BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: Quelques mots sur le LOHENGRIN retransmis par ARTE en ce 14 août

Incontestablement c’est un beau cadeau que cette retransmission (presque) en direct. C’est un signe de changement que la nouvelle direction veut donner, après avoir inauguré les projections sur grand écran en plein air à Bayreuth même, les projections en streaming, et tout en continuant à publier des CD et DVD des productions en cours. Et c’est en même temps un joli coup pour Arte dont on peut saluer l’action en matière de retransmissions d’opéras et de concerts.
Sur la production elle-même, rien de spécial à ajouter à ce que j’ai écrit suite à la représentation du 27 juillet , publié le 30 juillet sur ce blog. Je confirme ce que j’y écrivais: en dépit des craintes,  Annette Dasch réussit à imposer son personnage, grâce à sa présence, grâce aussi à l’élégance de son chant, malgré une voix peu adaptée au rôle, Petra Lang est toujours aussi impressionnante, Klaus Florian Vogt montre une fois de plus douceur, élégance,  phrasé exceptionnel, clarté du discours. Oui, la voix n’est pas immense, mais elle remplit la salle du Festspielhaus sans problème et la prestation est remarquable. Ceux qui disent que Vogt est “un peu juste” ou qu’il est un “ténorino” sont de très mauvaise foi. Même dans d’autres salles que Bayreuth, Vogt est un artiste qui passe très largement la rampe.  Donc le spectateur n’est pas frustré, il a devant lui  un authentique Lohengrin, de la grande lignée des Lohengrin glorieux.
Je suis toujours aussi frappé par Georg Zeppenfeld et sa composition en Henri l’Oiseleur à la mode Ionesco. Les gros plans permettent de voir combien l’artiste (je devrais dire les artistes tant c’est le cas de tous) est concerné par l’action scénique. Samuel Youn est égal à lui même; seul Jukka Rasilainen déçoit un peu: la voix semble fatiguée, et convient plus à l’excellent Kurwenal qu’il chante au Festival qu’à Telramund (rappelons qu’il remplaçait Tomas Tomasson, souffrant, et que j’avais fort apprécié).
Avec la télévision, on a une vision assez précise du travail de mise en scène, du traitement des foules, du jeu des chanteurs. On pourra discuter à l’infini des mérites de Neuenfels, on peut aussi le vouer aux gémonies, mais on ne peut discuter et le sérieux de l’entreprise, et la précision du travail théâtral qui frappe immédiatement. Hans Neuenfels est évidemment un vrai et un grand metteur en scène. Certes, son point de vue est radical, sa vision est d’une rare crudité, et ce type de travail continue d’alimenter les discussions sur les approches scéniques, sur le “Regietheater” sur théâtre et opéra . Mais c’est heureux ! Heureusement, le théâtre est vivant, il est vie, il est débat. Que la TV ce soir nous donne cette image de Bayreuth est aussi un bien pour ceux qui penseraient que le temple wagnérien est un temple fossile. Bayreuth est un lieu permanent de discussions, et la presse allemande en  guette les moindres soubresauts. Dernier bruit en date: le choix éventuel de Frank Castorf comme metteur en scène du Ring 2013 amènerait de facto le retrait de Kyrill Petrenko, le chef prévu…
Revenons à ce Lohengrin. J’étais un peu intrigué par les conditions de retransmission. Connaissant la salle, il n’y a aucune possibilité d’y installer des caméras sans provoquer des réactions violentes d’un public qui attend 10 ans une place et qui verrait éventuellement le gel de plusieurs dizaines de places d’un très mauvais œil. Les caméras n’étaient donc pas au Parkett, où le spectateur peut à peine se mouvoir, alors imaginons la TV…
Les caméras étaient souvent en hauteur, deuxième galerie de face (probablement dans les espaces de travail, tour de lumière etc…), dans les cintres au dessus de la scène (belles images, inhabituelles), et sur les côtés des coulisses pour les gros plans. Elles étaient donc situées là où le spectateur n’est jamais. Et ce sont des plans tout nouveaux qu’on a pu ainsi voir. Encore une bonne surprise.
Je me suis demandé aussi pourquoi le choix de Lohengrin dont la mise en scène pouvait indisposer certains spectateurs (la commentatrice d’Arte l’a d’ailleurs souligné, mais Madame Gerlach devrait varier un peu son vocabulaire et ses appréciations). J’ai donc procédé par élimination. Comme toutes les mises en scènes sont âprement discutées, elles auraient toutes provoqué des réactions violentes de toute manière!
Les maîtres chanteurs et Tristan sont déjà en DVD et sont des productions déjà anciennes. Par ailleurs, Les Maîtres Chanteurs sont très longs (trop long sans doute pour le temps télévisuel: rien que l’acte III dure 2 heures) et Tristan n’est pas non plus un des opéras les plus courts. Parsifal aurait pu convenir, car le côté spectaculaire de la mise en scène de Stefan Herheim, les changements à vue auraient pu convenir à la TV, mais vu les angles de prise de vue, certains effets étaient très difficiles à rendre à l’écran, notamment les effets du troisième acte avec les miroirs et la salle en reflet. Par ailleurs, Parsifal est un opéra lui aussi assez long. Restent Tannhäuser et Lohengrin, qui durent chacun à peu près autant et qui sont deux oeuvres réputées “plus faciles”. Proposer pour la première retransmission en direct une nouvelle production et une production si critiquée (dont la distribution est pour le moins contrastée)  était peut-être risqué pour le spectacle et la suite de son exploitation. Reste donc Lohengrin qui a plein d’avantages: la production est récente (un an) et elle a pu être déjà rodée musicalement (notamment la direction d’orchestre, aux dires de tous bien meilleure cette année que l’an dernier), elle est déjà connue scéniquement et au total n’a pas été si mal accueillie par la presse et le public, et Hans Neuenfels est une gloire du théâtre allemand. La musique est plus accessible à un large public que celle de Parsifal ou de Tristan et la distribution est solide (sans compter la présence d’Annette Dasch, qui en Allemagne est une figure exploitée par les magazines people). En somme on comprend ce choix, et au total, c’est un choix cohérent.
Voilà donc une soirée de plus à Bayreuth pour moi, inattendue, mais très satisfaisante: le téléspectateur a pu réellement se rendre compte de ce qu’est ce Festival aujourd’hui. Merci encore Arte.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: LOHENGRIN, le 27 juillet 2011, dir.mus: Andris NELSONS, ms en scène: Hans NEUENFELS

« Quand 80 rats chantent, c’est autre chose que quand 80 hommes casqués chantent. Cette optique surpasse toute bizarrerie. » Voilà ce que répond Hans Neuenfels, metteur en scène de Lohengrin au Festival de Bayreuth (production de 2010), dans le programme de salle, à ceux qui s’étonneraient de voir un Lohengrin où le chœur est costumé en rats, des rats, noirs, blancs, roses. Il ajoute « je fais remarquer, à ce propos, que le rat est un animal extrêmement intelligent, un rongeur dangereux, vorace, qui se reproduit vulgairement, et aussi drôle que dégoûtant. Les rats dévorent tout, ce sont de véritables acrobates de la survie. Et ils existent en masse. » Enfin , une définition de Lohengrin : «Jamais tu ne devras m’interroger, voilà le point chaud. Les personnages rôdent autour de la question interdite comme des souris ou des rats entourant un morceau de lard ». Ces rats omniprésents dans ce Lohengrin ont souvent masqué dans les comptes rendus critiques ce qui est à mon avis l’une des grandes mises en scène de ces dernières années, d’un pessimisme noir et d’une désespérance existentielle.

Car le Lohengrin vu à Bayreuth ce 27 juillet est exceptionnel, l’accueil triomphal littéralement indescriptible du public qui a hurlé, battu des pieds, applaudi debout pendant plus vingt minutes en dit long sur un succès qui est le plus gros succès, le plus grand triomphe depuis une dizaine d’années. Grande mise en scène, distribution parfaite, direction musicale grandiose, la recette est simple, au fond pour faire naître un triomphe historique, dont tous les spectateurs parlaient encore le lendemain.

Il n’y a pas grand-chose à dire sur les chanteurs, tant chacun s’est engagé pour défendre le travail collectif de manière exemplaire. J’avais bien des doutes sur Annette Dasch, et le premier acte laissait craindre des difficultés : la voix est petite, sans grande étendue, mais cohérente avec la vision de la mise en scène, elle n’est que fragilité et doute dès le début, où elle entre en scène transpercée de flèches (comme Saint Sébastien) qu’on lui arrache une à une, et où elle n’est plus que douleur. Face à un ouragan comme l’Ortrud de Petra Lang, cette fragilité vocale devient un atout de mise en scène et produit du sens. D’ailleurs, elle est totalement extraordinaire de vérité dans les deux autres actes. Actrice prodigieuse, voix qui distille une immense émotion, Annette Dasch fait ici mentir ceux qui prédisaient une catastrophe… Face à elle,  l’Ortrud immense, véritable phénomène de la nature, de Petra Lang, dont j’ai déjà dit beaucoup de bien dans le compte rendu du Lohengrin de Budapest. L’étendue, la puissance de la voix sont phénoménales, sans compter l’homogénéité, la sûreté des aigus et la présence scénique.Depuis Waltraud Meier, on n’a pas entendu mieux, et c’est peut être encore plus suffocant que Waltraud Meier. A cette Ortrud répond un nouveau Telramund, Tomas Tomasson (remplacé à la représentation TV par Jukka Rasilainen, meilleur Kurwenal que Telramund), un baryton islandais qui n’a pas forcément le volume habituel, mais qui possède un art du phrasé, une qualité de chant, une élégance qui laissent rêveurs. Un chanteur magnifique, qui sait jouer de qualités éminentes et qui propose un personnage tout en tension. Saluons aussi le Roi Henri halluciné de Georg Zeppenfeld qui lui aussi remporte un énorme succès : la voix est somptueuse et de plus quel personnage que ce roi sans pouvoir, qui tient à peine sur ses jambes, un roi de carton-pâte avec sa couronne que Ionesco ne démentirait pas ! quant au héraut du coréen Samuel Youn, c’est une très grande prestation : lui aussi est un technicien hors pair, lui aussi est particulièrement attentif à la technique vocale, à la respiration, au volume, si nécessaires dans ce rôle.  Enfin le Lohengrin de Klaus Florian Vogt, bien connu à Bayreuth pour ses magnifiques Walther, qui a la lourde tâche de succéder à Jonas Kaufmann,  est dans ce rôle totalement prodigieux : une voix claire et sonore qui domine sans difficulté l’orchestre, un phrasé modèle, un art des « diminuendo », des notes filées, grâce à un contrôle supérieur de la respiration, une douceur inouïe, tout cela produit un des plus beaux Lohengrin que j’ai entendus dans cette salle. Miraculeux en salle. Miraculeux dans cette salle si amicale aux voix, et notamment aux voix de volume moyen.  Vogt produit moins d’effet à la TV. Miraculeux aussi (et comme toujours)i le chœur dirigé par Eberhard Friedrich, qui chante dans des conditions pas toujours faciles (derrière des masques de têtes de rats le plus souvent) qui joue tout en chantant l’agitation d’un troupeau de rats, d’une présence à couper le souffle. Grandiose, lui aussi. Bien sûr on attend tout cela du chœur de Bayreuth, mais c’est toujours une source d’étonnement que cette extraordinaire phalange, qui semble pouvoir accomplir tous les rêves des metteurs en scène (qui sont aussi quelquefois les cauchemars de certains spectateurs) tout en chantant merveilleusement.

Cette distribution est magnifiquement soutenue par Andris Nelsons , un jeune chef d’envergure, 32 ans, élève de Mariss Jansons le plus jeune chef engagé par Bayreuth l’an dernier (31 ans). Son Lohengrin est d’abord en adéquation totale avec la mise en scène, jamais pompeux, jamais tonitruant, mais lyrique, mais dramatique, mais plein de douceur mélancolique, voire d’ironie, avec des cordes extraordinaires, un sens du rythme, une précision, une clarté vraiment étonnantes. Le tempo peut sembler quelquefois un peu lent, mais colle tellement au déroulement de l’action. Un magnifique travail. Un très grand chef.

A cet engagement musical, correspond un travail scénique à la fois exemplaire et d’une grande intelligence. L’idée de départ est une sorte d’expérience scientifique (qui échoue à la fin), d’où les rats qui sont des rats de laboratoire (noirs les mâles, blanches les femelles), créatures mi hommes mi rats, qui sont à la fois désopilants (manière de marcher, de remuer les mains) et terribles (par exemple au début du deuxième acte, lorsqu’ils s’attaquent au fiacre accidenté de Telramund et Ortrud qui ont cherché à fuir en emportant des valises de billets. Vision spectrale que ce cheval mort, que ce fiacre noir accidenté, que ces valises ouvertes, et que les rats s’empressent de réduire à néant. Dans le monde de Neuenfels, mais aussi de Wagner qui a écrit cette histoire, l’utopie n’existe pas,  et l’amour n’en est pas une.  L’échec final est terrible : les rats, les hommes meurent, l’humanité disparaît …Restent en scène Lohengrin, seul au milieu d’une marée de cadavres, lui qui n’est vraiment un humain, et le jeune frère d’Elsa, sorte d’enfant monstrueux né d’un œuf de cygne, qui déchire lui-même son cordon ombilical en le jetant en pâture aux rats.  Dans un monde où les héros sont incapables de s’unir, il ne pouvait naître qu’un monstre. Terribles images aussi que celle d’Elsa, dans une sorte de cage de verre adorant un cygne de porcelaine et au bord de la consommation…une sorte de double de Leda, et Ortrud, qui n’hésite pas elle, par bravache, par dérision, à chevaucher ce cygne de manière fortement suggestive. Le tout dans une ambiance aseptisée, blanche, à la lumière crue, où dans la fameuse scène du mariage au deuxième acte Ortrud et Elsa sont cygne noir et cygne blanc, comme deux faces d’une même réalité vouée à l’échec et au néant. L’ultime apparition des deux femmes, au troisième acte, s’inverse : Elsa est vêtue de noir, en deuil de son amour et Ortrud apparaît en reine blanche vêtue d’une couronne de pacotille, porteuse d’une victoire à la Pyrrhus : toutes ces images sont marquantes, impressionnantes, souvent même bouleversantes.

Certes, ainsi racontée par bribes, cette mise en scène peut paraître étrange, et de lecture difficile : elle exige en fait attention et tension (on sort vidé),  mais elle est d’une grande clarté et d’une grande efficacité : elle nous montre un monde sans concessions, sans espoir, où toute croyance (la croix du 2ème acte est brisée) est bannie, où les hommes sont inhumains, comme des rats de laboratoire conduits par des envies animales, où ne se meuvent que les intérêts et les noirs desseins : dans cette vision, les bons comme les mauvais les blancs et les noirs, les rois et le peuple, tout le monde est dans le même bateau, une sorte de nef qui coule : plus de pouvoir, plus que le ridicule des insignes du pouvoir dont on va se contenter. Lohengrin devient le formidable échec de toute utopie, et de la plus grande, celle de l’amour. Le duo du troisième acte, où Elsa évite systématiquement le contact avec Lohengrin et où le lit nuptial est entouré de barrières qui en limitent l’accès est frappant : plus frappant encore le ballet érotique entre Elsa et Lohengrin qui dans les dernières minutes avant le rideau final, se jettent l’un sur l’autre comme si le ballet nuptial ne naissait que de la certitude de son impossibilité, comme si de cette impossibilité naissait le désir.

Reinhard von der Thannen pour les costumes et le décor, Hans Neuenfels pour la mise en scène ont effectué un travail d’une exceptionnelle qualité, avec une lecture lucide et désespérée de notre monde. Hans Neuenfels passe pour un provocateur permanent : il lit le monde, il le métaphorise. Il nous dit là que nous sommes tous des rats, que l’humanité sombre : c’est le privilège du théâtre, de l’artiste, de transfigurer notre réel, et même de le noircir et la présence en salle de la chancelière Angela Merkel est une ironie suprême, pouvoir réel et pouvoir fantoche étaient ce soir mélangés, voire confondus à Bayreuth. Soirée inoubliable.

PS: Vous pourrez voir ce Lohengrin en direct sur ARTE le 14 août à 17h15. c’est la première fois qu’un opéra est ainsi retransmis en direct à Bayreuth.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Andris NELSONS dirige le CITY OF BIRMINGHAM SYMPHONY ORCHESTRA avec Martin GRUBINGER (16 août 2010)

martin_grubinger_mwi.1281999342.jpgMartin Grubinger. Retenez ce nom. C’est un pur phénomène, pour qui “Frozen in Time”, concerto pour percussion et orchestre du compositeur israélien Avner Dorman (*1975) a été écrit. On se demande qui d’autre pourrait dominer ce jeu incessant et tourbillonnant de percussions multiples, celesta, marimba, cimbales, clochettes, tambour, caisses diverses, qui occupe rien moins que la moitié du plateau, séparé de l’orchestre par un paravent de plexiglas.
Martin Grubinger est désormais une gloire du monde germanique, titulaire du prix Würth des jeunes musicales 2010 (que Claudio Abbado a eu il y a quelques années). Artiste très engagé contre le racisme, la xénophobie, et combattant sans cesse pour la tolérance, il se produit dans tous les répertoires, classique, pop, jazz, musiques du monde et c’est toujours exceptionnel. La prestation est proprement étourdissante: acrobatique d’abord, mais avec une concentration palpable tant les regards sur le chef sont fréquents (directs ou via un moniteur), tour à tour violent, d’une vélocité incroyable, brutal, mais aussi léger, effleurant à peine les instruments, dans des mouvements d’une poésie étonnante (le mouvement lent du concerto produit une émotion d’une incroyable intensité) .L’orchestre d’ailleurs est lui aussi en tous points exceptionnel de précision et de maîtrise technique avec des sons à peine perceptibles contrastant avec des explosions phénoménales, avec des jeux entre le soliste et les percussions del’orchestre: il faut d’ailleurs se concentrer sur toute la musique et c’est difficile tant le soliste captive, capture l’oeil et l’oreille. Alors le résultat, c’est un triomphe avec une salle hurlant, debout, et un bis proprement ahurissant: un simple tambour, deux baguettes, et un jeu d’une vélocité jamais vue (il bat jusqu’à 1100 coups/minute) tenant les baguettes de deux mains, d’une main, d’une main et de l’épaule,  du bras, ou du coude, une baguette tapant sur l’autre et toutes deux sur le tambour: on regarde cela bouche bée, on entend le son étonnant, et on reste frappé de surprise, de stupeur. Tous, nous sommes restés interdits devant une telle maîtrise, fascinés par une telle démonstration d’art et de technique au plus haut degré de la perfection, dans un style sympathique et détendu, souriant, respirant la joie de jouer.

Alors, le reste du concert, plus traditionnel (Prélude de Lohengrin, Symphonie Pathétique de Tchaïkovski) pâlit forcément face à cette incroyable surprise, et pourtant, Andris Nelsons montre qu’il est un chef avec lequel désormais il faut compter. La manière dont il a dirigé la pièce de Avner Dorman (Création en Suisse) est tout simplement prodigieuse, avec un orchestre qu’en deux ans il a complètement conquis, et qui lui répond d’une manière immédiate.Le prélude de Lohengrin, pris très lentement (comme il le fait à Bayreuth où, vous le savez, il dirige d’opéra de Wagner) est un chef d’œuvre de construction, un crescendo très retenu et qui peu à peu fait découvrir les différents niveaux, jusqu’à l’explosion des cuivres si bien qu’on entend tous les instruments d’une manière qui rend l’architecture très claire, et l’approche très concentrée. La partie finale, avec le retour aux sons les plus ténus, les plus frêles, jusqu’au silence, distille elle aussi une forte émotion, .
Il se confirme (je l’avais noté l’an dernier) que l’orchestre est vraiment solide dans l’ensemble des pupitres même si certains ne m’ont pas convaincu (les contrebasses) et Andris Nelsons fait littéralement chanter les cordes qu’il sollicite à l’extrême.
Nous avions écouté la Pathétique dans cette même salle avec Claudio Abbado et les jeunes de l’Orchestre National Simon Bolivar du Venezuela en mars dernier. Avec un orchestre de jeunes, plus nombreux, Claudio Abbado faisait chanter l’orchestre,  le troisième mouvement avait laissé pantois tant il était une explosion sonore et l’ensemble, monumental et sentimental, produisait une émotion vive et durable. Rien de tout cela ici:  comme chez Jansons dont il est l’élève, Nelsons fait imploser l’orchestre, introduisant des équilibres nouveaux, retenant le son des cuivres et des vents, jouant du dialogue cordes-vents sans jamais faire dominer l’un par l’autre: ceux qui ont l’habitude des cuivres triomphants, notamment des trombones, en seront pour leur frais: il en résulte une forte tension interne, qui favorise les explosions, mais qui soigne en même temps les contrastes et qui crée chez l’auditeur une sorte de malaise, voire d’agacement devant une gestique très expressive, voire expressionniste et un son aussi expressif, mais en même temps contenu, compact. Abbado travaillait dans l’aérien, dans l’espace infini des sons, dans l’expansion, Nelsons compresse et travaille dans la masse orchestrale, dans un son à la fois très clair (on ne manque aucun pupitre) et épais, dur, peut-être plus intériorisé. C’est forcément moins impressionnant, mais ce n’est pas forcément moins émouvant.

Voilà donc un concert particulièrement surprenant, où le clou constitue la pièce contemporaine inconnue, vécue souvent par l’auditeur comme un passage obligé et ennuyeux, qui a rendu la soirée mémorable, par la grâce infinie d’un jeune artiste miraculeux. Il reste qu’il va falloir aussi désormais compter avec Andris Nelsons, qui se révèle un grand chef, aux options qui font discuter et qui ne laissent pas indifférent. Un coup d’oeil sur sa saison 2010-2011 en dit long quand on égrène les orchestres qu’il dirigera: outre le CBSO, il va diriger les Berliner Philharmoniker, les Wiener Philharmoniker, l’Orchestre de Paris, le WDR Sinfonieorchester, le Pittsburgh Symphony Orchestra, le Symphonie Orchester der Bayerische Rundfunk, et l’Orchestre de la Tonhalle de Zürich. Il dirigera en outre au Metropolitan (la Dame de Pique), à Covent Garden (Madame Butterfly) et au Japon (Lohengrin en version concertante): c’est dire que ce chef né en 1978 joue désormais dans la cour des grands.

Une fois de plus, je vous invite à passer par Lucerne, chaque soir apporte ses miracles…sans oublier de surveiller les tournées de Martin Grubinger.

Programme

Richard Wagner (1813-1883)
Prélude de “Lohengrin”

Avner Dorman (*1975)
“Frozen in Time”. Concerto pour percussion et orchestre | Création en Suisse

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Pyotr Il’yich Tchaikovsky (1840-1893)
Symphonie n°6 en si mineur, Op. 74 “Pathétique”



BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Quelques échos de LOHENGRIN (Andris NELSONS – Hans NEUENFELS)

 

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Je n’ai pas vu ce Lohengrin, mais j’en ai beaucoup entendu parler et  j’en ai suivi la retransmission radio. Aussi, sans avoir l’intention de commenter, je voudrais transmettre quelques informations sur ce spectacle qui remporte un gros succès au Festival, parce qu’il y a Neuenfels, et parce que c’est la nouvelle production de l’année. 

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Photo Site  Komische Oper

Hans Neuenfels est peu connu du public français, beaucoup moins que Peter Stein, Thomas Ostermeier ou Christoph Marthaler. Il est pourtant l’un des metteurs en scène les plus connus en Allemagne, pour ses approches très radicales, c’est même un de ceux qui font peur. Il arrive à Bayreuth à la fin d’une carrière très riche de metteur en scène et d’auteur. J’ai vu de lui Cosi fan Tutte à Salzbourg en 2000, mais pas la Chauve Souris en 2001 qui a déchaîné les passions. Cosi fan tutte était vu comme une expérience d’entomologiste de Don Alfonso et se déroulait sur une sorte de boite à insectes naturalisés, comme si Don Alfonso allait observer les réactions des amants comme autant d’observations des insectes. Les amants étaient tous vêtus de la même tenue blanche et en principe impossible à distinguer. Cela m’avait paru une vision intelligente et neuve, sans être un travail qui avait marqué ma vie, bien que je m’en souvienne encore car c’était Abbado qui devait diriger, et celui-ci avait renoncé, puis la même année avait été frappé par la maladie, la direction musicale avait été assurée par Lothar Zagrosek.

Approche aussi expérimentale dans ce Lohengrin : la question posée (ainsi le dit-il dans une interview pour le mensuel Opernglas) est celle de la confiance demandée sans conditions dans un monde toujours plus informé, qui analyse, qui pose des questions, mais qui est de plus en plus indifférent et reste le même. « Dans un monde où rien ne se passe, où rien de neuf n’arrive, aucune utopie, que quelqu’un doive donner sa confiance sans conditions, sans questions à poser, voilà une thèse magnifique ! ». La mise en scène propose donc Lohengrin comme expérience à vivre dans un monde sans identité : le chœur est vu comme un ensemble de rats de laboratoire, qui assistent à l’expérience des seuls personnages qui vivent vraiment, les quatre protagonistes et le roi, personnage presque shakespearien (l’excellent Georg Zeppenfeld, sorte de Roi Lear dérisoire).

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L’expérience échoue, car Elsa n’aime pas, et sans amour pas de question sans réponse, pas de confiance sans condition.
Voilà grosso modo le concept de ce travail qui je l’avoue excite ma curiosité, tant il a partagé la presse, comme toujours dans les mises en scène de Neuenfels qui ne laissent personne indifférent.

Du point de vue musical, ce que j’ai entendu à la radio m’est apparu de grande qualité.
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Photo DPA (Site du Spiegel)

Andris Nelsons jeune chef letton de 32 ans, directeur musical du City of Birmingham Symphony Orchestra, l’un des meilleurs représentants de la jeune génération, élève de Mariss Jansons, a assumé la direction musicale de ce Lohengrin. Son approche, surprenante par sa lenteur, séduit (au moins à la radio) par un vrai travail sur la pâte orchestrale, par un son plein, charnu, et un très grand sens du phrasé. Un Lohengrin inhabituel, mais très séduisant, voilà ce que je me suis dit en l’écoutant.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Des chanteurs, je peux seulement dire que Lucio Gallo (premier chanteur italien invité dans un grand rôle à Bayreuth depuis des années)  ayant renoncé début Juillet, il est remplacé dans Telramund par Hans-Joachim Ketelsen, un baryton de qualité, sans être exceptionnel.  Evelyne Herlitzius est une Ortrud comme toujours très engagée, mais le chant n’est pas toujours contrôlé, les sons, notamment les plus gutturaux, sont quelquefois assez vilains.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Annette Dasch semblait être tendue lors de la retransmission de la première, elle l’a dit d’ailleurs et le vibrato au premier acte était fort accentué. Gageons que cela ira mieux dans les représentations suivantes.

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Photo Reuters (Site du Spiegel)

Reste Jonas Kaufmann (qui ne sera pas dans la distribution l’an prochain, hélas) avec son chant à la technique de fer, aux mezze voci de rêve, aux aigus triomphants, qui semble dessiner un Lohengrin un peu plus sombre, mélancolique, moins lumineux que d’habitude, mais tout aussi passionnant.

Voilà des considérations initiales, qui sont marquées par la frustration de ne pas avoir pu assister au moins à la seconde représentation (deux billets rendus pour une cinquantaine de demandes), mais ce sont des frustrations hélas habituelles à Bayreuth.

LUCERNE FESTIVAL 2009: A STAR IS BORN: le chef Andris Nelsons (31 Août 2009)

 

A STAR IS BORN

CONCERT Andris NELSONS
Lucerne : 31 août 2009

Programme:

Britten : 4 Interludes extraits de “Peter Grimes”

Berlioz :  Nuits d’été (mezzosoprano : Vesselina Kassarova)
Debussy : La Mer
Ravel : La Valse

Le Festival de Lucerne ne se limite pas aux concerts magiques du Lucerne Festival Orchestra, l’orchestre de la Lucerne Festival Academy dirigé par Pierre Boulez a donné des preuves passionnantes de son engagement, Mariss Jansons a emporté la salle dans un concert Haydn-Chostakovitch avec le Concertgebouw qui restera dans les mémoires, nous avons aussi entendu la rare 10ème de Mahler dans la reconstitution de Deryck Cooke par le Gewandhaus de Leipzig dirigé par Riccardo Chailly qui a également enthousiasmé. Lucerne est une authentique fête de la musique, si proche de l’Italie (250 km) et de la France (100 km à peine) !

Mais nous nous arrêterons sur le passage d’un seul soir du City of Birmingham Symphony Orchestra dirigé par son nouveau chef, le jeune Andris Nelsons.  Programme franco-anglais assez éclectique, qui a littéralement électrisé les auditeurs et fait découvrir  une star future de la baguette. Il ne faut manquer sous aucun prétexte les futures apparitions de ce chef de 30 ans, pur produit de l’école du Nord, élève de Mariss Jansons (il lui a pris cette manière de prendre la baguette de la main gauche et de diriger par la main droite). J’ai rarement vu d’un chef émaner une telle énergie que  ce sont ses mouvements et ses gestes  qui, croirait-on,  font naître la musique. Il sculpte dans les airs la partition avec une clarté telle qu’il obtient de l’orchestre une prestation littéralement étourdissante. On savait le CBSO un très bon orchestre depuis que Rattle l’avait hissé à un niveau international, on ne savait pas qu’il était un orchestre tout à fait exceptionnel, au son somptueux, à la technicité à toute épreuve : une véritable alchimie naît entre musiciens et chef qui emporte tout sur son passage. Pas un moment de relâchement dans un programme qui a déchaîné le public dès les interludes du Peter Grimes de Britten et surtout la remarquable prestation de Vesselina Kassarova dans les nuits d’Eté, la voix est claire, bien posée, très présente, l’interprétation est vibrante. Quant à l’énergie développée par la mer de Debussy, et la Valse étourdissante de Ravel, elle fait littéralement palpiter , puis exploser le public qui est littéralement possédé par le chef et son orchestre, et qui hurle son juste enthousiasme. « A star is born ». A suivre