LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERTS du WEST EASTERN DIVAN ORCHESTRA dirigés par Daniel BARENBOIM les 14 et 15 AOÛT 2016 (MOZART/WIDMANN-LISZT-WAGNER) Soliste Martha ARGERICH (le 15 AOÛT)

Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 20 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1213-daniel-bareboim-martha-argerich-y-la-west-eastern-divan-en-el-festival-de-lucerna

C’est désormais un passage obligé. Chaque été, lors de la première semaine du festival, Daniel Barenboïm et son West Eastern Divan Orchestra donnent deux concerts entre les deux programmes du Lucerne Festival Orchestra, en cette première semaine généralement si riche. C’est cette année d’autant plus obligé que Daniel Barenboïm fête sa 50e année de présence à Lucerne (tout comme Bernard Haitink) puisqu’il a donné son premier concert le 25 août 1966, à la tête de l’English Chamber Orchestra. Il reviendra à Lucerne avec la Staatskapelle de Berlin le 10 septembre prochain pour un concert Mozart-Bruckner.

Les programmes des deux concerts étaient très différents : revenant à ses premières amours, le programme du 14 août était composé des trois dernières symphonies de Mozart (les n° 39, 40, 41) ; Barenboïm ces dernières années a moins dirigé Mozart dont il fut l’un des grands interprètes (notamment au piano, mais aussi à l’opéra) entre les années 60 et 70. Il est intéressant d’entendre son Mozart symphonique aujourd’hui. Le second programme, outre une pièce de Jörg Widmann, comprenait le concerto n°1 de Liszt (Martha Argerich au piano) et une seconde partie composée d’extraits de Wagner.

C’est donc un peu tout l’art de Barenboïm en modèle réduit qui nous était donné d’entendre ces deux soirs. Ayant entendu un peu de jours de distance Haitink, Jansons et Barenboïm, il est évidemment intéressant de voir ces trois personnalités si différentes sur le podium.

Trois musiciens exceptionnels et des trois, deux d’une discrétion légendaire et le troisième bien plus médiatique et exposé .
Daniel Barenboim paraissait un peu fatigué et amaigri,  surtout grippé en ce 14 août, mais cela n’a pas empêché de montrer dans ces Mozart l’habituelle énergie. Des trois symphonies, la n°39 a été peut-être le moins réussie, ou la moins en place techniquement, avec des cordes un peu rugueuses et un rythme moins énergique. En revanche la n°40, avec son dialogue cordes-bois (et notamment de très belles clarinettes) l’a été beaucoup plus avec une touche de poésie et d’intériorité bienvenues. Les bois de toute manière ont été remarquables tout au long du concert. Évidemment, la n°41, « Jupiter » a emporté l’adhésion et l’enthousiasme du public, avec un deuxième mouvement tout à fait bouleversant, et des bois à se damner, notamment dans leur dialogue avec les cordes. C’est un Mozart qu’on a évidemment moins entendu ces derniers temps, un Mozart qui tire vers la symphonie romantique plus que vers l’espace baroque. Il y a là une énergie, une dynamique, une tension qui entraîne et emporte l’adhésion. Il y a dans cette vision quelque chose de théâtral au bon sens du terme, quelque chose de généreux aussi, jamais superficiel, qui fait partager l’émotion.
Le deuxième concert avait un programme encore plus attirant puisqu’à Daniel Barenboim s’ajoutait Martha Argerich. Tous deux souffrant probablement d’un refroidissement. La musique ne s’en est pas aperçue.
Le programme se composait de trois parties, « Con brio » de Jörg Widmann , une pièce de 2008 , le concerto pour piano n°1 de Liszt , et une seconde partie entièrement dédiée à Wagner , avec des extraits de Tannhäuser ,de Götterdämmerung et de Meistersinger von Nürnberg .

La première pièce était « Con brio » de Jörg Widmann, ouverture pour orchestre créée en 2008 sur une commande de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk.
Mariss Jansons à l’occasion d’une intégrale Beethoven avait demandé à plusieurs compositeurs une pièce inspirée par Beethoven. C’est ainsi que Jörg Widmann a créé « Con brio », inspiré des septième et huitième symphonies, les plus alertes, les plus énergiques peut-être, celle où la sève coule sans doute avec le plus d’évidence. Widmann a composé un morceau très énergique et aussi raffiné en utilisant les instruments à la limite de l’audible, mais en même temps avec de belles couleurs et des citations habilement insérées, jouant sur les limites de la tonalité mais aussi sur la tradition, dans un jeu particulièrement passionnant.

Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Un début excitant, d’autant plus que le concerto de Liszt doit lui aussi beaucoup à Beethoven . La première à Weimar en 1855 avait été dirigée par Hector Berlioz, un autre admirateur éperdu de Beethoven avec le compositeur au piano. L’orchestre, fort, plein de relief, est parfois surprenant (utilisation du triangle dans le troisième mouvement qui intervient de manière affirmée entre orchestre et piano, qui était et reste une curiosité). Le final martial est scandé par un rythme très marqué par Barenboim: mais l’orchestre dans ce concerto sert de cadre spectaculaire à un piano ébouriffant confié à une Martha Argerich un peu fatiguée et un peu grippée, mais toujours magique dès qu’elle touche le clavier, pour le legato incroyable de naturel, pour la douceur du toucher et  la fabuleuse précision du son.  La virtuosité est ahurissante, qui s’allie à une simplicité apparente du jeu et à une extrême attention à l’orchestre: le dialogue avec la clarinette est un  moment suspendu de ceux qui sont inoubliables. Tout sous ses mains semble facile et ne joue jamais sur l’effet : aucun effet sinon celui époustouflant du génie.

Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

« Magique » Argerich offre en bis un duo à quatre mains avec Barenboim (Schubert) où la partie acrobatique est confiée à un Barenboim au raffinement, à l’élégance et à la fluidité inouïes. Une première partie qui laisse le public stupéfait et impressionné par tant de joie de faire de la musique et par un résultat pour le moins fabuleux .
On a supposé que la deuxième partie de l’ensemble était plus traditionnelle, tant le répertoire wagnérien est désormais attaché au nom de Barenboim. C’était sans compter sur l’enthousiasme de l’orchestre à jouer Wagner, qui semble le compositeur favori, pour lequel chaque musicien donne tout aussi bien dans les parties les plus grandioses que celles plus intimes. Les cuivres, sans scorie aucune, évidemment très sollicités, les bois fabuleux (Hautbois! Clarinette!) Et des cordes chaudes, rondes, moins raides que la veille dans Mozart (notamment la symphonie n ° 39, cf ci-dessus). Après une ouverture de Tannhäuser si dynamique, si fluide, si majestueuse en même temps, et si convaincante qu’elle déclenche l’enthousiasme immédiat de l’audience, Barenboim a enchainé avec deux morceaux de Götterdämmerung, avec en premier lieu la scène de Siegfried et Brünnhilde suivie du voyage de Siegfried sur le Rhin. Depuis le premier accord, Barenboim dessine un climat, une ambiance, un paysage qui installe le drame, le mystère, et en même temps nous plonge dans l’histoire: Barenboim ne fait pas du son pour le son, mais pour le drame: son Wagner entre immédiatement «in medias res» et quand il conclut la pièce par l’accord final qui ferme le monologue de Hagen, il réussit sans chanteurs, sans décor, sans théâtre, à nous montrer un paysage intérieur qui nous plonge dans l’histoire.

Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Puis il conclut avec la marche funèbre accompagnant la mort de Siegfried, tendue, spectaculaire comme un choc et en même temps retenue, intérieure, presque une méditation sur la mort. Un moment inoubliable.

Le programme se termine sur l’ouverture de Die Meistersinger von Nürnberg, chaleureuse, souriante, d’une précision de joaillier : on y peut tout entendre, tous les niveaux, tous les instruments, avec des moments retenus volontairement et d’autres plus expansifs. Barenboim n’est jamais démonstratif, jamais complaisant : son Wagner est naturel, fluide, et en même temps plein de relief; il met l’accent sur la couleur, qui, après le drame de Götterdämmerung ne nous propulse pas dans la comédie, mais dans l’humanité souriante, dans l’humanisme wagnérien et sa transcendante douceur
Magie.
Magie d’autant plus forte que le premier bis propose le prélude du troisième acte de Meistersinger : à la joie profonde succède la mélancolie, qui n’est pas la tristesse : l’interprétation est d’un tel raffinement, d’une telle justesse, d’une telle profondeur qu’on voit certains musiciens essuyer une larme. Comment pourrait-il en être autrement : nous sommes entrés dans les méandres d’un monde intérieur, d’un esprit saisi de doute, qui est exaltation de la sensibilité, qui est poésie pure. Les fleurs du beau.

Ensuite, pour satisfaire l’accueil frénétique du public, il conclut le concert alla grande avec le prélude de l’acte III de Lohengrin, triomphant, dynamique, joyeux, interprétation d’une incroyable jeunesse.
Un jeune chef de 73 ans nous a amenés au seuil de la jeunesse éternelle.[wpsr_facebook]

Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: KALÎLA WA DIMNA de Moneim ADWAN le 10 JUILLET 2016 (Dir.mus: Zied ZOUARI; ms en sc: Olivier LETELLIER)

Janine Chaar (Kalîla) Moneim Adwan (Dimna) Jean Chahid (Chatraba)Mohamed Jebali (Le Roi) Reem Talhami (la mère du roi) ©Patrick Berger / ArtComArt
Ranine Chaar (Kalîla) Moneim Adwan (Dimna) Jean Chahid (Chatraba)Mohamed Jebali (Le Roi) Reem Talhami (la mère du roi) ©Patrick Berger / ArtComArt

C’est désormais traditionnel, il y a chaque année une création à Aix, l’an dernier Svadba (Noces) l’opéra de la compositrice canadienne d’origine serbe Ana Sokolovic. Cette année, on passe de la Serbie en Orient, avec la création d’un opéra en langue arabe avec récitatifs et dialogues en français. Le compositeur, Moneim Adwan, originaire de ka bande de Gaza, est dépositaire des plus anciennes traditions, qu’elles soient classiques ou populaires, et travaille à relier les traditions orientales et occidentales. Kalîla wa Dimna est un opéra au livret (de Fady Jomar et Catherine Verlaguet) d’après Kalîla wa Dimna, un texte arabe traduit en castillan au XIIIème siècle, lui-même repris d’un texte persan attribué à Ibn al-Muqaffa’ du VIIIème siècle, et probablement antérieur. C’est un livre de contes fameux dans tout l’orient et l’histoire racontée ne manque pas d’échos dans notre monde actuel, naturellement.

Kalîla (Ranine Chaar) wa Dimna (Moneim Adwan) ©Patrick Berger / ArtComArt
Kalîla (Ranine Chaar) wa Dimna (Moneim Adwan) ©Patrick Berger / ArtComArt

Kalîla, la récitante, entreprend de raconter l’histoire de son frère, d’origine modeste mais dévoré d’ambition. Il devient conseiller du roi, et sentant une crainte chez le souverain, il va s’engouffrer dans la faille pour en tirer avantage.
Le souverain a appris qu’un poète, Chatraba, chante les souffrances du peuple et sa mère lui conseille de se méfier des voix qui émergent du peuple. Dimna essaie de s’occuper de la question en amenant au roi le poète. Une amitié naît et Chatraba fait connaître au roi la situation réelle du royaume. DImna en prend ombrage et va ourdir quelque chose pour y mettre fin. Les deux femmes Kalîla d’un côté et la mère du roi de l’autre s’inquiètent : instruire un prince n’est jamais sans risque..
Dimna insinue que les poèmes de Chatraba contiennent des graines de révolte, le roi convoque le poète mais prend sa sincérité pour de la fourberie. et le condamne à mort.

Chatraba est donc exécuté, mais devant la révolte du peuple, la mère du roi le proclame poète national, montrant ainsi qu’elle sépare l’homme de l’œuvre, et fait juger Dimna sans exécution sommaire. Chatraba entre chez les morts, Kalîla fait d’amers reproche à son frère et la reine accuse Dimna en montrant à son fils la réalité : un roi n’a pas d’amis et doit se méfier de tout, et de tous.

Voilà une histoire édifiante sur l’éducation des princes, la solitude du pouvoir et surtout le pouvoir de la poésie : les mots restent même si les révolutions sont matées.   Que ce soit Schiller ou Wagner, ils ont choisi non de faire la révolution, mais d’écrire des textes qui, au-delà des révolutions, auront un poids définitif. Le poète est « un voleur de feu » comme écrivait Rimbaud à Paul Demény. Et faire taire les poètes est une entreprise vaine, les mots vont plus vite que les balles.
Il y a dans cette réalisation des moments très émouvants, auxquels je suis très sensible : d’abord, les surtitres en arabe et en anglais lorsque les artistes parlent en français, et lorsqu’ils chantent en arabe, les surtitres en français et anglais. Il n’y a rien là que de très normal, et pourtant nous vivons un malheureux moment où les caractères arabes et la langue arabe n’ont pas hélas bonne presse, et où les haines et ceux qui les attisent emportent le bébé avec l’eau du bain. Rappeler que la langue arabe (mais aussi le persan) véhicule une des cultures les plus hautes et les plus riches de notre monde, est essentiel, et rappeler que les langues sont véhicules de savoir et de culture n’est pas inutile de nos jours. Dans un monde qui construit haines et frontières, où certains de nos politiques les plus imbéciles et les plus indignes appellent de leur vœux la clôture et le repli, c’est important de souligner que la culture, la poésie, les textes, traversent le monde, traversent les mondes, et ce depuis toujours. Imaginez le trajet de ce texte, venu de très loin, passé par la Perse, l’Arabie et arrivé en Espagne pour être traduit en castillan au XIIIème siècle ! Les pires des obscurantistes n’y pourront rien : ils sont vaincus d’avance. C’est bien cette histoire qui nous est ici racontée, une histoire de liberté. Le pouvoir quel qu’il soit ne peut rien contre la culture, contre les traditions, contre ce qui circule malgré tout. Il aura beau mettre toutes les barrières, il sera vaincu et les barrières inutiles, tout comme les frontières. Combien d’écrivains et de poètes condamnés dans l’histoire qui survivent par leurs textes…
Cette longue introduction pour inviter les spectateurs de Lille, de Dijon et d’ailleurs puisqu’une grande tournée est prévue à aller voir ce spectacle lorsqu’il passera dans leur ville.
La réalisation, dans l’écrin délicieux du théâtre du Jeu de Paume bénéficie d’abord du dispositif simple et efficace de Philippe Casaban et  Eric Charbeau pour le décor, intégrant chanteurs et musiciens, sur plusieurs niveaux, celui de la cour au sommet et celui du peuple sur le plateau, et la prison dans un soupirail, pendant que les musiciens prennent place sur le côté (Jardin)., avec des costumes assez simples et évocateurs (celui du Roi…) de Nathalie Prats.

Musiciens et chanteurs: Jean Chahid (Chatraba) Mohamed Jebali (Le Roi) ©Patrick Berger / ArtComArt
Musiciens et chanteurs: Jean Chahid (Chatraba) Mohamed Jebali (Le Roi) ©Patrick Berger / ArtComArt

C’est une équipe souvent jeune sortie de l’académie du Festival, qui a pris en charge la production, comme Yassir Bousselam (violoncelle), Selahattin Kabaci (clarinette) , Abdulsamet Çelikel (Qanûn) et le metteur en scène Olivier Letellier . Le spectacle dans son ensemble et le jeu sont assez simples, la question du théâtre se pose moins dans la mesure où le système de récitation et la succession de petites scènes assez brèves entourent les airs qui restent évidemment l’armature principale. On aurait peut-être aimé un peu plus de théâtre, c’est à dire un peu plus de second degré en scène, mais ce n’est pas l’option qui a été prise, qui est celle de la fraîcheur directe, du naturel et de l’absence d’artifice, c’est celle d’un conte qui peut être perçu par les enfants. Mais cette option a prise sur le spectateur, peu habitué à ces formes et à cette musique. Une musique qui allie occident et orient, mais avec des accents et des rythmes orientaux marqués – j’adore le chant arabe ; c’est ce qui m’a séduit, au point qu’à la sortie le dernier air de Chatraba (Jean Chahid) me restait dans la tête. Il y a dans les airs une alliance évidente de culture populaire et de culture élaborée : le chant de la mère du roi (Reem Talhami, qui m’a beaucoup plu) est à l’évidence plus élaboré. Les musiciens (cités plus haut, auxquels il faut ajouter Wassim Halal aux percussions et au violon et à la direction musicale Zied Zouari) s’en tirent plutôt bien, en rythme et en fusion de sons orientaux et occidentaux, une musique qui soutient toujours les chanteurs et qui est très présente et assez agréable. Dans une œuvre où la raison est portée par les femmes et la déraison par les hommes (Chatraba parce qu’il ne faut jamais être l’ami d’un roi, Dimna pour son ambition dévorante, et le roi pour son ignorance des lois de la politique), les femmes ont les meilleurs moments de chant, même si Chatraba a la forme la plus populaire et la plus directe, assez bien défendue par le jeune libanais Jean Chahid, ce qui se comprend : le chant qui doit se diffuser dans le peuple doit immédiatement saisir et séduire. Monem Adwan lui-même s’est donné le mauvais rôle, celui de Dimna, tandis que Kalîla sa sœur est confiée à l’excellente Ranine Chaar. La distribution est composée d’artistes formés à l’école traditionnelle mais aussi aux formes occidentales de musique (jazz, flamenco, classique) et c’est ce syncrétisme qui frappe et qui séduit.

Mohamed Jebali (Le Roi) Jean Chahid (Chatraba) Dimna (Moneim Adwan) ©Patrick Berger / ArtComArt
Mohamed Jebali (Le Roi) Jean Chahid (Chatraba) Dimna (Moneim Adwan) ©Patrick Berger / ArtComArt

Je serais évidemment bien incapable d’analyser par le menu des styles que je ne connais pas, mais ce dont je puis témoigner, c’est de l’enthousiasme réel du public, c’est de l’extrême naturel de l’entreprise, c’est du plaisir communicatif de l’aventure. On en s’ennuie pas une seconde, même si on est à des années lumières des formes des autres spectacles du Festival, même si le spectacle tout bien conçu qu’il soit n’a pas la forme élaborée des autres spectacles vus ici : on peut le regretter d’ailleurs. Mais il y a de la vie, il y a de l’intelligence, il y a de la Méditerranée, il y a de la musique pour le cœur et cela suffit bien. Je n’ai vraiment pas boudé mon plaisir : impossible de juger ce spectacle à l’aune du reste des productions aixoises, ni même sans doute à l’aune du genre opéra, mais à l’aune du plaisir du moment, ce fut vraiment réussi.
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Reem Talhami (la mère du roi) Mohamed Jebali (Le Roi) ©Patrick Berger / ArtComArt
Reem Talhami (la mère du roi) Mohamed Jebali (Le Roi) ©Patrick Berger / ArtComArt

OPERA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LEAR de Aribert REIMANN le 23 MAI 2016 (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Calixto BIEITO)

Lear (Bo Skovhus) Cordelia (Annette Dasch) ©Elisa Haberer
Lear (Bo Skovhus) Cordelia (Annette Dasch) ©Elisa Haberer

J’ai coutume d’ironiser sur les retards de l’Opéra de Paris en matière de créations, mais pour cette fois je me tairai, puisque Lear, d’Aribert Reimann, créé pour Dietrich Fischer-Dieskau en 1978, a été créé en France (et même en version française !) en 1982 au Palais Garnier dans une production de Jacques Lassalle et Yannis Kokkos, jamais reprise depuis. Stéphane Lissner fait d’une pierre deux coups avec cette nouvelle production, d’une part il crée la version originale allemande, et d’autre part il ouvre enfin Paris à l’espagnol Calixto Bieito, scandaleusement ignoré des scènes parisiennes alors qu’il écume les scènes européennes depuis une vingtaine d’années.

En confiant la direction musicale à Fabio Luisi, Lissner a surpris, car Luisi est plus connu à Paris pour le répertoire italien que germanique ou contemporain, même s’il  est l’un des chefs au répertoire le plus large, puisqu’il a passé la moitié de sa carrière à diriger tous les grands standards allemands et italiens en Allemagne, en Suisse et en Autriche ; c’est son statut de premier chef invité au MET, où il a remplacé James Levine malade, notamment pour le Ring de Lepage, qui l’a « lancé » sur le marché lyrique des chefs de premier plan ; Il est aujourd’hui directeur musical à Zürich et à Gênes (il est génois) et a renoncé à ses fonctions substitutives au MET, pour prendre les rênes de Florence. Il serait arrivé à la Scala si Pereira avait suivi les envies de l’orchestre. C’est en effet un chef solide, aimé des orchestres par sa connaissance approfondie des partitions, par sa technique qui garantit une grande sécurité, mais qui n’a pas la réputation d’être « imaginatif », ce qui est injuste. Ses Wagner new-yorkais n’étaient pas médiocres, très loin de là.

Enfin Lissner réunit une distribution enviable, avec trois sopranos importants, Ricarda Merbeth (Goneril), Erika Sunnegårdh (Regan) et Annette Dasch (Cordelia), le contre-ténor Andrew Watts, le ténor Andreas Conrad, Lear étant confié à Bo Skovhus, désormais le grand titulaire du rôle du vieux roi sur les scènes internationales. On peut difficilement rêver mieux. Fischer-Dieskau sur scène était un mythe vivant lorsqu’il a abordé Lear, et le public accourait pour le seul désir de le voir à l’opéra, ce qui à l’époque était devenu rarissime. Même lorsque le chanteur a quitté les scènes, Lear a alimenté tout de même de manière plus ou moins continue les saisons des théâtres germaniques.

Le Roi Lear est une tragédie qui s’éloigne des canons shakespeariens, au sens où elle se disperse peu en actions secondaires, et qu’elle n’est que l’histoire d’une déchéance programmée, celle d’un Roi trop confiant, qui n’a rien du Prince machiavélien, de ce Prince vanté aussi par Molière dans Tartuffe (Acte V sc.7) qui est un exposé de qualités que le Roi Lear n’a pas, ce qui montre dès le départ de la pièce, que Lear n’est pas (ou plus) un bon souverain.
« Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude
Un Prince dont les yeux se font jour dans les cœurs
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès. »
On pourrait faire émerger une définition de Lear en remplaçant bien des mots de ce texte par leurs antonymes. Lors que le rideau se lève, Lear ne correspond plus à la définition du Prince vertueux et n’attend de ses filles que des mots, indépendamment de leur véracité, pourvu que ces mots tressent sa gloire. Le jugement l’a déjà abandonné.
C’est donc l’histoire d’une déchéance à laquelle s’attache Shakespeare. Autour de Lear, un monde de duplicité et de mensonge, qu’il épouse pour chasser la seule expression de sincérité, celle de Cordelia, qu’il est incapable de discerner. Du même coup, tous les personnages positifs sont emportés dans la ruine. Et les mécanismes du pouvoir font le reste, avec leurs abus et leurs cruautés : Lear est peu à peu isolé et chassé parce qu’il ne représente plus ni menace ni pouvoir, encore moins que le dernier de ses ex-sujets.

A priori, on comprend pourquoi aucun des grands projets autour du Roi Lear au XIXème siècle n’a vraiment réussi. La trame est peu « opératique » puisqu’au fond tout est à peu près dit dès les premières scènes et qu’il y a peu de péripéties. Drame d’individualités plus que de situations, Lear n’avait sans doute pas un destin lyrique malgré les envies des uns ou des autres.
Ce qui caractérise le Roi Lear, c’est aussi un certain dépouillement et Calixto Bieito l’a bien saisi, décevant ceux qui pensaient à une mise en scène échevelée et provocatrice. D’abord, aucun spectacle de Bieito n’est provocateur, si l’on considère que l’adjectif gratuit est sous-entendu. Bieito est un analyste des textes et des situations et va jusqu’au bout de leurs possibles, sans jamais en abdiquer la cohérence. Ainsi de cette idée de doubler Lear par un personnage de fou, dépouillé jusqu’à la nudité, corps décharné comme pris au Greco confié à l’excellent Ernst Alisch. Ce qui passionne Bieito, c’est la constatation d’une violence universelle, d’un isolement des êtres, et d’une société presque seulement régie par des rapports de forces. Il en résulte souvent des tensions à la limite du supportable, des images de violence, du sang et du sexe : mais quel autre spectacle s’offre-t-il à nous dans le monde d’aujourd’hui ? Ainsi du Roi Lear, qui n’est que le constat d’une déchéance et d’une déréliction du monde, états et individus. Où les « bons » meurent et les « méchants » triomphent, où le mensonge est l’outil du verbe, et le verbe n’est plus Dieu. Rien n’est racheté à la fin. Le désert des âmes règne dans une désolation de corps difformes, mis à nu, et un désert fait de cadavres, dans un monde étrange entre théâtre de la cruauté et théâtre de l’absurde, quelque part entre Artaud et le Ionesco du « Roi se meurt » .
Comment montrer le désert des âmes, c’est bien l’objet de cette pièce terrible à laquelle Aribert Reimann s’est attaqué, pour que le personnage de Lear habille Dietrich Fischer-Dieskau, dans un hiver des âmes, sans voyage autre qu’une errance et qu’un abandon.
La partition de Reimann fait la part belle aux écarts, aux solos de percussions ici placées dans les loges d’avant-scène, au niveau des baignoires, et quasiment dissimulées à la vue du public, mais donnant une sorte de ligne permanente; les cordes, dans la seconde partie surtout, sont particulièrement subtiles, et très sollicitées dans un jeu de clair-obscur que Fabio Luisi réussit à merveille à rendre. Dans l’ensemble, l’orchestre de l’opéra est remarquable, et Luisi, qui est un très grand technicien exalte avec une précision redoutable les rugosités de la partition, qui finit par sonner étrangement « classique », dans un climat tendu, ce qui n’étonnera pas personne vu l’œuvre.
Classique aussi la vocalité qui résume sans doute toutes les couleurs vocales de l’opéra, du contreténor au baryton-basse, et les variations sur la voix de soprano, du dramatique au lyrique, trois couleurs différentes merveilleusement personnifiées par Merbeth, Sunnegårdh et Dasch. Cette dernière, qui reprend un rôle créé par Julia Varady (Madame Fischer-Dieskau à la ville), une voix pleine, qui oscillait entre Donna Elvira (dont elle fut une interprète légendaire) et Abigail (phénoménale sur la scène de l’Opéra Bastille), et qui n’avait aucune difficulté avec ce rôle construit pour elle. Annette Dasch a cette expressivité marquée, avec une voix toujours aux limites (on pense à son Elsa, sur le fil du rasoir elle aussi), mais qui va très bien avec le propos de Bieito et ce personnage fragile, sensible et tendre. Annette Dasch a une sorte de « tendresse tendue » qui rend cette fragilité éminemment prenante et émouvante, même si le chant n’a peut-être pas la richesse d’autres voix, elle a une présence en scène qui saisit le spectateur, d’une manière singulière, elle est à la fois jeune et mûre, fille et mère, comme le souligne la figure de pietà michelangelesque que Bieito compose à son retour vers son père, une figure maternelle guidant un père que la raison a abandonné.

 Regain (Erika Sunnegårdh) Lear (Bo Skovhus) Goneril (Ricarda Merbeth) Narr (Ernst Alisch) (©Elisa Haberer
Regain (Erika Sunnegårdh) Lear (Bo Skovhus) Goneril (Ricarda Merbeth) Narr (Ernst Alisch) ©Elisa Haberer

Ricarda Merbeth est une Goneril aux aigus triomphants et tranchants, avec des écarts phénoménaux , une expressivité extraordinaire, glaçante, et un jeu particulièrement fort. La couleur, le ton, le jeu tout en fait un personnage totalement opposé à Cordelia, une sorte de soleil noir contre le soleil pâle. Merbeth, qui ne me convainc pas toujours (une voix souvent exceptionnelle, mais une interprétation pour mon goût assez frustre) trouve ici un personnage qui lui va tout spécialement, pour cette fois totalement convaincant et présent.
Erika Sunnegårdh est surprenante de présence : son chant se définit par l’expressivité et la couleur, dans une interprétation très ciselée, particulièrement sarcastique, avec un timbre plus chaud que celui de Merbeth, et un sens de la parole particulièrement travaillé. C’est peut-être des trois sopranos celle que j’ai préférée, avec beaucoup de présence, sans la puissance d’une Merbeth certes mais, un sens de l’insinuation, une ironie marquée, une sulfureuse présence qui m’ont vraiment étonné. Les trois femmes marquent la production dans leurs personnalités contrastées, qui valent bien celles de l’enregistrement d’Albrecht.
Autour de Lear et des trois femmes gravitent des personnages divers, épisodiques, dont certains frappent pour la performance, comme l’Edgar d’Andrew Watts, le contreténor qui réussit à imposer une figure à la fois inquiétante et déchirante, dont la voix (de tête) réussit presque à créer le malaise ; performance exceptionnelle, qui marque la représentation, tandis que Andreas Conrad (Edmund) en très bon caractériste (c’est un Mime excellent), réussit à imposer à la fois l’idée de fragilité, d’inquiétude et de crainte qui habite le personnage. D’ailleurs, l’ensemble des personnages qui entourent Lear sont tous à des degrés divers ballotés entre une vraie faiblesse ou une vraie fragilité, et quelque chose de mystérieux ou de redoutable, par ces faiblesses même, comme l’Albany de Andreas Scheibner ou même le roi de France de Gidon Saks, à la fois noble et faible, du moins tel qu’il est ressenti par la mise en scène de Bieito, ou le Gloster bouleversant de Lauri Vasar, un des artistes les plus solides de l’actuelle génération.
Bo Skovhus est devenu le Lear du moment. L’acteur est tendu et émouvant dans son personnage de roi descendant progressivement aux enfers, personnage à la Ionesco que ne démentirait pas le Béranger 1er du Roi se meurt, comme évoqué plus haut. La voix particulière, opaque, qui semble quelquefois fatiguée (mais l’est-elle vraiment ?) convient tout particulièrement à Lear, une voix dépourvue de la noblesse et de la profondeur qu’avait Fischer-Dieskau, mais qui en revanche gagne en humanité et en déchirement. Bo Skovhus cependant a quelquefois tendance à chanter de manière uniforme des rôles assez différents ; j’ai retrouvé dans ce Lear des accents d’autres rôles, comme Cortez de Die Eroberung von Mexico, voire Schön dans Lulu . J’applaudis la performance, mais je ne suis pas vraiment ému.  Il reste que l’image finale de Lear, assis au bord de scène, restera marquante.

Lear (Bo Skovhus) ©Elisa Haberer
Lear (Bo Skovhus) ©Elisa Haberer

Le chœur masculin (dir.Alessandro di Stefano) est particulièrement attentif aux paroles, même si on l’entend dissimulé derrière les lattes de bois qui forment décor. Quant à Fabio Luisi, inattendu dans ce répertoire, il a conduit l’orchestre de l’opéra avec une sûreté et une rigueur marquées. Il réussit à rendre à la fois toutes les délicatesses de cette musique et même son classicisme, et les écarts, les dissonances, la force, notamment des percussions particulièrement élaborées et distribuées aux marches de l’orchestre. Ainsi, jamais les voix ne sont couvertes, et l’approche est si claire et si transparente que la lisibilité de la musique est totale : l’orchestre de l’opéra, sans aucune scorie, avec une tension remarquée et un engagement total, dans une partition qui allie rudesse et délicatesse, violence et retenue, est tout particulièrement à l’honneur.
Au total, une soirée passionnante, surprenante aussi par certains aspects, qui a été accueillie triomphalement par le public –Reimann, présent et ravi, et  même Bieito, ce qui ne laisse pas d’étonner-, car elle correspond exactement à ce qu’on attend de l’opéra, drame, émotion, tension. Il reste à souhaiter que la production soit reprise dans les saisons suivantes pour s’installer durablement dans le paysage français où depuis les 34 dernières années, elle n’avait pas réussi à s’imposer. [wpsr_facebook]

Décor et ambiance©Elisa Haberer
Décor et ambiance©Elisa Haberer

 

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERT HOMMAGE DÉDIÉ À PIERRE BOULEZ le 20 MARS 2016: ALUMNI-ORCHESTER DER LUCERNE FESTIVAL ACADEMY dirigé par Matthias PINTSCHER (BOULEZ, BERG, STRAVINSKY) avec WOLFGANG RIHM

Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska KettererLe 6 avril 2014, le concert hommage du LFO à Claudio Abbado avait ravagé de chagrin et l’orchestre et les spectateurs du KKL. Deux ans après, à la même période à peu près, c’est à Pierre Boulez que le Lucerne Festival rend hommage.

Le renouvellement du festival de Lucerne, sous l’impulsion de Michael Haefliger, tient essentiellement à l’arrivée de ces deux immenses personnalités musicales : l’une refonda l’orchestre du festival pour succéder au Schweizerische Festspielorchester, qui avait animé les Internationalen Musikfestwochen Luzern désormais appelées Lucerne Festival, l’autre anima depuis 2003 une Académie destinée à enseigner aux jeunes musiciens la musique des XXème et XXIème siècles. Pendant qu’Abbado enflammait les concerts inauguraux du festival, en un rendez-vous annuel, Boulez travaillait avec ses jeunes avec des Master class et des programmes de concerts allant grosso modo de Mahler à nos jours, suivant le fil rouge de l’essentiel de sa carrière. Boulez passait à Lucerne un petit mois, pour l’essentiel le mois d’août et les premiers jours de septembre, et dirigeait plusieurs programmes. On le voyait souvent modestement déjeuner ou dîner au « World café », et il assistait à de nombreux concerts. En bref, il était le second pilier du festival.

Le programme du concert
Le programme du concert

C’est que Boulez – nemo propheta in patria – n’a jamais été contesté dans la sphère germanique où il demeurait et où  il fréquenta Donaueschingen et surtout Darmstadt et encore plus depuis le Ring du centenaire à Bayreuth, ami de Wieland puis de Wolfgang Wagner, ami de Barenboim aussi, mais il ne participa pas du circuit classique des chefs d’orchestres de référence : il ne fut invité que pendant la dernière partie de sa carrière un peu par les Berliner et surtout par les Wiener Philharmoniker avec qui depuis il a tissé des liens forts et fait des enregistrements qui ont marqué. Si Abbado a fait une carrière somme toute traditionnelle, même si exceptionnelle, Boulez a répondu présent à tous les niveaux de l’institution musicale, comme compositeur, comme chef, mais aussi comme organisateur, et comme conseiller. Ila été longtemps considéré comme un enfant terrible, avec des déclarations à l’emporte pièce, contre l’institution, mais a patiemment contribué et avec quelle autorité à dessiner le paysage musical français. Ce fut un agitateur d’idées, cherchant obstinément à réaliser ses projets, y compris dans le domaine de l’architecture : la  Cité de la musique lui doit beaucoup, sinon tout, et la Philharmonie aussi évidemment par ricochet; et si la “salle modulable” de Bastille (qu’il voulait à toutes forces) dont l’espace existe (une remise à décors aujourd’hui) n’a pas vu le jour, c’est par une succession de renoncements, à cause des débuts hoqueteux de l’Opéra Bastille. Boulez a utilisé tous les leviers possibles pour mener à bien ses projets et a déchaîné bien des polémiques (on se souvient de celle qui l’opposa si violemment à Michel Schneider, alors directeur de la musique au Ministère de la Culture.), mais volens nolens, c’était un phare du monde intellectuel et artistique français, et c’était sans contredit une voix de la France.

Le fait qu’Abbado et Boulez se retrouvent dans ce lieu n’est donc pas un hasard : d’ailleurs les deux personnalités se respectaient et s’estimaient. Boulez a même remplacé Abbado sur le podium du Lucerne Festival Orchestra à Carnegie Hall pour une 3ème de Mahler mémorable et Lucerne est un festival né comme creuset international,  où se retrouvent tous les grands chefs, les grands orchestres, dans la continuité de cette tradition née en 1938 sous l’impulsion d’Arturo Toscanini dans les conditions politiques que l’on sait, comme réponse humaniste à ce qui se dessinait aux temps de l’Anschluss,. Le profil du festival, sous l’impulsion de Michael Haefliger bien sûr, mais aussi d’Abbado et de Boulez, a évolué : ce n’est plus du tout un garage de luxe pour grands orchestres internationaux en tournée, il y a des conférences, des films, des concerts de tous types, musique de chambre, récitals, concerts symphoniques, à tous les heures, le matin, l’après midi, le soir, le soir tard, des concerts très chers et d’autres très accessibles et même gratuits, des résidences d’artistes, des résidences d’orchestre des master class, et trois moments annuels, le cycle piano en automne, le festival de Pâques dédié à la musique chorale et sacrée, et le festival d’été qui dure de mi-août à mi septembre et qui n’est que foisonnement musical. Ce contexte plaisait évidemment à Boulez, d’autant qu’à Lucerne, tout semble possible (enfin presque tout puis la « salle modulable » n’a pas été construite), et entre 2000 et 2011, il donna un nombre impressionnant de concerts (au moins trois programmes par session).

En deux ans, le Festival qui s’est appuyé pendant une petite quinzaine d’années sur ces deux piliers a dû tourner la page, la mort d’Abbado en 2014, et le retrait de Boulez avant sa disparition ont imposé d’autres choix. Riccardo Chailly à la tête du LFO a déjà annoncé des programmes d’une couleur très différente de ce qui précédait, tandis que s’est mise en place dans l’académie une direction bicéphale, Wolfgang RIhm comme directeur artistique et Matthias Pintscher comme directeur musical de l’orchestre « des alunni ». Boulez laisse ici un héritage, avec une rupture moindre que celle marquée par l’arrivée de Chailly au LFO : Matthias Pintscher est directeur musical adoubé de l’Ensemble Intercontemporain, fondé par Boulez, et dont les pupitres guident les jeunes de la Lucerne Festival Academy : de fait l’Ensemble Intercontemporain est un autre pilier du Lucerne Festival, incontournable quand il s’agit de musique contemporaine.

Wolfgang Rihm ©Priska Ketterer
Wolfgang Rihm ©Priska Ketterer

Ce concert-hommage a donc réuni une partie des jeunes qui avaient travaillé avec Boulez, venus spécialement pour l’occasion : Wolfgang Rihm a prononcé quelques mots, visiblement ému, notamment autour de la question du « faire », qui disait-il a guidé Boulez pendant toute sa vie, faire et mener à bien. Seul, sur la scène déserte, devant le pupitre du chef avec la partition ouverte, Wolfgang Rihm montrait par là la manque et le vide qui frappe le monde musical en une allocution directe, sans notes, sans grandes phrases, et avec cette simplicité qui fait les vrais pédagogues : il a cherché à définir le plus naturellement du monde ce que représentait Boulez, lui-même pédagogue exceptionnel, avec de l’émotion et sans aucun artifice. Ce fut un authentique moment qui vaut toutes les nécrologies officielles et obligées.
L’orchestre réuni est composé d’ex élèves qui ont travaillé avec Pierre Boulez au long de ces années d’académie, chaque année, le Lucerne Festival Academy donnait plusieurs concerts, l’orchestre réuni ici est une sorte de « fusion » de toutes ces années, c’est pourquoi il porte le nom d’ «Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy» et c’est aujourd’hui son premier concert.

Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

La programme du concert sans entracte était un vrai résumé du répertoire de Boulez, alliant ses propres œuvres, les 3 Orchesterstücke op.6 de Berg, qu’il dirigea souvent, et le Sacre du Printemps de Stravinski.
Dans les œuvres de Boulez, l’une était « Don », extrait de Pli selon Pli, repris de « Don du poème » de Mallarmé dont il ne cite que le premier vers. Mallarmé n’est jamais loin des débats musicaux de son temps : il a inspiré Ravel, Debussy, et Boulez, et lui-même faisait partie avec Verlaine de la revue wagnérienne. En écoutant la musique de Boulez, on comprend aussi sa manière d’aborder les œuvres qu’il dirigeait : une écriture très raffinée, jouant sur les contrastes, poussant les sons jusqu’aux extrêmes avec une très grande précision et surtout une très grande clarté. Cette clarté dans la composition, on la retrouvait chez le chef d’orchestre dans la manière qu’il avait de révéler l’œuvre jusque dans ses détails, avec une rigueur notable, en évitant les complaisances. Il était beaucoup plus lyrique à la fin de sa carrière (il n’est que de comparer son Parsifal de Bayreuth dans l’enregistrement de 1971 et celui qu’il proposa entre 2002 et 2004). Il reste que cette musique difficile, est contraignante pour le spectateur : elle n’autorise pas le rêve ou l’inattention et oblige à la concentration et à l’écoute.

Yeree Suh et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Yeree Suh et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

Les jeunes musiciens qui connaissent ce répertoire sont souverains tout comme Yeree Suh, magnifique soprano qui d’ailleurs chante aussi bien le répertoire baroque que contemporain (Boulez n’avait-il pas une fascination pour Gesualdo ?) qui réussit à créer un univers, avec ces mots lancés comme des sons, de loin en loin répondant aux sons métalliques de l’orchestre. Don est la dernière pièce de « Pli selon Pli » composée par Boulez, en 1989, même si elle ouvre le cycle et le choix de Pintscher d’interpréter un extrait de cette œuvre est aussi un choix sensible, celui de souligner à la fois une œuvre de vie (1957-1989), et celui de montrer en Boulez le compositeur d’un « work in progress » permanent, sur lequel il revenait sans cesse, mais aussi d’ouvrir le concert par une ouverture même, où les mots (basalte…y…écho…et …une…)lancés de loin en loin semble être autant de cailloux semés qui constituent une sorte d’armature possible, de texte du future, de texte à tisser avec la musique pour liant et pour lien. Moment de poésie, d’une très grande clarté et lisibilité, où l’hermétisme mallarméen semble s’ouvrir.
Avec les 3 Orchesterstücke de Berg, dédiés à Arnold Schönberg,  le programme nous invitait à méditer sur la longue relation intellectuelle et musicale de Boulez à Berg : trop viennois, trop nostalgique disait-il dans sa fougueuse jeunesse où il jeta quelques anathèmes sur lesquels il revint plus tard. Son compagnonnage avec Berg culminera bien sûr avec Lulu, en 1979, dont il assurera la première représentation de la version en trois actes dans l’orchestration complétée par Friedrich Cerha. Ces pièces pour orchestre sont construites presque en crescendo, jusqu’à l’expression d’un chaos final (dans Marsch, la troisième pièce) d’une rare intensité. Reigen avec son mouvement de valse semblait peut-être trop viennois à Boulez au départ, et Präludium est un lent mouvement ascendant-descendant appuyé sur les bois et les vents ; Matthias Pintscher conduit les musiciens, enthousiasmants de netteté et de précision, avec une volonté d’objectivité, laissant la musique, sombre, (qui doit tant à l’expressionnisme) se développer sans essayer de « surinterpréter », Marsch est vraiment un moment éblouissant, pas forcément lyrique ou raffiné comme le faisait Abbado par exemple, mais net, précis sans être métronomique, et d’une force marquante, presque tellurique qui n’est pas sans rappeler à certains moments l’œuvre suivante.

Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

Car la première version de ces Orchesterstücke est de 1913-1914, et donc contemporaine du Sacre du Printemps. Et tout prend ainsi sens.
Le Sacre du printemps a été une pièce maîtresse du répertoire de Pierre Boulez, l’orchestre des « Alumni », fait merveille, la direction de Pintscher ne se laisse pas déborder par l’excès, comme l’œuvre s’y prête. Je me souviens de Boulez analysant la danse sacrale dans une master class il y a quelques années avec l’orchestre du Lucerne Festival Academy, demandant justement aux élèves ne ne jamais surjouer une œuvre qui s’y prête tant. L’approche de Pintscher organise le chaos et l’explosion, peut-être cela manque-t-il un tantinet de folie ou d’imagination, mais laisse jouer la musique, rien que la musique qui en l’occurrence se suffit à elle-même : le rythme est très serré, presque métronomique (cela me rappelait ce que Scherchen demandait aux musiciens dans le Boléro de Ravel, à savoir de serrer le tempo sans jamais varier, pour éviter l’effet crescendo et créer la tension jusqu’à l’insupportable) , les bois et notamment clarinette et basson sont vraiment magnifiques, bientôt rejoints par les cordes dans la première partie : après le début un peu mystérieux, avec des silences pesants, c’est bientôt l’impression de force tellurique qui domine, en cohérence avec la thématique de l’explosion dionysiaque du Printemps : on trouve à la fois une certaine noirceur, mais en même temps un éclat singulier et une certaine objectivité froide qui finalement fonctionne car elle crée une tension permanente.

Yi Wei Angus Lee (flûte) ©Priska Ketterer
Yi Wei Angus Lee (flûte) ©Priska Ketterer

La dernière pièce du concert, Mémoriale, extraite d’Explosante fixe (encore un « work in progress » boulézien avec ses versions successives sur lesquelles il ne cessa de revenir) composée au départ en 1972, comme contribution mémorielle à la mort d’Igor Stravinski, puis aussi un peu plus tard pour évoquer Bruno Maderna (mort en 1973) est une conclusion mémorielle en abyme, puisque Mémoriale est une révision proposée en 1985 pour évoquer la mémoire de Lawrence Beauregard,  flûtiste de l’Ensemble Intercontemporain qui travailla étroitement avec Pierre Boulez. Une pièce pour flûtiste soliste et huit instruments qui est mis en exergue comme pièce finale d’un concert qui aurait dû se terminer par l’explosion stravinskienne (mais Boulez lui-même aimait rompre les traditions du concert) . Et cette pièce provenant d’une œuvre évoquant Stravinski, puis Maderna,  elle-même évoquant enfin un flûtiste disparu, devient la dédicace mémorielle finale du concert en une sorte de Mémorial à Pierre Boulez lui même ; ainsi ce concert se termine-t-il par une pièce méditative, élégiaque au rythme de la flûte de Yi Wei Angus Lee, qui fut dans la Lucerne Festival Academy en 2013 et 2015 : c’est un de ces moments suspendus, aux cordes à l’extrême de la légèreté, qui font plonger en soi-même et qui constituent le plus beau des hommages. Et j’avoue y avoir pensé très fortement lors de ma visite quelques semaines après sur la tombe de Boulez à Baden-Baden.
Ce fut un moment fort, qui n’avait peut-être pas la violence émotive du concert du 6 avril 2014 dédié à Abbado, mais Abbado, bien que discret et réservé, déchaînait d’incroyables passions. Ce concert avait une vraie force intellectuelle, le programme et la couleur étaient typiquement bouléziens . Boulez lui suscitait aussi la passion polémique, mais les haines qu’il a déchaînées (encore même post-mortem, ce qui est un comble de lâcheté) ne sont que babil de médiocres.  Boulez pour moi suscitait avant tout l’admiration et la stupéfaction, et ce concert, par sa composition assez subtile était une construction : les œuvres se croisent, soit par les dates (Berg-Stravinsky) soit par le sujet (« Mémoriale »), soit aussi par les traces emblématiques: Pli selon Pli est le programme de l’avant dernier concert donné à Lucerne en 2011, et de la tournée européenne qui a suivi, et les 3 Orchesterstücke de Berg étaient au programme de son tout dernier concert au KKL. Abbado faisait sentir et pleurer, Boulez faisait penser, et donc être. Ils sont tous deux irremplaçables et ils ont tout deux fait le Lucerne Festival d’aujourd’hui.
La musique continuera sans eux, mais a perdu un peu de son odeur. [wpsr_facebook]

Baden-Baden, avril 2016
Baden-Baden, avril 2016

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: SOUTH POLE de Miroslav SRNKA le 31 JANVIER 2016 – URAUFFÜHRUNG – Création mondiale – (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Hans NEUENFELS)

Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl
Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl

Avant d’aborder le spectacle en lui-même, il convient de saluer le très grand effort de la Bayerische Staatsoper pour promouvoir cette création, dont on nous parle à travers mails, tweets, blog, pages Facebook depuis plus d’un an et dont nous avons suivi l’élaboration à travers une campagne de communication intelligente et sympathique. Bien peu de théâtres de cette importance investissent autant dans une création contemporaine. Un effort qui s’est traduit par une production de très haut niveau, une distribution sans failles, une direction musicale extraordinaire et un succès public étonnant : toutes les représentations sont complètes pour cette première série.
Étonnant , oui, j’emploie à dessein le terme. Car le public d’opéra n’a pas la réputation d’être ouvert à la modernité, à la musique d’aujourd’hui, à la création. C’est un débat déjà ancien, cher à Gérard Mortier qui annonçait la mort de l’opéra si l’on ne l’ouvrait pas à la création, car un art ne peut vivre en ne se nourrissant que du passé, même si de manière substitutive ce sont les mises en scène qui se renouvellent et pas les œuvres, – en soulevant maints scandales – et même si les programmateurs remettent au goût du jour un répertoire disparu, comme le répertoire baroque depuis une trentaine d’années et aujourd’hui le grand opéra à la Meyerbeer. On fêtera bientôt le retour de Auber ou Mercadante, et pourquoi pas d’ailleurs ? Mais on avance alors à reculons.
Et d’ailleurs ce n’est pas la création le problème non plus, car bon an mal an, on crée de nouveaux opéras. Le problème ce sont les reprises de ces œuvres. Soucieux de respecter leur cahier des charges qui fait place à la création, les théâtres d’opéra mettent des créations dans leur saison, mais une fois créées, les œuvres sont vite rangées dans les tiroirs aux souvenirs ou les placards de l’oubli. Qui se souvient au Teatro alla Scala, un des théâtres les plus riches en créations tout au long de son histoire, y compris récente, d’Atem, de Franco Donatoni (1985) de Blimunda (1990) ou du Dissoluto assolto (2005), d’Azio Corghi, ou du Doktor Faustus (1985) de Giacomo Manzoni, dont Claudio Abbado a créé Atomtod en 1964 ? Et quand sera repris CO2, de Giorgio Battistelli, créé en 2015 ?

Que South Pole soit créé avec succès, c’est évidemment très positif, d’autant plus que l’opération soutient un compositeur encore peu connu, Miroslav Srnka, né en 1975, formé à Prague, à Berlin, en Italie (auprès de Ivan Fedele) à Paris (auprès de Philippe Manoury et à l’IRCAM) qui a déjà travaillé en 2011 avec le théâtre munichois, comme d’ailleurs pour “Junge Szene” du Semperoper de Dresde.
Il est vrai que le Bayerische Staatsoper a mis beaucoup d’atouts dans l’opération : une distribution de référence avec deux vedettes, Thomas Hampson et Rolando Villazon, une mise en scène confiée à l’un des plus prestigieux metteurs en scène allemands, Hans Neuenfels, et l’orchestre dirigé par le GMD en personne, Kirill Petrenko.

C’est ce dispositif d’ensemble qui me paraît marquant dans l’opération, aussi bien dans l’artistique que le marketing. Il faudra maintenant bien surveiller les programmes des saisons futures pour voir combien de reprises de cette production.

Il est toujours émouvant d’assister à une « Uraufführung », notamment dans le théâtre qui a créé Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Rheingold et Die Walküre bien sûr, mais aussi Idomeneo (au Residenztheater), I quattro rusteghi (Wolf-Ferrari), Palestrina (Pfitzner), Capriccio de R.Strauss et plus récemment Lear de Aribert Reimann qu’on va revoir à Paris prochainement.
Et une semaine après cette triomphale Première (dont le succès ne se dément pas à chaque représentation), des images et des fragments de cette musique me restent en mémoire, c’est sans doute bon signe.
Il est évidemment difficile d’édicter une opinion sur une musique jamais entendue : la critique se nourrit de comparaisons et de systèmes d’échos, d’expériences diverses, et le jugement se construit évidemment par l’histoire et l’expérience. Miroslav Srnka ayant surgi brutalement dans mon univers musical, presque ex-nihilo, comme pour la plupart des spectateurs, ce que je pourrai écrire à propos de cette œuvre tiendra sans doute plus de l’opinion que du jugement, et on me pardonnera.
Le sujet du livret anglais de Tom Holloway, est la « course » au pôle que se livrèrent entre 1910 et 1912 Roald Amundsen et Robert Falcon Scott,  un sujet à la fois original et austère, que le livret traite en « Doppelopera », en opéra double, l’un ayant pour centre Scott, et l’autre Amundsen, soulignant ressemblances et différences, jouant sur un texte semblable et décalé, organisé autour d’une première partie qui est la conquête du pôle, et une seconde partie qui est le retour, fatal pour Scott.
Ainsi donc, l’opéra est une série de moments, d’espoir, de crise (la mort des animaux), de méditation, mais aussi de souvenirs : l’intervention des épouses, Kathleen Scott (Tara Erraugh, mezzo) et la « Landlady » (Mojka Erdmann, soprano colorature) organise une sorte de Recherche du temps perdu très proustienne. Deux parcours parallèles dans un univers uniformément blanc, deux parcours très semblables et très différents, l’un moderne et mécanisé, mais hasardeux (Scott), l’autre artisanal et préparé avec précision et rigueur (Amundsen). Deux visions du monde et deux personnalités, qui se construisent en première partie, et dont le destin se scelle en seconde partie. C’est linéaire et plat comme les étendues de glace, et c’est néanmoins varié comme la diversité des hommes.
Les deux opéras se déroulent en même temps et parallèlement, mais dans deux espaces différents, que Hans Neuenfels a matérialisé par une séparation, au sol. À Jardin, l’espace Scott, à Cour, l’espace Amundsen.
Musicalement, la séparation est aussi sensible : l’équipe de Scott est faite de ténors, et menée par le ténor Rolando Villazon, et celle d’Amundsen (baryton) par des barytons. Peut-être pour marquer dans les voix d’un côté la légèreté (de la préparation ?) et de l’autre son épaisseur et son sérieux. Parallèlement, les voix féminines font contraste puisque Kathleen Scott est mezzosoprano dans un monde de ténors, et la Landlady est soprano colorature dans un monde de barytons. Cette modulation des voix donne couleur à l’ensemble, et aux ensembles. Les animaux sont des instruments, les cors pour les poneys de Scott et les clarinettes pour les chiens d’Amundsen.
Le texte construit un système d’écho, notamment au début, de phrases identiques. Il est dit successivement avec des couleurs différentes : même phrases, mais couleurs variées.
L’orchestre est immense, très riche en bois, particulièrement fournis, et en percussions très variées (crotales, marimba, vibraphone, mais aussi Glockenspiel et cloches à vaches) ; on trouve aussi l’accordéon, le piano à quatre mains, des harpes. L’impression est qu’on a réuni là volontairement tous les instruments possibles en une richesse prodigieuse, jusqu’au son qui émerge des Gramophones, fixé par la partition, Caruso et Carmen (“La fleur que tu m’avais jetée”) d’un côté et de l’autre la chanson de Solveig de Peer Gynt.  Tout  va faire contrepoint à une situation apparemment linéaire du point de vue dramaturgique, dans un décor uniformément blanc qui va contraster avec la richesse incroyable de l’instrumentation.
Les parfums les couleurs et les sons se répondent (Baudelaire)
C’est bien le contraste qui est le principe de l’œuvre, deux personnalités, deux parcours, deux préparations, l’une sérieuse et secrète, l’autre sérieuse aussi mais m’as-tu vu, deux univers dans un espace uniforme, et tout un jeu d’oppositions apparentes et plus secrètes, de contrepoints qui vont conduire le principe de l’œuvre et dont Hans Neuenfels va s’emparer.
Le problème c’est que toute cette construction assez élaborée et complexe manque de ce qui a fait l’opéra tout au long de son histoire, des moments vraiment dramatiques, où des personnalités se confrontent, où les éléments se déchaînent, où les émotions affleurent et s’épanchent. C’est bien la désespérante linéarité du paysage qui domine, et d’une « course » vue non comme défi mais plus comme retour sur soi : course contre soi et contre l’autre, et moment où l’héroïsme est aussi bien externe qu’interne. Un seul exemple : souvent et Scott et Amundsen font référence aux éléments, au mauvais temps possible. Et pas un moment de tempête ou de violence des éléments, à laquelle tout compositeur du premier XIXème siècle aurait sacrifié. Il est vrai que nous sommes au début du XXIème   et que les lois du théâtre musical ont changé. Espace extérieur et échos intérieurs (auxquels contribuent très largement la présence évocatoire des femmes), course des corps contre les éléments et course des âmes fortifiées ou moins, la musique accompagne plus que décrit. Elle accompagne dans la profondeur, préférant travailler la complexité de la composition qu’une pure musique descriptive « à programme ». Une musique quelquefois « prise dans les glaces » d’une mélodie presque minimale (pour ne pas dire minimaliste) et en même temps très diffractée par la multiplicité des reprises instrumentales. Ce qui frappe, c’est vraiment cette variété des instruments et des timbres, exaltée par la direction redoutable de précision, très pointue et très pointilliste de Kirill Petrenko, qui rend chaque détail de la partition audible, et qui en travaille tous les recoins. Non seulement comme à son habitude il suit pas à pas les chanteurs (et sans doute avec plus d’attention encore pour une Uraufführung) mais il est attentif à tous les moments, tous les instruments, dosant les volumes, les couleurs, les interventions de chaque instrument avec une volonté de cohérence qui stupéfie. Il fait penser à son approche de Die Soldaten, et d’ailleurs la partition m’a souvent renvoyé à certains univers de Zimmermann. C’est vraiment pour moi l’artisan de la réussite de l’ensemble, car Petrenko dirige cette œuvre nouvelle et conduit cette partition avec le souci d’en rendre les qualités, d’en rendre les ombres et lumières, d’en transmettre la couleur, avec le même souci et la même probité que n’importe quelle œuvre classique du répertoire. On pourrait dire : « c’est la moindre des choses », mais ce n’est pas si évident en réalité. L’attention qu’il porte à la construction et au rendu, la plongée dans un univers si différent de ce dont il est familier, le respect de l’œuvre dans son intensité sont des éléments visibles, qui emportent en même temps l’orchestre dans cette perfection formelle. Et la plongée résolue dans cette musique est si visible au spectateur qu’on finit par se demander avec inquiétude comment la musique de Srnka  sonnera dans d’autres mains et si Petrenko n’est pas l’architecte de cette incontestable réussite.
À cette musique très « composée » correspond une écriture pour les voix qui m’est apparue à la fois réussie et assez classique, ce qui n’est pas un reproche, loin de là. Les ensembles sont tous magnifiques, à commencer par le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen à la fin de la deuxième partie qui a frappé tous les spectateurs, et par l’ensemble qui accompagne la mort (le meurtre) des animaux, vraiment exceptionnel par l’émotion qu’il diffuse. Le monologue initial de la 2ème partie, la lettre de Hjalmar Johansen chantée par Tim Kuypers est aussi un moment de théâtre vraiment sensible.
Ce qui frappe dans la distribution c’est d’ailleurs un véritable équilibre. Certes il y a les héros (le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen) et les deux équipes, les ténors Dean Power, Kevin Conners, Matthew Grills et Joshua Owen Mills (équipe Scott) et les barytons Tim Kuypers, John Carpenter, Christian Rieger et Sean Michael Plumb (équipe Amundsen) sont pour l’essentiel membres de la troupe ou des ex-membres de l’opéra studio. Ils témoignent ici de l’excellent niveau d’ensemble et de leur ductilité, mais aussi témoignent d’un esprit de troupe visible et d’une cohérence dans l’engagement, et même dans la différence sensible de jeu entre les deux équipes (travail magnifique de Hans Neuenfels sur les personnages).

Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl
Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl

Tara Erraught est pour moi l’un des mezzos les plus intéressants de la nouvelle génération, elle appartient à la troupe, mais a de nombreux engagements ailleurs. La voix est riche, charnue, puissante, avec un beau volume et une science des crescendos qui courent sur toute l’étendue du spectre, ce qui lui permet d’aborder aussi des rôles plutôt attribués à des sopranos, elle a la ligne de chant, le contrôle et aussi les agilités. Épouse bourgeoise  (qui tranche avec la Landlady en combinaison qui porte sans cesse le seau rempli de produits de nettoyage) tenue digne, port noble, artiste qui entretient des liens avec le monde artistique de l’époque, élève de Rodin, son allure correspond à une voix pleine d’autorité qui marque aussi un rapport moins direct et plus complexe à son mari. Magnifique et imposante prestation.

Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl
Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl

Au contraire, la Landlady de Mojka Erdmann apparaît physiquement plus fragile, comme un corps frêle et presque faible, et la partition lui réserve moins de couleur dans la voix, et plus de notes suraiguës tenues à l’extrême des possibilités. La musique d’aujourd’hui use souvent de ces voix à la fois légères et aiguës, mais qui savent tenir la distance. Moins passionnante pour la variété, mais impressionnante pour la performance technique, la prestation de Mojka Erdmann répond à ce qu’on attend d’elle, avec cette fausse fragilité qu’elle affiche en scène, mais aussi son sens de la réponse directe et franche, qui fait là aussi contraste avec le « côté Scott », qui affiche une Kathleen brune, et habillée d’une stricte robe noire, là où la Landlady est blonde, en combinaison légère et claire. Ombre et lumière.

Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl
Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl

Contraste aussi entre Rolando Villazon et Thomas Hampson.
Le trou noir qu’a traversé Rolando Villazon, promis à l’Empyrée des ténors, a des échos dans sa prestation : il a eu de tels problèmes de santé qu’il a interrompu sa carrière, pour la reprendre à plus petite vitesse et sur des rôles moins tendus que ceux auxquels il nous avait habitués. Villazon est un ténor qui s’engage, toujours sur le fil du rasoir, et donc toujours fragile car toujours au bord de la tragédie. C’est ce qui fait aussi son prix par rapport à d’autres artistes plus solides et peut-être plus lisses. Bien que la voix ait quelques accidents (qui n’ont pas manqué durant le représentation), que la projection ne soit pas toujours au rendez-vous, l’artiste reste passionnant dans une tessiture qui reste tendue. Il fait partie de ces gens qui respirent une humanité profonde, une sensibilité à fleur de peau, une spontanéité démonstrative et même quelquefois excessive, une sorte de fou chantant qui attire irrésistiblement la (et ma) sympathie.

Il chante Robert Falcon Scott, l’officier britannique qui va mener au Pôle Sud ses hommes, mais va périr avec eux de froid et de faim sur la route du retour. Personnalité controversée, sur qui on a fait tomber une certaine responsabilité dans l’impréparation de l’expédition tant pour le choix des vêtements que des transports : encore aujourd’hui, certains norvégiens ironisent sur le choix de poneys ou de chevaux pour effectuer la traversée sur la glace, par rapport aux chiens choisis par Amundsen. Villazon rend parfaitement une certaine instabilité, une certaine « dégaine » méditerranéenne avec des gestes larges, des mouvements brusques, Scott-Villazon est suffisamment fragile et excessif pour qu’on ait de visu, moins confiance dans son projet. Vocalement, Villazon, sans être exceptionnel, « fait le job » comme on dit, avec quelques menus scories, mais reste un profil scénique particulièrement intéressant et un profil vocal honorable parce qu’il marque un grand contraste avec Hampson-Amundsen,.

Thomas Hampson est le triomphateur de la soirée, pour un rôle de héros qui triomphe. La prestation vocale est supérieure à ce qu’on a entendu récemment de lui par exemple son Mandryka dans Arabella à Salzbourg. Il est possible que le rôle ait été (bien) écrit pour lui et en rapport à ses possibilités actuelles, il reste qu’en matière de tenue de notes, de projection, de chaleur de timbre, la prestation est exceptionnelle.
C’est bien l’impression de solidité qui domine, par la voix, par la nature du personnage, exigeant, ne laissant rien passer, très préparé et l’esprit rivé vers le but à atteindre, avec une voix à la fois bien plantée et chaleureuse, et aussi par la taille : il domine physiquement les autres personnages et en face, Villazon « ne fait pas le poids » physique, plus frêle, plus petit à la voix plus claire et plus fragile ; l’opposition entre les deux et l’avenir tragique se lit dans les images scéniques et vocales elles-mêmes. En ce sens, le spectacle est parfaitement calibré.
Il est aussi calibré par la qualité du travail de Hans Neuenfels, qui a été vivement applaudi par la salle (ce qui n’a pas été si fréquent dans sa longue carrière). Il travaille résolument dans le sens de la distanciation, construisant des images essentielles qui font sens, et ne se perdant jamais dans l’anecdotique, l’espace est une vraie construction théâtrale. Le décor, conçu avec Katrin Connan, est un espace blanc (rappelons que celui de sa Manon Lescaut dans le même théâtre était un espace noir) avec un fond de scène frappé d’une croix qui fait cible, une sorte de Croix du Sud qui figure le Pôle à atteindre, la cible commune des deux explorateurs, qui occupent chacun un espace séparé de l’autre par un séparateur au sol figurant les deux parcours.
Un décor donc essentiel où vont jouer les éclairages assez violents (figurant l’éclat du blanc) de Stefan Bolliger, et changeant lorsque les femmes apparaissent (devenant moins aveuglants, pour figurer une lumière non polaire). Le décor est lisse, simplement évocatoire, sans figuration de la glace, sans neige artificielle, sans aucun réalisme.

Frac et mort ©Wilfried Hösl
Frac et mort ©Wilfried Hösl

Car le principe de ce travail (qu’on peut naturellement discuter) est de rendre les contrastes humains évidents, sans se perdre dans un réalisme qui en l’état ne rajouterait rien. Alors, Neuenfels travaille sur les ressemblance et les contrastes, et d’abord sur les mouvements : essentiels et souvent parallèles dans la première partie, alors que les contrastes sont de plus en plus marqués dans la seconde partie, quand Amundsen regagne ses bases pendant que Scott périt de faim et de froid, le plus marqué étant un Amundsen en frac d’un côté (avec un éclairage normal) pendant qu’un à un (belle prestation de Dean Power) disparaissent les membres de l’équipe de Scott (avec un éclairage glacial), et que Scott finit comme pris dans les glaces figurées paradoxalement par d’épais sacs de couchage, allusion au sommeil précédant la mort par le froid et le gel.

Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl
Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl

Ressemblances dans les mouvements symétriques, alimentés par des paroles parallèles, dans l’entrée des femmes, parallèlement, mais distinguées comme on l’a vu par l’allure et le vêtement. Les différences entre les deux équipes se marquent d’abord par les couleurs, noir du côté de Scott, gris du côté d’Amundsen, par les costumes, épaisses peaux de bête chez Amundsen, cuirs doublé laine du côté de Scott, qui semble bien plus léger. Et de fait, Amundsen, de culture scandinave, avait prévu les choses en fonction de traditions locales : c’est aussi la question du choix des chiens et non de chevaux ou de poneys, figurés par des mimes munis de masques apparaissant dans une niche en fond de scène : Hans Neuenfels aime figurer ainsi les animaux par des hommes (voir les fameux rats de Lohengrin à Bayreuth).

Mort des chiens ©Wilfried Hösl
Mort des chiens ©Wilfried Hösl

Ainsi la scène où les animaux sont tués devient-elle l’une des plus fortes de l’œuvre, car elle vise à la fois à marquer notre relation très anthropomorphique aux animaux et en même temps,  les chiens sont tués au pistolet, comme on tue des hommes dans un massacre: le spectateur voit donc des hommes s’écrouler, et non des chiens. Il y a  là un jeu mimétique particulièrement fort qui rend très sensible la situation, déjà terrible s’il s’agit d’animaux, et encore plus forte puisque la relation devient « humaine ». Ce n’est pas un hasard si la scène est l’une des plus dramatiques de la soirée, et objet des souvenirs les plus forts.

Dans ce jeu des parallèles et contrastes, la deuxième partie, à la différence de la première, casse le jeu de la géométrie. Lorsque les uns reviennent du pôle, les autres s’y dirigent encore (je crois qu’ils l’atteindront plus d’un mois plus tard). Enfin lorsque les norvégiens sont sortis d’affaire au moment de la magnifique scène des oiseaux marquant la proximité de la mer : « What ? What is this ?! Birds ! », Scott et ses hommes de l’autre côté sont en train de périr « He has an open wound ».

L'autochenille de Scott ©Wilfried Hösl
L’autochenille de Scott ©Wilfried Hösl

Contraste enfin dans les comportements et les procédures, l’autochenille de Scott qui tombe en panne face à des moyens moins spectaculaires, mais considérés comme plus sûrs, la rigidité d’Amundsen (l’interdiction d’écrire par exemple ou de tenir un journal hors celui qu’il tient) face à la « souplesse » de Scott, la concentration d’Amundsen tout fixé sur son but. Car malgré un jeu d’acteur volontairement peu démonstratif, – on pourrait regretter que les équipes ne soient pas analysées dans leur comportement individuel, à de rares exceptions près – les gestes essentiels sont donnés, raideur et rudesse du côté Amundsen, plus de variété et de mouvement du côté Scott, et cette posture aide aussi à lire le drame qui se noue.

Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl
Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl

Seule concession à l’anecdote ou à l’Histoire, la figuration du pôle, avec tente et drapeau, reproduction exacte de la fameuse photo de la tente, du drapeau norvégien et de l’équipe.

L'histoire: Amundsen au pôle Sud
L’histoire: Amundsen au pôle Sud

Il faut remarquer aussi l’important enjeu, très peu marqué dans la mise en scène sinon en creux, que la conquête du Pôle Sud pouvait constituer pour une Norvège toute neuve devenue état indépendant depuis 1905, c’est à dire 6 ans à peine avant l’expédition face à un représentant de l’Empire britannique, à l’époque la plus grande puissance. Ainsi, sans que ce soit si clairement affirmé, c’est bien le mythe de David et Goliath, le pot de terre contre le pot de fer, et le lièvre et la tortue qui est ici reproposé en adaptation polaire.
À travers une histoire documentée, c’est finalement un parcours symbolique qui est ici dessiné fait d’une successions de moments, autant de scènes qui éclairent à la fois les motivations des uns et des autres et les contextes divers, les ambiances, dans un travail abstrait, sans concession et d’une très grande rigueur, sans aucun élément décoratif, presque comme une épure où le paysage indompté et intouché n’est plus un paysage, mais une ambiance où l’homme est seul, face à son destin, dans une sorte de posture héroïque que l’œuvre analyse au delà du récit proposé.
Et ainsi se trouve-t-on devant un spectacle plus théâtral qu’il n’y paraît à première vue, et c’est peut-être là le secret de son succès. Une musique qui se cache et se découvre, une géométrie qui se brise en deuxième partie, des moments d’une grande émotion et de suspension, mais aussi un « ennui » volontaire au départ, comme si les véritables enjeux avaient du mal à s’imposer, comme si la musique se cachait volontairement et si le théâtre se cachait d’abord pour se découvrir peu à peu.
Voilà une réalité historique et historiée qui est en même temps métaphore de la faiblesse et de la force de l’humain et variation sur l’héroïsme. Seul un paysage polaire, sans relief, sans couleur autre que le blanc, sans vie apparente sinon celle du regard qui l’embrasse pouvait peut-être en être le cadre. On comprend du même coup une musique à la fois tendue mais sans relief apparent, à l’image de cette immense étendue blanche du plateau polaire, qui force à rentrer en soi, comme on rentre dans le tissu musical, sans relief apparent non plus, mais en réalité plein d’une foule de détails et de richesses sonores de toute nature.  Apparence de désert et être riche et varié, de nouveau l’œuvre nous ouvre vers les contrastes habituels du monde. Et Neuenfels nous les soulève.
Son décor est construit comme une vaste caverne blanche, comme la caverne platonicienne. Et si la caverne était une immense étendue blanche ?

Alors que j’étais un peu dubitatif sur la musique en sortant de ce spectacle, je m’aperçois qu’il reste en moi après une semaine, et certaines images reviennent, certains moments m’accompagnent ainsi que certains sons . C’est qu’il constitue vraiment un spectacle total, fait de vrai théâtre, fait aussi d’une musique qui réussit à chanter et surtout à faire chanter. Mais c’est le chef d’orchestre le véritable démiurge de tout ce travail, sans sa clarté, sans sa précision, sans son approche très pédagogique au total, dévoilant peu à peu les ressorts de l’œuvre, nous n’aurions pu découvrir cet au-delà de la caverne, et respirer cette musique comme nous l’avons fait grâce à Kirill Petrenko, l’artisan fulgurant de ce triomphe.[wpsr_facebook]

Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl
Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl

IN MEMORIAM PIERRE BOULEZ

Pierre Boulez
Pierre Boulez

On s’y attendait hélas, et les dernières fois que j’avais croisé Pierre Boulez (à Lucerne) il était méconnaissable, même si toujours vif et attentif. Sa disparition fait et fera l’objet de toutes les nécrologies possibles, déjà dans les tiroirs depuis quelque temps.
Je suis un peu vide ce soir…Car il est pour moi un compagnon de musique comparable à Abbado – ils s’estimaient beaucoup d’ailleurs -, comme Abbado défendant la musique d’aujourd’hui, comme Abbado chef d’orchestre exceptionnel, notamment dans Mahler, comme Abbado mêlé aux débats esthétiques et culturels de son temps, mais plus qu’Abbado actionnant les leviers institutionnels pour faire aboutir ses projets, pas toujours avec succès d’ailleurs (voir la salle modulable de la Bastille). Mais tout le monde sait cela.
Je préfère évoquer quelques souvenirs personnels puisque j’ai eu la chance de le croiser souvent, de l’accueillir pendant une semaine quand je travaillais en Allemagne et de suivre la tournée européenne du concert que l’Ensemble Intercontemporain avait répété et donné à Ludwigshafen (pour un concert organisé par BASF); il y avait entre autres au programme Von heute auf morgen de Schönberg. J’avais assisté assez fasciné à ses répétitions, et constaté son incroyable précision,  son oreille infaillible, et son exigence; mais aussi sa joie de dîner un soir avec des étudiants de l’université de Heidelberg dans un restaurant italien, car il aimait transmettre et c’était un incroyable pédagogue. Il intégra d’ailleurs comme premier musicien le Collège de France en 1976.
Boulez chef d’orchestre est étroitement associé à ma vie de mélomane puisque tout jeune encore mon premier disque classique (en dehors des inévitables valses de Strauss) fut un disque de Boulez avec l’Orchestre Philharmonique de New York. Mon premier Ring en salle, ce fut à Bayreuth de 1977 à 1980, puis il y eut neuf Lulu en 1979 à Paris, puis de passionnantes rencontres à Milan autour de Boulez compositeur où il était accueilli dans le cadre d’un cycle qui lui était consacré où il donnait des concerts et des leçons. J’étais resté ébloui d’une interprétation  de sa deuxième sonate pour piano par Maurizio Pollini. Je me souviens de magnifiques moments où il nous avait analysé et fait découvrir  Répons, laissant le public regarder sa partition, ses notes, et discutant avec tous de manière détendue, à mille lieues de l’image redoutable qu’en donnaient les médias. J’avais même à cette occasion découvert son amour des pâtes italiennes !

Une conversation avec lui m’avait frappé, et elle était un peu prémonitoire. C’était à Aix, en 2007, à l’issue d’une représentation de De la Maison des morts dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Pour moi qui vivais (et vis encore) sur le souvenir indélébile du Ring Boulez-Chéreau de Bayreuth, et de leur Lulu parisienne, c’était une intense émotion que de les voir saluer le public ensemble comme 30 ans auparavant. Il venait d’annoncer qu’il ne dirigerait plus d’opéras et je lui exprimais ma déception. Il me répondit  « qu’il se sentait un jeune homme  dans la tête» mais que « le corps ne suivait plus » ; il avait aussi exprimé le regret de ne pas avoir dirigé Meistersinger von Nürnberg et Boris Godunov et nous avions ainsi discuté à bâtons rompus, comme après un Parsifal à Bayreuth dans la mise en scène très discutée de Christoph Schlingensief, duquel il m’avait dit « qu’il valait mieux trop d’idées que pas assez ».
Le dernier souvenir que j’ose évoquer dans ce texte que je veux personnel, c’est un moment que je lui avais rappelé en riant et qui semblait l’effrayer : pendant un des étés de Bayreuth en 1977 ou 1978, les musiciens de l’orchestre lui avaient demandé de les diriger pour un concert « promenade » entre deux représentations. Pour ce concert il y avait dans le public Gwyneth Jones, il y avait Donald Mc Intyre , il y avait Patrice Chéreau, et tout le monde faisait la queue au stand des saucisses car le concert avait lieu en plein air, dans un centre de vacances à quelques kilomètres de Bayreuth, à Marktschorgast, et l’orchestre disposé devant le bar, au bord de la piscine, dirigé par Pierre Boulez donnait…les Quatre Saisons de Vivaldi…
Si les portables avaient existé, à n’en point douter c’eût fait buzz dans les chaumières mélomanes. Nous sommes quelques-uns à nous en souvenir.
Cet heureux temps n’est plus, il reste les souvenirs, les disques, les vidéos. Une des valeurs du monde s’en est allé, car il était mondialement admiré.
Il avait depuis les années soixante décidé de vivre à Baden-Baden, au cœur de cette Europe dont il était l’un des phares. Il y est mort, et nous laisse si tristes…[wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL 2015: DANIEL BARENBOIM dirige le WEST-EASTERN DIVAN ORCHESTRA le 16 AOÛT 2015 (DEBUSSY-BOULEZ-TCHAIKOVSKI)

Le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Le West-Eastern Divan Orchestra est une bien belle entreprise, en ces temps troublés où la haine prévaut, dans tous les sens et dans tous les horizons. Faire de la musique n’efface pas les plaies, ne résoud pas les problèmes, mais au moins permet de reconnaître en l’autre son égal, son prochain, et permet un dialogue médiatisé par l’art, par la nécessité de produire ensemble et donc de collaborer au service d’un tiers, le compositeur. On connaît les opinions affirmées et courageuses de Daniel Barenboim sur le conflit israélo-arabe, qui se dresse contre l’absurdité de cette situation où l’on cultive tous les moyens de ne pas se parler . Il répète à l’envi cette vérité simple: les murs ne sont jamais éternels.
Il doit être difficile de trouver dans cette région des musiciens suffisamment formés, et bien des participants étudient en occident, par ailleurs, des musiciens supplétifs pour certaines pièces difficiles ne sont pas forcément originaires du Moyen Orient. On reconnaissait le flûtiste Michel Dufour, transfuge du Chicago Symphony Orchestra qui va rejoindre les Berliner Philharmoniker à partir de cette saison ou Dominic Oelze (Staatskapelle Berlin). C’est le cas dans tous les orchestres, mais ce qui compte, c’est l’affirmation d’un symbole, c’est ce cri de paix dans une période où l’irrationnel triomphe et où la peur s’insinue. N’ayez pas peur, la musique existe encore.
D’année en année, l’excellence de l’orchestre s’affirme et d’année en année, les programmes se complexifient. Pour Pierre Boulez, avant le 23 août où le Festival de Lucerne a programmé une journée hommage, Barenboim a inscrit au programme une des plus longues pièces du répertoire boulezien, Dérive II, plus longue encore que la Symphonie n°4 de Tchaïkovski au programme en deuxième partie de soirée. C’est le même concert qui a été donné à Salzbourg le 12 août dernier, avec un immense succès.
Le concert a débuté par Le prélude à l’après midi d’un faune de Debussy, mettant en exergue la flûte que nous évoquions plus haut, un Debussy que Barenboim aborde de manière nette, franche, en rien éthérée, avec une science des équilibres fabuleuse, mais travaillant sur une couleur qu’on n’a pas l’habitude d’entendre : le travail sur les reprises des cordes, sur les différents niveaux a tendance à effacer les marqueurs de Debussy, mais exalter tout ce qui pourrait rappeler l’épaisseur et l’ivresse sonore wagnérienne. C’est à la fois magnifique et surprenant, Barenboim, en maître du son wagnérien, wagnérise un prélude qui par certains côtés n’est pas ici sans évoquer Tristan. Tout ce qui fait la poésie mystérieuse de la pièce n’est pas privilégié, au bénéfice d’une approche plus directe, plus sonore. L’orchestre répond parfaitement à cette sollicitation : cordes et bois sont vraiment merveilleux et sonnent avec une grande précision ; c’est une voix debussyste cependant un peu inhabituelle.

Dérive II, 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Dérive II, 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Dérive II, déjà donné lors d’un concert à la Philharmonie de Paris il y a quelques mois par le même orchestre, composée à l’occasion du 80ème anniversaire d’Eliott Carter (1988), dédicataire, a été créé à Milan en juin 1990, et Boulez disait aussi s’appuyer sur le travail sur la périodicité de GyorgyLigeti. La version plus longue en a été créée à Lucerne, dans la Luzerner Saal (où officie la Lucerne Festival Academy, à côté de l’auditorium du KKL ) en 2002, et comme souvent chez Boulez, les œuvres sont remises sur le métier, sans cesse in progress et une autre version ainsi  été créée à Aix en 2006.
Inscrire dans une tournée une œuvre aussi inhabituelle et difficile ne peut qu’être porté au crédit de Barenboim, dont on connaît l’amitié pour Boulez (Dérive II a été jouée par la Staatskapelle Berlin) et offre là à la fois aux jeunes musiciens de l’orchestre l’occasion de se frotter à ce répertoire plutôt rare en concert symphonique (les orchestres qui l’ont joué, à part la Staatskapelle Berlin sont tous des formations dites « spécialisées » comme l’Intercontemporain, le London Sinfonietta ou l’Ensemble Modern) et de montrer leur virutosité, et en même temps impose au public dans un programme par ailleurs plutôt classique une œuvre que la plupart des auditeurs n’auraient pas choisi au premier abord.
Il faut reconnaître que je manque de références dans ce répertoire et qu’il est difficile de faire des comparaisons. Ceux qui ont entendu Boulez avaient loué sa clarté et sa netteté : Boulez est un concis, j’ai pour ma part apprécié ce moment, très particulier, où sur un rythme assez soutenu, les instruments sont « mis en danger » parce que très exposés : il y a onze musiciens : Michael Barenboim (fils de…) plutôt discret au violon (c’est le premier violon de l’orchestre) , Yulia Deyneka est au contraire exceptionnelle à l’alto, très sollicité, très sonore et particulièrement varié.

Barenboim félicite Dominc Oelze après le Boulez ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Barenboim félicite Dominc Oelze après le Boulez ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

On retiendra en particulier aussi le vibraphone de Dominic Oelze, le percussionniste de la Staatskapelle Berlin et le Marimba de Lev Loftus, vraiment prodigieux, mais il faut citer tous les autres : Adi Tal, violoncelle, Emmanuel Danan, cor anglais, Jussef Eisa, clarinette, Mor Biron, basson, Sharon Polyak, cor, Michael Wendeberg, piano, et Aline Khoury, Harpe (assez étonnante elle aussi). C’est cette présence des instruments, cordes, bois et cuivre au centre, percussions sur les côtés (avec la harpe), et les systèmes d’écho et de reprise, les rythmes syncopés, les ralentis, les brutales accélérations, les “allers et retours” instrumentaux, tout cela était passionnant : la musique contemporaine oblige à la concentration, et notamment la musique de Boulez; on  se fixe sur tel ou tel instrument, exploités quelquefois jusqu’au vertige, on cherche, on est tendu. Elle requiert de la part de l’auditeur une totale disponibilité et une attention redoublée. Les jeunes instrumentistes s’en sort sortis avec tous les honneurs.

Daniel Barenboim le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Barenboim adopte un tempo légèrement plus étiré (46 min), l’œuvre dure entre 42 et 45 minutes normalement, mais garde la tension exigée, notamment dans les parties les plus rapides. Il en résulte des moments explosifs, avec quelques respirations, et une redoutable précision de toute manière : Barenboim est un maître et cela se voit et s’entend.
Un maître qui a fait des siennes dans la Symphonie n°4 de Tchaïkovski. Une symphonie qui a permis, s’il était encore besoin, de donner à l’orchestre et à ses capacités l’occasion de les montrer de manière spectaculaire.
Ne pas aller chercher dans cette interprétation fulgurante la poésie et la chaleur coloriste d’un Tchaikovski “traditionnel” car cette interprétation est plus « barenboimienne » que « tchaikovskienne », ou disons, moins conforme à ce que à quoi on est habitué dans Tchaïkovski. Barenboim choisit de jouer très fort, notamment le premier mouvement particulièrement héroïque, ou très bas, fortissimissimo quand c’est fortissimo et pianissimissimo quand c’est pianissimo, c’est à dire des écarts violents, des contrastes marqués, des rythmes et des ruptures de tempo; tous les effets sont exploités au maximum: c’est ahurissant de virtuosité, c’est étonnant, c’est quelquefois phénoménal, et c’est quelquefois ailleurs, en nous prenant à revers avec des rythmes très syncopés de ballet là où on attendrait de la fluidité et une certaine légèreté (deuxième mouvement !). Le troisième mouvement est pour ma part le plus réussi, avec des pizzicati à se damner, et sans doute le plus rigoureux et maîtrisé. Le 4ème mouvement est une démonstration de virtuosité et de contrastes, d’allègements incroyables et de fortissimi écrasants. Un tremblement de terre.
J’avoue que ce n’est pas ainsi que je préfère Tchaïkovski . Ma dernière 4ème fut avec Claudio Abbado et la Orquesta Sinfónica Juvenil de Venezuela Simón Bolívar à Séville, le 2 janvier 2007 et nous sommes dans deux univers opposés, l’un aérien et d’une étonnante souplesse, l’autre tellurique, dont vous pouvez imaginer auquel va ma préférence.
Ce Tchaikovski ébouriffé et hyper démonstratif, de bateleur de génie, confirme en même temps quel orchestre magnifique peut être le West-Eastern Divan Orchestra et quel chef est Daniel Barenboim : un Tchaïkovski pareil, il fallait le faire, il fallait oser. Il a osé, et c’est aussi pourquoi on l’admire.
Triomphe total.
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Daniel Barenboim dirige le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim dirige le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: DIE EROBERUNG VON MEXICO, de Wolfgang RIHM le 10 AOÛT 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER;Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Le dispositif général ©Monika Rittershaus
Le dispositif général ©Monika Rittershaus

Il y a une tradition à Salzbourg de création contemporaine ou du moins d’une production contemporaine par saison, ce fut Al gran sole carico d’amore de Nono en 2009 (Metzmacher, Mitchell), Dionysus de Wolfgang Rihm (création mondiale) en 2010, aussi dirigé par Ingo Metzmacher à la Haus für Mozart, puis Die Soldaten de Zimmermann en 2012 (Metzmacher, Hermanis), puis Gawain de Harrison Birtswistle (Metzmacher, Hermanis) en 2013, l’an dernier ce fut Charlotte Salomon, de Marc-André Dalbavie (Dalbavie, Bondy) en première mondiale, et cette année une nouvelle production de Die Eroberung von Mexico (la conquête du Mexique) de Rihm (Metzmacher, Konwitschny) qui est une production Pereira puisque l’intendant a été poussé dehors l’an dernier lorsqu’il a repris la Scala, pour cause de dépassements budgétaires et de conflit avec le Conseil d’administration du Festival conduit depuis 1995 et jusque 2017 par Helga Rabl-Stadler passée par la politique et par la Chambre de Commerce de Salzbourg , un parcours qui conduit tout naturellement à la présidence du festival. Les intendants passent (entre intendants et interims, il y a eu Mortier, Ruzicka, Flimm, Hinterhäuser, Pereira, Bechtolfchtoolf) et madame Rabl-Stadler reste. Metzmacher aussi d’ailleurs qui semble être ici le chef plus ou moins attitré des ouvrages du dernier XXème siècle. Nous ne nous en plaindrons pas.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
intime/virtuel/épique ©Monika Rittershaus

Cette production comme quelques autres bénéficie du cadre unique de la Felsenreitschule: vu la beauté du lieu, il est assez rare de rater totalement une production (La Fura dels Baus y avait raté sa Damnation de Faust du temps de Mortier, Hermanis n’y a pas réussi son Gawain malgré un décor somptueux mais ses Soldaten furent considérés comme une réussite avant les productions Bieito (Zurich-Berlin) et Kriegenburg (Munich) qui ont tout remis en question et en perspective.
Salle pleine et gros succès pour cet opéra plus spectaculaire encore musicalement que scéniquement. Il s’est reconstitué pour cette production une équipe Metzmacher/Konwistchny qui avait très bien fonctionné quand Metzmacher était GMD à Hambourg où ils ont fait ensemble Lulu, Meistersinger, Moses und Aron qui furent d’énormes succès.
Peter Konwitschny (né en 1945) est l’un des grands de la scène allemande, fils du chef Franz Konwitschny, il a grandi à Leipzig et a commencé sa carrière à l’Est, il est l’un des assistants de Ruth Berghaus au Berliner Ensemble : comme Castorf, comme Berghaus, comme Friedrich, comme Kupfer, il fait partie de cette génération d’hommes de théâtre solidement formés à l’Est à l’école brechtienne, et devenus naturellement des références culturelles essentielles après la chute du mur dans l’Allemagne réunifiée, mais Konwitschny n’a jamais porté en drapeau comme Castorf son « Ossitude » (Ossis , ainsi a-t-on appelé très vite les habitants de l’ex DDR). Comme tous les grands hommes de théâtre allemands, c’est un désosseur de textes : on comprend que cet opéra de Rihm construit sur des textes d’Artaud et d’Octavio Paz l’ait fasciné.
Quant à Ingo Metzmacher, c’est le créateur de l’œuvre à l’Opéra de Hambourg en 1992 avec le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg dans la mise en scène de Peter Mussbach. Autant dire qu’il est chez lui dans ce répertoire.
De conquête du Mexique il est peu question dans cette œuvre et en même temps, elle en est vraiment à la fois le prétexte mais aussi le centre. Rappelons rapidement les éléments historiques : Hernan Cortez arrive avec ses hommes dans la ville aztèque de Tenochtitlan en 1519 et guidé par l’empereur Montezuma il en découvre éberlué les merveilles : il dit lui même « Il prit ma main et il me montra les merveilles de sa ville : des marchés grouillants, de somptueux palais en pierre blanche, d’immenses jardins, des œuvres de génie jamais vues. » . Un peu moins de deux ans après, Cortez conquit la ville dont il ne resta rien.
La conquête du Mexique est un des grands drames de l’histoire et la rencontre Cortez-Montezuma l’une de ces rencontres ironiquement tragiques où se jouent les regards sur l’autre, les émerveillements, les jalousies, les peurs.
Artaud connaît le Mexique. Il y est parti en 1936 chez les Tarahumaras pour essayer de comprendre la culture des indiens et de se faire initier au culte du soleil et au Peyotl, un cactus utilisé depuis des siècles chez les amérindiens, contenant une substance hallucinogène sous l’influence de laquelle Artaud comme d’autres a écrit.
L’expérience du Mexique est un basculement chez Artaud qui déclare « ce n’est pas Jésus Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors d’un utérus que je n’avais que faire » . Selon J.Paul Gavard-Perret , près de la montagne Tahamura il pense s’approcher au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein « non d’une mère mais de la MÈRE ».
La question du masculin/féminin est centrale dans l’œuvre d’Artaud, et centrale dans le travail de Rihm sur le texte d’Artaud. Dans son œuvre, Montezuma est chanté par un soprano dramatique : part féminine, part masculine, homme-femme, l’échange est tout à la fois violent et indispensable.

B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus
B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus

La question de la parole chez Artaud est essentielle également : une parole qui est voix avant d’être parole, qui est d’abord expression physique avant que d’être sens, l’importance de la perception physique et de la prise de conscience corporelle dans tous ses éléments est centrale chez Artaud, mais est aussi déterminante à l’opéra puisque la parole chantée est d’abord exercice physique avant d’être vecteur de sens. Et d’ailleurs, le spectateur ne comprend pas toujours ce qui est chanté, mais perçoit le chant physiquement. C’était, par une hardie simplification, l’effet qu’Artaud voulait produire dans son théâtre. En s’intéressant à Artaud, Rihm essaie évidemment de travailler sur les limites : il flanque des deux personnages principaux (et seuls personnages au sens théâtral du terme) de personnages-voix, notamment un mezzosoprano et un soprano colorature suraigu aux aigus si extrêmes qu’ils sont à la limite de la souffrance pour l’auditeur, expérience purement issue du théâtre de la cruauté, à voir, à subir, à entendre, à vivre dans son corps.

Mariage ©Monika Rittershaus
Mariage ©Monika Rittershaus

Konwitschny propose donc un travail sur le masculin/féminin comme expérience de l’étranger dans tous les possibles où l’étrange relation entre Montezuma et Cortez et devient emblématique de tout ce que recouvre le couple moi/autrui, masculin/féminin, tendresse violence, sexe, où la Conquête du Mexique devient théâtre de la cruauté. Mais plus encore que l’altérité vécue comme combat : c’est la question générale de l’autre et de l’étranger qui est posée, sa découverte, sa séduction, ses similitudes, ses différences, et les inévitables conflits qui dégénèrent : le couple n’est qu’alors que la rencontre de deux « étrangers » irréductibles qui ne peuvent fusionner. La conquête du Mexique démonte ces mécanismes-là, en suivant parfaitement les 4 moments de l’opéra, Die Vorzeichen (les premiers signes, les signes avant-coureurs), Bekenntnis (confession), Die Umwälzungen (les bouleversements), Die Abdankung (l’abdication). Et l’œuvre joue sans cesse entre le général et l’intime, et la mise en scène entre l’énorme volume de la Felsenreitschule, les vidéos qui montrent soit le monde soit les représentations du monde dans les films ou les images, et l’intime de cette pièce unique où se retrouve le couple et où quelquefois le chœur et tous les participants se serrent.

Un des moments les plus cyniques et en même temps les plus amusants, mais pas forcément le plus original est l’accouchement de Montezuma, dont l’enfant est en fait une succession de tablettes et d’Ipad, sur lesquels se précipite Cortez pour s’abstraire dans une communication qui désormais ne passe que par l’outil numérique : c’est drôle parce que le public est interloqué de cette venue au monde des Ipad (gloussements divers), c’est terrible car cela décuple les blocages de la communication, et en même temps on a déjà vu ça dans d’autres mises en scène avec ou sans Ipad, mais avec les téléphones mobiles etc…Il reste que cet élément pour Konwitschny concourt à l’âpreté des relations humaines : on préfère l’autre quand il est lointain et virtuel et on s’enferme dans une sorte d’autisme. Tous les éléments qui dessinent des tics de notre société (jeux vidéos, notamment les plus violents, tablettes, automobiles de luxe) sont à un moment des outils de consommation pour séduire ou combattre.(l’image de la Porsche rutilante en première partie et épave en seconde partie est assez parlante).
Konwitschny travaille aussi en profondeur les relation interpersonnelles, les attitudes, la violence de chaque petit détail, le tout sous le regard central d’un tableau de Frida Kahlo, mexicaine, qui a connu les vicissitudes agitées du couple avec son mari Diego Rivera (dont elle divorcera et qu’elle réépousera).

Frida Kahlo: The wounded (little) deer
Frida Kahlo: The wounded (little) deer

Ce tableau, de 1946, à la fin de sa carrière (la fin de sa vie sera marquée par des problèmes de santé plus lourds encore que ceux qu’elle a connus toute sa vie), s’appelle The little deer ou The wounded deer et représente un cerf à visage féminin blessé par des flèches : une image terrible de la relation de l’homme à la femme qui ne se résout que par le supplice ou le martyre (Saint Sébastien) et la mort.
Les deux personnages ne se parlent jamais, chaque parole proférée l’est dans le vide de la salle, chaque parole est proférée mais pas adressée. Il en résulte une sorte de ballet, de chorégraphie d’une relation à la fois intimiste et presque épique, c’est à dire prise entre un espace du moi et un espace sidéral qu’Artaud cherchait.
Pour installer cette relation dialectique sans dialogue, Konwitschny et son décorateur Johannes Leiacker avec l’aide les éclairages du légendaire Manfred Voss auteur des éclairages du Ring de Chéreau à Bayreuth ont conçu dans l’espace de la Felsenreitschule, déjà en lui-même imposant un dispositif où un salon blanc assez clos (genre salon d’expo IKEA ou maison de poupée grandeur nature) repose sur un cimetière de voitures sombre, embourbé, déjà en voie de fossilisation.

Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus
Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus

Les voitures, mortes, devenues matières après avoir été symboles sont là, phares allumés comme des yeux énormes assistant au drame. La Porsche rouge rutilante avec laquelle Cortez entre à un moment (tous les artifices de séduction sont bons) devient elle même épave dans la deuxième partie, complètement méconnaissable.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
Jeu vidéo ©Monika Rittershaus

Les vidéos, tantôt circonscrites à la pièce aux murs d’une blancheur aveuglante, tantôt embrassant tout l’espace, les lumières jouant sur la scène et la salle, tout concourt à spatialiser le drame au maximum et à le concentrer sur les deux personnages dans un dedans/dehors permanent, dans un scène/salle permanent, dans un téléobjectif /grand angle panoramique permanent et ainsi se dessine aussi une sorte d’épique de l’intimité, rejoignant la grande histoire des massacres espagnols au Mexique, et celles des hommes assoiffés de sexe et de violence : la scène où Montezuma livre en pâture des créatures de rêve (dans la mise en scène des sortes de danseuses de Moulin Rouge) et où les hommes deviennent des bêtes en proie au désir, la scène de l’orgie où le chœur se tord de désir pendant que Montezuma se tord de douleur sont des moments magnifiques de composition scénique.

Désir et douleur ©Monika Rittershaus
Désir et douleur ©Monika Rittershaus

Osons le mot, au théâtre ou à l’opéra  nous avons très rarement un sentiment de Gesamtkunswerk, d’œuvre d’art totale: Die Soldaten dans cette même salle séparait presque violemment la vie et la vue du spectateur et celle de la scène. Ici, scène et salle sont mêlées, des moments très forts se déroulent dans la salle où le chœur dispersé prend place parmi les spectateurs les obligeant à se lever pour passer, où Montezuma parcourt avec la mezzo soprano et la soprano les travées, en dérangeant les spectateurs, les prenant à partie ( une habitude très « années 70 ») où l’orchestre est éclaté en quatre éléments, où les violons solos sont sur scène et les voix des récitants et du soprano et mezzo soprano en fosse, puis les violons vont en fosse et les voix vont sur scène, deviennent non plus des voix mais des personnages, comme des projections des sentiments des personnages, comme des ombres qui les accompagnent (un peu le principe du Rheingold de Cassiers à Berlin et à la Scala), et nous sommes aussi en plein dans les problématiques d’Artaud, car tout le corps est sollicité, l’audition est quelquefois très douloureuse tellement elle est forte, et aussitôt elle devient à peine perceptible : cette œuvre est pour le spectateur une expérience physique.
Metzmacher fait un travail magnifique, fantastique même avec l’ORF Symphonieorchester : le début avec les percussions qui ont déjà commencé à jouer avant l’arrivée du chef, qui se poursuivent ensuite de manière inquiétante, obsessionnelle, répétitive et menaçante en une sorte de crescendo, avec une précision d’horloge. Comme beaucoup de spectateurs, je n’ai pas l’habitude de cette musique, mais je l’ai trouvé prenante, cohérente, et surtout j’ai trouvé l’œuvre vraiment dramaturgiquement achevée, ce qui est très rare dans l’opéra contemporain (enfin, créé il y a 23 ans quand même…). Artaud fonctionne mieux à l’opéra qu’à la scène (les rares fois où on le joue encore) car le chanter est un exercice physique qui fait de la voix l’instrument, qui fait souffrir, pousser, s’efforcer, projeter. Il faut évidemment des voix toujours au bord de l’extrême pour pareil travail : les voix avec le soprano ahurissant de Susanna Anderson avec des aigus à déchirer le tympan, le mezzo profond de Marie-Ange Todorovitch, qu’on est très heureux de retrouver ici, et les récitants, dont la litanie est à elle seule un exercice impossible, litanie avec des ruptures de volume et de rythme, avec des respirations où à l’extrême du souffle.

Bo Skhovus ©Monika Rittershaus
Bo Skhovus ©Monika Rittershaus

Evidemment Bo Skhovus n’est jamais aussi bon que dans ces personnages border line, violents, tendres, démonstratifs, enfermés en eux mêmes, qui sont tout et son contraire. La voix est suffisamment opaque, avec sa manière de forcer, d’éructer quelquefois pour réussir la performance, et quel personnage en scène ! C’est un rôle qu’il n’interprète pas, où il est dans une profonde vérité physique.

 

 

 

 

 

En entendant Angela Denoke (qui chantait déjà Montezuma à Ulm en 1993) , je me disais qu’elle aurait dû être à Bayreuth pour Brünnhilde et qu’elle avait eu raison de renoncer. Ce n’est pas un rôle pour elle. Mais en revanche Montezuma est fait pour cette voix ductile, quelquefois au bord de la rupture, au bord de la justesse, juste au bord, et pourtant toujours en phase avec la musique et capable d’incroyables acrobaties vocales tout en gardant un jeu d’une vérité et d’une rigueur phénoménales. Elle réussit des moments d’une lyrisme étonnant, avec une voix adoucie, ronde, jamais agressive ou métallique et puis sans transition des cris rauques, menaçants, des sons terribles et presque inouïs (au sens propre, jamais entendus) : ses premières entrées sont stupéfiantes.

Elle a à la fois une figure de jeunesse (c’est en scène une jeune fille proprette) et d’innocence, de fraîcheur même, et aussi de maturité, la première scène où elle prépare sa maison, ajuste les objets pendant que Cortez frappe à la porte est d’une vérité et d’une simplicité presque touchantes. Mais les scènes se suivent et les situations se succèdent, chacune emblématique des moments clés d’une relation de couple, et même de toute relation humaine, avec ses tendresses, ses excès et ses violences comme le jeu de la mariée et du mannequin que Cortez déchire.

Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus
Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus

Enfin quand l’un et l’autre, abordent ensemble le final d’une retenue, d’une poésie impensable à peine 30 minutes auparavant, un final qui renvoie à la tradition de Bach et aux grandes œuvres aériennes de la littérature religieuse, un duo éthéré, un duo de deux personnages déjà morts, déjà en suspension, c’est un moment inoubliable.
Du très grand art, et pour l’un et pour l’autre.
Du très grand art aussi pour ce chœur mobile époustouflant, qui n’est pas un chœur constitué apparemment puisque les participants sont tous nommés dans la distribution, un jeu d’une variété et d’une précision rares (notamment lorsqu’ils se rassemblent sur scène en un mouvement presque pictural), un chant puissant y compris dans les gradins, une mobilité étonnante, des sauts, des escaliers dévalés : jamais vu pour ma part quelque chose de tel (le chœur enregistré est celui du Teatro Real en 1993).
Enfin, l’orchestre dirigé par un Ingo Metzmacher extraordinaire, un orchestre de fosse, essentiellement des percussions des bois et des vents, et trois petites formations, deux latérales et l’une en haut des gradins : la musique arrive de tous les côtés, avec une netteté et une précision incroyables, mais aussi une fluidité et une clarté étonnantes, ce qui est indispensable vu la concentration nécessaire. Le geste du chef a tantôt l’élégance du volute ionien, aérien, céleste, tantôt la brutalité terrienne. Tantôt des moments de rêve à peine audibles, à écouter le silence, et tantôt un déchaînement tellurique de toutes ces masses. Pas une scorie, pas une attaque approximative : un travail métronomique d’un côté et d’une vie, d’une agilité, d’une ductilité indicible. Dans cette production, toute la salle est orchestre, toute la salle est chœur, et les solistes se baladent au milieu. Tout bouge tout le temps avec en même temps et paradoxalement une impression de fixité monumentale.
Ce fut une expérience passionnante dont je suis sorti enthousiasmé : on sait que Wolfgang Rihm est l’un des plus grands compositeurs de notre époque. Et c’est un opéra qui n’aurait aucun mal à être inscrit au répertoire de tous les théâtres susceptibles d’accueillir un tel gigantisme, tant livret, situation, disposition orchestrale, systèmes d’écho, images sonores et espaces sonores et tant full immersion dans la musique, électronique ou non, et dans une musique toujours en tension mettent le spectateur au centre de l’exécution et en disponibilité totale pour voir et entendre. Pour moi, c’est la plus grande réussite du Festival 2015 et c’est une production qui devrait intéresser les grands théâtres capables de monter ça, bien plus réussie que Die Soldaten d’Hermanis.
Allez Paris, du courage ![wpsr_facebook]

Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus
Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: CO2 de Giorgio BATTISTELLI le 27 MAI 2015 (Dir.mus: Cornelius MEISTER; Ms en scène: Robert CARSEN)

CO2 © Brescia-Amisano
CO2 © Brescia-Amisano

Tout d’abord une petite correction. On lit çà et là que l’opération CO2 est liée à une EXPO 2015 dédiée à la préservation de la planète et de fait, la congruence est frappante. Mais c’est seulement la conséquence d’un heureux hasard dû au « retard à la livraison » d’une œuvre commandée à l’époque par Stéphane Lissner à Giorgio Battistelli dont la genèse remonte à 2007 et qui devait être créée en 2011. Inutile de gloser donc sur l’à propos d’une programmation Expo 2015 largement plus dédiée aux « standards » populaires qu’aux créations, mais il reste que C02, proposée pendant le premier mois de la programmation EXPO de la Scala, est une œuvre bienvenue vu le contexte.
Contrairement à ce qu’on croit souvent, le nombre de créations à la Scala est impressionnant, c’est même je crois le théâtre qui tout on long de son histoire a créé le plus, y compris dans les périodes le plus récentes. On citera dans les quarante dernières années non seulement Nono, Berio, Stockhausen, mais aussi Manzoni, Donatoni, Corghi. Certes, on ne glosera pas sur les reprises de ces créations, il reste néanmoins que dans le domaine de l’opéra, la Scala est sans doute l’un des théâtres les plus ouverts à la création contemporaine, même si en général son public l’est moins. C’était le cas en cette soirée d’abonnement A, le plus exclusif. Beaucoup de trous dans les rangs d’orchestre, mais néanmoins, vu les réactions diverses à la sortie, le public était visiblement satisfait.

CO2 © Brescia-Amisano
CO2 mangez des pommes…© Brescia-Amisano

C’est que l’œuvre de Battistelli n’est pas vraiment de celles qui effarouchent: la réalisation musicale confiée au jeune Cornelius Meister et la production confiée à Robert Carsen ont su chacune dans son ordre séduire le public ; même si Carsen est plus habitué à diriger des œuvres plus classiques, il a réussi de nouveau à entrer dans l’univers de Battistelli, comme il l’avait fait naguère avec Richard III à Strasbourg (sur un livret, là aussi, de Ian Burton).

Mais la gageure est d’un autre ordre : il n’y a pas derrière un texte canonique, et l’on a abandonné l’idée de n’appuyer le livret que sur le texte de Al Gore qui pourtant fournit l’idée initiale. C’est un livret qui essaie de retranscrire la modernité sous tous ses aspects et c’est par ce point de vue que Carsen entre dans l’œuvre.

Au supermarché, le ballet des Caddies © Brescia-Amisano
Au supermarché, le ballet des Caddies © Brescia-Amisano

Le livret mime en fait une conférence sur le climat où le conférencier présente au public (la Scala est éclairée) une série d’exemples, pris çà et là, aujourd’hui, hier, dans les mythologies, en Europe ou ailleurs, qui évoquent les dérèglements de la planète et en particulier le dérèglement climatique : c’est du point de vue dramaturgique le vieux motif (depuis Bach) du récitant (le conférencier) qui commente des scènes-exemple, ou qui les évoque ; Les scènes, au nombre de 9 défilent donc, chantées, chorégraphiées, en une succession dont la cohérence ou l’unité viennent de l’idée de Carsen de munir le conférencier d’une tablette, et ainsi de faire du décor un écran de tablette aux dimensions du plateau et où celui-ci va faire défiler des diapos ou des petites reprises filmiques et passer de l’une à l’autre comme des séquences prises chacune comme un exemple particulier.
Et on a donc des exemples dans toutes les langues, dans tous les lieux possibles du hall d’aéroport au jardin d’Eden où évoluent Adam et Eve s’étonnant des miracles de la nature. Il en résulte des scènes très diversifiées, jamais ennuyeuses, que Carsen habille de manière variée, vivante, non dépourvue d’humour, ainsi de l’apparition de Gaia, soutenue d’un hymne choral en grec ancien, qui pourrait rappeler celle, plus familière, d’Erda dans Rheingold ou Siegfried, mais aussi avec les perspectives inquiétantes qui nous guettent (scène 4, ouragans). Ainsi Battistelli use à la fois du plurilinguisme global, faisant ainsi sonner des langues variées avec sa musique, et de cette globalité aborde, outre la question centrale de la planète, celle du multimédia, des nouveaux moyens de communication, des bilans carbone de nos activités, notamment à travers le travail très maîtrisé de Robert Carsen. Ce devait être originellement William Friedkin, le réalisateur de l’Exorciste, mais c’est finalement Carsen qui a été choisi.
Il n’y a pas de dramaturgie proprement dite dans le livret assez réussi de Ian Burton, sinon une série de petits drames au sens originel, c’est à dire d’actions scéniques, liés par le propos du conférencier Adamson (au nom assez prédestiné) qui finira sa conférence par une sorte de grave appel :

« If this is not my planet, whose is it
If this is not my responsability, whose is it ?
If am the cause, then am I not also the cure ? »

Adam et Eve © Brescia-Amisano
Adam et Eve © Brescia-Amisano

La musique de Giorgio Battistelli est intéressante en ce qu’elle globalise elle aussi les apports de toutes les musiques, appuyée fortement sur les percussions qui rythment et donnent à l’ensemble une couleur ancestrale, un peu brute ou primitive. Elle contient aussi des échos divers qui plongent dans l’histoire de la musique du XXème siècle, mais l’œuvre est un peu conçue comme un oratorio moderne, où parties chorales et orchestrales sont étroitement tissées entre elles. Ainsi de la salle de l’aéroport, très polyphonique et plurilingue où la langue devient son et musique, avec un rythme très marqué par les percussions, ainsi aussi de la scène de Kyoto, magistrale avec cette impression de désordre ordonné et construit qui m’a fait vaguement penser au final de l’acte II de Meistersinger par le traitement des masses vocales.

Le chant est très soigné : en bon italien, Battistelli en explore toutes les possibilités , le chant, raffiné, avec des mezze voci, des éléments d’un grand lyrisme, mais aussi le parlato voire le Sprechgesang. Mais dans une œuvre où l’individuel rencontre sans cesse le collectif, le rôle du chœur est essentiel : tantôt éclatant, tantôt murmuré, tantôt d’une légèreté marquée, le chœur de la Scala offre une prestation magistrale qui est peut-être ce que je retiens de plus impressionnant, même si les solistes

Anthony Michaels-Moore © Brescia-Amisano
Anthony Michaels-Moore © Brescia-Amisano

sont particulièrement valeureux, s’y détachent Anthony Michaels Moore au premier chef dont la ductilité vocale alternant chant et parole est notable : on connaît l’élégance de ce baryton, dont la présence vocale est notable et la Gaia du mezzo soprano Jennifer Johnston, totalement convaincante, voix profonde, aigus soutenus, présence vocale rare.

Mais la délicieuse scène d’Adam et Eve, où Carsen et son décorateur Paul Steinberg s’en donnent à cœur joie, est aussi un des moments les plus amusants de l’opéra avec un serpent d’anthologie (David DQ Lee) l’ Eve solide de Pumeza Matchikiza et l’Adam fragile (peut-il en être autrement ?) de Sean Panikkar.
L’orchestre emmené par le jeune chef Cornelius Meister, l’un des plus prometteurs de la jeune génération allemande est d’une grande précision et surtout d’une très grande agilité. On passe subitement de moments où tout l’orchestre est sollicité, fortissimo, à des moments où c’est le murmure léger des cordes qui domine, presque sans transition, avec la même précision et surtout un très grand contrôle : c’est visible dans les scènes où chœur et orchestre se mélangent dans une sorte de tourbillon sonore (notamment à la fin, où la musique est plus tendue), Cornelius Meister domine toutes les masses, et propose un travail d’une très grande qualité et d’une très grande probité. Un chef sans nul doute à suivre, et on se réjouit de le voir invité à la Scala : il faut dire aussi que l’orchestre de la Scala donne une très belle preuve de sa qualité. Confronté au neuf, confronté à la difficulté, cet orchestre sait se surpasser et montrer de quelle tradition il provient.
A un moment d’Exposition Universelle, ce thème universel aujourd’hui de la préservation de la planète est traité ce soir par un opéra global qui joue sur tous les claviers musicaux et vocaux, confié à une troupe cosmopolite dans des langues cosmopolites unifiées par un anglais globalisé confié à un baryton british (jadis lauréat du concours Pavarotti) d’une vraie élégance. Avec en plus un orchestre italien confié à un chef Allemand et une mise en scène faite par un canadien vivant entre Londres et Paris, nous avons l’image d’une planète dont les hommes ont la charge, tous les hommes, de toutes races et de toutes couleurs (la distribution est elle même très multi-culti) et l’opéra devient la métaphore de cette responsabilité globale : il en résulte une jolie soirée, et il reste à souhaiter que CO2 n’ait pas le destin de tant de créations, qui une fois sorties à l’air libre, retournent aussitôt après dans les tiroirs où elles sont oubliées. Voilà une production qui mérite de vivre plus longtemps que l’espace d’une EXPO.[wpsr_facebook]

Gaia (Jennifer Johnston) © Brescia-Amisano
Gaia (Jennifer Johnston) © Brescia-Amisano

 

PHILHARMONIE BERLIN 2014-2015: CONCERT DES BERLINER PHILHARMONIKER dirigé par ANDRIS NELSONS le 25 AVRIL 2015 (HK GRUBER, concerto pour trompette, MAHLER, Symphonie n°5) Soliste Håkan HARDENBERGER

Berliner Philharmoniker © Monika Rittershaus
Berliner Philharmoniker © Monika Rittershaus

Demain 11 mai, nous saurons.
Le 11 mai en effet les Berliner Philharmoniker réunis pour le conclave d’où doit sortir un nouveau directeur musical, successeur au trône de Nikisch, Furtwängler, Karajan, Abbado, Rattle feront savoir leur choix. Chaque musicien est électeur, sauf ceux qui effectuent leur « Probejahr » (année de probation) dont le premier violon Noah Bendix-Balgley.
Le concert d’Andris Nelsons était d’autant plus attendu qu’il fait partie de la rose des candidats sérieux.
Les bruits courent dans Berlin, dans la presse sérieuse, chez les fans de l’orchestre on ne parle plus que de cela. La question se résumerait presque à « Thielemann ou non ? ». Christian Thielemann, berlinois, dépositaire désigné de la grande tradition allemande, est ouvertement candidat. Mais tout aussi ouvertement, chacun se positionne pour ou contre, tant l’homme fait discuter, avec ses opinions politiques tranchées (à droite toute) et l’autoritarisme qu’on lui prête. TST : « tout sauf Thielemann », semblent dire d’autres, mais le choix est difficile, car les candidats possibles ne sont pas si nombreux et Thielemann est un grand musicien. Dans la génération de Thielemann, disons les 50-60, la plupart des possibles – ils sont peu nombreux, sont déjà pourvus, ou n’ont aucune chance. Alors on va chercher ou plus jeune (et justement Nelsons), ou plus vieux (on a parlé d’Haitink, de Jansons, de Barenboim, voire de Chailly, qui est le plus jeune des plus vieux). En fait la presse a déjà fait sienne l’opinion selon laquelle les jeunes de la génération actuelle, de bons voire grands chefs (30-45), très nombreux pour le coup, sont encore trop jeunes pour accéder au trône d’Herbert. Alors on bruisse d’une solution de transition, un Daniel Barenboim plusieurs fois candidat malheureux mais berlinois depuis 20 ans à la tête de la Staastkapelle Berlin, et de la Staatsoper de Berlin, un Mariss Jansons, qui avait refusé la charge pour raisons de santé à la démission d’Abbado, et qui cette fois-ci avait déclaré clairement « qu’on n’avait qu’à attendre le 11 mai », mais qui vient à peine de prolonger son contrat avec l’orchestre de la Radio Bavaroise jusqu’à 2021. Bernard Haitink, d’une très grande énergie, semble malgré tout exclu, il a 86 ans. Riccardo Chailly, 62 ans, à la tête d’un des grands orchestres de tradition, le Gewandhaus de Leipzig, pourrait avoir des chances d’outsider et il a fait des concerts remarqués ces derniers temps. Bref, le totodirettore comme diraient les italiens bat son plein.
Mais déjà les spectateurs du concert du 25 avril avaient arrêté leur opinion. Autour de moi j’entendais beaucoup de spectateurs parler de Nelsons comme Nachfolger (successeur) désigné. Mais au conclave, on entre pape et on ressort cardinal.

Il reste que la série de trois concerts qui s’est close le 25 avril (au programme, HK Gruber, concerto pour trompette, avec Håkan Hardenberger qui en est le créateur, et la Symphonie n°5 de Mahler) a été un des grands succès, un des grands triomphes de la saison.
Le concerto pour trompette est une pièce très contrastée, qui commence piano voire pianissimo, en un long son monotone (influence du minimalisme ?) et qui se termine jazzy rappelant de belles pages de Bernstein. Incroyable la prestation de Hardenberger avec ses trois instruments nécessaires pour le concert, une trompette normale, une trompette baroque et une trompette « corne de vache » (Kuhhorn), petit instrument au son naturel qui surprend. L’artiste est capable de tout, et l’on a rarement entendu tant de facilité, et tant de justesse en même temps, mais aussi tant d’engagement (il est vrai qu’il est le créateur de l’œuvre) . H(pour Heinz) K (pour Karl) Gruber est un compositeur viennois qu’on qualifie de post romantique, néoclassique ou néoviennois, voire néotonal. Dans ce concert, l’instrumentiste doit produire des sons très contrastés, très différents, pas toujours très propres ni nets, mais en même temps l’orchestre sonne tantôt comme dans certaines pièces de Steve Reich (la première partie, largo) et tantôt comme pour West Side Story ou Wonderful Town, une pièce pour Sir Simon Rattle; c’est le grand écart, qu’Andris Nelsons ne peut que diriger en connaisseur : il a été un trompette solo de talent. Il en résulte un moment un peu fou, où l’incroyable virtuosité demandée au soliste fait face à la tout aussi incroyable ductilité demandée à l‘orchestre qui doit tour à tour dessiner des ambiances radicalement différentes, qui fait dire à certains auditeurs que tout cela est un peu déjanté, mais finalement pas si désagréable à suivre. En tous cas, les Philharmoniker jouent le jeu en s’amusant presque, en tous cas, la joie de jouer est visible.
Il y a partout dans le monde des spectateurs si curieux qu’ils évitent le hors d’œuvre constitué par la pièce contemporaine et n’arrivent que pour le plat de résistance, ici la Symphonie n°5 de Mahler. La salle est donc encore plus remplie en cette deuxième partie.
Il est vrai que la 5ème de Mahler est un des grands must du répertoire, et qu’Andris Nelsons a bâti sa réputation entre autres sur des interprétations mahlériennes de grande envergure. Son Mahler est d’une très grande clarté, très brillant aussi dans une œuvre qui n’est pas dépourvue d’un certain clinquant, c’est clair dès le début du 1er mouvement, une Trauermarsch certes pathétique, tendue, et solennelle, où il y a une sorte d’écho profond entre les violoncelles (qui rappellent Brahms) et les cuivres. Dans une symphonie qui oscille entre l’épreuve de la mort que Mahler vient d’effleurer et la victoire finale de la vie, au dernier mouvement, Nelsons donne une très grande homogénéité de ton, grave mais jamais vraiment funèbre, il y a tension mais toujours espoir, les moments les plus ouverts et les plus clairs respirent de manière incroyable. Il faut saluer ici la magnifique prestation des cuivres et notamment des trompettes, au son littéralement fabuleux, les dernières mesures du 1er mouvement sont proprement phénoménales. Le second mouvement, plus dynamique, plus dramatique,  propose des moments à la fois brillants et paradoxalement tendus : Nelsons a su préserver les aspects contradictoires de l’âme mahlérienne, à la fois lumineuse et sombre: les dernières mesures avec les bois dialoguant avec le reste de l’orchestre et le son s’effaçant progressivement sont créatrices d’une très grande émotion que l’on perçoit en salle, tant l’attention est proprement suspendue.
On attendait aussi le 3ème mouvement , plus ouvert, plus lumineux, plus positif avec les interventions phénoménales, uniques, de Stefan Dohr au cor (déjà, avec Abbado à Lucerne!), ce monumental scherzo est l’un des moments les plus intenses de toute la symphonie, dont c’est le centre de gravité. Il y a comme une « légèreté grave », si l’on peut me permettre cette expression paradoxale. Certes, la musique évoque les chants populaires, les rythmes danubiens, les danses paysannes, sans l’ironie grinçante qu’on peut entendre dans d’autres symphonie, et Nelsons emporte son orchestre dans la joie du son et de la musique purs, sans arrière pensée, en un rythme dansant et ouvert, lumineux, avec des pizzicati d’une incroyable portée émotive, surtout après un cor époustouflant. La dynamique n’est jamais démentie,dans une fluidité étonnante et presque naturelle, sans effets surajoutés : les violoncelles et les contrebasses sont bouleversants, les cors chavirants. Un immense moment.

Il sait aussi retenir le son, et proposer des moments d’un très grand lyrisme, l’adagietto fameux est ici interprété avec une profondeur, une sensibilité que j’ai rarement entendues. Les gens de ma génération sommes tellement marqués par Visconti que cet adagietto est toujours un moment difficile où se surajoutent des images du film et cet écho perturbe. Ici, l’impression est celle d’une extraordinaire harmonie entre la musique, les souvenirs, et l’émotion profonde qui s’en dégage. J’avoue que j’ai totalement adhéré à cette « romance sans paroles » comme l’appelle Henry-Louis de La Grange en allusion au recueil de Verlaine, qui contraste avec ce qui précède et qui est en même temps encore manifestation positive de l’élévation amoureuse de l’âme. Nelsons sans jamais appuyer, sans jamais exagérer ni s’adonner à une complaisance sentimentale, en donne ici une des plus magistrales interprétations entendues (harpe merveilleuse, comme souvent, de Marie-Pierre Langlamet), par une retenue et une élégance inouïes.
Le rondo final, dont la critique a beaucoup discuté, joie totale? Joie artificielle? Triomphe en trompe l’œil, est une démonstration d’abord de la force extraordinaire de cet orchestre, de sa vitalité, de son énergie explosive comme si des forces telluriques étaient libérées. L’énergie du chef est communicative, mais jamais démonstrative au sens où il faudrait faire de l’effet. La lettre du texte musical est respectée, avec ses ambigüités, avec ses élans, avec son incroyable force.
J’aime dans ce dernier mouvement l’utilisation qui est faite des Maîtres Chanteurs et de toute la dernière partie du dernier acte, avec sa joie intrinsèque et en même temps le sérieux de l’affirmation wagnérienne de la grandeur de l’art (allemand ou non). Il y a dans ce dernier mouvement de la 5ème une extraordinaire affirmation de vitalité créatrice, un bouillonnement que l’orchestre ici souligne. Nelsons fait bouillonner l’orchestre et le propulse à des niveaux d’énergie rarement atteints, tout en ne lâchant jamais la bride, mais en donnant les impulsions justes ; par exemple dans les quatre dernières minutes, il y a des moments allégés, où se répondent les cordes et les bois, d’une fraîcheur inouïe, qui finissent par crescendo en une explosion ouverte, positive, presque solennelle, qui procure une joie profonde, sans parler de l’extraordinaire tourbillon final qui laisse di stucco un public en délire immédiat.
Exécution anthologique ? On en est bien proche. Il y a longtemps (depuis qui vous savez) qu’on n’avait entendu un Mahler pareil. Et on est d’autant plus heureux d’entendre Nelsons à Lucerne dans la même symphonie avec l’orchestre d’Abbado les 19 et 20 août prochains. Il a démontré s’il en était besoin qu’il est vraiment le plus doué de sa génération, aussi à l’aise à l’opéra qu’au concert et qu’il est digne de la papauté berlinoise. Certains lui reprochent une gestique peu élégante et trop démonstrative, mais quand en sortent ce son-là et cette profondeur-là, il n’y a rien à dire : il n’y a qu’à écouter…[wpsr_facebook]

PS: On peut retrouver ce concert sur le Digital  Concert Hall (https://www.digitalconcerthall.com/en/home) et l’écouter pour un prix modique

Andris Nelsons ©Marco Borggreve
Andris Nelsons ©Marco Borggreve