Une petite excursion à Vienne : à 2H30 de train de Salzbourg, il valait le coup de voir cette nouvelle production de Lohengrin, à cause d’une distribution prometteuse (Klaus Florian Vogt), à cause d’un chef qui mérite l’attention (Mikko Franck) et à cause d’une mise en scène qui a fait beaucoup parler, dédiée non aux amoureux des cygnes, mais à tous les amoureux de la Bavière, Tracht, culottes de peau et chapeaux à plume.
Et puis aller à Vienne, même pour une toute petite journée, c’est retrouver les cafés qu’on aime, c’est respirer cet air un peu suranné qui ravit, et retrouver la Staatsoper avec tant de souvenirs étincelants (Claudio…).
La mise en scène de Andreas Homoki a décidé de laisser de côté toute référence au conte, à la magie, à l’irréel, et tout effet scénique spectaculaire.
Le décor est unique, une « Schwemme », une salle où les buveurs de bière se retrouvent, des cloisons de bois très rustiques, sans fioritures, des tables et un rideau reproduisant une image votive (saisie dans une église du Sud Tirol) représentant deux coeurs enflammés qui est aussi affichée au centre du décor qu’Elsa adore et qu’Ortrud détruira. En bref, rien qui ne puisse accrocher l’œil, adieu Cygne, adieu Cathédrale, adieu balcon d’Elsa, adieu lit nuptial.
Des costumes uniformes, Lederhose, Dirndl, petits tabliers, poitrines avantageuses des dames : en bref tout ce qui fait le charme d’un petit village bavarois rêvé, un monde clos, isolé, fermé, où les conflits s’exacerbent, voilà le cadre posé.
Un roi bien impuissant qui fait un peu penser (quand il a son chapeau décoré du fameux “Gamsbart”) au Ludwig de Visconti visitant la taverne nocturne que fréquentent ses serviteurs, sauf que la silhouette gracile d’Helmut Berger n’est pas exactement au format de Günther Groissböck.
Certes l’idée de Homoki, qui construit un monde clos où les rapports sont tendus, où les clans se dessinent, où le groupe a tant d’importance est loin d‘être absurde. La culture du groupe est importante en Allemagne, et en être exclu est délétère : ainsi le costume marque-t-il l’appartenance ou l’exclusion et devient-il essentiel dans cette vision : les exclus, ceux qui sont hors du groupe sont sans costume, ils sont en chemise ou sous-vêtements, chemise de nuit
(Lohengrin, à son apparition ou le petit Gottfried qui apparaît comme le double de Lohengrin à la fin), combinaison (Elsa au départ). Puis, vainqueurs au combat, Lohengrin et Elsa réintègrent le groupe en revêtant l’habit bavarois traditionnel, tandis qu’Ortrud et Telramund se retrouvent déshabillés, en chemise et caleçon pour l’un, en combinaison pour l’autre. Signe de réintégration dans le groupe, Elsa, apporte elle-même à Ortrud son Dirndl écarlate pendant leur duo du 2nd acte. Le costume fait fortement sens dans cette mise en scène.
Evidemment, ce n’est jamais dit, jamais explicite mais tout le monde y pense: ce petit monde bavarois et fermé, ce monde où le groupe boit des bières et fête le chef ou le sauveur, renvoie à ce que pouvaient être les petits groupes qui donnèrent naissance à Munich au nazisme, à ces réunions de la Hofbräuhaus. Un Lohengrin pré-nazi en quelque sorte…assez banal malgré tout.
Beaucoup de mises en scène ont déjà souligné dans Lohengrin l’idée du Sauveur (Lohengrin et Parsifal, même combat – et même famille) , qui va conduire le Brabant à la victoire, mais le texte fait aussi allusion à la défense de l’Allemagne contre les hordes de l’Est : c’est le sens de cette fameuse strophe du monologue final de Lohengrin, souvent supprimée (même à Bayreuth) qui a créé la délicieuse polémique viennoise et conduit le chef Bertrand de Billy, qui voulait diriger l’intégrale sans coupures, à renoncer.
Il y a donc bien dans Lohengrin quelques relents nationalistes, ce qui peut se comprendre au moment où l’Allemagne est en train de prendre conscience d’elle-même et une volonté politique d’affirmer une germanité du Brabant (aujourd’hui francophone, mais bon…il y a des territoires germanophones à l’Est de la Belgique et de l’Escaut) ; Homoki associe germanité et clichés sur la germanité : c’est souvent la Bavière qui, par mouvement métonymique, prend la place de l’Allemagne dans l’imaginaire des non-germaniques. Et ce n’est pas si mal vu si l’on veut démonter/démontrer certains mécanismes.
Dans tous les cas, il y a dans ce travail un point original, c’est le traitement du personnage de Telramund, vu comme un être en déchéance, dégradé, presque vulgaire, sorte de grosse brute qu’on ne peut prendre au sérieux dans son caleçon blanc et ses gros rangers et qui détonne fortement dans le bel ordonnancement des costumes verts de l’ensemble des hommes. C’est lui l’image même du looser, alors que sa femme, même vaincue à la fin, garde la dignité de celle qui plus ou moins a toujours mené le jeu.
La mise en scène, huée je crois à la Première, n’est pas insupportable, mais n’apporte pas une véritable idée neuve dans la vision de l’œuvre. Là où elle est digne d’intérêt, ce n’est pas dans ce qu’elle dit, mais dans la manière dont elle le fait dire, et notamment la manière dont cet espace unique est adapté, agencé, la manière dont les chœurs sont disposés, dont les tables sont utilisées, la manière dont les rapports entre les personnages sont mis en valeur : tout cela est bien fait, très maîtrisé et montre qu’Homoki est un grand professionnel de l’espace : un espace qu’il sait gérer, avec fluidité, avec sens, avec une certaine élégance aussi.
Bien sûr, le cygne est un cygne de plastique qu’on brandit comme une sorte de Graal autour duquel s’organise une danse vaguement bachique..effets de la bière sans doute ?
Bien sûr pendant le prélude, on nous repasse les épisodes précédents, mort du père d’Elsa, mariage raté de Telramund et d’Elsa, Fuite d’Elsa devant Telramund et situation d’isolement d’Elsa et de son frère.
Bien sûr Homoki en faisant un Lohengrin sans rêve replace l’action dans un récit plus linéaire, et fait du moment du drame au lever de rideau le point ultime et culminant, comme dans les bonnes pièces de théâtre.
Bien sûr, bien sûr…rien n’est stupide, rien n’est contredit par l’histoire mais au total cela tombe souvent un peu à plat.
Du point de vue musical, l’impression est contrastée, mais globalement assez positive.
Contrastée parce que on alterne moments très convaincants et moments qui laissent dubitatifs. Comme le prélude à l’orchestre, assez décevant, manquant d’épaisseur et d’âme, relativement plat, comme le Telramund de Wolfgang Koch, notamment au premier acte, très parlé, quelquefois crié, avec un chant peu élégant qui efface totalement le côté aristocratique du personnage. Le deuxième acte, plus chanté, où la voix sort mieux, où le personnage s’affirme, où le constat de la déchéance s’accompagne de son refus et de sa révolte, passe beaucoup mieux et finalement Wolfgang Koch remporte un très grand succès, mais je concède qu’il ne m’a pas totalement convaincu.
L’Ortrud de Michaela Martens en revanche est inutile : valait-il la peine d’aller chercher cette chanteuse américaine qui n’a pas l’intelligence du texte, qui n’a jamais la puissance, qui n’a jamais l’expression ni l’expressivité : un chant sans personnalité, une voix sans vraie projection, et qui se resserre à l’aigu, ce qui en fait une Ortrud sans relief aucun.
Le héraut de Detlef Roth m’a surpris par la difficulté apparente à placer sa voix, à projeter, ce qui est gênant pour un rôle de héraut. La mise en scène en fait un porteur de serviette (le portaborse), une sorte de fonctionnaire un peu pâle : la voix elle-même semble accompagner cette image : décevant pour un chanteur qu’on apprécie habituellement.
Le roi Henri L’Oiseleur de Günther Groissböck ne m’est pas apparu non plus dans sa meilleure forme, peut-être le rôle convient-il moins à sa voix: l’aigu manque d’éclat, la voix peine quelquefois à s’affirmer et même à se projeter. Il reste que ce chanteur garde des qualités bien connues de diction et de présence, même si ce dimanche il n’était pas dans son meilleur jour.
Camilla Nylund en revanche répond comme toujours aux attentes, avec une Elsa sensible, intense, à la belle ligne de chant, poétique et très présente. Voilà une artiste qui soit en Rusalka, soit en Elisabeth, soit en Elsa, réussit toujours ses incarnations. La voix est homogène, le timbre est séduisant, l’interprétation toujours réussie : une garantie. Et cette Elsa donne une réplique remarquable à Klaus Florian Vogt, un Lohengrin décidément de référence, pour qui aime cette voix étrange, nasale, au timbre aigu, voire presque féminin, mais avec une délicatesse, un sens du mot, une expressivité exceptionnels pour le rôle. Pour Lohengrin, ces caractères conviennent parfaitement. Je l’avais entendu plusieurs fois à Bayreuth où il était enthousiasmant. Il n’est pas sûr cependant que cette voix si particulière convienne à d’autres personnages. Mais il reste vraiment un Lohengrin presque idéal pour mon goût.
Quant au jeune Mikko Franck, qui faisait ses débuts dans la fosse viennoise, il a convaincu le public qui lui a fait une ovation. Après la déception du prélude, on ne peut pas vraiment identifier une interprétation définie à ce travail, du moins je n’y ai pas vraiment lu d’intentions claires : mais ce qui est clair en revanche, c’est qu’il a l’orchestre bien en main, qui lui répond avec à propos, et qui le suit. Il domine la masse orchestrale, et avec des tempos souvent très (trop ?) rapides : il dispense une énergie peu commune, une vraie dynamique, quelquefois même un tantinet trop fort (prélude du 3ème acte vraiment trop spectaculaire, ou trop démonstratif). C’est cette vitalité qui frappe, une vitalité convaincante, même si cela peut nuire à une vision plus lyrique, plus apaisée, moins haletante et plus poétique. Il reste qu’avec l’orchestre vraiment magnifique, clair, au son exceptionnel (c’est l’orchestre des grands soirs) et le chœur splendide tout au long de l’opéra, une fois de plus on constate – un truisme, une banalité – que Vienne est une très grande maison musicale.
Même si on n’atteint pas les sommets de Barenboim à la Scala avec Kaufmann, même si je préfère la vision de Guth à celle d’Homoki, c’était un assez beau soir, avec quelques réserves, mais tout de même: voilà les débuts couronnés de succès d’un chef prometteur, ce qui est vraiment notable. Ce n’était pas évident de convaincre dès le départ dans une œuvre et une salle où les fantômes sont nombreux. La polémique a servi à faire émerger un chef, et c’est heureux, Dominique Meyer peut être de ce point de vue très satisfait.
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