BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD le 27 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Das Rheingold ©Enrico Nawrath
Das Rheingold ©Enrico Nawrath

Je relisais pour éviter de me répéter mon compte rendu de l’an dernier , et je crains de ne devoir tout de même me permettre quelques redites. Je recommande au lecteur nouveau venu sur ce blog de s’y reporter pour une lecture scénique plus détaillée.
Ce Ring qui a horrifié certains et que la presse a accueilli avec fraîcheur, avec scepticisme, avec fatalisme et quelquefois avec enthousiasme est un travail d’une intelligence et d’une profondeur rares, qui cumule les talents, à commencer par celui du décorateur Aleksandar Denić qui a construit les décors les plus impressionnants à voir aujourd’hui sur une scène.

De Frank Castorf à quoi s’attendre d’autre qu’une lecture idéologique d’un récit qui raconte la naissance du monde (contemporain) et sa soif de pouvoir et d’or. Il le voit en l’adaptant à la réalité historique, et notamment à l’histoire du pétrole (l’Or noir) avec son cortège de conséquences sur la fin des blocs et notamment du bloc soviétique, sur le pouvoir définitif du Walhalla/Wall Street, et sur ses effets sur le fonctionnement de la société, faite de petits arrangements médiocres, de mafias minables, de vendus et d’achetables, le tout dans une perspective historique avançant d’acte en acte dès Walküre .

La particularité de sa manière de raconter Rheingold, le prologue de cette longue histoire, c’est qu’il en fait une vision de l’après dans une version de type comics ou  film de série B. Le prologue est donc un épilogue.
La question initiale de ce Ring à laquelle Castorf essaie de répondre est simple:
vous allez voir un monde pourri rempli de minables, comment en est on arrivé là ?
Ce prologue est non plus le regard sur les racines du mal, le récit de la première tromperie, mais l’état du monde après inventaire.
Que reste-t-il du monde? Il reste ce petit monde en miniature, concentré autour de ses trafics du fin fond du Texas où Wotan est un maquereau minable et Alberich un tenancier de boite interlope. Tous pareils, tous pourris, tous à jeter.

De même qu’à la fin du Crépuscule, rien ne bouge, dans la montée au Walhalla de Rheingold, il n’y a pas de Walhalla, sinon cette station-service sur le toit de laquelle tous les Dieux réunis marchent, regardent, un peu hébétés et que Loge préfère fuir après avoir tenté de la faire exploser. Il s’est passé tant de choses en 2h30 et en fait il ne s’est rien passé puisque rien ne change, sinon quelques morts en plus, quelques bagarres en plus et tout ce qui fait la joie des films de série B, avec leur filles pulpeuses, leurs petits souteneurs et leurs affaires louches.

Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze

L’apparition d’Erda est à ce titre fulminante. Nadine Weissmann est prodigieuse dans ce personnage improbable de maquerelle qui a réussi : c’est l’un des grands moments d’un Rheingold qui reste pour moi un chef d’œuvre de virtuosité scénique, jouant habilement du théâtre et de la vidéo, chacun dans son rôle, et obligeant le spectateur à une attention démultipliée.
Il est en effet impossible de se concentrer sur la seule musique, parce qu’il faut se concentrer sur le tout. Puisque nous sommes au temple de la Gesamtkunstwerk : il faut à la fois tout voir, tout comprendre, et se démultiplier tout en prenant chaque élément comme un élément du tout, qui n’a jamais de sens singulier mais un sens au service d’une entreprise globale.
Ainsi un chef d’orchestre persuadé de la primauté de la musique ne supporterait pas ce foisonnement, cette profusion, ces débordements et tous les excès et redondances, qui laissent beaucoup de spectateurs  désarçonnés : derrière moi on soupirait , on éructait (discrètement) en exprimant l’étonnement, l’agacement, la surprise, la perplexité : quoi ? les filles du Rhin devant une piscine ? faisant sécher leurs petites culottes, mangeant des saucisses au ketchup grillées au barbecue ? 

Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath
Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath


Et quoi ? Les Dieux rassemblés dans une petite chambre d’hôtel livrés à mille activités licites ou non, dicibles ou non, qu’on essaie de démêler par la vidéo car il est impossible de tout embrasser par le seul regard théâtral? la vision globale est d’une incroyable drôlerie : impossible de croire à ces dieux là, impossible de croire à cette histoire-là née pour faire pschitttt !
Certes, pour qui aime le théâtre, le théâtre intelligent, techniquement impeccable, pour qui aime la virtuosité scénique et surtout l’implacable rigueur, c’est un enchantement, que l’on ne peut voir qu’à Bayreuth, parce que c’est le seul lieu qui puisse donner toutes les possibilités techniques au service d’un spectacle (même si Castorf a souvent rouspété et même plus), parce que c’est aussi un laboratoire, selon la volonté de Wolfgang Wagner. Wolfgang a théorisé la philosophie du Neubayreuth lorsqu’il a appelé à partir de 1972 d’autres metteurs en scène (le premier fut Götz Friedrich pour Tannhäuser): tout spectacle est une proposition, et ne peut être considéré ni comme une vision définitive, ni comme un travail achevé, c’est un perpétuel work in progress.
Bayreuth est de fait ainsi le seul vrai « Festival »: dans la plupart des autres, les productions sont des co-productions qu’on va voir ailleurs, dans des théâtres d’opéra ordinaires. À Bayreuth, une production est uniquement faite pour cette salle, uniquement présentée dans cette salle (il y a quelques exceptions quand le Festival allait au Japon dans les années 60) et pour un public qu’on suppose averti : d’ailleurs, ne comptez pas sur les surtitres, il n’y en a pas.
Ainsi le travail de Castorf est-il d’abord un travail intellectuel avant d’être scénique, qui interpelle l’histoire, la philosophie, la culture cinématographique et qui prend son sens non seulement par ce qu’on voit, mais par le cheminement qui aboutit à ce que l’on voit. Qui se lance dans le travail d’analyse de ce cheminement en découvre alors toute la richesse, toute la finesse, toute la rigueur.
Ce spectacle n’est pas fait pour le consommateur, il est fait pour le promeneur amoureux, il est fait pour aimer et chercher, pour lire et fouiller, pour explorer mais aussi pour discuter, passionnément. Il est fait en réalité pour tout ce que ne produisent pas les sociétés d’aujourd’hui, plutôt du genre Kleenex: ce spectacle a besoin de temps, il a besoin de réflexion, il a besoin de culture et d’acculturation, il a besoin de disponibilité, il a besoin qu’on y revienne. Rien n’est jetable ici, ce qui pose problème dans un monde du jetable en permanence et du touche à tout consumériste.

Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath
Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath

Alors, il faut pour un tel spectacle un chef et une compagnie de chanteurs qui puissent partager cette conviction. Les remplacements de la troupe initiale montrent certaines limites de l’entreprise. Albert Dohmen est Alberich, vu que le malheureux Oleg Bryjak (qui remplaçait déjà en 2014 Martin Winkler, l’Alberich de 2013) a trouvé la mort dans l’accident de la Germanwings dans les Alpes. Dolmen est un grand artiste, même si la voix est fatiguée, il sait tenir la scène, avec une vraie présence mais Bryjak avait l’an dernier ce côté vulgaire et négligé, ce côté déglingué, là où Dohmen est plus contrôlé voire un tantinet plus distingué. Il reste que certains moments (la malédiction) sont vraiment impressionnants.
Plus encore John Daszak en Loge, au chant très maîtrisé, à la voix claire, bien projetée : un Loge qui a Siegfried à son répertoire est plutôt rare. On préfère en général des ténors de caractère pour Loge, comme le furent Graham Clark ou Heinz Zednik, bien qu’à Bayreuth on ait eu pour Loge tantôt des ténors de caractère, tantôt des ténors à la voix plus large comme Siegfried Jerusalem ou Manfred Jung. L’an dernier, Norbert Ernst était plutôt un caractériste, habillé en levantin roublard (perruque brune frisée, teint mat).

Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze
Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze

Avec Daszak, à l’allure si différente , grand, chauve, plutôt un physique de héros, on est dans un tout autre genre que le petit levantin. La diction même est plus neutre, moins colorée. Il faut pour Loge quelqu’un qui sache parfaitement la langue allemande pour bien nuancer chaque parole. Daszak a le timbre et la voix, mais il n’a pas beaucoup le caractère. Ainsi son Loge est il plus impersonnel, plus mal à l’aise aussi dans ce monde de malfrats traficoteurs. Alors il distancie par une attitude plus froide, moins concernée, un peu plus raide. C’est un aristocrate dans un monde de petites frappes : on comprend alors mieux qu’il soit tenté de tout faire exploser avec son briquet (ce dieu du feu a son briquet comme grigri…). Ce monde n’est pas pour lui, et il en disparaît donc en tant que personnage.
Çà et là aussi quelques changements pour les autres: Okka von der Damerau hélas a quitté la distribution (c’est Anna Lapkovskaja qui lui succède),

Une histoire de série B ©Enrico Nawrath
Une histoire de série B ©Enrico Nawrath

Allison Oakes devient une jolie Freia (elle n’était l’an dernier que Gutrune) à la place d’Elisabet Strid , Donner est Daniel Schmutzhard que les parisiens ont vu dans Papageno de la Flûte enchantée (production Carsen) et il s’en sort très bien en petit malfrat de province à la gâchette facile et dans les Heda Hedo, tandis que Fafner n’est plus Sorin Coliban mais Andreas Hörl, alors que Fasolt reste un Wilhelm Schwinghammer plus en place que dans l’Heinrich de Lohengrin.
Avec pareil travail scénique, il faut des chanteurs qui sachent plier leur voix au rythme, à la vivacité, à la conversation et ne se laissent pas aller à l’histrionisme vocal (encore que Rheingold ne soit pas fait pour), et les voix seules ne suffisent pas, il faut vraiment des personnages. C’est le cas aussi bien de la Fricka de Claudia Mahnke, bien meilleure dans le dialogue de Rheingold que dans Walküre à la vocalité plus spectaculaire, que d’Allison Oakes, magnifique de vérité dans son rôle de poupée ballotée de bande (des Dieux) en bande (des Géants).

Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath
Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath

J’ai dit combien Nadine Weissmann, très correcte vocalement, mais pas exceptionnelle, était en revanche impressionnante dans le personnage d’Erda, avec une vraie gueule.
Du côté des hommes, Lothar Odinius en Froh/Michael Douglas est très efficace et très juste, il connaît bien la mise en scène et cela se voit.

Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze
Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze

Le Mime d’Andreas Conrad est comme toujours remarquable, dans une production où il est peut-être sacrifié comme personnage : la scène de Nibelheim est traitée par Castorf de manière moins spectaculaire que la tradition ne le veut. Nibelheim n’est qu’une version encore plus cheap du monde de Wotan, dans le style bar gay. Castorf fait de la scène une sorte de conversation entre petits truands où, une fois que Wotan a affirmé sa supériorité, et non son pouvoir, les choses se neutralisent. Plus conversation que conquête, plus tractations de basses œuvres que piège : ce n’est pas pour moi le moment le plus clair ni le plus réussi de la mise en scène, mais y apparaît la roulotte de Mime qu’on reverra durant Siegfried et on en retient surtout l’image singulière très souvent reprise par la presse de tous ces messieurs sur des chaises longues, face au public pour la photo de cette sorte de Yalta des p’tits voleurs.
Quant à Wolfgang Koch, il n’a rien du Wotan dominateur du monde, c’est le tenancier du Motel/station service Texaco. Un tenancier un peu violent, jouisseur en veux-tu en voilà, un gentil sale type, un mac de quartier. Sa manière de dire le texte, sa science de la modulation, la couleur vocale en font un Wotan modèle pour la mise en scène de Castorf, il n’a rien de la grandeur torturée d’un McIntyre, ou de la noblesse d’un Theo Adam. Voilà un chanteur d’une grande intelligence, d’une très grande plasticité et qui est entré dans la logique de la production avec gourmandise. On lui demande d’être ce Wotan version Rapetou et de ne pas prétendre être le personnage principal du drame comme on le voit souvent, il joue parfaitement le jeu, avec justesse, naturel, et surtout avec une grande intelligence, une grande disponibilité, ainsi qu’une superbe intuition, malheureusement pour la dernière fois puisque l’an prochain c’est Iain Paterson qui reprend le rôle dans Rheingold (trois Wotan sont prévus: dans Walküre John Lundgren et dans Siegfried le Wanderer sera Thomas J.Mayer)
Dans une telle conception, l’orchestre ne peut être le protagoniste. Il n’y pas de protagoniste dans cette version 2013/2015 de la Gesamtkunstwerk. Ce que j’avais écrit sur Petrenko l’an dernier est encore vérifiable cette année, j’y renvoie donc le lecteur pour une analyse de son approche, sur laquelle je vais tout de même revenir.
Y-a-t-il un impératif catégorique pour faire entendre Wagner ? Un style, qui par delà les personnalités différentes, resterait en quelque sorte immuable, un style fondamental avec variations, comme Barenboim ou Solti seraient une variation sur Furtwängler, comme Thielemann une variation sur Karajan, mais tous recherchant la plénitude sonore d’un discours lyrique, l’énergie de l’héroïsme, des cuivres rutilants et des cordes en état d’ivresse pour faire fondre de plaisir le spectateur drogué à la cocaïne wagnérienne.
À entendre le travail de Kirill Petrenko, on en est loin . Et je comprends que ceux qui pensent qu’il y a des fondamentaux chez Wagner, des immuables, des passages obligés, un son “Wagner” puissent rejeter pareille interprétation. Si ce Rheingold est globalement assez voisin de celui de l’an dernier, il est différent de celui de Munich que Petrenko a dirigé au printemps même si visiblement le choix est celui d’un Rheingold plutôt allégé et lyrique. Mais le lyrisme était ce qui dominait à Munich ; ici c’est le choix de faire ressortir le texte avec un soin jaloux et de gérer l’orchestre comme la continuation de la conversation scénique ou comme une conversation parallèle avec une étonnante symphonie de couleurs instrumentales comme on pourrait distinguer différentes couleurs vocales, avec des nuances infinies notamment aux cordes (les altos ! les contrebasses !) ou aux bois. Cette clarté est d’autant plus fascinante que le volume de l’orchestre est volontairement retenu, voire très retenu. Certes, ce que nous voyons sur scène ne nous fait ni rêver d’héroïsme, ni d’épopée, et alors, Petrenko adapte l’orchestre à ce qu’il voit. C’est la force de ces chefs d’exception de ne pas « suivre leur idée » et la mettre en démonstration indépendamment de ce qui se passe sur scène, mais d’accompagner le plateau et la mise en scène en réorientant le travail orchestral en fonction du travail commun avec le metteur en scène.

Walhalla ©Enrico Nawrath
Walhalla ©Enrico Nawrath

Un exemple, la montée au Walhalla, qui est ahurissante de lyrisme, de clarté, de somptuosité sonore, est d’autant plus juste dans cette mise en scène qu’elle devient mordante ironie, vu…qu’il n’y a pas de Walhalla, et que la musique tourne somptueusement…à vide : voilà comment Petrenko sert le dessein de Castorf.
J’avais remarqué dans Lulu qu’il a dirigé à Munich en mai/juin le choix qu’il faisait face à la Lulu intimiste et singulière de Tcherniakov, de retenir le volume de l’orchestre pour en faire l’accompagnateur de scènes de théâtre qui sont autant de saynètes dans un espace réduit et glacé: il a approché Lulu dans une version chambriste et glaciale.
Ici, c’est en quelque sorte la même option, mais sans rien de glacé. Tout est fluide, tout suit un discours continu, rythmé, à un rythme presque mozartien. Je ne sais si je vais réussir à rendre l’idée de ce travail, mais la manière de faire fonctionner la musique m’a rappelé le Mozart du deuxième acte des Nozze, un continuum quelquefois tendu, quelquefois haletant, jamais démonstratif, seulement au service non des voix, mais des personnages et de l’action. Il en résulte une musicalité nouvelle, une version cinéma-vérité de Rheingold qui colle avec la scène d’une manière inouïe : la musique de Wagner vécue par beaucoup, pensée par beaucoup, sentie par beaucoup comme protagoniste, devenant, dans cette salle où elle est masquée, le véritable accompagnement musical de la scène, musique de film, scandant le drame, colorant l’action, éclairant les dialogues et jamais, sauf si nécessaire, au premier plan, une musique fonctionnelle en quelque sorte. Fascinant.

Au terme de ce Rheingold, une troisième vision aussi stimulante, passionnante, riche, que les deux précédentes, un seul regret, que ceux qui vendent des places en surplus, une vingtaine de personnes, ne trouvent pas d’acheteurs, tellement la production fait peur. Que cette production fasse office d’épouvantail est pour moi un indice de la stupidité des temps et de ce désir de conformisme à tout crin. Si même à Bayreuth on ne veut plus voir les produits d’une réflexion sur les possibles, tous les possibles du texte wagnérien, et malgré une réalisation musicale d’exception, alors nous sommes devenus les rats du Lohengrin de Neuenfels.[wpsr_facebook]

Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz
Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz

BAYREUTH 2014, EN GUISE DE CONCLUSION

Quo vadis Bayreuth? © Dr. Klaus Billand
Quo vadis Bayreuth? © Dr. Klaus Billand

À bientôt un mois de la fin du Festival, et en tous cas de mes séjours, j’ai encore, toutes fraîches, des images de certaines représentations. Et je lis çà et là des commentaires positifs (ou non) des spectacles, dans une sorte de querelle des anciens et des modernes dont j’ai souvent souligné la relativité, tant Bayreuth depuis ses origines fait débat.
Mais que les débats subsistent encore à ce moment de l’année montre en tous cas que ce qu’on a vu à Bayreuth a marqué dans un sens ou dans l’autre, au point que même ceux qui n’ont pas vu le Ring se sont cru autorisés à donner leur avis, évidemment négatif la plupart du temps.
Un exemple d’ineptie, le fameux  Quo vadis Bayreuth? de Festival Tribüne, un journal gratuit distribué dans toute la ville destiné à faire rêver Margot sur les Promis ( abréviation pour proéminents, les VIP…) présents à l’ouverture du Festival qui est à l’Allemagne ce que le 7 décembre est à la Scala et qui soulignait l’absence de la Chancelière Angela Merkel, fidèle du lieu, information planétaire reprise par des dizaines de journaux, annonciatrice de désastre, d’état des réservations catastrophiques, de chute drastique de la demande. Autre référence en matière de mensuel musical, Diapason, habituellement sérieux, a repris d’ailleurs dans un encart de ses news l’information selon laquelle Bayreuth serait « en berne » (sic) parlant aussi de « Ring à la Kalachnikov »… inepties destinées à alimenter la chronique, sans l’intelligence ni la distance critique que ce mensuel devrait porter haut. Du people chic.
Les spectateurs qui ont assisté aux différents spectacles et ont été les témoins des triomphes reçus par certains artistes, n’auront peut-être pas le même sentiment sur ce “Ring à la Kalachnikov”.

J’ai, comme on dit, 37 ans de maison et j’espère bien être dans ma 38ème l’an prochain. Je  m’estime autant que d’autres habilité à rappeler un certain nombre de faits passés qui relativisent largement le présent, et à replacer le débat actuel dans un cadre moins polémique.
Lorsqu’est apparu le Ring de Chéreau, la Chancelière n’était pas là, elle ne pouvait malheureusement pas venir à Bayreuth, les seuls allemands de l’Est qui y étaient venus étaient des chanteurs (Theo Adam) ou des chefs (Otmar Suitner, presque fixe à l’Est bien qu’autrichien)… Mais à chaque époque son symbole et le symbole du public chic et sans doute compétent (?) de l’époque, c’était la Begum. Et  que disaient les feuilles de choux pour montrer que Chéreau c’était le début de la fin ? « La Begum ne viendra plus à Bayreuth tant que le Ring de Chéreau y sera ». À tout prendre, on est passé d’un VIP d’ancien régime à un VIP démocratique, tout évolue positivement…
Autre fait : il y a eu effectivement au moment de Chéreau pendant deux ans une mutation du public, et sans doute une chute de fréquentation, puisque votre serviteur a eu d’un seul coup et pour sa deuxième demande seulement (en 1977) les sept spectacles du cycle 1, ainsi que pour sa troisième demande, en 1978. Je pense que le contingent réservé aux français avait été augmenté, pour faire des salles plus accueillantes, et que le jeune prof que j’étais en a bénéficié.
On racontait que les spectateurs de référence (la Begum..) ne venaient plus, que le public fuyait, et on distribuait des tracs à l’entrée pour nous avertir que nous allions voir une hérésie, une insulte à Wagner,  et subrepticement déclarer que nous étions donc des hérétiques. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil et ceux qui nous annoncent la Crépuscule des Dieux et la chute du Walhalla wagnérien devraient aller voir le Crépuscule de Castorf, où rien ne change et où le Walhalla reste debout. Un tout petit incendie dans un tout petit bidon de pétrole…
Il y a une chute de la demande, il y a de nouveaux spectateurs qui peuvent en bénéficier, où est le problème ? La salle est encore très largement pleine, voire pleine à craquer, et si l’on peut trouver quelques places au dernier moment, tant mieux pour les chanceux, parce que je ne compte plus le nombre d’heures de file d’attente que j’ai dû subir dans les années 80 devant le Kartenbüro à 5h du matin pour une ouverture (à l’époque) à 10h et m’entendre dire niet, même de la part de ma caissière préférée. J’ai l’impression qu’on se plaint de ne pas trouver de places à Bayreuth et quand il y en a, on se plaint aussi… Avoir une place à Bayreuth doit sans doute représenter l’entrée dans un club fermé, et une fois qu’on en a, on n’a pas envie que les autres en aient.
J’ai reçu d’ailleurs un nombre important de témoignages de ces nouveaux spectateurs qui montrent qu’ils n’ont pas eu l’impression d’embarquer sur le Titanic.

Le Festspielhaus en 1873
Le Festspielhaus en 1873

La politique artistique qui est menée à Bayreuth ne date pas des sœurs Wagner, mais a été mise en place par Wolfgang Wagner, sous le nom « Werkstatt Bayreuth », qui fait de Bayreuth non un point d’aboutissement, mais un laboratoire où l’on donne aux artistes la possibilité d’aller le plus loin possible dans leur travail en le reprenant d’année en année ce qui est rare à l’opéra, et depuis 1972, Bayreuth s’est ouvert à l’innovation scénique (Götz Friedrich avec Tannhäuser, premier scandale de l’ère Wolfgang, Schlingensief avec Parsifal, le dernier), mais Wieland avait lui aussi provoqué de gros remous (voir sa mise en scène des Meistersinger). Mais voilà, Wolfgang Wagner avait un poids historique, symbolique et institutionnel tel que les critiques ne l’atteignaient pas : il s’en moquait.
Les sœurs Wagner ont beau s’appeler Wagner, elles sont neuves sur le marché (bien qu’Eva ait été conseillère artistique de plusieurs très grosses institutions, elle n’a jamais eu de charge de direction) et elles sont femmes, ce qui a son importance à mon avis. De plus, Katharina Wagner fait partie des chantres du Regietheater, et sa mise en scène d’une rare intelligence des Meistersinger (un opéra intouchable pour les conservateurs allemands) a ulcéré (comme jadis celle de son oncle) une partie des spectateurs et des critiques.
Les journalistes peu au fait de la chose wagnérienne pensent que le Festival de Bayreuth doit présenter ce qui se fait de mieux en matière wagnérienne. C’est à la fois vrai et faux.
Si c’est un atelier ou un laboratoire, le produit scénique Bayreuth est une proposition : elle fonctionne ou pas. Chéreau a fonctionné, Peter Hall pas tout à fait et les exemples de réussites ou d‘échecs sont nombreux (cf le dernier Tannhäuser de Sebastian Baumgarten).
Pour les voix, c’est un peu la même chose : les noms des chanteurs mythiques qu’on invoque pour dire combien on est tombé bas ont été recrutés à Bayreuth alors qu’ils n’étaient pas consacrés. Une Rysanek est arrivée comme Sieglinde en 1951 à 25 ans. Regina Resnik, inconnue en Europe, avait à peine 30 ans. Waltraud Meier était une parfaite inconnue en 1983, lorsqu’elle a débuté dans Kundry à 27 ans, mais on pourrait aussi citer Gwyneth Jones en 1968, Eva à 32 ans, ou Deborah Polaski, Brünnhilde du Ring de Kupfer. Bayreuth n’accueille pas de valeurs consacrées, elle accueille plutôt des valeurs qu’elle consacre : récemment Nina Stemme, l’Isolde de la production de Marthaler et son Tristan Robert Dean Smith, ou Stephen Gould, inoubliable Tannhäuser, ou Irene Theorin ayant succédé à Nina Stemme dans Isolde. Une fois consacrées, ces valeurs quittent quelquefois Bayreuth pour de bonnes ou mauvaises raisons : cachets trop bas (tout le monde le sait), exigences trop grandes (exclusivités, permanence aux répétitions, jadis obligation de séjourner sur place pendant le temps du Festival etc…).
Quand une valeur consacrée vient à Bayreuth, elle n’y reste jamais bien longtemps pour des raisons évoquées plus haut. La star a besoin d’être adoubée par Bayreuth pour la gloire de la carrière : c’est le cas bien connu de Placido Domingo, venu à Bayreuth chercher la légitimité wagnérienne dans Parsifal (1992, 93, 95) et revenu en 2000 pour un Siegmund resté inégalé (avec Waltraud Meier dans Sieglinde), c’est aussi le cas de Jonas Kaufmann, éphémère Lohengrin en 2010 seulement. On vérifiera si c’est le cas d’Anna Netrebko quand elle chantera Elsa. Plutôt que des gloires du chant, Bayreuth a toujours recherché des chanteurs jeunes susceptibles de devenir un chanteur wagnérien de référence et a cherché à les fidéliser dans une sorte de troupe annuelle. Il arrivait d‘entendre il y a quelques années encore l’expression « troupe de Bayreuth ».
Mais ce qui était peut-être valide il y a 50 ans ne l’est plus aujourd’hui à cause de l’évolution du marché, de l’internationalisation complète de l’opéra et de la versatilité des chanteurs.
En matière de chefs, les principes qui gouvernaient Bayreuth dans les années 50 restent valides  en 2014: on invite à la fois des grands chefs internationalement connus et d’autres qui le sont moins ou à qui on propose des reprises, avant éventuellement de leur confier une production. Depuis les années 2000 se sont succédés aussi bien Giuseppe Sinopoli, Pierre Boulez, Christian Thielemann, Daniele Gatti qui sont des chefs de premier plan, mais aussi Andris Nelsons, Adam Fischer, Axel Kober, Philippe Jordan, bientôt Alain Altinoglu, des chefs de très bonne réputation qui n’ont pas encore l’aura ni la carrière des précédents. Rappelons aussi d’un côté Georg Solti, Daniel Barenboim, James Levine, Pierre Boulez (encore jeune en 1966), Colin Davis, Carlos Kleiber les décennies précédentes, et Woldemar Nelsson, Dennis Russell Davis, Horst Stein, Bohuslav Klobucar ou Otmar Suitner de l’autre sans compter les étoiles filantes (Eiji Ōue, Mark Elder, Christoph Eschenbach, Thomas Hengelbrock et il y a longtemps Lorin Maazel). Le cas de Kirill Petrenko est un peu à part : il a été proposé pour le Ring du bicentenaire avant qu’il ne prenne en main la Bayerische Staatsoper, mais dans ce cas, sa réputation d’hier avait précédé sa gloire d’aujourd’hui, et c’est un coup de maître. Il est donc très rare que Bayreuth se soit trompé en appelant un chef dans la fosse mythique, on peut au moins accorder ce crédit.

Alors, qu’est-ce qui fait difficulté ?
La première difficulté, c’est que le Festival de Bayreuth est un festival spécialisé : il explore le répertoire wagnérien, et seulement celui-là, et encore pas l’ensemble des œuvres puisqu’en sont exclues les premiers opéras jusqu’à Rienzi. On a pu constater l’échec cuisant en matière de public des productions présentées l’an dernier à l’occasion du bicentenaire dans une vaste salle polyvalente, parce qu’au nom de l’identité du lieu et au nom de l’histoire, mais aussi au nom des conditions techniques et du planning très serré, il n’était pas question de les présenter dans le Festspielhaus.
Spécialisé et spécifique à cause, justement, et d’abord du Festspielhaus : la salle et l’acoustique sont si particulières que c’est d’abord la marque de fabrique du Festival, qui détermine un rapport scène-salle unique, unique aussi par son inconfort. La fosse détermine un son surprenant, atténué, qui surprend bien des nouveaux spectateurs, et garantit un espace particulièrement favorable aux voix. Une voix pourra paraître banale (ou décevante) hors de Bayreuth où elle a triomphé. Spécifique aussi par la chaleur de son public, qui décrète des triomphes indescriptibles, ou par sa violence aussi (il y a des exemples récents…) : une salle où le public est confiné, serré, dans une chaleur quelquefois étouffante accumule une énergie peu commune lorsqu’il explose. C’est une particularité du lieu que cet inconfort vaguement créateur, qui garantit l’attention, voire la tension. C’est aussi son plus gros atout « touristique ». Bayreuth, c’est d’abord la salle.
Spécialisé, le Festival s’adresse à un public plutôt averti, plus que seulement argenté (sauf par les tempes…), et les mises en scènes demandent pour être bien comprises, voire appréciées, une bonne connaissance de la tradition wagnérienne et de l’histoire des représentations : la complexité du Ring de Castorf, les allusions au statut des Meistersinger (K.Wagner) dans l’histoire et la culture allemandes, l’histoire même de l’Allemagne dans Parsifal (Herheim) en sont des exemples, tout comme le spectacle-performance de Schlingensief pour Parsifal, encore plus radical peut-être.
Le refus du surtitrage en est un autre indice. Il ne s’adresse pas à un public de consommateurs de Festival, une Jet Set (Op)erratique qui irait de Salzbourg à Bayreuth en passant par Munich. Et d’ailleurs, le public de Bayreuth, même en smoking/robe longue, est très différent de celui de Salzbourg. Spécialisé, il l’est enfin par les productions, qui contrairement aux autres Festivals désormais, sont exclusives du lieu. Aucune coproduction n’est possible, ni même un achat de vieilles productions remisées. Bernard Lefort avait tenté de racheter le Ring de Chéreau, on en  a vu le résultat. Et même si quelques tournées de Bayreuth notamment au Japon, en avaient présenté les productions du Festival (Le Tristan de Wieland par exemple, dirigé par Pierre Boulez au Japon nous vaut le seul enregistrement de Tristan par le chef français, témoignage précieux malgré la qualité fuligineuse de l’image et du son), c’est grosso modo seulement à Bayreuth qu’on peut voir les productions de Bayreuth, ce qui induit un modèle économique particulier et des frais de production énormes (5 à 7 spectacles annuels sur un mois), qui sont l’essentiel de l’investissement (construction, ateliers etc…). Ce qui implique que Bayreuth n’est pas qu’un théâtre, mais un ensemble de salles, d’ateliers, d’espaces qui chaque année, ou peu s’en faut, s’agrandit, car son statut de laboratoire fait que Bayreuth doit être prêt à accueillir toutes les innovations technologiques. On se rappelle qu’au Ring de Peter Hall en 1983, on avait investi des millions sur un plateau tournant sur lui même à la verticale…

 

So what ?
Qu’on ne se méprenne pas, je ne fais que souligner les spécificités du lieu et je ne tresse aucune hagiographie. Il y a évidemment des questions à résoudre, des défis auxquels l’administration actuelle du Festival doit répondre. La première question, c’est celle du public, et par conséquent de la vente des places. Jusqu’à l’an dernier, grosso modo, le traitement papier des réservations puis leur tri informatique faisaient que bon an mal an, il fallait une petite dizaine d’années pour accéder à la salle ; l’appartenance à la Société des Amis de Bayreuth ou l’appartenance aux Cercles Richard Wagner garantit la plupart des cas des places annuelles, dans la logique du spectateur averti, mais le choix s’est réduit, et le temps où tout « Ami de Bayreuth » avait systématiquement chaque année tout ce qu’il voulait n’est plus… L’arrivée d’internet a permis cette année, au–delà des inévitables (quelquefois difficilement compréhensibles) hoquets dûs à sa mise en place, à de nombreux spectateurs d’accéder à la Colline Verte qui n’auraient jamais pu y aller autrement sauf à attendre quelques années…Enfin, lorsque Bayreuth était une entreprise privée gérée par la famille, la sélection du public pouvait se justifier, mais à partir du moment où le Festival est géré principalement par l’État Fédéral et le l’État libre de Bavière, c’est-à-dire par le contribuable allemand, il fallait inévitablement ouvrir à tous les publics les joies du festival. Cela va poser à terme des questions sur la nature du Festival, mais aussi sur la manière dont il se vend, et donc la question du marketing.
Un Festival qui joue à guichets fermés depuis des dizaines d’années n’avait pas besoin de marketing : la difficulté même d’obtenir un billet était le seul critère et suffisait à asseoir la réputation. Quand il y avait 800000 demandes pour 58000 billets, pas besoin de dépenser un Euro de marketing. L’ouverture à un nouveau public, les débats permanents vont poser d’autres questions : comment vendre le Festival ? Quel public viser ? Quelle relation à la Ville de Bayreuth ? Quelle politique culturelle ?

Lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 les choses étaient assez claires : un public d’habitués, des documents du festival très sobres, des programmes contenant des articles universitaires de haut niveau. On se retrouvait entre connaisseurs. Les choses ont évolué et leur évolution montre les hésitations sur les cibles. Les programmes de ces dernières saisons au-delà du design médiocre, ont des contenus très inégaux, souvent très limités avec des photos en couleur, ils sont globalement d’une qualité culturelle bien inférieure à ceux de théâtres comme Munich ou Paris. Depuis la disparition du modèle de programme connu depuis des décennies, vers 1992 ou 1993, les hésitations de la direction sur le matériel d’accompagnement ont fini par produire une ligne sans caractère, qui reflète les hésitations du marketing et aussi ses erreurs. Il est clair (et positif aussi) que la direction pousse à l’ouverture, notamment par l’accès de la télévision et les retransmissions publiques, inconcevables il y a seulement une quinzaine d’années (le Ring de Chéreau a été filmé dans la salle vide, au cours d’une session spéciale où l’on a joué le Ring acte par acte en continu, dans les conditions de la représentation, mais sans public) , ou par les spectacles pour enfants, une réussite à mon avis qui mériterait une meilleure publicité. Se sont multipliées dans la ville les conférences d’introduction, de mieux en mieux fréquentées (signe aussi d’une diversification du public et de sa curiosité), et on peut espérer que la réouverture de l’Opéra des Margraves après restauration pourra initier une politique culturelle élargie plus conforme au prestige du lieu.

Ce festival mondialement connu reste géré d’une manière très locale. Ajoutons le conflit né entre l’administration du Festival et la ville de Bayreuth à propos des places de parking pour la première fois payantes qui en est une trace ridicule, ainsi que le timide développement de produits dérivés qui vont des statues de Wagner de Ottmar Hörl en plastique (à 350 € pièce non signée) aux tasses « Walkyrie » de la fabrique de porcelaine locale, sans parler de tentatives avortées d’imposer un chocolat (sans doute en référence aux Mozartkugeln de Salzbourg)… J’ai aussi un peu souri aux déclarations tonitruantes de Castorf à propos de l’ambiance de travail dans le petit monde de la Colline Verte. Certes, il faut faire la part des choses, et de la provocation inhérente au metteur en scène berlinois. Mais sans le vouloir, il pointe une des caractéristiques du Festival de Bayreuth et de sa gestion. Bayreuth est une petite ville de la province bavaroise où la famille Wagner est une famille de référence (et quelle famille !) de la cité puisqu’elle est à l’origine de sa gloire. Et l’entreprise Bayreuth  est aussi un espace pour l’emploi local. En fait Bayreuth est une PME gouvernée par un mythe. Les habitudes, l’histoire, et notamment le long règne de Wolfgang Wagner ont dû laisser des manières de faire, des relations interpersonnelles et sociales d’un certain type qu’on peut imaginer, dans une petite ville très mal reliée par le chemin de fer (changements divers), sans aéroport, dont les seuls titres de gloire sont, à part le Festival, une Université de création assez récente, et le souvenir de Wilhelmine, la sœur de Frédéric II de Prusse. Les relations de proximité, les petites histoires locales, le rôle de la presse, l’inévitable méfiance après un changement de direction (n’oublions pas qu’à peine installées, les deux sœurs ont dû faire face à des menaces de grève), tout cela crée un faisceau de tensions que Castorf a dû ressentir, lui qui règne au centre de Berlin, et qui n’a pas non plus la réputation d’être un patron facile dans sa Volksbühne am Rosa Luxemburg-Platz.
Ce qui frappe à Bayreuth, c’est que ce Festival mondialement connu a une couleur et un fonctionnement relativement provinciaux : qu’on n’y voie aucun jugement de valeur, je me réfère surtout à des comportements sociologiques qui ne peuvent se comprendre que lorsqu’on connaît les lieux. C’est tout de même un festival assez replié sur lui-même, sur ses habitudes et sur ses fantômes.

Enfin, la question artistique.

On a reproché à Katharina Wagner d’avoir rendu systématique l’appel à des représentants du Regietheater, ceux qui n’en ont jamais vu mais qui hurlent avec les loups rajoutent « le plus éculé » : au vu de l’âge de Katharina Wagner, née à Bayreuth en 1978, on ne peut l’accuser d’être une « has been ». Katharina Wagner a une formation théâtrale à l’allemande, qui vaut bien la nôtre, et a plutôt été assez judicieuse dans ses choix, même s’ils ont été discutés. Frank Castorf et Hans Neuenfels sont depuis très longtemps des metteurs en scène reconnus et admirés, ils sont de la génération de Patrice Chéreau qu’on n’a jamais accusé d’être représentant d’un théâtre éculé. Il est vrai que les mêmes (ou leurs papas) en 1976 ne l’avaient pas ménagé non plus. Quant à Gloger, Baumgarten, Kratzer, Herheim, et Katharina Wagner elle-même, ce sont des représentants de la nouvelle génération de metteurs en scène, remarqués par la critique allemande qui en matière de sérieux et de culture n’a rien à envier non plus à la nôtre : seul parmi eux, Sebastian Baumgarten paie les pots cassés pour un Tannhäuser pas très réussi; mais il n’a pas eu non plus beaucoup de chance musicalement, changement de chefs, de chanteurs (Tannhäuser, Venus) parce que discutables ou franchement insuffisants. Bref, une aventure un peu chaotique. Quant à Castorf pour le Ring 2013 et même Tankred Dorst pour le Ring précédent (une mise en scène très médiocre qui curieusement n’a pas provoqué le tollé que Castorf a suscité pour un travail brillant), ce sont des seconds choix, parce que depuis une dizaine d’années la direction artistique du Festival aspire à confier le Ring à un cinéaste : le nom de Quentin Tarantino avait circulé, ce fut Lars von Trier qui a finalement renoncé (et ce fut Dorst) et cette fois-ci on annonça Wim Wenders qui renonça et on appela Castorf. Il reste que si l’on évoque des Ring récents, aussi bien Bechtolf à Vienne que Braunschweig à Aix et Salzbourg, voire Cassiers à Berlin et Milan malgré quelques réussites, n’ont pas fait beaucoup avancer les choses, avec des travaux plutôt conformes. Lepage au MET, au-delà de la technicité du dispositif, n’a à peu près rien à dire. Seuls dans les mises en scènes récentes que j’ai pu voir sont à signaler celle de la Fura dels baus à Valence et Florence, et celle d’Andreas Kriegenburg à Munich.. Quant à Paris…

Castorf casse la baraque, il fait ce qu’on lui demandait, et il le fait comme toujours, avec l’intelligence, la culture et l’acuité qu’on lui connaît, avec la complicité d’un décorateur génial, Aleksandar Denić. Où est le déclin ? où sont les drapeaux en berne ? C’est justement parce que ce travail est un très grand moment du théâtre européen qu’il provoque tant de réactions et de discussions et c’est parce qu’il pose la question de la barbarie du monde qu’il provoque cette violence : dans un monde gouverné par le politically correct, où la périphrase et l’euphémisme de la novlangue règnent sur la langue, où tout ce qui est rugueux est masqué, alors oui ce Ring dit ce qu’on ne veut pas voir et qui pourtant chaque jour s’étale sous nos yeux. Et ce faisant, il montre lui-aussi le pouvoir subversif de l’œuvre de Wagner.
Qui irait discuter sur Braunschweig,  Bechtolf ou Krämer ? Ils sont déjà au placard.
La seule réserve que j’ai envers le travail de Katharina Wagner sur les mises en scène, c’est de se cantonner à la scène allemande : elle ne suit pas beaucoup (apparemment) la scène européenne. Il y a actuellement dans le monde anglo-saxon des personnalités intéressantes pour Wagner, avec une approche différente de l’approche germanique, on peut penser aussi aux hongrois Arpad Schilling ou David Marton, très liés à la scène allemande. En France aussi, je suis sûr qu’un Vincent Macaigne par exemple pourrait proposer des choses profondes ou décapantes, voire un Christophe Honoré qui ferait sans doute un Tristan intéressant. Ou pourquoi pas un Bieito, bien qu’il soit déjà très sollicité sur les grandes scènes allemandes.Dans le monde slave, le surbooké Dmitri Tcherniakov aura tôt fait d’avoir écumé toutes les scènes du monde et on n’en a pas besoin à Bayreuth, mais je suis sûr qu’en Russie, en Pologne ou dans les pays baltes il y a de jeunes metteurs en scène qui bouillonnent d’idées au-delà de valeurs consacrées qu’on voit partout. C’est le sens de la venue d’Alvis Hermanis pour le prochain Lohengrin.
La question la plus dolente n’est pas la scène ou la fosse : c’est le plateau, c’est la question des chanteurs.
Eva Wagner-Pasquier est la responsable des distributions et on la voit souvent dans les théâtres qui proposent du Wagner, sans doute à la recherche de voix nouvelles. C’est elle qui a construit le Ring d’Aix dont la distribution n’était pas si mauvaise. Là-aussi, là surtout peut-être, il faudra sans doute revoir les conditions que Bayreuth offre aux chanteurs. Eva Wagner, qui connaît le monde des chanteurs et de l’opéra depuis longtemps n’est pas suicidaire au point de choisir pour Bayreuth les plus médiocres. Mais les conditions du marché sont telles que, hors désir de la star de prouver quelque chose de soi en allant à Bayreuth (Domingo, Kaufmann et bientôt Netrebko), les conditions d’engagement à Bayreuth ne correspondent sans doute plus aux lois actuelles du marché lyrique et Bayreuth ne représente plus pour la plupart des chanteurs un lieu particulier qui puisse autoriser des sacrifices. L’administration de Bayreuth devra tôt ou tard en prendre acte, sinon les distributions ne seront constituées que de seconds couteaux. Toujours la même question du modèle économique et du modèle d’organisation. Néanmoins, aujourd’hui, les fidélités s’appellent Kwanchoul Youn, Klaus Florian Vogt, Stephen Gould, et ce n’est pas si mal…
Et Christian Thielemann a beau clamer qu’il faut un retour de grands chanteurs à Bayreuth, il est présent depuis 14 ans sur la colline verte et n’a pas plus contribué que d’autres au renouveau du chant wagnérien. Peut-être faudrait-il créer une académie sur des modèles tels que l’académie d’Aix en Provence ou même l’excellente Académie de Pesaro pour Rossini, dont les chanteurs pourraient se rôder sur les petits rôles ou sur les représentations pour les enfants (excellentes, un modèle de réussite). Je pense que Bayreuth a un réseau de confiance dans les divers théâtres de troupe d’Allemagne pour repérer les chanteurs valeureux ou prometteurs car la plupart viennent de là, mais on est plus sur des chanteurs solides sans grand caractère (type Ricarda Merbeth) que sur de futurs chanteurs d’exception.
Il est incontestable que l’on a de bonnes distributions (Fliegende Holländer) de grandes distributions quelquefois (Lohengrin dans l’ensemble) et des distributions moyennes (le Ring, où les petits rôles ne sont pas excellents et les grands, Koch excepté, au moins irréguliers). Quant à l’hallali contre Lance Ryan, je trouve qu’il est lâche et exagéré. Aucun Siegfried (à la rigueur Andreas Schager…) n’est capable aujourd’hui de garantir un tel engagement scénique, en défendant le rôle de manière honorable au niveau vocal – avec ses hauts et ses bas… Mais qu’on me cite un vrai Siegfried aujourd’hui, et même hier : il faut remonter à avant-hier (et même avant) pour avoir un véritable Heldentenor à la Max Lorenz ou Lauritz Melchior. On discute cette qualité à Windgassen (assez irrégulier) et Vickers n’est jamais allé au-delà de Siegmund. Il est clair néanmoins que la politique des distributions doit être revue et redéfinie de fond en comble, en essayant de garantir des fidélités par des concessions sur les contrats, je ne pense pas qu’Eva Wagner-Pasquier ait eu la possibilité de la reconstruire ni le temps, et la question des voix à Bayreuth, qui est un serpent de mer, reste ouverte.
Pour finir, il faut aussi comprendre que Bayreuth n’est pas la seule Mecque wagnérienne. Bayreuth est un laboratoire pour le Wagner du futur. Un laboratoire d’excellence certes, mais un lieu de proposition et d’exception.
L’autre Mecque, c’est évidemment Munich, dont le rôle n’est pas d’être un laboratoire mais le lieu d’une consécration, comme peut l’être un théâtre d’opéra de référence. Depuis que je fréquente Bayreuth j’entends les comparaisons, j’entends dire qu’à Munich les distributions sont meilleures. C’est très souvent vrai, et c’est normal : les deux institutions n’ont pas la même fonction, l’une lance (metteurs en scène, chefs et chanteurs) l’autre consacre. Bayreuth a lancé Petrenko, comme Sawallisch jadis (début en 1957, à 34 ans) et Munich en ramasse les fruits. Typique d’une longue histoire.  …
J’ai essayé de montrer que les glapissements du milieu journalistique, les déclarations à l’emporte-pièce recouvrent une situation plus complexe où tout ne va pas si mal , loin de là. Que Castorf se fasse huer, c’est le débat habituel et c’est bien. Cela signifie que Bayreuth est un lieu vivant, un lieu de discussion et pas du consensus mou . Tous les spectateurs du festival savent qu’aux entractes, à la fin des représentations, au repas tard le soir on continue de discuter, entre amis, entre convives, entre voisins inconnus dans la salle, passionnément, on continue d’interroger les œuvres et les choix. Aussi loin que je me souvienne, ce n’est le cas nulle part ailleurs, sinon peut-être lors du Festival d’Avignon. C’est cette vie-là qu’il faut préserver. C’est bien cela qui consacre Bayreuth et c’est bien pourquoi le festival de Bayreuth a un statut si particulier dans la vie culturelle allemande, et j’ose dire, européenne et c’est pour cela que j’aime y être.
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Le Festspielhaus en 2006
Le Festspielhaus en 2006