GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016: GUILLAUME TELL de GIOACCHINO ROSSINI le 15 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Jesus LOPEZ-COBOS; Ms en scène: David POUNTNEY)

Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith
Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith

L’œuvre est rare, même si dans l’histoire de l’art lyrique elle jouit d’un vrai prestige. C’est en effet le dernier opéra de Rossini, en 1829, considéré comme le premier “Grand Opéra” même si un an avant La Muette de Portici d’Auber avait ouvert la voie. D’ailleurs, pour des raisons différentes, les deux œuvres sont liées à l’histoire politique de deux pays, Auber parce que La Muette de Portici, créée à Bruxelles, voit le duo Amour sacré de la patrie devenir une sorte de ralliement national, la seconde parce qu’elle célèbre la libération des cantons suisses du joug autrichien par sa légende la plus significative..

C’est une œuvre majeure de l’histoire de l’opéra de Paris qu’on a représentée à Bastille en 2003 (avec Hampson dans Guillaume Tell) : entre les chœurs, les masses, les figurants possible,s le ballet il y a de quoi faire un grand spectacle, à condition qu’on le confie à un vrai metteur en scène.

51mIpBZgwxL._SX355_Peu de références au disque de la version française, Antonio Pappano l’a enregistrée en 2011 avec Santa Cecilia, sinon c’est la version Gardelli avec Gedda, Caballé et Bacquier (quand même…) qui fait autorité. En revanche la version italienne bénéficie de noms comme Riccardo Muti (Merritt, Studer, Zancanaro) ou Riccardo Chailly (Pavarotti, Freni, Milnes) qui rappelons-le, est peut-être plus grand rossinien que verdien.

TellPappano

Moi même, j’ai vu Guglielmo Tell pour la première fois à la Scala en 1989, inauguration de la saison, dans une mise en scène impressionnante de Luca Ronconi avec pour la première fois peut être l’utilisation de la vidéo de manière vraiment importante, des écrans énormes proposant une vue de torrents en furie et de paysages alpestres. Tandis que le décor figurait le parlement bernois. Grand souvenir pour Muti et Ronconi, moins pour les voix, une Studer à la limite, un Zancanaro bon sans être exceptionnel dans Guglielmo, et un Chris Merritt comme souvent remarquable.

L’enregistrement, y compris vidéo, existe : allez y en confiance.

Il y a donc une vraie légitimité pour le Grand Théâtre de Genève à proposer Guillaume Tell, d’une part parce que Tobias Richter a depuis son arrivée à Genève une vraie politique autour de l’opéra français, en version scénique ou de concert ! On y a vu entre autres Samson et Dalila, Mignon, et même Sigurd, et d’autre part, on est en Suisse et Guillaume Tell est un titre maison qui se justifie évidemment.

Sur le papier, l’affiche est attirante: Jesús López Cobos est un grand chef rossinien et spécialiste du bel canto romantique. Le fidèle de l’opéra de Paris se souvient avec émotion que ce fut lui qui dirigea alors jeune La Cenerentola à Paris sous l’ère Liebermann avec en alternance Teresa Berganza et Frederica Von stade dans une mise en scène de Jacques Lasalle. C’est un de ces chefs de confiance qui assure solidement une représentation avec élégance.

Depuis la mort d’Abbado qui n’en dirigeait d’ailleurs plus, il est difficile de trouver un grand chef pour Rossini, et notamment pour le Rossini bouffe, quant au Rossini sérieux, ou au Rossini pré-romantique, le marché est plutôt clairsemé, et en tous cas jamais labouré par des chefs de premier plan. Ce fut longtemps Bruno Campanella qui assura les utilités rossiniennes partout, y compris à Paris où il dirigea Guillaume Tell.

Et pourtant, cette musique n’est pas la musique médiocre ou faible que d’aucuns disent.
Si elle l’était, on n’entendrait pas des échos verdiens ou même wagnériens assez fréquents dans le tissu musical, avec en sus des moments magnifiques, le final par exemple, dont Wagner va se souvenir par bribes, et même les ballets, oui les ballets sont bien meilleurs que la plupart des ballets écrits sur un coin de table par Verdi.

Et c’est une œuvre aussi difficile à réussir pour la partie vocale. Le ténor, Arnold, fait partie des ténors impossibles de la période, les Raoul des Huguenots, les Cellini, les Léonard de La Juive, les Henri des Vêpres Siciliennes, le baryton, pour Tell, doit avoir une voix large, avec un spectre large, à cause de graves marqués, quant à la soprano, Mathilde, elle fait partie des sopranos qui nécessitent une science des agilités, des notes filées, d’autres très ouvertes : il y faut un lirico spinto un peu colorature, de la race des héroïnes meyerbeeriennes ou verdiennes un peu tendues, Elvira d’Ernani, Valentine des Huguenots, de ces voix qui exigent de la tension d’un bout à l’autre parce que le rôle offre divers registres très variés. En plus, Rossini, jamais sympa avec les chanteurs, leur fait chanter des aigus impossibles dans l’air, mais sans jamais ou presque donner une note finale qui puisse ramasser les applaudissements du public, la plupart du temps, l’air se termine en demi teinte, ou s’éteint.

Difficulté supplémentaire, il y a beaucoup de personnages, et qui sont tous sollicités à un moment ou un autre, ce qui veut dire pour celui qui compose le cast une exigence de niveau homogène.

On peut comprendre, vu l’accumulation d’une distribution très homogène et de très haut niveau, que peu de théâtres se lancent dans l’aventure. C’est ce qui rend l’initiative genevoise d’autant plus méritoire.
La dernière production de Guillaume Tell, je l’ai vue à Munich, dans une mise en scène sans génie mais solide de Antu Romero Nunes avec au pupitre Dan Ettinger (qui s’est un peu trompé de répertoire) et un cast très respectable (Volle, Rebeca, Hymel).

La distribution genevoise est dominée par l’Arnold de John Osborn et le Tell de  Jean-Francois Lapointe, dans un rôle où on ne l’a jamais entendu, avec une diction parfaite, un aigu bien ouvert, une science des couleurs mais un petit problème de graves: à chaque fois, les graves sont détimbrés, difficilement audibles, mais centres et aigus sont bien projetés et affirmés. Et le personnage est intéressant en scène, vif, énergique, humain. Un vrai Tell!

Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados
Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados

John Osborn est Arnold, il est comme il se doit magnifique. Magnifique pour une diction parfaite, stupéfiante même,où tout est clair, articulé, émis avec un contrôle exceptionnel permettant une tenue de ligne impeccable. Avec des aigus éblouissants, même si le public n’a pas toujours l’air de s’en apercevoir, parce qu’ils apparaissent au détour d’un vers, d’un mot sans préparation et surtout sans mise en scène vocale. C’est un rôle plus ingrat qu’il n’y paraît, parce que tout le monde pense que le rôle le plus difficile est Tell et qu’en fait c’est bien Arnold le piège de l’opéra.

Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados
Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados

Mathilde, c’est la jeune Soprano russe Nadine Koutcher, qui impressionne dans le premier air, notes bien projetées, bonne diction, belle ligne de chant, c’est vraiment intéressant d’autant que la voix n’est pas si grande. Le reste déçoit un peu, le volume manque, la voix semble se fatiguer.Elle n’a pas suffisamment de largeur et d’assise pour passer dans les ensembles et reste indifférente dans l’héroïsme. Il reste que la prestation est vraiment défendable.

Parmi les autres rôles, signalons le Gessler moyen de Franco Pomponi, diction là aussi claire, mais la mise en scène en fait un personnage tellement ridicule et caricatural, sorte de monstre qui croque des pommes sorti du double cabinet des docteurs Frankenstein et Folamour, mais qui pour en rajouter, pourrait diriger aussi Spectre dans un James Bond que je pense qu’il est gêné.

Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados
Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados

Très belle Hedwige de Doris Lamprecht dont le rôle est concentré vers la partie finale, un rôle qu’elle défend non seulement avec une belle présence et une notable énergie, mais aussi une très belle ligne de chant. Très beau Ruodi (le pêcheur) d’Enea Scala, qui alterne avec Osborn dans Arnold : la voix est claire, bien timbrée, bien projetée, et la diction impeccable. Un chanteur sans nul doute à suivre, qui avait déjà bien plu à Munich dans le même rôle et qu’on commence à voir dans ce type de rôle sur les scènes internationales.
Si dans l’ensemble la distribution est bien équilibrée, les deux jeunes artistes appartenant à la troupe des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève (excellente initiative par ailleurs), Erlend Tvinnereim et Amelia Scicolone ont une charge un peu trop lourde pour leurs voix encore vertes. Jemmy n’est pas un rôle de complément, mais un rôle de caractère, avec une voix très présente dans les ensembles, et la voix de la jeune Amelia Scicolone a encore des aigus mal maîtrisés, trop acides, trop dardés (il faut qu’elle soit entendue) par rapport à un centre encore fragile. Il en résulte un manque d’homogénéité dans la présence vocale malgré une prestation scénique convaincante. Ces rôles de travestis, très présents dans le Grand Opéra (il en restera des traces dans Oscar de Un ballo in maschera) par le fait même que ce sont des rôles travestis, sont exposés parce qu’ils ne sont jamais secondaires. Quant à Erlend Tvinnereim, en Rodolphe, il est pris au piège d’un rôle qui apparaît être de complément, mais avec un joli défi vocal dans le final de l’acte I qu’il n’arrive pas à relever, diction erratique, rythme, aigus, vélocité exigée par Rossini, tout cela n’est pas maîtrisé. C’est bien là le danger de Rossini, et en même temps sa force : il n’y a pas de « petits rôles » et chacun a droit à ses pièges, d’où la nécessité d’une compagnie très homogène et techniquement sans aucune faille.
On constate avec joie que le choeur du Grand Théâtre dirigé par Alan Woodbridge est toujours aussi bon, engagé, bien préparé, et qu’il est vraiment, et depuis longtemps, l’honneur de cette maison.
J’ai été en revanche un peu déçu par la direction de José Lopez-Cobos, spécialiste de Rossini, et aussi du bel canto, un chef discret mais sûr, et très bon technicien. Il soigne la clarté de l’orchestre, notamment la petite harmonie et les cordes : à ce titre, la mise en scène expose Stéphane Rieckhoff, habillé en Armailli (il me semblait que la tenue était spécifique de Fribourg ou du canton de Vaud, mais qu’elle n’allait pas jusqu’à Uri) l’excellent premier violoncelle de l’Orchestre de la Suisse Romande, en en faisant la première victime des monstres autrichiens (sortis d’une bande dessinée à la Matrix, avec leurs heaumes en tête de loup), puisque soliste seul en scène pendant l’exécution du célèbre solo initial, il se fait bientôt emporter par l’envahisseur (les autrichiens n’aiment pas la musique ? étrange, j’aurais cru le contraire) qui laissent en scène sson instrument brisé. Quel symbole ! Mais un joli talent aussi, qui illustre la bonne tenue des cordes de l’OSR. Les cuivres en revanche souffrent d’imprécision, dans les attaques, dans la manière de projeter le son, jamais clair, jamais net.
Au-delà de ces détails , ce qui manque à la direction, c’est une certaine énergie, notamment dans les parties les plus épiques, et les ensembles. Dans une œuvre qu’aussi bien Verdi (notamment dans Nabucco, qui raconte aussi une histoire d ‘oppression et d’envahisseur, avec un baryton basse en héros et un ténor en embuscade) que Wagner (Tannhäuser, Rheingold) ont regardé avec insistance, il m’a semblé qu’elle eût pu sonner d’une autre manière.
Enfin, même si c’est une décision de la direction, le chef eût pu protester contre les coupures trop importantes. Certes, Guillaume Tell, c’est long, et l’œuvre n’est jamais représentée intégralement, mais il me semble qu’une exécution intégrale eût été à la fois à l’honneur du GTG, mais surtout, eût rempli un manque, avec un vrai sens, en Suisse, dans sa partie francophone. Certes on présente une version française, mais surtout une version tronquée. Et comme l’œuvre n’est pas connue, personne ne proteste. On couperait une heure de Götterdämmerung ou de Meistersinger, que n’entendrait-on pas ! Mais pour Rossini…Décision regrettable pour laquelle on trouvera tous les justificatifs du monde, sauf qu’un théâtre francophone suisse qui présente Guillaume Tell dans la version originale en coupant un tiers de l’œuvre, n’est ni à la hauteur et du défi, ni de sa réputation.

Quant à la chorégraphie d’Amir Hosseinpour , nécessaire dans un opéra qui contient des parties importantes de ballet, elle n’est pas en soi médiocre et elle est très bien exécutée, mais trouverait sa place peut-être au sein d’une représentation monographique de ballet, mais pas au sein d’une production où elle semble plaquée et sans lien réel avec la trame, voire là aussi un peu ridicule. C’est l’image du cheveu sur la soupe qui s’impose.

Le gentil Tell (Jean-François Lapointe contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite © GTG/Magali Dougados
Le gentil Tell (Jean-François Lapointe)  contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite et à la pomme © GTG/Magali Dougados

La mise en scène de David Pountney n’est pas non plus à la hauteur de l’œuvre, qu’elle abâtardit, la rendant caricaturale voire ridicule par moments. Une seule idée : la flèche qui tenue par les paysans, parcourt sa trajectoire jusqu’à la pomme (déjà croquée au demeurant par le mélophage Gessler) au ralenti : jolie image, qui résout la question technique et qui devient alors emblématique de ce moment central.
Les coupures, sans doute imaginées pour rendre plus claire la ligne de l’intrigue, ont toujours pour effet lorsqu’elles sont importantes de schématiser et de réduire les détails de l’intrigue à l’os : il est d’autant plus facile alors de tomber dans la simplification et le manichéisme, il y a les bons suisses d’un côté (tous unis autour d’un Mechthal idolâtré sous forme de Mohai ou de statut du commandeur, notamment pour son fils Arnold) et l’horrible Gessler de l’autre. En rendant l’opposition si grossière, la mise en scène se décrédibilise et décrédibilise le livret. Inutile de chercher trop de psychologie, inutile de chercher la nature domptée ou sauvage, si importante dans l’œuvre dès l’ouverture : elle est totalement absente, au profit d’un univers métallique, uniformément gris. Les suisses sont tous gris, les oppresseurs tous en armure. Même les scènes familiales chez les Tell restent esquissées, alors qu’elles sont importantes, de même l’évolution d’Hedwige, qui passe de mater familias à pilier de la révolte n’est pas soulignée.

La question d’Arnold, amoureux de la princesse ennemie, et la délicatesse psychologique qui pourrait en résulter n’est pas abordée sinon sous l’angle esquissé de la peur du père: les choses sont brutes, sommaires, sans âme, sans intérêt et sans raffinement, alors que la musique est si raffinée. Si l’intérêt de la production est qu’elle est coproduite, la question artistique est passée au second plan au profit des intérêts économiques. Mais d’un côté, ils ont bien peu de goût ces directeurs de théâtre, de tomber d’accord sur une production aussi médiocre et d’un autre, je trouve regrettable qu’on perde une occasion de confier l’œuvre à un authentique metteur en scène et non pas un faiseur.

Au total, voilà une production aux qualités musicales indéniables, une distribution qui a globalement de la tenue, une direction musicale d’une certaine élégance un peu grise (comme la mise en scène), sans  relief suffisant dans les moments plus tendus, et une mise en scène qui reste d’un niveau médiocre, ignorant des pans entiers de l’ambiance nécessaire à poser dans Guillaume Tell, et qui simplifie les choses, donnant de l’opéra de Rossini une idée fausse. Cette ouverture de saison eût pu être une référence, elle n’est qu’un opéra de plus, tronqué et malmené, même si musicalement très défendable.[wpsr_facebook]

Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados
Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados

 

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 9 février 2012 – SANCTA SUSANNA (Paul HINDEMITH) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) / SUOR ANGELICA (Giacomo PUCCINI) (Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Sancta Susanna ©Stofleth

Chaque année, l’Opéra de Lyon centre une partie de sa programmation autour d’un festival thématique, construit autour de productions existantes regroupées ou de nouvelles productions, ce fut Pouchkine, ce fut Mozart, c’est cette fois Puccini qui permet aussi de présenter Schönberg, Hindemith, Zemlinsky : la salle est pleine. Le public lyonnais est habitué depuis longtemps (en fait depuis Erlo et Brossmann) à une programmation hors des sentiers battus, il est disponible et ouvert. Les distributions sont faites de chanteurs qui se partagent les œuvre affichées, comme une petite troupe réunie ad hoc. Ainsi de Sancta Susanna où l’on retrouve la Susanna (splendide) de Agnes Selma Weiland, qu’on a vu dans Gianni Schicchi, la Klementia de Magdalena Anna Hofmann, qu’on a vue dans la femme de Von heute auf morgen, l’Angelica de Csilla Boross, vue dans Giorgetta de Il Tabarro, ou la Zia principessa de Natascha Petrinski qui était Zita de Gianni Schicchi et La Frugola de Il Tabarro.

Sancta Susanna ©Stofleth

Cette dernière soirée est peut-être la plus surprenante. D’abord parce que – il faut bien l’avouer – qui a déjà entendu Sancta Susanna? Les opéras majeurs de Hindemith (Mathis le Peintre, Cardillac)  sont déjà peu joués, le plus connus de ses opéras mineurs, Neues vom Tage, est très rarement exhumé, et Sancta Susanna, une explosion de vingt-cinq minutes à la thématique plus que sulfureuse n’est pratiquement jamais joué. Raison de plus pour applaudir à ce choix, qui bien sûr se met en perspective par rapport à Suor Angelica, et qui datant de 1922, est entre Zemlinsky et Schönberg, plus proche peut-être du premier que du second.
Entre Suor Angelica, drame sulpicien qui n’est pas à mon avis l’une des plus grandes réussites de Puccini, et Sancta Susanna, qui est pour moi non seulement une vraie surprise, mais une œuvre qui mériterait d’être mieux connue et appréciée, il n’y a de commun que le lieu: le couvent.
L’histoire de Sancta Susanna a provoqué à la création (Mars 1922 à Francfort) un immense scandale qui n’est sans doute pas étranger à la difficile carrière de l’oeuvre. L’argument touche en effet au monde fantasmatique des religieuses enfermées dans un couvent (ce n’est pas nouveau, et c’était déjà au Moyen âge (Boccace) au XVIIème (les diables de Loudun) ou au XVIIIème (La Religieuse de Diderot) une problématique qui donnait lieu à littérature ou débat: rappelons pour mémoire qu’en 1966, le secrétaire d’Etat à l’information d’alors, Yvon Bourges, avait fait interdire -à la demande du Général de Gaulle, on l’ a su depuis- le film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot. L’affaire se poursuivit jusqu’en 1975…Ce n’est pas si ancien.
L’argument est assez simple, pour cette oeuvre de 25 minutes, dont le livret est la pièce du poète expressionniste August Albert Bernhard Stramm “Sancta Susanna, Ein Gesang der Mainacht” (Sainte Suzanne, un chant de la Nuit de Mai)(création à Berlin en 1918). Dans un couvent, Klementia, une soeur enfermée depuis 40 ans, voit une apparition de Sainte Suzanne. Suzanne, personnage de la Bible, accusée à tort de tromper son mari avec un jeune homme. Suzanne protège Klementia, terrorisée par la vision d’une soeur emmurée vivante pour avoir caressée le visage du Christ. Sancta Susanna pose le fantasme féminin au cœur de la problématique, mais l’œuvre est elle-même au centre d’une trilogie consacrée à la femme. En 1921, à Stuttgart, Fritz Busch crée “Mörder, Hoffnung der Frauen” (assassin, espoir des femmes) et das Nusch-Nuschi mais se refuse à créer Sancta Susanna. Le “Trittico” de Hindemith ainsi ne verra pas le jour et Sancta Susanna est créée non sans difficultés à francfort l’année suivante.
25 minutes d’explosion musicale violente dans une mise en scène noire dominée par un Christ géant. l’espace est noir, à l’opposé de l’espace de Suor Angelica, immaculé. Les interrogations de Klementia se projettent de manière fantasmatique par l’apparition du couple servante/valet sous forme d’acrobates qui s’exercent au-dessus de Klementia (très belle Magdalena Anna Hofmann) terrassée. Leurs répliques sont dites par Klementia elle-même, en proie à une sorte de vision-dédoublement.
La scène vide et sombre, avec au centre un piédestal sur lequel s’offrent tour à tour Klementia, puis Susanna et dominé par un Christ géant qui se penchera sur Susanna offerte et nue (étonnante et magnifique Agnès Selma Weiland)pour protéger Klementia sous les anathèmes des religieuses et de la vieille nonne. Les nonnes sont grimées de signes cabalistiques qui leur donnent l’allure de vagues sorcières.De cette œuvre courte se dégage un vrai choc final: une femme nue sous un Christ, et un chœur de nonnes criant Satan Satan…Eros reprimé et Thanatos sont les questions posées par cette soirée: on aimerait voir le tryptique entier…
Bernhard Kontarsky qui a découvert la partition la dirige avec sa précision habituelle. Cette musique qui (au niveau de tout le tryptique) ironise sur Wagner, Mahler et Strauss, en utilise aussi les mêmes moyens, un symphonisme décanté qui sied bien à l’acoustique de cette salle, une violence particulièrement acérée, un refus du lyrisme qui l’oppose directement à Suor Angelica, qui paraît bien fade à côté.

Suor Angelica ©Stofleth

Là où l’espace était noir, il est blanc, là où il restait ouvert, il est clos dans une forme rectangulaire qui rappelle le cube (élargi dans ce cas) de Tabarro et Gianni Schicchi. Là où Sancta Susanna montrait un Christ à qui on s’offrait, on a ici une Sainte Vierge sulpicienne géante. En bref, un cloître apaisé, peu inquiétant où les nonnes semblent vivre des jours réglés et apaisés. Angelica se réfugie dans les herbes et les plantes, dont elle a acquis une fine connaissance. La visite de la Zia Principessa, tache noire dans cet océan de blanc immaculé, rompt cette apparente harmonie. Natascha Petrinsky s’en sort avec les honneurs, même si on aimerait (je me souviens de Viorica Cortez dans ce rôle en fin de carrière, elle était effrayante) un mezzo encore plus profond, plus noir.Csilla Boross en revanche n’a ni le lyrisme ni la rondeur, ni la tendresse voulue par Suor Angelica, les aigus sont criés, fixes, la voix est froide: toutes les Giorgetta ne sont pas des Angelica et il eût mieux fallu la distribuer à une voix plus tendre (pourquoi pas Ivana Rusko, jolie Genoveva), même si Angelica est un vrai lirico-spinto.

Suor Angelica ©Stofleth

La mise en scène est assez pauvre l’apparition de l’enfant perdu d’Angelica émergeant de la fontaine centrale semble un bébé enfermé dans le formol qui émerge. C’est peut-être voulu, c’est peut-être aussi la conclusion de cette vision clinique assénée par tout ce blanc, mais cela reste loin de la tendresse de la musique à ce moment. Musique magnifiquement éclairée une fois de plus par Gaetano d’Espinosa, qui a réussi à donner une unité aux trois soirées en débarrassant Puccini de toute la mièvrerie dans laquelle on l’enferme quelquefois et en offrant une direction précise attentive et collant parfaitement au propos général de la programmation. Ce Puccini-là est bien en phase avec ses confrères germaniques.
Et voilà, trois soirs qui ont sans doute changé quelque chose dans la vision qu’on a de Puccini, qui ont donné un “Plus” comme le dit le titre du festival. Mais qui ont permis de mettre la lumière sur une période de la musique d’opéra foisonnante, qui voit naître et Turandot, et Wozzeck, mais aussi tant d’œuvres injsutement tombées dans l’oubli des programmateurs et que Lyon a magnifiquement reproposées. On a envie de les réentendre rapidement, peut-être dans d’autres contextes: à quand le Tryptique d’Hindemith?

Prochain passage obligé par Lyon, un Parsifal qui promet beaucoup, en mars prochain, (Kazushi Ono, François Girard, avec le ténor dont on parle Nicolai Schukoff, Gerd Grochowski (magnifique Gunther, magnifique Kurwenal) en Amfortas et Georg Zeppenfeld en Gurnemanz (il fut excellent à Bayreuth l’an dernier dans Henri l’oiseleur du Lohengrin de Neuenfels) et Elena Zhidkova en Kundry, qui est une chanteuse de très bon niveau. Rendez-vous à Lyon entre deux Veuves Joyeuses à Paris en mars!

 

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 8 février 2012 – EINE FLORENTINISCHE TRAGÖDIE (Alexander von ZEMLINSKY) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY)- GIANNI SCHICCHI (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Gianni Schicchi © Stofleth

Une tragédie florentine…et une comédie florentine, car Gianni Schicchi conclut le Trittico par ce clin d’oeil amoral (et dantesque, puisque l’histoire vient de Dante – Enfer, chant XXX, 31-45
E l’Aretin che rimase, tremando
Mi disse:” Quel folletto è Gianni Schicchi…”).
Florence est au centre de la soirée, une Florence des bourgeois enrichis, celle de Simone chez Zemlinsky comme celle du défunt Buoso Donati, chez Puccini. D’un côté Oscar Wilde et de l’autre Dante, voilà les horizons d’attente de cette soirée fort bien composée. Saluons au passage la belle politique de livres-programmes de l’Opéra de Lyon. De vrais livres, sans publicité, sans papier glacé, au prix d’un livre de poche bien documenté, bien construit. On  forme un public fidèle et compétent aussi avec les programmes…
Cette soirée diffère sensiblement des autres, dans la mesure où le spectacle de Zemlinsky est une reprise de la production 2007 de Georges Lavaudant  (l’opéra Eine florentinische Tragödie a été créé en France en 1989, il n’y a pas si longtemps…), tandis que David Pountney propose une nouvelle production de Gianni Schicchi, pas représenté à Lyon depuis 1967.

Une tragédie florentine ©Stofleth

Lavaudant inscrit Une tragédie florentinedans un espace réduit, triangulaire, aux proportions bouleversées, un angle de salle de réception aux murs obliques, au style presque cubiste, aux ombres déformées, avec une longue table sur laquelle se vautre au lever de rideau la femme saturée du plaisir donné par Guido Bardi, le fils du Duc de Florence. Le mari, Simone, revient.

Une tragédie florentine ©Stofleth

La femme est habillée de rouge passion, les hommes sont en noir, presque interchangeables, d’ailleurs , femme et amant sont des rôles presque de figuration. C’est Simone (l’excellent Martin Winkler) qui tient toute la place dans la partition. La mise en scène de Georges Lavaudant sait créer la tension, et suivre la musique expressionniste de Zemlinsky, avec ses jeux d’ombres perpétuellement décalés par rapport au réel, ombres immenses qui écrasent les personnages réels. Simone dès son entrée comprend plus ou moins la situation, mais commence une sorte de jeu du chat et de la souris entre  Simone et Bardi, on lui vend de merveilleuses pièces de de tissu, il achète tout au prix double, et Simone commence à voir se clarifier la situation, d’autant qu’à peine il disparaît, les deux amants se retrouvent et se lovent l’un à l’autre. Vocalement, Martin Winkler est à la fois impressionnant vocalement et scéniquement, il incarne le rôle et use de sa voix (qui est grande) avec extrême intelligence. Thomas Piffka n’est pas vraiment aidé par le rôle de Guido, qui ne lui permet pas de montrer ses possibilités vocales, non plus que la soprano  Gun-Brit Barkmin qui compose cependant un personnage inquiétant et fascinant.

Une tragédie florentine ©Stofleth

La musique de Zemlinsky (Maître de Schönberg) est généreuse, rappelle les grands anciens, Wagner, bien sûr, mais aussi les contemporains comme Strauss. Elle se situe dans la lignée d’autres œuvres comme Die Tote Stadt de Korngold. C’est une musique charnue, opulente, expansive, que l’acoustique sèche de l’opéra cette fois ne sert pas vraiment, on aimerait plus de réverbération, pour créer correspondance avec les jeux d’ombre de la scène. Kontarsky arrive  malgré l’acoustique ingrate à faire parler avec chaleur et précision cette musique qui se conclut non par le meurtre de Guido par Simone, mais par sa conséquence un peu ambiguë: les répliques finales (Bianca: “Tu es si fort, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”, Simone: “Tu es si belle, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”) semblent réconcilier le couple sur le cadavre de Guido, mais dans la mise en scène de Lavaudant sonnent aussi de manière sourdement inquiétante, Simone semble à la fois enlacer et étrangler Bianca. La Tragédie n’est pas close.

Gianni Schicchi ©Stofleth

Face à ce retournement, un autre retournement, de testament celui-là dans le seul opéra bouffe écrit par Puccini, Gianni Schicchi, petit chef d’œuvre d’humour musical qui met en scène une famille apparemment éplorée par le décès d’un riche propriétaire, en attente de testament. Quand celui ci est découvert,  la famille se découvre déshéritée au profit de moines. On appelle le malin Gianni Schicchi, un bourgeois de peu, à l’instigation de Rinuccio, le fils de la famille, qui est amoureux de Lauretta fille de Schicchi. Ce dernier  se fait passer pour mourant, redicte un testament au Notaire en sa faveur. La famille ne peut répliquer sous peine de sanctions terribles (“Addio Firenze, addio addio cielo divino…”). Et tout est bien qui finit bien, y compris pour Rinuccio et Lauretta, les amoureux.

Face au décor hiératique du Zemlinsky, celui de Gianni Schicchi est au contraire chargé, et s’y développe le thème de la boite et du cube déjà vu dans Tabarro. Le défunt est dans un cube central, fermé par un rideau rouge, comme le théâtre d’une énorme farce, et la scène est encombrée de coffres forts, qu’on va ouvrir peu à peu pour chercher le testament et qui ne renferment que des boites de sauce tomate et de spaghettis. La famille est au complet, de tous âges, de vieillard au bébé, et le chœur de lamentations est une réussite au départ, ainsi que l’attaque explosive de l’orchestre. Werner Van Mechelen, le Michele de Tabarro, est cette fois Gianni Schicchi, il réussit moins dans ce rôle bouffe que dans le taciturne Michele. Il manque de cette verve innée que possédait un Bacquier par exemple dans ce rôle, il est trop sérieux. Natascha Petrinski, la Frugola de Tabarro,(et Zia principessa de Suor Angelica), est ici une Zita impeccable, autoritaire, expressive. Saimir Pirgu, remplaçant Benjamin Bernheim, montre comme toujours sa voix de ténor claire, techniquement bien posée, un peu limitée à mon avis pour les aigus du rôle, mais cela passe globalament. La Lauretta de Ivana Rusko, sur les épaules de qui tiennent la représentation tant tout le monde attend l’air fameux, répond aux attentes, même si la voix n’a pas pour mon goût le velouté voulu ni la douceur. Elle en a l’énergie cependant. La direction de Gaetano d’Espinosa est précise, claire, accompagne les chanteurs avec une grande précision (comme dans Tabarro), et laisse apparaître la richesse de l’orchestration et l’humour de Puccini dans l’utilisation des instruments au service de la comédie et des situations, et l’orchestre est valorisé, avec un rythme plus rapide que d’habitude (le début est explosif et fulgurant!) . Une mise en scène au total assez sage, mais juste, mais bien équilibrée, une direction musicale vraiment adéquate, une troupe de chanteurs de bon niveau. Encore une fois, la soirée se termine dans la joie et les spectateurs sont nombreux à fredonner l’air de Lauretta. Une belle soirée encore à l’actif de l’Opéra de Lyon.

Gianni Schicchi ©Stofleth

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS – VON HEUTE AUF MORGEN (Arnold SCHÖNBERG)(Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) /IL TABARRO (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Von heute auf morgen © Stofleth

Comme on est heureux en constatant qu’il y a des programmateurs intelligents et fins, qui ne se moquent pas du public et qui lui proposent des soirées séduisantes, équilibrées, et sans racolage culturel ou distributions bling bling. Comme on est heureux en constatant qu’il y a des publics ouverts, disponibles, jeunes et heureux. Comme on est heureux qu’enfin Puccini soit libéré de son image vériste et rapproché de cette musique “nouvelle”qui fit quelquefois scandale, et qu’il aimait: on sait qu’il aimait beaucoup le Pierrot Lunaire, par exemple. Qu’on est heureux enfin de découvrir ou redécouvrir des œuvres peu familières de nos salles, comme Von heute auf morgen ou Sancta Susanna ou même comme cette Florentinische Tragödie qu’on voit un peu plus, mais encore trop rarement.
Bref l’opéra de Lyon en programmant ce Festival Puccini Plus, nous a donné du vrai bonheur: par -10° l’autre soir (le 8 février) le public sortait du théâtre en chantant le fameux air de Lauretta de Gianni Schicchi…Merci à Serge Dorny.
Alors je vais aborder ces spectacles soir par soir, en essayant de communiquer au lecteur ce bonheur d’avoir assisté à ce qu’on aimerait avoir tout les soirs à l’opéra, des mises en scènes solides, des distributions équilibrés, des chefs de qualité.
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Von heute auf morgen, opéra en un acte écrit entre 1928 et 1929, a été créé en 1930 à Francfort. C’est une œuvre très rarement donnée, je l’ai découverte à l’occasion d’une présentation en version de concert en Allemagne, en 1994,  à Ludwigshafen, où la division “Affaires culturelles” de BASF avait invité l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Boulez à illustrer musicalement une série de manifestations autour de la Neue Sachlichkeit (nouvelle objectivité), il s’en est suivi une tournée de ce concert à la Scala, à Rome, à Vienne, et l’année suivante au Châtelet (1995). Je n’ai pas trace de représentations scéniques, mais seulement d’un film des Straub (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), très précisément construit autour de cette œuvre (Du jour au lendemain, 1997). D’ailleurs, ce film sera projeté lors d’un cycle dédié aux Straub par la cinémathèque de Grenoble le 2 mars 2012 à 22h, Salle Juliet Berto à Grenoble. A voir absolument!!

 

Von heute auf morgen © Stofleth

Von heute auf morgen est une manière d’opéra bouffe, en voici rapidement l’argument (il est de Schönberg lui-même et le livret de Max Blonda, pseudonyme de son épouse Gertrude Schönberg).
Un mari et sa femme rentrent chez eux après une soirée passée chez des amis. L’homme, fasciné par une amie d’enfance de sa femme, prend brusquement conscience de la différence qui existe entre l’élégante créature avec laquelle il a discuté toute la soirée et sa brave “ménagère” d’épouse. Sa femme dissimule son dépit en tentant de  détourner la conversation, et lui fait gentiment remarquer qu’il se laisse aveugler “par n’importe quelle créature qui semble être à la mode”. Elle pressent soudain la menace qui pèse sur son bonheur et, pour éveiller la jalousie de son mari, lui raconte à son tour comment ce soir, un célèbre ténor lui a fait la cour. L’homme, piqué au vif, se moque d’elle. Alors, dans un élan d’impatience, elle le menace de lui montrer de quoi elle est capable, et que, faute d’intuition, il ne soupçonne pas. Elle aussi pourrait être moderne si elle le décidait et on verra bien ce qu’il adviendra de lui si elle se met à être “une femme d’aujourd’hui”.

Von heute auf morgen © Stofleth

“Mama, was sind das, moderne Menschen?” (Maman, c’est quoi des gens modernes?)est la question posée par l’enfant, dernière réplique de l’opéra, au baisser de rideau. Entre temps, le couple s’est retrouvé, et a ignoré la proposition libertine de l’amie et du chanteur venus les chercher. La question posée par l’opéra de Schönberg est celle du couple, face aux tentations et à la routine. Giorgetta, 25 ans, épouse de Michele, 50 ans, y répond tout autrement, et y succombe, séduite par le beau Luigi, 20 ans, ouvrier de son mari. C’est que il Tabarro (tiré d’une pièce de Didier Gold, La houppelande, vue par Puccini à Paris en 1912) est à l’autre pôle qui ignore la modernité citée par le couple de Schönberg. Chez Schönberg, une conversation, une communication transparente qui conduit à une décision “du jour au lendemain”, chez Puccini, un monde fait de silences, de mensonges, de soupçons qui conduit au drame et au meurtre. Deux manières de voir le couple, l’une héritière d’un XIXème englué dans les valeurs bourgeoises, l’autre tentée par une modernité amorale, mais qui retourne aux valeurs bourgeoises.  Si l’œuvre de Puccini a eu une grande fortune scénique, celle de Schönberg au contraire a été critiquée dès le départ, à commencer par Otto Klemperer qui ne veut pas la jouer au Kroll Oper ou même Boulez qui a dit d’elle qu’il s’agissait “d’un des rares faux pas de Schönberg”. Si l’argument semble léger, la composition en est très complexe et le livret lui-même pose bien des questions. Si les Straub s’en sont emparés, c’est qu’il s’agit d’une œuvre plus épaisse, sous sa légèreté apparente, et moins évidente qu’il n’y paraît. Encore une fois, l’opposé de la lecture de Tabarro.
Deux metteurs en scène, John Fulljames (Von heute auf morgen), David Pountney (Il Tabarro), mais même décorateur (Johan Engels), et même créatrice de costumes (Marie-Jeanne Lecca), et deux chefs, qui remplacent Lothar Koenig souffrant, Bernhard Kontarsky, chef expérimenté, spécialiste incontesté de la musique du XXème, et un jeune chef sicilien d’une trentaine d’années, Gaetano d’Espinosa qui dirigera tous les Puccini.
John Fulljames traite l’œuvre comme une sorte de séquence cinématographique (des sièges devant la scène, où l’installent l’amie et le chanteur) où se succèderaient des plans, structurés par de perpétuels changement de décor, qui rend cette conversation plus variée, comme si les décors étaient des variations sur la notion très relative de modernité, plus vive, plus colorée qu’attendu: le décor est géométrique, fait de couleurs vives,  très “moderne” selon la représentation qu’on a des intérieurs dits “modernes” à différentes époques. Il en résulte une grande fluidité, et aussi une vraie théâtralisation d’une œuvre souvent considérée comme irreprésentable. Notamment par le jeu et la présence de l’amie et du chanteur, spectateurs muets ou intervenants “en transparence” avant même leur entrée en scène. Tout cela est très réussi.

Il Tabarro ©Stofleth

A l’inverse, il Tabarro se joue dans un décor gris et fixe, structuré par un cube gris, sorte de container figurant la péniche, avec un éclairage sombre et des jeux d’ombres qui construisent  une atmosphère pesante dès le début, éclairée un instant par la Frugola (Natasha Petrinski, très bonne), ou par le célèbre duo sur Paris entre Luigi et Giorgetta, où la mélodie de Puccini n’est que faussement souriante, et terriblement nostalgique d’un paradis perdu qui n’ouvre pas sur un futur lumineux.
L’équipe de chanteurs est vraiment en phase avec le propos dans les deux opéras. Dans Schönberg, Wolfgang Newerla et Magdalena Anna Hofmann composent un couple qui maîtrise parfaitement l’art de la conversation en musique tandis que Rui dos Santos compose avce bonheur un chanteur ténorisant plus soucieux de l’apparence que de la profondeur, on le sent rien qu’à la manière de projeter la voix. Le metteur en scène utilise l’employé du gaz comme projection érotique (il faudrait faire un sort aux pompiers, facteurs ou employés du gaz, comme projection des rêves érotiques secrets des ménagères de plus ou moins de cinquante ans…). La direction musicale est lumineuse, et pour une fois, la sécheresse de l’acoustique de la salle avantage l’audition, on y entend toutes les notes, tous les niveaux, tous les instruments, et on touche vraiment à cette complexité dont il était question plus haut. Bernhard Kontarsky rend lisible et claire une œuvre déjà bien défendue sur le plateau. Il en résulte un travail d’une très haute qualité, et l’heure passe avec une grande rapidité, avec une visible adhésion du public.

Il Tabarro ©Stofleth

En regard, un Puccini lui aussi d’une cristalline clarté. Gaetano d’Espinosa fait entendre la complexité, les singularités qui font comprendre la parenté de Puccini avec la modernité musicale. Son Puccini n’est jamais tonitruant, jamais vulgaire, toujours raffiné,  et accompagne les chanteurs avec beaucoup d’attention. L’équipe de chanteurs est là aussi exemplaire, dans les petits rôles (Il talpa de Paolo Battaglia, par exemple) comme dans les grands: le Michele de Werner van Mechelen plus en phase que dans Gianni Schicchi à mon avis, est saisissant de retenue et d’inquiétante placidité, et la voix noire à souhait. Belle découverte que le jeune brésilien Thiago Arancam, voix bien posée, claire, assez forte, et bonne technique. Un ténor à suivre. La soprano dramatique hongroise Csilla Boross, une voix forte (qui chante fréquemment Abigaille), qui sait monter à l’aigu, et correspond bien à Giorgetta (plus qu’à Suor Angelica qu’elle chante aussi) remporte un succès notable et mérité.
Au total, une soirée dont le succès montre l’emprise sur le public, et qui par le contraste des deux œuvres, permet au spectateur de se construire efficacement la connaissance d’une période encore peu explorée dans nos salles. Deux spectacles très différents, mais d’égale qualité. Exactement ce qu’on attend d’une vraie soirée d’opéra.

Il Tabarro ©Stofleth
Von heute auf morgen ©Stofleth