FESTIVAL d’AIX 2011: THANKS TO MY EYES, d’OSCAR BIANCHI, dir.mus: Frank OLLU, mise en scène et livret Joël POMMERAT


© Elisabeth Carecchio

Dans le compte rendu sur “La clemenza di Tito” aixoise,  j’évoquais la manière dont Mozart était écouté et interprété depuis le passage des baroqueux. On pourrait à propos de la très belle création de “Thanks to my eyes” d’Oscar Bianchi, dire sans doute la même chose: dans l’écrin intime du théâtre du Jeu de Paume, avec un orchestre d’une douzaine de musiciens, chacun jouant d’un instrument différent dont certains très rares (Tubax, flûte à bec Paetzold…), on sent toute la filiation et l’influence du son baroque sur la musique d’aujourd’hui, notamment le madrigalisme. On sait combien des compositeurs comme Gesualdo intéressent les compositeurs contemporains, à commencer par Boulez. On sait aussi la fortune des petites formes d’opéra (les formes “pocket opéra” se multiplient). Le choix de la collaboration avec  Joël Pommerat et celui de son texte “Grâce à mes yeux” de 2003, qui évoque l’histoire d’une famille dont le père,


© Elisabeth Carecchio

qui fut “le plus grand acteur comique du monde” cherche à transmettre son art au fils, sans vraiment y parvenir tandis que  ce fils, dès ses premières apparitions scéniques, provoque une indicible émotion chez les jeunes femmes qui lui écrivent des lettres enflammées portées par un messager muet. Texte sur la transmission, sur les relations familiales, sur les relations au monde extérieur dans une ambiance confinée, il convient parfaitement à une traduction en opéra de chambre. L’univers textuel de Pommerat est en effet  inséparable  de son univers scénique puisque sa manière de créer rend indissociable l’élaboration du texte et celle de la représentation, qui se nourrissent l’une l’autre. Ainsi pouvait-on voir, dans cette première expérience lyrique de Pommerat, comment un univers sonore pouvait investir un univers littéraire et visuel à la couleur si particulière.
Dans le petit théâtre, la magie de la “boite noire” d’où émergent musique, texte et représentation agit immédiatement sur le spectateur. Le son émerge du silence comme la lumière de l’obscurité, un son qui semble au départ informe et brut, un peu à la manière du prélude de l’Or du Rhin. La succession de petites scènes (22), surgissant du noir, proposant à chaque fois un univers et une lumière particulières, des formes musicales spécifiques, soutient l’attention et crée des effets de surprise. Comme souvent avec Pommerat, on n’imagine pas le destin de cet opéra sans la mise en scène  qui l’accompagne et qui l’a créé. C’est comme dirait Wagner une sorte d’œuvre d’art totale, où texte, musique et espace visuel sont inséparables, comme fixés, dans une couleur qui rappelle le Pierrot Lunaire (dont un des poèmes est cité d’ailleurs).
L’univers musical est fait à la fois de sons bruts,  de sons à la combinatoire élaborée qui se transforment en musique, où les instruments graves dominent et où les vents et les bois, prédominants, donnent une couleur spatialisée particulière. Des moments où semble régner un silence à peine troublé par un filet sonore, d’autres moments où la musique devient dramatique. Frank Ollu dirige l’ensemble avec sa précision coutumière, et suit les chanteurs dont les voix contrastées conviennent également à merveille à l’ensemble: un rôle muet (le messager) qui est scéniquement très présent, un rôle parlé qui s’intègre totalement à l’ambiance musicale. Et quatre voix très marquées, une basse, Bryan Bannatine-Scott, qui chante le père, au timbre chaud, et vaguement solennel, un contre ténor (qui est aussi baryton), qui chante le fils, dont la voix très différenciée montre la couleur de l’enfant, qui est aussi un adulte: le rôle est confié à l’excellent Hagen Matzeit, d’une grande présence, et à la voix très ductile, et les deux sopranos, la brune et “nocturne” Keren Motseri, correcte, et surtout la blonde “diurne” Fflur Wyn, dont la technique vocale et le contrôle permettent des moments vraiment étourdissants: une vraie découverte, et une voix qui semble faite pour la musique d’aujourd’hui exigeant souvent  riche  des prestations vocales de haut vol.
En tous cas, en bon milanais, Oscar Bianchi sait mettre en valeur les voix, et sait surtout jouer du sentiment de proximité avec les spectateurs, car le texte est très clair, très compréhensible et “lisible”, même en anglais.
Le choix de l’anglais, qui est un choix à la fois musical et un choix de distanciation, une manière aussi pour Pommerat de s’éloigner de son texte original, ne choque pas, au contraire, il contribue pour nous, français, à renvoyer  cet univers vers un ailleurs. Tout à fait réussi.
La mise en scène de Pommerat, refuse l’expressionnisme et la grandiloquence. Le texte peut sembler – c’est ce que certains de mes amis ont ressenti- vieilli, par sa volonté de s’exprimer en phrases simples, courtes, presque des aphorismes, qui rappellent  des grandes références plus anciennes (voir le texte de Pelléas par exemple), la volonté de scansion en scène brèves , qui sont presque autant de fragments, rappelle aussi d’autres constructions (Wozzeck), comme une irrémédiable marche vers la découverte de soi. Au centre du dispositif quelques objets apparaissent et disparaissent, un banc, un costume de scène, écarlate et plein de paillettes, un lit de mort sur lequel repose la mère.


© Elisabeth Carecchio

Un travail sur l’essentiel, dans un espace qui reste plus sculpté par la lumière que par l’objet qui rend le théâtre ou réel ou fantasmatique, un espace où l’imaginaire et la réalité s’entrecroisent sans jamais ni se heurter, ni se contredire, ni se cloisonner. Une parabole, celle de la découverte de soi, des mensonges ou des illusions du monde, des devoirs et des secrets familiaux, du regard sur soi des autres. On sort de ce spectacle à la fois  fasciné, comme d’un rêve étrange et brumeux qui dure bien après la fin des applaudissements (nourris) et qui montre que l’expérience voulue par les auteurs a été réussie.


© Elisabeth Carecchio

Ce beau spectacle, qui a ouvert de manière heureuse un Festival très varié et contrasté cette année, on va pouvoir le revoir en région parisienne, à La Monnaie de Bruxelles, au Festival Musica de Strasbourg. Il ne faut pas hésiter à réserver vos places, vous ne le regretterez pas.

 

© Elisabeth Carecchio

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: AKHMATOVA de Bruno MANTOVANI (Dir.mus: Pascal ROPHÉ Ms en scène: Nicolas JOEL) le 2 avril 2011

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Modigliani, portrait d’Anna Akhmatova (1911)

On parle beaucoup d’Anna Akhmatova en ce moment, la poétesse russe est d’ailleurs cette année au programme  de l’agrégation de Lettres modernes (Littérature générale et comparée, permanence de la poésie épique au XXème siècle) et l’Opéra de Paris vient de créer le 28 mars dernier un opéra sur sa vie, musique de Bruno Mantovani, directeur du Conservatoire de Paris, livret de Christophe Ghristi.
Pour en savoir plus sur Anna Akhmatova, je vous conseille de consulter le site Esprits nomades qui lui dédie des pages très intéressantes, avec des extraits de ses textes et une bibliographie. L’opéra de Bruno Mantovani pose la question de l’artiste face à l’oppression: Anna Akhmatova a traversé toute l’histoire de la Russie du XXème siècle, croyante, elle fut une bête noire du régime dès ses débuts (son premier mari Nicolas Goumilev fut exécuté dès 1921) et fut bien sûr victime du stalinisme  (son fils a fait 15 ans de travaux forcés), elle partage avec Osip Mandelstam le statut d’icône poétique de la littérature russe du XXème siècle.

L’Opéra a affiché une équipe “maison” pour produire le nouvel opéra de Bruno Mantovani, Christophe Ghristi, directeur de la dramaturgie et de l’édition a écrit le livret, Janina Baechle son épouse a chanté (remarquablement bien) le rôle d’Anna Akhmatova et Nicolas Joel a assuré la mise en scène. Si on peut discuter le résultat musical, le résultat artistique est plutôt positif et satisfaisant, au niveau de la mise en scène (le premier acte surtout) et au niveau du chant: l’opéra de Mantovani est très bien défendu. Certes, la salle n’était pas pleine, mais loin d’être vide, et il n’y a pas eu beaucoup de défections à l’entracte (l’opéra dure deux heures, une heure par partie, avec un entracte de 30 minutes). Est-ce pour cela que l’oeuvre, fusillée par la critique parisienne, passe la rampe ? Malheureusement, pas vraiment. La musique semble extraordinairement monotone, une note tenue, une explosion de son (cuivres percussions),  une note tenue, une explosion de son (percussions, cuivres), une note tenue, une explosion de son (cuivres, percussions), des contrastes marqués, les aigus sont suraigus, les graves descendent bas, les octaves sont béants entre les notes, mais surtout, le texte reste souvent, notamment au premier acte, totalement inaudible, au point qu’on a les yeux rivés sur le surtitrage pour comprendre ce qui est chanté, l’orchestre explosant souvent dès que parle un personnage. Ce n’est pas seulement une question d ‘orchestre d’ailleurs, mais aussi de parti pris d’écriture, le livret étant chanté dans un français très oral, de ce faux oral qui veut faire vrai, alors on mange les finales, on élide à qui mieux mieux les e muets, alors que dans les livrets la plupart du temps tout se prononce tout fait musique ou à peu près, ici, il manque comme des bouts de paroles et cela gène profondément la compréhension générale. Difficulté de compréhension (alors que les chanteurs ont tous une excellente diction) et musique répétitive rendent l’exercice un peu ardu pour le spectateur. Ainsi la partie orchestrale qui clôt la scène IV de l’acte III (sorte d’ouverture de l’oeuvre postposée, comme le dit Mantovani dans le programme de salle) apparaît   interminable et la mise en scène (les bouleaux descendent des cintres un après l’autre) ne brille pas par ses trouvailles. On a lu la fin du livret dans le programme et on attend impatiemment les derniers mots “Seigneur prends moi tout mais que me poursuivent encore cette fraîcheur et ce murmure”.
L’opéra est structuré en “scènes de vie”, des années Staline, des années de guerre, et du post-stalinisme. Le thème, on l’a dit est celui de l’artiste face à l’oppression. Le poète est un “voleur de feu” a dit Rimbaud, et il est clair qu’il est une épine dont tout régime totalitaire aimerait se débarrasser. Mais quand on voit l’oeuvre, ce sont plutôt les relations de la mère à son fils dans un contexte de dictature qui semblent conduire le débat et non l’inverse : le fils, Lev Goumilev, paie sans cesse pour la mère qui est intouchable (elle est célèbre, on lit ses oeuvres sous le manteau, et le régime cherche à la faire taire en atteignant ses proches), et Akhmatova finit par comprendre qu’elle n’a pas su aimer son fils, mettant au dessus de tout sa création et l’écriture. c’est d’ailleurs le sens de la fin, le fils criant son adieu définitif, et la mère retournant à la poésie.

imag0467.1301823127.jpgIl y a dans l’oeuvre des scènes fortes musicalement à commencer par la scène du train très bien réalisée, où Lydia lit des extraits d’Alice au pays des merveilles qu’Anna reprend en corrigeant la traduction, mais aussi la scène des universitaires anglais où Anna Akhmatova récite le bréviaire stalinien pour éviter de créer des ennuis à son fils arrêté, qui  passe bien théâtralement, ainsi que le duo final avec Lev. Si j’ai trouvé la musique répétitive et un peu lassante, la production dans son ensemble reste très attentive, Pascal Rophé a fait un très beau travail avec l’orchestre, important, mais qui sonne tantôt de manière proche de la musique de chambre, tantôt envahit tout en éruption sonore, Mantovani le précise d’ailleurs dans le programme “même si l’orchestre reste fourni, j’ai privilégié un traitement de chambre, qui va bien sûr dans le sens de l’intimité”. Il dit aussi essayer de donner une couleur russe, dans le traitement des choeurs, inspirés de Rachmaninov, ou l’utilisation de l’accordéon. Il dit enfin privilégier les registres graves. Il reste que le spectateur a souvent l’impression d’entendre toujours la même musique, c’est peut-être voulu (comme une sorte de litanie), mais cela n’aide pas à capter l’attention.
Mis à part les observations sur la diction du livret, le spectateur a aussi du mal au départ à situer les personnages, la succession de scènes de vie, indépendantes les uns des autres, l’absence d’une “exposition” fait que les personnages surgissent, interviennent, sans toujours qu’on comprenne qui ils sont. Un exemple: dans la scène de Tachkent, un sculpteur fait le portrait de Faina, l’amie d’Anna, sous le portrait d’Anna par Modigliani, qui est le fil rouge de la mise en scène. Justement, le rouge apparaît comme couleur dominante de cette scène dans une mise en scène Noir et Blanc. On a l’impression au départ, par la position d’Anna dans son fauteuil, qu’elle rêve à ses débuts, à la manière dont Modigliani a fait son portrait et j’ai cru naïvement que Faina figurait Anna jeune, et que le sculpteur était en fait  Modigliani (rien ne laisse apparaître au départ qu’il est sculpteur), je pense que l’ambiguité est voulue par le metteur en scène, mais cela n’alimente pas la compréhension ou la clarté du propos. On suit mieux la seconde partie (un seul acte) car on a enfin identifié chaque personnage et son rôle.
baechle.1301822882.jpgPhoto Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Du point de vue du chant, on doit saluer la composition vraiment superbe, somptueuse de Janina Baechle, dont la personnalité scénique donne une présence intense au personnage, avec une voix chaude, ronde, épaisse, jamais prise en défaut (et la partition, pour tous les chanteurs, n’épargne pas les difficultés: aigus, vocalises, écarts), c’est vraiment du grand art. Autre magnifique prestation, celle de Christophe Dumaux, contre-ténor, en représentant de l’Union des écrivains : c’est impeccable, acrobatique à souhait, techniquement sans faille. Pourquoi confier à un contre-ténor ce rôle d’apparatchik? Peut-être une allusion au rôle castrateur de l’union des écrivains, dont le métier est de censurer, peut-être aussi une manière de dire que ces gens on abdiqué toute identité. En tous cas, c’est très réussi.

opera_akhmatova_modilgiani.1301822845.jpgPhoto Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Bel engagement de Attila Kiss-B (oui c’est ainsi que cela s’écrit) dans Lev,  belle présence aussi et jolie voix, énergiquement projetée, une mention particulière aux deux amies, Faina, soprano colorature, chanté avec honneur par Valérie Condoluci, et Varduhi Abrahamyan, très beau mezzo soprano, particulièrement intense et tendue dans le rôle de Lydia. L’ensemble de la distribution réunie est d’ailleurs sans reproche.
Le décor très hiératique de Wolfgang Gussmann ne manque pas de grandeur; il permet une grande fluidité dans les passages d’une scène à l’autre et  ne manque pas non plus de force et la mise en scène de Nicolas Joel est souvent belle à voir, avec des scènes très réussies (la scène du train par exemple). Le fil rouge en est le portrait d’Anna par Modigliani, qui représente d’une certaine manière la poétesse-muse, la poésie qui hante, qui domine, qui envahit sans cesse Anna,  même pendant les moments les plus difficiles; c’est ce portrait que le fils détruit symboliquement à la fin, mais dès qu’apparaissent les bouleaux de la scène finale, le portrait se redresse et Anna s’installe, comme au début de l’opéra dans le fauteuil, face à lui. L’art a vaincu le quotidien.
Certaines scènes sont bien réglées (l’universitaire anglais) mais dans l’ensemble la première partie semble plus travaillée que la seconde, où les gestes, les mouvements, sont plus convenus (le réglage de la mise en scène de la fin de la scène IV de l’acte III, accompagnement de la musique, est répétitif et banal). Il reste que dans l’ensemble, exécution musicale, mise en scène et décor sont plutôt à mettre à l’actif du spectacle, et sauvent ce qui dans la musique ne passe pas. D’où un bon succès final.

opera_akhmatova_scene-2.1301822873.jpgPhoto Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Au total, il faut évidemment se féliciter que l’opéra redevienne un choix de nos compositeurs d’aujourd’hui. Mais on n’est pas vraiment convaincu par l’oeuvre, même si la production est dans l’ensemble de bon niveau. Il faut néanmoins que les maisons d’opéra continuent de donner commission à des compositeurs. Peter Gelb, manager du MET, veut rompre avec le côté convenu de la création aujourd’hui  et a confié une commande à Osvaldo Golijov, qui va peut-être “casser” le genre. On verra. Il faut cependant que les créations ne tombent pas non plus dans l’oubli, à peine créées. Peu d’oeuvres ont passé la rampe depuis le Saint François d’Assise de Messiaen. Je me souviens de Blimunda, d’Azio Corghi, de Doktor Faustus de Giacomo Manzoni créés à la Scala dans les années 1990, ou même de la Station thermale ou Les Oiseaux de passage de Fabio Vacchi à Lyon du temps de Brossmann et Erlo et de tant d’autres titres, qui eurent à la création un certain succès. Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Si on crée pour ne pas reprendre ensuite et donner donc une chance à ces oeuvres, c’est un coup d’épée dans l’eau.

On souhaite évidemment à l’opéra Akhmatova de prendre son envol, mais je me demande si une mise en musique des poèmes d’Anna Akhmatova (Requiem par exemple) n’en dirait pas plus sur la poétesse et le monde qu’un opéra biographique.

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“LA MAISON DE SONS DE PIERRE HENRY”: LE SUPERBE LIVRE DE GEIR EGIL BERGJORD, UN PHOTOGRAPHE VENU DU FROID (Fage Editions)

maison-des-sons.1288716503.jpgPierre Henry, qui a fêté il n’y pas si longtemps ses 80 ans, est connu comme compositeur, moins comme peintre. Or, dans la maison qu’il occupe, 32 rue de Toul dans le XIIème arrondissement, il a accumulé des tableaux qu’il appelle des peintures concrètes, faites de collage ou de compositions d’objets hétéroclites, ayant tous rapport au son, sorte de métaphore plastique de la musique qu’il a toujours défendue. Au mois d’octobre, il a d’ailleurs donné des concerts dans cette maison (comme il y a deux et trois ans dans le cadre de Paris Quartier d’Eté) dans laquelle le public était invité à circuler avant de s’installer qui en cuisine, qui dans le salon, qui dans une chambre, pour écouter un concert très particulier, dans une ambiance à la fois intime et étrange, dans un espace qui est un bric à brac, un capharnaüm ordonné selon les humeurs du jour, trace extraordinaire de la carrière, de la production, du cadre de vie de cet artiste hors norme, compagnon de Pierre Schaeffer, élève de Messiaen et de Nadia Boulanger qui a marqué les années cinquante, soixante et soixante dix de sa patte. rappelez-vous, Voyage, Symphonie pour un homme seul, Messe pour le temps présent.
Voulant laisser une trace de cette maison, qui est à la fois un espace fou, le cadre de tout une vie de production et de création, il songeait depuis longtemps à un livre qui témoignât de cet espace de vie si particulier qui risque de disparaître si la ville de Paris ne se décide pas à la protéger. Pierre Henry n’en est pas propriétaire en effet. Et une maison, une authentique petite maison en plein Paris par les temps qui courent, c’est une proie fort alléchante.

Et puis il ya eu une rencontre, à l’occasion d’un concert en Norvège, avec un photographe norvégien, Geir Egil Bergjord dont la méthode de travail et  les oeuvres lui ont plu. Sollicité d’abord pour un catalogue, ce projet est devenu une authentique collaboration artistique, un livre de photographies de très belle facture qui donne de cette étrange maison un reflet complet, en en percevant comme rarement on a pu le voir, à la fois le caractère, l’intimité, la chaleur, la folie, la diversité. Les photos traduisent exactement l’atmosphère de cet ilôt étrange au centre de Paris. Beaucoup d’objets, des vieux disques, des vieilles photos, un beau fauteuil violet (quelle photo magnifique) des livres, des bandes magnétiques à n’en plus finir, des espaces, salon, cuisine, cour, quelques regards furtifs dans la salle de bain, dans la chambre à coucher où Pierre Henry se repose, des objets en très gros plan, fils, prises, cables, disques, livres, puis des angles plus larges: le moindre recoin est exploré, voire sublimé. Ainsi de simple mémoire d’un espace , ce livre par le travail remarquable de Berjord est devenu un double témoignage artistique, car les photos aident merveilleusement à comprendre ce qu’est Pierre Henry et la nature de sa création, mais montrent aussi que Geir Egil Bergjord (on le voit en consultant son site www.bergjord.com ) est un merveilleux photographe de l’objet, qu’il saisit dans sa réalité pour en faire un en-soi, décontextualisé, presque surréaliste. Ainsi ce livre est-il une rencontre réelle entre deux artistes dont les univers se sont croisés et se sont compris, car Bergjord est aussi un merveilleux photographe du concret .

Ajoutons que l’ensemble est complété par un CD comprenant quatre pièces inédites de Pierre Henry (Capriccio, Phrases de Quatuor, Miroirs du temps et Envol)  et par quelques textes de Pierre Henry et de sa fidèle Isabelle Warnier, de Geir Egil Bergjord, mais aussi de François Weyergans et Yves Bigot, un peu académiques,  du regretté Maurice Fleuret (le meilleur texte, écrit il y a une quarantaine d’années) et du grand critique norvégien Tommy Olsson, qui signe un texte vivant, moderne, original.

Enfin soulignons que ce projet est un authentique projet européen, puisqu’il en existe aussi une version anglaise pour la Norvège notamment, parce que sans l’aide de la Norvège et de divers   sponsors publics norvégiens, il n’aurait pas vu le jour, ce qui est pain béni pour l’éditeur lyonnais Fage Editions. La presse française qui  a rendu compte du livre n’en a évidemment rien dit, et elle a peu dit de l’art de ce photographe qui fait toute la valeur du livre. Ethnocentrisme (délétère) quand tu nous tiens!!

Merci Pierre Henry pour sa vie au service de la création musicale,et pour avoir modelé cette maison à son image et merci à Geir Egil Bergjord d’avoir su la mettre en valeur, en faisant de ce livre un petit bijou. Merci au Fond d’action Sacem et à la Norvège d’avoir financé bonne part du projet.

La Maison de sons de Pierre Henry, Fage Editions
Prix éditeur : 35 euros – Nombre de pages : 218 pages     ISBN : 9782849752135

LUCERNE FESTIVAL 2010: Andris NELSONS dirige le CITY OF BIRMINGHAM SYMPHONY ORCHESTRA avec Martin GRUBINGER (16 août 2010)

martin_grubinger_mwi.1281999342.jpgMartin Grubinger. Retenez ce nom. C’est un pur phénomène, pour qui “Frozen in Time”, concerto pour percussion et orchestre du compositeur israélien Avner Dorman (*1975) a été écrit. On se demande qui d’autre pourrait dominer ce jeu incessant et tourbillonnant de percussions multiples, celesta, marimba, cimbales, clochettes, tambour, caisses diverses, qui occupe rien moins que la moitié du plateau, séparé de l’orchestre par un paravent de plexiglas.
Martin Grubinger est désormais une gloire du monde germanique, titulaire du prix Würth des jeunes musicales 2010 (que Claudio Abbado a eu il y a quelques années). Artiste très engagé contre le racisme, la xénophobie, et combattant sans cesse pour la tolérance, il se produit dans tous les répertoires, classique, pop, jazz, musiques du monde et c’est toujours exceptionnel. La prestation est proprement étourdissante: acrobatique d’abord, mais avec une concentration palpable tant les regards sur le chef sont fréquents (directs ou via un moniteur), tour à tour violent, d’une vélocité incroyable, brutal, mais aussi léger, effleurant à peine les instruments, dans des mouvements d’une poésie étonnante (le mouvement lent du concerto produit une émotion d’une incroyable intensité) .L’orchestre d’ailleurs est lui aussi en tous points exceptionnel de précision et de maîtrise technique avec des sons à peine perceptibles contrastant avec des explosions phénoménales, avec des jeux entre le soliste et les percussions del’orchestre: il faut d’ailleurs se concentrer sur toute la musique et c’est difficile tant le soliste captive, capture l’oeil et l’oreille. Alors le résultat, c’est un triomphe avec une salle hurlant, debout, et un bis proprement ahurissant: un simple tambour, deux baguettes, et un jeu d’une vélocité jamais vue (il bat jusqu’à 1100 coups/minute) tenant les baguettes de deux mains, d’une main, d’une main et de l’épaule,  du bras, ou du coude, une baguette tapant sur l’autre et toutes deux sur le tambour: on regarde cela bouche bée, on entend le son étonnant, et on reste frappé de surprise, de stupeur. Tous, nous sommes restés interdits devant une telle maîtrise, fascinés par une telle démonstration d’art et de technique au plus haut degré de la perfection, dans un style sympathique et détendu, souriant, respirant la joie de jouer.

Alors, le reste du concert, plus traditionnel (Prélude de Lohengrin, Symphonie Pathétique de Tchaïkovski) pâlit forcément face à cette incroyable surprise, et pourtant, Andris Nelsons montre qu’il est un chef avec lequel désormais il faut compter. La manière dont il a dirigé la pièce de Avner Dorman (Création en Suisse) est tout simplement prodigieuse, avec un orchestre qu’en deux ans il a complètement conquis, et qui lui répond d’une manière immédiate.Le prélude de Lohengrin, pris très lentement (comme il le fait à Bayreuth où, vous le savez, il dirige d’opéra de Wagner) est un chef d’œuvre de construction, un crescendo très retenu et qui peu à peu fait découvrir les différents niveaux, jusqu’à l’explosion des cuivres si bien qu’on entend tous les instruments d’une manière qui rend l’architecture très claire, et l’approche très concentrée. La partie finale, avec le retour aux sons les plus ténus, les plus frêles, jusqu’au silence, distille elle aussi une forte émotion, .
Il se confirme (je l’avais noté l’an dernier) que l’orchestre est vraiment solide dans l’ensemble des pupitres même si certains ne m’ont pas convaincu (les contrebasses) et Andris Nelsons fait littéralement chanter les cordes qu’il sollicite à l’extrême.
Nous avions écouté la Pathétique dans cette même salle avec Claudio Abbado et les jeunes de l’Orchestre National Simon Bolivar du Venezuela en mars dernier. Avec un orchestre de jeunes, plus nombreux, Claudio Abbado faisait chanter l’orchestre,  le troisième mouvement avait laissé pantois tant il était une explosion sonore et l’ensemble, monumental et sentimental, produisait une émotion vive et durable. Rien de tout cela ici:  comme chez Jansons dont il est l’élève, Nelsons fait imploser l’orchestre, introduisant des équilibres nouveaux, retenant le son des cuivres et des vents, jouant du dialogue cordes-vents sans jamais faire dominer l’un par l’autre: ceux qui ont l’habitude des cuivres triomphants, notamment des trombones, en seront pour leur frais: il en résulte une forte tension interne, qui favorise les explosions, mais qui soigne en même temps les contrastes et qui crée chez l’auditeur une sorte de malaise, voire d’agacement devant une gestique très expressive, voire expressionniste et un son aussi expressif, mais en même temps contenu, compact. Abbado travaillait dans l’aérien, dans l’espace infini des sons, dans l’expansion, Nelsons compresse et travaille dans la masse orchestrale, dans un son à la fois très clair (on ne manque aucun pupitre) et épais, dur, peut-être plus intériorisé. C’est forcément moins impressionnant, mais ce n’est pas forcément moins émouvant.

Voilà donc un concert particulièrement surprenant, où le clou constitue la pièce contemporaine inconnue, vécue souvent par l’auditeur comme un passage obligé et ennuyeux, qui a rendu la soirée mémorable, par la grâce infinie d’un jeune artiste miraculeux. Il reste qu’il va falloir aussi désormais compter avec Andris Nelsons, qui se révèle un grand chef, aux options qui font discuter et qui ne laissent pas indifférent. Un coup d’oeil sur sa saison 2010-2011 en dit long quand on égrène les orchestres qu’il dirigera: outre le CBSO, il va diriger les Berliner Philharmoniker, les Wiener Philharmoniker, l’Orchestre de Paris, le WDR Sinfonieorchester, le Pittsburgh Symphony Orchestra, le Symphonie Orchester der Bayerische Rundfunk, et l’Orchestre de la Tonhalle de Zürich. Il dirigera en outre au Metropolitan (la Dame de Pique), à Covent Garden (Madame Butterfly) et au Japon (Lohengrin en version concertante): c’est dire que ce chef né en 1978 joue désormais dans la cour des grands.

Une fois de plus, je vous invite à passer par Lucerne, chaque soir apporte ses miracles…sans oublier de surveiller les tournées de Martin Grubinger.

Programme

Richard Wagner (1813-1883)
Prélude de “Lohengrin”

Avner Dorman (*1975)
“Frozen in Time”. Concerto pour percussion et orchestre | Création en Suisse

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Pyotr Il’yich Tchaikovsky (1840-1893)
Symphonie n°6 en si mineur, Op. 74 “Pathétique”



GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2009-2010: ALICE IN WONDERLAND de UNSUK CHIN (14 juin 2010)

 

alicegenve.1277580121.jpgIl est toujours risqué pour un théâtre de proposer un opéra contemporain. Tout au plus les théâtres programment-ils en général une création, susceptible d’attirer la presse et de satisfaire les tutelles qui imposent toujours dans le cahier des charges des créations. Rarement voit-on ces créations reprises dans les saisons suivantes, à l’exception de quelques unes (le Faust de Philippe Fénelon cette année à Paris par exemple). Enfin, le plus souvent, les théâtres qui affichent une reprise achètent la production qui va avec. Alice in Wonderland, opéra en un acte et 8 tableaux de Unsuk Chin a été créé à Munich en 2007, dans une production de Achim Freyer, qui n’a pas convaincu le compositeur et ainsi, l’opéra est proposé à Genève en création suisse avec une nouvelle équipe, presque entièrement féminine, mise en scène de la suédoise Mira Bartov, impressionnants décors et assez beaux costumes de Tine Schwab, et très belles lumières de Kristin Bredal. On doit reconnaître que  le Grand Théâtre pour cette première suisse a misé sur le spectaculaire et n’a pas lésiné sur les moyens. Il est vrai que l’œuvre exige une grosse distribution, un chœur, un très gros orchestre. C’est une lourde charge et un vrai risque pour un théâtre que d’afficher une œuvre sans garantie de fréquentation. De fait, à l’évidence en ce soir de deuxième représentation, le théâtre n’est pas plein. Pourtant, tout est fait pour le « divertissement » : dès l’entrée du théâtre, nous sommes invités à « embarquer » passant à travers des portiques de détection, ou écoutant des annonces du type des celles qu’on entend dans les aéroports, puisque l’action est censée se dérouler dans un aéroport moderne, où Alice une jeune femme d’affaires se trouve face à face avec une enfant, son double, et embarquant pour « le pays des merveilles », elle passe la porte vitrée qui ouvre sur le jardin extraordinaire, et se retrouve au pays des merveilles. La trame (livret de David Henry Hwang et du compositeur) est fidèle à l’original de Lewis Caroll.

La musique a la luxuriance de ce jardin, et utilise toutes les ressources instrumentales possibles, maracas, clavecin, harmonica, mandoline, accordéon,  clochettes, une masse impressionnante de cordes qui rendent l’orchestre très important et très présent, qui peut être aussi intégré à l’action (la magnifique clarinette basse de Enrico Molinari). Unsuk Chin puise dans les musiques d’ailleurs et dans la tradition occidentale, plutôt tonale, on y reconnaît le Ravel de l’Enfant et les sortilèges, mais aussi Stravinski ou Bartok (Unsuk Chin fut élève de Ligeti), c’est parfois un peu répétitif mais cela se laisse écouter avec plaisir, sans jamais lasser…Le chœur du Grand Théâtre dirigé par Ching-Lien Wu est comme toujours remarquable. La direction musicale du chinois Wen Pin Chien est précise, très claire, accompagne bien les chanteurs, et fait entendre toute la complexité de l’instrumentation et les différents niveaux sonores. Une prestation de très bon niveau.
La distribution réunie est à la hauteur de l’entreprise. L’Alice de Rachele Gilmore est un soprano (trop ?) léger (physiquement, elle fait penser à Chantal Goya dans ses meilleurs jours), la voix est petite, mais très présente et le personnage vraiment crédible. Elle remporte d’ailleurs un succès mérité. Saluons les vétérans  Karan Armstrong en Dame de Cœur et Richard Stilwell (le magnifique Pelléas de Lavelli/Maazel à l’Opéra de Paris il y a plus de trente ans) qui composent un couple de souverains très engagés scéniquement et  usant intelligemment des défauts de leur voix désormais un peu fatiguée en un chant expressif et plein de relief, de vraies compositions, très réussies. Dietrich Henschel est vraiment irrésistible en Canard, tout comme la Duchesse de Laura Nykänen et le Lapin tout à fait désopilant de Andrew Watts dont la première apparition renvoie irrésistiblement au monde de Ravel. Le reste de la compagnie est très honorable.

Quant à la mise en scène, elle est agréable à regarder,  dans un décor fixe qui favorise un suivi fluide de l’action, même si l’espace assez encombré ne laisse pas beaucoup de choix. Ce qui manque  un peu c’est la poésie, sacrifiée peut-être sur l’autel du « non-sense » qui semble être un des maître-mots du livret. Au titre des réussites en revanche, la scène du tribunal, bien réglée, à la disposition spectaculaire sur plusieurs niveaux. Le monde qui nous est offert oscille entre l’univers et l’imagerie de  Walt Disney, du Musical…et même de l’opéra ! Belle idée que le retour final un peu triste à la réalité, au milieu des anonymes, sortes d’automates comme nous sommes dans un aéroport,  ce qui donne au final une couleur assez mélancolique, voire sombre.

Au total, nous passons un bon moment, deux heures sans entracte et sans ennui. C’est peut-être une voie pour l’opéra contemporain en crise que de parcourir un chemin plus « grand public », et moins réservé à la petite partie du public qui court à toute les créations, Fabio Vacchi en Italie a suivi la même idée, mais n’a pas réussi à diffuser ses œuvres, pourtant appréciées (La station thermale, vue à Lyon et à la Scala par exemple). Alors oui à Unsuk Chin et à ce spectacle très digne et qui mérite du public.