, et des chefs fixes, qu’on appelle des Kapellmeister (« Maître de chapelle ») qui assurent les reprises et le tout-venant et font travailler l’orchestre.
Quant aux productions, le système diffère dans les grosses et les petites structures : dans les grosses, une production est longuement répétée, puis entre au répertoire, ce qui veut dire qu’elle sera reprise dans les saisons pendant plusieurs années. Dans les plus petites, il y a moins de productions, et donc quelquefois la saison se limite à des nouvelles productions, de rares reprises, mais toujours ensuite stockées.
En revanche, le revers de la médaille, c’est que les villes financent peu les compagnies autonomes et que les théâtres ne font pas d’accueil de spectacles ou d’artistes extérieurs, cela sortirait de leurs frais fixes avec les risques relatifs au remplissage, alors qu’en France c’est la base du fonctionnement. Artistiquement, le spectateur va dépendre d’une équipe en place, et il n’y aura pas de confrontations « d’univers artistiques », comme on dit dans les salons, moins de diversité, mais plus de régularité.

Cela suppose qu total:
– des équipes techniques étoffées pour assurer l’alternance
– des équipements fixes pour les répétitions (salle de chœurs, répétitions d’orchestre si la salle est occupée) mais aussi des espaces de stockage des productions.
– une administration qui puisse gérer un agenda assez rempli, un planning d’occupation des salles et aussi des chanteurs ou des comédiens de la troupe, etc… et aussi la relation au public essentielle pour un système qui s’appuie beaucoup sur les abonnements, c’est-à-dire toute une logistique assez lourde qui justifie que dans le cas des villes, le théâtre engloutit bonne part des subventions.
– Et surtout un nombre de représentations important : plus il y a de représentations, plus il y a de public et plus il y a de recettes. Tout le monde étant salarié, artistes comme techniciens, les frais sont fixes, tout représentation est ainsi une recette nette.
C’est un système lourd, assez monopolistique dans les villes mais qui garantit au public une accessibilité continue à des prix contenus (le prix maximum dans les salles régionales, par exemple Karlsruhe, excède rarement 60-70€)

Or, même les théâtres lyriques les plus productifs en France (Lyon, Strasbourg, Toulouse) ne peuvent gérer une telle logistique avec leurs équipements et leurs équipes actuelles. Et on peut bien imaginer que les villes (ou les métropoles) ou encore moins les régions ne sont pas prêtes à investir dans un tel système, qui suppose aussi par ricochet une réponse du public (qui, même en Allemagne a baissé, même si cela reste le grand pays de la musique classique en Europe).

Pour qu’un tel système fonctionne vraiment dans une métropole régionale, il faudrait que l’on soit sur une centaine de représentations lyriques par an. On a vu que le maximum offert est d’une cinquantaine, et encore avec des menaces et sur trois salles dans tout le pays. Il y a eu notamment à Lyon par le passé (il y a plus de vingt-cinq ans, comme quoi la question n’est pas vraiment nouvelle) la création d’une troupe fondée sur de jeunes chanteurs valeureux, par exemple Ludovic Tézier, qui passa deux ans en troupe à Lucerne, puis trois ans à Lyon. Ça a fait long feu.
Pour un chanteur d’opéra, la troupe est pourtant très formatrice, parce qu’il doit affronter toutes sortes de rôles, répondre à des urgences, côtoyer aussi de grands professionnels. Il n’y a pas de hasard, si certains de nos chanteurs ou chanteuses ont fait de la troupe en pays germanique, il y aura bien une raison, Natalie Dessay (Vienne), Julie Fuchs (Zürich), Elsa Benoît (Munich), Elsa Dreisig (Berlin, et la saison prochaine Munich)…
Impossible à ce stade de déliquescence du réseau français d’envisager un système à la germanique et d’ailleurs il n’en a jamais été question parce que ce système est sorti de toutes les têtes et cocneptions depuis des lustres (à cause de la crise de l’Opéra de Paris, opéra de troupe jusqu’aux années 1970) On peut se limiter à l’entretien d’une troupe réduite de chanteurs, mais là encore, elle ne peut être attachée qu’à un opéra qui produise au moins une quarantaine de représentations. Elle peut être envisageable dans un système de réseau régional : on revient toujours à la question des synergies. Mais il est clair que socialement, le système permet à l’artiste (ou au technicien) des revenus fixes et réguliers, ce qui diminue l’intermittence.
En France, le système est particulièrement hypocrite, justement grâce à la question de l’intermittence, pas vraiment essentielle pour les stars, mais essentielle pour les armées d’artistes, de chanteurs et techniciens qui dépendent des offres. On travaille sur une production, on reçoit un cachet et pendant les périodes creuses, le système de l’intermittence prend le relais. Pour l’artiste, c’est une grande sécurité . Pour le public, c’est moins vrai, car les périodes creuses le sont aussi pour lui.
En Allemagne, le chanteur d’opéra étant « mensualisé » à hauteur de ses prestations dans le théâtre auquel il est attaché, et pour le reste en « free » (où interviennent les offres via son agent), n’a pas besoin de l’intermittence et le public continue à avoir accès à des représentations. Pas de période creuses, d’autant qu’en dehors de leurs contrats locaux, les artistes peuvent en accepter ailleurs. La plupart des chanteurs restent en troupe et ne deviennent free-lance que lorsque s’étant fait un nom, ils peuvent vivre seulement des engagements au cachet.
L’habitude du système stagione cherche à attirer le public par la présence dans la distribution de chanteurs plus connus, le système de répertoire travaille plus sur la fidélisation du public à ses artistes locaux, dont certains deviennent des stars, mais pas tous. à une offre de production plus étoffée, jouant entre standards et nouveautés

Les artistes français gardent ainsi une liberté de choix d’action, de création et d’installation que l’État leur garantit par le statut de l’intermittence. Ce système « socio-libéral » leur convient. Il est soutenu par notre fascination de l’artiste (« aidez-moi à développer mon génie ») et par l’individualisme ambiant, il ne répond absolument pas à la fonction civique et citoyenne du théâtre public, et dans le cas de l’opéra, il le condamne à la mort lente. Si les artistes travaillaient de manière moins intermittente (et donc moins autonome aussi), c’est une lapalissade, on aurait moins besoin du système de l’intermittence et les théâtres afficheraient plus de représentations…

Quant à la question de la qualité, elle n’est pas si différente que ne le disent ceux qui défendent un système à la française, en tous cas dans des salles moyennes. Mais ne rêvons pas, le système stagione convient aux bailleurs de fonds, aux artistes, aux institutions et se trouve ancré dans notre histoire. On ne reviendra pas dessus. Il est plus « paillettes » et travaille moins l’éducation des publics et l’installation du genre, mais actuellement il ne garantit même plus une simple stabilité de la fréquentation.

 

D. L’exemple suisse

On parle toujours de l’Allemagne, j’ai voulu regarder l’exemple suisse, qui présente l’avantage de proposer les deux systèmes et permet des comparaisons sur un territoire socialement assez homogène.

La Suisse est un petit pays, qui entretient une dizaine d’institutions qui offrent et produisent de l’opéra : Saint Gall, Winterthur (essentiellement de l’accueil), Zürich, Bâle, Lucerne, Bienne-Soleure, Fribourg, Berne, Lausanne, Genève. Mettons hors compétition Zürich, le théâtre le plus riche et le plus productif du pays, avec ses 200 représentations d’opéra et ses 30 productions annuelles et qui est l’une des grandes salles européennes.

Un pays, deux systèmes :

Stagione : Genève, Lausanne, Fribourg, Winterthur
Répertoire : tout le reste.

Commençons par comparer dans ce pays riche et prospère deux villes comparables par leur population, Genève (200000 hab/600000 pour l’agglo) et Bâle (180000hab/550000 agglo), entre Genève, ville de banques et d’institutions internationales, et Bâle, ville de l’industrie pharmaceutique et de l’art contemporain, c’est un niveau social à peu près comparable.

Bâle :
Système de répertoire/troupe
Prix des places à l’opéra : de 30 CHF à 145 CHF selon les types de représentations.
Nombre de représentations annuelles d’opéra : une centaine
Capacité de la salle : 860 places

Genève :
Système stagione
Prix des places: de 17 CHF à 309 CHF
Nombre de représentations annuelles : une cinquantaine
Capacité de la salle : 1500 places

Cherchez l’erreur.
Les deux villes sont riches, Les deux théâtres sont des institutions de qualité, ayant chacune une réputation sur le marché lyrique, mais Bâle s’est profilé sur la modernité des productions, sur des metteurs en scène d’avenir (on y a vu Calixto Bieito, bien avant qu’il n’arrive à Genève, on y a vu une résidence de Simon Stone, bien avant qu’il n’explose sur le marché), c’est un théâtre qui table sur de jeunes chefs, de jeunes chanteurs qui tous ne feront pas carrière, sans doute, mais qui assurent un niveau de représentation équilibré, en tout cas supérieur à 80% des théâtres français.
Genève a un très bon niveau productif (récompensé comme Bâle quelques années auparavant par le titre d’Opéra de l’année du magazine Opernwelt) notamment depuis l’arrivée d’Aviel Cahn, mais peine encore à trouver une ligne et surtout à retrouver un public, qui par ailleurs est bien moins ouvert (ou plus fossilisé) que celui de Bâle…
Mais que le prix maximum à Genève soit plus du double du prix maximum de Bâle fait de Genève le théâtre le plus cher d’Europe ou peu s’en faut, mais ne fait pas de Genève un théâtre deux fois meilleur que Bâle, et même si on rapporte l’offre au nombre de représentations rapporté à la jauge de la salle, l’offre baloise reste supérieure.

Cette comparaison montre, à qualité égale (mais sur des lignes productives différentes), que le théâtre de répertoire/troupe est plus performant que le théâtre stagione, sur un territoire à peu près homogène.

Sur la dizaine de théâtres suisses qui ont une saison d’opéra, on totalise hors Zürich environ 450 représentations d’opéra, en France, on totalise hors Paris pour 28 salles environ un peu plus de 500 représentations d’opéra… Calculez et là encore cherchez l’erreur.
Et ce n’est pas une question de qualité, il est clair que nos plus grandes salles affichent une qualité égale à celle de Genève ou Bâle et quelquefois à celle de Zürich, mais les autres salles françaises n’affichent pas forcément une qualité supérieure à Lucerne ou Saint Gall, ni même à Bienne-Soleure, avec sa centaine de représentations lyriques sur deux salles petites (l’une de 280 et l’autre de 300 places) dont celle de Soleure, du XVIIIe, est sans doute la plus belle du pays et un bassin de populations de 180000 habitants environ.
L’idée que le système stagione garantit une qualité moyenne supérieure est vraie sur les plus grandes salles et quelques salles à la programmation attentive et intelligente, mais sur la majorité des autres, c’est tout simplement faux. Le système garantit surtout une souplesse plus grande, un personnel occasionnel et donc un jeu pervers sur les variables d’ajustement comme en ce moment.

 

Derniers mots, dernier maux

Ne nous berçons pas d’illusions, la situation actuelle est appelée à perdurer, avec ses ridicules, son déséquilibre et parfois, sa médiocrité. Au niveau institutionnel, personne n’a envie (ou intérêt) à la voir évoluer. D’abord parce que dans les politiques culturelles, l’opéra n’est évidemment pas la priorité, même s’il serait intéressant de diffuser cet art dit élitiste là où il ne va pas et où il n’est à peu près jamais allé (Tourcoing excepté…). À chaque classe sa culture, ce n’est pas dit, mais c’est un implicite qui perdure.
Ensuite parce que tel qu’il est c’est un boulet pour toutes les institutions qui ne savent pas trop qu’en faire, et ne veulent pas surtout payer trop pour un art de niche (aucune refonte d’un opéra local ne fera une réélection, quant à l’État, l’Opéra de Paris lui suffit largement. Et depuis 2017 et Macron, la culture a continué à avoir la place subalterne que Sarkozy et Hollande lui avaient réservée. Enfin en ces temps de disette, il est impensable de dépenser plus pour l’opéra, la brioche de la culture alors que le pain culturel coûte déjà cher : mieux vaut laisser les choses rassir puis gésir.
Les affaires ne sont pas roses non plus pour le théâtre, qu’il soit public ou privé, mais au pays de Molière, on ne laissera pas tomber le théâtre. Il n’existe malheureusement pas de grand symbole universel de l’opéra en France qui ne peut donc se vendre de la même manière.
Mais ce constat assez accablant n’empêchera pas celui qui écrit et qui est tombé par hasard dans l’opéra à douze ans au grand étonnement d’une famille qui aimait le théâtre et les acteurs et ignorait complètement l’art lyrique, de continuer à militer pour un vrai partage de cet art total.

Alors si l’on veut sauver le soldat lyrique, il faut (à budget constant) faire des choix.
On ne renoncera pas au système stagione, d’abord parce que ce système est très soutenu par l’establishment lyrique et musical qui n’en connaît pas d’autre ou n’en pratique pas d’autre, et parce que c’est un système qui lui est d’abord favorable, avant de l’être au public.
Ensuite parce qu’il est bien trop précieux au politique par son élasticité pour diminuer les frais, le nombre de représentations, le nombre de productions en fonction de la pression financière, des changements politiques etc…sans trop le faire savoir.
C’est d’autant plus vrai et vérifiable que si la moindre quinte de toux au PSG provoque des épidémies d’inquiétude ou de désespoir, personne ne fait cas des quintes de toux lyriques à Lyon ou Toulouse ou Strasbourg. On a un peu parlé de Rouen (c’était le premier cas) mais a-t-on parlé des difficultés des autres au niveau national ? La réalité c’est qu’un opéra peut crever de phtisie à petit feu (une grande spécialité du répertoire lyrique d’ailleurs), cela ne remue pas grand monde.

Alors actuellement chacun cherche des solutions dans son coin, remplacer des productions plus lourdes par des petites formes, ou accentuer la vocation chorégraphique notamment dans les opéras nationaux ; en fait la logistique de la danse est plus légère que celle de l’opéra et la souplesse du système stagione ou des salles multifonctions convient, d’ailleurs, certaines saisons d’opéra privilégient en ces temps de vaches maigres la danse, moins dévoreuse de dollars et attirant un public plus jeune et plus diversifié.

Il faudra bien aussi aborder la question des programmations, particulièrement sensible. J’ai souligné plus haut une certaine monotonie des programmes souvent limités à des standards, avec des étonnements sur certaines ambitions excessives (Turandot, qui requiert des moyens importants, monté dans des salles qui visiblement ne les ont pas) et d’autres sur des absences surprenantes.
Comme la question du baroque.
Voilà un répertoire qui a explosé en France plus qu’ailleurs, avec de nombreux groupes, de nombreux chanteurs formés et surtout une grande souplesse d’adaptation à des salles très diverses. Or, on voit certes ce répertoire dans les programmes, mais pas à la hauteur de l’offre possible (le répertoire est immense) dans des configurations multiples qui pourraient irriguer bien des territoires et profiler la France de manière particulière sur le marché lyrique international.
Autre absence, c’est celle de l’opérette ou d’œuvres plus légères  (comme certains opéras comiques) faites intelligemment, cela se limite à Offenbach le plus souvent et c’est dommage, mais l’opérette a été tuée en France, presque sciemment (bien trop populaire, bien trop troisième âge) alors que c’est un genre à la fois très actuel et très souple, contrairement à ce qu’on pense et ce qu’on en a dit : c’est un genre satirique, qu’on a hélas complètement aseptisé, et particulièrement formateur notamment pour des jeunes chanteurs qui veulent travailler le jeu. Quant à l’opéra-comique un genre né en France avec un répertoire riche et demandant moins de forces que l’opéra, on en voit peu par rapport aux possibilités de choix, du XVIIIe au XXe…
Enfin, la dernière absence, c’est celle de la création ou simplement d’œuvres du XXe rarement jouées. Il est vrai qu’elles demandent souvent des répétitions plus longues et le système ne les favorise pas, avec un public qui n’est pas très préparé. Or voilà un rôle (gratuit) que l’État pourrait assumer par un système plus contraignant de commissions y compris collectives…

Enfin, il y a des salles qui programment (mal) quelques titres par an pour peu de représentations. En soi, afficher un petit nombre de représentations n’est pas un problème si ce qui est proposé est bien monté, vaut le coup et bien préparé. Une production annuelle unique avec cinq représentations bien préparées peut suffire à certains théâtres, à condition que la qualité au rendez-vous puisse attirer le public au-delà d’une ou deux représentations atomisées. C’est toujours mieux que deux ou trois titres médiocrement montés comme on le voit souvent
Mais en général il semble à certains plus rentable pour la com d’offrir deux ou trois titres avec une ou deux représentations, dans des conditions de production très hétérogènes (pour être poli). Il est en effet possible de faire de l’opéra dignement, c’est-à-dire sans faire prendre les vessies pour des lanternes, avec des équipes artistiques de qualité, même si elles ne sont pas de premier plan, et dans des conditions d’accueil simplement professionnelles.

Sans dépenser plus mais en dépensant mieux (vous constaterez l’emploi que je fais du jargon politicien, j’adore) une rationalisation des fonctionnements permettrait une augmentation de l’offre et de la qualité, par les synergies, les échanges, les systèmes de type Opéra du Rhin, seul survivant d’un plan Landowski qui du point de vue du lyrique a fait long feu. Si des villes préfèrent afficher un opéra autonome qui n’a d’opéra que le nom, mais un nom qui est un « symbole », qu’elles le fassent à leur frais et responsabilité. D’autres villes ou équipes municipales qui ont trouvé un opéra dans la corbeille de la mariée sont obligées de le garder mais le trouvent encombrant et le font savoir (Lyon) d’autres qui doivent assumer des dépenses indispensables de mises aux normes (Strasbourg), ont voté les crédits mais pas encore le projet, bonne manière de faire traîner, sans parler de Bordeaux, équipée de deux salles, dont une fabuleuse, mais sans vraie colonne vertébrale artistique, mais elles doivent assumer ; Strasbourg « capitale européenne » ne peut se permettre (à son corps écologique défendant ?) d’effacer son opéra, Lyon ne peut que l’étouffer un peu, dans ce jeu érotique de l’étranglement qui paraît-il augmente la vigueur.
En réalité pour des villes ou métropoles qui ont une ambition culturelle ou une vraie tradition, l’opéra est à l’aise et bienvenu (Lille, Rennes, Nantes, Toulouse, Rouen), dans d’autres, il est une référence de la cité, comme à Marseille ou Nice. Voilà des atouts sur lesquels s’appuyer pour avancer.
Il faudrait enfin réorganiser a minima l’existant en veillant à ce qu’on en finisse avec les clochemerlades du genre Metz-Nancy, Avignon-Marseille-Toulon (on voit à quels ridicules vont se cacher des combats d’un autre temps) et que l’État soutienne et stimule les efforts en ce sens, en revoyant les cahiers des charges et en conditionnant ses éventuels financements.
Tout cela est d’autant plus rageant qu’il y a aujourd’hui une école de chant en France plutôt valeureuse (ça n’a pas toujours été le cas), que les chanteurs jeunes ont besoin de travailler de manière rigoureuse et intelligente, dans des productions qui les font progresser et pas seulement cachetonner et qu’en fait il n’y a aucune raison que le genre lyrique paie les paresses et les ignorances.
Mais je ne suis pas vraiment optimiste, sans aucune confiance dans les institutions publiques pour faire vivre l’art lyrique de manière uniformément digne. Un bel di, vedremo (un beau jour, nous verrons) chante Madama Butterfly. On sait comment cela finit.

 

 

CHÂTELET: ZORRO EST ARRIVÉ

Le Théâtre du Châtelet

Il y a quelques années, en 2020, j’avais publié dans ce Blog un article sur l’Opéra de Paris intitulé « La Valse des Branquignols » qui pointait les errances de l’État dans la gestion de notre Opéra national depuis la fin de l’ère Liebermann.

La toute récente nomination d’Olivier Py au Châtelet a provoqué quelques remous, et m’amène à considérer l’histoire de ce grand théâtre parisien qui appartient à la Mairie de Paris, comme on sait, moins accidentée que son lointain cousin l’Opéra, mais qui semble être devenu un boulet aux pieds de la Ville comme l’Opéra l’est à ceux de l’État.
Un article du Figaro du 3 février dernier est à la fois éclairant tout en suscitant bien des sourires : https://www.lefigaro.fr/theatre/les-dessous-de-la-nomination-d-olivier-py-au-chatelet-20230203

J’y renvoie le lecteur curieux : on y raconte les tribulations de cette nomination qui est fruit d’un choix de nom plutôt que d’un projet.

Comme tout parisien le sait, au centre de Paris, à deux pas de l’Hôtel de Ville (autre théâtre comique), deux théâtres appartenant à la Ville de Paris se font face, chacun à la glorieuse histoire, l’un le Théâtre de la Ville, ex-Sarah Bernhardt actuellement sous échafaudages pour un temps encore prolongé, et l’autre, le Théâtre du Châtelet.

Comme souvent, il est passionnant de se plonger dans leur histoire, c’est un aspect qui est aujourd’hui assez négligé mais qui peut éclairer la permanence de certaines politiques (le mot est hardi) parisiennes. L’histoire de ces deux théâtres construits à la même époque suite aux transformations haussmanniennes, est d’une certaine manière croisée, puisque l’actuel théâtre de la Ville a commencé comme théâtre musical (il portait le nom de Théâtre Lyrique et on y a créé Roméo et Juliette de Gounod et Les Pêcheurs de perles de Bizet entre autres et le Châtelet plutôt comme théâtre de prose.

C’est au XXe siècle que le Châtelet a commencé à accueillir de la danse, de la musique et des concerts, tandis que le théâtre d’en face concédé à la star Sarah Bernhardt va prendre son nom pendant sept décennies (le nom est réapparu à côté de « Théâtre de la Ville ») et donc être dédié au théâtre parlé. Le Châtelet et le Sarah-Bernhardt sont deux théâtres à l’italienne. C’est à la fin des années 1960 que la salle du Sarah-Bernhardt est détruite pour faire place à l’amphithéâtre de béton d’un peu moins de 1000 places qu’on connaît, ode à la laideur bétonnée tant prisée dans ces années-là, et qui va devenir Théâtre de la Ville.

La salle du Châtelet est préservée du massacre, bien heureusement.
Le Théâtre du Châtelet, des années 1930 aux années 1970, fut le temple de l’opérette à grand spectacle et à succès, c’est un théâtre authentiquement populaire qui présente aussi de grandes pièces de théâtre susceptibles de ramener un vaste public. J’y ai ainsi vu au tout début des années 1960 L’Auberge du Cheval Blanc (Mise en scène de Maurice Lehmann) avec Bernard Lavalette, et L’Aiglon d’Edmond Rostand (qu’on ne joue plus aujourd’hui) superproduction avec Pierre Vaneck, Renée Saint Cyr, Jacques Dumesnil. Je peux dire que ces deux productions ont donné au garçonnet de 8 ou 9 ans que j’étais le goût de la musique et du théâtre. C’est dire comme je suis attaché à ce lieu…

C’était le temple de l’opérette et sa transformation en Théâtre Musical de Paris en 1980 a plus ou moins signé l’arrêt de mort du genre en France, relégué dans les matinées dominicales des théâtres en région, ou réduit à Offenbach (certes important) ou Johann Strauss Jr (La Chauve-Souris) et Franz Lehár (La Veuve Joyeuse) au hasard des programmations des grandes institutions. Il n’y a plus de culture de l’opérette, plus de vraie formation, plus de véritables artistes spécialistes du genre et bien peu de metteurs en scène intéressés (à part Laurent Pelly). L’opérette, ça n’est pas chic, on préfère le Musical aujourd’hui plus bankable… Pour voir de l’opérette bien faite et des salles pleines, il faut aller (par exemple) à Berlin voir le travail d’un Barrie Kosky. On en revient édifié.

Au Châtelet au long du XXe siècle, c’est pendant des dizaines d’années Maurice Lehmann qui a donné le ton, et ses successeurs ont suivi son sillon, tablant sur Georges Guétary, Luis Mariano, puis José Todaro qui était la copie du précédent. À mesure que les temps avançaient c’était toujours la même recette et le genre s’encroutait, malgré les succès momentanés de Francis Lopez qui pouvaient faire illusion (comme Gipsy), mais ne pouvaient faire office de ligne programmatique bien longtemps, d’autant que les autres théâtres spécialisés dans le genre, Mogador et la Gaîté Lyrique avaient fait faillite et dû fermer. Les tribulations de ce dernier, une salle importante (1500 places, fosse d’orchestre) qui a littéralement été massacrée par la Ville de Paris (Jacques Chirac) sont un authentique scandale. À la faveur des riches idées de l’époque, la salle à l’italienne a été détruite au profit d’un projet « Planète magique » qui mourra en deux ans (1989-1991). Ce théâtre historique qui remonte au XVIIIe a été éventré par la Ville de Paris sauce Chirac pour devenir un fantôme. Avec l’arrivée de Delanoë, la Gaité Lyrique est devenue un Centre Culturel Arts numériques et musiques actuelles… Il a ouvert en 2011 sans jamais prendre véritablement son envol.

Au moins, le Châtelet a échappé au massacre de béton du théâtre d’en face et à la destruction de la Gaité Lyrique (il est vrai située dans un lieu moins majestueux que le Châtelet) en matière de Branquignols, la Ville de Paris tient aussi son rang .

Vint donc 1980…

1980 est une date charnière qui fait illusion pour tous.

L’Opéra de Paris auréolé du succès de Rolf Liebermann, fait le plein, refuse du monde et ce succès va provoquer des réactions en chaine. D’un côté, au départ de Rolf Liebermann, la succession va être plus accidentée que prévue (3 administrateurs généraux et une administration de transition de 1980 à 1989) et à la faveur des grands travaux mitterrandiens, la construction d’un Opéra plus-grand-plus-beau-plus-fort et surtout plus populaire, pour caser tout ce public qui frappe aux portes, va durer dix ans, c’est long…

De l’autre côté, à la Mairie de Paris, alors dirigée depuis quelques années par Jacques Chirac, premier opposant (de Giscard comme de Mitterrand), on veut faire très vite un opéra-bis, qui puisse montrer que du côté de la Mairie on a une politique culturelle, et qu’on est aussi prêt à accueillir le trop-plein de public lyrique sans attendre la construction de Bastille. Heureuse époque où la culture était même un enjeu politique…

La Mairie de Paris face aux triomphes de l’Opéra par exemple, Lulu de Berg, le dernier grand spectacle mythique, dans la mise en scène de Chéreau, n’avait que Volga de Francis Lopez à afficher au Châtelet la même année (1979). Pour tout édile RPR de l’époque, il fallait évidemment faire quelque chose : Lopez delendus est.
La transformation a lieu à l’occasion de travaux dans le théâtre, qui renaît sous le nom « Théâtre Musical de Paris », bien plus chic que ce « Châtelet » qui au mieux évoquait l’Auberge du Cheval Blanc, au pire Monsieur Carnaval
Le modèle se référait aux heures de gloire du début du XXe, quand les Ballets russes triomphaient et que Gustav Mahler et Richard Strauss venaient y diriger…. On se voulait diversifié, mélangeant tous les genres (opéra, opérette, concerts de divers formats), sous la direction de Jean Albert Cartier – un modèle qui n’a pas si mal marché puisqu’il a duré avec Stéphane Lissner et Jean-Pierre Brossmann jusqu’au début des années 2000, le Châtelet était un pôle alternatif de musique classique, pendant que l’Opéra de Paris gérait la fin de Garnier, les débuts de Bastille avec les hoquets que l’on sait.
C’était un pôle de stabilité et, il faut le dire, d’excellence, même si l’opérette fut de moins en moins programmée. Mais c’était un pôle Chirac, un pôle RPR et quand une majorité socialiste est arrivée à Paris, elle ne pouvait continuer sur ce modèle : il fallait en changer, pour montrer que chez les socialistes, on avait aussi des idées. L’idée force et tellement de gauche (parisienne, ce qui déjà limite un peu le champ) fut celle d’un théâtre qui défendrait les genres populaires, musical et opérette en tête qui eux aussi avaient fait l’histoire de ce théâtre… Le Châtelet revenait à avant 1980, à grosso-modo avant Chirac. Évidemment, la longévité et le succès du modèle Châtelet-Chirac et son succès n’étaient pas à mettre dans la balance. À la Mairie de Paris new-look, on avait des idées, on avait (alors)du pétrole et on défendait évidemment, la qualité pour le peuple..

Alors on a donné les clefs à Jean-Luc Choplin, l’actuel néo-directeur du Lido et bien plus plumes et paillettes que les prédécesseurs. Le Châtelet a renoué avec les grands spectacles de Musical, ou d’opérette (on y a même revu Le chanteur de Mexico ou les grands classiques du Musical comme My fair Lady) un peu d’opéra au début (une Norma du genre calamiteux) mais surtout dans le domaine classique des formes hybrides, plus ouvertes comme des oratorios mis en scène (par Bob Wilson par exemple) ou la présence de grands noms du cinéma comme David Cronenberg.

Ça n’a pas si mal marché, il y avait au moins une cohérence, avec une image du théâtre qui n’était pas contradictoire avec son histoire. On pouvait aimer ou détester mais cela avait une ligne. Quand Jean-Luc Choplin désigné par Bertrand Delanoë, a quitté le Châtelet après plus de 12 ans de présence, l’administration municipale, dirigée cette fois par Anne Hidalgo (même parti, mais pas tout à fait même vision) a voulu donner au Châtelet un nouveau cours. Car dans la tête du politique (?) l’important est de montrer qu’on existe dans chaque domaine, plus que réfléchir à une gestion, à un continuum à une histoire. Il est clair que c’est le hic et nunc qui compte, autrement dit l’opportunisme, jamais la vision. Cette politique-là qui vit sur le court terme, est une insupportable violence pour la pensée et la réflexion.

On confie donc à Ruth Mackenzie la charge du théâtre, un projet touffu, très contemporain (c’est tellement chic et choc). Mais elle a à peine le temps de le mettre en place de 2019 à 2020, qu’elle est licenciée en août 2020. Cette femme à poigne en avait visiblement trop pour la fragile institution parisienne. Et soit dit en passant, tout le milieu connaissait le personnage et sa manière d’être, sauf ceux qui l’ont choisie apparemment. Sans doute y -a-t-il eu d’autres raisons, mais sans épiloguer, on voulait de l’explosif et ça a explosé.

Ruth Mackenzie aussitôt nommée, aussitôt vidée, et depuis le Châtelet vivote, subit comme tout le monde le Covid, et accumule un gros déficit. La nomination d’un successeur est retardée : Anne Hidalgo n’a pas de politique culturelle lisible, comme d’ailleurs la plupart des édiles et politiciens de sa génération. À commencer par le premier d’entre eux, Macron en politique, Micron en politique culturelle. Du coup le Châtelet devient un boulet, on ne sait trop qu’en faire, et la Mairie de Paris n’a pas trop communiqué sur le sujet, ni sa vision en la matière. Quand on n’a plus de pétrole, quand on n’a pas d’idée, il reste Zorro.
Zorro est arrivé, il s’appelle Olivier Py…

Cette nomination, en elle-même pas absurde (Py a fait ses preuves) a provoqué quelques remous du côté d’EELV, ce qui est étonnant quand on connaît la manière dont les grandes villes écologistes traitent leur opéra, et considèrent en général la culture. Voilà donc EELV en réveil culturel, pas sur les projets mais sur le processus de nomination, car deux femmes semblaient tenir la corde, et ont été coiffées sur la ligne d’arrivée par Olivier Py, EELV devrait pourtant savoir qu’Olivier Py ne dédaignait pas naguère les talons aiguilles…

Au-delà du sourire, c’est le fait qu’un homme ait été préféré à deux femmes qui semblaient avoir le vent en poupe qui a réveillé l’intérêt culturel d’EELV. Ouf, on est rassuré, il ne s’agit pas de politique culturelle, inconnue au bataillon…

 

Dans les services de l’État comme dans ceux de la Mairie de Paris (c’est l’État en plus petit), la question n’est jamais le quoi faire ? Mais le qui mettre ? C’est la question la plus facile, celle qui montre qui a le pouvoir, et la plus creuse dans la mesure où sans idées pour le lieu, on attend d’être séduit par un projet (?) d’autrui. Et quand il n’y a pas de projet, il reste les noms.

Si l’on en croit Le Figaro un pool Théâtre de la Ville / Théâtre du Châtelet sous la présidence d’Emmanuel Demarcy-Mota serait créé. L’actuel directeur au (trop) long cours du Théâtre de la Ville, lecteur passionné du Courtisan de Balthazar Gracian à qui il doit sans doute sa longévité, est certes un administrateur efficace et un bon programmateur, mais il n’a pas frappé comme metteur en scène par des travaux mémorables depuis son installation en 2008 (il est vrai que les directeurs du Théâtre de la Ville ont une certaine longévité).  Mais qu’importe :  Olivier Py flanqué de la tutelle directe d’un confrère ne semble pas une idée de génie, mais comme on dit wait and see

Sur plus d’un siècle, il n’est pas surprenant que des théâtres changent de couleur, d’attribution, selon les tutelles et les modes. Il y a cependant des capitales étrangères où la carte du spectacle vivant est plus lisible et stable, mais soit : ce n’est pas seulement la musique classique qui valse avec le goût des tutelles à Paris, mais des institutions privées comme Le Casino de Paris ou surtout Les Folies-Bergère, symboles d’un certain Paris mythique ont aussi changé de destination sans qu’on sache exactement aujourd’hui leur couleur ni leur utilité réelle, puisqu’elles servent de garages à productions de passage et que le groupe Lagardère propriétaire, les a mis en vente en 2020 (avec le Bataclan).  C’est un patrimoine qui se perd

Le Châtelet a vécu une cinquantaine d’années avec l’opérette, puis une vingtaine d’années avec de la musique classique. Depuis il a changé de destination et semble aller au gré des flots socialistes de la Mairie de Paris, qui ne sait plus que penser ni qu’en faire : il est vrai que les idées au parti socialiste ont quitté le navire et que la culture est plus un paravent à l’effigie de l’ombre de Jack Lang qu’autre chose.

À la décharge de socialistes, il est vrai aussi que d’un bout à l’autre du spectre politique, on n’affiche plus de ligne culturelle. Seriez-vous capables de citer le nom des onze ministres de la culture depuis 2002 ? Ou même un seul ? Roselyne Bachelot peut-être, une vraie politique et une vraie passionnée, mais qui vient de faire paraître un livre désabusé.  La période n’est pas favorable à la définition d’une politique culturelle, et on en reste encore et toujours aux années Lang, sans qu’une politique adaptée à notre temps, à l’évolution des genres et des publics, mais aussi des pratiques et des technologies n’ait fait l’objet d’un approfondissement qui aille au-delà de la petite semaine. Alors, dans ce paysage assez sinistré, les dernières aventures du Châtelet ne sont pas un épiphénomène, mais le symptôme d’une situation parisienne voire nationale désordonnée.

D’abord, il y a dans Paris une abondance de salles sans destination (nous avons évoqué plus haut Les Folies-Bergère et le Casino de Paris), des garages à spectacles de passage, ou des salles d’accueil dites de toutes les musiques, un terme à la mode qui montre que ce qui compte n’est pas une destination ou une ligne, mais une capacité d’accueil, et une volonté locale d’avoir son lieu, comme la toute dernière Seine Musicale., le dernier joujou à la mode, projet du conseil départemental des Hauts de Seine, qui accueille de Jaroussky aux Victoires de la musique en passant par Starmania et qui, comme dit son site accueille tous les genres et tous les formats avec deux salles, l’une d’un peu plus de 1000 places et l’autre de 4000 places au minimum) sans compter d’autres espaces divers (salles plus petites, expositions, promenades, restauration). Projet ambitieux et gigantesque, on lit sur son site que La Seine musicale « concentre en un même lieu des espaces de concert, d’exposition, de promenade, des restaurants et des commerces liés à l’art et à la culture. Fidèle à son ambition fondatrice, elle est la nouvelle destination du spectacle vivant de l’ouest parisien. » qui répond dans un style très différent au Sud-ouest de Paris à la construction de la Philharmonie au nord-est de la capitale. Dans Paris intramuros, il reste notamment Pleyel et le Palais des Congrès. Sur le site de la Salle Pleyel, on lit aussi « Tous les genres », de la Pop à l’humour et au théâtre (sauf la musique classique, bannie par le contrat d’exploitation), et en visitant celui du Palais des Congrès (3700 places) on lit qu’il « accueille les plus grands spectacles : ballets, concerts et comédies musicales mais aussi de beaux événements sportifs . Trois exemples de salles d’accueil aux ambitions et objectifs similaires.
Chaque époque à Paris a eu ses salles d’accueil au large public, en son temps Bercy (aujourd’hui Accor Arena) a accueilli des opéras (Aida) ou le Palais des sports de la Porte de Versailles les grandes machines théâtrales de Robert Hossein… Quant au Palais des Congrès, il accueillit aussi des saisons symphoniques (Orchestre de Paris) voire de grands concerts internationaux comme les Wiener Philharmoniker dans les années 1970).
On trouve donc à Paris de grandes salles d’accueil aux capacités variées (l’éventail est large des Folies-Bergère à la Seine musicale) dont la vocation est l’accueil multigenre, et des salles plus ciblées “musique classique”, même si la Philharmonie affiche aussi officiellement toutes les musiques.
Ainsi l’Opéra avec ses deux salles, L’Opéra-Comique, le TCE, la Philharmonie avec ses deux salles et ses espaces, l’auditorium de Radio France se partagent l’espace classique, avec d’autres espaces plus petits comme Gaveau et la Salle Cortot (qui peinent) et ceux qui ont inscrit la musique comme axe porteur de leur programmation comme l’Athénée, ou comme la salle de l’IRCAM qui vient de rouvrir, dans un domaine très spécialisé. Et je ne compte pas deux salles plus éloignées que sont l’Opéra Royal de Versailles ou l’Opéra de Massy, en panne de programmation (voir son site, éloquent)…
Dans cette forêt parisienne deux remarques :
– D’une part l’offre n’est-elle pas un peu excessive pour un public dont on dit qu’il se réduit ?
– Dans ce paysage, où mettre le Châtelet, qui aurait compté comme salle classique il y a vingt ans, mais dont la destination aujourd’hui reste problématique. Quel profil ? quelle identité ? Garage de luxe multigenre ? Théâtre de production et de création ? Retour au Théâtre musical de Paris ? Retour au Châtelet de Choplin ?
Comme on le voit, la carte parisienne est complexe, en plus des théâtres spécialisés, la plupart des salles multigenres affichent aussi du classique, outre que des salles comme le TCE proposent un programme qui n’est pas vraiment alternatif par rapport aux salles nationales, comme si elles fonctionnaient comme des salles de quartier : si le Châtelet devient un TCE bis, cela n’a aucun sens. Il n’y a ni but ni vision dans tout cela mais seulement du désordre et de l’opportunisme.

De plus en plus de salles livrées au multigenre après avoir eu un passé à l’identité bien marquée, faute de projets pour y construire une programmation qui corresponde au lieu et parce qu’en faire des garages à spectacles est la voie la plus courte pour faire de l’argent tout de suite puis laisser tomber le navire s’il ne rend plus assez (cf. Lagardère avec ses trois salles si particulières dans le paysage parisien), voilà l’évolution actuelle du paysage parisien, embrumé par la com qui masque le vide créatif et conceptuel.

Ce qui frappe l’observateur en effet, c’est que Paris, une des places où le nombre de théâtres et de salles fut historiquement le plus haut et où la création fut la plus active est devenu un lieu de reproductions, de reprises, moins de création. L’Opéra, il est vrai empêtré dans ses problèmes financiers, au lyrique comme au ballet, n’est plus une grande référence internationale, il y a pas mal de temps que la scène française au théâtre ne fait plus rêver, même si ces dernières années quelques noms sortent du lot (Gosselin, Teste).

Dans ce paysage assez terne, le paradoxe reste hélas le même : l’espace parisien (au sens large) propose une offre hyperbolique et pas forcément excitante tandis que l’offre régionale au niveau du classique s’enfonce dans les difficultés (on a beaucoup parlé de Rouen, mais d’autres théâtres sont à la peine). Entre l’argent public et privé englouti à Paris pour le spectacle vivant et les déséquilibres de l’aménagement du territoire en la matière qui restent endémiques, on reste un peu rêveur. Le rapport de Caroline Sonrier « La politique de l’art lyrique en France » remis à Roselyne Bachelot en septembre 2021, en soi excellent, dort dans les tiroirs : il demanderait une mise à plat des politiques locales, une redistribution des rôles des institutions territoriales livrées aux affichages politiques (cf. la nullité, il n’y a pas d’autre mot, de la politique culturelle de la région Auvergne Rhône Alpes ou celles assez douteuses des villes écologistes), la fin de la tutelle des villes sur les opéras, simplement parce qu’aujourd’hui elles ne peuvent plus assumer seules ou presque leur financement, mais cela pose la question de la « compétence culturelle » derrière laquelle certains se cachent. Raison de plus pour tout remettre à plat

Ce travail est long, ingrat et invisible, un crime de lèse com en ces temps de tout, tout de suite, d’autant que les J.O. approchent et qu’il faut afficher (seulement afficher, rassurons-nous) une France cultureuse, culturante et cultivée. Alors on comprend bien pourquoi le destin du Châtelet est emblématique d’une situation plus large, signe de la désertion du politique face à la culture, qu’il préfère limiter à la gestion du quotidien, déjà bien lourde et compliquée : si en plus il fallait penser, ce serait insupportable.

Au terme de cette réflexion dont je sens qu’elle va dans bien des sens sinon dans tous les sens, la question du Châtelet n’est qu’un arbre qui cache la forêt et il faut bien parler un peu de la forêt. Dans ce paysage parisien au trop plein assez uniforme et assez peu excitant au total, il faudrait peut-être revenir à des lieux à la fonction identifiable. Qu’il y ait des hypermarchés du spectacle vivant pourquoi pas s’ils marchent. Mais on sait bien que ce n’est pas des hypermarchés que vient l’originalité et la couleur, que vient la nouveauté et le créatif. Le néo directeur du Châtelet devrait s’en souvenir, parce que Paris chante, danse et tourne à vide.

Olivier Py (Photo La scène.com)-

 

UN TEXTE DE VASSILI GROSSMAN SUR LA MUSIQUE, D’UNE RARE PUISSANCE

 

J’ai voulu partager avec les lecteurs de ce blog ce texte de Vassili Grossman extrait de « Vie et Destin » sur la musique. Il nous montre par son intensité et sa profondeur que loin de tous les discours incantatoires sur « les valeurs », la Littérature a une puissance toujours renouvelée, toujours inédite, toujours subversive, et que les hiérarques qui l’ont marginalisée, affadie, oubliée à l’école (c’est l’Inspecteur de Lettres honoraire qui écrit) feraient bien de s’en souvenir.

C’est un épisode du roman où il décrit l’arrivée d’un convoi dans un camp de la mort, et le moment où l’on trie ceux qui vont vivre et ceux qui iront vers les chambres à gaz.

« Et soudain, le cri craintif et insolent d’un oiseau retentit : l’air, déchiré par les fils de fer barbelés et les hurlements des sirènes, empuanti par les immondices et gras de suie, l’air s’emplit de musique. C’était comme si une pluie chaude d’été s’était abattue, étincelante, sur le sol.
Les hommes dans les prisons, les hommes dans les camps, les hommes échappés des prisons, les hommes qui vont à la mort connaissent la force de la musique. Personne ne ressent la musique comme ceux qui ont connu la prison et le camp, comme ceux qui vont à la mort.
En touchant l’homme en train de périr, la musique ne fait pas renaître en lui la pensée ou d’espoir, mais seulement le sentiment aveugle et aigu du miracle de vie. Un sanglot parcourut la colonne. Tout ce qui s’était émietté, la maison, le monde, l’enfance, le voyage, le bruit des roues, la soif, la peur et cette ville surgie du brouillard, et cette aube d’un rouge terne, tout se réunit soudain ; ce n’était pas dans la mémoire ni dans un tableau, mais dans le sentiment aveugle, douloureux et brûlant d’une vie écoulée. C’est ici, à la lumière des fours, sur la place du camp, que les hommes sentirent que la vie est plus que le bonheur : elle est aussi malheur. La liberté n’est pas qu’un bien, la liberté est difficile, elle est parfois malheur, elle est la vie.

La musique avait su exprimer ce dernier ébranlement de l’âme qui a réuni dans ses profondeurs aveugles tout ce qu’elle a ressenti dans sa vie, ses joies et ses malheurs, avec ce matin brumeux et ce halo au-dessus des têtes. Mais peut-être n’en était-il pas ainsi. Peut-être que la musique n’était qu’une clef qui donnait accès aux sentiments de l’homme : elle avait ouvert son intérieur en cet instant terrible, mais ce n’était pas elle qui avait empli l’homme.
Il arrive qu’une chanson enfantine fasse pleurer un vieillard. Mais le vieillard ne pleure pas sur cette chanson : la chanson n’est qu’une clef qui ouvre son âme. »

Vassili Grossman, Vie et Destin, Partie II, ch.45, p.728-729,
Le Livre de poche.

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2020-2021: PRÉSENTATION DE LA PROCHAINE SAISON LYRIQUE ET SYMPHONIQUE

Sauve qui peut.
Stéphane Lissner signe un programme qu’il ne suivra pas puisqu’il part pour Naples jouir de la plus belle baie du monde et d’un des plus beaux théâtres qui soient, lieu de la grande tradition italienne.
Quant au directeur musical Philippe Jordan, il aura déjà un pied à Vienne, le théâtre de référence du genre, et ne sera présent que pour son deuxième Ring. Reste Aurélie Dupont à la tête du ballet, pour poursuivre une gestion pour le moins problématique.
Le seul événement de l’année, Ring mis à part, sera la présence de Daniel Barenboim au pupitre de Bastille pour la première fois, puisque Pierre Bergé l’en avait chassé avant même qu’il lève la baguette de directeur musical en 1989. C’est évidemment un événement symbolique considérable, car les très grands chefs mythiques ne sont pas légion depuis très longtemps dans les fosses bastillaises.

Un regard sur les chefs invités pendant la saison montre d’ailleurs que si la plupart sont des bons chefs, on peine à voir de grands chefs.

Annus Horribilis

Annus Horribilis, telle a été l’année du 350ème anniversaire de la maison, qui s’est terminée par la plus longue grève de son histoire. Avec le coronavirus et la fermeture pour plusieurs mois des théâtres, la catastrophe continue, annulées par exemple les premières productions du Ring, sur lequel l’Opéra comptait pour se refaire au moins une image sinon une santé.
Il n’est pas question de revenir sur les motifs de cette très longue grève, une sorte de feuilleton quotidien où les artistes eux-mêmes (et le public avec) apprenaient à 15h (au mieux) qu’ils ne chanteraient pas le soir à 19h30.
En revanche, un tel mouvement, qui a atteint toutes les forces de la maison, est indice du profond malaise de ce théâtre, au-delà du motif affiché de la réforme des retraites. Un malaise qu’on avait perçu dans le ballet, et Madame Dupont ne fera pas d’ombre à Brigitte Lefèvre ni même à Benjamin Millepied qui l’ont précédée : avec elle « on allait voir ce qu’on allait voir »…et on a vu. Mais la question dépasse celle du Corps de ballet, elle réside dans la relation que l’on à une mission artistique, sur la confiance qu’on a dans les pilotes, sur le sentiment d’appartenance.
On aurait pu souhaiter pour Stéphane Lissner une fin de mandat moins bousculée, je persiste à penser qu’il n’a pas du tout démérité dans sa programmation, après les années Nicolas Joel (encore un qui nous avait claironné qu’on allait voir ce qu’on allait voir…et on a vu). Mais Lissner au terme d’une carrière riche n’a pas pu donner à cette maison la cohésion que sa glorieuse histoire mériterait, et il ne s’est pas vraiment attaché aux réformes qui étaient peut-être nécessaires, il n’avait pas envie de s’y atteler, alors qu’au terme de sa carrière il eût pu sans trop de risque pour son image s’y engager, mais sans doute aussi le silence assourdissant du Ministère de la Culture sur ces questions ne l’encourageait pas.

Une immense « boutique »

L’Opéra de Paris est certes un objet artistique, mais aussi et surtout politique (on n’est pas fondé par Louis XIV pour rien). Le politique, qui a déjà fort à faire par ailleurs, n’a pas envie d’y rajouter la question de l’Opéra, lancinante, qui apparaît, disparaît, et réapparaît régulièrement depuis que je fréquente les lieux, soit depuis 1973. La réforme des retraites n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase souvent plein de l’Opéra de Paris.

Et pourtant quel théâtre au monde pourrait se targuer de cette puissance de feu : une salle historique de 2000 places, le Palais Garnier, qui aurait sans doute pu suffire à notre plaisir, une des merveilles des théâtres au monde, une salle récente, l’Opéra Bastille (30 ans à peine) de 2700 places esthétiquement et architectoniquement ratée, sans parler des espaces techniques, mais qui bon an mal an depuis son ouverture a répondu à l’exigence d’élargir le public, et qui ces dernières années notamment à cause d’une politique tarifaire erratique mais pas seulement, n’arrivait plus à remplir…
Et voilà qu’on nous a annoncé récemment la future ouverture de la salle ex-modulable, troisième espace d’un millier de places, restée fermée depuis l’inauguration du théâtre. Ce qui ferait si les trois salles fonctionnaient en même temps 5700 places offertes au quotidien rien que pour l’Opéra de Paris. On aimerait que le bassin de public soit aussi énorme, cela signifierait que l’opéra et le ballet sont devenus les chouchous du public.
Bon courage pour gérer ce mastodonte, parce qu’il faudra programmer des centaines de soirées et que Paris a déjà bien d’autres salles concurrentes, avec moins de charges et plus de sveltesse. C’est exactement l’histoire de l’A380 d’Airbus, arrivé trop tard sur le marché et remplacé par des avions de capacité moindre et technologiquement plus efficients.

L’Opéra de Paris dans son format actuel ne correspond plus au profil voulu pour le genre, à moins d’un manager génial qui réussisse à résoudre la quadrature du cercle, ce que nous souhaitons à Alexander Neef.

Nous l’avons déjà écrit : quand au début des années 1980 a été lancé le projet Bastille, il n’y avait pas d’alternative à Paris, le succès de l’Opéra à Garnier ne se démentait pas, le public affluait et débordait. À l’inauguration de Bastille en 1989 les choses avaient déjà changé avec notamment le Châtelet et bientôt le Théâtre des Champs Elysées.
L’Opéra-Bastille, construit pour être un théâtre de répertoire à l’alternance serrée (on parlait d’un « Opéra national populaire » sur le modèle de l’ENO de Londres ou de la Volksoper de Vienne) est devenu un théâtre de stagione-répertoire (rappelons pour mémoire que Barenboim a été chassé sous le prétexte qu’il proposait un pur théâtre de stagione, une hérésie paraît-il à l’époque qui allait contre tout le projet « populaire » affiché de Bastille). Bastille est redevenu un théâtre de stagione-répertoire sur le modèle du MET, et du ROH Covent Garden, avec un nombre de productions respectable puisé dans le répertoire de la maison (un répertoire construit par Hugues Gall qui a répondu à sa mission) et huit ou neuf nouvelles productions par an… Mais on a oublié le concept d’opéra populaire.

Management et politique culturelle

L’Opéra de Paris, rappelons-le aussi, fut au XIXe le plus grand et le plus prestigieux des opéras, rang qu’il a perdu au XXe, notamment après la deuxième guerre mondiale. Quand Rolf Liebermann en a pris les rênes en 1973, c’était une institution tellement fossilisée qu’il a dû refonder tout son fonctionnement artistique, en licenciant dans la douleur et la troupe et le chœur.
Si l’on reprend le management de la maison pendant ces années : Liebermann, qui en a fait simplement une maison européenne normale à l’instar de Londres, est resté sept ans, puis remercié. Puis se sont succédé, plus ou moins de deux ans en deux ans, Bernard Lefort, Alain Lombard et Paul Puaux (interim) Massimo Bocianckino, Jean-Louis Martinoty, René Gonzalès, Jean-Marie Blanchard pour arriver à Hugues Gall, le seul qui a duré une dizaine d’années, Gérard Mortier, dura cinq ans, puis  arrivèrent Nicolas Joel et enfin Stéphane Lissner (il y a quand même eu depuis l’inauguration de Bastille, soit 30 ans, six directeurs généraux).
Comment construire une politique durable à ce rythme, là où ailleurs les managers durent au minimum dix ans ?
Le manque de regard stratégique des politiques est justifié par cette valse de Directeurs généraux, qui n’ont simplement pas le temps de construire une politique à long terme et qui sont réduits à « faire des coups » qui sont autant de coups d’épée dans l’eau la plupart du temps, même pour les productions à succès. La question de la stratégie tient moins aux individus qu’au suivi très lâche, sinon incompétent de la tutelle.
Le Ministère de la Culture aujourd’hui est le grand muet:  on n’y pense pas à long terme : le rôle qu’on y préfère, depuis qu’il n’y a plus de stratégie, c’est d’être la puissance qui nomme avec les jeux de cour, les jeux de couloir, les jeux de lobbying qui vont avec. La dernière nomination d’Alexander Neef a dû être reprise en main par la Présidence de la République, ce qui en dit long sur l’état des troupes et sur les agitations de la courette culturelle.
Cela traduit à la fois la pauvreté conceptuelle de nos politiques culturelles,  la charge que constitue le « machin » Opéra de Paris, et enfin le manque de candidats capables de le gouverner. Serge Dorny était de ceux-là, mais pour les raisons ci-dessus évoquées, on lui a préféré Lissner, selon la vieille théorie du bâton de maréchal, et Dorny a été bien inspiré de se tourner vers Munich.

Nous nous trouvons donc devant un État qui considère plutôt son Opéra National comme un boulet à traîner, devant une maison dont le format ne correspond plus ni à l’époque, ni au bassin de public, devant un management qui est incapable de donner un sens et une direction dans lesquels le personnel de l’opéra puisse se reconnaître et retrouver un sens à son travail, et devant une crise économique profonde due aux événements récents et actuels.

On comprendra bien que dans la situation actuelle, la question de la programmation est contingente (et la programmation lyrique est plutôt solide ces dernières années, et qu’il s’agit bien plus de restimuler à tous niveaux une machine qui semble en suspens, en attente d’arrivée du nouveau directeur général, du nouveau directeur musical, et en attente du départ de la directrice du ballet, qui n’a pas donné de grandes preuves de compétences. La situation n’est pas vraiment azuréenne

Malgré les problèmes, une programmation qui se défend

Néanmoins, celui qui écrit a suivi cette maison passionnément, il l’aime comme on aime sa vieille école, où l’on a tout appris, il retourne toujours à Garnier avec émotion, se revoyant dans ses jeunes années, tout excité à l’idée d’entendre ses voix préférées. Celui qui écrit est loin d’être indifférent à cette maison, – même si depuis, il a élu domicile opératique plutôt ailleurs. Et il espère toujours que tout cela va se stabiliser et repartir sur des bases plus solides.
Pendant la longue grève de l’opéra, on a vécu sans Opéra et sans avoir l’air d’en souffrir (évidemment les autres maisons parisiennes fonctionnaient et les grèves focalisaient l’attention ailleurs) comme si cette maison était devenue inutile et ne provoquait qu’indifférence, comme si on s’en passait sans douleur. Quelle tristesse… Qui redonnera de l’âme à l’Opéra de Paris, qui lui redonnera son histoire et la joie de travailler pour elle, qui ranimera son lustre, qui recréera des rituels, qui recréera chaque soir la joie d’y aller ?

C’est dans ces conditions que Stéphane Lissner signe une programmation 2020-2021 amputée de deux productions (Jenufa et le ballet Le Rouge et le Noir) et un nombre de productions moindre, mais des nouvelles productions et reprises alléchantes et notamment un Ring. C’est tout à son honneur. La programmation lyrique résiste bien à ce contexte. Mais qu’en sera-t-il dans cinq ou six mois ? L’opéra sera-t-il en mesure de la réaliser compte tenu du drame que l’Europe et le monde traversent en ce moment? Ce sont de vraies questions. Mais, n’est-ce pas, mieux vaut rêver.

Opéra :

18 spectacles lyriques, 9 nouvelles productions (Ring inclus) et 9 reprises

Avant d’en aborder les détails, quelques observations.
Nous en avons des preuves chaque année, dans un théâtre qui a mission de répertoire et qui doit faire des reprises, en réalité, beaucoup de productions ne sont proposées qu’une saison, au mieux deux saisons, alors que – comme Gall l’avait pensé- certaines productions sont faites pour durer bien plus longtemps ; la plupart du temps, les seules productions qui furent reprises plusieurs fois le furent sous Gall et quelques (rares) fois après lui .
Quel sens avait donc de refaire une Bohème aussi particulière que celle de Claus Guth alors que c’est l’opéra « durable » type et que la production Jonathan Miller pouvait durer encore, comme aurait pu durer (à plus forte raison) la magnifique production Menotti de Garnier, et comme dure encore Zeffirelli à Milan ou Vienne. Claus Guth avec sa vision si particulière se comprend dans un contexte de Festival, pas à Bastille qui a 2700 places à remplir.
Quel intérêt de proposer une nouvelle production de Manon ? C’est depuis 1974 la cinquième production, celle de Deflo (ère Gall) ayant été proposée quatre fois (un record), alors que l’Opéra-Comique, en plus, a proposé l’œuvre la saison dernière ?
L’ancienne production Serreau de l’Opéra de Paris était nulle, mais ne valait-il donc pas mieux alors louer celle de Pelly au MET (déjà proposée à la Scala), que de proposer une nouvelle production qui durera ce que dure les roses… Car ce n’est pas la production de Vincent Huguet (bien sage en l’occurrence) qui attire les foules ici, c’est la distribution et le couple Pretty Yende-Benjamin Bernheim :  alors qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivraie.
Dans la prochaine saison, mêmes interrogations : quel intérêt de proposer une nouvelle production d’Aïda, 7 ans après celle de Py ? On ne regrettera pas la production Py, et l’appel très intéressant à Lotte De Beer n’est pas en cause, mais le choix de refaire une Aïda, dont l’Opéra de Paris s’était passé depuis des dizaines d’années avant 2013, alors que manquent au répertoire de Paris ou n’ont pas été proposés depuis longtemps un Trouvère en français (de nouveau on propose en reprise la version italienne), Ernani, Attila, I Lombardi (ou pourquoi pas Jérusalem vu à Garnier en 1984), ou le Macbeth de Tcherniakov (depuis onze ans, il n’y pas eu une seule reprise) voire un Macbeth dans la version parisienne, Les Vêpres siciliennes en français, présenté à Amsterdam, Munich, Genève, mais pas à Paris. Et plutôt qu’une nouvelle Aïda, un nouveau Falstaff ne se justifiait-il pas mieux, puisque la production Pitoiset remonte à 1999.

En revanche, on ne peut dire la même chose des nouvelles productions de Faust ou de La Dame de Pique.
–  Pour Faust, l’échec retentissant de la production Martinoty justifiait une nouvelle production, proposée opportunément au grand Tobias Kratzer, qui fera sans doute frémir le public particulièrement conservateur de l’Opéra, mais qui ne manquera pas d’intelligence.
– Pour La Dame de Pique, ce sera la troisième production après Konchalovsky (en 1991) une des première productions de Bastille, et celle de Dodin, reprise de 1999 jusqu’à 2012. La venue de Barenboim justifie la nouvelle production, d’autant qu’il s’agit d’une coproduction avec la Staatsoper de Berlin.

Il reste que sur les nouvelles productions comme pour les représentations de répertoire qui vont être reprises, les distributions sont à la hauteur,

Nouvelles productions :

 

  • Le Ring : Calixto Bieito, Dir : Philippe Jordan avec Iain Paterson (Wotan), Martina Serafin/Ricarda Merbeth (Brünnhilde), Andreas Schager (Siegfried), Jonas Kaufmann (Siegmund), Eva-Maria Westbroek (Sieglinde), Elaterina Gubanova (Fricka), Jochen Schmeckenbecher (Alberich), Gerhard Siegel (Mime) etc…(Nov-dec) (2 Ring complets) et sont prévues Siegfried (en oct., 3 repr.) et Götterdämmerung (en nov, 3 repr.), mais tout cela sera en suspens à cause du problème Rheingold/Walkyrie non présentés ce printemps.

Qu’un Ring attire les foules est évident, que cette maison ait une production médiocre (Günter Krämer) dans ses réserves, grâce aux idées de Nicolas Joel, c’est aussi évident.
Que Lissner ait envie de laisser un Ring à Paris qui ait sa patte, c’est peut-être compréhensible, à condition que Calixto Bieito signe une mise en scène qui soit plus brillante que l’existante, alors que ces deux ou trois dernières années il n’a pas été très inventif.
Que Philippe Jordan continue d’avoir envie de diriger le Ring, c’est aussi d’autant plus compréhensible qu’il part à Vienne, et qu’il aura sans doute à le diriger là-bas, avec un tout autre enjeu.
Bref, les deux protagonistes ont un motif évident de voir ce Ring naître. Il reste qu’on peut malgré tout s’interroger sur la pertinence d’investir dans une nouvelle production, dans la mesure où l’ancienne toute médiocre qu’elle soit, pouvait être reprise avec une distribution étincelante qui aurait pu justifier la reprise à moindre frais – et on aurait fermé les yeux, dans la tradition de certaines reprises du répertoire : la production Bechtolf de Vienne n’a aucun intérêt non plus, et elle est pourtant fréquemment reprise.
On a là un nouveau Ring mais une distribution qui présente des hauts et des bas : Jochen Schmekenbecher est par exemple un excellent choix pour Alberich ou Ain Anger en Hagen, il n’est pas sûr qu’aujourd’hui Eva-Maria Westbroek soit une Sieglinde incontestable, et enfin soyons clairs, pour un Kaufmann et un Schager, on aura une Serafin et un Paterson, qui, tout en étant de bons professionnels, n’ont pas montré être les Brünnhilde et les Wotan de la décennie, ni de l’année.
De plus, Das Rheingold et Die Walküre doivent glisser la saison prochaine. Dans les conditions actuelles, Das Rheingold a été annulé et on voit mal comment Die Walküre pourrait naître début mai, les répétitions devant nécessairement commencer alors que le confinement continuera encore probablement plusieurs semaines ; dans les conditions les plus optimistes, c’est en début de saison prochaine qu’il faudra préparer en même temps les quatre opéras du Ring pour fin novembre prochain…Quant à la construction des décors de Siegfried et Götterdämmerung (à supposer que les deux autres soient prêts…), il n’est pas sûr que le confinement la permette…
Le feuilleton ne fait donc que commencer.

  • Sept morts de Maria Callas , Conception Marina Abramović, Musique Marko Nikodijević, MeS Marina Abramović (avec Lynsey Peysinger), Dir.mus : Yoel Gamzou (Orchestre de l’Opéra National de Paris) (Sept.2020) (4 repr), Palais Garnier.
    Une création de la performeuse Marina Abramović, bien connue pour la manière extrême de travailler sur son corps, passionnée de Maria Callas, qui construit un opéra sur les sept morts de grandes héroïnes chantées par Callas, Carmen, Tosca, Desdemona, Lucia, Norma, Cio Cio San, Violetta.
    Un projet conçu comme européen, qui tourne aussi à Athènes, Berlin, Munich, Florence et qui va pâtir de la période (repr. supprimées à Munich par exemple).
  • Giuseppe Verdi, Aida, MeS : Lotte De Beer, Dir : Michele Mariotti, avec Kaufmann, Radvanosky, Tézier, Garanča (12 fev/2 mars), et Pretti, Stikhina/ Rowley, Sgura, Dudnikova, (6-27 mars) (Fev-mars 2021) (14 repr.), Opéra-Bastille.
    Tout en s’interrogeant sur la pertinence de cette nouvelle production, on doit se féliciter de la présence à la mise en scène de Lotte De Beer (qui fit à Munich un Trittico assez intéressant), d’une distribution A totalement tourneboulante et d’un grand chef verdien.
  • P.I.Tchaïkovski, La Dame de pique, MeS Tcherniakov, Dir : Daniel Barenboim/Oksana Lyniv avec Jovanovich, Lundgren, Dupuis, Urmana, Grigorian, Margaine etc…(Mai-juin 2021)(7 repr). Palais Garnier.
    Une distribution très solide notamment pour les rôles féminins, et une mise en scène évidemment prometteuse car Tcherniakov est une boite à idées.
    Mais ce qui va déterminer la ruée, c’est l’arrivée enfin au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra (pour 4 représentations seulement) de Daniel Barenboim : on l’attend depuis 30 ans. Un mythe vivant dans la fosse de l’Opéra, ça n’était pas arrivé depuis des lustres et Barenboim n’a jamais dirigé à l’Opéra de Paris. Les trois autres représentations seront dirigées par Oksana Lyniv, l’une des cheffes les plus en vue aujourd’hui (la première cheffe invitée à Bayreuth), ce qui est pas inintéressant non plus.
  • Charles Gounod, Faust, MeS Tobias Kratzer, Dir : Lorenzo Viotti avec Benjamin Bernheim, Ildar Abdrazakov, Florian Sempey, Ermonela Jaho etc (du 16 mars au 3 avril), Steven Costello, John Relyea, Anita Hartig (6-21 avril) (Mars-avril 2021)(13 repr), Opéra-Bastille.
    Il faut faire oublier la prod.Martinoty pour ce titre emblématique de l’Opéra de Paris qui doit être régulièrement affiché. Cette fois-ci, c’est à Tobias Kratzer que Lissner confie la mise en scène, ce qui est un choix excellent, Kratzer étant l’un des plus grands metteurs en scène aujourd’hui, d’une fulgurante intelligence, particulièrement pour le répertoire du XIXe. Quant à Lorenzo Viotti, c’est le jeune chef qu’on s’arrache à l’opéra ces derniers temps. Excellente distribution A, un peu plus discutable la distribution B, mais pour les deux on se demande où sont passés les chanteurs français pour les principaux rôles : à part Bernheim et Sempey (et aussi Sylvie Brunet-Grupposo) indiscutables, où sont les autres ?
  • Marc-André Dalbavie, Le soulier de satin, MeS: Stanislas Nordey Dir : M.A.Dalbavie avec Luca Pisaroni, Eve-Maud Hubeaux, Jean-Sébastien Bou, Vannina Santoni etc…(Mai-juin 2021) (5 repr.) Opéra-Bastille
    Très belle distribution pour cette création attendue de Marc-André Dalbavie, dont la mise en scène est confiée à Stanislas Nordey. Claudel à l’opéra, c’est quand même un événement.

Reprises de répertoire :

Beaucoup de reprises « alimentaires » cette saison (Elisir, Carmen, Traviata, Tosca, Zauberflöte, Trovatore), et quelques-unes plus stimulantes (Snegourotchka, Iphigénie en Tauride) et le seul Strauss de l’année, Capriccio à Garnier avec des distributions pour la plupart intéressantes qui donnent à ces reprises un véritable intérêt pour certaines.

  • Donizetti, L’elisir d’amore, MeS : Pelly, Dir : Frizza avec Julie Fuchs, Xabier Anduaga, Gabriele Viviani, Bryn Terfel (Sept.oct)(10 repr.) Opéra-Bastille. Entre Julie Fuchs et Xabier Anduaga, c’est la nouvelle génération qui est ici en première ligne, et Bryn Terfel en Dulcamara, c’est plutôt excitant. Quant à Riccardo Frizza, c’est un spécialiste de ce répertoire.
  • Bizet, Carmen, MeS : Bieito, (Sept-oct/Déc) (19 repr.) Opéra-Bastille
    • Sept-oct 2020 Dir : Hindoyan avec Vittorio Grigolo/Charles Castronovo, Adam Plachetka, Clémentine Margaine/Elina Garanča, Nadine Sierra
    • Déc.2020
      Dir : K.L.Wilson avec Charles Castronovo, Lucas Meachem, Varduhi Abrahamyan, Valentina Naforniţă

Le nombre de représentations (19) montre que l’effet Carmen fonctionne toujours, dans une production (Bieito) qui a fait ses preuves sur pas mal de scènes du monde depuis 20 ans. Deux chefs, Domingo Hindoyan, surgi récemment sur la scène internationale (on l’entend partout) et plutôt intéressant et la cheffe canadienne Keri-Lynn Wilson, qu’on voit aussi dans de nombreux opéras, d’Oslo à Moscou. Quant aux deux distributions, celle d’octobre avec Garanča et Sierra attirera les foules, mais celle de décembre n’est pas mal non plus (Castronovo/Abrahamyan)

  • Gluck, Iphigénie en Tauride, MeS : Warlikowski, Dir : Hengelbrock avec Joyce Di Donato, Florian Sempey, Stanislas de Barbeyrac, Laurent Naouri (Sept-oct.2020) (8 repr.) Palais Garnier. Reprise d’un très beau spectacle de Warlikowski, l’un des premiers (2006) au temps de Mortier qui va bénéficier de la baguette experte dans ce répertoire de Thomas Hengelbrock avec pour l’occasion une distribution exceptionnelle dont Joyce Di Donato est le diamant, accompagnée d’autres joyaux (Sempey, Barbeyrac, Naouri). Il faudra y courir. 
  • Rimsky-Korsakov, La fille de neige (Snegourotchka), MeS : Tcherniakov, Dir : Tatarnikov avec Ayda Garifullina, Yurij Minenko, Oksana Dyla, Marie-Nicole Lemieux, Stanislav Trofimov (Oct-nov 2020), (6 repr.) Opéra-Bastille. Autre grand moment glorieux de l’histoire des représentations de l’Opéra de Paris avec une distribution de grande qualité et un excellent chef, directeur musical du Mikhailovski de Saint Petersbourg. À voir et à revoir.
  • Verdi, La Traviata, MeS : Stone, Dir : James Gaffigan avec Zuzana Marková, Frédéric Antoun, Peter Mattei (Nov-déc 2020) (10 repr.) Palais Garnier
    La production discutée de Simon Stone, dirigée cette fois par James Gaffigan, un chef correct, avec une distribution nouvelle et le très grand Peter Mattei en Germont.
  • Mozart, Die Zauberflöte, MeS : Carsen, Dir : Cornelius Meister avec Cyrille Dubois/Stanislas de Barbeyrac, Julie Fuchs/Christiane Karg, Alex Esposito/Florian Sempey, Nicolas Testé, Sabine Devieihle/Nina Minasyan, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Janv-fév 2021)(15 repr.) Opéra-Bastille.
    Belle distribution dans toutes ses déclinaisons, et chef plutôt intéressant, GMD de la Staatsoper de Stuttgart. La production de Robert Carsen est un beau spectacle intelligent ; il faut donc y aller.
  • Verdi, Il Trovatore, MeS : Alex Ollé (La Fura dels Baus), Dir : Luisotti (janv-fév-mars 2021) (12 repr.) Opéra-Bastille
    – avec Luca Salsi, Krassimira Stoyanova, Brian Jagde, Daniela Barcellona (21 janv-14 fév)
    avec Artur Ruciński, Marina Rebeka, Yusif Eyvazov, Daniela Barcellona (17 fév-3 mars)
    Comme on l’a souligné plus haut, on peut, on doit regretter que la version française Le Trouvère, n’ait pas encore été tentée à Paris. Nicola Luisotti est un bon professionnel et les deux distributions sont correctes sans être fabuleuses, malgré la grande Stoyanova et la populaire Marina Rebeka.

Strauss, Capriccio, MeS : Carsen , Dir : Marc Albrecht avec Diana Damrau, Simon Keenlyside, Pavol Breslik, Günther Groissböck, Ekaterina Gubanova (Janv-fév 2021)(8 repr.) Palais Garnier.
Une autre production de Robert Carsen, intéressante, très bien distribuée et dirigée par un spécialiste de Strauss, une de ces reprises qui stimulent et qu’on peut vraiment aller revoir (ou simplement voir).

Puccini, Tosca, MeS : Audi,
– Mai: Dir : Sagripanti avec Alexandra Kurzak, Roberto Alagna, Zeljko Lučić
– Juin: Dir : Ettinger avec Maria Agresta Michele Fabiano, Ludovic Tézier(Mai-juin 2021)(15 repr.) Opéra-Bastille.
Avec 15 représentations, cette reprise de la Tosca médiocre de Pierre Audi affiche des distributions qui vont attirer le public aussi bien le couple Kurzak/Alagna que Agresta/Fabiano (je ne suis pas sûr qu’Agresta soit une Tosca), avec une deuxième distribution qui bénéficie en plus du Scarpia de Ludovic Tézier. Les deux chefs sont aimés à Paris, mais ne m’inspirent pas beaucoup personnellement.

En conclusion

Une saison d’opéra dans l’ensemble intéressante, avec les réserves exprimées plus haut, mais diversifiée, avec des distributions solides, des productions stimulantes et des metteurs en scène qui titillent (Bieito, Kratzer, Tcherniakov etc..) y compris dans les reprises. On regrette d’autant plus évidemment la suppression de Jenufa au vu de ce qui se profilait (distribution exceptionnelle, prod. Warlikowski). Au niveau musical, la présence de Barenboim au pupitre de Dame de Pique, qu’on espérait depuis l’arrivée de Lissner à l’Opéra, se réalise au moment de son départ et c’est pour moi, bien plus que Le Ring, l’événement de l’année.
Espérons simplement que le coronavirus ne dévore pas ce projet, très menacé au moins pour le début de saison et donc pour le Ring.


Concerts :

 

Dans les concerts programmés à Bastille ou à Garnier, il faut saluer l’excellent cycle de musique de chambre à l’Amphithéâtre, belle initiative pour aider les musiciens de l’Opéra à « faire de la musique ensemble » dans un programme assez structuré autour des instruments (cordes, vents, sextuors, percussions) ou d’une thématique (Orient Express, musique française) ainsi que les « Midis musicaux » à Garnier, un lointain souvenir de ceux du Châtelet que Lissner et Blanchard avaient inventé à la fin des années 1980.

Les concerts symphoniques ont en revanche à mon avis deux problèmes :

  • D’une part un nombre insuffisant (quatre) à la régularité élastique, sans vraie ligne.
  • D’autre part l’omniprésence de Philippe Jordan au pupitre, (trois concerts sur quatre en 2019-2020) alors que l’on pourrait en profiter pour inviter d’autres chefs (si le nombre de concerts était plus consistant).

Structurer, cela veut dire afficher une ligne de programmation (cycles, thématiques, monographies) et donner des rendez-vous fixes et une régularité (un programme par mois, peut-être deux soirées par programme etc…) et surtout dans un seul lieu.
La saison offre cette saison quatre concerts symphoniques, deux à Bastille, un à Garnier, un à la Philharmonie, dont le 27 juin 2021 un gala lyrique « au bénéfice des activités de l’Opéra de Paris » à un moment où l’Opéra a beaucoup souffert et a besoin de soutiens financiers ainsi qu’un concert au programme non communiqué, sans doute pour célébrer le départ de Philippe Jordan (1er juillet 2021).

Il reste dans « l’ordinaire » deux concerts

  • 16 octobre 2020 : Dir : Philippe Jordan
    Schönberg : Verklärte Nacht
    Strauss: Eine Alpensinfonie
    Opéra-Bastille
  • 5 mai 2021: Dir: Daniel Barenboim
    P.I.Tchaikovski
    Concerto n°1 pour piano et orchestre en si bémol mineur op.23
    Piano : Martha Argerich
    Symphonie n°5 en mi mineur
    Philharmonie de Paris

L’irrégularité des dates saute aux yeux : 20 octobre, 5 mai, 27 juin, 1er juillet et la seule cohérence programmatique est la soirée Tchaikovski liée à la série de La Dame de Pique, avec Barenboim et Argerich dont le programme suscitera une ruée à la Philharmonie.
Il y là quelque chose à retravailler : l’Orchestre de l’Opéra National de Paris a longtemps été considéré comme le meilleur sur la place, et il mériterait d’être mieux mis en valeur dans des programmes symphoniques réguliers que quatre soirées un peu jetées là au hasard.

Pour la programmation du ballet et les réflexions qu’elle suscite, voir le site Wanderersite.com dans ses pages « Danse ».

Tarifs
Tarif pour les “grands” ballets compris entre 15 et 150 €
Tarif pour les opéras compris entre 15 et 195/210 €
Tarif pour le Festival Ring compris entre 215 € et 1000 €
On est loin de l’opéra populaire vu le nombre de places à tarifs “raisonnables”, mais 215€ pour un Ring complet comme tarif minimal (plus de 50€ en moyenne par place/opéra aux places les plus mauvaises de la salle) sans faire l’effort d’un prix politique, c’est scandaleux. Et dire qu’on a supprimé les places debout instituées par Mortier…On n’aime pas les pauvres à l’Opéra de Paris.

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2020-2021: PRÉSENTATION DE LA DERNIÈRE SAISON DU MANDAT DE NIKOLAUS BACHLER

En ces jours de confinement, le livre et la lecture, c’est ce qui nous reste pour passer le temps de loisir, et Le blog du Wanderer comme Wanderersite.com vont essayer d’alimenter de textes nouveaux pour informer et aussi et surtout en ce moment faire rêver.
Faire rêver, c’est bien l’effet de cette saison de la Bayerische Staatsoper, qui reste la maison la plus passionnante aujourd’hui dans le paysage lyrique international mais aussi l’une des plus riches, à la programmation la plus diversifiée. Aussi présentons-nous à l’exception des concerts de chambre au merveilleux Théâtre Cuvilliés l’ensemble de l’offre de l’Opéra d’État de Bavière

  • L’opéra
  • Les concerts symphoniques (Akademie Konzerte)
  • Le ballet que nous présentons dans le détail pour la première fois, grâce à notre collaborateur Jean-Marc

C’est la dernière saison de Nikolaus Bachler à la tête de la Bayerische Staatsoper, et c’est évidemment une saison « symbolique » qui reprend les grandes productions de son mandat, où l’on va voir le retour de Kent Nagano, premier GMD de son règne, un certain nombres de présences au pupitre de Vladimir Jurowski, futur GMD à la partir de 2021, et quelques présences du GMD qui a marqué ce mandat, Kirill Petrenko,cette année non pas GMD (son mandat s’achève en juillet 2020), mais « Gast », c’est à dire invité, qui concentrera son activité sur le Festival 2021.

Première observation, cette saison allie, aussi bien dans ses nouvelles productions que son répertoire, les qualités et les défauts qui ont caractérisé ce mandat, avec des choix de metteurs en scène quelquefois inspirés, quelquefois étonnants, et quelques choix de chefs plutôt pas toujours prometteurs à notre avis.

La deuxième observation est l’abondance de nouvelles productions à l’opéra comme au ballet, dont des créations en nombre plus important (trois), et un Festival de Juillet 2021 qui ressemble fort à une « tournée des grands ducs », un tour final en forme de feu d’artifice, comme pour laisser la place avec quelques perles dans les souvenirs.
Notre regard essaie de couvrir les nombreux éléments de cette saison particulièrement riche et excitante, dont quelques manifestations plus étroitement liées au départ de Nikolaus Bachler, intitulées Der wendende Punkt (le grand tournant, le moment décisif ), en juillet 2021, un concert de jeunes promesses du chant, et un grand concert bilan avec les stars.

Enfin tout cela fait quand même rêver avec néanmoins en tête les interrogations de ce que nous réserve l’avenir (autrement dit coronavirus permettant).

Opéra

Nouvelles productions

Oct-Nov 2020 / Juillet 2021:
Walter Braunfels, Die Vögel (les Oiseaux)
(1920) livret du compositeur d’après Aristophane, Dir.mus : Ingo Metzmacher, MeS : Frank Castorf avec entre autres Wolfgang Koch, Michael Nagy, Günter Papendell.
Une des œuvres phares et des grands succès de l’époque créée le 30 novembre 1920 au Nationaltheater de Munich, sous la direction de Bruno Walter dont cette production va donc fêter le centenaire. Walter Braunfels, qui était à moitié juif, resta en Allemagne pendant la guerre et mourut en 1954, un peu oublié.
Entre Meztmacher et Castorf, c’est un projet qui sans nul doute sera d’un très grand intérêt, avec une distribution brillante d’artistes connus pour leur science de l’expression et du texte, d’autant que les reprises récentes de cette œuvre furent des réussites là où elles eurent lieu.

Nov/Déc. 2020 :
Luca Francesconi, Timon of Athens (2020),
livret du compositeur d’après Shakespeare, Création mondiale. Dir.mus : Kent Nagano, MeS : Andreas Kriegenburg avec Toby Spence dans le rôle-titre et notamment Nikolaï Schukoff dans la distribution.
Il s’agit d’un « opéra en deux illusions » (opera in due illusioni) d’une des figures les plus importantes de la composition aujourd’hui.
On a vu de lui en 2017 « Trompe la mort » au Palais Garnier et on lira ou relira les textes et interviews que le Site Wanderer avait consacré à cette production, signée Guy Cassiers.
Critique du spectacle de Michel Parouty :
http://wanderersite.com/2017/03/vautrin-lirresistible/

Interview de Susanna Mälkki qui dirigeait l’orchestre :
http://wanderersite.com/interview/susanna-malkki-portrait-sensible/

Interview de Béatrice Uria-Monzon, l’une des protagonistes de la production :

http://wanderersite.com/interview/jai-chance-deprouver-toujours-plaisir-immense-a-etre-scene/
Outre l’intérêt immense d’une création de Luca Francesconi (né à Milan le 17 mars 1956), c’est le retour après plus de 7 ans au pupitre de la Bayerische Staatsoper de son ancien GMD Kent Nagano et du metteur en scène Andreas Kriegenburg avec lequel il a produit un Ring encore au répertoire (on va revoir cette saison Rheingold) qui a eu autant de succès avec Nagano flamboyant qu’avec Petrenko ensuite. (Voir les comptes rendus de ce Ring (Janvier 2013) dans ce Blog).
Toutes les raisons de faire le voyage de Munich.

Février/Juillet 2021 :
C.M. von Weber, Der Freischütz (1821)
, Livret de Friedrich Kind.
Dir.mus: Antonello Manacorda, MeS: Dmitry Tcherniakov, avec dans les principaux rôles Pavel Černoch (Max) Golda Schulz (Agathe), Kyle Ketelsen (Kaspar) et Anna Prohaska (Agathe).
Der Freischütz est une des œuvres les plus difficiles à monter et à réussir, notamment à cause des voix (c’est un peu le même problème que Fidelio, notamment pour Max et Agathe). Pour cette production ont été appelés d’excellents chanteurs, très expressifs, tous intelligents, mais pas de voix énormes. Des voix souples, plutôt adaptables. C’est aussi une œuvre difficile à cause du chef. Peu de chefs d’envergure se sont emparés récemment de cette musique sinon Thielemann en 2015, mais il aurait été peu probable que Bachler l’invite étant donné leurs relations …
Moins heureux à notre avis le choix du chef, qui n’avait pas convaincu dans ce même théâtre la saison dernière avec l’Alceste de Gluck. Tout en laissant les choses ouvertes (Freischütz peut réussir à Manacorda) il eût été peut-être plus pertinent de trouver un chef incontestable pour l’œuvre de Weber qui n’a pas dans mon souvenir bénéficié de très grands chefs depuis Harnoncourt à Zürich (avec Berghaus comme MeS), d’autant que la MeS confiée à Tcherniakov attirera sans doute tous les regards, voilà au contraire un choix très pertinent dans une œuvre située aux frontières entre le rationnel et l’irrationnel, le réel et le magique où sans doute le metteur en scène russe trouvera une clé qui nous surprendra.
Der Freischütz, créé à Berlin le 18 juin 1821 est créé à Munich le 15 avril 1822, soit dix mois après, et y connaît une riche histoire des représentations (on compte parmi les chefs Hans Knappertsbusch, Joseph Keilberth, Erich Kleiber, la dernière production fut créé en 1990 par Otmar Suitner, et donc qu’une nouvelle production soit affichée 30 ans après se justifie largement.


Mars-Avril 2021
R.Strauss, Der Rosenkavalier (1911),
livret de Hugo von Hofmannsthal. Dir.mus : Vladimir Jurowski, MeS : Barrie Kosky avec Marlis Petersen (La Maréchale), Christoph Fischesser (Ochs) Samatha Hankey (Octavian) Katharina Konradi (Sophie) et Johannes Martin Kränzle (Faninal)
Sans doute le plus gros pari de Nikolaus Bachler qui choisit lors de sa dernière saison de proposer une nouvelle production d’une des œuvres emblématiques de ce théâtre, qui marque la fin de la production la plus fameuse de cette maison, signée Otto Schenk en 1972, qui à chaque reprise a été fêtée par le public. Un enchantement renouvelé, à cause aussi des chefs liés à cette production, jadis Carlos Kleiber, récemment Kirill Petrenko.
C’est pourquoi Nikolaus Bachler, qui est malicieux, invite au pupitre le futur GMD Vladimir Jurowski, évidemment sous les feux de la rampe, qui excitera la curiosité du public, et Barrie Kosky pour la mise en scène, avec lequel Jurowski a magnifiquement fonctionné pour L’ange de Feu dans cette maison, et Les Bassarides l’automne dernier à la Komische Oper de Berlin. La confrontation de Barrie Kosky avec l’œuvre la plus emblématique de la maison sera aussi passionnante…
Dernière curiosité : la prise de rôle de Marlis Petersen dans la maréchale que tout le monde regardera à la loupe (aura-t-elle la voix du rôle ? diront les grands savants du genre opéra qui émettent leurs oukases sur les réseaux sociaux) mais qui sans aucun doute travaillera le texte avec son intelligence et sa sensibilité coutumières. En complément, une Sophie plus habituelle, Anna Prohaska, qui l’a déjà interprétée sur cette scène en 2018 avec Petrenko et en revanche un Octavian tout nouveau venu, la jeune américaine Samantha Hankey, nouvelle membre de l’ensemble de la Bayerische Staatsoper et qu’il sera intéressant d’entendre dans Dorabella à la fin de cette saison 2019-2020 (coronavirus permettant).

Mai-juin 2021
Aribert Reimann, Lear (1978),
livret de Claus Henneberg d’après Shakespeare. Dir.mus : Jukka-Pekka Saraste, MeS : Christoph Marthaler avec Christian Gerhaher dans le rôle-titre, Georg Nigl dans celui de Gloster, et un trio de choc : Angela Denoke, Ausrine Stundyte, Hanna-Elisabeth Müller .
Après la mise en scène originelle de Jean-Pierre Ponnelle, la deuxième production, 42 ans après est confiée au grand Christoph Marthaler, qu’on n’a pas vu à l’opéra depuis quelques années. Un choix très stimulant, avec une distribution de rêve et un chef finlandais très solide et de plus en plus salué, qu’on connaît mal à Munich, Jukka-Pekka Saraste. Un autre must de cette saison décidément brillante.

Juin 2021
Miroslav Srnka, Singularity (2021), Libretto de Tom Holloway, création.
Dir.mus : Patrick Hahn, MeS :  Nicolas Brieger avec les chanteurs de l’Opernstudio de la Bayerische Staatsoper ; orchestre Klangforum Wien.
Après South Pole (2016) (d’ailleurs repris dans la saison), Miroslav Srnka propose un travail spécifique pour des jeunes chanteurs, dans le cadre intime et splendide du Cuvilliés Theater, dont la thématique est évidemment le numérique, l’intelligence artificielle quand elle se dérègle, avec ses variations comiques. Le Klangforum Wien, l’une des formations de référence pour le répertoire d’aujourd’hui sera dirigé par le jeune autrichien prometteur Patrick Hahn (1995) qui a assisté Kirill Petrenko pour Salomé. Quant à Nicolas Brieger, c’est un vieux routier de la mise en scène, qui n’a pas beaucoup travaillé sur les grandes scènes ces dernières années.

Juin-Juillet 2021
Richard Wagner, Tristan und Isolde (1865), livret du compositeur. Dir.mus : Kirill Petrenko, MeS : Krzysztof Warlikowski avec Jonas Kaufmann (Tristan) Anja Harteros (Isolde), Wolfgang Koch (Kurwenal), Mika Kares (Marke), Okka von der Damerau (Brangaene).
Dire que ce Tristan est attendu avec impatience est en dessous de la vérité : le monde de l’opéra savait que ce serait la dernière production de Petrenko à Munich, que le metteur en scène serait Warlikowski, que Kaufmann serait pour la première fois Tristan. On ignorait qu’à ses côté, Anja Harteros serait son Isolde… (elle n’a pas la voix, vont dire les savants – voir plus haut pour Petersen). Une fois encore Petrenko sait ce qu’il fait et ce qu’il veut parce qu’il ne veut pas un Tristan au gros format vocal, mais un Tristan retenu, comme pour tous ses Wagner et une Isolde spécifique qui convienne à ce choix. Avec Warlikowski, ils ont fait ensemble Frau ohne Schatten et Salomé, deux éclatantes réussites.
Inutile de tergiverser, cinq représentations dont la dernière est le 31 juillet avec « Oper für alle » et donc aussi une retransmission en streaming, mais si on veut y aller,  il faudra le faire  sans doute à genoux et être prêts à tout…

Juillet 2021
W.A.Mozart, Idomeneo (1781),
livret de Giambattista Varesco. Dir.mus : Constantinos Carydis, MeS : Antú Romero Nunes. Avec : Matthew Polenzani (Idomeneo), Emily D’Angelo (Idamante), Olga Kulchynska (Ilia), Hanna-Elisabeth Muller (Elettra), au Prinzregententheater, avec le Balthasar-Neumann-Chor.
Habituellement c’est un opéra du répertoire baroque qui conclut les nouvelles productions de l’année au Prinzregententheater, cette fois-ci c’est un Mozart, distribué avec des chanteurs jeunes (Emily d’Angelo, qui débute, Olga Kulchynska qui est apparue récemment, les plus expérimentés étant Hanna-Elisabeth Müller et Matthew Polenzani), quant à la mise en scène d’ Antú Romero Nunes, je n’y fonde pas de grands espoirs (mais il faut toujours être disponible à la surprise). Les autres expériences (Guillaume Tell, Les Vêpres siciliennes) ne m’ayant pas vraiment convaincu. En revanche, le choix de Constantinos Carydis est particulièrement pertinent (ses Nozze di Figaro dans la production de Christoph Loy ont été saluées unanimement)

Ainsi voilà une saison de 8 nouvelles productions d’opéra, avec deux créations et au moins une rareté. Parmi ces œuvres quatre (Die Vögel, Idomeneo, Tristan und Isolde, Lear) ont vu le jour à Munich, quant à Der Rosenkavalier, l’opéra est profondément lié à l’histoire de ce théâtre dans les soixante dernières années. C’est donc une saison qui cherche à profondément exalter l’histoire et la modernité de l’institution munichoise, mais aussi le répertoire allemand ou autrichien, à part Luca Francesconi et Miroslav Srnka (mais qui créent leurs œuvres à Munich) tous les compositeurs sont des phares de l’aire germanophone, Braunfels, Weber, Wagner, Mozart, Reimann, Strauss.

Répertoire

Comme toujours, dans les nombreuses reprises de répertoire, il y a les œuvres courantes qui visent à générer un public nombreux, mais des reprises aussi marquées par une nouvelle distribution ou un nouveau chef prestigieux, l’intérêt est donc varié et ces reprises méritent au moins pour certaines, qu’on s’y arrête.

Dans l’ensemble la saison est bien équilibrée, entre chefs (et cheffes) jeunes et d’autres expérimentés comme Asher Fisch ou Pinchas Steinberg. Ce dernier est un chef très respectable qui garantit un niveau très correct de la reprise. On comprend pourquoi : il faut dans le répertoire avoir la garantie de chefs qui puissent reprendre un spectacle avec peu de répétitions, ayant l’expérience requise ou même ayant déjà dirigé la production à Munich. Expérience plutôt qu’exploration. Mais on se réjouit de voir aussi des jeunes chefs et surtout un quelques jeunes cheffes (Keri-Lynn Wilson, Simone Young, Marie Jacquot, Eun Sun Kim, Oksana Lyniv) pour donner à ces reprises un parfum de nouveauté.

Voici la liste des 37 opéras repris au répertoire. Avec les huit nouvelles productions, cela fait 45 titres d’opéra dans l’année à Munich et c’est respectable. Si vous allez voir l’une des nouvelles productions, vous aurez aussi peut-être envie d’aller voir les autres spectacles du moment, je vous donne donc quand c’est possible quelques infos sur les titres qui peuvent valoir l’achat d’un billet.

Septembre 2020
Strauss, Elektra,
Prod. Wernicke.Dir : Erik Nielsen avec Gabriele Schnaut (Klytemnästra), Irene Theorin (Elektra), Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis) René Pape (Orest) et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Aegisth). Autre production importante de la maison, la dernière du grand Herbert Wernicke encore au répertoire, dirigée par un chef efficace, Erik Nielsen (qui dirigea dans cette maison la production de Karl V de Krenek. La distribution est classique (Irene Theorin est l’une des grandes Elektra actuelles) et avec une nouvelle venue dans les distributions internationales, la lithuanienne Vida Miknevičiūtė déjà vue dans ce rôle à Berlin, et qui chante dans toutes les grandes maisons allemandes ainsi qu’une « ancienne », Gabriele Schnaut qui fut la Brünnhilde du Ring Flimm/Sinopoli à Bayreuth. Quant à René Pape…

Septembre-Octobre 2020
Strauss, Die Frau ohne Schatten,
Prod Warlikowski, Dir: Sebastian Weigle, avec Klaus Florian Vogt (Kaiser), Emily Magee (Kaiserin), Wolfgang Koch (Barak), Miina-Liisa Värelä (sa femme), Michaela Schuster (la nourrice) etc…Une grande distribution pour cette reprise d’ouverture de saison à l’occasion de l’Oktoberfest, dirigée par Sebastian Weigle, qu’on peut ne pas (trop) aimer, mais qui est l’un des chefs allemands les plus côtés. Et la prod.Warlikowski est entrée (avec Petrenko…) dans la légende.

Septembre – Octobre 2020
Donizetti, L’Elisir d’amore
, Prod. Bösch, Dir: Francesco Angelico. Avec Galeano Salas (Nemorino), Pretty Yende (Adina) Andrei Zhilikhovsky (Belcore) et Milan Siljanov (Dulcamara). Certes, c’est l’une des productions les plus réussies de David Bösch et c’est une reprise « alimentaire » en pleine « Oktoberfest » (fin le 4 octobre) avec certes, Pretty Yende en guest star, et le jeune Andrei Zhilikovsky, membre de la troupe du Bolchoi jusqu’à 2019, et qui commence à être appelé un peu partout. Enfin, les deux rôles masculins principaux sont tenus par des solistes de la troupe, qui est comme on le sait, particulièrement valeureuse.

Octobre 2020
Puccini, Madame Butterfly
, Prod. Busse, Dir: Daniele Callegari avec Alexandra Kurzak (Cio Cio San), Roberto Alagna (Pinkerton), Alisa Kolosova (Suzuki), Markus Brück (Sharpless).
La vieille production de Wolf Busse, routinière, dirigée par l’excellent Daniele Callegari avec un couple star, Kurzak/Alagna pour trois représentations automnales.

Octobre 2020
Alban Berg, Wozzeck, Prod. Andreas Kriegenburg, Dir: Vladimir Jurowski avec Simon Keenlyside (Wozzeck), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Hauptmann), John Daszak (Tambourmajor) , Clive Bayley (Doktor) Tansel Akzeybek  (Andres) Anja Kampe (Marie).
La production est magnifique, hiératique et vraiment réussie, un des grands Wozzeck de ce temps. Simon Keenlyside est l’un des grands titulaires du rôle-titre (même si on a en tête Christian Gerhaher dans ce rôle et cette production) avec le reste de la distribution vraiment de grand niveau (Anja Kampe en Marie…) et puis surtout, dans la fosse, Vladimir Jurowski, dont le Wozzeck à Salzbourg fut exceptionnel .
Vaut évidemment le voyage

Octobre – Novembre 2020
Puccini, Tosca, Prod. Bondy, Dir : Asher Fisch, avec Anja Harteros (Oct),  Anna Netrebko (Nov-Dec), Kristine Opolais (Dec) (Tosca), Stefano la Colla (Oct), Yusif Eyvazov (Nov-Dec) (Mario), Bryn Terfel (Oct)-Ambrogio Maestri (Nov-Dec) (Scarpia).
Production tiroir-caisse, qui va attirer le public quelle que soit la distribution, même avec Asher Fisch au pupitre… Le couple Anna-Yusif va sans doute faire frétiller les aficionados. Pour ma part, pour ceux qui n’ont jamais vu le deuxième acte Harteros-Terfel, c’est eux qu’il faut privilégier, c’est grandiose… À noter Ambrogio Maestri dans Scarpia avec Netrebko, c’est nouveau pour un baryton qu’on voit plus souvent dans les rôles bouffes, et Kristine Opolais qui assure la dernière, le 4 décembre. C’est sans doute la dernière fois qu’on verra la production Bondy à Munich, qui a fait le tour du monde.

Octobre/Novembre 2020/Juillet 2021
Verdi, Macbeth, Prod. Kusej, Dir: Pinchas Steinberg, avec
Automne 2020 : Željko Lučić (Macbeth), Callum Thorpe/Alex Esposito (Banco), Ludmyla Monastyrska (Lady Macbeth) Saimir Pirgu (Macduff) etc…
Juillet 2021 : Simon Keenlyside (Macbeth), Roberto Tagliavini (Banco), Ekaterina Sementchuk (Lady Macbeth) Pavol Breslik (Macduff) etc…
La production moyenne de Kusej et des distributions intéressantes (surtout en juillet). Ce Macbeth ne nous remuera pas trop tout de même.

Novembre 2020
Mirolslav Srnka, South Pole, Prod.Neuenfels, Dir : Marie Jacquot, avec John Daszak (Scott), Tara Erraught (son épouse), Thomas Hampson (Amundsen), Mojka Erdmann (Landlady) etc…
Reprise d’une des importantes créations de l’ère Bachler, South Pole, dans la mise en scène assez suggestive de Hans Neuenfels, et avec une distribution proche de la création (seul Rolando Villazon est remplacé par John Daszak). À Kirill Petrenko succède au pupitre Marie Jacquot jeune cheffe française, « Ernste Kappelmeisterin » à Würzburg, qui fut son assistante sur cette production à la création.
Si vous êtes à Munich, allez-y !

Novembre 2020
Poulenc, Dialogues des Carmélites
, Prod Tcherniakov, Dir: Bertrand de Billy avec notamment Ermonela Jaho (Blanche de la Force), Doris Soffel (Madame de Croissy), Madame Lidoine (Adrianne Pieczonka). Une distribution de haut niveau pour la reprise d’une des productions phares de la maison, où Tcherniakov fit scandale (à cause de la fin) pour laquelle les descendants de Poulenc intentèrent un procès qu’ils perdirent en 2018.
On pourra lire le compte rendu que je fis dans ce Blog en son temps. C’est une production qu’il faut avoir vue, passionnante, réfléchie, quelquefois dérangeante.

Décembre 2020 :
Puccini, La Bohème,
Prod. Schenk, Dir : Eun Sun Kim, avec Aylin Perez (Mimi), Elsa Benoit (Musetta), Davide Luciano (Marcello) et Benjamin Bernheim (Rodolfo).
Une production historique, qui remonte à 1969, que j’ai vue il y a environ 40 ans avec Carlos Kleiber, Mirella Freni et Luciano Pavarotti (le rêve éveillé…).
Ici la reprise vaut pour notre Benjamin Bernheim, dont la carrière, justement, explose, pour notre Elsa Benoit, très liée à Munich dont elle est membre de la troupe après en avoir été du studio et pour le Marcello de Davide Luciani, l’un des jeunes barytons les plus en vue d’Italie (il est prodigieux en scène). Aylin Perez compte comme l’un des meilleurs sopranos lyriques aujourd’hui, qui promène notamment sa Mimi dans les grands temples (Scala, MET). Quant à Eun Sun Kim, c’est une cheffe coréenne qui a complété ses études à Stuttgart, qui a déjà été appelée notamment dans les grandes maisons allemandes.

Décembre 2020 :
Humperdinck, Hänsel und Gretel
Prod. Richard Jones, Dir: Friedrich Haider ; avec Tara Erraught/Corinna Scheurle (Gretel), Maureen McKay/Emily Pogorelc (Hänsel), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke/Kevin Conners (Knusperhaxe), etc…
Une production annuelle habituelle sous la période de fête avec un grand professionnel au pupitre.


Décembre 2020 – Janvier 2021
Mozart, Die Zauberflöte,
Prod. Everding, Dir: Antonello Manacorda avec Georg Zeppenfeld (Sarastro), Martin Mitterrutzner (Tamino),  Elsa Benoit (Pamina), Bo Skovhus/Milan Siljanov (Sprecher) Nina Minasyan (Königin der Nacht) André Schuen (Papageno). Les traditionnelles productions des fêtes, Zauberflöte, Fledermaus et un peu plus tôt Hänsel et Gretel.
La production de August Everding est une espèce de légende (elle remonte à 1978 et elle a fait l’objet d’une révision par Jürgen Rose en 2004) qu’il faut avoir vu une fois. La distribution est très correcte, avec un Tamino dont on parle, le jeune ténor autrichien Martin Mitterrutzner, Georg Zeppenfeld qu’on ne présente plus et Elsa Benoît qui de plus en plus s’impose sur les scènes en Pamina.

Décembre 2020 – Janvier 2021 :
J.Strauss : Die Fledermaus,
Prod Leander Haußmann reprise parAndreas Weirich, Dir: Friedrich Haider, avec Johannes Martin Kränzle (Gabriel), Rachel Willis-Sørensen (Rosalinde), Franz Hawlata (Frank), Okka von der Damerau (Orlofsky), Galeano Salas (Alfred), Michael Nagy (Dr.Falke) etc…
La médiocre production de Leander Haußmann est ici retravaillée par Andreas Weirich. On espère une future nouvelle production sous Dorny. Cette année, Friedrich Haider très à l’aise dans ce répertoire dirige, et la distribution est de très bon niveau…Donc musicalement, ça se défendra sûrement.

Janvier 2021:
Verdi, Un ballo in maschera,
Prod Erath. Dir: Paolo Carignani, avec Sondra Radvanovsky (Amelia), Joseph Calleja (Riccardo), Vladislav Sulimsky (Renato), Okka von der Damerau (Ulrica) Elsa Benoit (Oscar). Intéressante production de Johannes Erath (dont on devait voir le Rigoletto à Lyon, hélas annulé). Vaut évidemment pour l’Amelia de Sondra Radvanovski, la plus grande aujourd’hui, mais la distribution est très respectable. Du bon répertoire.

Janvier 2021
Puccini, Manon Lescaut,
prod. Neuenfels. Dir: Marco Armiliato, avec Sonya Yoncheva (Manon Lescaut), Stefano La Colla (Des Grieux), Lescaut (Davide Luciano) etc…
La production de Hans Neuenfels, qui n’avait tout à fait convaincu, revient avec un chef expérimenté, Marco Armiliato, et une distribution dominée par Sonya Yoncheva avec Stefano La Colla, qui est un ténor solide, et l’excellent Davide Luciano (Lescaut). Si on est à Munich, pourquoi pas ?

Janvier – Février 2021 :
Beethoven, Fidelio,
Prod. Bieito. Dir: Markus Stenz avec Klaus Florian Vogt (Florestan), Anja Kampe (Fidelio/Leonore), Franz-Josef Selig (Rocco), John Lundgren (Pizzaro) Tareq Yazmi (Don Fernando) Emily Pogorelc (Marzelline) Dean Power (Jaquino). Bonne distribution pour cette reprise de la fameuse production Bieito avec le quatuor de Beethoven à la place de Leonore III. Enfin, Markus Stenz est un chef respectable.

Janvier – Février 2021
Verdi, Rigoletto
, prod.Schilling, Dir :Keri-Lynn Wilson, avec Joseph Calleja (Il duca), Željko Lučić (Rigoletto), Sofia Fomina (Gilda) Rafał Siwek (Sparafucile) etc…
Une production de 2012 discutée, discutable, d’Árpád Schilling, pourtant l’un des metteurs en scène les plus stimulants à l’époque de la création de la production et sur la liste noire du gouvernement hongrois, ce qui est tout à son honneur. Une distribution plutôt solide et une cheffe reconnue à l’opéra.

Février/Juillet 2021
Dvořák, Rusalka
, Prod. Kusej,Dir: James Gaffigan, avec Dmytro Popov (Le prince), Evguenia Muraveva (La princesse étrangère),  Rusalka (Kristine Opolais), L’esprit du lac (Günther Groissböck), Ježibaba (Helena Zubanovich) etc…
Distribution très correcte, avec le retour de Kristine Opolais qui avait créé cette production, chef estimé, production discutée mais à mon avis séduisante de Martin Kusej, qui essaie de reconstruire une dramaturgie « réaliste » à cette histoire qui ne l’est pas. Si vous êtes à Munich, pourquoi pas (la production de 2011 existe en DVD)

Février – Mars/Juillet 2021
Wagner, Tannhäuser,
Prod. Castellucci, Dir: Simone Young avec Klaus Florian Vogt (Tannhäuser), Anja Harteros/Lise Davidsen (Juillet)(Elisabeth), Daniela Sindram (Venus), Christian Gerhaher (Wolfram), Günther Groissböck/Georg Zeppenfeld(Juillet) (Landgrave) etc…
Le retour de la production de Castellucci, qui a tant fait discuter, sans Petrenko, mais avec la très solide Simone Young, et une distribution fabuleuse en février-mars comme pour l’unique représentation du festival 2021 (où Lise Davidsen et Georg Zeppenfeld succèdent à Anja Harteros et Günther Groissböck). A voir et à entendre. Rien que pour Christian Gerhaher en Wolfram, ça vaut le voyage.

Mars 2021 :
Bela Bartok, Judith, Concerto pour orchestre/Le Château de Barbe Bleue,
Prod. Katie Mitchell. Dir : Oksana Lyniv avec Nina Stemme et John Lundgren. Reprise de la nouvelle production vue en février dernier qui va être reprise en juin prochain (coronavirus permettant).
La mise en scène qui plonge dans le psychodrame, dans le roman policier, a fait un peu discuter, mais ni la direction ni la distribution, unanimement louées. À voir sans aucun doute.

Mars 2021 :
Donizetti, Lucia di Lammermoor, Prod. Barbara Wysoka, Dir: Antonino Fogliani avec Adela Zaharia (Lucia), Pavol Breslik (Edgardo), Galeano Salas (Arturo), Boris Pinkhasovich (Enrico).
On se souvient de l’extraordinaire direction de Kirill Petrenko à la création (2015) de cette production pas très stimulante, dont il reste Pavol Breslik, plutôt valeureux, et en Lucia la jeune Adela Zaharia, découverte dans Orlando Paladino au festival 2018 (qu’on devrait revoir cet été – coronavirus permettant)… Au pupitre l’excellent Antonino Fogliani, un des très bons chefs italiens actuels.

Mars – Avril 2021
Wagner, Parsifal,
Prod. Audi, Dir : Franz Welser-Möst avec Simon Keenlyside (Amfortas), Gunther Groissböck (Gurnemanz), Brandon Jovanovich (Parsifal), Anja Kampe (Kundry), Bálint Szabó (Titurel), Derek Welton (Klingsor).
Retour de la production de Pierre Audi, sans Petrenko, mais avec Welser-Möst ce qui garantit un haut niveau de représentation, avec une distribution excellente et largement différente de celle de la première qui était étincelante : Brandon Jovanovich, Anja Kampe, Gunther Groissböck, Simon Keenlyside et Derek Welton devraient quand même satisfaire un public habitué ici à l’excellence wagnérienne. On peut faire le voyage, si on aime Baselitz, dont les décors alliés à la mise en scène de Pierre Audi avaient fait couler bien de l’encre…

April 2021
Verdi, Les Vêpres siciliennes
Prod. Antù Romero Nunes, Dir: Omer Meir Wellber avec Malin Byström (Hélène), John Osborn (Henri), Erwin Schrott (Procida) George Petean (Montfort), production médiocre, chef intéressant mais qui ne m’avait pas convaincu dans cette œuvre où il recherche trop les effets. La reprise se justifie par l’arrivée de John Osborn et Malin Byström qui avait chanté le rôle à Genève en 2011 sans convaincre. De toute manière, il n’y a pas beaucoup de sopranos pour Hélène sur le marché. John Osborn sera comme souvent excellent dans ce rôle qu’il vient de chanter à Rome, et George Petean avec sa science du phrasé et sa diction est un bon Montfort (le seul qui avait chanté avec goût et justesse lorsque j’avais vu la production en 2018.) Quant à Schrott, avec sa voix énorme, il fait hélas du Schrott.
À mon avis, avec la mise en scène et la direction, et une distribution à 50% douteuse, nous sommes encore mal partis.
Lire dans wanderersite.com : http://wanderersite.com/2018/07/requiem-pour-un-massacre/

Avril 2021
Verdi, La Traviata,
Prod. Krämer, Dir: Andrea Battistoni avec Rosa Feola (Violetta), Frédéric Antoun (Alfredo), Simon Keenlyside (Giorgio Germont) etc…
Encore une production “alimentaire”, car La Traviata de Günter Krämer n’en peut plus…mais elle est dirigée par Andrea Battistoni, un des chefs en vue de la jeune génération italienne, et qu’elle affiche un couple inhabituel Feola/Antoun que les amateurs seront curieux d’entendre, et Keenlyside dans Germont père, une garantie d’élégance. D’ailleurs, Keenlyside fait un beau retour à Munich puisqu’il est affiché dans plusieurs productions. Why not ?

Juillet 2020/Avril-Mai 2021
Verdi, I Masnadieri, Prod. Erath, Dir: Michele Mariotti (Juillet 2020)/Giampaolo Bisonti (2021). Nous signalons les deux représentations de juillet prochain (2020) puisque la série a été interrompue pour cause de coronavirus en ce mois de mars. La mise en scène de Johannes Erath en noir et blanc qui rend l’ambiance d’un film noir n’a pas été mal accueillie, la distribution de manière un peu plus contrastée.
Juillet 2020 – Dir : Michele Mariotti, avec Diana Damrau (Amalia) et Charles Castronovo (Carlo), Mika Kares (Massimiliano), Igor Golovatenko (Francesco)
Avril-Mai 2021– Dir : Giampaolo Bisonti, avec Carmen Giannattasio (Amalia) et Charles Castronovo (Carlo), Bálint Szabó (Massimiliano), Igor Golovatenko (Francesco).
On retrouvera Castronovo et Golovatenko en Avril-mai 2021, avec les réserves sur Amalia, Diana Damrau n’est pas en très grande forme et Carmen Giannattasio prévue en 2021 encore moins.
I Masnadieri a été représentée à Munich en 2008 (au Theater am Gärtnerplatz), mais jamais au Nationaltheater. Un titre qui revient sur les scènes après la production de la Scala, elle aussi magnifiquement dirigée par Michele Mariotti. En avril 2021, montera au pupitre Giampaolo Bisonti, un des chefs italiens remarqués aujourd’hui.

Avril – Mai 2021 :
Strauss, Ariadne auf Naxos,
Prod.Carsen. Dir : Erik Nielsen, avec Jane Archibald (Zerbinetta) et Camilla Nylund (Primadonna) Benjamin Bruns (Tenor/Bacchus). Vaut pour la Primadonna de Camilla Nylund et l’excellent Benjamin Bruns qui s’essaie à Bacchus et Erik Nielsen, comme on l’a déjà dit, est plutôt un bon chef. 

Mai 2021:
Verdi, Falstaff.
Prod.Mateja Koležnik Dir: Pinchas Steinberg avec Wolfgang Koch, Boris Pinkhasovitch (Ford), Bogdan Volkov (Fenton), Olga Beszmertna (Alice Ford), Okka von der Damerau (Quickly), Elsa Benoit (Nanetta), Dorottya Lang (Meg Page).
La production de Falstaff que tout le monde attend en juillet prochain, mais en 2021 sans Petrenko (Pinchas Steinberg est un spécialiste d’opéra italien) ni Alexandra Kurzak. Attendons…

Juin 2021 :
Mozart, Die Entführung aus dem Serail, Prod. Duncan, Dir : Ivor Bolton/Christopher Moulds, avec Sofia Fomina (Konstanze), Pavol Breslik (Belmonte), Gloria Rehm (Blonde), Manuel Günther (Pedrillo) et Hans Peter König (Osmin). Distribution très correcte, direction musicale qui garantit de bonnes représentations, mais production pas vraiment passionnante.

Juin 2021
Hans Abrahamsen, The snow Queen,
Prod.Kriegenburg, Dir: Leo Hussain avec Barbara Hannigan (Gerda), Catherine Wyn-Rodgers (Grandmother, Old lady, Finn woman), Peter Rose (Snow Queen/Reindeer/Clock) etc…
Reprise d’une des nouvelles productions de la saison actuelle, dont la mise en scène a été accueillie d’une manière contrastée, mais qui musicalement fonctionne avec une Barbara Hannigan souveraine. À l’excellent Cornelius Meister succède l’excellent Leo Hussain au pupitre.


Juin 2021
Giacomo Puccini, Il Trittico
Prod. Lotte de Beer,Dir: Bertrand de Billy avec Wolgang Koch (Michele) Elsa Van der Heever (Giorgetta) Ermonela Jaho (Suor Angelica) Michaela Schuster (Zia Principessa/Zita) Ambrogio Maestri (Gianni Schicchi) Elsa Benoit (Lauretta) Galeano Salas (Rinuccio). Je ne sais si Bertrand de Billy est le chef adapté à cette œuvre, je trouve qu’il excelle plus dans le bel canto. Il reste que la distribution est très défendable, avec des monstres comme Wolfgang Koch ou Ambrogio Maestri. La mise en scène de Lotte de Beer plutôt bien faite, a été discutée, mais elle ne m’avait pas déplu. Si vous êtes à Munich, allez-y.

Juin – Juillet 2021
Wagner, Das Rheingold,
Prod. Kriegenburg, Dir: Valery Gergievavec John Lundgren (Wotan), Johannes Martin Kränzle (Alberich), Benjamin Bruns (Loge), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Mime), Christof Fischesser (Fasolt) Ain Anger (Fafner), Daniela Sindram (Fricka) etc…Surprise de la saison, plus ou moins en ouverture du Festival 2021, retour de Valery Gergiev au Nationaltheaterpour deux représentations de Das Rheingold dans la prod.Kriegenburg, qui aura nourri l’ère Bachler, d’abord avec Nagano, puis Petrenko, et maintenant juste pour une dégustation Valery Gergiev, en voisin puisqu’il est jusqu’à 2025 directeur musical des Münchner Philharmoniker. Évidemment à voir et entendre, car en plus la distribution est séduisante et ceux qui connaissent la production savent que Das Rheingold est une mise en scène vraiment réussie.

Juillet 2021:
Wagner, Der Fliegende Holländer,
Prod. Konwitschny, Dir: Asher Fisch, avec Ain Anger (Daland), Anja Kampe (Senta), Bryn Terfel (le Hollandais), Tomislav Mužek (Erik), Tanja Ariane Baumgartner (Mary), Manuel Günther (Steuermann).
Reprise pour une représentation dans la saison, et pendant le festival, de la vieille production de Peter Kontwitschny, qui pour un seul soir bénéficie d’une distribution de luxe dominée par Anja Kampe et Bryn Terfel, mais hélas dirigée par Asher Fisch, qui ne m’a jamais convaincu.

Juillet 2021
Giacomo Puccini, Turandot
Prod. Carlus Padrissa/La Fura dels Baus, Dir: Jader Bignamini, avec Anna Netrebko (Turandot) et Yusif Eyvazov (Calaf), Golda Schultz (Liù), Alexander Tsymbaliuk (Timur). Inutile de s’étendre, la distribution (avec Anna Netrebko) est de celles qu’on ne discute pas…La mise en scène futuriste de Carlus Pedrissa a fait jaser, mais personne ne viendra pour elle.
Cet hiver, c’est le chef Giacomo Sagripanti qui dirigeait, c’est un autre jeune chef italien tout aussi valeureux sinon plus qui lui succède, Jader Bignamini. Attention, on jouera probablement la version « création », avec arrêt à la mort de Liù…

Juillet 2021
Mozart, Le nozze di Figaro,
Prod.Loy, Dir: Ivor Bolton, avec Ludovic Tézier (Almaviva), Federica Lombardi (Contessa), Alex Esposito (Figaro), Rosa Feola (Susanna), Emily Pogorelc (Cherubino), Anne Sofie von Otter (Marcellina) etc…
La jolie mise en scène de Christof Loy (un jeu sur des personnages marionnettes) avec une distribution de grand niveau (Tézier ! Esposito !) et un très bon chef…Cela pourrait mériter un voyage…Attention, 2 représentations seulement !

Juillet 2021
Strauss, Salomé,
Prod. Warlikowski, Dir : Kirill Petrenko avec Marlis Petersen (Salomé), Iain Paterson (jochanaan), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Herodes), Michaela Schuster (Herodias), Pavol Breslik (Narraboth), Rachael Wilson (le page) etc…Nous avons suffisamment écrit dans Wanderersite tout le bien que nous pensions de cette production et de la performance de Marlis Petersen (vous savez, celle qui selon les savants « n’a-pas-la-voix-du-rôle ». Mais les « savants » de l’opéra sont quelquefois des amateurs peu éclairés). Juillet 2021, c’est la cérémonie des adieux de Petrenko et cette Salomé extraordinaire, il ne faut la manquer sous aucun prétexte, même sans Wolfgang Koch dans Jochanaan.

Juillet 2021
Verdi, Otello,
Prod. Niermeyer, Dir: Asher Fisch  avec Arsen Soghomonyan (Otello), Anja Harteros (Desdemona), Gerald Finley (Iago), Oleksiy Palchykov (Cassio). Faute de Kaufmann, toujours parcimonieux dans ses apparitions, c’est Arsen Soghomonyan qui chante Otello après l’avoir chanté à la Philharmonie de Berlin avec Mehta en 2020. Anja Harteros et Gerald Finley sont au rendez-vous (ils avaient enthousiasmé lors de la première de la production). Malheureusement, Asher Fisch, sans grande âme, sans grand intérêt, même si efficace et techniquement au point, sera au pupitre. C’est bien dommage…


Juillet 2021
Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg,
Prod. Bösch, Dir: Kirill Petrenko.
Inutile de souligner que l’on va se précipiter sur ces représentations aussi bien en juillet 2020 ( Jonas Kaufmann, Hanna-Elisabeth Müller) qu’en 2021 (Tomislav Mužek, Julia Kleiter) avec en 2020 comme en 2021, Wolfgang Koch en Sachs, Christoph Fischesser en Pogner, Martin Gantner en Beckmesser, et Benjamin Bruns en David, avec Okka von der Damerau (2020) et Claudia Mahnke (2021) en Magdalene.
La production de David Bösch est sensible et intelligente, mais ici c’est essentiellement la direction de Kirill Petrenko et la distribution pas forcément faites de stars, mais engagée, homogène et soutenue de manière millimétrée par le chef qui ont déchaîné les enthousiasmes. Et puis, Die Meistersinger von Nürnberg est une œuvre liée à ce théâtre, où elle a été créée et qui des années durant a conclu les saisons. Il y a mille raisons de faire tout ce qui est possible pour venir voir une des trois malheureuses représentations qui restent, deux en juillet 2020, une en juillet 2021…

Calendrier du Festival 2021 (Münchner Opernfestspiele 2021)

Date Titre NP/ Répertoire
25 juin
(Prinzregententh)
Heute ist morgen, Ballet NP Première
Uraufführung
26 juin (Prinzregententh) Heute ist morgen, Ballet NP
27 juin (Prinzregententh) Heute ist morgen, Ballet NP
     
29 juin Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP Première
30 juin Das Rheingold, DM: Gergiev Ms: Kriegenburg Rép
1er juillet Der Scheeesturm, Ballet NP
2 juillet Der Freischütz, DM: Manacorda Ms: Tcherniakov NP
3 juillet Das Rheingold, DM: Gergiev Ms: Kriegenburg Rép
3 juillet (Prinzregententh) Liederabend Matthew Polenzani/Julius Drake Concert
4 juillet Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP
5 juillet Der Freischütz, DM: Manacorda Ms: Tcherniakov NP
6 juillet Roméo et Juliette, Ballet (Cranko) Rép
7 juillet Der Fliegende Holländer DM: Fisch Ms: Konwitschny Rép
8 juillet Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP
9 juillet Cinderella, Ballet (Wheeldon) NP
10 juillet Rusalka, DM: Gaffigan Ms: Kusej Rép
11 juillet Tannhäuser, DM: Young Ms: Castellucci Rép
12 juillet Turandot, DM: Bignamini Ms: Padrissa/Fura dels Baus Rép
13 juillet Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP
14 juillet Rusalka, DM: Gaffigan Ms: Kusej Rép
15 juillet Turandot, DM: Bignamini Ms: Padrissa/Fura dels Baus Rép
16 juillet Le nozze di Figaro, DM: Bolton Ms: Loy Rép
17 juillet Oper für alle:  Aida (Mehta) Concert
18 juillet Le nozze di Figaro, DM: Bolton Ms: Loy Rép
19 juillet (Prinzregententh) Festspiel Nachtkonzert Opercussion Concert
19 juillet Macbeth, DM: Steinberg Ms: Kusej Rép
19 juillet (Prinzregententh) Idomeneo, DM: Carydis Ms: Nunes NP Première
20 juillet Die Vögel DM: Metzmacher Ms: Castorf NP
20 juillet (Prinzregententh) Liederabend Ludovic Tézier Concert
21 juillet Otello DM: Fisch Ms: Niermeyer Rép
21 juillet (Prinzregententh) Liederabend Sonya Yoncheva/Malcolm Martineau Concert
22 juillet Macbeth DM: Steinberg Ms: Kusej Rép
22 juillet (Prinzregententh Idomeneo DM: Carydis Ms: Nunes NP
23 juillet Wendende Punkte: Konzert Feuer-next generation Concert
23 juillet (Prinzregententh Festpielkonzert ATTACCA (Jugendorchester des Bayerischen Staatsorchesters) Concert
24 juillet Otello DM: Fisch Ms: Niermeyer Rép
24 juillet (Prinzregententh Idomeneo DM: Carydis Ms: Nunes NP
25 juillet Salomé DM: Petrenko Ms: Warlikowski Rép
25 juillet (Prinzregententh Concert Erwin Schrott Tango el diablo Concert
26 juillet Liederabend Chistian Gerhaher/Gerold Huber Concert
26 juillet (Prinzregententh Idomeneo, DM Carydis Ms Nunes NP
27 juillet    
28 juillet Salomé DM: Petrenko Ms: Warlikowski Rép
29 juillet Die Meistersinger von Nürnberg DM: Petrenko Ms: Bösch Rép
30 juillet Wendende Punkte: Festspiel Sonderkonzert Konzert
31 juillet Oper für alle: Tristan und Isolde DM: Petrenko Ms: Warlikowski NP

Concerts Symphoniques

Les Akademie Konzerte sont à Munich une institution.
Rappelons pour faire bref que le Bayerisches Staatsorchester est l’une des institutions musicales les plus anciennes d’Europe, puisque sa fondation remonte à 1523 et qu’il a été pratiquement dès ses origines considéré comme l’une des formations les plus talentueuses d’Europe. Il devient « Hoforchester » (Orchestre de la Cour) en 1762, son nom actuel remonte à 1918.
Rappelons aussi qu’on compte dans ses directeurs musicaux Hans von Bülow, Hermann Levi, Richard Strauss, Felix Mottl, Bruno Walter, Hans Knappertsbusch, Clemens Krauss, Georg Solti, Ferenc Fricsay, Rudolf Kempe, Joseph Keilberth, Wolfgang Sawallisch, Zubin Mehta, Kent Nagano, Kirill Petrenko…cela donne simplement le tournis.
Que l’orchestre soit l’un des orchestres de fosse les meilleurs aujourd’hui ne fait aucun doute, mais c’est aussi un orchestre symphonique de grande tradition. Et chaque saison, il donne six « Akademie Konzerte » (deux concerts par série en général, les lundi et mardi, rarement trois), où alternent le GMD (un à deux concerts), un ou deux jeunes chefs remarqués, et d’autres chefs expérimentés et/ou prestigieux.

Cette saison ouvrira par Vladimir Jurowski, futur GMD dès septembre 2021, puis le chef polonais Krzysztof Urbański, Zubin Mehta, Kirill Petrenko, Youri Simonov et le jeune franco-suisse Joseph Bastian. Avec des interêts programmatiques généralement forts dont une Neuvième de Mahler incroyablement attendue (dernier concert de Petrenko avec son orchestre) et une Septième de Bruckner par Mehta (avec en première partie les quatre derniers Lieder de Strauss avec rien moins qu’Anja Harteros.

1er Akademie Konzert
5, 6, 7 Oktober 2020

Dir: Vladimir Jurowski, soliste : Frank Peter Zimmermann
Anton Webern
Passacaglia en ré mineur op. 1
Alban Berg
Concerto pour violon À la mémoire d’un ange
Ludwig van Beethoven
Symphonie n° 3 en mi bémol majeur op. 55 Eroica
(avec retouches de Gustav Mahler)

2ème Akademie Konzert
7, 8 décembre 2020
Dir: Krzysztof Urbański

Dmitri Chostakovitch
Symphonie Nr. 5 en ré mineur op. 47


3ème Akademie Konzert
11, 12 janvier 2021
Dir: Zubin Mehta Soliste: Anja Harteros
Strauss: Vier letzte Lieder
Bruckner: Symphonie n°7 en mi majeur


4ème Akademie Konzert
20, 21 février 2021
Dir: Kirill Petrenko
Gustav Mahler
Symphonie n° 9 en ré majeur


5ème Akademie Konzert
26, 27 avril 2021
Dir: Youri Simonov  Soliste: Alexander Rozhdestvensky
Nikolai Rimsky-Korsakov
Sadko. Tableaux musicaux op. 5
Alexandre Glazounov
Concerto pour violon en la mineur op. 82
Modest Mussorgsky
Tableaux d’une exposition



6ème Akademie Konzert

24, 25 mai 2021
Dir: Joseph Bastian
Programme non communiqué

Ballet d’État de Bavière
(Bayerisches Staatsballett)

Introduction, par Jean-Marc

Avec un nombre de représentations en croissance, des effectifs stabilisés, une programmation à la coloration académique très marquée aménageant des ouvertures sur la création contemporaine, le Ballet de l’Opéra d’Etat de Bavière trouve des moyens renforcés et une ambition nouvelle, au moment où son directeur Igor Zelensky vient d’être renouvelé jusqu’en 2026. Voilà sur le papier une saison 2020-2021 placée sous d’affriolants auspices.

Le directorat d’Igor Zelensky a connu des débuts un peu chaotiques, marqués par des saisons peu construites et peu fournies, et une forte volatilité des effectifs. La lecture du programme calibré pour la saison 2020-2021 par le directeur, dont le mandat a été récemment renouvelé jusqu’en 2026, laisse transparaître une ambition nouvelle.
Les rangs de solistes et danseurs “principaux” semblent se stabiliser pour cette Compagnie qui compte une soixantaine de danseurs et une quinzaine de surnuméraires et la fidélité de stars invitées se confirme – Sergei Polunin est d’ores et déjà annoncé dans Giselle en ouverture de saison. À Natalia Osipova ou Vladimir Shklyarov sont désormais réservées des apparitions certes rares mais récurrentes et remarquables s’agissant de stars très jalousement occupées par leurs compagnies-mère.

Le ballet académique et la forme néo-classique se taillent une part impressionnante de la programmation et c’est un défilé vertigineux de grands ballets qui s’enchaînera à Munich tout au long de la saison. C’est ainsi que Giselle ou Casse-Noisette seront largement représentés (10 représentations chacun) ; Jewels, Le Lac des cygnes, Coppélia (version Roland Petit) ou Spartacus, déjà donnés cette saison, seront quant à eux repris dans une logique de répertoire. Parangon du ballet narratif, Roméo et Juliette sera par ailleurs de retour dans la magnifique version de John Cranko. Il semblerait ainsi bien que Zelensky affiche désormais clairement une volonté de montée en puissance sur le créneau caractéristique de la plupart des grandes compagnies historiques européennes, à l’exception, notable et navrante, de Paris.

La liste des “full-length” sera amplifiée par deux des “premières”, au sens allemand du terme, de la saison : la désopilante Cinderella de Christopher Wheeldon, déjà au répertoire de l’English National Ballet, fera son entrée au répertoire de Munich, et on suivra avec intérêt la commande faite au jeune chorégraphe Andrey Kaydanovsky autour de la nouvelle de Pouchkine La Tempête de neige.

Au rayon moderne ou contemporain :

– une soirée “À jour” permettra à quatre jeunes chorégraphes (dont Calvin Richardson du Royal Ballet) de présenter leur travail, 
– une soirée “Aujourd’hui est demain” dont le contenu n’est pas fixé sera donnée dans le cadre du Festival de fin de saison,
– une soirée assemblant des créations de tous ceux après qui tout le monde court (Alexei Ratmansky – et ses Tableaux d’une exposition ! -, David Dawson et Sharon Eyal) complètera le tableau.

Sur le papier, une bien belle et riche saison donc, que les balletomanes suivront avec intérêt !

Nouvelles productions

Décembre 2020 – Janvier/Avril/Juillet 2021
Serguei Prokofiev, Cinderella,  Chorégraphie : Christopher Wheeldon, Dir : Gavin Sutherland, qui est le directeur musical de l’English National Ballet. Le décorateur de cette [JN1] production connue, mais pour la première fois à Munich est Julian Crouch, l’un des leaders du courant théâtral « Fringe », à qui on doit entre autres Jedermann et Dreigroschenoper et qui travaille souvent avec Sven Eric Bechtholf

Avril-mai-juin/Juillet 2021
Lorenz Dangel, Der Schneesturm (La Tempête de neige),
Chorégraphie : Andrey Kaydanovskiy, Dir : Gavin Sutherland.
Lorenz Dangel est un compositeur polymorphe, qui traverse les genres et est particulièrement ouvert à l’expérimentation, il travaille ici pour la première fois pour le Bayerisches Staatsballett. C’est comme chorégraphe résident que le jeune Andrey Kaydanovskiy, très lié au Ballet de l’Opéra d’Etat de Vienne comme danseur et chorégraphe (les chorégraphies du Concert du Nouvel An 2019 lui furent confiées entre autres), créera cette pièce.

Juin 2021

Heute ist Morgen (aujourd’hui c’est demain) (au Prinzregententheater) . Présentation par la compagnie munichoise des dernières tendances de la danse contemporaine et de la création. C’est un élément permanent de la politique menée par Igor Zelensky.

Répertoire

Septembre 2020 – Octobre 2020 (tournée au Teatro Real, Madrid)
Janvier 2021 
Adolphe Adam, Giselle,
Chorégraphie : Peter Wright, Dir : Valery Ovsynanikov / Robertas Šervenikas (Janvier 2021) avec en ouverture de saison Ksenia Ryzhkova (Giselle) et Serguei Polunin (Albrecht). La chorégraphie qui a ouvert le mandat d’Igor Zelensky a une quarantaine d’années (créée à Stuttgart sur l’impulsion de John Cranko) d’après la version que Marius Petipa tira du chef d’œuvre créé à l’Opéra de Paris. Grand classique universel.


Octobre 2020/Mars-avril-mai 2021

Leo Delibes-Coppelia, chorégraphie Roland Petit, Dir :Anton Grishanin.
Reprise de la chorégraphie fameuse de Roland Petit, entrée au répertoire du Ballet de Munich en octobre 2019
 

Octobre 2020/Février-Mai 2021
Ratmansky-Dawson-Eyal
Dir :Robertas Šervenikas/Tom Seligman (Octobre 2020)
Trois chorégraphies par Alexei Ratmansky (Tableaux d’une exposition de Modest Mussorgsky), David Dawson (Affairs of the heart de Marjan Mozetich ), Sharon Eyal (Bedroom Folk de Ori Lichtik) : une nouvelle production qui devrait être créée le 23 mai 2020, en ouverture de la Ballettfestwoche 2020 (La semaine du ballet 2020) coronavirus permettant, évidemment.

Novembre 2020
Jewels, chorégraphie Georges Balanchine,
Dir : Robert Reimer, musiques de Gabriel Fauré (Emeraudes), Igor Stravinsky (Rubis), P.I.Tchaikovski (Diamants). La trilogie de Balanchine célèbre dans le monde entier, est entrée au répertoire de Munich à l’automne 2018, dans les décors et costumes de la création.

Novembre-Décembre 2020/Janvier 2021
P.I.Tchaikowski, Casse-Noisette (Der Nussknacker),
Chorégraphie : John Neumeier Dir : Gavin Sutherland/ Robertas Šervenikas (Janvier 2021).
Le Casse-Noisette de Neumeier, qui remonte aux années 1970 avec le ballet de Hambourg est un des « must » du répertoire munichois, où on le joue depuis 1973. Présenté comme il se doit en période de Noël en même temps que Hänsel und Gretel, Die Zauberflöte et Die Fledermaus…

Janvier 2021
À jour – Zeitgenössische Choreographien (À jour, chorégraphies contemporaines)
– (Prinzregententheater). Un programme dédié à quatre chorégraphies de jeunes chorégraphes qui devraient être présentées en juillet 2020, de Charlotte Edmonds (UK), Philippe Kratz (Allemagne), Calvin Richardson (Australie), Yoshito Sakuraba (USA).

Février-mars-avril 2021
P.I.Tchaikowski, Le Lac des cygnes (Schwanensee)
Chorégraphie : Ray Barra d’après Marius Petipa et Lev Ivanov. Dir : Tom Seligman
Le grand classique du ballet, dans une adaptation chorégraphique de Ray Barra (qui remonte à 1994/1995) qui efface la magie au profit d’un certain prosaïsme et qui a tendance à bousculer la chorégraphie originelle de Petipa et Ivanov.

Mai-juin 2021/Juillet 2021
Prokofiev : Roméo et Juliette,
Chorégraphie John Cranko, Dir : Valery Ovsynanikov . Une chorégraphie marquante du chef d’œuvre de Prokofiev, celle de John Cranko, déparée de la délicieuse pompe soviétique de la version princeps de Lavrovsky, est au répertoire du Staatsballett depuis 1968, et donc, à ne pas manquer.


Mars-avril 2021
Aram Khatchaturian, Spartacus,
Chorégraphie de Youri Grigorovitch, Dir : Karen Durgaryan. Munich fut la seule compagnie d’Europe occidentale à monter le ballet mythique de Youri Grigorovitch, en 2016, un des spectacles emblématiques du Bolchoï depuis 1968, que le Wanderer eut le privilège de voir lors d’une des tournées du Bolchoï avec Vladimir Vassiliev et Ekaterina Maximova. C’est une des premières initiatives prises par Igor Zelensky à son arrivée comme directeur du Staatsballett de Munich.


TEATRO MASSIMO – PALERMO 2020: PARSIFAL de RICHARD WAGNER le 31 JANVIER 2020 (Dir.mus : Omer MEIR WELLBER, Ms : Graham VICK)

Cérémonie du Graal Acte I ©Franco Lannino

Il y avait en ce début d’année trois productions de Parsifal, à Toulouse, à Strasbourg et à Palerme. J’ai choisi Palerme pour des raisons qui m’apparaissent évidentes : c’est à Palerme que Wagner a terminé la composition  de son opéra d’une part, et d’autre part le Teatro Massimo n’avait pas affiché Parsifal depuis 65 ans, enfin, c’est une (quasi) prise de rôle pour notre wagnérienne nationale, Catherine Hunold, appelée à chanter Kundry, puisque la Kundry prévue à l’origine a déclaré forfait.

Pour un théâtre comme le Massimo de Palerme, Parsifal est un défi : d’une part, le symbole de Richard Wagner achevant son Parsifal à Palerme fait évidemment regarder une production de Parsifal à Palerme d’une manière particulière, qui donne une singulière responsabilité aux équipes du théâtre, et d’autre part, excite la curiosité du public qui fait que les représentations ont toutes été très bien remplies.
Il y a en ce moment un réel effort de ce théâtre de sortir d’une routine aimable, et de proposer un répertoire plus ouvert et des productions plus stimulantes, une volonté de donner au public une qualité et un regard nouveaux, d’autant que la salle immense est faite pour accueillir des grosses machines. Le Massimo est un très beau théâtre qui mérite l’attention et mérite aussi la qualité.
Le Ring de Wagner a été bouclé il y a peu, et c’était déjà une belle entreprise, confiée aussi à Graham Vick, qui signe la production de ce Parsifal.

Il y avait donc bien des motifs de venir en Sicile, outre la joie de retrouver une ville aimée et une douceur ineffable en plein cœur de l’hiver.
Graham Vick travaille beaucoup en Italie : dans un paysage lyrique où l’art de la mise en scène reste traditionnel, plus esthétique que dramaturgique, avec un public souvent rétif à l’innovation, son théâtre semble accepté comme un symbole de modernité, ici sur un répertoire qui n’est pas italien, sur lequel on peut « tenter » du neuf ou de l’inhabituel.

Filles-fleurs© Rosellina Garbo

Ainsi de ce Parsifal « multipolaire », tant il brasse des concepts divers, qui s’entrecroisent, tantôt séduisants, tantôt rebattus voire recuits, tantôt indifférents. Comme si Parsifal œuvre syncrétique s’il en est où se croisent Moyen Âge, Chrétienté, Orient, mais aussi la magie des épopées de la Renaissance du Tasse ou de l’Arioste…Klingsor et son royaume magique n’est que l’avatar de celui d’Alcina et Parsifal un lointain héritier de Rinaldo ou d’Orlando : c’est d’ailleurs amusant que Wagner ait achevé son œuvre au pays des marionnettes siciliennes qui ne cessent de représenter ces épopées médiévales ou de la Renaissance.
Que la Sicile, une île où se sont croisées les civilisations et cultures grecques, romaines, arabes, franques ou espagnoles, accueille une œuvre aussi touffue dans ses sources est aussi intéressant, et donc que Vick produise un Parsifal qui soit melting pot culturel ici ne peut choquer. La Sicile étant l’un des plus beaux carrefours des cultures qui soient.
S’il y a quelque chose de séduisant dans son approche, c’est d’abord la volonté d’insérer l’action dans la nudité du théâtre, qui laisse voir tout ce qu’on cache, les murs nus, les dispositifs scéniques, les machinistes faisant du plateau central celui d’une cérémonie qui prend sa forme sur un large plan incliné (décor de Timothy O’Brien) et qui utilise les trucs de théâtre simples, des rideaux qu’on tire à la main, des fonds suspendus accrochés aux cintres, des outils élémentaires qui ignorent les manies du jour, vidéo, laser, projections. Le théâtre est le décor lui-même et l’immense arche du fond qui ouvre sur l’arrière-scène a quelque chose d’une arche de cathédrale (Sienne ?). Cette mise en scène est un hommage à l’artisanat théâtral -tel que Kosky le vantait il y a peu dans sa dernière production berlinoise (Frühlingsstürme). La cérémonie théâtrale agit. Il n’y a point besoin de décor, les costumes sont s’une simplicité rare, (costumes de Mauro Tinti) le théâtre et ses mécanismes se suffisent : le théâtre, c’est cette surface sur laquelle tout se joue, un espace vide cher à Peter Brook (on voit où Graham Vick puise ses sources). Ainsi, ce Parsifal installé dans cet immense espace ne manque pas d’allure.
Mais Graham Vick remplit aussi l’espace d’idées nombreuses tantôt intéressantes, tantôt rebattues (notamment ces dernières années) qui nuisent à la cohérence de l’ensemble. Il part du concept de moine-soldat ou de soldat-moine, en se posant la question, où sont les moines-soldats aujourd’hui et que défendraient-ils ?
Dans ce concept, on se projette au Proche Orient, mais pas tout à fait à la mode de Laufenberg dans la production de Bayreuth, parce que la production de Laufenberg se veut précise jusqu’au détail géographique. Ici, l’espace vide nous rattache à l’abstraction, comme si on assistait à un drame sacré (il s’agit après tout d’un Festival scénique sacré), détaché d’un lieu.

Catherine Hunoid (Kundry)© Rosellina Garbo

Cependant, l’arrivée de Kundry voilée de noir comme à l’acte II une partie des filles fleurs, rappelle furieusement le travail de Laufenberg, tout comme l’Amfortas christique presque nu avec sa couronne d’épines. Ces voiles noirs, ces niqab deviendraient-ils pour Parsifal un lieu commun lassant et une fausse bonne idée, sinon une provocation inutile qui pointe une religion par un fantasme négatif (vu de l’occident), aucun intérêt sinon se faire peur à peu de frais. Mais on comprend bientôt que ce n’est pas l’Islam qui est visé, parce que même Gurnemanz pour prier adopte la position du musulman et s’accroupit, comme d‘ailleurs plus tard des soldats, et ainsi les gestes religieux se mélangent et se stratifient. Gurnemanz porte d’ailleurs au lever de rideau une écharpe qui fait penser au talith juif, ce qui laisserait penser que Vick vise dans ce Parsifal les trois religions révélées, leurs rituels, leurs excès, leur violence et leur clôture. Car c’est bien d’un univers clos et sur la défensive qu’il s’agit. La vision d’un Gurnemanz racontant l’histoire à ces deux jeunes Knappen, l’un couvert d’une sorte de kippa et l’autre d’un vague Kefieh renforce l’idée d’une diversité réunie autour du combat du Graal, encore faut-il définir – et Vick le suggère – de quel combat il s’agit et si ce combat du Graal n’est pas vain. Les deux autres soldats qui s’attachent à insulter ou agresser Kundry ont eux aussi des silhouettes bien construites, plus individualisés que ce à quoi on est accoutumé dans un Parsifal « ordinaire ». Ce souci de donner aux rôles de complément des attitudes très individualisées est d’ailleurs une des particularités heureuses de cette mise en scène
Culturellement Vick en appelle d’ailleurs à tous les éléments de la culture occidentale, y compris des références à l’antiquité : lors de la « Verwandlungsmusik », il représente derrière le rideau blanc en ombre chinoises une série d’éléments qui sont des signes, femmes dénudées, cortège de soldats, mais aussi joueurs de musique, on reconnaît presque au passage un joueur d’aulos grec, cette flûte à double tuyau, du moins une évocation, en un défilé qui semble presque une représentation de personnages qui peuplent les vases grecs ou dans un autre tradition ce cortège qui suivrait le joueur de flûte de Hameln. Il y a là une vision globale d’une culture qui se réunit à la cérémonie du Graal comme si elle était l’Alpha et l’Oméga de l’existence : en quelque sorte, la cérémonie du Graal devient une sorte de lieu de régénérescence de notre monde dans la globalité culturelle, et aussi ses dérives, le rendez-vous des aimés et des damnés de la terre.
Vick d’ailleurs aime à parsemer son travail de signes non dénués d’ironie, en travaillant beaucoup sur les détails de comportement des figurants qui prennent une importance singulière en ce premier acte. Durant la cérémonie du Graal, ce pauvre Amfortas en Christ décrucifié (merci Laufenberg) se traîne et les soldats bien rangés ne cessent de bouger, de le regarder de manière oblique, de se retourner, bref, de déranger le bel ordonnancement qu’on a l’habitude de voir. Encore merci à Laufenberg et Tcherniakov d’avoir fourni l’idée du sang de la plaie (qu’Amfortas ouvre lui-même selon le vieux principe qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même) qui est versé dans un calice (un gros gobelet) et que les soldats se repassent de main en main pour en prendre quelques gouttes, puis se scarifier à leur tour pour partager les souffrances (Mit-Leid) – c’est la variation de Vick- pendant que le jeune Parsifal circule incrédule dans les rangs : bref, depuis Schlingensief (avec plus de sens à mon avis), Tcherniakov et Laufenberg, le sang coule, et on s’en repait, rien de bien nouveau sous le soleil.

Titurel (Alexei Tanovitski) face à Amfortas (Tómas Tómasson) @Franco Lannino


Que Titurel apparaisse en complet sombre, avec une pochette assez voyante, nous indique simplement que le vrai criminel dans l’histoire n’est peut-être pas Klingsor, mais Titurel, le dictateur exigeant qui tel le Moloch, exige sa part de sang filial pour survivre et épuiser son fils. Dans ce monde de soldats prêts au combat, il est la figure du politique, du dictateur, de celui qui se sert des autres pour sa propre survie…c’est dans l’air du temps.

Dans ce monde étrange, qui est théâtre c’est à dire représentation et artifice, Parsifal apparaît évidemment en décalage, il est jeune, un peu marginal, en tous cas complètement en dehors de ce combat et de ces peurs, il est naturel, c’est l’enfant rousseauiste qui a vécu des offres de la nature, de l’état de nature, quand la société du Graal est bien proche de ce que serait un état de culture au bord du dévoiement.

L’enjeu de toute mise en scène de Parsifal se lit essentiellement dans les premier et troisième actes, pratiquement jamais dans le deuxième. On peut souligner que seuls, parmi les très grandes mises en scènes de Parsifal, Tcherniakov a donné un sens au deuxième acte, avec ce Klingsor pédophile (joué et chanté merveilleusement par Tómas Tómasson (qui est ici Amfortas), ainsi que Herheim à Bayreuth indiquant en Klingsor l’horreur nazie.
Dans la plupart des autres, le deuxième acte se contente plus ou moins de suivre le livret. Vick invite à quelques précisions et donne quelques signes, mais ne va pas bien loin non plus. Espace vide, c’est à peu près le même qu’au premier acte (et de fait le royaume de Klingsor est une copie en négatif du royaume du Graal), et très vite, Klingsor baisse son pantalon pour apparaître en slip, un slip taché de sang là où il faut pour montrer la blessure définitive qu’il s’est infligé pour rester chaste. Il apparaît d’ailleurs presque comme un double d’Amfortas. Amfortas et Klingsor, les deux victimes du Graal titurelesque…

Kundry en Marie-Madeleine @Franco Lannino

Kundry dans cette vision, n’a rien de la bête sauvage qu’on y voit quelquefois. Elle est séductrice, sous une icône de Marie-Madeleine, l’une de ses nombreuses identités, mais sous cette icône, elle est plus Marie que Madeleine, si l’on peut me permettre cette image. Elle a une douceur et une force de persuasion « maternelle » qui ne la quittera presque pas de tout l’acte, même dans la dernière partie.
Et l’acte se conclut en étrange manière : Klingsor envoie ses soldats attaquer Parsifal, des soldats qui furent du Graal et qu’on a déjà vus au début de l’acte à moitiés nus poursuivre des filles-fleurs. En cela il respecte le livret. Comme on l’a dit le royaume de Klingsor est un royaume du Graal en négatif, là où l’un est chaste, l’autre est sexuel, là où tout s’ordonne, l’autre est un charivari, là où il n’y a que des hommes, l’autre est rempli de femmes : la cérémonie du Graal était presque ordonnée autour des soldats, là les soldats sont soumis et ce qui règne dans la cérémonie des filles-fleurs (le pendant klingsoresque de la cérémonie du Graal) ce sont les femmes, dans un ordonnancement double. D’une part le groupe le plus important, en niqab, comme Kundry au premier acte qui semble être l’uniforme féminin de l’armée de Klingsor (symbole du mal ? ou de la valeur de soumission que le niqab semble avoir aux yeux occidentaux ?), pendant que les filles fleurs qui chantent « Des Garten’s Zier » ou « Komm holder Knabe » chargées de séduire Parsifal sont en paréo multicolore, comme en « service commandé » et adoptant l’habit de séduction nécessaire, sous les yeux de leurs compagnes. Du côté de Klingsor comme de celui du Graal, une organisation, une armée des ombres. Mais, là encore rien de bien neuf sous le soleil.

Acte III : un monde d’enfants: John relyea (Gurnemanz), Catherine Hunold (Kundry), Parsifal (Julian Hubbard) @Franco Lannino

C’est souvent le troisième acte qui est résolutif, et qui donne son sens à tout ce qui précède. Dans les mises en scène de Parsifal qui ont marqué les dernières décennies, c’est celle de Götz Friedrich à Bayreuth en 1982 qui me semble avoir ouvert la voie : elle représente un Parsifal libérateur, qui ouvre au peuple, à tous, un royaume du Graal devenu un lieu fossile et clos, et qui vivait séparé du monde.
Entre les Parsifal qui pacifient (Herheim, Warlikowski) qui fuient (Tcherniakov), qui unissent les religions (Laufenberg), celui de Vick est sans doute plus proche de l’esprit de Friedrich en 1982 et un peu de Laufenberg (que, je pense, Graham Vick a vu…).
Toute la première partie du troisième acte est à peu près conforme à la tradition, jusqu’au baptême où Gurnemanz, Kundry, Parsifal se retrouvent dans une sorte de bain lustral et où très vite des enfants envahissent la scène et jouent avec l’eau. L’idée centrale du troisième acte est celle du « grand remplacement » d’une génération épuisée par une autre, faite d’enfants qui jouent, qui se moquent du rite, ouverte, neuve, et surtout libre : elle abat les cubes qu’on leur donnait sorte de puzzle reconstituant un ciel d’azur à peine traversé de nuages,  elle envahit la cérémonie du Graal, funèbre, où les soldats sont devenus des épaves, où Amfortas à la blessure refermée parce que jamais plus ouverte, mais à la souffrance toujours vive et insupportable, ouvre violemment le cercueil de Titurel et le fait rouler sur le sol. Ce monde-là, mortifère, fait de contrition et de souffrance est étouffé par ces enfants style « United colors of Benetton » joyeusement destructeurs, qui reconstruisent autre chose, Amfortas guéri par la lance s’en va, au loin – ce monde-là n’est plus sien. Kundry qui veut « dienen » (servir) se met en souriant au service des enfants, encore une fois maternelle, et Parsifal devient le conteur qui va raconter à ces enfants assis autour de lui une belle histoire des temps anciens qui pourrait aussi être celle de l’avenir, libérée des règles qui étouffent la vie, et qui sont les règles établies des religions, qui sont ici vues comme freins à la vie, à la liberté et au bonheur. Parsifal est vu comme un homme nouveau, au parfum presque nietzschéen. Ce que la blessure lui a appris, c’est la vanité des Amfortas et des Klingsor, c’est la vanité des rites, c’est la vanité du religieux dans la mesure où le religieux étouffe et fossilise. Il devient presque ce joueur de flûte de Hameln, dont il était question plus haut, qui emmène derrière lui les enfants comme un « bon petit diable ».

Comme on le voit, Vick puise dans les dernières traditions parsifaliennes, dans la vulgate des mises en scène de l’œuvre où Wagner a réuni tellement d’éléments divers que tout semble possible, et propose la vision symbolique d’un Festival scénique sacré où le sacré – dans la mesure où il est lié au religieux – cède la place au profane, qui semble être la seule voie possible au monde pour faire cesser la peur, la violence, la haine. Le Graal est en nous en quelque sorte.
Ce travail irrégulier qui cède aussi aux peurs actuelles, aux idées préconçues actuelles (pour les dénoncer) qui évoque aussi les différents travaux qui l’ont précédé (et l’histoire de la mise en scène de l’œuvre est riche) est un millefeuille de mille idées, avec ce qu’il faut de provocation et quelques idées force qui ne sont pas forcément à écarter, mais qui ne font pas forcément un travail de référence. Il reste que c’est une production honorable qui d’une certaine manière fait le point sur les lectures de l’œuvre et surtout honore le théâtre, son cadre et son architecture.

Au niveau musical, les choses sont aussi plutôt honorables voire plus solides. Il faut prendre en compte la situation d’un orchestre certes valeureux, mais qui n’a pas toujours l’habitude de ce type de répertoire, qui demande une exposition instrumentale particulière notamment du côté des cuivres et des bois. Cela veut dire préparation, travail approfondi, qui a deux conséquences majeures, d’une part, une représentation vraiment digne, d’autre part un « apprentissage » qui fait grandir l’orchestre. À ce titre, il faut saluer le travail d’Omer Meir Wellber, qui par sa précision et sa clarté, par son côté aussi un peu didascalique, permet sans doute à l’orchestre de mieux prendre ses marques, d’être plus à l’aise avec un Wagner particulièrement délicat. À cela il faut ajouter aussi qu’exceptionnellement, on a joué Parsifal deux soirs de suite (les 30 et 31 janvier) sans changements de distribution ; pour une œuvre de cette durée et de cette épaisseur ce n’est pas indifférent. Et donc il faut saluer la performance des forces du théâtre, orchestre et chœur , qui ont offert une prestation de bon niveau, qui ne pâlit pas par rapport à d’autres maisons.
Omer Meir Wellber a été à bonne école wagnérienne auprès de Daniel Barenboim, et il adopte la mode de son maître en faisant saluer tout l’orchestre à la fin de la représentation, ce qui est quasiment unique en Italie, et qui est aussi une bonne manière de valoriser les musiciens et de leur faire honneur. Il est le directeur musical du Teatro Massimo en début de mandat, et ce type de signe ne peut qu’être positif.
Son approche est particulièrement précise notamment au premier acte, claire, scandant les différents moments, sur un tempo pas toujours lent d’ailleurs (certains motifs sont pris sur un tempo plus vif qu’à l’accoutumé), l’ouverture laisse se dérouler les différents motifs qui s’enchaînent, sans toujours la fluidité attendue, mais d’une manière limpide. Les parties dramatiques (et notamment le deuxième acte, plus théâtral et d’une certaine manière plus traditionnel) sont bien accompagnées, il veille à ne jamais couvrir les voix. Le troisième acte est peut-être le plus réussi et le mieux dominé, même si la partie finale n’a pas la respiration « mystique » qu’on attend généralement. Il est vrai que la fin profane de la mise en scène pourrait le justifier. Il reste que cela manque un peu d ‘épaisseur sonore dans les dernières mesures, et de recueillement. Mais nous sommes au théâtre et pas à la messe, comme on le croit trop souvent. Dans l’ensemble Omer Meir Wellber s’en tire très bien, et sans doute mieux que dans d’autres productions notamment de répertoire italien où il m’est apparu souvent plus superficiel et bruyant. Ici ce n’est pas le cas, c’est attentif et rigoureux et surtout il ne recherche pas l’effet gratuit dans un juste respect de l’esprit de l’œuvre.
Le chef des chœurs Ciro Visco prend ses fonctions aussi cette saison, puisqu’il a échangé son ancien poste à Santa Cecilia, avec l’ancien chef des chœurs Piero Monti. La prestation des chœurs est plus qu’honorable, on peut simplement regretter que la mise en scène les place souvent en arrière scène, ce qui nuit aux effets spectaculaires des grandes scènes chorales.
En somme, les forces stables du Teatro Massimo ont été globalement à la hauteur de l’événement.

Acte I: John Relyea (Gurnemanz) entour de ses Kanppen (Elisabetta Zizzo Sofia Koberidze David Haller Ewandro Stenzowski ) @Rosellina Garbo

Une attention particulière a été donnée à la distribution, évidemment essentielle pour une telle œuvre, qui alterne des chanteurs jeunes et des artistes beaucoup plus expérimentés dans ce répertoire. Mais on me permettra de marquer la découverte d’une voix qui m’est apparue d’emblée exceptionnelle, et c’est un « petit » rôle de ténor, l’un des quatre Knappe du premier acte, et il s’appelle Nathan Haller, c’est une voix qui immédiatement frappe. Il sera Bardolfo dans le Falstaff de Petrenko cet été à Munich, je pense qu’on en entendra parler très vite.
Dans l’ensemble d’ailleurs, les rôles de compléments sont bien tenus, ce qui est toujours un signe de qualité générale d’une distribution. Les Knappen et et les Gralsritter sont tout à fait honorables et la mise en scène, comme nous l’avons dit plus haut, cherche à individualiser les rôles qui ainsi se font remarquer plus que dans d’autres productions où ils apparaissent plus anonymes. Citons donc outre Nathan Haller, Elisabetta Zizzo Sofia Koberidze  Ewandro Stenzowski et les Gralsritter Adrian Dwyer et Dmitry Grigoriev, mais aussi l’ensemble des filles-fleurs, particulièrement bien choisies, et chantant dans une belle respiration et un bel ensemble, très précis et rigoureux, elles méritent aussi d’être citées :  Elisabetta Zizzo  Sofia Koberidze, Alena Sautier, Talia Or,  Maria Radoeva  et Stephanie Marshall.
Alexei Tanovitski campe un Titurel à la voix profonde et donne au personnage une allure glaciale et distante.
Klingsor, rôle difficile et souvent approximativement distribué est Thomas Gazheli, baryton-basse qui chante dans la plupart des théâtres allemands : il y a deux types de Klingsor, les subtils et persifleurs (du genre Tómas Tómasson) et les brutaux. Gazheli appartient à cette deuxième catégorie, voix forte, bien posée, expressive, et personnage puissant.

Tómas Tómasson (Amfortas) @Franco Lannino


Dans cette distribution, on note immédiatement les chanteurs habitués au répertoire allemand et familiers de la langue, c’est le cas de l’Amfortas de Tómas Tómasson, un chanteur qui soigne tout particulièrement son phrasé, l’expressivité, la précision du verbe, dans tous les rôles qu’il aborde. Son Amfortas est à ce titre une leçon de chant wagnérien expressif, prenant soin du sens et du poids de chaque mot. Ici le rôle christique et douloureux rend le personnage à la fois plein de relief et pitoyable (la fin à ce titre est très emblématique). Tómasson est sans nul doute le plus performant dans cette distribution, à l’égal de John Relyea, habitué des scènes, à la voix particulièrement puissante, chantante, au timbre velouté et chaleureux. Ce n’est pas un Gurnemanz qui sculpte chaque mot à l’instar des grands Gurnemanz germaniques, mais il incarne ce personnage de soldat de Dieu, alerte, assez jeune, de manière très crédible. Il remplit la scène et la salle d’une voix marquante sans jamais faiblir.
Kundry est Catherine Hunold, la wagnérienne française qui a été appelée par Palerme pour remplacer une Eva Maria Westbroek défaillante avant le début des répétitions, ce qui fait qu’elle a pu travailler et approfondir un rôle dont elle s’est bravement emparé (elle avait doublé Anja Kampe à Paris) et elle obtient un succès mérité pour un rôle dont elle se sort avec tous les honneurs, c’est une prise de rôle réussie. Elle est très attentive au texte, articulé avec soin, au phrasé et à l’expression, même si tout n’a pas encore la fluidité qu’elle ne va pas manquer de conquérir avec l’expérience.
Mais la voix est large, homogène sur tout le registre, avec des graves jamais détimbrés, très charnus et des aigus triomphants qui ont même fait sursauter mon voisin. Sans aucun doute une prestation qui non seulement mérite l’intérêt, mais qui est convaincante et riche de potentiel. Du point de vue du personnage, elle n’est pas une Kundry sauvage et aiguisée, elle propose un personnage plutôt humain, plus victime que tueuse, avec une attitude presque protectrice envers Parsifal plus mère que séductrice et dégageant une certaine émotion au troisième acte, par sa seule attitude scénique.
Parsifal est le jeune irlandais Julian Hubbard, qui a pris le rôle pendant les répétitions.

Julian Hubbard (Parsifal) @Rosellina Garbo


Parce que le Massimo a dû faire face à trois forfaits, la Westbroek et Nikitin qui devait être Amfortas, avant le début des répétitions, et Daniel Kirch, le Parsifal annoncé qui a dû abandonner la production. La direction artistique du théâtre s’en est tirée avec les honneurs, et avec beaucoup de chance car ce Parsifal venu d’Irlande qui arrive à peine sur le marché wagnérien est une voix à suivre. Certes, il lui manque encore une véritable maîtrise du texte qu’il a dû apprendre et approfondir pendant les répétitions, notamment au troisième acte, il lui manque aussi un peu de fluidité et l’aigu (Amfortas die Wunde !) n’a pas encore l’éclat ni la tenue voulus, mais la voix est belle, claire, juvénile, ardente le timbre velouté, le personnage bien campé et bien dessiné. C’est un vrai Parsifal, en devenir, mais déjà sur le chemin. Pour une prise de rôle, et quel rôle – et dans les conditions dans lesquelles il a dû le reprendre, c’est vraiment remarquable.

Comme on le voit, sans être la production ni la représentation de référence, c’est un ensemble valeureux, très honorable et en aucun cas un Parsifal au rabais. L’accueil chaleureux du public et l’émotion dégagée par la représentation montre que le théâtre a eu raison de remonter cette œuvre si emblématique de Palerme qui remet l’institution palermitaine dans les théâtres qui vont compter.


Richard Wagner (1813-1883)
Parsifal (1882)
Bühnenweihfestspiel in drei Akten
(Festival scénique sacré en trois actes)
Livret du compositeur

Direction musicale Omer Meir Wellber
Mise en scène Graham Vick
Décors Timothy O’Brien
Costumes Mauro Tinti
Mimes Ron Howell
Lumières Giuseppe De Iorio

Amfortas Tómas Tómasson
Titurel Alexei Tanovitski
Gurnemanz John Relyea
Parsifal Julian Hubbard
Klingsor Thomas Gazheli
Kundry Catherine Hunold
Erster Gralsritter Adrian Dwyer
Zweiter Gralsritter Dmitry Grigoriev
Vier Knappen Elisabetta Zizzo, Sofia Koberidze, Ewandro Stenzowski, Nathan Haller
Klingsor Zaubermädchen Elisabetta Zizzo, Sofia Koberidze, Alena Sautier, Talia Or, Maria Radoeva, Stephanie Marshall
Stimme aus der Höhe Stephanie Marshall

Orchestre, Chœur e Chœur d’enfants du Teatro Massimo

UN TEXTE D’IGOR LEVIT EN FORME D’AVERTISSEMENT CONTRE LE RACISME ET L’ANTISÉMITISME EN ALLEMAGNE

 

Igor Levit est considéré comme l’un des plus importants pianistes de sa génération. Il a écrit ce texte suite à des menaces de mort reçues en novembre dernier visant un de ses concerts. Il peut être lu sur le site du journal berlinois TAGESSPIEGEL qui l’a publié dans son édition du dimanche 29 décembre 2019 sous l’URL: https://www.tagesspiegel.de/meinung/pianist-igor-levit-erhielt-morddrohungen-habe-ich-angst-ja-aber-nicht-um-mich/25372372.html

C’est un texte puissant, sensible, intelligent. Il est d’actualité en Allemagne sans doute, mais partout ailleurs en Europe où la tentation populiste (pudique terme qui masque la peste brune) commence à irriguer de nombreux pays ces dernières années et excite les haines.

C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de le traduire pour permettre à des lecteurs et lectrices non germanophones d’y avoir accès directement. Levit y appelle un chat un chat, et c’est réconfortant qu’un artiste de sa trempe prenne la parole. On en entend bien peu en France qui ont ce courage-là.
C’est le cadeau de fin d’année du Blog du Wanderer. Meilleurs voeux, notamment musicaux et beethoveniens en cette année du 250ème anniversaire du compositeur, un des grands défenseurs des valeurs de l’humain, comme Levit le rappelle ci-dessous.

Igor Levit ©Robbie Lawrence

Avant, c’était la vigilance, la recherche de quelque chose de neuf, de l’inconnu, la colère, l’inquiétude, l’attention. Après s’ajoute quelque chose à l’ensemble qui me semblait lointain auparavant : la peur.
Pas pour moi, mais pour ce pays. Mon pays. Notre pays.

Quiconque me connaît, en direct ou par le numérique, sait qu’à chaque fois que je me présente, je place trois termes au-dessus de tout : Citoyen. Européen. Pianiste. Mais dans l’intervalle, j’ai commencé à me demander si ça suffisait pour toucher au cœur. Parce que quelque chose que je pensais qu’il n’était pas nécessaire de nommer explicitement, parce que je le considérais comme allant de soi, a été laissé de côté dans cette auto-description : l’être humain.
Humain, citoyen, européen, pianiste.
Il ne suffit pas de se décrire en termes de fonction, de profession, d’appartenance culturelle et institutionnelle et de se situer politiquement, socialement et civiquement. Cette liste n’est pas exhaustive. Il y a quelque chose de plus élémentaire dans la profondeur de l’être humain : l’être, l’âme, les sensations, les émotions, une boussole morale.

En insistant sur l’évidence ? Oui, parce que ce n’est plus si évident.

L’autre jour, un journaliste m’a demandé dans une interview si Israël était mon pays, parce que j’étais juif. La question n’était probablement qu’irréfléchie et superficielle. Mais ça m’a atteint comme un coup sur le moment. J’ai réagi, parce que ça m’a frappé : « Tu es différent. Tu n’es pas l’un des nôtres. Toi et nous – il y a quelque chose entre les deux. D’une certaine façon, tu n’appartiens pas exactement à notre communauté ».

D’autres sont sans équivoque. Pas de manière superficielle, pas de manière irréfléchie, pas de manière cristalline et en annonçant vouloir fermer ma gueule de “sale juif” devant le public pendant que je suis assis sur scène. Devrais-je m’inquiéter ? Est-ce que j’ai peur ? Oui, mais pas pour moi.

Walter Lübcke, président du district de Kassel, a été abattu parce que le meurtrier avait été agacé par une remarque de Lübcke, faite il y a des années, sur la manière dont les réfugiés étaient traités. Martina Angermann, maire d’Arnsdorf, démissionne de son poste épuisée après d’innombrables et interminables attaques haineuses sur Internet. Andreas Hollstein, maire d’Altena en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, est victime d’une attaque au couteau – par haine pour sa politique de réfugiés. Les trois victimes de la haine et de l’hostilité. Cela ne vient pas de nulle part.

Même les auteurs de violences verbales sont des criminels

Après qu’un Erythréen vivant en Suisse eut poussé un enfant (qui est mort) sur la voie ferrée à la gare centrale de Francfort-sur-le-Main, la députée de l’AfD Verena Hartmann a écrit : « Madame Merkel, que voulez-vous nous faire d’autre ? … je maudis le jour de votre naissance ». Et le chef du groupe parlementaire AfD au Bundestag, Alexander Gauland, a déclaré en 2018 : « Hitler et les nazis ne sont que fiente de moineau dans notre histoire millénaire. – Fiente de moineau ? Avec les dommages collatéraux de la Shoah, le programme d’euthanasie et les 50 millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale ?
On pourrait remplir une page entière de journal avec l’énumération des violences, des dénigrements et de l’agitation dans notre pays.

Le langage et la violence.

Certains ne font mal qu’avec des mots. Mais supprimez le “ne…qu’…”. Les propos violents sont un crime. Ils existent dans l’anonymat de l’Internet, mais ils siègent également au Bundestag allemand et dans les parlements des Länder. Ils ont du temps d’antenne à la télévision et de l’espace dans les journaux – il n’est pas rare que les bavures soient d’autant plus violentes. Les gens sont harcelés avec des mots et on leur tire dessus.


D’abord la langue, puis l’action.
Et avec les chambres d’écho du net, les applaudissements fusent. La haine populiste cible tout ce qui ne lui convient pas. Des individus, des membres de la société civile, des populations entières : réfugiés, étrangers, musulmans, juifs, femmes, gauchistes, homosexuels, transsexuels, environnementalistes. En effet, de plus en plus de couches de la population sont stigmatisées.

Le poison des campagnes de dénigrement se répand lentement et insidieusement
On offense, on harcèle, et sur les lignes de touche on fait expressément état de « compréhension ». Insultes, imprécations, discrimination, discréditation, histoires de fake news, haine, menaces de mort, règlements de comptes, banalisation, relativisation et négation de l’histoire – toute la brutalisation drastique du langage et des relations entre les gens se répand de plus en plus : est-ce le climat relationnel, est-ce la terre que nous voulons? Bien sûr, la grande majorité du pays dirait : Non !

Mais : « Goutte à goutte, l’eau creuse la pierre ! » Le poison du harcèlement venu des populistes et de l’extrême droite se répand lentement et insidieusement. Lorsque les agressions et les attentats reviennent régulièrement dans l’actualité, le risque est de nous habituer au scandale et à l’inhumanité au lieu d’être alarmés et sensibilisés : nous acceptons une nouvelle normalité avec des hiérarchies de victimes et de criminels.

Ici, les crimes commis par les migrants sont jugés plus sévèrement que ceux commis par les allemands. Et la politique envers les réfugiés et la peur des étrangers sont citées comme des raisons de l’augmentation drastique de la violence antisémite et raciste. Pour parler clair, ce sont les extrémistes de droite qui attaquent les synagogues, mais en fait c’est la faute de Merkel et des réfugiés. Allons-nous laisser cela se produire, allons-nous tomber dans le panneau ? A qui laissons-nous interpréter notre temps ?

« An artist’s duty is to reflect the times » : « C’est le devoir de l’artiste de refléter l’époque », a déclaré Nina Simone, la grande artiste américaine et militante des droits civils. Les artistes et les intellectuels décrivent le monde tel qu’il est, ils décrivent émotionnellement le monde tel qu’il est : mettre en image ce qui est, le faire entendre, le mettre en mots, l’exprimer.

La musique décrit émotionnellement le monde tel qu’il est

« Faire le bien là où on peut, aimer la liberté par-dessus tout, ne jamais nier la vérité – même pas sur le trône ». C’est un envoi du journal de Ludwig van Beethoven de 1793 et d’un des nombreux exemples de sa puissance d’expression et de son amour inébranlable de la liberté. Enchanté par le monde, il ne s’est pas enfermé dans sa chambre de compositeur. Il se tenait au milieu de la société – ferme et prêt à en découdre.

La musique décrit le monde par les émotions, aujourd’hui comme hier.

La musique, c’est tellement de choses : c’est beaucoup plus que des points noirs sur cinq lignes. La musique n’est pas simplement l’héritage d’un compositeur. Elle décrit l’infini, elle est immatérielle, elle touche et raconte les états d’âme, elle peut nous rappeler, à nous les humains, qui nous pouvons être, pourquoi nous sommes et qui nous sommes. Comment nous aimons, comment nous avons peur, comment nous espérons, comment nous nous battons, comment nous nous abandonnons, comment nous nous relevons. elle raconte l’amour, la colère, le chagrin, l’épuisement, le fait d’être ensemble et l’un contre l’autre – elle décrit ce qu’on ressent dans la vie.

Que je joue l’Appassionata de Beethoven de manière contemplative ou intérieurement agitée, c’est le jour ou la nuit. Le lendemain de la première menace de mort de ma vie, l‘Appassionata était toute autre que les autres jours. Les Variations Goldberg de Bach après l’attaque de Halle ont sonné pour moi tout autrement que n’importe quel autre jour. La musique et les musiciens reflètent la vie.

Chacun de nous est libre d’avoir ses propres pensées et sentiments. Dieu merci. Comme interprète, comme lecteur et comme auditeur. Mais être libre, ce n’est pas une invitation à l’arbitraire et surtout ce n’est pas une invitation à l’arbitraire libre de toute responsabilité.

Au contraire : être libre signifie être responsable. La liberté pour et pas seulement de quelque chose. Être libre nécessite l’utilisation de ses sens. Entendre, voir, ressentir, sentir. La musique nous fait ressentir ce genre de liberté.

Mais la musique n’est pas un substitut, ne peut pas être un substitut. Pas un substitut de la vérité, ou de la politique, pas un substitut des relations entre les gens et pas de l’humanité. La musique n’est pas un ersatz qui empêcherait d’appeler racisme le racisme, ou empêcher d’appeler haine des femmes la haine des femmes. La musique ne peut être l’ersatz d’un citoyen alerte, critique, aimant, vivant et actif. Appeler un chat un chat quand l’urgence l’exige. C’est le devoir de chacun d’entre nous.

Nous devons nommer clairement les réalités

L’antisémitisme, le racisme, l’antiféminisme – le mépris de l’humanité : ils ont tous leur place dans notre pays – malheureusement ! C’est un fait. Ils l’ont toujours eu. Et aujourd’hui, ils prennent de plus en plus de place. Nous devons juste commencer à parler de la façon dont nous y répondons. Nous devons grandir politiquement et socialement. Non pas pour égrener des platitudes, non pas pour émettre des vœux pieux, mais pour nommer clairement les réalités, aussi difficiles soient-elles.

Être choqué encore et encore, se plaindre des actes individuels, quand il y a des morts, quand une maison est en feu, quand des gens sont battus, c’est ce que nous sommes formés à faire. Ensuite, nous ne faisons généralement rien d’autre que de resservir les mêmes stéréotypes encore et encore.

Ce n’est plus suffisant !

Nous devons accepter ces faits : Il ne s’agit pas de “cas”, de “cas isolés”. Il s’agit de victimes, encore et encore et encore. Et il s’agit de criminels et d’un système ! Il s’agit d’antisémitisme et de racisme systématiques, d’extrémisme de droite, de terreur et de violence populiste.

N’agissez que selon la maxime par laquelle vous pouvez en même temps vouloir qu’elle devienne une loi générale, dit l’impératif catégorique de Kant. C’est un principe éthique. La vraie vie est différente.

Mais notre réalité sociale n’est pas seulement différente, elle s’éloigne de plus en plus de cet idéal. La direction n’est plus la bonne : toujours plus de division, toujours plus d’hostilité, toujours plus d’exclusion, au lieu de cohésion, d’intégration et de respect.

C’est pourquoi il s’agit d’une question de décence et d’engagement. Engagement contre une société de plus en plus brutale, contre les poisons lents et contre l’émoussement des réactions. Ou bien mieux, pour la dignité humaine, pour l’humanité, pour la morale.
Car ce qui est peut-être plus associé au mot yiddish « Mentsh » qu’au mot allemand « Mensch»- c’est l’homme bon. Une personne intègre et honorable, un véritable modèle, quelqu’un dont vous suivez l’exemple. Il s’agit de la force de caractère, de la dignité et du sens de ce qui est bien et de ce qui est mal, de la responsabilité et de l’honnêteté.

Cette conception de l’humanité et de la dignité n’est pas d’ordre juridique ou constitutionnel. C’est une question de morale qui bien entendu ne contredit pas la norme d’ancrage de la Constitution ni les principes juridiques correspondants, écrits ou non, en vigueur n’importe où.

La dignité de l’être humain est touchée et attaquée

La dignité de l’homme est inviolable. L’article 1 de la Constitution stipule c’est le devoir de l’Etat que de la respecter et la protéger. Une revendication et un idéal né des horreurs de l’Holocauste et de la Seconde Guerre mondiale. Mais le décalage par rapport à notre réalité est flagrant. Il y a un écart entre la norme constitutionnelle et la réalité de la vie. La dignité de l’être humain, des êtres humains, est touchée et attaquée. En Allemagne – constamment, chaque jour, quelque part.

L’antisémitisme et le racisme sont des faits. Où est l’obligation de toute autorité étatique de respecter et de protéger la dignité humaine ? Pire encore : les pouvoirs publics sont aveugles de l’œil droit depuis très, très longtemps, et malgré tous les avertissements et les catastrophes – NSU [i] etc. – depuis beaucoup trop longtemps.

Protéger la dignité humaine lorsqu’elle est attaquée : c’est un sujet typique qui provoque le détournement du regard, surtout dans certains organes de l’État. Au lieu de la protéger, on a dit que la migration était la mère de tous les problèmes. Beaucoup, beaucoup trop, détournent simplement le regard lorsqu’il s’agit de protéger la dignité humaine.

Les autorités manquent de personnel et sont débordées

Les autorités qui enquêtent sur l’extrémisme de droite et les violations de la liberté d’expression sur Internet manquent toujours de personnel et sont débordées. L’insulte n’est pas considérée comme un crime particulièrement grave et n’est donc pas une priorité pour les autorités chargées de l’application de la loi. Le constat d’infractions virtuelles sur Internet n’est pas une infraction pénale. Comment l’État entend-il s’acquitter efficacement de son obligation constitutionnelle de protéger la dignité humaine ? Ne faut-il pas en conclure qu’il y a un énorme déséquilibre et un besoin considérable d’action ?

Certains acteurs publics, politiciens, leaders d’opinion et responsables de notre pays semblent ne pas avoir encore compris que l’heure a sonné. Nous sommes en plein changement de normes au sein de notre démocratie, qui ne sera plus la même si nous laissons l’antisémitisme, le racisme et l’antiféminisme continuer à gagner du terrain, si la meute numérique, dirigée par ses gangsters intellectuels, est capable de cibler les gens comme des proies faciles, si des battues sont d’abord lancées sur Twitter et Facebook puis dans nos rues, et si les tempêtes de merde virtuelle sont suivies de la destruction réelle des vies. D’abord la langue, puis l’action. D’abord l’Internet, puis la rue. D’abord la fiction, puis le vrai meurtre. Ce n’est pas de la théorie. C’est la réalité en Allemagne à la fin des années 2010. Maintenant, nous allons vers les années 2020. Avec des feux d’artifice et de bonnes intentions. Un regard sur le passé, sur 100 ans, devrait également en faire partie et est plus qu’un simple rappel. « Les cerveaux sont embrumés, assombris », écrit dans son journal le social-démocrate Friedrich Kellner pendant la tyrannie nationale-socialiste. Aujourd’hui, voir une fois de plus dans notre pays des êtres systématiquement exclus, attaqués, blessés intérieurement et extérieurement ? Ce n’est pas possible. L’indignation ne doit pas s’épuiser dans des rituels et se limiter à la rhétorique de l’inquiétude dans les discussions de salon et les déclarations aux médias.

[i] NSU : Parti National Socialiste souterrain, auteur de plusieurs attaques de banques, de crimes racistes d’assassinats  entre 1999 et 2011


Igor Levit ©Felix Broede

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2019-2020: GUILLAUME TELL de GIOACHINO ROSSINI le 5 OCTOBRE 2019 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS Tobias KRATZER)

Un petit essai sur la production de Guillaume Tell à l’Opéra de Lyon

L’œuvre est longue, lourde à monter, difficile à distribuer. Raisons suffisantes pour que Guillaume Tell soit rare sur les scènes. Lyon a relevé le défi et a vaincu toutes catégories en proposant une production sans faiblesse aucune, orchestre et chœur exceptionnels, distribution sans failles, mise en scène d’une rare intelligence qui pourrait bien devenir référentielle. Quatre heures qui passent en un éclair.
Un tel triomphe, mérité, marque le niveau auquel l’Opéra de Lyon est arrivé, qui en fait sans doute la scène française la plus inventive actuellement. 

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Prérequis

Tobias Kratzer déclarait dans l’interview qu’il a accordée à Wanderersite, que Guillaume Tell était en quelque sorte le « Chant du cygne » de Rossini. Étrange chant du cygne d’un musicien de 37 ans qui va encore en vivre 39…On a beaucoup glosé sur le long silence qui va suivre, mais sans doute y entrent divers motifs dont le « dilettantisme » du maître, qui est arrivé à une telle gloire qu’il n’a plus besoin de travailler. On s’imagine sans doute mal ce que représentait Rossini en Europe à cette période, célèbre partout, représenté partout dans des proportions inouïes. Un coup d’œil sur les saisons de la Scala de Milan à cette époque montre que certaines sont consacrées intégralement à Rossini…Et cela ne s’arrête pas en 1829 ou 1830, cela continue au moins jusqu’aux années 1840 et au-delà. Une telle gloire est sans doute unique dans l’histoire moderne de l’opéra.

Sans doute aussi Rossini avait-il conscience qu’après Guillaume Tell, il ne pouvait que se répéter ou décevoir, et de fait, les années qui suivent sont essentiellement consacrées à des reprises en version italienne. Ainsi Guglielmo Tell est-il créé à Lucca (Teatro del Giglio) en 1831, et au San Carlo de Naples en 1833 (dans une seconde version). Il a donné à Guillaume Tell une forme définitive, déjà longuement préparée par d’autres œuvres dont Le Siège de Corinthe et surtout Moïse et Pharaon. Une grande forme déterminée aussi par les possibilités offertes par l’Opéra de Paris, la plus grande scène du monde alors, avec des forces musicales incomparables et des possibilités techniques de production uniques. On pouvait donc sans crainte insérer un ballet (le ballet de l’Opéra étant alors la référence mondiale) et des chœurs nombreux. Paris garantissait le spectacle total.
Il abandonne enfin définitivement le style bouffe qui a fait sa gloire, mais aussi l’opera seria héritier du XVIIIe: en bref, il invente un genre.
C’est de là que provient le tradition française du Grand-Opéra historique qui va faire la fortune de Paris pendant les vingt années suivantes, un genre auquel outre Meyerbeer son grand représentant (Robert le Diable date de 1830) et Halévy (La Juive), vont toucher Donizetti , Wagner, et aussi Berlioz et d’autres.
Drame historique, le Grand-Opéra affiche aussi une prétention politique (Scribe le libéral humaniste va en être le grand librettiste) qui est chez Rossini également importante, puisque les librettistes Étienne de Jouy et Hippolyte Bis puisent leur sujet dans un drame de Schiller créé en 1804, cri de la liberté contre l’oppression. Qu’un tel sujet séduise Rossini pour Paris est intéressant à l’époque de la monarchie conservatrice de Charles X qui tombera justement en 1830…

Le moment de la création est aussi période de transformation des grands genres, Stendhal écrit Racine et Shakespeare entre 1823 et 1825, au moment où il fait paraître sa Vie de Rossini (1824) et Hugo écrit sa Préface de Cromwell en 1827. Le romantisme s’affirme contre un certain classicisme, du moins celui complètement rassis qu’on voit sur les scènes, envahies de tragédies médiocres (qui feront d’ailleurs les délices des librettistes d’opéra) : il y a dans Guillaume Tell des grands thèmes romantiques , comme l’aspiration à la liberté, les amours impossibles, et la relation à la nature et aux grands éléments : on y trouve la forêt, qui abrite les amours contrariées de Mathilde et Arnold, la nature sauvage et les éléments en furie (la tempête, appelée ouragan) et les eaux en furie des lacs ou des cascades que Luca Ronconi avait tellement valorisées dans sa mise en scène à la Scala (décembre 1988). Tous les ingrédients du drame romantique y sont : le Grand Opéra est né.

Guillaume Tell comme archétype

Image initiale idyllique au lever de rideau

Aussi Tobias Kratzer souligne-t-il que pour lui, Guillaume Tell est en quelque sorte, archétypal, une sorte de livre de modèles qui justifie une mise en scène épurée, voire austère et elle-même archétypale ou parabolique. Épurée, certes, allant à l’essentiel, certes, sans débordements et austère, presque sans son humour habituel. Mais épure ne signifie pas simplicité. Ce travail, comme toujours d’une très grande intelligence, est d’une réelle complexité.
Dès l’ouverture, la question est posée. Un podium rectangulaire, autour duquel sont rangés des sièges de spectateurs, au fond, une photo d’un sommet enneigé emblématique, le Cervin, seule vision identifiable de la nature, et c’est aussi le seul décor de Rainer Sellmaier. Il n’y aura pas de vidéos, comme dans d’autres productions et rien qui ne puisse distraire l’œil de ce qui se déroulera sur le podium ou autour et des éclairages assez crus de Reinhard Traub, qui manquent peut-être de subtilité, mais peut-être aussi est-ce voulu. Tout est concentré sur l’espace de jeu, le regard n’est pas distrait. Seule, à mesure que se précise la menace et que les Habsbourg pressent et font avancer l’action, la photo du Cervin se couvrira d’un liquide noir jusqu’à disparaître complètement, comme si l’identité suisse disparaissait pour accéder à une abstraction totale.
Le rideau est donc ouvert, dès les premières notes et le solo de violoncelle initial, sur une violoncelliste qui joue (voir photo d’en tête), et d’un couple de danseurs. Danse et musique s’affichent donc dans ce moment de paix, qui précède l’éruption musicale qui écrase le calme initial pour une violence marquée sur scène par l’entrée progressive d’êtres en chapeau melon, en survêtement blanc, coques protectrices, et bottines, portant des battes de base-ball menaçantes et tournant d’abord autour du couple et de la soliste : la violence est entrée avec ces hommes dont la tenue (costumes également signés Rainer Sellmaier) est empruntée à Orange mécanique, le film culte de Stanley Kubrick (1971), tiré du roman d’Anthony Burgess, contre la tentative totalitaire de gouverner les consciences (une crainte bien vivace aujourd’hui à l’heure des populismes, de l’intelligence artificielle et des algorithmes) et utilisant la musique classique comme un stimulus et notamment la neuvième de Beethoven. 
Mais il y a aussi dans le film une utilisation de l’extrait le plus fameux de l’ouverture de Guillaume Tell, liée à de terribles scènes de sexe. La musique n’est pas ici une simple bande son, mais elle a un rôle actif dans l’action. Elle est presque performative. Kratzer va s’en souvenir. 
Ainsi donc ces hommes en blanc et melon détruisent le violoncelle et menacent physiquement danseurs et violoncelliste. Au climax de cette situation, le rideau rouge se ferme, « comme au théâtre », au moment où l’on entend la fameuse « cavalcade », à peu près le seul moment musical universellement célèbre de l’opéra, on peut même dire le seul extrait de Guillaume Tell connu du grand public. Un “Moment musical” en quelque sorte.

Dans cette épure, deux points paraissent déterminants :

  • D’une part un premier acte que Kratzer estime être presque inutile dramaturgiquement, presque un en soi séparé de la trame, un exposé d’une succession de chants, et de danses, de musique (presque de l’art pour l’art dit-il). On va constater qu’en réalité Tobias Kratzer construit toute la première partie (Acte I et II) comme une mise en place des éléments qui vont se déclencher/déchainer en deuxième partie, avec un acte I vu comme exposition des éléments bruts constitutifs du genre (chœur, ballet, contexte historique, diversité des voix, ténors, baryton, basse, soprano, mezzo et travesti (Jemmy) qu’on retrouvera peu ou prou dans les autres Grands-Opéras), avec le final dramatique qui noue la trame, et acte II où s’exposent clairement les données et les nœuds de l’intrigue: opposition Arnold/Tell, amour Arnold/Mathilde, supplice et mort de Melchtal
  • D’autre part, un rôle actif de la musique, vue comme moteur d’une Suisse heureuse en lien avec la nature (la gigantesque photo du Cervin enneigé indique une situation initiale intouchée, en écho au couple de danseurs et à la violoncelliste), mais vue aussi comme élément culturel et civilisateur face à la barbarie, et comme élément fédérateur de la cohésion du groupe: chanter devient un acte de cohésion sociale (Monsieur Blanquer avec son plan chorale serait heureux…), le concert retourne à son sens latin premier, combattre puisqu’en réalité jouer de la musique ensemble ce sera combattre, comme on le verra tout au long de la représentation.
Situation initiale: la famille Nicola Alaimo (Guillaume Tell) Enkelejda Shkosa (Hedwige) et Martin Falque (Jemmy)

Une première partie (Actes I et II) qui pose les fondamentaux

Ainsi, la première partie pose-t-elle les éléments théoriques et pratiques qui vont conditionner la représentation, parce qu’il ne s’agit pas d’une représentation qui serait tellement abstraite qu’elle en ignorerait la trame, bien au contraire. La trame existe dans tous ses éléments mais traités comme une sorte de parabole qui commence autour de la table du foyer de Tell et qui se fermera de la même manière, après tous les événements qui vont se succéder depuis le premier acte et qui sont presque chacun traités comme des signes : nous sommes devant une sémiologie du Grand-Opéra, d’une clarté rare, car tous les éléments doivent en être lisibles pour le public. 

Ainsi d’abord de la table de famille, Tell, Hedwige sa femme et Jemmy leur fils, autour de la soupe, avec les rites familiaux, comme la prière, mais aussi les banalités comme le refus de Jemmy de manger sa soupe qu’il remet malicieusement dans la soupière. 
Volontairement Kratzer a fait de Jemmy un tout jeune enfant, doublé pour le chant par la chanteuse Jennifer Courcier, un peu vue comme une grande sœur ou une bonne fée protectrice. Il se débarrasse ainsi de la fiction du travesti. Il lui faut afficher une vraie famille avec un vrai enfant, il lui faut le « tableau de famille » traditionnel même si Tell prépare en sous-main la résistance. La famille, ce sont les valeurs de la paix, du quotidien, d’une vie sans heurts et dans l’harmonie. Autour d’eux, spectateurs, le chœur assis autour du podium dans une sorte de communion symbolique, comme s’ils assistaient à une sorte de drame sacré qui joue leur histoire et leurs désirs.

Ces Suisses sont en noir, couleur des musiciens en concert, ainsi la photo de montagne est-elle en noir et blanc, ainsi l’ensemble du plateau est-il en noir et blanc. Car les méchants, les autrichiens, les Habsbourg sont-ils eux revêtus de survêtements blancs : l’opposition noir/blanc, Ying/Yang est-elle ici très claire, avec cette subtile différence que le noir est porté par les victimes, alors qu’en général le blanc est la couleur de la victime sacrificielle. Dans ce premier acte, même les mariés sont en noir. Tobias Kratzer pose ainsi une opposition primale/primaire/primitive déjà perçue dans la pantomime d’ouverture ou l’harmonie culture/nature est rompue par la violence, qui est le schéma qui sous-tend toute l’œuvre.
L’abstraction n’empêche pas non plus un traitement très attentif des personnages et une conduite du jeu d’acteur très précise qui concerne aussi bien les solistes que le chœur. Il faut ici souligner la performance exceptionnelle du chœur, qui, au-delà de la prestation musicale, magnifique, a une très grande présence/prestance dans le jeu, aussi bien collectif qu’individualisé. Par son engagement dans la mise en scène, il rappelle le chœur d’Amsterdam, traditionnellement très engagé.

Ainsi par exemple les réactions des individus après le refus de Ruodi le pêcheur de faire traverser Leuthold et le sauver (C’est Tell qui s’y collera) ou la manière dont le chœur en dodelinant de la tête suit la chorégraphie des trois couples qui dansent lors du ballet de mariage du premier acte (d’ailleurs présenté avec sa première partie, ce qui n’est pratiquement jamais le cas alors que la seconde partie est bien connue), la manière d’ailleurs dont le ballet est chorégraphié (très beau travail de Demis Volpi, un des bons chorégraphes allemands actuels, qui fait aussi de la mise en scène, et qui va prendre le Ballet du Rhin à Düsseldorf/Duisbourg à partir de 2020) raconte aussi une histoire d’harmonie, de couples, de petits gestes.

Tout ce premier acte (qui n’est pas vraiment le plus resserré au niveau dramaturgique), souvent utilisé pour faire de l’illustration folklorique de la vie suisse entre lacs, montagnes, et fêtes villageoises, devient ici un exposé : les suisses, vivent sous la menace des Habsbourg ou du moins de Gesler, le féroce gouverneur de la région autour du canton d’Uri (les autres cantons qui vont former la confédération des trois cantons après la victoire sur les Habsbourg sont celui de Schwyz et d’Unterwald), mais affirment leur volonté farouche de vivre selon leurs coutumes : le premier acte est ainsi non exposé de paix folklorique, mais de résistance : danser, jouer de la musique et chanter, c’est aussi résister aux interdits de Gesler et du même coup se justifie la musique comme outil de résistance. D’ailleurs ce moment est ponctué d’une sorte de concours dont le jeune Jemmy fils de Tell, petit violoniste, est vainqueur : il aide aussi à distribuer les partitions, acte de guerre et de résistance lui-aussi. Jemmy au premier acte chante, distribue et joue la musique, il est pleinement en phase étroite avec son père.
Le premier acte s’achève sur le début de ce qui va déclencher les hostilités. Leuthold interrompt la fête, poursuivi par les Habsbourg parce qu’il a tué un soldat qui voulait violer sa fille, il porte une arme, un basson, autre signe de ce qui va être la révolte au final du deuxième acte. Tell, on l’a vu, le conduit en barque au péril de sa vie et laisse Melchtal s’opposer aux barbares… avec une baguette de chef d’orchestre avec laquelle il conduit le chœur des suisses. Melchtal est la référence vénérable, le chef non déclaré de la communauté. La baguette du chef, c’est évidemment l’outil de celui qui dirige, organise, et fait produire le son : Kratzer indique par la métaphore musicale également les hiérarchies et les rôles.
Ainsi Melchtal résiste-il à la violence qui envahit le plateau en opposant aux battes de base ball sa baguette de chef, batte contre baguette, ce pourrait être ridicule ou faire rire : c’est ici tout le contraire. Voilà qui donne le sens de la résistance suisse, et de toute résistance, tout le sens d’un choix. Face aux barbares dressés pour envahir, violenter, tuer, face au sbire Rodolphe (excellent Grégoire Mour), une mince baguette aux effets démultiplicateurs. A-t-on jamais montré ainsi la puissance de l’art, de la musique comme force de résistance, force de cohésion, force de combat : on pense au rôle des chants de résistance (Bella ciao, chant des partisans, mais aussi Πότε θα κάνει ξαστεριά (Pote tha kanei xasteria : quand fera-t-il clair ?) chant de résistance des paysans grecs contre l’occupant ottoman puis par les étudiants de Polytechnique d’Athènes contre la dictature des colonels en 1973. Cette manière d’utiliser la musique comme symbole de résistance est tout sauf anecdotique, peut-on oublier aussi que l’Ur-Grand opéra, comme l’appelle Kratzer, La Muette de Portici, créé à Paris en 1828, contient l’air « Amour sacré de la patrie » qui fut chant de ralliement des révolutionnaires belges, lors des représentations à Bruxelles en 1830, conduisant à là l’indépendance de la Belgique, sans parler évidemment du rôle de Verdi et notamment du chœur « Va pensiero » de Nabucco. C’est toute cette tradition qu’il y a aussi en arrière-plan de l’idée de Tobias Kratzer. 

Ceci posé, le deuxième acte entre vraiment dans la trame. Melchtal est sauvagement assassiné mort et les bandes Habsbourg l’ont tué en utilisant la baguette brisée, yeux crevés, corps transpercé : l’outil musical est devenu aux mains des ennemis une arme, et Kratzer n’évite pas d’insister sur cette violence visible et sadique, qui réapparaîtra plus tard, encore un signe. Le théâtre ici est dans sa pleine fonction didactique à la manière de Brecht. Le premier acte se clôt sur le chœur « si du ravage, si du pillage/ sur ce rivage pèse l’horreur »
Le deuxième acte s’ouvre bien vite sur un chœur de chasseurs « le cri du chamois mourant se mêle au bruit du torrent », sauf que Kratzer, conçoit la première scène de l’acte II comme la suite directe du final du I (presque pas de pause) et le cri du chamois est en réalité celui de Melchtal que les barbares achèvent sauvagement. La chasse est une chasse à l’homme et il n’y a « rien de plus enivrant », leur œuvre achevée et la nuit tombant, ils sortent bouffis du plaisir d’avoir tué, pendant qu’entre Mathilde, vêtue du survêtement blanc barbare. 
Cet acte va montrer le retournement d’Arnold, prêt à trahir par amour et à passer à l’ennemi, promis à un grand avenir auprès d’une princesse de sang impérial, mais qui à la vue du cadavre de son père, va rejoindre définitivement les rangs de ses compatriotes et renoncer à l’avenir radieux.

La dramaturgie rossinienne est d’une précision d’horloge, à part l’air d’entrée de Mathilde « Sombre forêt, désert triste et sauvage » dont le librettiste de Don Carlos, Camille du Locle se souviendra pour « Fontainebleau, forêt immense et solitaire », et qui est grand air du personnage, Rossini changera le statut de Mathilde dans les deux actes suivants et notamment au dernier et elle chantera en duo ou en trio et en personnage différent, une alliée qui va s’opposer à Gesler, mais un peu secondaire dans la trame héroïque qui suivra. L’entreprise de Mathilde est d’abord entreprise de séduction, il s’agit d’attendre Arnold et de le convaincre de la rejoindre chez les Habsbourg. Elle va donc utiliser les armes de l’adversaire en quelque sorte et revêtir une longue robe en lamé gris, comme une robe de récital de chant, et elle va chanter derrière une partition, elle chante avec les gestes typiques de la chanteuse d’opéra sous le miroir grossissant de la mise en scène, et c’est encore plus net dans le duo qui suit où Arnold prépare une rangée de chaises pour écouter la bien aimée chanter, puis monte pour chanter sa partie pendant que Mathilde s’assoit. Jeu souriant et ironique du metteur en scène qui montre d’une part que Mathilde utilise les arguments de son amant pour le séduire, la musique et le chant et qu’il s’y laisse prendre. Mais il y a chez Kratzer cette volonté de distance ironique qui montre qu’en fait Mathilde chante, certes, mais elle mime et elle joue à la chanteuse en représentation, c’est-à-dire l’opposé de la musique naturelle de l’acte I et des suisses. Il s’agit d’une manœuvre de la guerre amoureuse d’où elle sort vainqueur, puisque Arnold est prêt à tout quitter pour elle, mettant chapeau melon et tenant la canne de golf de Mathilde ou de Rodolphe . Elle peut alors quitter sa robe et revenir à l’habit barbare, d’autant plus que Tell et Walter approchent.

L’amour d’Arnold est posé, mais tout va très vite basculer quand Tell et Walter (qui mènent la préparation de l’attaque dont le signal sera un feu) arrivent après avoir épié le couple, et l’avoir entendu, Rossini pose la scène en deux moments, d’une part le refus de considérer Mathilde autrement que comme une ennemie née au sein de l’ennemi, affichant un refus radical de cette relation « mixte » au nom de la patrie. Arnold vexé et humilié veut partir. 

Deuxième moment, l’annonce de la mort de Melchtal et l’immédiat retournement d’Arnold.

Deuxième et dernière rencontre (Acte III) entre Arnold (John Osborn) et Mathilde (Jane Archibald)

L’intrigue secondaire Mathilde/Arnold, s’arrête là, grosso modo, et la deuxième tentative de Mathilde au troisième acte échouera, face à un Arnold armé qui se détourne (air de Mathilde: “Pour notre amour plus d’espérance”)
Le reste de l’acte est la mise en place de l’attaque, et la révolte des trois cantons. 
Il faut bien saisir ici la dramaturgie rossinienne qui suit en fait le personnage d’Arnold et son retournement, d’abord amoureux de Mathilde, il bascule dans la résistance, d’ailleurs sans doute plus pour venger le père que pour la patrie. Et donc on peut préparer la guerre puisque les trois chefs, Arnold, Tell et Walter sont au clair entre eux.

Moment central de l’œuvre, Kratzer en fait le moment le plus clair des enjeux et de son idée musicale. Les deux autres actes en effet sont beaucoup plus narratifs avec au troisième acte la fameuse scène de la pomme très attendue, et le dernier acte qui est le dénouement.
Il va procéder de manière allégorique.

Trois cantons, trois groupes se répondent et arrivent sur scène, munis de leurs armes : le premier groupe ce sont les cordes, le second les bois, le troisième les cuivres : ainsi l’allégorie est claire. Le tout forme orchestre, et donc concert, et donc armée, et donc combat, chaque canton avec sa spécificité comme les pupitres de l’orchestre, mais tous unis pour la même musique, avec cette discrète ironie qu’ici l’orchestre ne joue pas en scène, mais c’est le chœur qui chante en jouant l’orchestre, l’art de l’opéra étant métaphorique quelquefois, celui qui sur scène fait de la musique en groupe est le chœur, mais tout est solidaire et s’interpénètre. Mais les instruments de musique vont devenir des armes, avec les moyens du bord : le dos de violoncelle devient bouclier, on utilise du papier adhésif pour fabriquer l’arme symbole : flûte plus dos de violon unis à l’adhésif font une double hache, un symbole utilisé depuis l’âge du bronze et notamment symbole religieux de la Crète minoenne, mais aussi plus près de nous – et moins sympa- utilisé par Vichy (la fameuse « francisque »). C’est un symbole identitaire utilisé par d’anciens peuples francs, dont on retrouve aussi des traces dans le Tomahawk des indiens. En tous cas une arme « culturelle », identitaire, une sorte de « panache blanc » auquel se rallier, confirmant la révolte des suisses comme celle d’un peuple d’irréductibles défenseurs de leur culture et de leur mode de vie. Il y a là aussi un rapport très fort à l’aujourd’hui (il suffit de rappeler le nouveau commissaire européen chargé de la « Protection de notre mode de vie européen ») où l’on agite la question de l’identité.  En remuant ces questions en 1829, Rossini et ses librettistes illustrent la question des nations qui occupe fortement l’Europe ces années-là (on rappelait plus haut la révolution belge, mais on pourrait tout aussi bien parler des grecs et de la question philhellène).
On pourrait sourire à voir ces armes musicales, cette arbalète faite d’une clarinette et d’éclisses de violon: l’idée est en soi surprenante et séduisante. Mais il faut pour se défendre plus qu’affirmer la musique comme outil de résistance – ce que pensait le vieux Melchtal, et ce qui l’a tué. Il faut renoncer à ce qui fait sa vie, à ce qui fait son identité, il faut détruire pour reconstruire, et renoncer à la musique pour faire des armes à partir des instruments: la grandeur du sacrifice est le prix du salut. Et plus rien ne sera comme avant, même si on reproduit à la fin de l’opéra l’image rassurante et familiale du début.

La liberté, mais à quel prix

Cette deuxième partie musicalement plus tendue, avec la plupart des grands airs de l’œuvre, montre une succession de scènes qui offrent un tableau de ce qu’est la violence qui se déchaîne, qui évidemment n’est pas sans rappeler la violence nazie, voire les camps : ainsi de la manière dont les sbires de Gesler font rentrer sur le podium les femmes ou dont ils récupèrent les vêtements noirs des suisses en les forçant à se dénuder et ainsi de la manière dont ils leur jettent d’autres vêtements, folkloriques et médiévaux, ceux-là même qu’on pourrait voir dans un Guillaume Tell traditionnel, mais qui ici deviennent emblème de stigmatisation, de refus de voir autre chose dans ce peuple qu’une société occupée à chanter et danser, occupée à donner un spectacle sans profondeur, un peuple Heidi ou Milka, un peuple-image.

Gesler (Jean Teitgen) oppresse la dernière danseuse forcée de danser jusqu’à la chute


Ainsi du ballet contraint qu’on leur fait danser, qui finit dans la violence des sbires qui cassent les jambes des danseurs dans une scène qui est caricature volontaire, mais qui a une dramaturgie très tendue, un danseur tombe en hurlant et les autres continuent à danser mais plus maladroitement, la peur au ventre jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une danseuse terrorisée (très beau réglage de Demis Volpi), là aussi un souvenir d’Orange mécanique. Le costume folklorique, c’est celui de la soumission, d’une suisse réduite à une image d’Epinal, à qui l’on va paradoxalement nier la puissance des idées, la puissance de la conscience

Le petit Jemmy prostré, Jane Archibald (Mathilde), Nicola Alaimo (Guillaume Tell)après la scène de la pomme…(ActeIII)

Et Guillaume Tell, provoqué par Gesler, non seulement s’agenouille devant lui, mais pour tirer à l’arbalète, met son habit d’archer conforme à la tradition et à l’image d’Épinal, double humiliation aussi pour les raisons expliquées ci-dessus. Une scène d’ailleurs efficacement réglée, qui s’appuie sur le souvenir d’Orange Mécanique (Gesler croquant la pomme) décidément la grande référence de tout ce travail, référence à l’aujourd’hui là encore, où renaissent tous les totalitarismes, mais en même temps référence culturelle moderne qui s’adapte parfaitement à l’œuvre de Rossini et à ce qu’il veut en faire. Le Grand-Opéra qui va se développer les années suivantes ne cesse d’évoquer ou de dénoncer les massacres et les intolérances, que ce soit La JuiveLes Huguenots, mais aussi Le Prophète, terriblement prémonitoire.
La scène centrale de l’œuvre qu’est la scène de la pomme est presque traitée par Rossini de manière elliptique, bien préparée par l’air de Tell « Sois immobile et vers la terre », mais ne s’arrête que très vite à la victoire, réglée ici par une pirouette de théâtre séduisante: le double vocal de Jemmy se précipite pour faire sauter la pomme de la tête de son double-enfant; c’est bien la bonne fée dont on parlait plus haut.
Le troisième acte s’achève sur l’intervention de Mathilde, imposant par son statut de princesse du sang à Gesler de relâcher l’enfant qu’elle prend sous sa protection et qu’elle va ramener à sa mère.

Le quatrième acte est plus fonctionnel : il s’agit de terminer, par la victoire des suisses (la réussite de Tell sauvant son enfant constituant l’acte I de la reconquête), par la libération de Tell emmené dans la tempête pour être noyé, et qui se libère lui-même, tout cela est attendu et passe de manière fluide et conforme au « tout est bien qui finit bien ».
Ce qui va intéresser Kratzer dans ce dernier acte, le plus court, c’est plutôt les comportements des personnages, qui se révèlent, d’abord Arnold, qui par son air le plus fameux « Asile héréditaire », chanté de manière anthologique, reconquiert son statut héroïque de vainqueur, ayant définitivement renoncé à son bonheur personnel, mais aussi ceux qu’on n’avait pas trop entendu, Hedwige l’épouse de Tell, Mathilde, qui cherche à se faire reconnaître de l’ « ennemi », et Jemmy, nouveauté introduite par la mise en scène. C’est sans doute dans cet acte que Kratzer tire toutes les leçons les plus réalistes du drame, et pas forcément en conformité avec la tradition.
Mathilde ramène Jemmy à sa mère, et se constitue en otage pour compenser la prise de Guillaume Tell ; Hedwige qui a la partie chantée sans doute la plus importante de l’acte, s’en étonne, admirative dans le livret, mais par un geste impérieux empêche la princesse de trop s’approcher de Jemmy. La méfiance n’est pas éteinte.

C’est alors que Rossini laisse la musique prendre le pas : la tempête sur le lac a une fonction dramatique précise et ménage un suspens, et une fonction musicale très traditionnelle, les tempêtes musicales sont une tradition remontant au baroque et Rossini en utilise dans ses œuvres les plus connues, pas forcément aussi fonctionnelles qu’ici. Ainsi le Grand-Opéra naissant utilise-t-il une forme centenaire, presque un rite musical de l’Opéra (pas seulement d’ailleurs, voir la Pastorale) dans sa conclusion, créant ainsi un lien de permanence avec les anciennes formes de l’opéra : ce sont les œuvres de Rossini qui d’ailleurs constituent les dernières formes de l’opéra du XVIIIe, et qui participent à la naissance des premières formes de l’opéra du XIXe (aux côtés d’un Cherubini, d’un Spontini ou d’un Weber) : Guillaume Tell en ce sens est un point d’orgue.

Mais c’est la manière dont personnage de Jemmy est traité qui est ici la plus originale. Dans le livret, Jemmy va brûler le toit de la maison familiale pour donner le signal du combat. Dans la mise en scène de Tobias Kratzer, Jemmy depuis l’épisode de la pomme est prostré, au premier plan, la tête dans les genoux, comme refusant de voir ce qui l’entoure et comme choqué que ce père héroïque et aimé ait accepté le risque de le sacrifier : Kratzer simplement souligne que pour l’enfant, l’épreuve est fondatrice, fondamentale et terrible à la fois.
Alors Jemmy va brûler le toit, mais symboliquement en fait, il ramasse les partitions qu’il distribuait avec ardeur au premier acte, les déchire et les met au feu, après avoir sacrifié naguère pour la guerre « juste » son propre petit violon auquel il tenait tant. Jemmy ne croit plus à la musique unificatrice, à l’harmonie … Il passe de l’autre côté et lors du final, pendant lequel Mathilde fuit, sentant qu’elle a tout perdu et qu’elle n’est plus à sa place, lorsque l’on dresse la table familiale du premier acte comme pour revenir aux valeurs initiales « famille et patrie » et que Tell, Hedwige et lui s’assoient, il la quitte brusquement, et va au proscenium se revêtir d’un chapeau melon, comme un Gesler en herbe. Tout ça pour ça; le coût de la liberté est élevé. Un monstre est naissant. Rideau.

Figures de l’oppression: les Suisses mis à nu

J’ai voulu entrer dans le détail de ce travail pour en montrer à la fois les manifestations et l’arrière-plan culturel et psychologique : Tobias Kratzer est d’abord particulièrement respectueux d’une musique qu’il sert et qui d’ailleurs, on va le voir, le lui rend bien. Il utilise la musique comme symbole, comme signe, comme emblème de la stylisation d’une histoire qu’il a voulue volontairement austère et totalement vidée de ses aspects anecdotiques. Au contraire, l’anecdote ici (les costumes traditionnels) devient symbole d’oppression et d’enfermement dans une image, dans un statut. Ce que vivent les suisses est exactement ce que vivent peuples ou groupes opprimés. Dans cette perspective, les oppresseurs aussi ne sont pas fléchés et les citations répétées à Orange Mécanique ne font que souligner la mécanique de l’oppression, la mécanique de la négation des existences, et surtout la négation pour soi et pour l’autre de toute humanité. 

L’inhumanité en action, voilà ce qui nous est montré, et ce sont là des problématiques actuelles. Il n’y a pas de hasard non plus si Orange Mécanique est un des films qui a gardé aujourd’hui une effrayante actualité. En utilisant cette parabole, Kratzer donne à Guillaume Tell un statut qui transcende les temps et lui donne une valeur universelle là où beaucoup de mises en scène l’enracinaient dans l’anecdotique suisse. C’est ce qu’il souligne dans l’interview dont il était question plus haut et à laquelle je renvoie le lecteur : Guillaume Tell est comme un « mode d’emploi » un livre de motifs abstraits dans lequel les compositeurs du futur vont puiser, il n’est que de voir par exemple combien certains moments de Nabucco de Verdi ont puisé dans le souvenir de Guillaume Tell. Rossini livre son œuvre à la postérité comme testament personnel et comme bible pour le genre. Et cela Kratzer le montre parfaitement, dans une forme retenue, hiératique, stylisée au point que certains s’y trompent et n’y voient qu’habillage élégant du livret, un joli paquet cadeau. Ils confondent, ces myopes, le paquet et le cadeau. Cette œuvre avait la grandeur, Kratzer lui confère un statut et ce n’est pas peu.

Interprétation musicale au sommet

Mais ce travail n’aurait pu s’épanouir sans une distribution et sans une musique – si centrale dans le spectacle- conduite de manière exemplaire, aussi anthologique que le spectacle. Ceux qui pensent comme souvent on le lit hélas, que la musique est magnifique mais que la mise en scène ne lui rend pas justice sont des myopes une fois encore. Ce spectacle ne fonctionne aussi bien que parce que les deux se construisent en écho et en adhésion réciproques.

 Le premier point à souligner est la colonne vertébrale du spectacle et de son rythme, à savoir la direction supérieurement inspirée de Daniele Rustioni. La musique de Rossini aura ses défauts maintes fois soulignés de dilettantisme, d’emprunts à d’autres œuvres, de rapidité d’exécution, elle reste toujours composée avec beaucoup de raffinement. Rossini reste un maître de l’orchestration, dosant subtilement ses moments, alternant lyrisme et drame : le premier acte qui est exposition de motifs musicaux successifs, chœurs, ensembles, ballets se termine en crescendo en un final d’un rare dynamisme, très dramatique qui tranche avec le reste de l’acte. Mais dramatique n’est jamais tonitruant. Rossini joue avec toute la palette orchestrale (ce soir si bien métaphorisée par la scène) exigeant une lecture toujours limpide, tant il donne de l’importance à certains instruments notamment les bois, souvent sollicités. Et Rustioni dans son approche travaille la dynamique et la tension, mais aussi cette clarté qui rend l’orchestre extrêmement lisible et fait entrevoir le travail de composition. Il y a chez Rossini une mise en scène du son fascinante, un jeu sur les rythmes ralentis, accélérations, sur les crescendos qui maintiennent intacte la tension. Il est passé des opera seria inspirés du XVIIIe et notamment de Gluck à un travail aux formes beaucoup plus libres, à une fluidité plus grande dans la narration, une fluidité renforcée ici par la mise en scène où la dynamique du récit n’est jamais interrompue (pas de changement de décor, action toujours continue). Rustioni saisit au vol l’occasion de produire un Guillaume Tell jamais spectaculaire ou m’as-tu vu (ce serait tellement facile ! Et c’est tellement fréquent), mais servant toujours le déroulé du drame, très attentif au dosage des volumes pour accompagner les voix et ne jamais les couvrir, laisser le plateau en premier plan, et le soutenir toujours et garder la dynamique et l’impulsion qui permettent de maintenir la tension, même quand l’intrigue se relâche un peu. Jamais zim boum mais pas forcément raffiné à l’extrême, Daniele Rustioni trouve les dosages idoines pour donner une couleur à l’ensemble et pour préserver le théâtre, essentiel dans une œuvre aussi longue sans jamais se propulser au premier plan. Il est le vrai garant de la cohésion d’ensemble veillant à préserver l’harmonie des rythmes et de la respiration entre plateau et fosse. C’est une très grande direction de Guillaume Tell, sans doute l’une des plus grandes et surtout des plus justes entendues ces dernières années dans cette œuvre. Daniele Rustioni est décidément un très grand chef qui révèle ici une vraie maturité. Il tient en main aussi un orchestre ductile, techniquement sûr à quelques menus cuivres près qui est l’égal aujourd’hui de grands orchestres de fosse de grandes salles internationales, y compris de notre première scène. L’orchestre donne là une preuve réelle de maîtrise, et une très grande confiance dans son chef. Ils respirent ensemble.

Même impression laissée par le chœur préparé et dirigé par Johannes Knecht, un phraé impeccable, une diction d’une grande clarté, un sens du rythme et de la respiration exemplaires mais surtout, il combine ces qualités avec un sens du jeu et surtout une joie de jouer qui rendent les grands moments choraux non des arrêts statiques comme souvent, mais des moments qui n’arrêtent pas la dynamique.  Vraiment magnifique dans une œuvre où la partie chorale est déterminante.

La distribution réunit parmi les plus grands titulaires des principaux rôles, sachant que l’œuvre n’est pas souvent programmée, même si ces dernières années, on a pu en voir une production en 2017 à Munich (Mise en scène d’Antu Romero Nunes ratée mais avec Gerald Finley(1) et à Pesaro (Production de Graham Vick un peu plus réussie, avec Nicola Alaimo, Juan Diego Flórez et Marina Rebeka). L’Opéra de Paris ne peut qu’afficher une production en… 2003, sans reprise. Mais notre première scène nationale, on le sait, n’aime pas trop son histoire et son répertoire, malgré les flons flons actuels autour de ses 350 ans. 
Ainsi la distribution frappe par son homogénéité, avec des rôles de complément très bien tenus, à commencer par Leuthold, confié à un artiste des chœurs, Antoine Saint-Espes tout comme le chasseur à Kwang Soun Kim. Grégoire Mour dont la voix claire s’est étoffée et projette bien, est un bon Rodolphe. Le pécheur Ruodi de Philippe Talbot est vraiment excellent, très contrôlé avec un beau phrasé et des aigus bien maîtrisés . L’air est difficile, et souvent confié, c’est dire, à la doublure d’Arnold. Le Walter Furst de Patrick Bolleire défend bien la partie avec sa voix de basse au timbre profond et sonore. Le Melchtal de Tomislav Lavoie est un peu plus anonyme, mais il a eu un petit accident qui l’a peut-être un peu déstabilisé . Le Gesler en caricature du mal est très bien tenu par Jean Teitgen, belle projection, beau travail sur la couleur pour un rôle qui exige un travail d’interprétation et ne supporte pas l’anonymat. Notons au passage le nombre de basses dans la distribution, Gesler, Furst, Melchtal , Leuthold, le chasseur : bonne indication sur la couleur voulue par Rossini trois ténors au timbre assez voisin, Arnold, Ruodi, Rodolphe, alors qu’il y un seul baryton, Guillaume Tell signe évident d’affirmation d’une singularité. Rossini sait composer ses voix (du côté des femmes un soprano lyrique, un soprano léger, un mezzo) et proposer une palette complète, ce qui sera aussi une loi du Grand-Opéra…

Jennifer Courcier, « doublure » sonore de Jemmy, habillée en jeune fille au seuil de l’adolescence et très fraiche en scène a une jolie voix très expressive, très claire, techniquement précise qui se fait bien entendre dans les ensembles. À suivre.

Magnifique Hedwige d’Enkelejda Shkosa, plutôt discrète dans la première partie, dont la voix puissante, très contrôlée, avec une belle diction française, domine les ensembles du quatrième acte et affiche un beau mezzo à la voix homogène et sûre. Voilà une artiste discrète, une vraie belcantiste, qui a toujours mérité l’attention et qui montre ici une belle présence, très engagée dans la mise en scène.
La Mathilde de Jane Archibald surprend très agréablement et s’affirme avec une voix large, bien assise, qui a gagné en corps (elle a débuté dans les colorature suraigus comme Zerbinette) et en puissance. Elle a gardé aussi de vraies qualités d’agilité et de contrôle à l’aigu, avec un beau legato et un chant clair, doté d’une belle autorité (« Sombre forêt » est une grande réussite, y compris théâtrale) avec un magnifique travail sur la couleur dans «pour notre amour plus d’espérance».

L’Arnold de John Osborn est proprement fantastique. Il sait ménager ses effets, s’économise pour préparer son troisième acte, le plus difficile avec ses aigus ravageurs qui peuvent aussi sonner désagréablement quelquefois comme un cri d’animal qu’on égorge, ici sont parfaitement maîtrisés, avec une ligne de chant dominée et un français impeccable, clair, magnifiquement phrasé : John Osborn, l’un des ténors les plus demandés – et justement –  dans ce répertoire donne ici une leçon de technique, mais aussi d’expression, de jeu sur les couleurs, de soin sur chaque syllabe et de suprême élégance. Il sait aussi travailler les aspects héroïques d’Arnold, parce que la voix a du corps, de la largeur. C’est tout ce qui fait la difficulté du rôle d’ailleurs et qui va donner naissance à des rôles comme Raoul des Huguenots. Fascinant.

Nicola Alaimo en Guillaume Tell donne aussi une autre leçon qui est leçon d’interprétation et de modestie. Voilà un chant complètement maîtrisé, quelquefois un peu tendu, mais le rôle est plus difficile qu’il n’y paraît quelquefois car souvent les récitatifs sont redoutables par leurs aigus par exemple. Le rapport scène salle convient à cette voix empreinte de douceur. Voilà un chant qui n’est jamais démonstratif ou surchanté, qui valorise le texte, dit en un français très clair, qui reste équilibré et semble d’une simplicité extraordinaire, d’un naturel si fascinant qu’on a l’impression d’une évidence. C’est un Tell profondément humain, qui occupe la scène par sa seule présence imposante, sans jamais surjouer non plus. Il est totalement le personnage avec un courage naturel qui n’incarne pas le chef au sens de pouvoir, mais d’autorité naturelle que donne la force d’âme. Une vision d’humanité modèle totalement incarnée. Rencontre exceptionnelle d’un artiste et d’un personnage.

Ballets réglés par Demis Volpi: une réussite

Il reste quelques jours (jusqu’au 17 octobre) pour vous précipiter à Lyon pour l’un des spectacles les plus réussis de ces dernières saisons, où musique et mise en scène sont solidaires et d’une égale qualité. Pour découvrir Guillaume Tell, comprendre le génie de Rossini, passer une soirée mémorable, c’est à l’Opéra de Lyon qu’il faut aller. Encore un coup de maître de Serge Dorny.

(1) À noter que la production munichoise est reprise avec une meilleure distribution enc en mai 2020 : Finley, Spyres, Jicia

Photos de scène: © Bernard Stofleth

OPERA NATIONAL DE PARIS 2019-2020: LA TRAVIATA de GIUSEPPE VERDI le 4 OCTOBRE 2019 (Dir.mus: Michele MARIOTTI, MeS: Simon STONE)

La fête du premier acte: au centre Violettq (Pretty Yende)

En 2014, l’Opéra de Paris, l’impulsion de son directeur Nicolas Joel, homme de goût, choisissait de remplacer la belle production de Traviata, si originale et si juste, de Christoph Marthaler créée sous Mortier en 2007 par une médiocre, signée Benoît Jacquot. 
En 2019, parce qu’il faut avoir une 
Traviata digne au répertoire, Stéphane Lissner appelle Simon Stone, nouvelle coqueluche des scènes, avec une distribution enviable, Pretty Yende, pour une prise de rôle, Benjamin Bernheim qui devient à juste titre un des ténors français en vue, et Ludovic Tézier, l’un des plus grands barytons actuels avec un chef qui est aujourd’hui une des grandes références dans Verdi, Michele Mariotti. Et c’est le triomphe : opération pleinement réussie donc.
Si l’opération est réussie dans son management, est-ce pour autant dans tous ses éléments une 
Traviata de référence au niveau artistique. Je n’en suis pas si sûr.

On connaît la nature du travail de Simon Stone qui à l’opéra et au théâtre est passionné par la relation entre l’œuvre de répertoire et la société d’aujourd’hui et il s’est ainsi fait une spécialité des transpositions modernes d’œuvres classiques, avec une véritable originalité, comme dans ses Trois Sœurs de Tchekhov ou Die Tote Stadt à Bâle : une manière de montrer une éternité du genre et peut-être d’attirer un public nouveau. Avec Lear au festival de Salzbourg, il obtient une reconnaissance internationale qui en fait une des références de la mise en scène qui pour une fois ne doit rien au Regietheater allemand, mais suit une voie très contemporaine qui essaie de respecter scrupuleusement la lettre ou l’esprit des œuvres. 
Avec Médée au Festival de Salzbourg cette année, il a proposé un spectacle qui a fait beaucoup discuter, parce qu’il en fait un drame de couple d’aujourd’hui, se débarrassant des dialogues originaux, ce qui aux dires de beaucoup a montré les limites de l’exercice. En démythifiant totalement l’histoire réduite à un fait divers tragique, il enlevait peut-être tout le côté archétypal que le mythe pouvait avoir. 

Entreprise voisine dans cette Traviata transposée de nos jours où Violetta est une reine de la nuit suivie par des milliers de followers sur Twitter passant de boîte en boîte,  vendant ses produits dérivés (le parfum « Villain »)et pianotant sans cesse sur son smartphone, avec sa mère ou ses amies, son docteur ou sa banque (au troisième acte). 

La Traviata est une œuvre difficile pour le chant, on va le voir, et difficile pour la mise en scène avec une tradition fortement marquée par le travail de Luchino Visconti avec Callas, continué par Franco Zeffirelli son élève le plus doué qui en a fait plusieurs mises en scène (dont une très belle à Paris, appelé par Bogianckino en 1984) et un film, et qui récemment juste avant sa disparition au printemps dernier, en a proposé une version ultime pour Vérone (voir notre compte rendu sur Wanderersite). 
Si l’on quitte ces versions merveilleusement montées, mais archéologiques, trois productions à mon avis ont marqué ces dernières années :

  • Celle de Willy Decker en 2005 à Salzbourg, puis au MET, qui outre le fait d’avoir révélé définitivement Anna Netrebko, était un travail épuré et plein de sens sur le dernier soubresaut amoureux dans une course à l’abîme.
  • Celle de Christoph Marthaler, à Paris en 2007 géniale transposition de l’histoire de Violetta qu’il identifie au dernier amour d’Edith Piaf pour Théo Sarapo. Une production sensible, d’une rare justesse, mais qui requérait des artistes spécifiques, et peut-être pas transposable à d’autres chanteurs que la merveilleuse Christine Schäfer et l’encore jeune Jonas Kaufmann. C’était une parfaite fusion entre musique et mise en scène, évidemment critiquée par les grincheux, mais dont la direction de Sylvain Cambreling avait suscité les réactions les plus violentes, parce que c’était un principe à Paris que de toujours siffler Cambreling.
  • Celle de Dimitri Tcherniakov à la Scala en 2013, (voir notre compte rendu dans ce blog) profonde, nostalgique, sur la mémoire, sur la solitude, magnifiée par la direction extraordinaire de Daniele Gatti, mais production si honnie du public de la Scala (dont on connaît l’aversion pour les mises en scènes un peu « décalées ») que Pereira est revenu prudemment à la production très traditionnelle et sans intérêt de Liliana Cavani qui date de 1990.

Intelligemment, Lissner propose, comme Mortier, cette Traviata à Garnier, cadre idéal pour cet opéra né au Second Empire (On se souvient comme la production Zeffirelli semblait une sorte de prolongement de la salle sur la scène) avec une relation scène-salle à l’équilibre parfait pour faire naître l’émotion.

Les joies de la campagne: Ludovic Tézier (Germont) et Pretty Yende (Violetta)

La transposition proposée par Simon Stone fonctionne globalement avec certaines idées intéressantes, et d’autres inutiles: avec la vache du deuxième acte on passe du Veau d’Or Castellucien  clairement référencé ici (toujours l’intertextualité des mises en scène), à la vache à lait stonienne. Tcherniakov avait rendu exactement la même idée de retrait du couple dans un monde nouveau au style « retour à la terre » en faisant simplement pètrir la pâte de la pasta à Alfredo (ce qui ulcéra les spectateurs milanais : un Alfredo ne pétrit pas la pasta). Ici Violetta trait une vache et Alfredo piétine le raisin pour en faire son vin. Si Milan fut ulcéré de la pasta, Paris glousse devant lait et raisin. On comprend l’intention très démonstrative de Simon Stone, mais on reste dubitatif devant les outils de la démonstration, comme une volonté très didascalique, très didactique de surligner au stabilo un changement d’état du couple comme pour s’assurer que le public comprendra bien la situation, et aussi pour s’amuser un peu, et sans doute enfin pour laisser entendre par cet excès même le probable échec de cette retraite. 

Fontaine de champagne

Le premier acte souligne que « Paris sera toujours Paris », avec ses fêtes délirantes, une société riche qui s’amuse, un culte de l’apparence dominant : Violetta vend du cosmétique, elle vend son visage et le reste, et n’a pas le droit d’afficher maladie ou faiblesse. Par son allure excessive et vulgaire, c’est une société non du grand monde, mais du demi-monde qui claque son fric pour montrer sa puissance. Alors que des salons Second Empire rutilants soient remplacés par les boites à la mode où l’on alimente une fontaine à champagne, pourquoi pas ? Mais qu’est-ce que ça change ?
Et pour faire bonne mesure et pour montrer que la roche Tarpéienne est près du Capitole, quand Violetta s’isole pour se reprendre, elle passe dans les « coulisses », dans « l’arrière -cour » au container d’ordure, comme si le trash était le lieu de l’intimité…

Jeanne protectrice des amants: Pretty Yende (Violetta) chante “È strano”

Quelques détails font un peu too much, comme le kiosque à Kebab (merci à Frank Castorf d’avoir donné au Kebab une légitimité lyrique) ou la limousine où elle s’engouffre en chantant Ah fors’è lui. Un peu plus subtile (?) la statue de Jeanne d’Arc de la place des Pyramides, enlevée à la mythologie du Front National pour devenir un lieu des amants (et une allusion à la nouvelle virginité à laquelle Violetta aspire, à relier avec la chapelle du deuxième acte).
Le deuxième acte est le plus démonstratif, on la dit, l’un fait son vin et l’autre son lait, mais on aperçoit aussi au hasard des tours de la tournette qui est sans cesse en mouvement (l’idée que le temps avance, que la roue tourne, – que Willy Decker avait rendu intelligemment jadis par une horloge omniprésente sur la scène dans sa fameuse mise en scène à Salzbourg puis au MET), une petite chapelle de campagne, pour souligner non seulement le retour à la terre, mais aussi aux valeurs de la religion, mais une religion de la simplicité plus intimiste, rappelées au moment où Germont demande au nom des valeurs sociales (ou des préjugés) à Violetta de quitter la scène.

D’ailleurs, un des points les plus problématiques d’une transposition moderne de Traviata est justement l’intervention de Germont, improbable dans la société d’aujourd’hui. Germont est le représentant typique de la morale bourgeoise du XIXe (dont le Valentin de Faust est le versant borné) mais pas du XXe. Pour faire passer cette pilule-là au XXe, il faut donner dans la caricature et Stone choisit de motiver la visite de Germont par le mariage de sa fille à un prince saoudien. Plus c’est gros et plus ça passe.

Pretty Yende (Violetta) et Ludovic Tézier (Germont): celle par qui le scandale arrive…

On voit défiler les titres de la presse qui montent en épingle la situation.
D’une part, il est clair que si Violetta a jadis vendu son corps, Germont (un Ludovic Tézier habillé non en vieillard – comme dans la tradition – mais plutôt en père quinquagénaire assez ordinaire) a vendu sa fille (on pense à Senta vendue par Daland au Hollandais pour quelques diamants) et ainsi Stone jette une lumière crue sur la société d’aujourd’hui, aussi vendue que celle du XIXe, et du même coup, montre une amoralité communément partagée et l’hypocrisie d’un Germont demandant à une Violetta sincère de se sacrifier pour sauver un mariage arrangé.

Chez Flora : Thomas Dear (Douphol) et Pretty Yende (Violetta)

La fête chez Flora devient une sorte de fête carnavalesque décadente, plutôt licencieuse avec ces néons de couples copulant joyeusement, comme un bal des échangistes, et une Violetta en blanc, mais complètement artificielle, produit d’affichage, de façade d’une tristesse insigne, et toujours ce passage en coulisse devant les ordures…
C’est très clair, très fléché, et au total pas très subtil. Il y a un côté vignette de bande dessinée, qui désigne l’essentiel signifiant, pour donner au public des clefs évidentes et lisibles de compréhension, pour créer un cadre contemporain reconnaissable au premier coup d’œil.

Acte III: Marion Lebègue Annina) Pretty Yende (Violetta) et Benjamin Bernheim (Alfredo)

Un peu plus intéressant la manière dont le troisième acte est proposé. Violetta ruinée est en unité de soins palliatifs (elle souffre d’un cancer en phase terminale…autre adaptation : aujourd’hui on ne meurt plus de phtisie) au milieu d’autres malades, dans une salle d’hôpital, elle n’est pas seule et singulière, mais une parmi d’autres devenue anonyme. Le fait même qu’elle soit au milieu d’autres malades renforce sa solitude. Et du coup, aussi bien Annina que le Docteur Grenvil sont hors champ, comme rêvés et Violetta sort du champ pour retrouver dans la file d’entrée de la boite du premier acte Martina’s (avec le logo de l’apéritif Martini bien connu…Alcool, délires et mort) Annina en robe de boite et Grenvil en smoking comme occupés ailleurs, non concernés, et c’est une jolie manière de considérer la situation finale de l’histoire, cela rend le personnage d’autant plus émouvant, par l’ambiance et le cadre. L’extérieur tout à ses fêtes ne peut supporter la vision du malheur. Il ne fait pas bon être malade dans ce monde-là qui ne connaît pas les grands sentiments, mais que les gros portefeuilles. Et l’Addio del passato qui voit défiler tous les lieux du bonheur, est à ce titre particulièrement bien réglé.

Simon Stone s’occupe en effet plus du cadre d’ensemble que de la conduite d’acteurs : dans cette ambiance outrageusement, caricaturalement contemporaine, le jeu des chanteurs n’est pas vraiment travaillé, chacun est plus ou moins laissé à lui-même. Changeons le décor et les costumes et retournons dans une bonne vieille mise en scène XIXe et ils feront exactement les mêmes gestes de l’éternel opéra de la main sur le cœur et des bras écartés.

En changeant le cadre, Simon Stone ne change rien de ce qu’attend le public ravi de rester dans sa zone de confort. il transpose, mais ne dérange pas, ne démontre rien de différent de ce que Zeffirelli pouvait montrer (de fait, la mise en scène de Vérone de ce dernier est tout aussi émouvante, sinon plus et ne dit rien de moins que Stone, l’un à grand renfort de foules et de palais Second Empire, l’autre de néons et de vaches): on en sort sans rien avoir appris de plus sur l’œuvre. Autant dans ses Trois sœurs, il montrait la modernité de Tchékhov dans ce Tchékhov sans Tchékhov, il réinsérait l’auteur russe dans un monde contemporain désespérant, autant ici il se montre un conquérant de l’inutile. C’est très bien fait, Simon Stone est à l’évidence un artiste habile qui sait manœuvrer les idées, mais ici, il finit par faire système, et se perd dans l’anecdote qu’il fait passer pour signe : une Traviata qui se veut une sémiologie du contemporain et qui n’est en grande partie qu’une vision anecdotique d’un quelconque téléfilm.

Pretty Yende (Violetta) et produits dérivés

De plus, pour qu’elle fonctionnât totalement, il eût fallu une Violetta totalement incarnée, pleinement dans le rôle et pas seulement pleinement dans les notes, ce qui n’est pas le cas ici. Pretty Yende bénéficie à Paris notamment depuis ses Lucia en 2016 d’un a priori très favorable, mais beaucoup avaient déjà noté sa Teresa discutable de Benvenuto Cellini.
On serait injuste de ne pas noter une fois de plus une voix splendide, magnifiquement timbrée, et l’étendue du registre du grave à l’aigu : elle sait parfaitement en jouer et c’est techniquement sans failles. 
Mais dans Traviata, avoir les notes est une chose, incarner en est une autre, et les grandes Violetta qui, à peine entrées en scène, par un geste, par un regard, suscitent l’émotion sont relativement rares. Elle réussit à émouvoir dans l’Addio del passato, plus par la situation et par le cadre de la mise en scène (le défilé du passé) peut-être que par le chant qui est maîtrisé certes mais convenu ; mais le travail de Stone en fait ce petit oiseau isolé qui touche le spectateur. Violetta est un personnage protéiforme, une reine sociale et donc une personnalité forte, on voit avec quelle autorité elle répond à Germont, elle prend des décisions, elle est résolue. Mais c’est aussi une amoureuse, qui sacrifie tout à cet (ultime) amour. Alfredo ne sacrifie rien, il a papa derrière et on ne réussira pas à voir en lui autre chose qu’un jeune homme riche qui a pris, comme on dit en italien una cotta (qui s’est entiché) pour Violetta. Lui survivra…
Pretty Yende a un côté victime qui peut plaire aujourd’hui où l’on préfère les victimes aux héroïnes, mais surtout son chant si précis, si maîtrisé reste pauvre en couleur et n’est jamais vraiment émouvant, même dite alla giovine chanté mais pas vraiment ressenti et amami Alfredo qui manque d’intensité malgré un orchestre sublime. La différence est grande avec une Lisette Oropesa, qui à Vérone, même dans un cadre tout sauf intimiste, réussissait à toucher immédiatement. Mais peut-être aussi le personnage voulu par la mise en scène ne lui convenait il pas 
Gageons que c’est une prise de rôle, que la jeune chanteuse n’a pas encore la maturité ni le poids voulu pour une Violetta. Je suis néanmoins heureux pour elle de la longue standing ovation reçue à Garnier. C’est toujours une joie qu’un artiste soit ainsi récompensé, mais la prestation à mon avis ne valait pas un tel triomphe.

Benjamin Bernheim est Alfredo, il lui rend ce côté chien fou amoureux au deuxième acte, et il a lui aussi sans aucun doute possible une voix claire, magnifiquement projetée et un timbre lumineux exceptionnel. Mais si cette voix le prédispose aux grands rôles de ténor lyrique, notamment du répertoire français, la diction italienne tellement sculptée, un peu maniérée, enlève du naturel et de la fluidité à la prestation, comme si Werther s’essayait à Alfredo. Son italien n’est pas suffisamment délié pour apparaître naturel, il est ici trop apprêté. Ce style peut convenir à un Faust, à un Werther ou à un Roméo, pas à un Alfredo. On ne peut pas être un chien fou qui surveille tellement son débit et son phrasé. Le naturel voulu par le rôle se heurte ici à l’artifice, et c’est dommage dans un rôle dont il a parfaitement la voix, et quelle voix. Je n’avais pas remarqué cela dans son magnifique Cassio à Salzbourg, mais il est vrai que le rôle était plus court et moins exposé.

Ludovic Tézier, annoncé malade (une bronchite), n’a pas laissé paraître dans sa prestation l’ombre d’une difficulté. Son Germont est complètement maîtrisé à tous les niveaux, homogénéité sur tout le registre, phrasé, délié de la diction et surtout couleur et expression, pleine de retenue, presque pudique. Toutes les nuances y sont, notamment le passage de l’agressivité à l’empathie, et il démontre, une fois de plus, être un des grands barytons de ce temps pour Verdi, par le timbre et l’expression le plus proche de Piero Cappuccilli, le dernier des immenses barytons-Verdi des cinquante dernières années. C’est une leçon de chant que de l’entendre, un chant toujours naturel, jamais prétentieux, jamais surjoué. C’est pour moi le sommet de la soirée, même si le jeu reste limité, mais ici tout est dans la voix, qui se suffit presque à elle-même. Grandiose, même malade.

Les rôles de complément (tous les autres rôles sont très épisodiques) sont tenus très correctement, notamment Flora (Catherine Trottman), un Douphol (Christian Helmer) qui existe plus que d’habitude, ou le docteur Grenvil plutôt réussi de Thomas Dear. Le chœur préparé par José Luis Basso est comme souvent impeccable et parfaitement réglé.
Pour mon goût, le véritable triomphateur est le chef Michele Mariotti, qui réussit par l’accompagnement orchestral à donner une vraie couleur à la soirée. 
Mariotti donne une impulsion et une tension dramatique fortes, mais sait aussi rendre les moments les plus lyriques vraiment émouvants. Les premières mesures de l’ouverture installent d’emblée un climat, et tout le deuxième acte est un chef d’œuvre de soutien discret, rythmé, palpitant, à l’écoute des chanteurs et essayant en même temps de les entraîner. L’accompagnement orchestral d’amami Alfredo qui doit par son intensité transcender la voix du soprano est anthologique. 
Le troisième acte réussit aussi à créer une couleur, une émotion qui naissent peut-être plus de l’orchestre que des voix. Cette direction est magistrale, parce qu’elle garde la pulsion et le tempo vif, caractère des grandes directions italiennes, mais en même temps d’une clarté exemplaire qui rappelle celle de Gatti de 2013 à la Scala, en ce qu’elle cherche sans être démonstrative, sans jamais être appuyée, à montrer la construction et les raffinements de la partition de Verdi. Elle tient l’ensemble à bout de bras. 
Le beau, ardent et triste, cher à Baudelaire. 

Le monde de Violetta: sms et Kebab ; Pretty Yende (Violetta)

Voilà donc une soirée qui ne réussit pas à convaincre avec du très grand et du perfectible et une mise en scène bien faite mais un peu trop démonstrative, qui brille par le tape-à-l’œil, moins par une substance qui ne va pas au-delà de ce qu’on a toujours su de l’œuvre, dont l’adaptation dans le monde des réseaux et de la société du spectacle laisse un peu indifférent. Même si c’est mieux que la production Jacquot (ce qui n’est pas difficile) ce n’est pas un coup de maître. À la prochaine donc.

Photos: © Charles Duprat / Opéra national de Paris

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2018-2019: BARBE-BLEUE de JACQUES OFFENBACH, le 14 JUIN 2019 (Dir: Michele SPOTTI; Ms: Laurent PELLY)

Carl Ghazarossian (Saphir) et Jennifer Courcier (Fleurette): une idylle bucolique…© Stofleth


Il y a quelque chose de familial dans cette production du Barbe Bleue de Jacques Offenbach présentée à Lyon depuis le 14 juin dernier. Familial parce que si un théâtre a rendu hommage à Offenbach, c’est bien l’Opéra de Lyon depuis plus de deux décennies, et avant même l’arrivée de Serge Dorny. Il est donc naturel qu’en 2019, deux centième anniversaire de sa naissance, Lyon affiche cette nouvelle production (en fait création à Lyon)  de Barbe Bleue, mais aussi qu’à la fin de l’année l’opéra affiche une reprise de la production de Pelly du Roi Carotte, dont la révélation avait beaucoup marqué il y a quatre ans.
Familial aussi par la fidélité marquée envers Laurent Pelly, qui a lié son nom à toutes les productions lyonnaises d’Offenbach. Serge Dorny a compris, en continuant de lui confier les Offenbach ce que cette fidélité signifiait pour la maison, pour la couleur et la cohérence de l’approche mais aussi pour les habitudes de travail avec une équipe qu’on connaît et qu’on aime. D’où cette impression d’aisance et de fluidité qu’on voit notamment dans la manière dont le chœur (emmené cette fois par l’excellente Karine Locatelli, responsable de la maîtrise de l’Opéra de Lyon) joue, chante et danse avec une joie visible et une liberté régénératrice. Serge Dorny aime inscrire sa programmation dans des fidélités, très diverses, qui créent des habitudes chez le public mais aussi dans le personnel de la maison. C’est ce que j’appelle « quelque chose de familial » : le retour de Pelly, c’est le retour du cousin rigolo qui va mettre une ambiance joyeuse dans le travail.
Ce travail est d’abord marqué par la mécanique de précision nécessaire à toute œuvre d’Offenbach, comme à toute opérette d’ailleurs. Il en va de l’opérette ou de l’opéra-bouffe comme des pièces de Feydeau : sans le rythme, sans le tempo soutenu, sans l’impeccable travail millimétré, tous les effets tombent à plat.
On chante et on danse au rythme de la musique avec des mouvements calculés, des gestes bien réglés dans une chorégraphie impeccable, le tout avec une fluidité scénique qui est la caractéristique du travail de Laurent Pelly.

Une scène de la MeS de Stefan Herheim (Komische Oper Berlin) © Iko Freese/drama-berlin.de


L’approche n’a rien de commun avec la mise en scène de la Komische Oper de Berlin (Stefan Herheim); elle est plutôt réaliste, notamment le décor initial de ferme, qui aurait pu être idéalisé et pastoral, mais qui est au contraire particulièrement ancré dans une réalité agricole d’aujourd’hui, tas de fumier compris, avec l’évocation de titres des faits divers dramatiques que sont les disparitions de femmes façon serial-killer.

Décor de l’acte I, la ferme, sous les titres de journaux locaux © Stofleth

Le cadre principal des deuxième et troisième actes est celui d’un salon qui pourrait être le salon de n’importe quel palais avec sur la droite en reproduction géante les titres de la presse à scandale ou de la presse du cœur qui relate les histoires des princes et des princesses. Là aussi, le réalisme domine dans la représentation car Pelly inscrit l’histoire dans un cadre, avec ses références et ses rapports au quotidien, d’où ensuite les décalages créés dans la loufoquerie. L’opposition de la presse locale de faits divers et la presse “people” donne aussi une idée de la distance qui existe entre les deux univers.

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Le mariage de Saphir et Hermia/Fleurette à la Cour © Stofleth

La nature d’Offenbach comme l’a souligné Barrie Kosky dans son interview publiée dans Wanderer est d’être en prise directe avec son temps pour tourner en dérision les manies ou les personnages politiques ou mondains de l’époque,  avec en premier lieu un regard acéré sur les jeux du pouvoir. Il affirme d’ailleurs le rôle d’aiguillon de l’opérette, qui parce qu’elle est populaire se permet une grande liberté de ton qui va de l’ironie sur le pouvoir aux grivoiseries marquées.
Les courtisans au début du deuxième acte chantent d’entrée
« Notre maître va paraître,
au Palais nous accourons,
force grâces force places,
voilà ce que nous voulons »
Ils sont ridiculisés dans leur manière de saluer : quand Bobèche entre, sa première réplique est « ils sont plus bas qu’hier… parfait ! ». La dénonciation de la cour et de ses petits travers est permanente. Pour rendre un peu l’effet qu’Offenbach pouvait avoir sur les spectateurs du temps il suffirait de faire de Bobèche et de son épouse une imitation d’Emmanuel Macron et de Brigitte ou de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni : les phénomènes de cour sont récurrents ; quant à Barbe-Bleue on pourrait lui donner les traits de quelque séducteur invétéré et infatigable profitant de sa position… il y en a eu dans le monde politique récent…. On verrait alors si le pouvoir le supporterait. On se rappelle que Les Grenouilles d’Aristophane dans la mise en scène de Luca Ronconi à Syracuse affichait tous les personnages du personnel politique berlusconien de l’époque et leurs effigies furent retirées par l’action légale d’un obscur et imbécile berlusconien local.

La cour de Bobèche (Christophe Mortagne) © Stofleth

La question du rapport à l’époque n’est pas posée en des termes aussi directs par Pelly qui reste plus sage à cet égard mais la satire est bien claire et bien des excellences qui gravitent autour du pouvoir pourraient se reconnaître sous la figure des courtisans. La loi du genre est celle du comique et de la gentillesse et ainsi la monstruosité de Barbe-Bleue est-elle compensée par l’astrologue Popolani et celle de Bobèche par le comte Oscar; Offenbach met en scène des monstres parallèles: d’une part le roi jaloux de son pouvoir et de rivaux éventuels auprès de sa femme qu’il fait tuer et d’autre part Barbe-Bleue épouseur et meurtrier.
Voilà qui ne valorise ni le pouvoir ni la classe aristocratique; il faut toujours voir derrière ces histoires loufoques une lecture de la société du temps. Le genre opérette en France n’a pas survécu à l’affadissement de ses œuvres les plus traditionnelles tout comme d’ailleurs la culture des chansonniers : l’heure est au consensus mou et télévisuel, pour aseptiser les spectacles et anesthésier le spectateur. Et la véritable opérette ne mange pas de ce pain fade.

Il est clair qu’Offenbach s’adresse à un public averti qui sait lire entre les lignes, un public plutôt urbain, voire exclusivement parisien. Laurent Pelly reste en-deçà d’une satire trop directe et préfère travailler à la mécanique comique et à une vision plus générique et moins ciblée, même si le premier acte est vraiment inscrit dans une réalité socialement dégradée. Il travaille donc plus directement sur la question des classes sociales et sur la manière dont les paysans/agriculteurs sont exploités par les aristocrates/patrons ( les puissants du coin) comme on le ressent dans la relation de Barbe-Bleue aux paysannes et à la question de la « Rosière » : il s’agit simplement d’une resucée du droit de cuissage  déjà dénoncé par Beaumarchais de Le Mariage de Figaro.

Par ailleurs, la relation du « prince charmant »  Saphir déguisé et de la bergère Fleurette, au-delà du lien à l’univers des contes de fées (dont Barbe-Bleue est d’ailleurs aussi issu), est une allusion claire au monde de la Pastorale et aux bergers d’Arcadie, une image de paradis dont Pelly se libère en insérant le premier acte dans la dure réalité du travail agricole.
Il y a en effet une culture classique et mythologique largement partagée à l’époque dont les références aujourd’hui ont disparu et qui nécessitent adaptation, même si les interventions d’Agathe Mélinand sont limitées.
Il est vrai que la culture classique et ses références étaient naturelles à l’époque d’Offenbach , elles sont aujourd’hui moins claires au public. Si Fleurette est une allusion probable à l’expression « conter fleurette », le nom qu’on lui donne à la cour, Hermia, est issu du Songe d’une Nuit d’été de Shakespeare et c’est le nom de la fille du Roi Égée. En revanche le roi et la reine au-delà des assimilations modernes dont pourrait rêver sont vus comme des rois et reines de contes de fées pris à rebours en quelque sorte: loin d’être bienveillant le roi Bobèche est lâche, vaniteux, cruel et la reine un peu cruche ; ainsi le personnage de Boulotte est-il essentiel à la trame parce qu’il rompt tous les usages policés de la Cour notamment dans les rapports hommes-femmes (le baiser sauvage à Saphir), par son absence totale de retenue.
Boulotte est une nymphomane aux formes avantageuses « c’est un Rubens ! » chante-on d’elle à l’acte I . Elle rompt tous les codes, c’est le ver dans le fruit ou le loup dans la bergerie. Il est donc essentiel que le rôle soit interprété une chanteuse-actrice qui remplisse la scène car c’est sans conteste le rôle principal (confié à la création à Hortense Schneider). Boulotte, c’est ce qu’elle est (bien en chair) et c’est aussi ce qu’elle fait car elle boulotte les hommes par sa nymphomanie permanente. Elle est en quelque sorte le versant féminin de Barbe-Bleue. On peut supposer que le couple qu’elle formera au final sera assez explosif.
Comme on le voit l’ensemble n’est pas si simple. C’est une œuvre  à plusieurs entrées qui peut donner cours à des mises en scène très diverses. ; aussi Barbe-Bleue n’est-elle pas une œuvre secondaire comme on a pu l’écrire, même si elle est peu jouée. Et la vision de Pelly  n’est pas une vision au premier degré, mais reste relativement loin de lourds symboles : elle laisse l’imaginaire du spectateur vagabonder.

Musicalement les choses ne sont pas si simples non plus.  
Offenbach a beaucoup étudié Mozart et beaucoup écouté Rossini et lu ses partitions. Il ne faut jamais oublier que Rossini, même après avoir renoncé à écrire des opéras, reste le compositeur le plus célèbre et le plus joué en Europe, et surtout une référence qu’on retrouve soit chez un Donizetti ou un Auber, soit dans le Grand Opéra qu’il a créé avec son Guillaume Tell. Or Offenbach est à l’écoute des modes du temps,  et connaît parfaitement son Rossini et les grands compositeurs qui ont essaimé depuis 1830.
Comment ne pas reconnaître Rossini dans la tempête du début du deuxième tableau de l’acte II par exemple. Ou dans la scène entre Barbe-Bleue et Boulotte au bord de la mort un écho des drames du Grand Opéra, avec ses excès et sa grandiloquence? Et ce qui fait la difficulté de l’approche musicale c’est qu’il peut être à la fois mozartien avec un orchestre assez léger et puis passer à un mode symphonique plus lourd comme dans ce deuxième tableau de l’acte II dans les caves du château qui ressemblent à l’antre d’un médecin légiste. On trouve donc à la fois des ruptures de style (on peut passer de Mozart à Meyerbeer), des ruptures de tempo très nombreuses, ce qui rend l’approche délicate, où seuls les chefs qui ont la précision, les impulsions, le nerf et une musicalité accomplie peuvent réussir à dominer un style où l’on retrouve sur le mode parodique Rossini Donizetti et Meyerbeer tout à la fois.
Cette maîtrise, le jeune chef milanais Michele Spotti la possède déjà à 26 ans : dès le départ on sent une impulsion, un rythme, une nature: il fait apparaître les différentes couleurs de la partition et surtout fait entendre son épaisseur sonore variable, de la légèreté de l’ouverture à des moments plus imposants dans le deuxième ou le troisième acte. Tout cela en fait l’artisan principal de la réussite de la soirée : il y a longtemps que l’on n’avait pas entendu un Offenbach si raffiné et si juste, dans le style, dans la couleur mais aussi dans l’ironie et la parodie. Un chef italien pour Offenbach, cela paraît évident quand on sait où puisait sa veine parodique le génial « Mozart des Champs Elysées » comme Rossini lui-même l’avait appelé. Et pourtant ils ne sont pas si nombreux les chefs de la Péninsule qui s’y sont frottés. L’orchestre excellent le suit et fait tout entendre, sans une seule scorie, avec une rare dynamique.
Voilà un nom à retenir, qui s’ajoute à la liste déjà longue des jeunes chefs italiens qui émergent depuis quelques années, et qui constitue une génération très riche d’avenir. C’est aussi le signe de la qualité de la formation à la direction d’orchestre dispensée au Conservatoire Giuseppe Verdi de Milan.
Nous avons déjà évoqué le chœur excellent dirigé par Karine Locatelli, rompu à l’exercice par une longue fréquentation des mises en scène de Pelly et de cette musique. Le chœur de Lyon, un peu comme celui d’Amsterdam, est très perméable aux mises en scènes et s’adapte avec engagement à toutes les situations, tout en gagnant régulièrement en qualité.
Du côté de la distribution voisinent des vieux routiers d’Offenbach et des jeunes, les jeunes plutôt du côté des voix féminines et les vieux routiers du côté des hommes, si l’on excepte le très bon prince Saphir de Carl Ghazarossian. Offenbach, pas plus qu’il n’est facile à diriger, n’est pas facile à chanter. Yann Beuron, excellent Barbe-Bleue, très efficace, possède l’abattage (c’est le cas de le dire…) vraiment désopilant dans son rôle de « parrain » des faubourgs ou des fermes, mais avec quelques rares problèmes sur les suraigus; la voix garde néanmoins sa souplesse, et compose le personnage délirant (et un peu inquiétant) qu’on attend.

Yann Beuron (Barbe-Bleue) au milieu des “rosières” putatives © Stofleth


Christophe Gay est le « gentil » astrologue Popolani, qui ne fait rien d’autre que de récupérer à son profit (ou au profit de son « Popol ») les femmes que Barbe-Bleue a condamnées, en les gardant dans un salon capiteux, à l’atmosphère de maison close (très close en l’occurrence), voix claire, très expressive, agilité sur scène et jeu très naturel et fluide.
Christophe Mortagne est le roi Bobèche ridicule et odieux, qui fait tuer les courtisans qui courtisent sa femme de trop près. C’est une caricature de souverain autoritaire (un peu comme le Roi Carotte qu’il a joué à Lyon justement), mais plus que celle de Napoléon III, c’est celle de tout pouvoir abusif et lâche, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Bobèche a tous les défauts du genre, d’autant plus autoritaire qu’il n’a point d’appui pour garantir son pouvoir, d’où sa manière rapide de vendre sa fille à Barbe-Bleue qui est quant à lui une réelle menace armée. C’est ainsi que s’expliquent les comportements du Comte Oscar (Thibault de Damas, voix bien timbrée de baryton basse, avec un bonne diction, utile dans un rôle très parlé) et de Popolani pour Barbe-Bleue: ils essaient de limiter la casse en « trahissant » à leur profit.
Le Prince Saphir est dans ce quatuor une (in)utilité au départ. Le personnage est fade, c’est Hermia (Fleurette) qui va le chercher et l’impose, les personnages féminins semblent plus décidés et dynamiques que les personnages masculins. Il s’oppose néanmoins en duel à Barbe-Bleue, qui n’en fait qu’une bouchée: il est donc quand même chevaleresque. Carl Ghazarossian n’a pas une voix très puissante, mais s’en tire avec un bon phrasé et une bonne projection, tout comme la reine Clémentine d’Aline Martin.
La jeune Hermia/Fleurette (Jennifer Courcier) a une voix claire et juvénile, au volume cependant limité, mais c’est une interprète fraiche et engagée scéniquement.
Enfin, Boulotte, rôle principal, mené tambour battant par la jeune Héloïse Mas, qui a à la fois la présence et le dynamisme, dans un rôle qui pourrait vite sombrer dans la vulgarité et pour lequel elle garde un entrain joyeux et jamais graveleux. La voix est puissante, homogène, contrôlée avec de beaux aigus et des graves bien timbrés. Elle donne à ce rôle une belle personnalité et l’incarne avec bonheur. Il faudra la réentendre dans d’autres rôles. Elle a triomphé et ce n’est que mérité.
Au total, la soirée a laissé le public ravi, souriant, qui chantonnait souvent en sortant. Offenbach avait opéré, dans la maison qui l’a le mieux servi depuis des décennies. Au vu de la manière piteuse dont ce bicentenaire est fêté en France, ce sont les maisons de région, pas seulement Lyon d’ailleurs, qui portent le flambeau. Ce Barbe-Bleue est à revoir à L’Opéra de Marseille en décembre et janvier.

Yann Beuron (Barbe-Bleue) et Héloïse Mas (Boulotte) © Stofleth

La représentation:
Jacques Offenbach (1819-1880)
Barbe-Bleue (1866)

Opéra-Bouffe en trois actes de Henri Meilhac et Ludovic Halévy
adapté par Agathe Mélinand

Direction musicale: Michele Spotti
Mise en scène et costumes: Laurent Pelly
Adaptation des dialogues: Agathe Mélinand
Décors: Chantal Thomas
Lumières: Joël Adam

Barbe-Bleue: Yann Beuron
Le Prince Saphir: Carl Ghazarossian
Fleurette: Jennifer Courcier
Boulotte: Héloïse Mas
Popolani: Christophe Gay
Le roi Bobèche: Christophe Mortagne
Le Comte Oscar: Thibault de Damas
La reine Clémentine: Aline Martin

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon
Chef des choeurs: Karine Locatelli