OPERNHAUS ZÜRICH 2013-2014: DIE SOLDATEN, de B.A.ZIMMERMANN le 4 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Marc ALBRECHT, Ms en scène Calixto BIEITO)

Prologue © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il y a des soirées qui vous laissent à genoux, tellement secoué que vous avez les jambes en coton, tellement fasciné que vous n’avez qu’une envie, c’est de revenir.  En voilà une qui me marquera, et pour longtemps.

Car musicalement, scéniquement, vocalement, c’est une des productions les plus impressionnantes, les plus intelligentes, les plus frappantes qu’il m’ait été donné de voir ces dernières années. J’étais resté sur la magnifique production salzbourgeoise, une fresque qui s’étalait aux pieds des arcades de la Felsenreitschule, avec un orchestre multiplié d’une précision phénoménale qui témoignait du gigantisme de l’entreprise. Ici ce n’est pas une fresque qu’on regarderait en spectateur, c’est un viol collectif qui vous implique, vous heurte, vous bouscule, qui casse les stucs de la salle de l’opéra de Zürich, qui casse les rapports scène salle, intrusion de l’insupportable dans le cocon de la bonbonnière zurichoise. Un énorme choc qui vous laisse assommé et en même temps si fasciné et si drogué par cette musique qu’elle en devient addictive, oui vous sortez sur l’esplanade de l’Opéra et vous avez un désir fou de revivre ça et notamment la dernière image,

Scène finale © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Marie dégoulinante de sang les bras en croix, en contre jour (très beaux éclairages du français Franck Evin), pendant que les tambours (et les bandes sonores, qu’il n’ y avait pas à Salzbourg) rythment de manière obsessive à la limite du supportable la mort/transfiguration (ou le martyre) de l’héroïne.

© Monika Rittershaus /Opernhaus Zürich

Voilà un spectacle total, où s’entremêlent la musique et le chant, les paroles, le théâtre, les présences, les images vidéo, et l’orchestre, avec sur scène souvent les percussions au milieu des chanteurs, comme un personnage de plus: Bieito a habillé l’orchestre en soldats, le chef arrive en treillis, et il n’y a plus de différence entre un musicien et un personnage. J’ironisais il y a peu sur l’utilisation du noir, couleur des musiciens dans l’Alceste de Gluck mise en scène par Py, qui lui aussi met l’orchestre sur scène, mais avec un tout autre résultat (un  spectacle qui apparaît au regard de celui-ci d’un conformisme confondant); ici au contraire on oublie l’orchestre, visible et invisible dans le dispositif scénique: visible parce que cette masse impressionnante est bien là, invisible parce que la musique est tellement insérée voire tissée dans l’action qu’on l’oublie. Nous sommes vraiment au coeur de la Gesamtkunstwerk chère à Richard Wagner.
Pour bien comprendre ce travail, il faut partir de l’espace à disposition. La salle de Zürich est une salle du XIXème, plutôt petite par rapport aux grands opéras comparables; une salle pleine de stucs, de putti, une sorte de pièce de pâtisserie. Le plateau n’est pas immense non plus, sans grands dégagements latéraux, puisque les décors sont entreposés dehors sous des bâches. Impossible d’y loger les masses gigantesques exigées par cette oeuvre dans un cadre traditionnel fosse/scène/salle.
Alvis Hermanis à Salzbourg était lui aussi parti de l’espace, de ce manège de rochers qui entoure une scène sans dégagement où tout est espace de jeu, et qui est décor écrasant et omniprésent, une scène tout en largeur, avec des gradins disposés frontalement. Il a opté pour la fresque, pour la multiplication des espaces, pour le déroulement des scènes sur toute la largeur du plateau, avec un orchestre gigantesque étalé en largeur lui aussi. Le spectateur n’a plus qu’à regarder le spectacle, il est seulement spectateur de cette immense machine, traitée comme une fresque où chaque scène prendrait place dans une sorte de niche, avec une luxuriance de détails où l’oeil finit par se perdre, mais avec des moments de grande fascination et de grande beauté.

Le dispositif global © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito dans l’espace réduit de l’Opernhaus opte pour l’inverse, pour un spectacle complètement concentré, avec espace de jeu unique et disposition de l’orchestre en hauteur sur une immense structure métallique jaune sur le plateau (décor de Rebecca Ringst), pendant que les chanteurs évoluent sur la fosse recouverte. Dans cet espace réduit, l’impression de proximité est multipliée, que vous soyez à l’orchestre ou dans les balcons, vous êtes toujours ou près du jeu, ou près de l’orchestre dont le son vous arrive directement plus vous êtes en hauteur, ou près des écrans vidéo qui sont en fond de scène, en hauteur ou sur les côtés du proscenium. Où qu’il soit, le spectateur se sent concerné, se sent prisonnier, se sent pris au piège. De plus, la structure métallique jaune et laide, un peu comme une structure de grue, se confronte aux stucs de la salle, elle les agresse (d’ailleurs à la fin un des personnages détruit quelques putti), elle les dérange, c’est comme une sorte de viol d’espace: ce spectacle ne saurait se dérouler dans une salle “moderne”, il n’aurait pas cette force de contraste, il ne violerait rien du lieu: s’il venait à Paris (on peut rêver, n’est-ce pas?), il lui faudrait Garnier et non Bastille.
Quelles sont les conséquences musicales d’une telle option (la seule possible au vu de l’espace disponible) et d’un tel dispositif? D’abord, il faut garantir la précision dans le suivi des chanteurs qui ne voient pas le chef et que le chef ne voit pas: il y a certes plusieurs écrans de contrôle, mais en plus, à la place habituelle du chef d’orchestre ou peu s’en faut (au milieu du premier rang), le souffleur donne les attaques en suivant les mouvements de Marc Albrecht sur écran , c’est sur lui que repose la cohérence scène-orchestre: on se souvient que lorsque Joseph Losey avait imaginé un dispositif similaire pour son Boris Godunov à Garnier, les décalages entre les chanteurs, les choeurs et  l’orchestre avaient été très fréquents, notamment pendant les premières représentations.
Pour les spectateurs,  selon les places, le son de l’orchestre doit sans doute être sensiblement différent. J’étais en bas, au 8ème rang et le son m’est apparu au départ particulièrement transformé, avec des voix au premier plan très fortes, et un orchestre au fond (et en hauteur) dont le son arrivait légèrement étouffé, en tous cas au second plan. À Salzbourg, on avait l’impression (et pas seulement l’impression) d’un orchestre écrasant, de masses infinies, et tout le monde avait admiré Ingo Metzmacher pour la précision avec laquelle il menait les Wiener Philharmoniker dans une oeuvre nouvelle pour eux qui ne jouent pas Zimmermann tous les soirs à Vienne…
À Zürich, l’orchestre est distribué en hauteur sur plusieurs niveaux, et pour partie les percussions sont sur des chariots sous le dispositif général, et viennent lentement quand c’est nécessaire du fond de scène (comme la plupart des participants) comme émergeant d’un tunnel brumeux, pour arriver finalement sur le plateau au milieu des chanteurs. Et donc le son a plusieurs niveaux, une grande présence des percussions quand elles sont sur le devant, un son des “tutti” plutôt modéré, mais en même temps une clarté étonnante de l’ensemble: ainsi entend on les citations de Bach ou les moments de jazz de manière beaucoup plus nette qu’à Salzbourg où c’était un peu noyé dans l’ensemble, mais sans qu’elles apparaissent pourtant mises en valeur ou soulignées, mais naturellement insérées comme le désirait Zimmermann; l’orchestre de jazz était aussi quelquefois sur la scène, notamment au moment de la première apparition des soldats, ivres d’alcool, de sexe, et de violence qui torturent un pauvre hère pendu au milieu. D’où un résultat où tissu musical et tissu scénique s’entremêlent, se tressent (c’est bien de tissu qu’il s’agit). Le flot musical est global, mais la présence  des voix au premier plan donne au théâtre une importance décisive. Elles apparaissaient toutes avec beaucoup de relief, volumineuses, imposantes, et malgré une mise en scène très physique, où les corps sont mis à contribution, se roulent dans le sang ou la boue, sautent, courent, s’écroulent, se frappent, on reste stupéfait de la qualité d’ensemble de la diction et admiratifs devant l’engagement de  tous. C’est bien d’une violence globale qu’il s’agit, au sens où si elle est figurée avec un réalisme d’une rare crudité par les acteurs chanteurs, elle est reçue en direct par les spectateurs qui la prennent comme une gifle – certains même en quittent la salle, ou comme une sorte de catharsis du sanguinaire. Evénement cathartique pour sûr, qui assume pleinement sa dimension grand-guignolesque: mais le Grand Guignol est aussi catharsis.

La vision d’Hermanis à Salzbourg restait relativement sage (et à distance, trop sage peut-être) : il nous racontait l’histoire d’une jeune fille victime de ses illusions, Marie, dans un monde déjà lointain (la première guerre mondiale) et l’histoire de sa chute. Ce qui frappait, c’était la beauté de l’ensemble orchestre-scène, c’était la précision du décor, c’était les différents lieux, c’était le jeu des premiers et second plans: en bref, le regard était sans cesse sollicité, et l’audition de l’oeuvre prenait place dans un rapport scène/salle traditionnel: un opéra énorme, mais qui restait un spectacle, et un grand spectacle.
Ici, c’est tout à fait différent. D’abord, Bieito a choisi une ambiance contemporaine: nous sommes aujourd’hui, hic et nunc. Les chanteurs étant pratiquement dans la salle, le spectateur reçoit la violence en plein visage, en pleine oreille, il voit et entend une sorte de mécanique effrayante qu’on entrevoit dès le départ, lorsqu’avancent pendant le prélude tous les personnages marchant au pas du fond vers le proscenium, toute une société , femmes et hommes, comme militarisée, dans la première scène également où évolue Marie côté jardin, en petite fille innocente (couettes, jupe d’enfant sage à la France Gall chantant “Annie aime les sucettes”, c’est à dire pas si sage que ça)  en dialoguant avec sa soeur Charlotte, tandis que Stolzius (le promis de Marie) à droite côté cour en pyjama, l’oeil fixe, est appuyé contre la structure métallique, s’y cogne,  d’où un filet de sang sur le visage.

 

Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich


Le contraste est déjà là, qui nous indique l’avenir. Sur les écrans vidéo, dès le début aussi, un visage de petite fille blonde angélique: toute la première partie est construite sur le contraste entre une toute jeune fille vivant ses premiers émois, écoutant avec envie les boniments d’un soldat aristocrate (Desportes) qui va finir par la posséder (en tous les sens du terme), et un monde où toutes les femmes sont des objets, des putes, des filles à soldats (Soldatenmenschen):

L’andalouse © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

l’apparition au milieu du groupe de soldats ivres de la femme andalouse (jouée par la chorégraphe du spectacle, Beate Vollack, une silhouette fascinante présente tout au long de la soirée) qui danse de manière lascive au milieu de la soldatesque constitue une figure antagoniste de ce qu’on voit en Marie. Mais dans la deuxième partie, Marie est adulte, elle s’habille et se coiffe en adulte: Bieito insiste notamment sur les relations violentes à sa soeur, et évidemment, de déchéance en déchéance, Marie, se retrouve dans la scène finale presque nue, offerte, et on lui verse un seau de sang sur le corps. La dernière image est terrible, au son du tambour et de la bande sonore qui produit des bruits de guerre, elle s’offre, ensanglantée, bras en croix, devant le public. Une image qui répond en écho à la première du spectacle où tout le monde marche au pas. Bieito montre une société dont les soldats ne sont que la métaphore: une société qui ne fonctionne que par la violence, que par le viol, que par l’agression; cette question traverse d’ailleurs tout son travail depuis longtemps: cette lecture du monde  ne peut que heurter celui qui vient à l’opéra pour se “distraire”, cette lecture est leçon.

Pas de vedettes dans cette distribution très homogène, où, comme je l’ai souligné, les voix, par leur position, sont mises en valeur.

Stolzius (Michael Kraus) et sa mère (Hanna Schwarz) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Au premier plan le Stolzius de Michael Kraus, belle voix profonde de baryton basse, à l’articulation et à l’expressivité exemplaires, avec un jeu légèrement halluciné qui en fait un personnage à la fois étrange et très attachant, magnifique composition, comme celle du Wesener (le père de Marie) de Pavel Daniluk, une très belle voix de basse  appartenant à la troupe de Zürich depuis 14 ans.

Pavel Daniluk (Wesener) et Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il compose un beau personnage, très émouvant dans ses scènes de l’acte I, tant avec Marie qu’avec Desportes (Peter Hoare,  qui réussit à contenir ce personnage de séducteur dans une sorte de médiocrité que seul l’uniforme fait reluire: apparaît d’autant plus la naïveté de Marie), signalons aussi le Mary d’Oliver Widmer, lui aussi pilier de la troupe de Zürich.

Marie (Susanne Elmark) & Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Mais ce sont surtout les personnages féminins qui me paraissent être, plus que les hommes des silhouettes fascinantes, et en premier lieu la Marie de la soprano danoise

Marie (Susanne Elmark) et Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Susanne Elmark qui faisait ses débuts à Zürich et dans ce rôle particulièrement exposé pour un soprano colorature: rarement on a vu une chanteuse  se mettre en danger de la sorte et se donner à un rôle, corps et voix. La voix est forte, bien posée, avec une diction parfaite, et une très belle présence, même si son côté “petite fille perverse” est peut-etre un trop appuyé (mais sans doute Bieito l’a-t-il voulu ainsi) dans la première partie. Susanne Elmark fréquente à la fois les rôles traditionnels de colorature (on la verra cette année à Amsterdam dans Fiakermilli), mais aussi la musique d’aujourd’hui où ce type de voix est fréquemment utilisé. À retenir et à revoir.
J’ai dit combien le rôle joué par Beate Pollack (l’andalouse), muet, était frappant de présence continue: une belle personnalité scénique, fascinante, marquante, troublante qui traverse tout le spectacle.
Tout comme la Comtesse de la Roche de Noëmi Nadelmann, une vraie figure, une grande et belle voix, très expressive, une apparition très forte dans son personnage à la fois aristocratique et un peu déjanté, là où Gabriela Beňačková l’an dernier à Salzbourg était une sorte de douairière statufiée.

Noëmi Nadelmann (Comtesse de la Roche) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Les figures de femmes sont soignées: elles apparaissent souvent dans des flashes pleins d’émotion contenue, comme Cornelia Kallisch (la mère de Wesener), se traînant avec son cathéter et gratifiant l’auditeur de cette diction parfaite et d’une expression à la fois simple et soignée, très marquante, qui a un effet immédiat sur le public.

Cornelia Kallisch (au 1er plan) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Cornelia Kallisch est elle aussi une des grandes personnalités de la troupe de Zürich, une de ces chanteuses qui a fait une carrière discrète, mais qui remporte à chaque apparition  un énorme succès (je me souviens sur cette même scène d’une Madelon (!) d’André Chénier proprement bouleversante): une grande artiste.

Marie (Susanne Elmark) & Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito a particulièrement travaillé aussi la relation aigre entre les deux soeurs, Marie et Charlotte, et propose une Charlotte à la jolie voix (Julia Riley)  physiquement conformée, un peu terne, sage, un peu moralisatrice à l’opposé de Marie: la relation entre les deux, traitée assez superficiellement à Salzbourg par Hermanis, est ici d’une rare violence, y compris physique.

Marie (Susanne Elmark) et Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Je garde pour la fin la “surprise” Hanna Schwarz, la Fricka de Chéreau à Bayreuth, que j’ai vue dans tant de rôles wagnériens dans les années 70 et 80 (Fricka, Brangäne, Waltraute)  mais aussi dans Preziosilla de la Forza del Destino. Elle est la mère de Stolzius, et au-delà de la performance vocale, honorable, c’est l’émotion des grands souvenirs qui émerge et qui envahit. Encore une raison de marquer cette soirée.

Hanna Schwarz, la mère de Stolzius © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

On a dit quelle perfection émergeait de l’orchestre de Ingo Metzmacher à Salzbourg. On a dit aussi quelle complexité présente le dispositif de Zürich pour l’orchestre, complètement éclaté . On doit souligner la performance de l’Orchestre de l’Opéra de Zürich (appelé Philharmonia Zürich), totalement convaincante  malgré les difficultés du dispositif , avec une exactitude et une précision remarquables, un son d’une clarté confondante, et un engagement à souligner; il est vrai que Marc Albrecht a su mener à bien le travail qui a abouti à cette qualité exceptionnelle. Une fois de plus, ce chef quelquefois un peu sous estimé montre qu’il doit compter dans la galerie des grands chefs d’opéra: ce qu’il a fait ce soir dans Die Soldaten est tout à fait extraordinaire, pas un décalage, pas une scorie, mais au contraire un discours qui rend l’oeuvre (presque) transparente,  d’une lisibilité rare en gardant tout au long à la fois tension, dynamisme et énergie: c’est prodigieux.
Quant à Calixto Bieito, il signe là pour moi l’un de ses spectacles les plus accomplis.  Il travaille en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Espagne…on se demande bien pourquoi il ne travaille pas en France… J’apprécie ce metteur en scène, quelquefois provocateur, mais jamais gratuit, mais toujours très cohérent, mais toujours très logique, qui sait donner une direction claire et souvent originale aux oeuvres auxquelles il se confronte. Ici point de provocation: le texte dans toute sa crudité et sa violence, et un regard glacial, métallique, chirurgical sur l’horreur du monde, et sans concession sur l’horreur d’une certaine humanité, quand le trop humain et l’inhumain se confondent et se vautrent ensemble dans la boue sociale.

Soldatesque…© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Vous l’avez compris, ce début de saison est éclairé par cette production phare qui ne peut qu’emporter l’adhésion et qui laisse loin derrière bien des productions décoratives:
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !  dirait Baudelaire

Filez en TGV à Zürich (dernière le 26 octobre, il y a encore des places pour toutes les représentations) ou rendez-vous à Berlin, Komische Oper, en juin prochain: si vous manquez ce spectacle écrasant, vous manquerez à vos devoirs de spectateur curieux et de mélomane passionné.
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© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: LATE NIGHT CONCERT le 17 août 2013, MARTIN GRUBINGER et THE PERCUSSIVE PLANET ENSEMBLE (Percussions) (XENAKIS-BARTÓK) avec FERHAN et FERZAN ÖNDER (Piano)

Vue d’ensemble du dispositif pour Pléïades, de Xenakis © Peter Fischli /Lucerne Festival

Le Lucerne Festival, ce n’est pas seulement les grands concerts symphoniques avec les meilleurs orchestres du monde qui passent une, deux ou trois soirées sur les rives du lac, ce sont aussi des concerts de musique de chambre, de solistes internationaux prestigieux, mais aussi de plus en plus, des formes de concerts inhabituelles, dans la rue, dans des églises, dans des parcs, avec des programmes composites et à des horaires différents. C’est le cas de ce premier Late Night concert, dans la Luzerner Saal où ont lieu habituellement les sessions de la Lucerne Festival Academy, voisine de l’auditorium, remplie à ras bord (1000 personnes au bas mot) d’un public venu ad hoc ou ayant assisté au concert Abbado précédent, terminé à 20h30. Car il est 22h, et le public se prépare à assister à un concert de percussions, animé par le phénomène Martin Grubinger, “artiste étoile” du Lucerne Festival cette année qui sera en outre soliste de deux concerts symphoniques, avec le Pittsburgh Symphony Orchestra, dirigé par Manfred Honeck, le 11 septembre 2013 (Concerto pour percussions, cordes et cuivres “Conjurer” de John Corigliano) et avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Lorin Maazel le 15 septembre 2013 (Concerto pour percussions de Friedrich Cerha) ainsi qu’un concert en plein air gratuit (Europaplatz) le 25 septembre à 14h30 pour les festivités du 75ème anniversaire du Festival.
Martin Grubinger,  déjà entendu à Lucerne dans un concert du City of Birmingham Symphony Orchestra dirigé par Andris Nelsons en 2010 (cliquez sur le lien pour lire le compte rendu), est un “multipercussionniste” né à Salzbourg en 1983 qui est une sorte de militant de la percussion, très désireux d’en faire un instrument soliste au même titre que le piano ou le violon, et qui pour ce faire passe commande à de nombreux compositeurs de pièces pour percussions (en 2010, il avait crée une pièce d’Avner Dorman, Frozen in time, avec le CBSO et Andris Nelsons). Il y réussit parce que ce jeune artiste est un pur phénomène, réussissant avec une virtuosité peu commune à jouer de plusieurs percussions en même temps, timbales, caisses claires, célesta et toute la gamme de percussions peuvent être jouées en même temps par ce surdoué d’une irrésistible sympathie. Il travaille aussi bien le classique que le moderne et contemporain, on le trouve dans la pop comme dans les festivals classiques internationaux, en sus il a interprété Libertango d’Astor Piazzola avec les soeurs Ferhan et Ferzan Önder au piano en bis dans ce concert, et a remporté un triomphe.
Il s’agit d’un concert classique et contemporain, puisque le programme était consacré à Xenakis  (Okho pour 3 joueurs de Djembé et Pléiades pour 6 percussionnistes), et à Béla Bartók (Sonate pour deux pianos et percussions Sz.110).
Grubinger avant chaque pièce la présente en quelques mots avec beaucoup de vie et sans aucune prétention. Il insiste sur l’apport de Xenakis à la littérature pour percussions qui justifie le programme choisi (modifié par rapport à l’origine, Stravinski ayant été éliminé). Il commence par une courte pièce de Xenakis, Okho pour 3 joueurs de Djembé qui date de 1989, interprétée, outre Martin Grubinger, par son professeur Leonhard Schmidinger et par Rainer Furthner. Cet hommage à la musique africaine et aux percussions africaines est un mélange de sons africains et de sons de percussions modernes, et il a été composé lors des célébrations françaises de la révolution et créé au Festival d’automne; un clin d’oeil ironique à la France colonisatrice de l’Afrique, mais aussi un signe fort d’intérêt de Xenakis pour toutes les musiques extra-européennes (on connaît aussi son intérêt pour la musique indienne et le gamelan). Le jeu soigne en même temps une sorte de chorégraphie des trois percussionnistes, qu’on retrouvera multipliée dans Pléïades, notamment dans le maniement très étudié des  baguettes de percussion. Il en résulte à la fois un plaisir pour l’oreille (on a quand même distribué à l’entrée des bouchons d’oreilles) et pour les yeux et il naît instantanément un rythme interne qui vous saisit et vous emporte. Étonnant. Étonnant aussi la manière dont Grubinger ne cesse de sourire, alors que ses deux collègues sont concentrés et sérieux, il semble léger et navigue dans cet océan sonore avec un plaisir non dissimulé.

Les soeurs Ferhin et Ferzin Önder

Grubinger rend ensuite un vibrant hommage à Béla Bartók, pour sa sonate pour deux pianos et percussions Sz.110, composée en 1937 et exécutée à Bâle pour la première fois en 1938. Bartók n’était pas vraiment un prophète en son pays, qui dans les années 30 est sous la botte du régent Miklós Horthy: Bartok y est considéré comme “cosmopolite”, “antipatriote” et “corrupteur de la jeunesse”. Il est soutenu à l’extérieur, et notamment par le chef et mécène Paul Sacher qui fait commander à Bartók par la Internationale Gesellschaft für Neue Musik une pièce pour marquer les dix ans de l’Orchestre de chambre de Bâle.. Bâle, à 90 km de Lucerne, est un  centre très actif pour l’art contemporain encore aujourd’hui, et son théâtre (Theater Basel) l’un des lieux les plus actifs en matière de mise en scènes d’aujourd’hui, l’un des lieux qui compte pour le théâtre en langue allemande: Bâle est vraiment une des capitales de l’art contemporain et de l’art vivant.  C’est donc à Bâle, en janvier 1938 que cette pièce est créée.  La littérature pour percussions s’est développée dans la musique du XXème siècle à partir de Ionisation  d’Edgar Varèse en 1931. Bartók unit le son plutôt traditionnel du piano à celui encore nouveau des percussions comme instruments solistes. Comme il ne veut pas créer de déséquilibre, il ajoute un second piano. Outre les deux pianos, les percussions (timbales, cymbales, xylophone, tamtam, tambour, caisse claire, triangle) sont jouées par deux musiciens (ici Grubinger et Leonhard Schmidinger) et les soeurs jumelles Ferhan et Ferzan Önder,  d’origine turque, sont aux claviers. Bien qu’elles soient nées en 1965, elles semblent de menues jeunes filles, (dont l’une est l’épouse de Martin Grubinger) à peine sorties de l’adolescence, et leur jeu est d’une fraîcheur rare, et Bartók oblige, particulièrement acrobatique. Le piano est tantôt utilisé “traditionnellement”, tantôt comme pur instrument à percussion (premier mouvement), et il dialogue soit avec les cymbales, soit avec le xylophone en des allers et retours étourdissants. Bartók architecte des sons joue dès le départ sur des thèmes qu’il va ensuite exposer autrement dans les autres mouvements. Le début est très lent, piano-timbale, pour se finir en explosion. le deuxième mouvement, un nocturne, cherche à imiter les bruits de la nuit notamment au piano et au xylophone. Le troisième mouvement est plus dansant (on va retrouver cela dans le bis de Piazzola, pour qui Bartók est une référence: il veut être le Bartók de l’Argentine), plus pianistique aussi (avec un peu de xylophone). Tout cela est exécuté avec beaucoup de virtuosité, dans un ensemble où les instruments se prennent la parole, où les équilibres et les contrastes se construisent. Cette oeuvre qui remonte à 1938 est vraiment encore très “contemporaine”, au sens où elle nous parle sans aucune distance, dans une étonnante modernité.

Les quatre solistes pour Bartók © Peter Fischli /Lucerne Festival

Pour la dernière pièce, on revient à Xenakis, qui en 1978 publie Pléïades  pour six percussionnistes, commande de la ville de Strasbourg et de l’Opéra du Rhin et créé à Mulhouse par les Percussions de Strasbourg. C’est la plus importante des oeuvres pour percussions de Yannis Xenakis (42 minutes). Sept Pléiades, puis six à par la fuite de leur soeur Electre selon la légende. À ces six Pléiades restantes correspondent six percussionnistes, qui vont exécuter quatre mouvements, Claviers, Métaux, Mélanges, Peaux, correspondant aux divers matériaux utilisés dans les percussions. Pour Pléïades, Xenakis invente aussi une sorte de vibraphone de métal,  le Sixxen (six pour 6, xen pour Xenakis) au son difficilement supportable pour l’oreille sans bouchon. Trois mouvements sur les quatre utilisent seulement le type de  percussion indiqué (vibraphones, xylophones, marimbas, sixxen) et celui appelé Mélanges est une sorte de concentré de l’oeuvre utilisant tous les instruments en même temps. La place des parties, et notamment de Mélanges, est pour Xénakis indifférente. les mouvements diffèrent entre eux par la couleur, les rythmes et se répondent cependant par des systèmes d’échos (c’est évident dans Mélanges). Pour soigner la cohérence et les enchaînements, Grubinger a placé Mélanges juste après Métaux puisque Mélanges commence justement par un solo des instruments de métal, et se conclut par les Peaux, bientôt rejoints par l’ensemble des autres instruments dans une orgie rythmique étonnante, repris au quatrième mouvement par les “Peaux” mais qui peu à peu s’effacent jusqu’au silence. Incroyable, malgré l’énorme volume libéré, la subtilité des sons, et même quelquefois leur légèreté: des sons effleurés,   des instruments caressés et puis subitement un déchaînement: c’est émotionnellement très fort. L’ensemble des percussionnistes formant The Percussive Planet Ensemble (un nom qui convient à l’oeuvre jouée, Pléïades, un ensemble d’étoiles) avec Martin Grubinger donnent de cette pièce une interprétation passionnante, qui fait ressortir avec virtuosité  des systèmes d’écho et de renvois où les rythmes sont essentiels, où le jeu des variations et des répétitions créée une sorte d’addiction qui habitue d’auditeur, au point que la musique lui manque physiquement à la fin, c’est du moins ce que j’ai ressenti, et le retour au calme et au silence est plutôt lent, tant on a envie d’en entendre plus. C’est une véritable découverte que ce bain de percussions, qui devient bientôt un besoin de percussions: mais il est 0h15 et le concert prend fin dans un très grand triomphe. Martin Grubinger vient quelquefois en France. Il ne faut le manquer sous aucun prétexte.
Ce soir-là entre Grubinger et Abbado, ce fut une soirée au spectre large, addictive à tous les étages, une vraie soirée de Festival. Il faut aller à Lucerne.

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Okho, de Xenakis avec Martin Grubinger au centre © Peter Fischli /Lucerne Festival

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: GAWAIN, de Harrison BIRTWISTLE le 15 août 2013 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène Alvis HERMANIS)

L’incendie final © DPA

Cela de marche pas à tous les coups. Alexander Pereira a reconduit l’équipe qui l’an dernier avait triomphé dans Die Soldaten de Zimmermann (voir compte rendu dans ce blog) pour créer Gawain (première autrichienne), de Harrison Birtwistle, un opéra créé et plusieurs fois remanié dans les années 90.
Et cela n’a fonctionné que partiellement.
Personne n’est à “accuser” de ce demi-échec. La production est très soignée, techniquement remarquable, la direction de Ingo Metzmacher est vraiment de très haut niveau, précise, équilibrée, techniquement au-delà de tout éloge, les forces en présence, solistes, choeur (Bach Chor de Salzbourg) Orchestre (ORF Radiosymphonie Orchester) sont exceptionnels. Personne..sinon l’oeuvre elle-même, et peut-être moins sa musique (encore que…) que sa dramaturgie: cette descente dans les déceptions humaines, cette fin de l’héroïsme programmée dans un monde du “day-after”, ce monde où les mythes les plus forts disparaissent sous les strates d’une nature qui reconquiert son espace naguère envahi par les créations humaines, les créations humaines aussi vidées de leur sens. Il y a bien sûr là-dedans le souvenir de Wagner, un Wagner qui ferait un troisième acte de Parsifal sans solution avec un Parsifal qui échoue. Un Wagner de fin du monde sans espoir de vie, sans après. La musique de Wagner contient toujours en germe une respiration, un futur plus ouvert, un amour possible: dans Gawain, le héros est fatigué, le monde est passif, la musique s’étire dans une sorte d’infinitude lassée qui ne roule qu’amertume et échec.
Je cite Wagner parce qu’il est une référence, évidemment lorsqu’il est question de mythes. Wagner les revivifie, Birtwistle les enterre. Le Gawan de Parsifal, plein d’espoir, qui courait le monde  à la recherche de baumes pour Amfortas revient ici à la table du roi Arthur déçu et sans énergie car il n’a vu que trahison, collusion et corruption. Comment ne pas voir dans l’incendie final où l’écroule la Felsenreitschule (magnifique moment, techniquement phénoménal) un écho de l’écroulement du Walhalla? On passe d’un Götterdämmerung , Crépuscule des Dieux où il reste tout de même le monde des hommes, à un Crépuscule du Monde lui-même. Ce Gawain ferme le beau livre du monde, des mythes et des hommes. Alvis Hermanis plante un décor impressionnant d’un monde d’après, en s’appuyant sur les images (rappelées par la vidéo) du tsunami qui a tout emporté  en 2011 au Japon ou des maisons de Tchernobyl. L’océan qui envahit lentement les terres qui entraîne avec lui les frêles constructions et créations des hommes devient une sorte de métaphore divine. On peut noter que le tsunami et la catastrophe de Tchernobyl deviennent des références scéniques claires d’un monde perdu (voir le Götterdämmerung de Andreas Kriegenburg à Munich).
Cette nature qui se venge en envahissant tout, elle est partout. Le décor de pierre de la Felsenreitschule s’y prête, les éléments du décor de Alvis Hermanis (il signe mise en scène et décor) sont verdâtres, de la couleur de la végétation qui pousse entre les amas de voitures  côté jardin, le chevalier vert, qui déclenche l’histoire par sa visite au Roi Arthur, est recouvert de feuilles. Cette nature qui gagne le monde, c’est la défaite de l’humain, d’un humain qui a gâché ses pouvoirs et qui s’abandonne au gré des choses sans plus intervenir sur elles.
Gawain s’appuie sur l’un des romans de chevalerie (anonyme) fondateurs de la littérature anglaise, Sir Gawain and the Green Knight qui remonte au XIVème siècle. L’histoire (à laquelle le livret de David Harsent est très fidèle)   concerne l’un des chevaliers de la Table Ronde, Gawain (Gauvain) qui répond à un défi d’un chevalier arrivé au royaume du Roi Arthur, le chevalier vert. Ce chevalier tombe à la cour d’Arthur un soir de Noël et permet à tous de le décapiter avec sa hache, mais en revanche, celui qui le décapite accepte un an et un jour plus tard de subir le même sort. Gawain relève le défi, décapite le chevalier vert, qui remet en place sa tête tombée, et donne rendez-vous à Gawain un an et un jour plus tard. lorsque Gawain se met en marche vers son destin, il arrive dans le château de Bertilak de Hautdésert, qui l’invite avec insistance à séjourner chez lui. pendant qu’il est à la chasse, par trois fois son épouse cherche à séduire Gawain, dont les performances amoureuses sont connues de tous. Bertilak chaque soir demande à Gawain un don qu’il a reçu dans la journée, son épouse ayant donné, un, puis deux, puis trois baisers, Gawain les rend à Bertilak. Seulement, le troisième don (trois baisers) est accompagné de celui d’une ceinture qui va protéger Gawain de la mort, don que Gawain, qui va risquer sa tête (promesse due au chevalier vert) accepte pour rester en vie. Mais Gawain se garde de signaler ce don à Bertilak…Il se montre à la fois peu héroïque (il accepte un sortilège pour se protéger) et menteur…Or Bertilak se révèle être le chevalier vert et il lui révèle que l’épreuve subie (la séduction de son épouse) était prévue, et qu’il a résisté à tout sauf à la ceinture salvatrice. Gawain revient à la cour d’Arthur déçu, déshéroïsé, alors que la cour l’accueille comme un héros, un qualificatif qu’il refuse désormais. Il n’y pas d’héroïsme dans le monde du Day after.
La mise en scène d’Alvis Hermanis, est à la fois réaliste, d’un réalisme noir: le monde enluminé des contes médiévaux n’est plus qu’un amas de ruines et de feuilles, et s’appuie (tout comme le Parsifal de Christoph Schlingensief à Bayreuth) sur Joseph Beuys, dont le portrait géant trône au milieu de la scène et dont Gawain emprunte les traits: Schlingensief avait conçu le troisième acte de Parsifal comme un “cimetière de l’art”. Hermanis conçoit Gawain comme un cimetière du monde, donc de l’art, et l’a symbolisé par ce cimetière de voitures qui envahit l’espace côté jardin. Les personnages reprennent des oeuvres de Beuys, des photos, l’espace lui-même est inspiré par ses déclarations.

Joseph Beuys

En fait Hermanis comprend l’opéra comme une métaphore de l’oeuvre de Beuys, presque une ultérieure oeuvre posthume (Beuys est mort en 1986), en s’appuyant à la fois sur son amour des légendes celtiques et sur la conception syncrétique de l’art selon Beuys, selon lequel il n’y a pas de séparation entre art et vie, entre humanité et nature et qui pense que nous sommes tous part d’un unique organisme, lui qui fut l’un des premiers artistes penseurs de l’écologie.

Le combi © DPA

Il en résulte des moments forts, apparition du chevalier vert sur son cheval, incendie final du monde, château de Bertilak devenu l’espace des voitures enchevêtrées et notamment un vieux minibus Volkswagen “Combi” envahi par une humanité animale. Tous les humains, les femmes notamment, aussi bien la fée Morgane que Lady de Hautdesert, sont (presque) représentées comme des femmes des cavernes, échevelées et simiesques, le roi Arthur est en fauteuil à roulettes: seul Gawain-Beuys garde avec Bertilak un reste (un zeste) d’humanité finissante.

Gawain (Christopher Maltman) et Morgan le Fay (Laura Aikin) © DPA

À ce travail complexe et impressionnant correspond une dramaturgie difficile, très statique, et qui donne l’impression de s’étirer en longueur(s), notamment la seconde partie. La première en revanche (effet de nouveauté) passe assez bien, malgré une musique assez répétitive, une sorte de mélodie infinie qui n’est pas sans rappeler le travail de George Benjamin sur Written on Skin. Cette impression d’avancer sur place, qui correspond au fond au monde décrit par le livret, n’empêche pas de constater la complexité orchestrale, l’énormité du dispositif qui dépasse la fosse et s’étend sur les côtés pour placer les percussions, un travail sur l’épaisseur sur les niveaux sonores, plus que sur la mélodie. Ainsi Metzmacher, qui aime dominer ces énormes machines, et qui est familier de ces répertoires, fouille à plaisir la partition, d’une grande complexité, avec ses climax et ses contractions, comme si le même son se contractait et se dilatait sans cesse en une immense oratorio du rien.
La fin, avec un choeur remarquable (le Bach Chor de Salzbourg) dissimulé dans les coulisses, est comme un engloutissement de tous les rêves et de tous les possibles, comme si le monde s’était éteint. Metzmacher joue sur les contrastes, sur les sons les plus fins et les plus imperceptibles et sur les énormes explosions sonores. Une étrange impression de sur-place, avec un livret qui tient un peu trop de la litanie, avec ses répétitions et ses images, une impression de trou noir et en même temps une énorme machinerie musicale: le tout et le rien en une seul espace, sonore et physique.

Christopher Maltman © DPA

La distribution est au rendez-vous: Christopher Maltman en Gawain halluciné parcourant ce monde presque à reculons, ce héros hésitant qui se découvre être un homme sans rien d’héroïque compose un personnage (Beuys) totalement à part, avec une belle voix de baryton , très engagé dans le jeu, avec de très jolies couleurs: on sait que c’est un interprète hors pair (voir son Don Giovanni ici même à Salzbourg) et c’est presque une “performance” au sens plastique du terme qu’il nous offre ici, impressionnant.

John Tomlinson en Green Knight © DPA

John Tomlinson avec sa voix aux aigus fatigués est néanmoins le personnage central, un Bertilak/Chevalier vert, senti, qui fait vibrer le texte et d’une incroyable présence. Vraiment magnifique.

Les femmes…© DPA

Toutes les femmes sont aussi remarquables, Jennifer Johnson comme Lady de Hautdesert à fois présente, tendue, sans aucune séduction et pourtant séductrice, Gun-Brit Barkmin en une Guinevere qui ne fait plus rêver personne, ma préférence allant à la Fée Morgane (Morgan le Fay) interprétée par Laura Aikin, comme toujours magnifique (elle était la Marie de Die Soldaten l’an dernier).
En me relisant, je ne pense pas avoir décrit le flop qu’on signalé certains journaux allemands ou autrichiens, c’est quelquefois éprouvant pour le spectateur et exige une grande concentration, mais je trouve l’ensemble de l’entreprise remarquable, même si l’on n’est pas au niveau de réussite des Soldaten de l’an dernier. Mais Soldaten est un vrai récit, une vraie pièce de théâtre: on est avec Gawain entre l’oratorio et l’opéra, dans la musique mise en espace qui décrit une fin. Une musique du désenchantement.  Si à côté de l’héroïne, du cannabis, de la cocaïne, de l’alcool et la cigarette il y a aussi Wagner, ce Gawain de Birtwistle serait plutôt l’antidote, une musique non addictive puisque c’est la musique du dernier souffle.
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Le dispositif complet © DPA

 

 

 

KOMISCHE OPER BERLIN 2012-2013: LE GRAND MACABRE de György LIGETI (Dir.Mus: Baldur BRÖNNIMANN; Mise en scène: Barrie KOSKY)

©Monika Rittershaus

Plus je viens à la Komische Oper, et plus je pense qu’il s’agit du théâtre d’opéra le plus original et le plus stimulant que je connaisse. C’est d’abord un théâtre où l’on se sent bien, très détendu, “cool” au meilleur sens du terme. C’est aussi une institution dont l’offre diversifiée s’adresse à des publics segmentés, très divers selon les soirées: plus âgé pour l’opérette, très scolaire pour les grands classiques (Carmen), jeune et branché ce soir pour ce Grand Macabre dont certains spécimens feraient bondir les habitués des “manifs pour tous” pour qui ce spectacle il faut le dire sans le déplorer, n’est pas fait. Une de mes amies ayant organisé un voyage à Berlin a emmené ses élèves voir la Carmen de Sebastian Baumgarten, ils ont été surpris de l’ambiance détendue, enthousiasmés par le spectacle et en tant que scolaires ont payé 5 € le billet…
Bref, je ne saurais trop engager les visiteurs de Berlin à aller voir un spectacle à la Komische Oper: en ce moment, champions toutes catégories, je conseille le succès foudroyant de Zauberflöte, une mise en scène de Barrie Kosky qui fait courir Berlin, celui de Xerxès, mise en scène de Stephan Herheim, et je conseille ce Grand Macabre, reprise retravaillée d’une mise en scène de 2003, mais faites vite car ce ne sera pas à l’affiche l’an prochain.
Les amateurs d’opéra un peu murs se souviendront sans doute de la Première parisienne, à Garnier, du Grand Macabre, au début des années 1980. L’opéra commençait (mise en scène Daniel Mesguich), le chef était là, et dès la première mesure, un chef surgissait, assommait le chef en place au pupitre et prenait sa place. Quelques temps après, cri dans la salle, “arrêtez! arrêtez!”, un homme s’agitait au milieu de l’orchestre debout et demandait l’arrêt du spectacle. Tout le monde a cru à une autre facétie de mise en scène…eh bien non, c’était Ligeti lui-même, qui hurlait son indignation car placé où il était il entendait le ronron des appareils électroniques  en place dans la salle pour la régie sonore et cela perturbait la musique…Pour vous dire que cet opéra est déjanté, et réclame un traitement déjanté au point que plus rien ne doit vous étonner !
Le livret de Michael Meschke et György Ligeti s’appuie sur une pièce de Michel de Ghelderode publiée en 1934, la Balade du grand Macabre. On jouait beaucoup dans les années 50 et 60 Michel de Ghelderode, auteur de théâtre très prolifique mort en 1962, passionné d’histoire et notamment de Moyen Âge, et marqué par la crainte de la mort et du diable, inspirée par son éducation en milieu très catholique: il en résulte une vision du monde assez noire, marqué par la puissance du mal. Ainsi de ce Grand Macabre, qui raconte l’histoire d’un personnage diabolique, Nekrotzar, qui annonce au peuple la fin du monde. Dans une ambiance de saturnale carnavalesque, qui n’est pas sans évoquer Rabelais ou ce qu’en écrit Lucien Febvre dans Le problème de l’incroyance au XVIème siècle, la religion de Rabelais, l’histoire touche à la paillardise, au sexe, au pouvoir, à la religion. Elle se passe en quatre tableaux dans un pays imaginaire, le Breughellande: le fossoyeur Piet le Bock (Chris Merritt) gêne deux amoureux (Amanda et Amando) dans leurs ébats , quand surgit d’une tombe Nekrotzar, le Grand Macabre( Claudio Otelli) qui annonce la fin du monde prochaine; dans le caveau laissé vide, se glissent les deux amoureux, certains que là où il se dissimulent, ils ne seront gênés par personne.

Tableau2 ©Monika Rittershaus

Au deuxième tableau, Mescaline se plaint à Vénus de l’incapacité de son mari Astradamors à la satisfaire dans leurs jeux sado-masochistes, surgissent alors le Grand Macabre et Piet le Bock et le Grand Macabre s’emploie à la satisfaire en l’épuisant tellement qu’elle est laissée pour morte. Alors les compères Piet et Astradamors (extraordinaire Jens Larsen) s’unissent à Nekrotzar dans une sorte de voyage dans le pays, ils rencontrent (troisième tableau) le faible Prince Gogo, chanté par un contre ténor (Andrew Watts) flanqué de ses deux ministres en conflit , le noir (Carsten Sabrowski) )et le blanc (Tansel Akzeybek) qui ne cessent de s’insulter et de se battre (cela ne vous rappelle rien??). Le Prince qui ne pense qu’à s’empiffrer finit par renvoyer les deux ministres quand intervient le chef de la police secrète qui annonce l’arrivée du peuple et de Nekrotzar menaçant. La fin du monde est proclamée par Nekrotzar, mais enivré par Piet et Astradamors, il ne peut plus rien et la comète arrive, annonciatrice de la fin des temps.

Tableau 4©Monika Rittershaus

En réalité personne n’est mort, si tout le monde croit l’être, et le monde est dans un désordre encore plus grand: le Prince croit être le seul survivant mais est menacé par des pilleurs, Nekrotzar a échoué, mais Mescaline croit reconnaître en lui son premier mari et l’assaille, les deux ministres et le chef de la police secrète sont menacés et massacrés, Piet et Astradamors réapparaissent, Nekrotzar meurt de son échec, mais tous les autres reviennent à la vie pour chanter l’amour et la vie, quand les deux amoureux Amando et Amanda sortent de la tombe où ils s’ébattaient, pour noter que le temps a été suspendu pendant leurs ébats et glorifier la jouissance, seul remède au mal et à la mort: cette dernière viendra mais “d’ici là, aimez et vivez dans la jouissance et dans la joie”.

tableau final ©Monika Rittershaus

La mise en scène de Barrie Kosky prend au mot cet épilogue. Son travail est marqué par la question du sexe, de la mort (eros/thanatos) mais aussi celle du pouvoir, ou de(s) (la) religion(s)dans une farandole diabolique, une danse macabre éperdue où tous les excès sont permis, y compris scatologiques. Il présente la vision d’un monde en fin de vie, éperdu de jouissance et de plaisir, où plus rien n’a de sens; un de mes amis italien a confié…”une métaphore de l’Italie des vingt dernières années” on pourrait dire aussi une métaphore du monde contemporain, ayant perdu tout sens de la quête, toute valeur, vivant au jour le jour le plaisir pour le plaisir dans une progression inexorable vers la destruction: la vision de la cour du Prince Go Go a quelque chose d’un monde berlusconien, où tout est bunga bunga, où tout est orgie. Elle permet ainsi de passer en revue la liste inépuisable des dérives sexuelles, où l’imagination est sans limites dans une valse qui épuise le spectateur, avec des images puissantes (la foule poursuivant les ministres l’arrivée de la comète sur la ville) non toujours dépourvues de poésie.

Le tableau final: décor

Une mise en scène qui se permet tout, et qui trouve comme complice une troupe exceptionnelle de chanteurs acteurs: à mise en scène qui se permet tout, chanteurs qui ne se refusent rien et ne cessent de se mettre en danger, exhibant leur corps, chantant dans toutes les positions, à toutes les tessitures, et toujours avec une incroyable sûreté. Il faut bien sûr citer d’abord Jens Larsen, Astramadors travesti, qui est époustouflant d’audace, sans oublier de chanter avec précision et puissance et puis le Grand Macabre, Claudio Otelli, peut-être moins puissant vocalement, mais tellement présent, toujours couvert de sang ou de boue (figurant les excréments sortant à gros flots d’une cuvette de WC), toujours humide de quelqu’excès, Chris Merritt qui a quitté les roucoulades et acrobaties rossiniennes pour prêter sa voix qui peut encore beaucoup (des aigus étonnants, des gargouillements ébouriffés, des changements de registres qui stupéfient) à ce rôle où il est totalement convaincant (il le chante depuis quelques années régulièrement), les ministres, le jeune et talentueux Tansel Akzeybek ténor vu à Saint Etienne dans l’Elisir d’amore et aujourd’hui en troupe à Berlin et la basse Carsten Sabrowski qui finissent en caleçon et qui ne cessent de courir en scène de manière désarticulée, le couple d’amoureux (Julia Giebel et Annelie Sophie Müller) à la fois si vifs, et si émouvants, notamment dans la scène finale, le Prince contreténor Andrew Watts, très à l’aise, particulièrement en situation dans un rôle où le pouvoir est raillé avec cette voix qui semble venir d’ailleurs. J’ai été à peine moins convaincu par Michaela Lucas, mezzo soprano seulement honnête vocalement mais  totalement convaincante scéniquement;

Gepopo ©Monika Rittershaus

je laisse pour la fin l’extraordinaire Gepopo manchot de Eir Inderhaug, un soprano norvégien aux aigus hallucinants, le plus grand succès tout à fait  justifié de la soirée: voilà un nom à connaître.
Ainsi c’est d’abord le triomphe d’une troupe, totalement engagée, totalement à l’aise et rodée, et faite de chanteurs totalement habitués à travailler ensemble, ce qui favorise l’engagement scénique et tous ses possibles. Une troupe de qualité aussi, il n’y a pas de voix en difficulté, pas de chanteurs qui trichent, tous s’exposent et tous sont excellents.
Enfin le triomphe d’un orchestre mené avec une grande précision et un sens aigu du texte musical, avec ses excès, son ironie sarcastique, son humour par un jeune chef né en Suisse, Baldur Brönniman. J’ai souvent écrit que les chefs de la Komische Oper finissaient souvent en haut de l’affiche, que des Kirill Petrenko, Patrick Lange faisaient maintenant une carrière, que d’autres comme Henrik Nánási le GMD commençaient à se faire entendre (à Londres, à Francfort), eh bien Baldur Brönnimann est un chef de cette trempe, qui fascine par la qualité du travail mené, par la manière dont il suit le plateau et dont il travaille sur l’homogénéité musicale malgré la foire qui règne sur la scène: tout est net, tout est parfaitement en place, tout est spectaculaire dans ce travail où l’orchestre est disposé en fosse, sur scène quelquefois, sur les côtés de l’orchestre et au premier balcon: les dernirèes mesures sont d’une indicible beauté.  Un rendu impeccable dans la défense de l’œuvre, et au total une soirée (de répertoire!) exceptionnelle, à des prix berlinois, soit plus de 50% inférieurs à ceux pratiqués à Paris.
Paris, oui Paris incapable aujourd’hui d’offrir sur deux jours très ordinaires des spectacles de cette trempe, Paris qui n’ose rien,  qui a peur de tout, qui n’est plus une capitale pour la musique, qui n’est plus une capitale pour le théâtre, qui n’est plus capable en terme de spectacle vivant que de rimer avec rabougri.
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OPÉRA NATIONAL DE LYON 2012-2013 : FESTIVAL JUSTICE/INJUSTICE : CLAUDE, de Thierry ESCAICH et Robert BADINTER le 11 AVRIL 2013 (Dir.mus:Jeremy RHORER, Ms en scène: Olivier PY)

Jean-Sébastien Bou ©Stofleth

Claude,  d’après Claude Gueux la nouvelle de Victor Hugo, musique de Thierry Escaich qui réalise là son premier opéra et livret de Robert Badinter (pour lui aussi une première), est sans doute ce qui a motivé le festival 2013, Justice/Injustice: trois opéras Fidelio/Il Prigioniero et Claude dont le cadre est une prison et dont le thème est l’injustice.
Victor Hugo raconte l’histoire de Claude Gueux, qui a volé pour faire vivre sa famille (sa maîtresse et l’enfant qu’il a eu d’elle) et qui se retrouve condamné à 5 ans de travaux forcés, à Clairvaux. Il est fort, il a faim, et un prisonnier, Albin lui propose de partager son pain . Naît alors une amitié-amour que le directeur ne supporte pas par simple jalousie. Claude est en effet un ouvrier-prisonnier modèle, qui arrange les conflits, fait tampon entre l’administration et les prisonniers, et de plus travaille bien: obligé de s’adresser à lui pour faciliter les rapports avec les prisonniers, le directeur finit par le haïr. Et ordonne de séparer Albin de Claude. Claude ne supporte pas cette séparation, demande obstinément chaque jour au directeur de revenir sur sa décision, lequel refuse tout aussi obstinément. Alors Claude, dans l’impossibilité faire recours, décide de faire justice et tue le directeur, puis cherche en vain à se suicider Il est condamné à mort et guillotiné.
Cette histoire courte, que beaucoup de collégiens d’aujourd’hui lisent en classe, ne pouvait évidemment que séduire Robert Badinter, pourfendeur de la peine de mort et moteur de son abolition en 1981. L’histoire raconte comment un homme pauvre et sans instruction, mais intelligent et modéré, humain, sensible, se voit contraint par une logique implacable au  meurtre et au suicide.
De cette histoire, le librettiste s’est tenu aux faits, sans essayer de reprendre  toute la partie finale, le récit du procès et les  justifications et considérations  de Hugo qui constituent un bon tiers de la nouvelle. La prose hugolienne sortie du contexte est sans doute difficile à mettre en théâtre et en espace, d’autant que celle de Claude Gueux est faussement simple, avec de petits paragraphes qui sont autant de petits faits alternant avec des réflexions de Hugo, on passe alternativement du récit au discours: “Mettez un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n’en contiennent pas, au bout d’un temps donné, et par une loi d’attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant. Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sont aimant. Claude était aimant.” Il y a quelque chose d’une parabole dans le récit hugolien.
Le livret oblige à des raccourcis, oblige à laisser dire à la musique ce que le texte ne dit pas, et oblige la mise en scène à lire ce qu’il y a entre les lignes. Badinter et Escaich ont choisi une structure à la Wozzeck, une succession de scènes, un prologue, 16 scènes et un épilogue (Wozzeck a quinze scènes et dure 1h30, comme Claude) entrecoupés d’interludes musicaux. Il y a là une incontestable référence dramaturgique, la volonté d’un opéra qui soit une sorte de parcours, avec des scènes qui sont autant de flashes ou d’étapes vers un dénouement inéluctable. L’autre référence est celle de l’écriture d’une sorte de Passion, dont on a les composantes: des dialogues, mais aussi des récitants, et une présence du chœur en fond de scène (excellent chœur de l’Opéra de Lyon dirigé par Allan Woodbridge), une passion autour d’un personnage qui devient peu à peu christique comme le souligne le texte de Claire Delamarche dans le programme de salle. Ces choix imposent un texte simple qui peut apparaître simpliste, même lorsqu’il reprend la lettre du texte de Hugo; comme je l’ai écrit, hors contexte, le texte de Hugo peut aussi tomber à plat et le livret peut apparaître schématique, exagérément pathétique, alors qu’en fait il ne fait que suivre un sillon déjà tracé. Ainsi de cette belle phrase “Vous savez tous qu’Albin était mon frère. Je n’ai pas assez de ce qu’on me donne ici pour manger. Même en n’achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela ne suffirait pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l’ai aimé d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé” qui devient chez Badinter “Choeur des détenus: Albin est venu, qui t’a donné ton pain
Claude: Oui, il est venu. Il m’a aidé, d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé
Le livret alterne aussi récit et dialogues, le récit est tenu soit par le chœur, soit surtout par deux personnages qui interviennent plusieurs fois, reprenant en résumé certains éléments du texte de Hugo, des récitants  qui joueraient le rôle de l’Évangéliste dans la Passion selon Saint Matthieu de Bach.
Mais il transforme aussi les circonstances: Claude Gueux n’est plus un voleur qui cherche à nourrir sa famille, mais un canut pris sur une barricade (nous sommes à Lyon, aux pieds de la Croix Rousse) et Claude devient ainsi un héros de l’injustice et de la répression. Ainsi le livret, pour accentuer la démonstration et marquer de manière plus dramatique le texte invente des situations: l’entrepreneur pour qui travaillent les ouvriers, qui exige toujours plus en donnant toujours moins et qui soudoie le directeur, ou les apparitions de la petite fille de Claude (scène 10). La référence à la Passion, la construction en oratorio avec chœur et une partie de l’orchestre en fond de scène, tout cela installe  un aspect rituel dans l’œuvre, marquée ainsi par le religieux. D’autant que  tout se déroule à Clairvaux, dont l’abbaye fondée par Saint Bernard a été transformée en prison en 1804 : cette ritualisation a évidemment aussi à voir avec le lieu, Clairvaux lieu de prière, d’ascèse et de travail depuis ses origines.
Malgré tout cela, ou à cause de tout cela, les choix du livret et le texte n’ont pas toujours l’effet dramatique voulu, parce que la construction reste linéaire: elle crée des situations dramatiques, elle crée des moments, mais qui  se répètent et deviennent comme une litanie de malheurs qui s’abattent sur Claude, Albin et les prisonniers. Il en résulte une vision très manichéenne avec les malheureux et les méchants, même si vols, viols, et violence essaiment le quotidien des prisonniers, tout cela semble plus ou moins écrêté:  Claude en justicier sauve Albin d’un viol (dans la mise en scène de Py), avant que ce dernier ne lui offre son pain. Trop de malheur tue le malheur. Et la musique de Thierry Escaich, pleine de climax, de crescendos, de crises, d’explosions, finit par s’installer dans une sorte d’habitude qui enlève du relief à l’histoire.

Thierry Escaich ©Guy Vivien

La richesse de l’orchestration, de l’instrumentation (y compris l’orgue: Escaich est  organiste) et la palette de couleurs qui en découle, accentue presque paradoxalement l’impression de répétition, de similitude de chaque moment. Il se passe avec la musique la même chose qu’avec le texte: la musique se déroule, presque pareille à elle-même, qui bannit au bout de quelques scènes tout inattendu. Au lieu de nous installer dans le théâtre, nous devenons spectateurs  d’une Passion christique, d’un oratorio mis en espace (un peu comme ce qu’a fait Sellars avec la Passion selon Saint Matthieu à Salzbourg et Berlin) et non d’un opéra mis en scène . Au lieu de la lourde machine d’Olivier Py et Pierre-André Weitz, on pourrait tout aussi bien imaginer un espace vide, hiératique et cela fonctionnerait sans doute aussi bien.
La mise en scène d’Olivier Py soutient le propos de Badinter et Escaich et le prolonge d’une manière démonstrative. Lors du viol collectif d’Albin, le livret parle de jeu de ping-pong, la didascalie dit “Albin est expédié d’un détenu à l’autre” et Py traduit la violence des mots par une violence des gestes. Elle accorde aussi à la structuration de l’espace une grande importance avec deux structures de décor monumentales qui en tournant sur elles-mêmes (comme dans sa Carmen, toujours à Lyon) laissent apparaître de hauts murs irrespirables, avec un espace de jeu réduit accentuant l’impression d’étouffement, ou bien le bureau du directeur, comme une sorte de boutique, de niche confortable qui tranche avec le reste, et

Le mur de cellules ©Stofleth

surtout l’impressionnant dispositif du mur de cellules, comme un mur d’images, sorte de structure qui favorise le voyeurisme et qui laisse voir les détenus dans l’intimité de la cellule fractionnant l’histoire en petites histoires individuelles, un peu comme ces icônes byzantines structurées comme des vignettes de bande dessinées,

Le mur de cellules, révélateur des intimités ©Stofleth

où l’on découvre la nature homosexuelle de la relation Claude-Albin, sans doute réelle dans l’histoire originale dont s’est inspirée Hugo, esquissée chez Hugo, et montrée par Py.
Il y a là de très jolies scènes, par exemple la manière dont le travail des ouvriers est présenté: ils se passent une roue qu’ils manient, et se frappent en rythme la poitrine, comme des mouvements automatiques d’une machine ou d’une chaîne de montage. De très belles images aussi, comme le procès bâclé, ou comme cette scène finale, où la guillotine prend la place centrale du crucifix, avec une ballerine maladroite qui traverse la scène, pendant que sur la gauche,

Scène finale ©Stofleth

Claude, tenant dans la main son pain (allusion à sa faim permanente, à l’histoire avec Albin,  mais aussi à la Cène) reste dans une attitude fixe, presque fixée pour l’éternité, sous la neige qui tombe.  Un joli travail, solide, cohérent, collant à l’action, illustratif et didactique comme des fresques  racontant des scènes bibliques dans une église.

Jérémy Rhorer qui lui aussi comme Escaich est organiste,  accompagne cette grosse machinerie scénique et musicale avec une énergie, une agilité, une disponibilité exemplaires, des gestes précis, un œil partout et sur chaque pupitre;  on l’a vu plutôt dans un répertoire plus classique, avec des phalanges bien plus légères et il montre par son engagement et son autorité qu’il est désormais prêt à sortir du type de répertoire d’où il a émergé.
Enfin, la distribution réunie  on le sent, adhère pleinement à l’entreprise, par son engagement dans la mise en scène et dans le chant. Les deux personnages récitants ( Rémy Mathieu, Philip Sheffield) sont remarquables par leur diction, qui leur donne une très belle présence. Laurent Alvaro avec sa belle voix de basse (le surveillant général et l’entrepreneur, absents de l’original hugolien ) est noir à souhait. S’il est un personnage émouvant et d’une belle présence scénique, c’est Rodrigo Ferreira, Albin au physique à peu près opposé au texte de Hugo, qui décrit “Un jeune homme, pâle, blanc, faible” là où nous voyons un vrai gaillard en pleine force. En revanche, beaucoup de réserves dans sa voix de contre-ténor, qui arrive peu à dominer l’orchestre, et dont le timbre n’a pas la pureté voulue, mais, peut-être en cohérence avec l’histoire, cette voix affiche une telle fragilité qu’elle lui donne non l’étrangeté habituelle mais au contraire une certaine humanité.

Le directeur (J.Ph.Lafont) et Claude (J.Seb.Bou) ©Stofleth

Jean-Philippe Lafont compose dans le directeur un vrai personnage, une sorte de Scarpia sans subtilité, brutal, indifférent dont la voix de baryton n’accuse aucune espèce d’humanité, tout d’une pièce, très affirmée. Une très belle interprétation. Enfin, il faut saluer la performance physique et vocale de Jean-Sebastien Bou, baryton lui-aussi, qui face à la voix d’une seule pièce de Lafont, compose au contraire un personnage tout en subtilité et en humanité, en douceur de timbre (c’est un Pelléas) aussi avec une jolie palette de couleurs. Un engagement et une interprétation vibrants.
Un beau spectacle à l’actif de l’Opéra de Lyon, très travaillé, attentif, plein de sens, très bien servi par une distribution exemplaire mais en même temps et paradoxalement un spectacle qui ne suscite pas toujours l’émotion et peut provoquer malgré sa brièveté une certaine lassitude. Le livret et la musique ne réussissent pas à créer la tension suffisante pour une adhésion directe , à mon avis parce que l’œuvre hésite entre une forme théâtrale et une forme “oratorio” sans jamais trancher. Mais le succès rencontré autour du public lyonnais amène évidemment à souhaiter, comme toute création, que cette première présentation soit riche de potentialités, de reprises, d’autres visions, et qu’aussitôt née, elle ne soit pas remisée au cimetière des trop nombreuses créations d’un printemps, qui vivent ce que vivent les roses.
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Dispositif de Pierre-André Weitz ©Stofleth

 

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 23 MARS 2013 (Benjamin BRITTEN: WAR REQUIEM) avec Christian GERHAHER, Mark PADMORE et Emily MAGEE

Lucerne, 23 mars 2013

Il y a des moments où cela vous tombe dessus par surprise, vous assomme, vous cloue sur place: voilà l’effet du concert  unique auquel nous avons assisté ce soir. Au fil de la soirée vous êtes saisi par l’évidence qu’il se passe sur scène et en salle quelque chose de tout à fait exceptionnel, vos tripes sont nouées, la rate au court bouillon, le cœur bat, la tension est extrême, vous êtes rouge: la tension est telle qu’à chaque pause entre les moments, tout le monde tousse et bouge, comme s’il fallait décompresser. Ce soir, il  y à peine deux heures, s’est terminé un concert historique, qui m’a sonné, un concert de référence, encore que l’œuvre n’ait pas une popularité telle qu’elle ait été enregistrée maintes fois…non, il n’en existe à ma connaissance qu’un seul enregistrement audio dirigé par le compositeur, avec Dietrich Fischer-Dieskau, Peter Pears, Galina Vichnevskaia et un DVD chez Arthaus dirigé par Andris Nelsons (tiens tiens) et le CBSO enregistré dans la cathédrale de Coventry(1).
Sans doute au vu des caméras dans la salle ce soir va-t-on tirer du concert un DVD et il faudra se précipiter. Le Bayerische Rundfunk retransmet aussi ce War Requiem enregistré à Munich le 15 mars dernier à Munich. Bref, s’il n’existe que peu de références au disque, en voilà une probable future .
Le War Requiem va quand même être donné plusieurs fois cette année, centenaire de Britten oblige, notamment à Birmingham avec Andris Nelsons et le CBSO, le 28 mai 2013 et le 15 juin prochain à Berlin, Sir Simon Rattle dirigera les Berliner Philharmoniker à Berlin. L’œuvre a été créée en 1962 à l’occasion de la reconsécration de la cathédrale de Coventry bombardée sauvagement en 1940. Britten avait d’autant plus accepté la commission que lui même était opposé à la guerre et pacifiste car disait-il  quelqu’un qui a consacré sa vie à l’acte de création ne peut se dédier à celui de détruire. Il se servit, comme Mozart, Berlioz, Verdi, Fauré de la Messe des morts (Missa de profunctis) et de son déroulé: Requiem aeternam, Dies Irae, Offertorium, Sanctus, Agnus Dei,  Libera me, mais il y ajouta des textes du poète Wilfred Owen, mort dans les tranchées en France en 1918, qui croisent les moments de la messe. Britten a rencontré dans les textes d’Owen à la fois l’amertume, la plainte, le doute, la nostalgie de la paix mais aussi une coloration nettement homosexuelle à laquelle il ne pouvait être indifférent; l’œuvre est donc adossée à un texte latin et à un texte anglais qui s’entrecroisent, les textes d’Owen étant confiés au ténor et au baryton, et la partie en latin essentiellement aux chœurs et au soprano.
L’œuvre est monumentale, rappelant la Huitième de Mahler ou les Gurrelieder de Schönberg par l’énormité du dispositif: un chœur (masculin et féminin), un chœur d’enfants, trois solistes, un orgue, un énorme orchestre symphonique et un orchestre de chambre. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’elle soit rarement jouée: il y avait foule sur la scène ce soir à Lucerne. L’orchestre de chambre était situé à la gauche du chef  le chœur d’enfants (Tölzer Knabenchor, comme de juste) invisible derrière le plateau. Ce dispositif monumental, avec une richesse instrumentale inédite, notamment aux percussions, est incontestablement  source d’émotion intense et d’impressions particulièrement forte.
J’avoue, tout en connaissant l’œuvre, ne l’avoir jamais entendue en concert et seulement par rares extraits au disque, j’étais donc en position de découverte quasi totale. Je ne suis pas non plus un auditeur régulier de Britten, bien qu’à chaque fois que j’en écoute ou que je vois un opéra (Peter Grimes, Billy Budd, A Midsummer Night’s Dream) je sois séduit.
Et dès les premières notes, c’est un choc. D’abord de découvrir le traitement original des chœurs, notamment le Dies irae presque organisé comme un opéra miniature (il se souvient de Verdi), les réminiscences de Mahler, de Chostakovitch, mais aussi de Stravinski sont évidemment présentes et prégnantes, mais les rythmes, syncopés, la variété de l’instrumentation, la manière aussi dont systématiquement les instruments sont à découvert et mettent en valeur la qualité technique et l’engagement de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk sont objets d’étonnements à répétition.

Les solistes, photo Georg Anderhub

Le texte de Owen est vraiment magnifique, et magnifiquement dit par les deux sublimes, je répète, sublimes,  solistes que sont Mark Padmore, et Christian Gerhaher. Renversants. Inoubliables. L’un avec son “Dona nobis pacem” à se mettre à genoux, l’autre avec son”I’m the enemy you killed, my friend”, tous deux avec ce duo de voix entremêlées, de paroles tressées  “Let us sleep now”. On ne sait que remarquer de la simplicité, de la technique, de l’émotion, de la chaleur des timbres. Ils étaient heureux en saluant et s’embrassaient et se prenaient dans les bras l’un l’autre, on avait envie de les serrer contre nos cœurs tellement leur prestation inouïe nous a fait entrer directement a dans le noyau incandescent et magmatique  de l’œuvre.
Emily Magee a défendu ardemment et chaleureusement la partie de soprano, sans cependant atteindre de tels sommets: il eût fallu une Gwyneth Jones, une Hildegard Behrens, pour brûler les planches et darder les cœurs et les âmes , ou aujourd’hui une Waltraud Meier ou une Eva-Maria Westbroek, ou, pourquoi pas, une Harteros. Mais même en étant très présente, sa voix ne peut entrer en compétition avec deux organes divins. Christian Gerhaher a une extraordinaire qualité de simplicité: jamais affecté, jamais maniéré, toujours juste, toujours modestement juste et modestement formidable. Padmore, habitué des Passions de Bach, a une voix d’une ductilité étonnante et un timbre d’une pureté confondante, sans jamais exagérer, jamais en faire trop: in Paradisum deducant te Angeli (Que les anges te conduisent au paradis), dit le texte dans la partie finale, c’est exactement ce que ténor et  baryton ont fait avec le public.

Photo Georg Anderhub

Evidemment, Mariss Jansons conduit ces masses humaines (extraordinaire orchestre, fantastique chœur, sublimes enfants) et sonores, cette œuvre d’une complexité rare avec une rigueur, une précision, mais aussi un naturel (et un sourire) stupéfiants: pas une scorie, pas un décalage, que du travail au millimètre, et des effets sonores bouleversants: la fin bien sûr, où se mêlent les voix de tous les solistes (let us sleep now et in Paradisum deducant te Angeli ) et de l’ensemble des chœurs en un crescendo saisissant sans que jamais la clarté et la lisibilité n’en pâtissent. L’offertorium est un moment suspendu, Le Dies irae à la fois attendu et surprenant par les agencements sonores et les rythmes. Et sous sa baguette, cette musique très sombre, très dure, quelquefois implacable se colore, s’irrigue, s’imprègne en permanence d’une incroyable humanité nous faisant évidemment partager le message de Britten et en nous engageant dans l’œuvre, dans sa logique et nous y attirant pour nous faire imploser.
Le public ne remplissait pas la salle au complet et le nombre de jeunes, particulièrement élevé me fait penser que de nombreuses places à prix réduit ont été délivrées et il n’y a pas de doute que la majorité du public entrait dans cette œuvre pour la première fois. A écouter le silence final, puis l’ovation longue, massive, puis la standing ovation, sans l’ombre d’un doute Jansons a convaincu, Britten a pris ce public à revers et l’a conquis. Aucun doute, bien des spectateurs n’ont qu’une envie, de retrouver très vite un témoignage de cette soirée, un de ces moments pour lesquels il vaut la peine de vivre.
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(1) En fait des lecteurs sympathiques m’ont signalé plusieurs autres enregistrements. Voir les commentaires en ligne ci-dessous

Les solistes et l’ensemble du dispositif

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: DIE SOLDATEN, de Bernd Alois ZIMMERMANN, le 26 août 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Alvis HERMANIS)

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Pendant des années, la presse a demandé aux managers des opéras en France de programmer “Die Soldaten” de Bernd Aloïs Zimmermann, un opéra “total” datant de 1964 et comptant parmi les grands chefs d’œuvre du XXème siècle. L’opéra de Lyon (production de Ken Russell en 1983), puis celui du Rhin (prod. de Harry Kupfer en 1988) précèdent la production parisienne (qui reprend Harry Kupfer) de 1994. Voilà une œuvre qui nécessite des masses musicales impressionnantes et qui de ce fait ne peut être fréquemment montée, malgré sa flatteuse réputation.
C’est une création au Festival de Salzbourg (comme Bohème!), en coproduction avec le Teatro alla Scala de Milan qui est proposée dans le cadre très fort de la Felsenreitschule, avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Ingo Metzmacher, bien connu pour son goût pour les œuvres du XXème siècle; lisez son livre passionnant “Keine Angst für neuen Tönen!” N’ayez pas peur des nouveaux sons) pour les germanophones seulement car ce livre n’est pas traduit en français (merci à l’intelligence des éditeurs français!). Alexander Pereira, le directeur du festival, a choisi le grand metteur en scène letton Alvis Hermanis pour mettre en scène cette production. Les spectateurs parisiens ont pu découvrir l’univers de cet artiste au théâtre de Chaillot en 2011.  Alvis Hermanis, c’est celui qui en quelque sorte porte sur le théâtre la mémoire collective et le sens de l’Histoire que le drame terrible, d’un pessimisme déchirant, de Jakob Michael Reinhold Lenz (1776) porte en lui. C’est une tragicomédie située à Armentières, ville de garnison en Flandres, et qui raconte en quatre “moments” l’histoire de la déchéance de Marie, jeune fille bourgeoise promise au marchand de drap Stolzius, qui s’éprend du soldat aristocrate Desportes, mue par le prestige de l’aristocratie et de l’uniforme, qui en est ensuite abandonnée, et qui tombe dans une déchéance telle qu’elle n’en est même pas reconnue par son père. Pour se venger, Stolzius empoisonne Desportes avant de s’empoisonner. Pas de vraie linéarité, les scènes se succèdent ou se superposent, mais la musique strictement dodécaphonique emprunte les formes les plus classiques, comme par exemple dans Wozzeck. “Ce qui me passionnait, écrit Zimmermann, c’était la manière dont ces personnages de 1776 se trouvaient pris dans un réseau de contraintes qui les menaient inéluctablement, plus innocents pourtant que coupables, à la violence, au meurtre, au suicide et, finalement, à l’anéantissement total. Mon opéra ne raconte pas une histoire, il expose une situation dont l’origine se trouve dans le futur et qui menace le passé.
Büchner, qui a écrit une nouvelle “Lenz”, sur le destin du dramaturge à la psyché fragile, s’est inspiré de cet univers pour son Woyzeck.
On reste frappé,  frappé dès le départ par le dispositif impressionnant réuni dans le Manège des rochers. Les musiciens sont partout, dans la fosse (plus un trou, plus un espace) et sur les côtés, voire dans les coursives qui dissimulent les projecteurs, on est impressionné par la réunion de tous les instruments à percussions, timbales, crotales, gongs, glockenspiel, bongos, celesta, tamtams, maracas, piano, clavecin, vibraphone, cymbales, tambours, et d’autres à l’infini qui entourent un décor constitué d’une galerie-verrière qui embrasse toute la largeur du lieu (une quarantaine de mètres) laissant voir le premier niveau des galeries creusées dans la pierre, et des chevaux qui inlassablement tournent emmenés par leurs lads. Derrière ces verrières, des ombres, des soldats qui regardent l’action comme derrière une vitrine, mais quelquefois aussi des rideaux qui tombent sur lesquels sont projetées des images d’une pornographie souriante du début du siècle.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Le proscenium laisse très peu de place pour les mouvements scéniques, étirés tout en largeur, délimitant des espaces divers, taverne, chambre à coucher, tas de paille pour nourrir les chevaux, salon bourgeois ou aristocratique, espaces interchangeables, car on le sait, Zimmermann a joué sur les superpositions, sur la rupture des trois unités, que Jakob Lenz l’auteur de la pièce d’origine refusait résolument. Pour Zimmermann, on le sait, l’opéra est une œuvre d’art totale (injouable, disait Sawallisch) qui doit donc réunir tous les arts (il y a aussi des projections de films prévues par le livret), ce qui peut essayer de rendre compte de cette complexité.
Alvis Hermanis, qui signe mise en scène et décor, a réussi à combiner l’espace particulier de la Felsenreitschule, en faisant de son décor l’entrée du manège (au centre, un fronton avec trois têtes de chevaux et l’inscription gravée “Felsenreitschule”) et instituant une relation logique entre la nature du lieu et l’œuvre. En situant l’action pendant la première guerre mondiale, il l’inscrit dans une époque avec laquelle nous entretenons une distance historique, mais encore suffisamment proche dans la mémoire pour permettre et faciliter l’identification. S’ il avait gardé la distance historique réelle (XVIIème ou XVIIIème), il n’est pas sûr que cette identification eût pu fonctionner. La première guerre mondiale est en quelque sorte par son horreur la mère de toutes les guerres. De ce travail d’une rare intelligence et d’une force peu commune, je me concentrerai sur trois images
– une cabine vitrée, que dès l’ouverture, des comparses font rouler et tourner, qui est en fait le lieu des prostituées, des filles à soldats, une sorte de BMC (Bordel militaire de campagne), la fille dans la “vitrine” excite les soldats qui se collent lascivement aux vitres.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

C’est là-dedans que finira Marie.
– Un tas de foin, dans lequel Marie et Desportes se noieront de plaisir, lieu du plaisir où les corps se mêlent dans un mouvement presque rituel,  lieu investi par Marie, qui y entraîne son père au quatrième acte. Le foin, nourriture des chevaux, est métaphore du plaisir, de la déchéance (scène hallucinante où Marie assise sur son lit gigogne le tire de son ventre comme une sorte d’accouchement effrayant)

La verrière© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

– La verrière, que nous voyons “de l’intérieur”, et qui pour les soldats de l’autre côté (vers les chevaux) est une vitrine pour voyeurs. Les soldats agglutinés regardent onanistiquement la naïve Marie devenue à son insu objet de désir: scène d’une force inouïe où toute la misère sexuelle de ce monde d’hommes est jetée au visage du spectateur.
L’image initiale, qui explose en qui même temps que l’ouverture, est en quelque sorte un concentré des lieux et des activités, que nous allons peu à peu identifier et découvrir par la suite.
Ce travail sur la misère, la violence et les rapports de force, sur les rapports hommes/femmes dévoyés par la guerre, sur la nature du “repos du guerrier” est une fresque qu’on n’oubliera pas de sitôt. Pour son premier opéra, Alvis Hermanis a signé là un coup de maître.
Coup de maître aussi la direction musicale de Ingo Metzmacher, qui domine l’ensemble impressionnant des musiciens: un regard sur la fosse écrasée par le nombre d’instrumentistes, et pourtant, il joue bien sûr sur les masses, sur les différenciations sonores, arrivant, grâce à un Philharmonique de Vienne en état de grâce, à isoler les sons, et à faire que cette masse immense ne soit jamais cacophonique (sauf au début, mais c’est voulu), on entend chaque son, les cordes à peine effleurées, les harpes, le clavecin et une guitare bouleversante dans les  troisième et quatrième actes. Un travail qui allie énergie et subtilité, sens dramatique et même lyrisme: le crescendo des tambours dans la scène finale est à peu près insupportable de tension. Un travail exemplaire, un coup de Maître là aussi!
La mise en scène d’Alvis Hermanis écrase volontairement les personnalités; seules, les femmes émergent, les jeunes femmes et notamment les deux sœurs, Marie (hallucinante, extraordinaire, bouleversante Laura Aikin, qui réussit à dominer la masse orchestrale de sa voix) et chaleureuse Charlotte de Tanja Ariane Baumgartner, et ce défilé de figures de mères, si fortes en scène, si présentes, mère de Stolzius (somptueuse Renée Morloc), mère de Wesener (Magnifique Cornelia Kallisch), mère du jeune comte (impressionnante Gabriella Benackova, une revenante, avec sa voix dévastée et ses aigus encore triomphants qui va si bien avec la musique) qui successivement scandent le malheur qui se met en place.
Le dispositif, l’énormité du lieu, l’anonymat voulu des uniformes fait qu’on distingue mal qui est qui, qui est officier et qui simple soldat, et qu’il est difficile pour le spectateur d’identifier les hommes: effet voulu par la mise en scène qui ainsi envisage “les Soldats” dans une sorte de globalité. Ainsi de Stolzius bien identifié au départ, fondu dans la masse dès qu’il devient soldat. On ne peut que citer pour les louer Tomasz Konieczny, Stolzius, belle voix de baryton, bien dominée, impeccable techniquement avec des variations de couleur et sa manière si particulière d’atténuer les sons, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Pirzel impressionnant et si fortement caractérisé, Mathias Klink en jeune comte dévoyé, Daniel Brenna, un Desportes puissant qui cependant au quatrième acte est écrasé par la difficulté des aigus, Boaz Daniel (le Posa du dernier Don Carlo munichois), bel Eisenhardt

Alfred Muff (Wesener) et Laura Aikin(Marie) © Ruth Walz/Salzburger Festspiele

et surtout le bouleversant Alfred Muff encore impressionnant vocalement, dans le rôle de Wesener.
Les détracteurs de ce type de musique affirment qu’elle casse les voix: or, l’écriture de Zimmermann reste très attentive aux voix, et même au “bel canto”. Il faut pour cette écriture des voix qui sachent chanter, c’est à dire sachent aussi s’imposer par la couleur, et la maîtrise technique. Dès qu’on se concentre sur un personnage, on remarque cette exigence de la partition, qui demande vraiment des chanteurs de très haut niveau, et la distribution réunie, impressionnante par le nombre  répond globalement présent et se révèle magnifique.
Au bout des deux heures trente ou quarante de spectacle, on sort assommé, “di stucco” diraient nos amis italiens. C’est un choc immense que cette rencontre avec une musique écrasante et en même temps si claire, si prenante, qui se mélange avec un univers scénique qui a su si bien l’illustrer.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

La scène de funambulisme de Marie, à laquelle succèdent ses pas hésitants sur les bottes de foin,

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

les dernières minutes avec Marie au sommet du fronton, au milieu des trois têtes de chevaux, entamant une sorte de danse bacchique resteront dans ma mémoire.
On se demande comment le dispositif conçu va s’adapter au Teatro alla Scala, coproducteur,  qui ne répond pas du tout aux exigences de cet immense espace. A moins que le spectacle ait lieu à Milan dans un lieu ad hoc, je suis curieux de voir comment les choses se passeront, mais ce sera en tous cas l’occasion de revoir ce merveilleux travail.
Une réussite à tous les niveaux, un des plus grands spectacles qu’il m’ait été donné de voir.
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FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: WRITTEN ON SKIN de George BENJAMIN le 11 juillet 2012 (Dir.mus George BENJAMIN, Ms en scène Katie MITCHELL)

Photos de répétitions © Pascal Victor / ArtcomArt

Une salle debout ovationnant encore à la quatrième représentation un opéra contemporain,  c’est suffisamment rare pour être souligné. En général, après la première, les salles se clairsèment, les abonnés rechignent, et la création va remplir les rayons des créations “obligatoires” et oubliées des opéras. Mais là, ce spectacle est sans contexte une grande réussite, fonctionne sur le public, est pour une fois construit sur une vraie ligne dramatique,  malgré certains tics, avec des chanteurs remarquables, voire exceptionnels, et un orchestre au top, le Mahler Chamber Orchestra, dont on ne peut que regretter l’absence à Aix depuis quelques années. Voilà les ingrédients qui ont fait dire à certains qu’on était au bord du chef d’œuvre.
Il faudra cependant attendre quelques reprises pour savoir si la carrière de l’œuvre va dépasser les théâtres qui participent à la coproduction (De Nederlandse Opera d’Amsterdam, Teatro del Maggio Musicale de Florence, le Royal Opera House de Londres et le Capitole de Toulouse).
L’histoire est prise dans une biographie occitane (une razo) du XIIIème siècle, contant la vie de Guillem de Cabestany, troubadour catalan, qui, ayant séduit l’épouse du seigneur de Château-Roussillon, fut poignardé par ce dernier, qui lui arracha le cœur et le fit manger par l’épouse adultère. Les histoires de cœur mangé sont assez fréquentes dans les textes médiévaux, citons par exemple le Lai d’Ignauré ou l’histoire de Gabrielle de Vergy dont Donizetti fit un opéra (Gabriella di Vergy, 1826 avec révision en 1838).
Dans le livret composé par Martin Crimp, dont c’est la seconde collaboration avec George Benjamin (la première fut Into the little hill en 2006, représenté à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille dans une mise en scène de Daniel Jeanneteau), le troubadour devient un peintre d’enluminures et l’opéra va représenter l’histoire comme une sorte d’enluminure vivante, les scènes devenant des enluminures animées, un peu comme ces peintures orientales qui doivent représenter le monde vu de la divinité, ici c’est le monde vu par les anges qui est représenté: les anges à gauche, mettant en place l’histoire enluminée à droite. En voyant le spectacle, j’ai pensé à l’entreprise de Ohran Pamuk dans son beau roman “Mon nom est rouge” dont je conseille la lecture à ceux qui l’auraient laissé passer, j’ai aussi évidemment pensé en permanence à Pelléas et Mélisande.
Martin Crimp ne propose pas de dialogues, mais un récit dialogué, avec les outils du récit dialogué, les “dit-il” ou “dit-elle” par exemple. En faire l’économie aurait séparé le monde des anges et le monde de l’enluminure, et n’aurait pas créé l’artifice: ce n’est pas l’histoire en direct, mais l’histoire mise en scène par les anges, qui habillent les personnages et les placent. Guillem de Cabestany avait vécu au XIIème et la razo est du XIIIème, les personnages sont morts, ils revivent à travers l’œuvre cette histoire d’enlumineur enluminé.
Ainsi donc le livret se présente-t-il ainsi: le maître (“Le protecteur”) engage un enlumineur pour mettre en enluminures le bonheur absolu de sa vie avec son épouse: la femme Agnès découvrant l’œuvre tombe amoureuse de l’artiste, qui finit par représenter cet amour dans le livre par un texte mis dans la partie “Enfer”. “Le protecteur” le devine, assassine l’artiste et lui arrache son coeur.
Il y a donc une succession de quinze scènes, un peu comme des vignettes de BD ou des icônes, distribuées sur trois parties, exposition, péripétie, catastrophe, séparées par une pause d’une minute ou deux dans le spectacle.
La structuration en “moments” fait un peu penser à celle du Saint François d’Assise de Messiaen, en moins monumental,  ce qui n’est pas tout à fait un hasard: George Benjamin étant un de ses  élèves.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

La mise en scène se met directement au service du livret, qu’elle illustre et commente avec clarté, grâce au beau travail de décoration de Vicki Mortimer: le monde des anges violemment éclairé, en noir et blanc, atelier de restauration d’œuvres d’art où les personnages s’habillent pour passer dans le monde de l’enluminure  de couleur beige ou brune, avec un éclairage plus subtil, l’espace étant bien séparé en “caissons”, sortes de “vignettes” en trois dimensions où à chaque scène l’éclairage (de Jon Clark) change. Sandro Sequi, pour ceux qui se souviennent de son ennuyeuse mise en scène du Saint François d’Assise à la création à l’Opéra en 1984, avait proposé un peu le même principe, isolant les scènes dans des caissons sensés figurer des enluminures. On a donc un espace scénique sur deux niveaux et six espaces qui se modulent au fur et à mesure qu’on avance dans l’œuvre. A gauche les anges, à droite le récit, avec un escalier (dans la troisième partie) qui lie les deux niveaux. Katie Mitchell a décidé de représenter l’histoire sans regard distancié, en jouant sur les rythmes des pas, sur des mouvements quelquefois un peu chorégraphiés, sur des “arrêts sur image”, s’inspirant du monde du cinéma et du monde de l’image où l’on cherche à “fixer” des scènes comme le ferait l’enlumineur, c’est très clair à la fin dans l’extrême stylisation du suicide d’Agnès. Il en résulte une sorte de grand écart en la stylisation scénique et l’extrême sensualité de certaines situations: on imagine ce qu’un Bieito en aurait fait! La violence du désir et de la passion n’est pas toujours rendue (alors que la musique est explicite), mais sans doute la volonté de n’être pas dans l’expression directe, mais l’expression “représentée” de l’enluminure y est-elle pour quelque chose. L’histoire étant médiatisée par les anges, qui comme on sait, n’ont pas de sexe: la représentation de la passion ne pouvait qu’être jouée sur le fil d’un rasoir qui reste assez sage au total. Le spectacle en tous cas n’est jamais ennuyeux et rend clairement la structuration du livret.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

A ce livret sur les ravages de la passion féminine (car c’est bien Agnès qui conduit “Le garçon” à elle, et qui lui fait préférer la réalité de la chair à celle de la peinture) correspond une musique qui accompagne l’histoire avec ses crises, mais aussi avec la linéarité d’un récit, éloigné de nous, d’où l’utilisation d’instruments anciens, comme la viole de gambe, ou anciens et très rares, comme l’harmonica de verre (appelé l’orgue” angélique” par Paganini, ce qui convient à notre histoire). On y lit une attention toute particulière à donner à chaque personnage une couleur et une instrumentation, d’où la richesse de timbres, de couleurs, de variations polyphoniques: l’accompagnement des voix n’est pas envahissant, même s’il est riche et c’est ce jeu en richesse sonore et en même temps discrétion orchestrale qui marque la subtilité de la composition. Benjamin voulait que les voix soient entendues et se sentent bien, il souligne dans le programme de salle deux points essentiels, d’une part, il a travaillé sur les voix en fonction de la distribution de la création, pour que la musique corresponde exactement aux possibilités de chaque voix, et d’autre part il souligne que “la norme, pour l’orchestre, c’est la retenue et la clarté” . Ainsi “les chanteurs ne doivent pas avoir pas besoin d’hurler, ils faut qu’ils puissent chanter doucement” . Car Benjamin a magnifiquement écrit pour les voix et la distribution est proche de l’idéal, par les timbres, par le mélange des couleurs, par les différents niveaux vocaux mis en place.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

Barbara Hannigan en Agnès est carrément stupéfiante: je connais les incroyables possibilités de cette artiste canadienne depuis l’avoir vue à Salzbourg avec Rattle et les Berliner dans un Ligeti aussi étourdissant qu’inoubliable, elle a la largeur vocale, mais aussi la ductilité, un incroyable contrôle technique et un sens de l’appui qui laissent rêveurs. Totalement extraordinaire, d’autant qu’elle joue avec une souplesse aussi merveilleuse qu’elle ne chante. Je suis secoué.
Bejun Mehta prête sa voix de contreténor au “garçon”, cette voix étrange comme venue d’ailleurs, est d’une rare fluidité, d’une pureté diaphane, mais aussi d’une expressivité inouïe. On connaît cet artiste pour ses belles interprétations baroques, il est ici inoubliable de poésie.
Christopher Purves a une voix de baryton-basse plus brute, plus “ordinaire” qui convient très bien au personnage du “Protecteur”, sorte de personnage au raffinement discutable, mais plus direct, plus pathétique, plus “tripal”, de tous, j’avais vraiment beaucoup aimé son Balstrode si humain dans le récent Peter Grimes de la Scala. Les autres (les anges) Allan Clayton et Rebecca Jo Loeb – qui remplaçait la titulaire souffrante-   savent à merveille moduler leur voix pour donner des anges un son vocal particulier.
Quant à l’orchestre dirigé par le compositeur, il a su épouser parfaitement la volonté de George Benjamin de lui donner cette présence à la fois discrète et pleine: la qualité des pupitres, leur habitude des grands chefs (c’est l’orchestre d’Abbado, c’est aussi le cœur du Lucerne Festival Orchestra), leur adaptabilité à des répertoires très divers, leur engagement, tout en fait une des très grandes formations d’aujourd’hui, au son particulièrement construit: ils sont idéaux dans cette musique. Je le répète, on ne peut que regretter le choix de Bernard Foccroule d’avoir mis fin à leur résidence aixoise lorsqu’il a pris ses fonctions. Les voir revenir, et dans ce répertoire, et avec cette réussite, est une source de joie.
Si toutes les créations avaient ce niveau, on n’aurait aucun souci sur l’avenir du genre “opéra”, George Benjamin et Martin Crimp ont su raconter une histoire, ils sont su dessiner des personnages, et surtout quel magnifique exemple d’écriture pour les voix: je ne peux que conseiller vivement de faire le voyage de Londres, Toulouse, Florence ou Amsterdam (cet automne en novembre) pour goûter à cette jouvence.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

OPERA DE PARIS 2011-2012 : LA CERISAIE, de Philippe FENELON le 2 février 2012 (Dir.mus: Tito CECCHERINI, Ms en scène: Georges LAVAUDANT)

© Opéra National de Paris

L’opéra est-il un art vivant? Au vu de la programmation muséale des théâtres, il semble qu’il faille répondre par la négative: des enquêtes diverses concluaient que le monde lyrique tournait sur une trentaine de standards. La redécouverte du répertoire baroque a élargi l’assiette de programmation, mais en s’enfonçant dans les profondeurs de l’histoire plus qu’en explorant les possibilités du futur. Peut-on aujourd’hui parler de l’opéra de l’avenir? Gérard Mortier soulignait fréquemment que si l’opéra continuait à exploiter indéfiniment le même répertoire, il sciait la branche sur laquelle il était assis et se promettait une mort certaine.
Voilà pourquoi il faut toujours accueillir avec plaisir une création, et notamment une création qui s’inscrit clairement dans le genre. Non pas une création de “théâtre musical”, mais une œuvre avec une trame, des solistes, des airs, des chœurs. Un opéra, quoi! C’est bien ce que poursuit Philippe Fénelon, qui compte parmi les compositeurs d’opéras les plus présents sur la scène française. On ne va pas s’en plaindre. D’autant que cette Cerisaie montre un tournant dans une inspiration plus attirée jusque là par les mythes littéraires (Faust, Salammbô) que par le théâtre. En travaillant sur La Cerisaie, Fénelon suit une tradition bien assise qui s’appuie sur des pièces de théâtre (à succès ou non) pour faire de l’opéra: c’est une tradition d’où sont nées Le barbier de Séville, Le nozze di Figaro, La Traviata, Ernani, Tosca, Wozzeck, Lulu, Salomé…On ne saurait lui faire reproche de choisir La Cerisaie, ni de confier le livret à un librettiste russe, Alexei Parine, connu pour être un dramaturge de référence (il est le dramaturge de Dimitri Tcherniakov), et de proposer l’opéra en langue russe. Les ingrédients pour en faire un travail digne d’intérêt sont là.

© Opéra National de Paris

L’œuvre de Tchekhov est un monument, c’est un univers, c’est un monde, c’est aussi une œuvre à tiroirs, faite de nostalgie, de drame, mais aussi de comédie, d’ironie, de grincements. Chaque personnage traîne une histoire qui se faufile dans l’intrigue, et qui de ramification en ramification, produit une œuvre d’une rare complexité. A l’opéra, cette complexité peut être partagée entre livret et musique, celui-ci disant e que celle-ci ne dit pas ou vice versa. Le choix de Fénelon et Parine n’est pas exactement la complexité ni même les méandres de l’intrigue mais une sorte d’épure qui efface en quelque sorte toute dramaturgie pour ne produire qu’une variation sur la nostalgie et le temps passé. Contrairement à l’original de Tchekhov, l’œuvre s’ouvre par l’annonce par Lopakhine qu’il a acheté la propriété. Et toute la construction de l’opéra s’en trouve déterminée. Les personnages n’avancent pas vers un irrémédiable dénouement, mais prennent acte et se réfugient dans le rêve ou la nostalgie. C’est donc plutôt à une variation sur la Cerisaie qu’on assiste, avec les conséquences sur la construction dramaturgique: espace unique, nombreux monologues, pas de nœud dramatique, mais une succession de moments, dans une ambiance rythmée par le chœur de femmes, très inspiré naturellement des chœurs russes et des choix qui illustrent qui la tristesse, qui la distance, qui l’ironie, qui la farce, sans véritablement que se tissent des liens, mais bien plutôt des murs qui abritent autant de “pezzi chiusi”. On donne même la parole aux morts (Gricha) dont la présence-absence est marquante dans pièce de Tchekhov. La lecture de l’argument sur le programme montre clairement cette construction: “La crise de nerfs de Liouba”, “Le champagne de Iacha”, “Le billard de Lionia”, “Chat perché de Gricha”, “Les espérances d’Ania”, “La valse de Liouba”. L’annonce de Lopakhine provoque des réactions de chaque personnage, et chacun va tout au long des deux parties, les explorer face au public, dans une ambiance de dernier bal, de dernière valse un peu triste animée par un orchestre maigrelet au fond de la scène.

© Opéra National de Paris

La mise en scène de Georges Lavaudant ne peut guère, dans ces conditions qu’accompagner le livret et de structurer l’espace pour qu’il s’y déploie. Un espace unique, délimité par des troncs enchevêtrés, sans feuilles, sorte de pergola glacée, gelée, où la nature n’évoque absolument pas cette Cerisaie printanière et fleurie, mais au contraire la glaciation annonciatrice de fin, fixant un avenir pétrifié. Des sièges de salon, qu’on découvre ou qu’on recouvre, comme dans les propriétés abandonnées, des personnages qui errent ou qui dansent au milieu, et des numéros, comme au Music Hall. Ainsi de la servante allemande Charlotta, chantée par un homme, qui dans une fête triste fait des tours de magie (Mischa Schelomianski) au rythme d’un fox-trot chostakovien; D’autres moments, tout aussi décalés, serrent le cœur: la composition de Firs le vieux serviteur, chanté par une femme cette fois (l’excellente Ksenia Vyaznikova) est époustouflante, mais on se demande, au-delà de la performance de la chanteuse, pourquoi cette prise de distance, si ce n’est que Firs est ailleurs, c’est celui qu’on oublie quand on s’en va, qui reste seul, loin.
Georges Lavaudant suit donc cette fête triste en l’accompagnant d’un univers de la mélancolie et de la nostalgie. On se demande ce que Tcherniakov, auquel Fénelon avait pensé, aurait construit autour de ce livret. Lavaudant illustre, c’est un travail honnête, ce n’est pas un travail marquant.
La musique de Fénelon est certainement l’une des plus fines qu’il ait écrites, et pour moi l’une des plus réussies. Les deux orchestres qui, comme Fénelon le dit dans le programme, ne jouent pas les mêmes choses, donnent une atmosphère particulière. D’ailleurs l’orchestre de scène n’est pas composé comme celui de la pièce de Tchekhov. L’écriture pour l’orchestre de fosse, est assez colorée, joue sur les variétés de timbre, sur un scintillement instrumental, avec de très nombreuses citations, russes bien sûr (Moussorgski ou Tchaïkovski, Chostakovitch) mais aussi Beethoven ou Mozart, ou même Verdi du Bal Masqué. ce système de références, cette intertextualité musicale, très présente ici, mais qui l’était aussi chez les compositeurs du XIXème, montre bien sûr la parfaite connaissance qu’a Fénelon du répertoire et son souci de s’inscrire non en rupture, mais en continuation. A ce titre, les chœurs de femmes (magnifique chœur de notre Opéra National) sont à mon avis parmi les grandes réussites de ce travail, construits comme une sorte de fil rouge, ou fil russe, qui donnent une couleur particulièrement élégiaque à la pièce.

© Opéra National de Paris

Au service de cette musique, dirigée avec grande précision par Tito Ceccherini, un chef spécialisé dans le répertoire contemporain, qui sait ici respecter l’atmosphère, sans jamais faire envahir la scène par le son, on trouve une distribution très homogène. La partition ne permet pas aux chanteurs de se singulariser, peu d’occasions d’acrobaties vocales. Mais si les performances techniques ne sont pas favorisées, les différences de timbre et de couleur sont particulièrement soignées et marquées, chaque chanteur, même dans les mêmes registres,est très individualisé musicalement: Liouba, Ania, Varia, sont trois soprano de couleurs très différentes, et chaque rôle est interprété avec une grande justesse (car Philippe Fénelon écrit très bien pour la voix) soit par

Elena Kelessidi © Opéra National de Paris

Elena Kelessidi (Liouba), soit par Ulysana Aleksyuk (Ania) et tout particulièrement par Anna Krainikova (Varia) et Alexandra Kadurina (Gricha, l’enfant – souvenir qui a dans l’opéra une présence presque obsessionnelle). Lionia, frère de Liouba (Gaïev dans la pièce) est agréablement interprété par Marat Gali ténor, tandis que Lopakhine est confié à un baryton, très bien campé par Igor Golovatenko, scéniquement et vocalement. Quand on sait l’importance des rôles de basse dans le répertoire russe, on s’étonne que le seul rôle de basse soit celui de la servante Charlotta. Clin d’oeil? En tous cas, il est clair que cette variation sur la Cerisaie est aussi une variation sur les voix de femme, solistes ou chœur, qui colorent tout particulièrement l’œuvre et donnent aux rêves de femme et à leurs nostalgies une importance centrale.
Il en résulte une soirée aux contours contrastés: la musique et son écriture, la qualité de son interprétation sont une très agréable surprise. Cependant les choix du livret et surtout les choix dramaturgiques empêchent la mise en scène de se structurer et d’aller au delà d’une illustration et d’une mise en espace d’un univers mental  – surprenant affadissement de l’original de Tchekhov au total assez banal: on retrouve là ce qui pêche dans la création moderne, qui est l’imaginaire dramaturgique et le sens du drame, que l’opéra pourtant a souvent su mettre en relief. Merci à l’Opéra de Paris et au Bolchoï d’avoir mis leurs forces au service de la création, même si le Bolchoï n’en a présenté qu’une version de concert.

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LUCERNE FESTIVAL 2011: Daniel BARENBOIM dirige la STAATSKAPELLE BERLIN le 18 septembre 2011 (BOULEZ, Notations; WAGNER Die Walküre Acte I, Nina STEMME, Peter SEIFFERT, Kwanchoul YOUN)

Programme inhabituel et stimulant pour le dernier concert du festival, en ce 18 septembre à 11h. En première partie, Notations, de Pierre Boulez, dans la version originale pour piano (au piano, Daniel Barenboim), en confrontation avec les versions orchestrées plus tard. C’est en effet pour l’Orchestre de Paris, alors dirigé par Daniel Barenboim (cet heureux temps n’est plus…) que Pierre Boulez avait orchestré ces Notations, qui sont sa première oeuvre. Ainsi, Barenboim est passé, pour chaque pièce, du piano au podium, proposant successivement la version pour piano et la version révisée pour orchestre. A chaque pièce, on a pu constater le travail de Boulez, qui d’une certaine manière travaille sur le modèle du Kaléidoscope, qui fait éclater la couleur et la mélodie initiale. La version pour piano est une pièce concentrée, presque une miniature, et la version orchestrée est tellement diffractée qu’on reconnait quelquefois à peine le modèle initiale, tant les notes sont démultipliées, étendues, au sein d’un orchestre gigantesque, telle la transformation du noyau, du pépin qui se transforme peu à peu en végétal, avec ses feuilles, ses ramures et ses fruits: c’est bien l’impression que donne la version orchestrée hyperdéveloppée, construite sur des variations multiples des notes initiales.Voilà ce qu’on lit sur le site de l’IRCAM: “chacune des douze pièces compte douze mesures, présentant divers aspects d’une même série de douze sons. Celle-ci est traitée en permutation circulaire (première pièce commençant par la note initiale, deuxième pièce commençant par la deuxième note pour reporter la première après la douzième…) : de sorte que, au moyen d’une figure rythmique appropriée, chaque intervalle initial va contribuer à caractériser les premières mesures de chaque Notation.” Sur les douze Notations en ont été présentées 5 (I, III, IV, VII, II dans l’ordre). A noter pour mon goût la Naotation IV (rythmique) et la VII (hiératique) qui débute par un développement orchestral, puis reprend le thème original de la version pour piano aux cuivres, et l’extraordinaire travail des percussions dans la Notation II. 
 Il faut souligner le son et la précision de la Staatskapelle Berlin, orchestre historique de Berlin lié à la Staatsoper (comme la Staatskapelle de Dresde est liée au Semperoper) que Daniel Barenboim dirige depuis 20 ans environ, et qu’il a porté au plus haut niveau. L’ensemble fut un moment tout à fait passionnant, qui a permis de mieux connaître et apprécier une musique considérée comme difficile.

La seconde partie, plus commune, était constituée par le 1er acte de la Walkyrie, avec une distribution de  choc, Nina Stemme, Peter Seiffert, Kwanchoul Youn . Daniel Barenboim a fait sonner son orchestre comme jamais, et les voix résonnaient merveilleusement dans l’ambiance très réverbérante de l’auditorium du KKL. Une interprétation vibrante, avec un tempo toujours un peu lent (plus lent en tous cas que par le passé) comme on l’a entendu à la Scala l’an dernier, mais qui crée au début une vraie tension et fait exploser les moments de passion dans le final. On peut critiquer Barenboim et certains mélomanes ne s’en privent pas, ironisant sur son goût ses prestations pianistiques actuelles, mais quel musicien, quelle intelligence, quelle énergie encore. A-t-il été oublié ou remplacé à la tête de l’orchestre de Paris? Paris l’a perdu et chassé au moment de l ‘ouverture de l’Opéra Bastille de manière peu glorieuse et stupide, mais c’est du passé. Il faut aussi lire ses livres , j’ai été fasciné par “Parallèles et paradoxes”(1), dialogues avec Edward Saïd, sur les relations arabo-israéliennes, et ce livre d’entretiens magnifique sonne encore plus ces jours-ci. Barenboim reste un des phares de notre planète musicale. Et ce fut le cas l’autre jour car en plus, les voix étaient au rendez-vous, Kwanchoul Youn est désormais un Hunding installé dans le panthéon des basses wagnériennes, et Peter Seiffert, qui semblait avoir quelque menues difficultés dans la première partie, notamment dans les notes basses, un peu détimbrées, a soigné les aigus, rarement on a pu entendre un” Wälse” aussi triomphal depuis longtemps ni un final aussi extraordinaire. Seiffert est un authentique “Heldentenor”, il en a le timbre, la couleur, le volume et la carure. Quant à Nina Stemme, quelle différence avec l’Isolde de Munich en juillet dernier! Volume, intensité, couleur, émotion. C’est une authentique Sieglinde, dont elle a la vraie couleur et c’est évidemment plus une Sieglinde qu’une Brünnhilde. Elle fait erreur à mon avis à vouloir être aussi souvent Brünnhilde si elle veut continuer à chanter  d’autres rôles qui conviennent mieux à sa nature et à sa voix. Et pour tous les trois, cette qualité de diction et cette clarté du texte, qui est le signe commun des chanteurs exceptionnels. Il en est résulté à tous les niveaux un moment de très grande émotion et d’intensité qui a provoqué chez le public une très longue ovation. Un beau concert de clôture pour un festival qui continue d’être unique par la variété et la qualité de l’offre. 
Comme d’habitude , je le répète, il faut aller à Lucerne!
(1)Edward W. Said, Daniel Barenboïm, Parallèles et Paradoxes. Explorations musicales et politiques. Entretiens. Le Serpent à Plumes, Paris, 2003. 240 pages.