MAGYAR ÁLLAMI OPERAHÁZ (OPÉRA D’ÉTAT) BUDAPEST 2012-2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER le 19 janvier 2013 (Dir.Mus: Ralf WEIKERT, Ms en scène: János SZIKORA)

Le décor de Éva Szendrényi

On en répètera jamais assez l’agrément de la salle de l’Opéra de Budapest: une salle de grandeur moyenne, assez somptueusement décorée dans le plus pur style XIXème siècle, inspirée de la Staatsoper de Vienne dont aujourd’hui la décoration originelle a disparu après les bombardements de la guerre, vaguement  inspirée aussi du Palais Garnier, inauguré en 1875, l’année du début de la construction de celui de Budapest -inauguré en 1884 – le long d’une rue chic de la ville, la rue Andrassy: c’est ce qu’on appelle un monument qui a de l’esprit, c’est à dire du souffle, et qui rappelle la place de la grande tradition musicale hongroise.
D’ailleurs si vous envisagez Budapest, je vous conseille d’y aller entre le 16 et le 25 mars, puisqu’on donne à l’Opéra Bank Ban,  le chef d’oeuvre de Erkel, le véritable opéra national hongrois.
Ce soir c’est la Première d’un Fliegende Holländer, contribution de l’Opéra au bicentenaire Wagner, mais dans la version originale composée à Paris de 1841 (la première eut lieu à Dresde sous la direction de Wagner lui-même, en 1843) sans la rédemption finale composée en 1860 pour un concert parisien et reprise dans l’édition  de 1894 (traduction en français de Ch.Nuitter) . J’ai entendu cette version au Festival de Bayreuth dans une mise en scène restée fameuse et inégalée depuis, à Bayreuth et ailleurs de Harry Kupfer (1978) avec Simon Estes, Lisbeth Balslev, Matti Salminen et dirigée d’abord par Dennis Russell Davies, puis par Peter Schneider et Woldemar Nelsson, c’est ce dernier qui dirige l’enregistrement Philips  de la production (CD et DVD) dont je vous conseille vivement l’achat. J’évoque cette production d’abord parce que c’est l’une des plus impressionnantes mises en scène que j’aie pu voir à l’Opéra, ensuite parce Kupfer utilise la version 1841 et la met en valeur en construisant une scène finale inoubliable en pleine cohérence avec la musique. La version de 1841, outre à appeler Daland, Donald et Erik, Georg, diffère de la version traditionnelle exécutée dans les opéras par le final de l’ouverture sur le thème fortissimo du Hollandais et non sur celui beaucoup plus doux de la rédemption tel qu’il est exposé dans la ballade de Senta et tel qu’il conclut l’opéra traditionnellement au moment où Senta et le Hollandais montent au ciel. Le final lui même de la version 1841 est conclu par deux accords fortissimo séparés par un long silence (qui fait penser au final de l’Elektra de Strauss) ce qui change à mon avis le regard que le metteur en scène doit porter sur l’œuvre. Wagner avait donc initialement composé un final brutal, très dramatique, qui pouvait à la fois insister sur une fin violente et fermée, et sur une absence de rédemption. Avec un final violent, c’est le destin humain de Senta qui est au centre, avec un final réécrit autour de la Rédemption, c’est au contraire le destin « post mortem », symbolique, des deux amants qui est souligné. N’oublions pas qu’en 1860, Wagner sort de l’aventure avec Mathilde Wesendonck, et qu’il vient de finir la composition de Tristan et Isolde, il est donc complètement différent de ce qu’il était en 1841 et évidemment tient un tout autre discours sur l’amour.
Avant de rendre compte de ce que propose Budapest, je voudrais revenir sur l’analyse de Harry Kupfer dans sa mise en scène, qui a profondément marqué évidemment toute la génération de metteurs en scène suivante, et qui reste, je le répète, inégalée, si marquante qu’elle est restée programmée à Bayreuth sept fois avec une éclipse d’un an entre 1978 et 1985, ce qui est exceptionnel.
Le propos de Kupfer est de concentrer l’action sur Senta, qui reste en scène pendant toute l’œuvre, tenant dans ses mains le portrait du Hollandais, accrochée à sa fenêtre d’où elle guette l’être aimé et rêvé, et d’où elle rêve l’action de l’opéra. On passe donc tour à tour de la vie « réelle » (où Daland négocie avec un inconnu un mariage arrangé de sa fille) à la vie rêvée (où Senta se rêve offerte au Hollandais) avec un dispositif scénique mobile aux changements de décor étourdissants de rapidité de Peter Sykora: un exemple, le duo Senta/Hollandais se déroule devant un vaisseau qui n’est qu’un immense

Le Duo Senta/Hollandais dans la version Kupfer

bouquet de fleurs, tel que le voit Senta. Au final, Senta accrochée à sa fenêtre et vivant intensément le don qu’elle fait d’elle au Hollandais finit par se jeter dans le vide et l’image finale est son corps disloqué, sous le regard effaré des autres et de Erik. Rideau.
Kupfer a traduit en scène ce que la musique dit, alors que, et c’est bien là la contradiction du spectacle vu à Budapest, la mise en scène de János Szikora se déroule sans considération pour la version choisie. Autrement dit, le jour où l’opéra programmera la version révisée (et habituelle), cette mise en scène fonctionnera dans son ensemble, et même, fonctionnera mieux, puisque l’image finale (une fois que le Vaisseau a coulé) montre face à face Senta et le Hollandais, unis pour toujours tournant l’un autour de l’autre en se regardant face à face: autrement dit la rédemption sur la scène sans la rédemption dans la musique, ce qui oblige d’ailleurs le chef à ralentir le tempo du final, pour empêcher la césure violente des deux accords finaux et la trop grande évidence de la contradiction scène musique.
On peut évidemment objecter que l’idée de rédemption est dans le livret, y compris en 1841, mais le fait même que Wagner ait décidé de revoir la partition, montre qu’il considérait que sa musique ne le disait pas assez, et un metteur en scène doit s’engouffrer à mon avis dans cette ambiguïté.

L’implantation scénique

Rien de tout cela dans le travail de János Szikora, qui ne fait qu’illustrer de manière pâle le propos, suivant le livret sans véritablement travailler au moins le ressort psychologique des personnages ni les capacités d’acteur de la distribution: attitudes convenues, aucun travail sur les interactions, utilisation fruste de l’espace, solutions maladroites (apparitions du Hollandais sans invention ni théâtralité). C’est Éva Szendrényi la décoratrice qui par l’utilisation de la lumière (notamment la lumière noire) et de la vidéo essaie de proposer des images qui sont quelquefois assez réussies, quelquefois étonnamment banales, voire ridicules (Erik arrivant en scène revenant de chasse avec deux canards morts à la ceinture)… pour le reste, pas grand chose à se mettre sous la dent. On est d’autant plus déçu qu’il doit bien y avoir en Hongrie de jeunes metteurs en scène prometteurs, dans le sillon d’Arpad Schilling, né en 1974, le plus grand metteur en scène hongrois, qui a présenté un spectacle récemment à Chaillot sur les roms (Noéplanète) et qui s’est mis à l’opéra par un Rigoletto au Bayerische Staatsoper. Bref, on aimerait que l’opéra de Budapest s’ouvre à des visions plus actuelles.
Musicalement, l’impression reste aussi contrastée, mais globalement le spectacle fonctionne, d’autant que, je l’ai écrit par ailleurs, la troupe de Budapest est solide et permet de présenter des spectacles de bonne tenue.

Ralf Weikert, le chef, est un vieux briscard de la scène, originaire de Sankt Florian (un lieu prédestiné par Bruckner…) et formé au Conservatoire Bruckner de Linz, qui a dirigé dans de nombreux festivals (à Salzbourg et même à Aix en Provence) et dans de nombreux théâtres européens (il a été directeur musical de l’Opernhaus Zürich). Sa direction est attentive à mettre en valeur les pupitres de l’orchestre, quelquefois un peu lourdement et de manière trop appuyée, au détriment de la dynamique d’ensemble, notamment au début, elle a de grandes qualités de clarté et de précision. Elle est moins dynamique et moins fluide qu’on attendrait, même si peu à peu, la couleur s’améliore et le dramatisme s’installe vraiment. Il reste que certains choix de tempo m’apparaissent bien lents, et un peu pesants. Mais dans l’ensemble cela reste très honorable. L’orchestre lui-même (il s’agit  de l’Orchestre de l’Opéra  de Budapest qui a fusionné en 2011 avec l’ Orchestre Philharmonique de Budapest- une sorte de modèle viennois) est incontestablement un bon orchestre, avec des cuivres ici particulièrement sollicités et sans scories, et des cordes de très bonne qualité -tradition hongroise oblige -, la petite harmonie m’est apparue d’un niveau un peu moins abouti, mais dans l’ensemble, cet orchestre de tradition est incontestablement un bel outil.   Et rien à dire sur le chœur, magnifiquement préparé par Máté Szabó Sipos qui donne notamment au troisième acte et malgré une chorégraphie ridicule une impressionnante preuve de maîtrise technique et musicale.
Quant à la distribution, presque entièrement maison, elle est dominée par Giorgina Lukacs (Gyöngyi Lukács en hongrois), dont on connaît la carrière internationale, une grande voix, impressionnante, très haut perchée, vaguement criarde et pas exempte de scories techniques dans les passages, mais surtout un timbre froid, métallique, coupant, pour une Turandot ou une Lady Macbeth (qu’elle chante d’ailleurs) mais pas forcément pour une Senta, dont l’humanité et la fragilité exigent aussi plus de modulation, une couleur moins uniforme, une interprétation vocale plus assise: ici on a un bloc de son et de glace, et un jeu inexistant. On entend, mais on ne sent rien.

Thomas Gazheli en Hollandais

Le Hollandais de Thomas Gazheli, baryton basse allemand n’a pas montré, du moins au début dans son monologue d’entrée « Die Frist ist um« , des qualités de projection et d’interprétation marquées, trop occupé à faire en sorte que la voix sorte. Néanmoins le timbre est beau, la voix est assez claire, et peu à peu la voix sort mieux, mais on sent l’effort important de l’artiste pour projeter. Il y a eu de très beaux moments notamment le duo avec Senta mais je pense qu’avec le Hollandais, ce chanteur intéressant est à sa limite.
Le Donald/Daland de András Palerdi est honnête, une basse moins profonde que chantante, et qui ne convient pas vraiment à mon avis à Daland. Mais le chanteur s’en sort et l’impression est neutre. Ce n’est pas un Daland marquant pour alimenter nos souvenirs, mais la prestation passe sans déshonneur.

Senta et Georg (Erik)

Les deux ténors de la distribution sont intéressants, Georg (Erik) est Attila Fekete que j’avais déjà remarqué dans Hunyadi László qui confirme mon impression: un joli timbre à la Vogt, voix claire, bien timbrée, un soin donné à la couleur, une technique solide, on sent percer un Lohengrin dans cet Erik. Un ténor à suivre, plus peut-être pour certains Mozart (Belmonte, Tamino) et Wagner que pour Verdi qu’il chante beaucoup.
L’autre ténor István Horváth, est un jeune ténor de la troupe, voix légère mais très bien posée, un peu tendue à l’aigu, mais qui tient la route dans la chanson initiale. A suivre aussi.
Enfin Mary est chantée par Annamária Kovács, une Mary solide .
On le voit, une distribution qui sans être exceptionnelle, défend l’œuvre et contribue à la réussite d’une soirée qui musicalement  tient un niveau très honorable, mais qu’on aurait aimé beaucoup plus inspirée dans la mise en scène. C’est quand même toujours un vrai bonheur d’être à Budapest et outre les fameux thermes (je vous conseille les Thermes Rudas) ceux qui y viendront pourront aussi profiter de cette maison d’opéra solide, qui propose un répertoire très large aussi bien national, qu’international et qui permet de passer une bonne soirée, comme celle passée ce 19 janvier, à des prix très raisonnables.[wpsr_facebook]

Voir une bande annonce vidéo du spectacle sur http://fidelio.hu/zenes_szinhaz/galeria/nezze_meg_velunk_a_bolygo_hollandit