Modeste P. Moussorgski (1839–1881)
La Khovantchina (Хованщина) (1872–1880)
Drame musical populaire en cinq actes
Livret du compositeur d’après l’édition originale de Pavel Lamm
Révision et orchestration de Dimitri Chostakovitch, scène finale par Igor Stravinsky
Créé le 21 février 1886 (version Nikolaï Rimski-Korsakov) à Saint-Pétersbourg
Mise en scène : Calixto Bieito
Direction musicale : Alejo Pérez
Scénographie : Rebecca Ringst
Costumes : Ingo Krügler
Lumières : Michael Bauer
Dramaturgie : Beate Breidenbach
Le Prince Ivan Khovanski : Dmitry Ulyanov
Le Prince Andreï Khovanski : Arnold Rutkowski
Le Prince Vassili Galitsine : Dmitry Golovnine
Dossifei : Taras Shtonda
Marfa : Raehann Bryce-Davis
Le boyard Chaklovity : Vladislav Sulimsky
Emma : Ekaterina Bakanova
Le Scribe : Michael J. Scott
Susanna : Liene Kinča
Envoyé de Golitsyne / Streshnev, Un jeune héraut : Rémi Garin
Kouzka : Emanuel Tomljenović
Premier Strelets : Vladimir Kazakov
Second Strelets : Mark Kurmanbayev
Varsonofiev : Igor Gnidii
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève
Direction des chœurs : Mark Biggins
Orchestre de la Suisse Romande
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Khovantchina n’est pas si fréquente sur les scènes et sans fréquentes nouvelles productions. Paradoxalement c’est la Scala de Milan qui dans les grands théâtres européens (exception faite des théâtres russes évidemment dont c’est le répertoire) l’a représenté le plus fréquemment, depuis 1949 avec une certaine régularité (dernière production de Mario Martone sous la direction de Valery Gergiev en 2019). Il faut attendre 1989 pour que l’Opéra de Vienne en fasse une production maison: le titre, présent depuis 1964, avait été proposé par des troupes extérieures invitées (Belgrade ou Sofia). Cette production d’Alfred Kirchner valait par la direction sublime de Claudio Abbado (CD et Vidéo), grand moussorgskien devant l’éternel, et une nouvelle production de Lev Dodin lui a succédé en 2014. À Paris (où l’œuvre a été créée en 1923) depuis la tournée du Bolchoï de 1970, il faut attendre 2001 pour une production maison d’Andrei Serban qui continue d’être reprise (2013, 2022). La dernière production de la Bayerische Staatsoper remonte à 2007, reprise en 2008, dans une mise en scène de Dmitry Tcherniakov, jamais reproposée depuis. À Genève la dernière production remonte à 1982, ce qui justifie largement la nouvelle production dont nous allons rendre compte.
Il s’agit d’un « drame musical populaire » – c’est sa qualification et d’un drame historique se référant à des réalités que le spectateur maîtrise mal reflétant les luttes de différents factions qui gravitent autour du pouvoir en Russie à la fin du XVIIe, mais aussi les luttes religieuses entre les « traditionnalistes » (ici les « Vieux Croyants ») et les partisans d’une ouverture religieuse et d’évolutions de l’orthodoxie, dont le nom à lui seul dit clairement les enjeux en cours. Tout cela rend compliquée une lecture littérale de l’œuvre par le spectateur. Pourtant, la France du XVIIe a connu des événements semblables, comme la Fronde (les grandes familles nobles contre Louis XIV) ou les conflits religieux (il suffit de penser au Jansénisme). Les événements reflètent en effet des mouvements que bien des peuples ont connus ou même connaissent encore, d’où de choix fréquents d’actualisation. C’est à Genève le choix de Calixto Bieito.
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J’ai tenu à prolonger par ces remarques personnelles l’opinion exprimée lors de mon passage sur LémanBleu.tv le 26 mars dernier: Consulter ci-dessous la vidéo
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Quelques notes de contexte :
L’œuvre est musicalement problématique dans la mesure où elle est inachevée, Moussorgski étant mort (1881) avant d’avoir pu l’orchestrer, c’est Nikolaï Rimski-Korsakov qui en a fait l’orchestration jouée essentiellement jusqu’à la fin des années 1970. Une autre version moins connue a été présentée par Diaghilev en 1913 au Théâtre des Champs-Élysées avec une large part réorchestrée par Maurice Ravel, et le chœur final par Igor Stravinsky.
À la fin des années 1950, Dmitri Chostakovitch décide de réorchestrer l’œuvre à partir de l’édition critique établie par Pavel Lamm de la partition chant et piano. À la faveur du retour à la version originale de Boris Godounov à la fin des années 1970 (présentée à la Scala en 1979 par Claudio Abbado), peu à peu s’impose la version Chostakovitch considérée comme plus respectueuse de l’esprit de Moussorgski. Reste le final ouvert sur le futur (Pierre le Grand) chez Chostakovitch et Rimski-Korsakov, qui ne convient pas à certains chefs, ce qui a motivé le choix par Claudio Abbado en 1989 à Vienne du final de Stravinsky, très sombre, très noir, comme aujourd’hui dans la version présentée à Genève.
Autre problème, une dramaturgie difficile dans la mesure où il s‘agit d’une fresque historique avec des scènes peu liées les unes aux autres, qui pratiquement rend compte de la fin de la vieille Russie aussi bien politique que religieuse (avec le règne des clans boyards et des nobles très autonomes) au moment où va se réaffirmer la puissance du Tsar, après des longues périodes d’instabilité (quasiment un siècle) qui ont suivi la mort d’Ivan IV le Terrible.
La question historique se pose en Russie au XIXe, période de revendication d’une authentique culture russe, contre les tendances à sa négation, notamment dans les classes dirigeantes. N’oublions pas qu’au début du XIXe, toute l’aristocratie russe est tournée vers l’Europe, parle français, et certains ne parlent même pas russe (Tolstoï raconte cela très bien dans Guerre et Paix) et qu’avec Pouchkine (mort en 1837) d’un côté, et de l’autre Karamzine (mort en 1826) avec son Histoire de l’État russe se construit dans les élites un embryon d’identité russe.
C’est ainsi qu’il faut entendre l’expression « drame musical populaire », et notamment le qualificatif « populaire ». Il faut toujours rappeler qu’avec les naissances des nationalismes au XIXe siècle naît aussi la notion d’art national, dont le symbole est souvent l’opéra. La naissance des opéras nationaux est un phénomène qui est l’indice d’une revendication nationale. On est toujours étonné que l’opéra, aujourd’hui art de niche que nos gouvernants préfèreraient laisser mourir de sa belle mort parce qu’insuffisamment « populaire » (ou populiste), ait porté haut les premières idées nationales, c’est par exemple Smetana à Prague, ou Erkel à Budapest, créateurs des opéras « nationaux », et Glinka en Russie. Que la plupart des livrets des premiers opéras russes soient tirés de Pouchkine nous montre qu’à opéra national correspond aussi naissance d’une littérature nationale.
L’opéra a donc forcément une valeur pédagogique, il s’agit aussi d’enseigner une histoire, qui va être une leçon pour le spectateur : non seulement il regarde une œuvre d’art, mais aussi une leçon d’histoire nationale, valable pour la construction du futur. Khovantchina s’insère dans ce type de projet, parce que Moussorgski en fait le lieu des déchirures et des contradictions d’un pays qui ne les a pas tout à fait résolues : conservatisme religieux, ouverture au monde et à l’Europe, oligarchies, clans, il y a tout cela dans Khovantchina qui en fait une œuvre qui parle aussi aux spectateurs contemporains… Et pour le faire percevoir, il faut de la clarté, de la lisibilité : il faut que l’œuvre communique clairement avec le public.
Boris Godounov traite aussi d’un épisode de l’histoire russe, du début du XVIIe siècle, mais s’appuie sur le drame de Pouchkine, autour du personnage du Tsar, qui est l’objet d’un vrai portrait psychologique et politique et constitue donc un drame plus charpenté. Ici, Khovantchina (qui est le nom russe donné pour la révolte des princes Khovanski) a été écrit par Moussorgski lui-même, aidé par le critique d’art Vladimir Stassov, proche du groupe des cinq (Modest Moussorgski, César Cui, Mili Balakirev, Nikolaï Rimski-Korsakov, Alexandre Borodine) à partir de documents de l’histoire russe, et constitue plus un panorama, une fresque, sans avoir exactement de personnage phare, sinon trois profils marqués d’importance égale, comme le prince Ivan Khovanski, le chef des « Streltsy », son armée « privée », Dossifei, le chef des Vieux Croyants, et Marfa, sa fille amoureuse d’Andrei, le fils d’Ivan Khovanski.
Marfa est sans doute le personnage le plus fouillé, qui traverse tout l’opéra tiraillé entre sa foi et son amour. C’est aussi pourquoi ses airs contiennent sans doute les mots les plus sentis et peut-être la musique la plus belle.
Nous avons souligné que les personnages en place sont des profils, il y a ceux qui défendent l’ordre ancien, politique et religieux, Dossifei, Ivan Khovanski, Marfa (Andrei Khovanski qui apparaît moins est presque plus « anecdotique »). Il y a d’autres profils moins soulignés de l’autre côté, Galitsine, le favori de la régente Sophie, ouvert au changement et à l’Europe, et puis Chaklovity, le nageur en eau trouble, qui suit le vent et en tire les conséquences en assassinant Khovanski.
Enfin il y a le peuple, au nom de qui tout cela se déroule et qui, comme toujours, paie la facture et duquel émergent quelques personnages secondaires, comme le scribe, ou Kouzka, un strelets (membres des Streltsy, la « milice » des Khovanski, rappelons-le) qui commentent l’action.
La scène finale, un suicide collectif des Vieux Croyants dont on a encore des exemples dans les sectes d’aujourd’hui, reprend des initiatives attestées au XVIIe de groupes de Vieux Croyants disséminés dans toute la Russie, dont le mouvement s’est poursuivi en réalité bien au-delà du XVIIe puisqu’il existe encore aujourd’hui des Vieux Croyants.
L’enjeu religieux fait écho au trouble suscité par les réformes du patriarche Nikon, puis par le concile de 1666, sanctionnant une ouverture de l’église russe envers les églises orthodoxes plus proches de Constantinople alors qu’une grande partie des croyants considéraient l’église orthodoxe grecque comme corrompue, et la prise de Constantinople en 1453 comme une punition divine. La pureté de la Russie contre les dérives de l’orthodoxie non russe et Constantinople comme nouvelle Sodome, cela rappelle fortement l’idée qui présida au sac de Rome en 1527-1528 et à la naissance de la Réforme dans le monde catholique. Derrière des enjeux religieux (des modifications du rituel relativement légères), des enjeux politiques également, où l’église orthodoxe voulait affirmer sa suprématie sur le pouvoir temporel et donc le Tsar. Il en résulte un schisme (Raskol) dont les conséquences se poursuivront jusqu’en 1905, date à laquelle il est désormais interdit de parler de schisme mais où les pratiques des Vieux Croyants et les rituels spécifiques survivront.
L’enjeu politique était aussi complexe dans la mesure où à la fin du XVIIe se joue le pouvoir au sommet : la lutte pour le pouvoir entre la régente Sophie et son demi-frère le Tsar Pierre, se terminera par la défaite de la première et sa réclusion dans un monastère. C’est une donnée qui ajoute à la confusion et que Moussorgski a simplifiée, fusionnant des événements qui se déroulent de 1682 à 1689.
Au-delà des méandres de l’histoire, Moussorgski fait des Khovanski dont le rôle en réalité ne fut pas si essentiel l’emblème politique et de Dossifei l’emblème religieux des tenants de la vieille Russie, face au pouvoir des Tsars, (et là-dessus aussi bien Sophie que Pierre ont la même vision) désireux d’ouvrir la Russie vers l’occident et une certaine modernité. Et ainsi le suicide collectif final consacre la fin de la « Vieille Russie » refermée sur elle-même.
La production de Calixto Bieito
Calixto Bieito a signé en 2013 une mémorable production de Boris Godounov, encore au répertoire de la Bayerische Staatsoper, dans sa version originale de 1869, particulièrement concentrée, qui contraste singulièrement avec la vision au contraire assez diluée de sa Khovantchina présentée à Genève qui relie avec force la trame à la Russie d’aujourd’hui.
L’idée de lier les drames historiques de Moussorgski à la Russie d’aujourd’hui n’est pas neuve à l’opéra. L’une des productions les plus frappantes des quarante dernières années fut le Boris Godounov de Herbert Wernicke à Salzbourg, en 1994 puis 1998, qui offrait sur la vaste scène du Grosses Festspielhaus de Salzbourg un immense cyclorama en forme de galerie de portraits de tous les tsars, se terminant par ceux des hiérarques de l’URSS. Castorf reprit largement l’idée dans une vision radicalement autre à Hambourg en 2023, pour ne parler que des metteurs en scène visionnaires. Mais Wernicke fut le premier, il y a 31 ans… il suffisait au spectateur de regarder ce cyclo pour tout comprendre (Il existe là encore un Cd et une vidéo).
Calixto Bieito reprend l’idée du cyclorama mais en version 2025, plus technologique… Un cyclorama fait de LED structuré ou destructuré, jouant sur une succession d’images très diverses, très éclatées, claires quelquefois, plus cryptiques à d’autres devant lequel le drame se déroule. Le mur de LED, c’est aussi le principe dont use un Davide Livermore, bien plus médiocre que Bieito, laissant la trame se dérouler devant le mur sans trop s’en préoccuper, soignant surtout la profusion d’images. L’avantage du LED, c’est la garantie d’effets multiples, du trompe l’œil à la fresque traditionnelle, à la galerie de photos ou aux bandes dessinées géantes. Dans cette production, la première image de hall d’aéroport avec une population trainant ses valises à roulettes est impressionnante de réalisme.
Ainsi Bieito va faire se succéder des images très différentes, qui vont du Lac des cygnes et des tutus référencés au Bolchoï, à une page entière de code informatique, ou à une galerie de portraits de prisonniers politiques, voire un ours assoiffé de sang qui reprend la phrase de Staline à propos de la famine organisée en Ukraine : « on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs. ».
Tout le spectacle s’était ouvert sous la citation du même petit père des peuples, un vrai programme politique qui mettait l’œuvre sous le haut patronage de Joseph Staline :
« La mort est la solution à tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problème ».
Notons d’ailleurs aussi qu’Ivan Khovanski dès qu’il apparaît en scène est appelé par le peuple « père » (батька) qualificatif réservé aux tsars, et aux gens de pouvoir dont on qualifiera aussi Staline. Il est par ailleurs aussi appelé « cygne blanc » (« Слава лебедю белому : gloire au cygne blanc ! ») ce qui est l’occasion de proposer à l’écran un rang de danseuses du Lac des cygnes (forcément) avec son jeu cygne blanc-cygne noir, qui est d’ailleurs un jeu métaphorique à plusieurs entrées.
La piste évidemment nous mène à Khovanski puisqu’il est appelé « cygne blanc » et qu’il sera aussi appelé ainsi par le chœur au moment de sa mort et sarcastiquement par son assassin Chaklovity (« ой cлава лебедю белому, Ладу Ладу / louange au cygne blanc ladou, ladou ») tandis que les ballerines réapparaitront à l’écran.
On atteint là un peu la limite de l’exercice. Les ballerines évoquent sans aucun doute pour le spectateur le ballet académique, le Bolchoï et toute une mythologie russe, mais aussi d’une certaine manière Tchaïkovski, bien plus ouvert au romantisme européen que les membres du groupe des cinq auquel Moussorgski appartenait, bien plus attachés à défendre une identité russe, et donc pourraient décliner le conflit en cours entre vieille et nouvelle Russie, sans compter en plus que le Bolchoï fut et reste une carte de visite de l’URSS et aujourd’hui de la Russie, et donc aussi un emblème identitaire : un nœud de signes auquel le seul affichage de cette image métaphorique peut ouvrir.
En effet, le défilé des images LED gigantesques et très bien faites par ailleurs (décor de Rebecca Ringst) va de l’illustration à la métaphore, et constitue un élément de distraction non indifférent pour qui découvre l’intrigue. Ici l’aéroport et cette population en attente de départ d’ailleurs d’exil, de destin (au choix), dont on aurait peut-être pu faire l’économie, là un tableau de code informatique rouge derrière Khovanski et Kouzka son bouffon qui pourrait être une allusion à la guerre hybride et à toutes les attaques cyber qui viennent de Russie, à l’espionnage informatique et à l’intelligence artificielle : après le cygne, les signes…
Et puis, plus illustratives, des portraits et des photos de probables prisonniers politiques, ou de noirs graffitis à la Jackson Pollock, ou des échos des personnages en scène qu’on voit représentés sur le mur d’images (Galitsine), voire des fresques de l’époque stalinienne très « réalisme socialiste » entre soldats, avions, peuple et héros. Les images (vidéos de Sarah Derendinger) passent, finissent par lasser parce que le propos a été compris depuis longtemps, avec de lourdes allusions à Staline par les citations mais aussi par ce catafalque qui défile au tout début et que Kouzka en bon bouffon se met à dévorer goulument dans une scène à la Peter Greenaway (Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant), comme ces scènes d’anthropophagie où l’on veut ingérer l’âme du défunt.
Pour mon goût, les scènes les plus impressionnantes sont peut-être celles où les LED s’éteignent et où ces immenses constructions métalliques éteintes et noires, rendent cet univers presque constructiviste, aidé des lumières très efficaces de Michael Bauer. Mais très vite, comme les choses ont été comprises par le spectateur, il reste donc à voir ce qui se passe non le long du mur LED, mais sur la scène.
Là encore, des idées possibles, mais aussi des moments plus flous, qui rendent ce spectacle bien moins convaincant que ses deux précédents sur cette scène, Guerre et Paix et Lady Macbeth de Mzensk, beaucoup plus ciblés, plus efficaces, moins dilués voire dilatés et moins « maniérés ».
Il y a des scènes très claires, comme celle où Galitsine, sorte d’oligarque amant de la Régente Sophie et partisan de « l’ouverture à l’ouest » (usons d’une terminologie d’aujourd’hui) est sur un podium lumineux et moderne, assis à côté d’un bar à spiritueux en forme de parlement européen, manière d’afficher ses goûts, avec tous ses petits drapeaux que Khovanski d’un côté et Chaklovity de l’autre vont s’ingénier à mépriser, l’un en piétinant les drapeaux et l’autre en y mettant le feu.

La scène qui met en scène la discussion entre le vulgaire Khovanski, en battle dress noir, rappelant les milices d’aujourd’hui, au représentant des vieux croyants Dossifeï vêtu d’un phénolion (la chape qui recouvre les habits sacerdotaux des orthodoxes) constitué d’un tapis élimé attaché sur une icône accrochée sur la poitrine, symbole d’humilité et de pauvreté (même si Dossifeï, tout comme Marfa, est de sang princier) et à Galitsine, costume trois-pièces élégant montre évidemment à travers les costumes la situation et les orientations des uns et des autres.
Que le fils d’Ivan, Andrei, soit lui aussi habillé en costume-cravate indique l’évolution des générations et les possibles évolutions politiques qui pourraient suivre, mais indique surtout qu’il se tient à part, il lutine les jolies femmes, Marfa, Emma ou d’autres, en bon fils de bonne noblesse un peu mis de côté (et de fait, il apparaît au premier acte et à la fin).
L’arrivée de Marfa habillée de noir, vaguement « gothique » et assez monumentale, derrière Galitsine, comme une sorte de fantôme ou de sorcière inquiétante est en revanche un beau moment, mais celui où elle lui présente une bassine pour qu’il y lise son avenir est en revanche plus cryptique, c’est évidemment un miroir aux alouettes, un objet vulgaire dans lequel il ne peut lire son avenir, sauf à rapprocher la bassine de la baignoire dans laquelle Ivan Khovanski va être assassiné un peu plus tard, il y a là évidemment une ironie cinglante, du genre « la roche tarpéienne est près du Capitole » quand il y plonge la tête pour réagir ensuite et essayer de faire tuer Marfa. Tout est une affaire de linge sale.
Dans l’ensemble, la première partie est un peu plus riche d’idées que la deuxième, mais aussi bien les mouvements du chœur, assez sommaires dans la première partie ou derrière le décor, que le travail sur les personnages restent un peu superficiels, si l’on excepte ce que la mise en scène fait de Marfa, une vraie figure inquiétante entre la sorcière et la gothique comme on l’a dit(costumes de Ingo Krügler) , qui tranche avec les autres, et notamment les autres femmes : Emma (la jeune femme reluquée par Andrei et Ivan, que Marfa va sauver) – qui est notons-le, luthérienne, est habillée de teintes claires et lumineuses, et Suzanna qui sautera à la gorge de Marfa est un produit de la soldatesque ambiante que traduit sa violence.

Plus largement l’impression qui domine est qu’au-delà des moyens importants mis à disposition, dont le résultat peut impressionner un moment, on est assez vite lassé dans la mesure où l’on comprend que violence et trahison sont les deux mamelles de l’œuvre et de la mise en scène qui devient vite répétitive.
Il en résulte aussi un problème de lisibilité, le chœur qui est soit le « peuple » (on sait ce que ce qualificatif renferme d’ambiguïté), soit les Vieux Croyants, soit les Streltsy, c’est à dire l’armée (on dirait aujourd’hui la milice) à la solde des Khovanski, reste souvent un ensemble de voix pas toujours identifiable (sauf quand ils entourent Dossifeï dans leur tunique blanche presque sacrificielle) avec des jeux d’éclairages qui ne l’avantagent pas.
La trame bascule à la fin du troisième acte. Le tsar Pierre a vaincu les Streltsy et Khovanski ne peut plus rien faire : la fin est en vue.
Et la mise en scène présente le boyard Chaklovity dans son monologue « Cпит cтрелецкое гнездо (il dort le nid des Streltsy) » en train de récurer avec soin une baignoire. Deux signes ne trompent pas, il revêt des gants de vaisselle jaunes, la couleur de la trahison, pour la récurer, et la baignoire fait penser à la fois aux suicides qu’on ordonnait dans l’empire romain (on pense à Sénèque) mais aussi à l’assassinat de Marat. C’est le moment où un assassinat est prémédité et on est là encore dans la métaphore insistante : la baignoire va se balader sur la scène avant de servir à Khovanski. On n’imagine pas Chaklovity arrivant chez Khovanski poussant une baignoire, mais elle va ici devenir signe inquiétant, tournant sur le plateau. Il faut toujours se méfier des baignoires baladeuses…
Alors les quatrième et cinquième acte constituent la chute des vaincus, l’assassinat d’Ivan Khovanski d’abord (dans l’histoire, il a été condamné et exécuté) et la défaite des Vieux Croyants et leur sacrifice.

Le premier tableau du quatrième acte est sans doute l’un des tableaux musicaux les plus connus de l’œuvre (les danses persanes), et particulièrement travaillé par la dramaturgie: il commence par une scène de divertissement un peu forcée et se termine par un assassinat… Khovanski noie ses craintes face à sa défaite dans l’alcool et les femmes, des femmes qui l’entourent en battle-dress noir et qui peu à peu se dévêtiront (treillis et justaucorps) en une chorégraphie un peu lourdingue lors des fameuses « danses persanes ». Moussorgski a évidemment voulu avec les danses persanes alléger l’atmosphère, éliminer ou dissimuler l’idée d’assassinat pour mieux ménager le coup de théâtre final… une scène digne d’un harem aux crimes mystérieux… L’Orient compliqué…
L’arrivée de Chaklovity (et Khovanski étranglé ou noyé dans sa baignoire) résout l’ensemble : l’image finale est celle des femmes écroulées à terre, de Khovanski dans sa baignoire tandis que Chaklovity chante ironiquement le cygne blanc.

L’assassinat de Khovanski ajouté à la défaite de sa milice les Streltsy met un terme à la révolte.
Restent les Vieux Croyants.
Suit alors la fin de l’acte IV et l’acte V, regroupés dans un tableau dont le lien est un wagon de train, qu’on a déjà vu à quelques reprises en vidéo, du genre « aller simple en Sibérie »…
C’est une scène longue, qui marque une nette chute d’inspiration. On y retrouve le peuple et ses valises à roulettes, rappel de la première image, comme une construction en boucle, sauf que l’exil aéroportuaire est ouvert, ouvre vers un autre possible, tandis que l’exil ferroviaire est définitif et mortifère.
On connaît en effet la symbolique du train, trains de déportés, trains vers la Sibérie, mais aussi, selon Bieito dans le programme de salle, « Le train de l’histoire (qui) entraine tout sur son passage » et sa fin est une vision de la fin d’un monde, le nôtre.
Une des forces de cette œuvre est qu’elle montre la fin de tous les protagonistes (Chaklovity excepté, mais l’histoire lui a réglé son compte), sans que jamais n’apparaissent les vainqueurs : l’œuvre est vue d’en bas, du peuple et des révoltés, des « résistants », qui sont aussi des décalés de l’histoire, qui ne se rendent pas compte qu’ils sont vaincus dès le départ. Deux éléments intéressants dans le livret : Le Prince Galitsine, le favori de la régente, envoyé en exil, car il n’est jamais bon de s’approcher trop près d’un soleil au risque de s’y brûler, ni de croire que le pouvoir qu’on tient d’autrui est définitif. Un favori est une balle de bilboquet.
Et puis quand Khovanski est mort, et les Streltsy vaincus, on les amnistie. Manière d’associer ce qui reste des milices armées au pouvoir vainqueur, cela peut toujours servir : les milices Wagner ont survécu à Prigojine. La clémence de Titus ou des Tsars est toujours politique, jamais humaniste.
Et ceux qui restent, les derniers résistants, les derniers des mohicans prendront le train…

Le train est un wagon moderne dans lequel vont s’entasser les Vieux Croyants, et devant lequel on voit Galitsine, en guenilles, partir en exil, l’air hagard de ceux qui sont passés auparavant par une clinique psychiatrique, là encore Capitole et Roche Tarpéienne.

Puis Andrei Khovansky, seul depuis la mort de son père, et lui aussi un peu hagard cherche à rassembler ses Streltsy, vaincus : il est totalement en dehors de la question, et cela confirme l’impression initiale d’un Andrei complètement marginalisé et dépolitisé, avec une Marfa qui l’emmène au supplice dans une relation qui ressemble un peu à Pollione/Adalgisa/Norma.
Andrei Khovanski réclame encore Emma en insultant Marfa à peine il entre en scène («где, змея, где моя Эмма? (Te voilà, serpent, où est mon Emma ?) » Andrei est en complet décalage, il n’a pas changé depuis le premier acte. Il est complètement obsessionnel, à la limite de la folie.
Dans tout le lent (trop lent) rituel de cette fin vue par Bieito, Marfa calmera protègera puis étranglera Andrei en une ultime étreinte, emmenant son cadavre avec elle sur le wagon en une image assez belle mais éculée du genre « Liebestod ».
Le Wagon du quatrième au cinquième acte change de position, il couvrait la largeur de la scène avec un réalisme très marqué (une porte louvoyante-coulissante un peu légère et mal fichue) il est désormais perpendiculaire, et devient une ombre noire, dans les fumées.
Le fond s’ouvre comme une sorte de four immense ou de forge, et tout le chœur pousse ce wagon vers sa fin et son anéantissement.
Calixto Bieito dans toutes ses mises en scène et depuis très longtemps pose la question du pouvoir et de l’oppression. C’est un humaniste qui ne cesse de dénoncer toutes les dérives de tous les pouvoirs. Il est évident que Khovantchina, qui n’est que luttes de pouvoirs et d’egos est une occasion supplémentaire de dénoncer les totalitarismes et tout ce qui les fait naître.
Pourtant, force est de reconnaître notre déception à plus d’un titre. La production est impressionnante et met en branle toute une technologie dernier cri, mais au service d’un concept tout de même éculé (nous avons cité les années 1990…), même si notre humanisme chevillé au corps ne doit jamais refuser la dénonciation des totalitarismes et des mécanismes qui les provoquent. Les idées ne fusent pas autant que les images ou les métaphores, la conduite d’acteur reste irrégulière, et visiblement l’inspiration dans les scènes finales a fait défaut car tout finit par se trainer, avec un chœur immobile et une sorte de rituel fossilisé qui lasse et, bien pire, se noie dans l’ennui.

Si Bieito déclare que le final est la fin de notre Europe, de notre histoire récente, de notre culture, c’est intéressant mais on ne le lit pas clairement. Il a russifié toute sa vision, alors que les personnages pouvaient être éventuellement plus génériques : les populistes, les progressistes, les sectaires religieux, les conservateurs et les indifférents qui profitent de leur situation, il y en a partout et pas seulement en Russie. Le drame de la Russie est qu’elle n’est jamais sortie de son besoin de « père » («батька») qu’il s’appelle Tsar ou Staline ou Brejnev, Boris Godounov ou Poutine, peut-être à cause de son territoire immense aux climats incroyablement opposés, de ses populations aux attentes diverses qui nécessitent ou nécessitaient une figure unificatrice mais au-delà de la Russie aujourd’hui, en Occident, beaucoup préfèrent un « père » ou une « mère » qui s’occupe de tout pendant qu’on les laisse pianoter sur le smartphone et consommer jusqu’au gavage. Panem et circenses… on en est toujours là…
Actualiser la Khovantchina autour de la Russie d’aujourd’hui c’est nous rassurer à peu de frais -les russes c’est les autres- alors que nous vivons la Khovantchina sous d’autres formes devant notre porte… c’eût pu être une voie de lecture possible. Bieito semble être resté non pas à la surface, mais dans le lieu devenu commun des lectures des deux grands chefs d’œuvre de Moussorgski sans chercher à l’élargir.
Du côté des voix et de la musique
Au-delà du spectacle, à la fois macchinoso comme disent les italiens, c’est-à-dire lourd et complexe sans toutefois réussir à convaincre, le Grand Théâtre de Genève a réuni dans l’ensemble une distribution de très haut vol, réunissant les plus grandes voix du chant slave.
Il convient de poser quelques éléments de principe concernant ce type de répertoire, qu’on pourrait aussi élargir à des répertoires moins connus, tchèque (Janáček) ou hongrois (Bartók) et qui concernent essentiellement la connaissance de la langue. Que des chanteurs idiomatiques soient plus adaptés à l’interpréter semble évident, tant la plupart y ont baigné depuis leurs débuts : le répertoire russe est suffisamment large pour remplir les programmes des théâtres de Russie et permettre aux chanteurs des troupes locales de s’y plonger. Et aussi bien leur formation très approfondie que le réservoir de voix présent en Russie font que les voix slaves ou russes qui chantent en occident sont une partie émergée de l’iceberg.
Mais de nombreux chanteurs russes ou slaves chantent aussi le grand répertoire international (Mozart, Verdi, Wagner…) et inondent les distributions, souvent aussi d’une part à cause de leur formation, répétons-le, mais aussi de la ductilité linguistique des slaves qui sont rompus aux langues étrangères : il n’est que de constater le nombre de linguistes slaves ou russes dans l’histoire de la linguistique. Elena Obraztsova, Nicolaï Ghiaurov, Paata Burchuladze, Vladimir Atlantov jadis ou aujourd’hui Bogdan Volkov, Ekaterina Gubanova, Elena Stikhina, Sonya Yoncheva sont des stars (ou considérées comme telles) qui doivent leur célébrité à un répertoire bien plus large que le répertoire russe.
il reste que chanter dans quelque langue que ce soit ne peut être seulement chanter des notes, mais mettre du sens dans les mots qu’on chante, et donc étudier les textes avec une attention qui va au-delà du phonétique : aborder un répertoire aussi difficile que le répertoire russe nécessite une vraie préparation linguistique et aussi culturelle (on l’oublie quelquefois aussi) : les très grands Boris non slaves que furent Ruggero Raimondi ou Samuel Ramey étaient des diseurs de texte hors pair, des ciseleurs du mot, et d’une clarté incroyable dans leur prononciation. Quand j’entendis Raimondi dans Boris Godounov, j’étudiais le russe aux « Langues O » à Paris et je fus immédiatement fasciné par le soin qu’il mettait à prononcer les mots et les phonèmes difficiles, moi qui chaque jour m’y essayais péniblement. La question du mot et de l’accent, la question de la culture induite que de tels rôles nécessite sont des éléments déterminants. La véritable incarnation ne peut que naître de cette culture et du travail sur la langue qui l’accompagne, quand on n’est pas locuteur. Le spectateur français s’en rend bien compte quand certains chanteurs non francophones abordent le répertoire français : la prononciation française étant difficile, notamment les nasales, certains parmi les plus grands s’y noient. À titre anecdotique, j’avais été éberlué par l’aisance d’Alessandro Corbelli jadis dans Lodoiska de Cherubini à la Scala sous la direction de Muti qui a des dialogues parlés et des parties chantées : il parlait sans accent, et chantait avec une clarté cristalline, à la différence d’un Thomas Moser ou d’une Mariella Devia, qui complétaient la distribution. M’en étant ouvert à lui, il m’avait confié avoir étudié avec un professeur de chant français installé depuis très longtemps en Italie et qui lui avait « sculpté » la voix et les accents…
Il en va de même avec le travail du répertoire russe qui ne peut à mon avis être confié d’emblée à des non russophones, même si leurs qualités vocales intrinsèques sont reconnues. Ce n’est pas de qualité vocale qu’il s’agit, c’est simplement de préparation linguistique et culturelle.
C’est pourquoi je commence ma revue des voix genevoises par celle de Raehann Bryce-Davis, dont Marfa est une prise de rôle qualifiée par le programme de salle qui ne recule devant aucun sacrifice ni aucune exagération comme « la fulgurante et époustouflante mezzo-soprano américaine Raehann Bryce-Davis ». Poussée par une grosse agence multinationale (la plus grosse), c’est une artiste aux incontestables qualités scéniques que nous avions déjà constatées à Amsterdam dans Il Trittico, elle sait occuper la scène, elle est un vrai personnage d’autant que Bieito en fait une inquiétante figure presque sortie d’une BD gothique. Mais Marfa exige au niveau du phrasé, de la profondeur vocale, de la projection bien d’autres qualités et ici nous n’y sommes pas. La voix a certes des qualités, mais elle n’a pas la largeur nécessaire pour s’imposer, ni la projection, trop courte (nous l’avions déjà constaté à Amsterdam). Cette jeune chanteuse en est à ce moment de sa carrière où il vaut mieux se profiler sur des rôles « traditionnels » de mezzo que de se profiler sur les rôles complexes pour lesquels elle n’est vocalement pas encore prête et qu’elle ne sait pas interpréter avec les accents voulus. Si son dernier air (« Боже, грех мой (Dieu, mon péché) ») est plutôt réussi, le fameux air du troisième acte (« Исходила Младешенка (à travers prairies et marais) ») reste largement en deçà de l’attendu, sans accents particulier, avec une projection limitée et une ligne mal maîtrisée. Pour moi, il est trop tôt pour aborder un rôle qui exige bien plus en termes de science du chant, et surtout une maturité plus grande.

Mais dans un monde de l’opéra où le tout tout de suite fait souvent office de plan de carrière, avec des théâtres qui y regardent peu, on s’en moque et cela finit par nuire aux artistes eux-mêmes… Combien d’artistes présentés comme nouveau X ou nouvelle Y ont fini leur carrière aux oubliettes… Mais, merci pour eux, les agents se sont nourris sur la bête. Loi du Kleenex, je prends (et je fais mon fric) et je jette.
Comme souvent à Genève l’ensemble des « petits rôles » est parfaitement tenu et il faut saluer aussi bien les streltsy, Rémy Garin, Vladimir Kazakov et Mark Kurmanbayev qui est membre du jeune ensemble que Ivan Gnidii (Varsonofiev).
Autre membre du jeune ensemble, particulièrement appréciable, Emanuel Tomljenović qui campe un Kouzka dont Bieito fait une figure de bouffon inquiétant, alcoolique, demi-nu commentant les affaires ou dévorant le corps de Staline auprès de son maître Ivan Khovanski dont il est l’ombre portée. Il est une véritable figure, avec une voix très bien projetée, aux accents justes, ironique et dérisoire à souhait, un vrai chanteur de caractère qui a un avenir, sans nul doute.
Michael J.Scott est aussi un scribe expressif et particulièrement juste dans son fauteuil de bureau, belle projection et jolis accents. Figures emblématiques de « ceux d’en bas » (encore que le scribe ait une éducation, puisqu’il vend sa science à ceux qui ne savent pas écrire), Bieito en fait des caractères, dans le sillage de l’innocent de Boris (en moins prophétiques) ou dans le sillage de ces personnages qui tranchent sur le drame (on pense à certains profils du Roi Lear de Shakespeare ou de certaines de ses comédies). Le scribe en effet dialogue dès le début avec le peuple des moscovites : comme dans Boris, l’œuvre s’ouvre par les angoisses des petits, que le scribe en quelque sorte « retranscrit », pendant que Chaklovity lui dicte une lettre de dénonciation anonyme contre les Streltsy. Le voilà au centre des tourmentes dont il se sort habilement (il imite l’écriture d’un collègue mort pour éviter d’être identifié) …
Voix forte et particulièrement accentuée que celle de Liene Kinča en Suzanna, que Bieito rend plus violente contre Marfa que ce à quoi on peut s’attendre. Il en fait une sorte de femme militarisée, agressive, probablement jalouse et peut-être attirée par Marfa la voix est quelquefois proche du cri, ce qui n’est pas forcément le profil du rôle, mais montre dans la mise en scène les sentiments exacerbés et la violence existant à l’intérieur du groupe : les tensions exacerbent les rivalités…
Ekaterina Bakanova est Emma, une apparition brève au début de l’œuvre, à la voix claire et lyrique (c’est la seule voix vraiment lyrique des voix féminines), antithèse de la violence de Suzanna, et de la voix sombre de Marfa. Elle reste présente dans le cœur de Andrei jusqu’à la fin parce qu’elle représente une altérité religieuse, elle est luthérienne et représente donc une religion encore nouvelle dans ce monde de Vieux Croyants et en même temps elle représente une altérité vocale, par son lyrisme et la lumière qu’elle incarne. Mais aimée par Andrei et convoitée par Ivan, cette tendresse est mise en pâture, paradoxalement protégée par Marfa sa rivale. Marfa exerce en effet un chantage sur Andrei qui risque sa vie en fréquentant une luthérienne, « l’antéchrist » … Les luttes religieuses ont quelquefois des effets inattendus… Bakanova est une simple tache de lumière, y compris vocale ; en une apparition assez réussie.
Arnold Rutkowski est Andrei Khovanski. Bieito en a fait l’opposé de son père. Là où le père est un « combattant », au parler familier et volontiers vulgaire avec prise sur les foules, Bieito voit le fils comme le rejeton trop gâté, qui profite de la position du père et complètement en dehors du coup. Moussorgski nous le présente comme un prédateur au premier acte et un lâche au dernier, avec une voix de ténor qui est dans l’œuvre voix de l’échec (voir Galitsine). Bieito en fait un héritier, costume-cravate et donc « moderne », mais de ce faux modernisme qui cache le profiteur. D’ailleurs, Ivan son père ne le tient pas en haute estime. Une bouche inutile.Une fois encore, comme Phèdre ou Kat’a Kabanova, les passions féminines se fixent sur des hommes qui n’en valent pas la peine : Marfa doit avoir un double regret, celui de sa passion, qui la détourne de son dieu, et celui de cette passion-là qui n’en vaut pas la peine. Bieito en conclut, qu’il vaut mieux s’éviter les cris de lâcheté au moment de la mort et l’étrangler juste avant, une solution « humaniste » de la Marfa aimante qui ainsi passera ses derniers moments contre son cadavre, le rêve d’une vie en quelque sorte. Comme je l’ai dit une sorte de Liebestod…
Arnold Rutkowski a le timbre clair qu’il faut et l’émission juste pour ce rôle ingrat, sans vraie personnalité ni intérêt, il a presque la couleur d’un ténor « italien », c’est-à-dire du ténor séducteur, un Duca di Mantova à l’assise un peu plus large (un rôle qu’il a d’ailleurs chanté à Genève), dans sa manière de pousser la voix. Sa ductilité vocale (il aborde de nombreux répertoires) en fait un Andrei Khovanski juste, avec ce poil de vulgarité qu’il faut pour que le spectateur se distancie du personnage.
Dmitry Golovnin est l’un des ténors russes les plus fascinants, c’est pour moi le plus grand Hermann actuel de La Dame de Pique car il possède ce timbre si particulier à la limite du ténor de caractère, toujours sur une ligne de crète, entre la normalité et le grain de décalage ou de folie. C’est exactement l’impression qu’il donne dans son fauteuil près de son bar –« parlement européen » ou quand il se plonge dans la bassine en se faisant lire l’avenir par Marfa. C’est un personnage à la fois « moderne » et profondément superstitieux, peut être un dingue et méchant (il ordonne l’assassinat de Marfa , mais il rate son coup), un autre profiteur du pouvoir.
Dmitry Golovnin a cette émission nasale qui le fait ressembler à un ténor de caractère, mais la puissance de projection d’un fort ténor (Hermann), ce qui lui permet de sculpter les mots d’une manière unique, d’apparaître sulfureux et sournois souvent et lâche à d’autres moments : un vrai plaisir que de l’écouter phraser son texte, avec l’élégance du serpent en mouvement : c’est du grand art. C’est un coloriste hors pair, un interprète de toute première grandeur, un des très grands de la scène slave. Fascinant.
On connaît désormais mieux Vladislav Sulimski depuis ses Mazeppa avec Petrenko et surtout son Macbeth de Verdi à Salzbourg aux côtés d’Asmik Grigorian. Le programme de salle dans son élan aveugle lui attribue de manière erronée le rôle-titre de l’Idiot à Salzbourg, tenu par l’inoubliable Bogdan Volkov, il était bien présent et remarquable dans la production Warlikowski mais dans le rôle de Rogojine, l’assassin de Nastassia. C’est une des grandes personnalités dramatiques de la scène actuelle, et d’une certaine manière il est sous-distribué dans Chaklovity, même s’il est seul à recueillir des applaudissements à scène ouverte après son air du troisième acte au bord de la baignoire fatale (« Cпит cтрелецкое гнездо (il dort le nid des Streltsy) ». Non seulement on entend chaque mot, parfaitement articulé (et c’est tout aussi vrai quand il chante en italien), mais la voix est puissante, idéalement projetée et les phrases sont ciselées à un point qu’on entend parfaitement le personnage trouble, l’assassin. Bieito en fait une sorte d’instrument du destin, et du « train du destin », c’est lui qui brûle le parlement européen de Galitsine, annonçant ainsi le début des périls pour les uns et les autres. Pur baryton merveilleusement adaptable, Vladislav Sulimsky fait du personnage de Chaklovity un élément central alors que dans d’autres mises en scène il apparaît au second plan, même s’il assassine Khovanski. Il est grandiose.

On ne peut dire la même chose de Taras Shtonda, là où l’on attend une basse profonde dans la grande tradition des basses slaves, des Burchuladze, des Ghiuzelev, des Ognivtzev qui en furent des interprètes historiques. La voix semble vieillie, un peu usée, et d’un timbre un peu clair pour le rôle. Certes, la partie est chantée sans problème, mais le personnage manque de corps et de présence vocale, à la fois dans les entrevues avec Khovanski et surtout à la fin. C’est sans discussion le maillon faible de cette série de voix masculines réunies ici par le Grand Théâtre, et c’est regrettable pour les équilibres.

En effet, avec Dmitry Ulyanov dans Ivan Khovanski, nous tenons la basse russe actuellement sans doute la plus spectaculaire, aussi à l’aise dans le répertoire fantastique (le Coq d’or) que tragique (Koutouzov dans Guerre et Paix, à Munich comme à Genève) et il est aussi particulièrement apprécié dans le répertoire italien (Banco, Filippo II). Khovanski est l’un de ses rôles fétiches, qu’il possède jusqu’à la moindre inflexion, il en a la force, la violence, la vulgarité aussi mais aussi l’humanité et à chaque fois les phrases tombent sculptées et colorées, les mots sonnent avec une incroyable puissance, et la voix possède un volume qui l’impose immédiatement. Comme pour Golovnin et Sulimski, écouter Ulyanov chanter, c’est se confronter à du grand art, un incroyable sens dramatique qui fait surtout comprendre ce que chanter veut dire, avec les accents, les inflexions, les attitudes scéniques qui correspondent au chant. Inoubliable.
Remarquable également le chœur du Grand théâtre de Genève et la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève qui ont effectué sous la direction de Mark Biggins un travail au cordeau, avec un souci du phrasé, de l’expression, de la projection qui donne une véritable impression de puissance. C’est sans doute l’une des meilleurs prestations entendues ces dernières années.
Particulièrement attentif également l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction d’Alejo Pérez, qui a déjà dirigé cette formation dans Guerre et Paix et Lady Macbeth de Mzensk et qui aborde l’œuvre avec une relative retenue, soutenant les voix, accompagnant le plateau avec attention, offrant de l’ensemble une lecture claire, au tempo pour mon goût quelquefois un peu rapide, mais qui rend pleinement justice à l’ambiance de l’œuvre. Même si la mise en scène des dernières scènes épuise un peu le spectateur, la direction garde une profondeur et une tension particulières qui sauvent largement l’impression de redite et de langueur laissée par le plateau. Ce qui est privilégié, c’est moins le sens dramatique qu’une sorte de fluidité mélancolique qui sied à l’histoire et à la version choisie, avec ses rudesses et ses heurts, mais en même temps un tissu sonore qui semble plus léger que de coutume, privilégiant les soupirs des bois sur les cuivres dominateurs et faisant de cette musique l’accompagnement irrémédiable et sans issue de ce « train du destin » souhaité par la mise en scène.
On aura compris que des trois œuvres russes présentées à Genève, Khovantchina est la moins convaincante scéniquement. Sans être scandaleuse, mais seulement moins inspirée, la production ne constitue jamais un choc comparable à Guerre et paix ou Lady Macbeth de Mzensk. Peut-être le livret éclaté en est il une cause, peut-être aussi le choix d’une surabondance d’illustrations, de métaphores, l’allégories qui écrasent au lieu de valoriser et diluent l’attention, pour l’aseptiser totalement en fin de spectacle, où ce wagon gigantesque et trop réaliste tue la portée universelle des dernières scènes. À vouloir trop en faire…
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On peut aussi lire la critique de David Verdier dans Wanderersite.com