TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: Царская невеста/LA FIANCÉE DU TSAR de Nicolas RIMSKI-KORSAKOV (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus
La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus

À trois jours de distance, deux mises en scène de Dmitri Tcherniakov, très différentes, l’une plus épique (Le Prince Igor), l’autre plus intime (La fiancée du Tsar), l’une racontant une histoire, l’autre l’adaptant. L’une répondant au doute de l’homme de pouvoir « pourquoi ai-je mené mon peuple à la ruine ? » l’autre à une interrogation plus générale sur le pouvoir : « quel pouvoir oppressant d ‘aujourd’hui pourrait remplacer les terribles Opričniks, la garde prétorienne d’Ivan le Terrible, le Tsar qui cherche sa fiancée ?». La première question qui touche la profondeur de l’individu, et la seconde touche à la nature de notre société contemporaine et à son totalitarisme soft.
La Fiancée du Tsar, créé à Moscou en 1899, sur un livret de Rimski-Korsakov et de Il’ya Fyodorovich Tyumenev d’après le drame de Lev Aleksandrovich Mey passe pour être un opéra destiné à satisfaire les amoureux du style italien et du bel canto. L’histoire s’appuie sur la mort prématurée de la troisième femme d’Ivan IV le Terrible, Marfa Vassilievna Sobakina décédée 13 jours près son mariage peut-être par empoisonnement. Elle avait été choisie pour sa beauté incomparable parmi les 12 dernières prétendantes qui restaient sur deux mille.
L’histoire de l’opéra cherche à justifier cet empoisonnement : Marfa Sobakina (soprano) aime le jeune Ivan Lykov (ténor lyrique) qu’elle connaît depuis l’enfance, mais Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj (baryton-basse) en est aussi éperdument amoureux : il cherche à se l’attacher grâce à un philtre fabriqué par l’alchimiste médecin du tsar Elisej Bomelij (ténor de caractère), mais Ljubaša (mezzo-soprano) sa maîtresse folle de passion, pour empêcher cette trahison fait fabriquer par le même médecin (en échange du don de son corps) un poison lent qui fera dépérir la jeune fille avant de la faire mourir. Le baryton invité aux fiançailles d’Ivan Lykov et de Marfa (le mariage ne peut avoir lieu avant que le Tsar n’ait choisi son élue) verse la poudre de mort qu’il croit être d’amour. Mais sur ces entrefaites on apprend que le Tsar (qui apparaît  dans l’opéra de manière fugace, mais ne chante pas) a choisi la jeune Marfa. Elle accepte d’être Tsarine (on dirait Don Carlo) mais à peine mariée, les effets du poison se font sentir.
Grigorij a tué Ivan en l’accusant de l’empoisonnement : il l’avoue à Marfa qui en devient folle (Merci Lucia), et le confond avec Ivan : épouvanté de la situation il s’accuse, puis Ljubaša à son tour raconte la vérité et ces aveux à répétitions conduisent Marfa à s’enfoncer dans la folie, et à la mort (Merci à tous les sopranos morts pour l’opéra).

Une mise en scène exemplaire

Dmitri Tcherniakov lit dans ce livret un peu bancal deux histoires, l’une celle du pouvoir oppressant et invisible d’Ivan, qui n’est nulle part mais en même temps partout présent : il parle par la voix des Opričniks dont on sait qu’ils écumaient le territoire et faisaient régner violence et abus, et une histoire d’amour contrariée deux fois, par Grjaznoj éperdument amoureux, qui veut conquérir Marfa par l’artifice à défaut de le faire par l’ordinaire, et par le tsar, qui la choisit comme tsarine alors qu’elle est sur le point d en épouser un autre.

En interrogeant ces deux histoires dans le rapport qu’elles peuvent tisser avec notre monde, Tcherniakov part de ce tsar invisible et omniprésent, de cette existence réelle et virtuelle : un Tsar au XVIème siècle, comme un Roi au XVIIème, est à la fois omniprésent et lointain. On se souvient du fameux essai de Louis Marin, Le portrait du Roi, où il analyse l’image du Roi Soleil, lointain et absent, à travers les signes de son pouvoir, notamment son portrait frappé sur les pièces de monnaie. Le signe du pouvoir, puis sa manifestation, Tcherniakov le voit aujourd’hui par l’omniprésence médiatique, qui influe sur l’individu et peut réussir à le détruire.
Ainsi du décor, que, comme toujours, il conçoit lui même : sur une tournette, une salle de réunion, une régie qui ressemble aussi à une salle de contrôle de la NASA, un contrôle systématique de chaque détail et de chaque effet, et un studio dont le décor est dominé par la couleur verte, ce vert Pantone 354 qui est la couleur qui permet de surimprimer toute image vidéo.

De fait, avant le début du spectacle, on voit projetés sur un écran des personnages habillés en russes du XVIème siècle se promener dans un décor de ville russe traditionnelle: on découvrira dès le début que les personnages sont dans un studio, et qu’ils évoluent devant ce mur vert sur lequel apparaît en vidéo la ville russe. Lorsque la scène montre studio et régie, on voit sur les écrans l’image finale, composée, et dans le studio le trucage de composition.
Dans ce monde de la pure apparence, sinon de la pure virtualité, dans cette caverne platonicienne d’aujourd’hui, les concepteurs du produit médiatique dans un « chat » appelé « chat des Opričniks » chattent ensemble et imaginent un tsar virtuel, dont l’image serait composée d’un mix de plusieurs figures du passé dont Ivan le Terrible, ou Eltsine qu’on va afficher comme tsar à la fois idéal, imaginaire, mais médiatiquement réel, élément de scénario d’une quelconque émission de téléréalité, dans laquelle on va placer face au tsar virtuel une tsarine réelle, choisie à l’avance dans un panel de jeunes filles destinées à ce tsar numérisé.

Maquillage...Acte IV © Monika Rittershaus
Maquillage…Acte IV © Monika Rittershaus

En suivant le déroulement même de l’opéra de Rimski-Korsakov, Tcherniakov en fait une histoire scénarisée qui va enlever à sa vie réelle une jeune fille pour la projeter dans le monde de l’image virtuelle destructrice. Grigori Grjaznoj qui est probablement le directeur du studio a sans doute contribué au choix de Marfa, dont il est amoureux, et qu’il veut posséder.
Dans le récit qui alors se développe, la jeune fille va vivre une histoire qu’elle croit vraie et qui n’est qu’un scénario qui peu à peu va la ronger.
D’où deux lieux : celui de la fabrication de l’émission, décrit plus haut, et celui de la famille de Marfa, le monde d’en bas, celui qui regarde les émissions sur son écran plat, celui qui regarde le tsar à la TV, celui qui va offrir à ce moloch ses victimes désignées : les jeunes filles à marier, dans un appartement vu du mur extérieur d’une maison bourgeoise, dont une fenêtre ouverte laisse voir l’intérieur. Dispositif oppressant et adapté à l’espace réduit de la Staatsoper de Berlin, installée, comme on le sait dans le Schiller Theater, qui dans la vaste Scala oppresse moins évidemment.

Acte III © Teatro alla Scala
Acte III © Teatro alla Scala

Quand c’est l’intérieur de la maison Sobakine qui est montré, le mur devient aussi autant que de besoin un écran sur lequel on projette des images, il suffit aussi d’une porte pour planter le décor de la demeure de Bomelij, délimitant un espace extérieur, la rue où passent Bomelij et Ljubaša, et l’appartement de la fenêtre duquel Marfa regarde Ljubaša avec vague inquiétude.
Trois espaces pour trois points de vue :

–       la rue, domaine de Ljubaša et de Bomelij,
–       l’appartement, domaine de Marfa, et de la fête des fiançailles, et donc domaine des manipulés
–       le monde du studio de la régie, le monde des manipulateurs de la réalité, derrière l’écran constitué par le mur.

La géographie de la scène comme géographie du monde : derrière le réel au pouvoir virtuel sur les choses se cache le virtuel au pouvoir réel.
Ainsi les relations entre les êtres se lisent à l’aune de cette organisation sociale. Grigori Grjaznoj et Ljubaša travaillent probablement ensemble, le groupe des Opričniks devient une sorte d’assemblée des cadres de la société de télévision. La famille Sobakine une famille de bonne bourgeoisie qui va s’allier avec Ivan Lykov, à la fois cadre et collègue de Grigori Grjaznoj.

 Folie de Marfa © Monika Rittershaus
Folie de Marfa © Monika Rittershaus

Ces transpositions seraient anecdotiques, ou inutiles, si Tcherniakov ne s’intéressait pas à la machine médiatique et à ses effets sur les gens, à travers l’aventure de Marfa, s’il n’analysait pas les effets de l’image dans notre quotidien. Ainsi, le seul moment où le tsar passe et remarque Marfa dans l’opéra est transformé par Tcherniakov en un regard du tsar à la TV sur Marfa (comme tout regard télévisuel, on a l’impression qu’il vous est destiné personnellement) et qui provoque sur elle un effet délétère :

Apparition du Tsar à l'acte II © Monika Rittershaus
Apparition du Tsar à l’acte II (“qu’est ce qui m’arrive?”) © Monika Rittershaus

Qu’est ce qui m’arrive ?
Mon cœur s’est arrêté
.

Son regard sévère s’est posé sur mon âme comme une pierre
Quel qu’il soit, son regard est effrayant,
Effrayant

La destruction commence antérieurement à la prise du poison.

Le travail de Tcherniakov réussit à la fois à raconter l’histoire dans sa linéarité, et raconter notre histoire, l’histoire d’une société mangée par la dictature médiatique et de l’image qui arrive à faire se fondre réel et virtuel : ainsi blogs, amours virtuels à travers chat et sites de rencontres, avatars virtuels, second life prennent ici une effrayante réalité.
C’est dans la dernière partie que cette construction prend tout son relief et, pour le coup, sa réalité : d’une part on nous montre dans le studio au fond vert (pantone 354) la silhouette qui sert de modèle au tsar, pendant qu’à gauche sur l’écran apparaît le tsar virtuel, (voir photo ci-dessus) puis la scène finale montre Marfa qui commence à se détruire, au milieu de l’assemblée, alors qu’elle doit apparaître souriante et tsarifiée. C’est à ce moment que Marfa accuse Grjaznoj  de se jouer d’elle, et lui de répondre : Un jeu ? Soit, et Grjaznoj veut mettre fin à ce jeu.  Alors Grigori Grjaznoj bientôt suivi de Ljubaša, épouvantés par la destruction programmée de Marfa qu’ils n’avaient pas prévue tout en l’ayant provoquée avouent chacun leur forfait, en une confession publique digne de « Confessions intimes » où l’on choisit la TV pour afficher ses turpitudes. Marfa, qui devient folle et qui prend Grigori Grjaznoj pour son Ivan perdu, finit par s’écrouler, pendant que sur l’écran et pour toujours, son visage souriant de tsarine comblée s’affiche.

Acte IV © Teatro alla Scala
Acte IV © Teatro alla Scala

The show must go on.

Terrible vision d’un monde où un système médiatique totalitaire nous fait sans cesse prendre vessies pour lanternes.
Même si la thèse exprimée est assez commune : nous savons que le système médiatique exerce aujourd’hui un poids, une pression, une dictature qui risque de se transformer en désastre social et individuel : chaque jour la vie politique nous le révèle où toute parole devient événement pour faire buzz. La vision de Tcherniakov et la précision avec laquelle il démonte la perversion du système sont sans concessions jusque dans les détails, les figurants costumés en russes du XVIème siècle qui miment les chœurs orthodoxes, puis se déshabillent et quittent le set, ou la salle de régie où Grigori Grjaznoj poignarde Ljubaša sous l’écran sur lequel Tsar et Tsarine tout sourire triomphent pendant que Marfa la vraie se ronge.

 

Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala
Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala

Cette opposition image/réel, sur laquelle est fondée toute la construction de mise en scène, finit par devenir insupportable, notamment quand toute cette machinerie détruit une banale histoire d’amour d’une banale famille, honorée du choix du tsar, qui détruit l’autre projet de mariage, qui détruit la proie pour prendre l’ombre.
Tcherniakov fait de cette histoire assez conventionnelle écrite pour satisfaire les amoureux du style italien une tragédie moderne dans un monde perverti. C’est une production forte, intelligente, complexe qui nous est présentée ici, et qui a évidemment provoqué dans le public de la première à la Scala les habituelles huées des 10 ou 12 irréductibles fossiles, mais qui n’aurait pas cette force sans la réalisation musicale impressionnante, dans la fosse comme sur le plateau d’une équipe cohérente et emportée, animée par le travail magnifique de Daniel Barenboim, qui signe là un très grand moment d’opéra.

Une direction musicale somptueuse

Il dirige cette œuvre sans complaisance envers ce qui la rend populaire à savoir le côté russe dans ce qu’il pourrait avoir de pittoresque, mais au contraire en en soulignant les aspérités, le drame. C’est une approche dynamique, d’une grande clarté instrumentale : la harpe à un moment surprend par sa violence, – je dis bien, violence-, et où domine  très grande énergie, sans qu’on puisse identifier une direction germanique comme on l’a écrit. Une fois de plus, Barenboim nous saisit de surprise, dans un répertoire qu’il aborde peu (rappelons néanmoins  que son Eugène Onéguine à Salzbourg en 2007 était déjà notable) et signe là (autant qu’avec ses récents Ring) l’un de ses meilleurs moments ces dernières années.
Ce travail est d’autant plus remarquable qu’il tient compte de la mise en scène, en l’accompagnant, qu’il reste très attentif aux chanteurs, et que cette cohérence d’ensemble rend le spectacle passionnant dans sa totalité.

Une distribution convaincante et totalement engagée

Il est évidemment aidé par un chœur souvent élégiaque, bien préparé (Bruno Casoni) et par un plateau visiblement convaincu par le travail de Tcherniakov, tant il est vrai que chaque rôle est vraiment incarné : à commencer l’ensemble des rôles plus secondaires (notamment la Petrovna de Carola Höhn) et surtout par les deux vétérans du plateau, Anna Tomowa-Sintow et Anatoli Kotscherga.
Anna Tomowa-Sintow, qui dans cette salle fut l’Elsa de Claudio Abbado en 1982, et dans d’autres celle de Karajan, dont elle fut aussi une Maréchale, une Comtesse, une Anna,  est ici Domna Ivanovna Saburova, la mère de Dunjaša, l’amie de Marfa. On est heureux de la retrouver…
Il est intéressant de noter que la distribution réunie affiche des chanteurs qui ont peu ou prou l’âge de leur rôle. Il est de même pour Anatoli Kotscherga. Anna Tomowa-Sintow n’a évidemment plus la belle voix large d’antan (que je trouvais à l’époque assez inexpressive), mais il y a encore dans cette voix une puissance à l’aigu notable et une belle présence: le rôle de Domna Ivanovna et celui de Sobakine  ne sont pas des rôles de comparses, ils ont chacun un moment fort (final de l’acte III pour elle et pour Sobakine l’air initial de l’acte IV). Anna Tomowa-Sintow tient sa place et s’affirme comme un vrai personnage.
Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance mais la prestation reste honorable et le rôle, bien défendu, lui garantit un succès certain au rideau final.
Johannes Martin Kränzle est Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj, qui nourrit pour Marfa une passion éperdue, d’autant plus qu’il n’a plus l’âge du temps de ses conquêtes : c’est le sens de son premier air, en lever de rideau (où as-tu fini, mon ancienne audace ?). C’est un artiste considéré aujourd’hui comme l’un des très bons barytons wagnériens, un Alberich, un Gunther, un Beckmesser. C’est ici un très bon Grjaznoj, d’une très grande présence scénique, véritable incarnation du personnage. La voix puissante et expressive, sert une interprétation impressionnante, et qui fait vibrer  le spectateur : son quatrième acte est remarquable, servi par une clarté d’expression et une diction exceptionnelles, même si le russe n’est pas sa langue (et cela s’entend). Son Grjaznoj n’est jamais le méchant : il reste toujours un peu pathétique et surtout d’une frappante humanité.
Tout comme évidemment la Ljubaša de Marina Prudenskaia, qui a une incroyable réserve à l’aigu, large, bien tenu, au volume qui s’élargit peu à peu. C’est d’autant plus impressionnant que l’interprétation est d’une très grande vérité : on sent les résultats du travail d’orfèvre de Dmitri Tcherniakov sur les personnages, tous d’un naturel confondant. Marina Prudenskaia face à Johannes Martin Kränzle composent tous deux un couple d’une intensité rare et d’une vérité criante : on admire, au deuxième acte face à Bomelij (Stephan Rügamer), la manière dont peu à peu la Ljubaša de Marina Prudenskaia  fait sentir qu’elle vacille et qu’elle est prête à tout pour accomplir son dessein : les gestes qu’elle fait pour faire comprendre qu’elle se donnera au médecin cynique, sont précis, calibrés, et en même temps engagés et d’une vérité qui laisse rêveur. Très grands moments.

Elisej Bomelij le médecin est Stephan Rügamer,  ténor de caractère qu’on avait déjà remarqué dans Mime, et qui appartient à la troupe de la Staatsoper de Berlin. Il révèle encore ici une capacité à varier les couleurs, à moduler la voix, à sussurer, à jouer sur les volumes d’une manière magistrale. Très belle prestation.
Une petite déception pour l’opričnik Maljuta de Tobias Schnabel, la voix semble mal se projeter dans le vaste vaisseau de la Scala, même si le personnage est bien maîtrisé. Cette voix semble avoir des difficultés à s’affirmer : peut-être passait-elle mieux dans la salle du Schiller Theater, bien plus intime, au volume bien plus contenu.
Venons-en à la génération des fiancés, à commencer par la charmante Dunjaša de Anna Lapkovskaia, au très joli timbre, et au ténor Pavel Černoch (Ivan Lykov), à la voix bien posée, mais à la personnalité vocale un peu pâle, un peu claire,  qui à mon avis manque un peu de corps pour un rôle dans lequel j’entendrais mieux un Beczala, plus affirmé et moins effacé. Rien que la voix en fait une victime du devoir… destinée à perdre (devant le tsar il est vrai), ce que ne dit pas, au contraire, la voix  de l’incomparable Marfa d’Olga Peretyatko.
On ne sait que louer : l’aigu triomphant, d’une grande sûreté et d’une grande pureté, la fraicheur vocale, la puissance lyrique, la présence et la qualité de l’interprétation, à la fois très jeune fille et déjà femme. Elle fait un peu penser à la Netrebko des premières années : une homogénéité vocale exemplaire, une technique parfaitement dominée, une puissance d’émotion non indifférente. Elle est magnifique de vérité, elle aussi, notamment dans le troisième et quatrième acte. Mais je la préfère presque  dans les deuxième et troisième acte, où elle fait preuve d’un naturel et d’une immédiateté très émouvants, que dans le quatrième où la folie semble  très légèrement surjouée. Il reste que c’est une interprétation tout à fait marquante qu’il nous été donné de voir. Exceptionnel.
On aura compris que cette représentation fut un vrai moment de grâce : l’opéra comme on l’aimerait chaque jour. Il est vrai que le Prince Igor du MET et cette Fiancée du Tsar à la Scala ont permis de voir des facettes différentes du travail de Tcherniakov, mais surtout de constater qu’on a su dans les deux cas réunir la juste distribution et qu’une fois de plus, la Scala réussit mieux dans ce qui n’est pas son répertoire. Quand tout se conjugue et que les trois pieds du trépied lyrique fonctionnent, c’est la fête de tous les Wanderer.[wpsr_facebook]

Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus
Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: КНЯЗЬ ИГОРЬ / LE PRINCE IGOR d’Alexandre BORODINE le 8 MARS 2014 à 19h30 (Dir.mus: Gianandrea NOSEDA ; Ms en scène Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I © The Metropolitan Opera.
Danses polovtsiennes – Acte I © The Metropolitan Opera.

Faire l’exégèse de l’édition du Prince Igor de Borodine, créé au Marinski de Saint Petersbourg le 4 novembre 1890 est une entreprise délicate. Œuvre inachevée, livret du compositeur d’après un scénario du critique Vladimir Stassov,  inspiré du poème Слово о полку Игореве (Le dit de l’Ost d’Igor) qui remonte au XIIème siècle, revendiqué aussi bien par les russes que les ukrainiens (triste actualité…) cette histoire de la Russie de Kiev relate un fait historique, la campagne menée par le Prince de Novhorod-Siverskyï Igor Sviatoslavitch contre les Coumans, peuple turcophone semi-nomade appelés en russe Polovtses qui occupèrent une partie de l’Ukraine actuelle.
C’est Nicolas Rimski-Korsakov et Alexandre Glazounov qui ont terminé la partition. Et c’est cette version plurielle qui est présentée dans les théâtres russes, et enregistrée.
La version présentée au MET est peu comparable à ce qu’on entend dans les disques : elle se veut plus proche de l’original, et donc le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, le chef Gianandrea Noseda et les musicologues moscovites Elena et Tatiana Vereschagina, ont reconstitué une version épurée, débarrassée des volutes korsakoviens et de l’ouverture, signée Glazounov.
En bref, elles rappellent qu’en 1947, le célèbre musicologue Pavel Lamm a entrepris de mieux classer ce qui revient à Borodine et ce qui a été modifié et rajouté par Rimski-Korsakov et par Glazounov : sur un total de 9581 mesures, 1787 mesures de Borodine n’ont pas été retenues par les deux compositeurs tandis qu’ils en ont rajouté de leur cru 1716.
Dans l’article accompagnant le programme, elles expliquent les modifications intervenues dans cette version, dont l’inversion de l’acte polovtsien (devenu ici le premier acte) et de l’acte de Putivl, prévu par Borodine, mais non retenu par Rimski et Glazounov.
La version présentée au MET d’une durée de 4h15, avec deux entractes, fait entendre une musique plus rude, bien plus proche de Moussorsgski que de Rimski, avec de très notables beautés, assez épurées, ce qui évidemment contribue à clarifier les choix de mise en scène. Deux décors :

Prologue © The Metropolitan Opera.
Prologue © The Metropolitan Opera.

à Putivl, la capitale du Prince Igor, une salle qui pourrait être la « Teure Halle » de Tannhäuser, et pour l’espace des polovtses, un immense chant de pavots, une sorte d’espace infini, une image inoubliable.

Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)© The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)© The Metropolitan Opera.

Cette opposition seule suffit à construire la mise en scène, entre deux conceptions du monde, entre rêve et réalité, entre aveuglement et noblesse, entre réalité et idéal.

Car ce qui frappe aussi bien musicalement que scéniquement, c’est l’inversion des schèmes habituels : ces polovtses (ou polovtsiens) qui détruisent tout sur leur passage comme les hordes d’Attila, ont droit aux plus beaux moments musicaux, à la musique la plus suave, mais aussi la plus mondialement célèbre (les fameuses danses) et Igor a droit aux moments les plus apaisés quand il est prisonnier du Khan des Polovtses, Konchak.

Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchak (Štefan Kocán)

Ce dernier lui propose une paix honorable scellée par le mariage de sa fille et du fils d’Igor, Vladimir,  lui aussi prisonnier, et éperdument amoureux de Konchakovna, la fille du Khan Konchak, qu’il va refuser pour rétablir son honneur.
Cette vision apaisante et apaisée de l’ennemi est évidemment saisie par la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, centrée autour de la guerre inutile (sur scène et en vidéo)et perpétrée malgré tout, malgré les avertissements de son entourage et les présages (une éclipse de soleil), du délitement qui s’en suit, délitement politique puisqu‘en l’absence du Prince Igor tout est aux mains de son beau frère, Galitzki, qui livre le pays au pillage, à l’anarchie et les femmes aux viols, et amène à la destruction totale de la ville par l’ennemi. Tout est à reconstruire.

Alors, Tcherniakov saisit cet acte polovtsien pour en faire une sorte de rêve, d’utopie lointaine où l’on aime, où l’honneur a un sens, où règne la beauté des fleurs et des corps : en repassant dans sa tête l’histoire de sa défaite, due à son obstination et à son désir d’en découdre, Igor voit se dessiner une sorte de pays idéal, d’Orient mythique qui se déroule devant lui et qui se clôt par les fameuses danses polovtsiennes, vues par la chorégraphie comme une sorte de remake de Nelken (Œillets) de Pina Bausch, sauf que les œillets sont des pavots : merveilleuses images où les corps qui chantent ou qui dansent, émergent de cette mer fleurie.
Si ce champ de fleurs (au sens propre) éclaire le zénith, au nadir on trouve Putivl, un état militaire, où les femmes sont opprimées, où la soldatesque règne et où la compromission fait loi, incarnée par Skula et Yeroschka, déserteurs, traitres, opportunistes, qui rappellent en plus inquiétants Varlaam et Missail du Boris de Moussorgski.
Dans la salle immense qui fait l’espace, si on montre au prologue le Prince régner sur un monde certes militaire mais sans dérives et si au 2ème acte, les boyards face à Yaroslavna sont en rangs, bien droits, dernier rempart contre les errances du pouvoir, ce rempart est incapable de défendre les faibles (les femmes).

Final acte I © The Metropolitan Opera.
Final acte I © The Metropolitan Opera.

En effet, le monde de Galitzki aux mains de qui le Prince a laissé la ville, c’est celui des excès, beuveries, violences sans loi.
Ce monde préfigure la destruction finale : les polovtsiens arrivent et détruisent une ville déjà pourrie de l’intérieur, déjà moisie, déjà en miettes, comme s’ils étaient l’instrument du destin et le doigt de Dieu.

Acte III © The Metropolitan Opera.
Acte III © The Metropolitan Opera.

Au 3ème acte, tout est détruit, le peuple laissé à lui-même, sans chef reste seulement capable de se lamenter.
Le décor lui même, dans sa permanence et dans sa transformation, signe grandeur et décadence de la ville de Putivl.

Ainsi ne saura-t-on pas si le Prince Igor a vécu l’acte polovtsien (1er acte) ou l’a rêvé, si ce moment de suspension est en fait un retour sur soi ou une rencontre : l’inversion des actes I et II font que le spectateur connaît déjà la défaite que Yaroslavna va apprendre en fin de 2ème acte, et que le récit est ainsi reconstruit dans une nouvelle perspective temporelle et une nouvelle causalité. C’est l’individu et ses hantises qui portent à la défaite, l’ anti-héros Igor qui dans cette mise en scène en supporte les responsabilités par son désir de guerre et son désir d’espace (Drang nach Osten), il est aussi coupable que Galitzki et ses passions immédiates à assouvir : alcool, femmes, pouvoir. Ainsi se construit à travers deux espaces, l’un clos, l’autre ouvert, deux mondes, l’un mental et utopique et l’autre réel et tragique,  de ce réalisme cru qui porte en soi aussi une certaine médiocrité, y compris celle de Yaroslavna, la femme sans épaisseur incapable de prendre un quelconque relais, perdue dans ses lamentations, et qui au retour du prince, s’efface dans la foule.
Car le Prince qui s’est évadé, revient au 3ème acte et trouve sa cité détruite, par sa faute : il refuse les marques de joie, s’accuse lourdement, et entreprend, dans une image finale puissante de participer de ses propres mains à la reconstruction.
Le MET n’avait pas repris Le Prince Igor depuis 1917, après l’avoir créé en 1915, si l’on excepte une tournée du Marinski en 1997 dans une mise en scène poussiéreuse et dirigé par Valery Gergiev. Peter Gelb en profite pour donner à Dmitri Tcherniakov l’occasion de sa première mise en scène au MET (en coproduction avec De Nederlandse Opera d’Amsterdam). Une mise en scène forte, épique et très intériorisée à la fois de Tcherniakov, univers politique et univers mental, univers historique et histoire d’un individu : dès le premier acte, Igor est accablé de ce qu’il a déclenché, sans vraiment comprendre. L’illusion n’a duré que le temps du prologue.
Ainsi vu, le Prince Igor n’est pas un récit, mais une parabole : l’histoire du Prince qui redevient homme, seul au milieu de tous au départ, il se fond dans les autres, tous les autres à la fin, l’histoire du Prince qui a appris l’homme, et qui peut-être l’a appris de son ennemi.
Une fois de plus la question de l’individu face au pouvoir, et surtout face à sa propre destinée est posée.
Dmitri Tcherniakov propose une fresque puissante, émouvante, prenante.
À la sortie du théâtre, je nourrissais quelques réserves sur l’originalité de cette vision, et il se trouve qu’une semaine après, les images me poursuivent ainsi que l’envie d’écouter cette musique.
Je vérifie en moi l’habituelle double postulation du spectateur : une réaction immédiate, épidermique, et une réaction plus apaisée, plus réfléchie, relativisée quelques jours après.
Une critique ne devrait jamais paraître à la sortie d’un spectacle.

Musicalement, le travail effectué par les forces du MET est exemplaire, et la distribution réunie est très honorable à défaut d’être exceptionnelle.

Gianandrea Noseda
Gianandrea Noseda


On a pu s’étonner de voir à la tête de cette production Gianandrea Noseda, directeur musical du Regio de Turin, qu’on entend habituellement dans le répertoire italien. Mais c’est oublier qu’il fut pendant une dizaine d’années premier chef invité au Marinski et qu’il connaît bien ce répertoire.  Et de fait, il en propose une interprétation fine, d’une grande clarté, en valorisant toutes les originalités, avec un soin tout particulier sur les parties les plus lyriques, même si les moments épiques sont parfaitement dominés et équilibrés : la disposition des chœurs pour les danses polovtsiennes, dans les loges de côté des premier et deuxième balcons, donne une force extraordinaire à ce passage rebattu, et un volume sonore impressionnant, mais le début de l’acte I est tout au contraire d’une incroyable légèreté et subtilité. Une lecture qui montre que Noseda est un chef avec qui il faut compter, un chef rigoureux, à l’approche intelligente et ouverte : les parties chorales (avec un chœur du MET dirigé par Donald Palumbo particulièrement bien préparé) sont imposantes, menées avec une grande précision et on apprécie particulièrement l’approche très lyrique du troisième acte,  notamment dans les dernières minutes. Jamais Noseda ne laisse les chanteurs à vau l’eau, même s’il a du mal à ne pas les couvrir, non parce que l’orchestre est trop fort, mais parce que souvent les voix masculines ont un volume un peu faible.
La distribution réunie compte parmi les chanteurs les plus en vue du répertoire russe aujourd’hui, ce qui ne signifie pas qu’elle soit complètement convaincante vocalement. Certes, le travail de précision mené par Dmitri Tcherniakov rend la plupart des chanteurs très crédibles dans leur jeu et leur donne une incontestable présence scénique. Du point de vue vocal, il en va autrement.

Igor (Ildar Abdrazakov)© The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov)© The Metropolitan Opera.

Ildar Abdrazakov est plus fréquemment interpellé sur le répertoire italien (Mefistofele, ou Banquo dans Macbeth) ou français (Escamillo, les quatre méchants des Contes d’Hoffmann). On l’a vu par exemple au MET être l’Attila de Muti.  C’est plutôt une basse chantante, un peu barytonnante qu’une basse profonde. Si le chant est élégant et surtout le personnage très présent (sur scène comme en vidéo où il est particulièrement mis en relief), la voix ne réussit pas toujours à s’imposer. On peut le justifier par l’histoire même. Igor n’a rien du héros pathétique à la Boris, il n’a rien d’une basse triomphante, mais plutôt d’un personnage en doute permanent, écrasé dès le premier acte par le remords et cette voix un peu en retrait est aussi une manière de poser le personnage.

Yaroslavna (Oksana Dyka) et Galitzki (Mikhail Petrenko) © The Metropolitan Opera.
Yaroslavna (Oksana Dyka) et Galitzki (Mikhail Petrenko) © The Metropolitan Opera.

Cela ne devrait pas être le cas de Mikhail Petrenko. Et malheureusement, ça l’est aussi. Les performances de ce chanteur restent contradictoires : un chant intelligent, sans conteste, un jeu et une présence affirmées, mais une voix qui ne décolle pas, qui ne s’affirme pas, et qui disparaît dès qu’orchestre ou chœur interviennent. C’est très notable, voire gênant dans son second acte où la voix ne suit pas les tribulations et les excès du personnage . Assez décevant.
Štefan Kocán en Khan Konchak a en revanche les qualités vocales requises, une voix profonde, bien modulée, assez douce pour ce rôle de barbare modéré et honorable, ainsi que le ténor Sergey Semishkur, membre de la troupe du Marinski, très lyrique, à la voix bien contrôlée, assez puissante pour aborder des rôles comme Enée ou Benvenuto Cellini : une heureuse surprise.
Quant à Vladimir Ognovenko, il a aujourd’hui une voix de basse un peu voilée mais un timbre profond qui marque encore dans ses interventions : il a commencé sa carrière en 1970 : il a de très beaux restes, en tous cas sa voix s’impose étrangement plus que celle de Petrenko…
Du côté féminin, la Konchakovna d’Anna Rachvelishvili s’impose totalement par la beauté du timbre, la puissance, l’intelligence du chant et l’art de moduler et de colorer. Puissance et subtilité, lyrisme et rondeur, chaleur du timbre, elle emporte l’adhésion voire l’enthousiasme : ses différentes interventions et notamment son premier acte sont anthologiques. Elle remporte un triomphe mérité.

J’espérais que la Yaroslavna d’Oksana Dyka, dans son répertoire d’origine, me permettrait de juger de qualités vocales non perçues dans les Tosca et Aida dont elle inonde les scènes européennes. Certes, le personnage un peu engoncé dans le conformisme et la lamentation ne contribue pas à mettre en valeur des qualités d’actrices qu’elle n’a pas vraiment par ailleurs, mais on pourrait s’attendre au moins à un chant varié, à une certaine expressivité.
Rien.
Rien qu’une voix forte, aussi forte qu’acide, aux aigus presque criés et désagréables, sans aucun signe de coloration, de modulation, avec une totale incapacité à adoucir ou à varier, un son fixe, inexpressif, sans âme, indifférent. Tout l’opposé de sa collègue mezzo à côté de laquelle sa prestation pâlit encore un peu plus.

Malgré cette ultime réserve, c’est incontestablement un grand spectacle qu’il nous a été donné de voir, et qu’on pourra retrouver à Amsterdam lorsqu’il sera programmé. Je vous engage au voyage, car cela en vaut la peine. Dmitri Tcherniakov, dont on pourrait craindre une inflation en ce moment (New York avec Prince Igor, Milan avec la Fiancée du Tsar, Barcelone avec La légende de la cité invisible de Kitège) montre un travail approfondi, sensible intelligent, qui marque le spectateur. Ce travail et la découverte de la musique de Borodine, grâce à la lecture passionnante de Gianandrea Noseda, nous font avoir envie de voir et revoir ce merveilleux champ de pavots…
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Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchaakovna (Anna Rachvelishvili) Acte I © The Metropolitan Opera.
Igor (Ildar Abdrazakov) et Konchakovna (Anna Rachvelishvili) Acte I © The Metropolitan Opera.