GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013: DAS RHEINGOLD de Richard WAGNER le 9 MARS 2013 (Dir.mus : Ingo METZMACHER, Ms en scène : DIETER DORN)

Stephen Humes, Tom Fox, Alfred Reiter, Christoph Strehl © Carole Parodi/GTG

Il y a une tradition du Ring au Grand Théâtre de Genève. Depuis les années 70, c’est la troisième production: quand on compare avec Paris, la messe est dite. Ce fut d’abord la mise en scène du Ring par Jean-Claude Riber, qui fut longtemps le directeur du Grand Théâtre, puis la production de Patrice Caurier et Moshe Leiser, appelés par Renée Auphan, qui fut terminée sous l’ère Blanchard. Cette nouvelle production , motivée par le bicentenaire, fut d’abord confiée à Christof Loy, metteur en scène favori de Tobias Richter, le directeur actuel, mais suite aux exigences de Loy, la production fut confiée au team Dieter Dorn/Jürgen Rose, deux authentiques vedettes de la scène allemande des années 70; dans ma carrière de mélomane je me souviens que Dieter Dorn fut le metteur en scène d’ Ariane à Naxos 1979 de Salzbourg (Behrens, Gruberova, King, Böhm), et du Fliegende Holländer de Bayreuth en 1990 (Dir.mus: Giuseppe Sinopoli) avec des décors de Jürgen Rose (les fameux décors avec la maison qui tournait sur elle-même) et Jürgen Rose décorateur du Parsifal d’Auguste Everding à Paris en 1973 (mon premier!) ou metteur en scène du Don Carlo munichois encore aujourd’hui en répertoire (il affichera cet été Jonas Kaufmann, Anja Harteros et Zubin Mehta). C’est dire qu’il s’agit d’une équipe qui a fait ses preuves, et qui est une référence historique de l’opéra allemand.
La machinerie du Grand Théâtre (pas plein, bizarrement) a été bien mise à l’épreuve par ce Rheingold assez spectaculaire, cycloramas, Montgolfière, pont qui monte des dessous pour laisser voir le Nibelheim, Rhin qu’on parcourt en patins à roulettes dans un univers gris anthracite dans lequel évoluent des Dieux vaguement ridicules (mimiques de Fricka presque prise comme un personnage de théâtre de boulevard, accoutrements de Froh et Donner): nul doute que Dieter Dorn a travaillé sur l’ironie.
La scène des Filles du Rhin reste cependant étonnamment lourde, alors qu’on attend toujours quelque chose de fluide et de léger au contraire. Un rocher au fond du Rhin (suggéré je l’ai dit par des personnages couverts d’un voile gris qui évoluent en patins à roulettes, tout comme les filles du Rhin (ou du moins leurs doubles) figuré par des caisses superposées où se dissimulent les Filles du Rhin, l’or représenté par un gros œil qui s’ouvre au sommet. Alberich qui émerge d’un groupe de personnages très vaguement monstrueux qui servent à déplacer le décor.
Cette scène fait suite à des projections de guerre (Golfe, Afghanistan) qui figurent un monde qui dès le prélude est un globe fait de fil déjà poussé par les Nornes, qu’on reverra au final. Bref, on a compris que ce monde fait de violence et de mort est celui sur lequel les Dieux vont essayer de régner et déjà l’histoire est marquée et le destin inscrit.

Apparition des Dieux – © Carole Parodi/GTG

L’apparition des dieux qui sortent d’une tente (en attendant le Walhalla, ils campent) est assez joliment construite mais la scène qui suit reste à la fois traditionnelle et ennuyeuse (sauf la manière dont les Dieux se servent de la lance de Wotan comme lien et support): le jeu des acteurs est attendu, et justement, il n’y pas pas de  travail approfondi sur les personnages, à part peut-être Fricka. Même Loge est un peu laissé à son inspiration dans son look vaguement efféminé (heureusement Corby Welch est bon acteur). La scène de Nibelheim reste conforme aux attendus, même si les disparitions et transformations d’Alberich ne sont pas mal faites. L’apparition d’Erda manque d’un minimum de magie, un mot d’ailleurs bien absent de l’ensemble du spectacle. Les seules idées qui m’apparaissent un peu neuves sont les éléments qui dans les dernières scènes annoncent les trois autres opéras, Nothung, présente dans le trésor accumulé par Alberich, dont Wotan s’empare, la manière dont Fafner arrache l’anneau au cadavre de Fasolt, qui annonce celle dont Hagen va essayer de l’arracher quand le cadavre de Siegfried lève le bras, l’apparition finale des Nornes. La montée au Walhalla (Cyclo “arc en ciel” très gay-pride, et montgolfière qui se gonfle lentement (un peu pénible) dans laquelle grimpent un peu craintifs les dieux -nacelle qui ressemble à une grande boite en carton de déménagement- qui s’élève et qui marque la fin de l’œuvre pendant que Fafner tirant l’or s’allonge pour dormir en se couvrant du Tarnhelm: de son or il ne fera rien, pendant  que Loge brûle une gravure représentant le Walhalla et ce soir, sa chevelure a légèrement pris les flammes, ce qui pour le Dieu du feu est après tout légitime, nécessitant l’intervention d’un machiniste.
Tout ce travail assez attentif, venu de vrais professionnels du travail scénique m’apparaît cependant manquer d’originalité et d’inventivité, bien plus proche du travail d’un Krämer que d’un Kriegenburg, distillant quelque ennui dans certaines scènes (le deuxième tableau notamment, interminable). Les solutions scéniques dépourvues de magie, dans des décors à l’esthétique volontairement douteuse renvoient à des modes  d’il y a quelques dizaines d’années. Rien de neuf sous le soleil, une mise en scène qu’on pourrait dire conforme. Pas de quoi fouetter un chat, pas de quoi s’émerveiller: un peu routinier et un peu dépassé pour tout dire.
La distribution n’a pas non plus de quoi émerveiller. L’ensemble des chanteurs est acceptable, aucun n’est déshonorant, mais aucun ne se détache d’une honnête moyenne, telle qu’on pourrait en voir en Allemagne à Düsseldorf ou Cologne, ou Bonn. C’est justement le problème des distributions proposées à Genève par l’équipe Richter: quelques têtes d’affiche par ci par là, mais pour le reste un niveau qui n’est pas celui qui auquel le public est habitué depuis bien des années. Pour s’en tenir aux années Blanchard (mais sous Gall et Auphan c’était à peu près pareil), le théâtre affichait des jeunes chanteurs valeureux, promis à une carrière (Jonas Kaufmann à ses débuts, Harteros dans Meistersinger). On peut comprendre qu’il y a désormais plus de limites budgétaires, mais alors on pourrait imaginer que les équipes de Richter écumassent agences et concours à la recherche de (jeunes) perles : leurs recherches se limitent aux troupes des théâtres de la vallée du Rhin.
Ce n’était pas vrai il y a quelques années, mais aujourd’hui c’est patent: les distributions affichées à Lyon sont dans l’ensemble supérieures à ce qu’on entend à Genève.
Qu’en est-il donc de la distribution de Rheingold. Je l’ai écrit plus haut, aucun ne déchaine l’enthousiasme, aucun n’est non plus indigne.  On peut regretter que Thomas Johannes Mayer, prévu il y a peu encore dans Wotan ait été remplacé par Tom Fox: la voix est là (mais les aigus?), les notes sont là, mais question couleur, question modulation, question interprétation nous n’y sommes pas, il chante toujours de la même manière et cela reste assez plat. Ce Wotan est acceptable, sans être à aucun moment un Wotan marquant. Et s’il continue dans Walkyrie, qu’en sera-t-il de ses aigus?
L’Alberich de John Lundgren a un joli timbre de baryton-basse avec un registre central intéressant et large. Mais dès qu’il monte à l’aigu la voix se coince, question de technique peut-être, ou de travail sur le souffle. C’est gênant dans un rôle qui exige homogénéité et montée à l’aigu fréquente. En revanche le Mime d’Andreas Conrad est bien en place et laisse bien augurer de Siegfried. Des deux géants, Fasolt (Alfred Reiter) est bien connu des scènes, la voix de basse bien posée mais le timbre un peu opaque, même si le personnage est là; plus intéressant en revanche Stephen Humes, vu à Munich il y a un peu plus d’un mois dans le même rôle, promène son très beau timbre, son chant simple, bien assis, avec une diction sans reproches, c’est le meilleur de toute la distribution, sans conteste aucun: dommage que Fafner ne soit le plus sollicité des géants dans l’Or du Rhin. Thomas Oliemans en Donner est très acceptable, encore que la voix m’ait semblé un peu claire, et le timbre de Christoph Strehl, le Tamino d’Abbado, en revanche a perdu un peu de sa jeunesse et de sa luminosité, mais convient pour Froh. Reste Loge, qui est dans l’Or du Rhin le pivot d’une distribution réussie.

Corby Welch, Tom Fox, Elena Zhidkova © Carole Parodi/GTG

La prestation de Corby Welch est dans la bonne moyenne des Loge, sans être exceptionnelle: quand on compare avec l’extraordinaire diction de Stefan Margita, et au personnage qu’il dessinait, à Munich, ou bien à Gerhard Siegel ou Stephan Rügamer, la prestation reste en deçà, sans aucun doute. Il est néanmoins l’un des meilleurs de toute la distribution, surtout dans la caractérisation physique du personnage.
Maria Radner, Erda, est un jeune contralto dont on fait grand cas (elle chante le rôle à Covent Garden), et qui a un timbre plutôt clair, mais son apparition (totalement dénuée de magie par la mise en scène) est musicalement solide et au total assez convaincante, tout comme les trois filles du Rhin (Polina Pasztircsák, Stephanie Lauricella et Laura Nykänen) à la présence affirmée, aux timbres qui s’accordent bien entre elles et à la diction soignée. La Freia d’Agneta Eichenholtz a une voix plutôt claire et saine (elle a chanté Traviata en alternance dans la production précédente au Grand Théâtre) mais comme je l’ai écrit souvent, je pense qu’il faut pour Freia une voix plus large (j’aime les Freia qui chantent aussi Sieglinde, sans doute un souvenir lointain d’Helga Dernesch à Paris), mais la prestation est honorable. Quant à Elena Zhidkova, sa Fricka est vocalement sans grand reproche, même si on peut discuter le personnage de petite bourgeoise un peu cruche que la mise en scène lui fait endosser avec force mimiques: la voix est claire, forte, et la diction n’appelle pas de remarques négatives. Elle est la plus convaincante des voix féminines.
On le voit, la distribution est assez homogène, ne déchaîne ni enthousiasme, ni désaveu. On aurait simplement aimé des voix douées de plus de relief ou de personnalité notamment chez les voix masculines. Cela reste assez plat dans l’ensemble.
On attendait beaucoup en revanche de la direction musicale et l’on peut supposer que la presse et les éléments professionnels du public (dont Eva Wagner) venaient à ce Rheingold pour entendre l’interprétation et le projet de Ingo Metzmacher. J’aime beaucoup ce chef et rares sont les soirées qui m’aient déçu. La dernière fois que je l’ai entendu, à Munich avec les Münchner Philharmoniker, il a proposé des Adieux de Wotan de Walkyrie (avec Michael Volle), charnus, engageants, dynamiques qui cadraient bien avec une représentation symphonique (au Gasteig).
Dans la fosse de Genève, on a une tout autre impression. Certes il s’efforce d’imprimer un tempo rapide, mais cela ne veut pas dire qu’il y ait une vraie dynamique, et l’impression reste assez plate, sans beaucoup de relief. Certes également certains détails sont mis en évidence, mais la qualité de l’orchestre semble avoir bien baissé en quelques années, cordes sans chair, cuivres très approximatifs (la partie finale!). Enfin était-il si nécessaire de placer 6 harpes sur le plateau (voulues par la mise en scène) pour qu’elles ne jouent pas ensemble et qu’on les entende à peine. Au total, une relative déception pour un chef qui a habitué à plus d’originalité, à des partis pris surprenants mais souvent convaincants: quelque chose n’a pas fonctionné ou du moins ne m’est pas parvenu: est-ce la qualité très moyenne de l’orchestre et du son produit, est-ce l’acoustique du théâtre, peu favorable à l’orchestre en général, est-ce justement le parti pris de Metzmacher (un soin du détail, mais pas de relief, et peu de dynamique malgré un tempo plutôt rapide), c’est peut-être tout à la fois. Il faudra en tous cas attendre la suite pour bien asseoir une opinion. Pour l’instant, on reste pour le moins perplexe.
Et de perplexité en perplexité, on se trouve face à une mise en scène plate, une distribution honnête mais sans caractère, une direction peu “accrocheuse”, cela donne une soirée grise comme le décor, peu marquante, peu convaincante, qui donne plus de prise à la déception qu’à la satisfaction, bien que le succès ait été grand, et tant mieux pour le théâtre. A suivre donc, avec l’espoir que quelque chose se débloquera, car cet Or du Rhin n’a pas fait partir grand chose, sinon l’Or.
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John Lundgren et Tom Fox au premier plan © Carole Parodi/GTG

MUNICH PHILHARMONIE IN GASTEIG 2012-2013: CONCERT des MÜNCHNER PHILHARMONIKER le 26 JANVIER 2013 , direction Ingo METZMACHER (BERG-MAHLER-PFITZNER-WAGNER) avec Michael VOLLE

 

La Philharmonie du Gasteig

Quand on aime on ne compte pas et l’addiction wagnérienne a encore vaincu. Si l’on sent quelque part “odore” non di femmina ma di Riccardo, alors on en suit à la trace le parfum enivrant et ce soir le concert d’abonnement des Münchner Philharmoniker se concluait avec les adieux de Wotan et l’incantation du feu de “Die Walküre”, avec Michael Volle dans Wotan. Mais tout le programme tournait autour de compositeurs qui avaient lu et décortiqué Wagner, et  on était donc bien en famille.
De plus, honte au Wanderer, je n’avais jamais fréquenté cette salle de la Philharmonie tant décriée pour son acoustique par les munichois eux-mêmes: on voit bien qu’ils ne connaissent pas la Salle Pleyel! Le complexe du Gasteig est dominé par cette grande salle de bois, qui ressemble à la Philharmonie de Berlin, sans les places derrière l’orchestre et sans les “blocks” latéraux (deux rangs seulement). Ainsi tous les auditeurs étant devant l’orchestre, forcément, quand on est dans les plus hauts blocks et c’était mon cas, on éprouve un fort sentiment d’éloignement. Et le son parvient un tantinet lointain même si étrangement la voix, même murmurée, passe mieux. Mais disons le tout net: nous aurions une telle salle à Paris ou même à Lyon, on s’en contenterait largement…

Le concert proposait un programme dirigé par Ingo Metzmacher qui a fait honneur à sa période de prédilection, le début du XXème siècle et qui a mis en perspective à la fois la référence, Wagner, et les compositeurs qui suivirent et s’en inspirèrent peu ou prou. Il partait des trois pièces pour orchestre de Berg, le futur, s’appuyait sur Mahler, et mettait Pfitzner et Wagner en perspective, ce qui se justifie pleinement. L’auditeur désormais rompu à l’audition du Wagner futuriste de Kent Nagano, presque “bergien” par moments, ne pouvait que se retrouver dans un tel programme, presque composé ad hoc pour la seule journée sans Ring de la même semaine.
Le Berg de Metzmacher fait comme il se doit une large place à l’orchestre, à la pâte orchestrale d’une phalange de grande qualité, qui fut de Sergiu Celibidache, ne l’oublions pas, et qui est âgée de 120 ans. Sous son autre nom (Orchestre Kaim) l’orchestre a créé les Symphonies 4 et 8 et le chant de la terre, et Hans Pfitzner fut l’un de ses directeurs. Appelé Münchner Philharmoniker depuis 1928 on compte dans ses directeurs musicaux Felix Weingartner, Hans Rosbaud, Rudolf Kempe, Sergiu Celibidache comme précisé plus haut et plus récemment James Levine, Christian Thielemann, et actuellement Lorin Maazel . En 2015, on vient de l’apprendre, Valery Gergiev en assurera la direction: est-ce une chance? On peut en douter.
Ce soir, cet orchestre de grande tradition a montré ses qualités, des cuivres impeccables, des bois précis, des cordes très charnues, c’est vraiment un des grands orchestres allemands, même si actuellement, l’autre orchestre munichois, l’orchestre de la Radio Bavaroise avec Mariss Jansons à sa tête est un rival difficile à égaler.
Ingo Metzmacher cherche à mettre en valeur ses facettes diverses: dans Berg on l’a dit, c’est paradoxalement la pâte orchestrale, les tutti qui sont mis en exergue de manière plus sensible que les aspects plus discrets et plus miniaturisés de tel ou tel son ou tel pupitre. Habitué aux lectures claires et cristallines d’Abbado ou Boulez, on reste quelquefois perplexe dans une approche plus globale, moins fouillée peut-être, qui rapproche ce Berg d’un certain Mahler, notamment dans ses phrases les plus ironiques. A ce Berg mahlérien succède un Mahler (Kindertotenlieder) beaucoup plus fin, beaucoup plus analytique, et au total plus proche de Berg (!) et ne distillant pas toujours forcément l’émotion qu’on attend. Michael Volle en donne une interprétation très intime, très chaleureuse, très ténue, avec un sens du phrasé exceptionnel et une diction chavirante: les deux derniers poèmes”oft denk’ich, sie sind nur ausgegangen” et surtout “in diesem Wetter in diesem Braus” sont les plus sentis, à l’orchestre comme chez le soliste et vont droit au cœur . Là oui, naît l’émotion, il se passe quelque chose.
C’est dans les trois préludes des 3 actes du Palestrina de Pfitzner, si influencé par Wagner, que Metzmacher sans doute met le plus d’émotion, et crée une indiscutable ambiance. Le prélude du deuxième acte est volontairement extérieur et superficiel, mais ceux des premier et troisième sont d’une retenue, d’une concentration, d’un raffinement qui frappe et qui fait dire, “mais comment se fait-il qu’on n’entende jamais Pfitzner ailleurs qu’en Allemagne (il était aux temps de Sawallisch régulièrement affiché au Nationaltheater) et encore!”. Et Metzmacher aime ce répertoire, qu’il sait mettre en valeur, avec finesse, avec clarté, avec sensibilité.

C’est Ingo Metzmacher qui va diriger le Ring genevois (mise en scène Dieter Dorn) dont le Rheingold est présenté en mars prochain (avec Thomas Johannes Mayer en Wotan), on peut penser avec quel intérêt j’ai entendu cet extrait fameux de la Walkyrie (les adieux de Wotan). Ayant en tête Nagano de l’avant veille, et sa lenteur, et son approche si particulière, j’ai de suite été surpris par le tempo très rapide, et une approche que j’ai trouvée au départ sans vrai relief, même si techniquement très au point. Certes, les conditions ne sont pas celles de la scène et même Michael Volle en souffre:  ce moment, devenu pièce de concert, exige une approche peut-être plus “spectaculaire”. Mais justement ce n’est pas cet aspect qui frappe, finalement assez secondaire, mais  une sorte de linéarité d’une grande propreté, mais sans accroche ni véritable  invention, malgré l’orchestre splendide et la grande cohérence du propos. Michael Volle garde ses qualités de timbre, du velours, de diction, et aussi de couleur (il chante cela souvent comme du Lied) mais avec quelques menues difficultés à l’aigu que Konieczny n’avait pas deux jours plus tôt, sa prestation reste somptueuse. Une petite déception due sans doute à cette intrusion presque étrangère à l’univers dans lequel je baigne depuis 4 jours, mais qui n’entache pas l’impression d’ensemble très positive.
Ce fut donc un beau moment, un concert dans l’ensemble réussi: rien que les Pfitzner m’ont fait constater combien le répertoire pouvait encore s’enrichir et qu’il y a encore bien de la musique à écouter! Et puis, Munich même dans un froid glacial (-9°) est une bien belle ville…

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: LE PROGRAMME EST SORTI – SANS TOUT A FAIT CONVAINCRE

Et voilà, le programme de Salzbourg 2013 est paru.
Vous pouvez le consulter sur le site du festival assez bien fait. Je vais essayer d’en tirer la substantifique moelle, et voir ce qui justifie le voyage et la dépense.

Alexander Pereira

On voit bien la ligne que veut imprimer Alexander Pereira, qui est assez proche de la politique qu’il menait à Zürich, et si l’on veut chercher la nouveauté ou l’originalité c’est plus du côté de l’offre théâtrale que de l’offre musicale qu’il faudrait chercher.
Du point de  vue musical, les concerts sont comme d’habitude un coffre aux merveilles, avec cette année une marque forte pour Mahler , et aussi au chef Gustavo Dudamel, qui apparaît plusieurs fois (trois concerts Mahler , la VIII , la VII, la III avec la  Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela), pour El Sistema  vénézuelien dont le fondateur José Antonio Abreu a pensé que l’orchestre était peut-être autant sinon plus que le foot capable d’instiller des valeurs morales et sociales fortes aux enfants des zones défavorisées. Le résultat, ce sont des centaines de milliers de jeunes impliqués dans des centaines d’orchestres au Venezuela. Les expériences qui sont tentées ailleurs sur ce modèle (par exemple à Moncton, Nouveau Brunswick, au Canada) montre l’incroyable prise que le travail d’orchestre a sur les jeunes qui apprennent le solfège en jouant l’instrument et le succès grandissant auprès des familles et des enfants. Outre la Simón Bolívar on entendra aussi (avec Sir Simon Rattle) la Orquesta Sinfónica Nacional Infantil de Venezuela et d’autres formations issues du Sistema comme le  Simón Bolívar String Quartet ou le Youth Orchestra of Caracas, le Venezuelan Brass Ensemble ou le Teresa Carreño Youth Orchestra of Venezuela dirigé par l’assistant d’Abbado, Diego Matheuz, devenu principal chef principal de la Fenice de Venise et du Melbourne Symphony Orchestra.
Notons l’ensemble des autres concerts Mahler, à commencer par  la Symphonie n°2 dirigée par Mariss Jansons avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, les 3 et 4 août, le Symphonie n°6 par Michael Gielen et le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden  und Freiburg, le 6 août,  le 12 août la Symphonie n°4 par le jeune Cornelius Meister, dont on dit beaucoup de bien et l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien, la Symphonie n°5 dirigée par Zubin Mehta et les Wiener Philharmoniker  le 21 août, la symphonie n°9 dirigée par Riccardo Chailly et le Gewandhaus de Leipzig, le 31 août. Quant à la Symphonie n°1 (“Titan”), elle sera dirigée par Sir Simon Rattle à la tête de la Orquesta Sinfónica Nacional Infantil de Venezuela les 10 et 11 août.
Dans les concerts qui vont attirer du monde, un Requiem de Verdi dirigé par Riccardo Muti avec les Wiener Philarmoniker (Stoyanova, Garanca, Beczala, Belosselskyi) et un cycle Haydn bien attirant dirigé par Nikolaus Harnoncourt (Les Saisons, avec les Wiener Philharmoniker) les 27 et 28 juillet, La Création, avec le Concentus Musicus Wien le 19 juillet, et le Retour de Tobie, avec l’Orchestra La Scintilla der Oper Zürich le 19 août).
En dehors des orchestres cités, qui donnent aussi souvent un second programme d’autres phalanges  feront escale à Salzbourg, comme le NHK Symphony Orchestra (Charles Dutoit), le West-Eastern Divan Orchestra (Barenboim), les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle) et le GMJO-Gustav Mahler Jugendorchester (Philippe Jordan).
Dans les Liederabende, je retiens naturellement Christian Gerhaher dans Schumann le 8 août, Michael Schade dans Schubert le 24 août et Juan Diego Florez dans un programme tout italien (Donizetti Rossini Verdi) le 29 août.

En ce qui concerne les opéras,  l’abondance des anniversaires force à choisir entre des représentations scéniques et des représentations de concert et permet de faire quelques affaires en programmant plusieurs concerts d’un même opéra.
Comme Salzbourg est aussi la ville de Mozart, comment envisager une programmation sans Mozart: il y en aura deux en version scénique, à la Haus für Mozart
– le rare Lucio Silla, reprise de la production 2013 des Mozart Wochen, dirigée par Marc Minkowski avec les Musiciens du Louvre, dans une mise en scène de Marshall Pynkoski, avec Rolando Villazon, Olga Peretyatko, et Marianne Crebassa qui a eu tant de succès en 2012 dans Tamerlano.
– le plus fréquent Così fan tutte dirigé par Franz Welser-Möst, dans une mise en scène de Sven Eric Bechtholf, le directeur de la section théâtre, qui ne devrait pas trop écheveler le public, avec une distribution sans surprise (Luca Pisaroni, Gerard Finley), sauf la Dorabella de Marie-Claude Chappuis. Pereira aurait pu faire un effort…
Et deux opéras en version réduite à 70 minutes pour enfants
– Die Entführung aus dem Serail
– Die Zauberflöte
Deux opéras de Verdi sont présentés en version scénique, avec les Wiener Philharmoniker, un à la Haus für Mozart
Falstaff, direction Zubin Mehta, mise en scène Damiano Michieletto, avec Ambrogio Maestri, Fiorenza Cedolins (Alice), Elisabeth Kulman (Mrs Quickly) et Javier Camarena en Fenton. Une distribution assez classique et attendue avec une direction qui devrait être intéressante vu que Zubin Mehta est dans une belle période. Vaut d’abord pour la direction musicale.
Et un au Grosses Festspielhaus
Don Carlo, version en 5 actes et en italien,  direction Antonio Pappano, mise en scène Peter Stein avec Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Matti Salminen, Thomas Hampson, Ekaterina Semenchuk. Une belle distribution, qui n’atteint pas pour moi les sommets de Londres et Munich. C’est le troisième grand Don Carlo de l’année, après Munich et Londres. et je crois qu’on aura intérêt à aller à Londres si on aime Pappano, et à Munich si on aime Mehta, car la distribution est la même à Londres et Munich (sauf Eboli, Sonia Ganassi à Munich et Christine Rice à Londres) et je ne pense pas que la mise en scène de Peter Stein, assez peu inspiré ces dernières années, nous apprenne quoi que ce soit, même si les Wiener Philharmoniker sont un plus dont on doit tenir compte.
Deux opéras de Verdi en version de concert pour compléter:
Giovanna d’Arco, à la fois intéressant parce que rare, et aussi parce que la pièce de Schiller sur laquelle le livret de Temistocle Solera s’appuie Die Jungfrau von Orléans, est programmée à la même période par le Festival au Landestheater dans une mise en scène de Michael Thalheimer avec la troupe du Deutsches Theater Berlin et avec Kathleen Morgeneyer dans le rôle de Johanna. L’opéra, dirigé par Paolo Carignani, sera joué trois fois, avec Anna Netrebko, Fabio Sartori et Placido Domingo et l’orchestre de la Radio de Munich (München Rundfunkorchester). Pereira a fait ses comptes: avec Domingo et Netrebko, inutile d’avoir un chef de prestige, le public viendra attiré comme les mouches sur le miel. Il a donc pris un chef très respectable de répertoire.
Nabucco, dirigé par Riccardo Muti et les complexes de l’Opéra de Rome (qui le présente dans la saison)  et avec Zeljko Lucic, Tatjana Serjan, et Dmitry Belosselskyi. Là le calcul est inverse et mise tout sur Riccardo Muti, vu que la distribution ne remuera pas les foules a priori. Je ne pense pas qu’on en apprendra beaucoup sur l’œuvre tant de fois dirigée par Muti, et l’opéra de Rome n’est pas celui d’antan, mais on entendra le fameux chœur qui a fait pleurer tant de spectateurs (et de choristes) il y a quelques années à l’Opéra de Rome.

C’est au tour de Wagner, représenté au festival par une seule réalisation scénique:
Die Meistersinger von Nürnberg, mise en scène Stefan Herheim, avec Daniele Gatti (spectacle en coproduction avec l’Opéra de Paris qui ainsi découvrira Stefan Herheim: il est temps) pour 6 représentations. La distribution  comprend comme à Zürich en 2011 et avec le même chef, Michael Volle en Hans Sachs,  Roberto Saccà en Walther, et Peter Sonn en David, s’y ajoutent Georg Zeppenfeld en Pogner, Anna Gabler en Eva et Markus Werba en Beckmesser. On ne rate pas une représentation de Meistersinger, notamment avec les Wiener Philharmoniker, celle-là aura musicalement un petit parfum de déjà vu, même si Daniele Gatti est un excellent wagnérien et qu’on aura plaisir à l’écouter encore.
A cette production s’ajoute une version de concert de Rienzi, der letzte der Tribunen, on espère en version complète , pour deux soirées dans une excellente distribution (Christopher Ventris, Emily Magee, Georg Zeppenfeld, Sophie Koch, Martin Gantner) dirigée par Philippe Jordan (aura-t-il l’inspiration de faire vibrer cette musique?) à la tête, et c’est une excellente idée, du Gustav Mahler Jugendorchester.
A part Mozart, Verdi et Wagner, trois autres titres dont deux productions scéniques qui promettent d’être passionnantes:
Gawain, de Harrison Birtwistle, à la Felsenreitschule, avec l’équipe qui a fait triompher Die Soldaten en 2012, Ingo Metzmacher à la tête de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien dans une mise en scène d’ Alvis Hermanis, avec notamment Christopher Maltman, Laura Aikin, John Tomlinson: on y courra évidemment, par curiosité, et grâce à l’excellence de la distribution.
Norma de Vincenzo Bellini (production du Festival de Pentecôte) dirigée par Giovanni Antonini, mise en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec Cecilia Bartoli et John Osborn, Rebeca Olvera et Michel Pertusi. Au moment de cette reprise (fin août) tout aura été dit par la critique en mai-juin, mais la version “archéologique” avec orchestre baroque (Orchestra La Scintilla de l’Opéra de Zürich) dans l’espace plus réduit de la Haus für Mozart ne manquera pas de susciter des discussions infinies, car Norma est encore un opéra quasi intouchable depuis Callas et Caballé. Bartoli ose, et c’est tant mieux.
Enfin, comme à la Deutsche Oper Berlin qui ose, elle, reprendre la version scénique (de Christoph Schlingensief), en version de concert sera présenté l’opéra de Walter Braunfels, Jeanne d’Arc, Szenen aus dem Leben der Heiligen Johanna, sans doute à cause de l’ambiance créée par le drame de Schiller et l’opéra de Verdi (il ne manque plus que Jeanne au bûcher d’Arthur Honegger), dirigé par Manfred Honeck à la tête de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien avec une belle distribution, Juliane Banse, Pavol Breslik, Brian Himel.
Voilà les nouveautés de Salzbourg. A vrai dire, je ne suis pas si enthousiaste même si il y a des spectacles qui peuvent exciter la curiosité. Je trouve les distributions plutôt habituelles, je trouve que Pereira ne se détache pas de sa longue période  zurichoise, et je trouve certains choix de chefs sans grande imagination (Carignani pour Giovanna d’Arco): au total, je choisis seulement Gawain pour la découverte, Meistersinger, pour Herheim, mon metteur en scène favori, Norma, pour Bartoli et pour l’audace, avec la 2ème de Mahler par Mariss Jansons pour l’éternité.

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: DIE SOLDATEN, de Bernd Alois ZIMMERMANN, le 26 août 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Alvis HERMANIS)

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Pendant des années, la presse a demandé aux managers des opéras en France de programmer “Die Soldaten” de Bernd Aloïs Zimmermann, un opéra “total” datant de 1964 et comptant parmi les grands chefs d’œuvre du XXème siècle. L’opéra de Lyon (production de Ken Russell en 1983), puis celui du Rhin (prod. de Harry Kupfer en 1988) précèdent la production parisienne (qui reprend Harry Kupfer) de 1994. Voilà une œuvre qui nécessite des masses musicales impressionnantes et qui de ce fait ne peut être fréquemment montée, malgré sa flatteuse réputation.
C’est une création au Festival de Salzbourg (comme Bohème!), en coproduction avec le Teatro alla Scala de Milan qui est proposée dans le cadre très fort de la Felsenreitschule, avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Ingo Metzmacher, bien connu pour son goût pour les œuvres du XXème siècle; lisez son livre passionnant “Keine Angst für neuen Tönen!” N’ayez pas peur des nouveaux sons) pour les germanophones seulement car ce livre n’est pas traduit en français (merci à l’intelligence des éditeurs français!). Alexander Pereira, le directeur du festival, a choisi le grand metteur en scène letton Alvis Hermanis pour mettre en scène cette production. Les spectateurs parisiens ont pu découvrir l’univers de cet artiste au théâtre de Chaillot en 2011.  Alvis Hermanis, c’est celui qui en quelque sorte porte sur le théâtre la mémoire collective et le sens de l’Histoire que le drame terrible, d’un pessimisme déchirant, de Jakob Michael Reinhold Lenz (1776) porte en lui. C’est une tragicomédie située à Armentières, ville de garnison en Flandres, et qui raconte en quatre “moments” l’histoire de la déchéance de Marie, jeune fille bourgeoise promise au marchand de drap Stolzius, qui s’éprend du soldat aristocrate Desportes, mue par le prestige de l’aristocratie et de l’uniforme, qui en est ensuite abandonnée, et qui tombe dans une déchéance telle qu’elle n’en est même pas reconnue par son père. Pour se venger, Stolzius empoisonne Desportes avant de s’empoisonner. Pas de vraie linéarité, les scènes se succèdent ou se superposent, mais la musique strictement dodécaphonique emprunte les formes les plus classiques, comme par exemple dans Wozzeck. “Ce qui me passionnait, écrit Zimmermann, c’était la manière dont ces personnages de 1776 se trouvaient pris dans un réseau de contraintes qui les menaient inéluctablement, plus innocents pourtant que coupables, à la violence, au meurtre, au suicide et, finalement, à l’anéantissement total. Mon opéra ne raconte pas une histoire, il expose une situation dont l’origine se trouve dans le futur et qui menace le passé.
Büchner, qui a écrit une nouvelle “Lenz”, sur le destin du dramaturge à la psyché fragile, s’est inspiré de cet univers pour son Woyzeck.
On reste frappé,  frappé dès le départ par le dispositif impressionnant réuni dans le Manège des rochers. Les musiciens sont partout, dans la fosse (plus un trou, plus un espace) et sur les côtés, voire dans les coursives qui dissimulent les projecteurs, on est impressionné par la réunion de tous les instruments à percussions, timbales, crotales, gongs, glockenspiel, bongos, celesta, tamtams, maracas, piano, clavecin, vibraphone, cymbales, tambours, et d’autres à l’infini qui entourent un décor constitué d’une galerie-verrière qui embrasse toute la largeur du lieu (une quarantaine de mètres) laissant voir le premier niveau des galeries creusées dans la pierre, et des chevaux qui inlassablement tournent emmenés par leurs lads. Derrière ces verrières, des ombres, des soldats qui regardent l’action comme derrière une vitrine, mais quelquefois aussi des rideaux qui tombent sur lesquels sont projetées des images d’une pornographie souriante du début du siècle.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Le proscenium laisse très peu de place pour les mouvements scéniques, étirés tout en largeur, délimitant des espaces divers, taverne, chambre à coucher, tas de paille pour nourrir les chevaux, salon bourgeois ou aristocratique, espaces interchangeables, car on le sait, Zimmermann a joué sur les superpositions, sur la rupture des trois unités, que Jakob Lenz l’auteur de la pièce d’origine refusait résolument. Pour Zimmermann, on le sait, l’opéra est une œuvre d’art totale (injouable, disait Sawallisch) qui doit donc réunir tous les arts (il y a aussi des projections de films prévues par le livret), ce qui peut essayer de rendre compte de cette complexité.
Alvis Hermanis, qui signe mise en scène et décor, a réussi à combiner l’espace particulier de la Felsenreitschule, en faisant de son décor l’entrée du manège (au centre, un fronton avec trois têtes de chevaux et l’inscription gravée “Felsenreitschule”) et instituant une relation logique entre la nature du lieu et l’œuvre. En situant l’action pendant la première guerre mondiale, il l’inscrit dans une époque avec laquelle nous entretenons une distance historique, mais encore suffisamment proche dans la mémoire pour permettre et faciliter l’identification. S’ il avait gardé la distance historique réelle (XVIIème ou XVIIIème), il n’est pas sûr que cette identification eût pu fonctionner. La première guerre mondiale est en quelque sorte par son horreur la mère de toutes les guerres. De ce travail d’une rare intelligence et d’une force peu commune, je me concentrerai sur trois images
– une cabine vitrée, que dès l’ouverture, des comparses font rouler et tourner, qui est en fait le lieu des prostituées, des filles à soldats, une sorte de BMC (Bordel militaire de campagne), la fille dans la “vitrine” excite les soldats qui se collent lascivement aux vitres.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

C’est là-dedans que finira Marie.
– Un tas de foin, dans lequel Marie et Desportes se noieront de plaisir, lieu du plaisir où les corps se mêlent dans un mouvement presque rituel,  lieu investi par Marie, qui y entraîne son père au quatrième acte. Le foin, nourriture des chevaux, est métaphore du plaisir, de la déchéance (scène hallucinante où Marie assise sur son lit gigogne le tire de son ventre comme une sorte d’accouchement effrayant)

La verrière© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

– La verrière, que nous voyons “de l’intérieur”, et qui pour les soldats de l’autre côté (vers les chevaux) est une vitrine pour voyeurs. Les soldats agglutinés regardent onanistiquement la naïve Marie devenue à son insu objet de désir: scène d’une force inouïe où toute la misère sexuelle de ce monde d’hommes est jetée au visage du spectateur.
L’image initiale, qui explose en qui même temps que l’ouverture, est en quelque sorte un concentré des lieux et des activités, que nous allons peu à peu identifier et découvrir par la suite.
Ce travail sur la misère, la violence et les rapports de force, sur les rapports hommes/femmes dévoyés par la guerre, sur la nature du “repos du guerrier” est une fresque qu’on n’oubliera pas de sitôt. Pour son premier opéra, Alvis Hermanis a signé là un coup de maître.
Coup de maître aussi la direction musicale de Ingo Metzmacher, qui domine l’ensemble impressionnant des musiciens: un regard sur la fosse écrasée par le nombre d’instrumentistes, et pourtant, il joue bien sûr sur les masses, sur les différenciations sonores, arrivant, grâce à un Philharmonique de Vienne en état de grâce, à isoler les sons, et à faire que cette masse immense ne soit jamais cacophonique (sauf au début, mais c’est voulu), on entend chaque son, les cordes à peine effleurées, les harpes, le clavecin et une guitare bouleversante dans les  troisième et quatrième actes. Un travail qui allie énergie et subtilité, sens dramatique et même lyrisme: le crescendo des tambours dans la scène finale est à peu près insupportable de tension. Un travail exemplaire, un coup de Maître là aussi!
La mise en scène d’Alvis Hermanis écrase volontairement les personnalités; seules, les femmes émergent, les jeunes femmes et notamment les deux sœurs, Marie (hallucinante, extraordinaire, bouleversante Laura Aikin, qui réussit à dominer la masse orchestrale de sa voix) et chaleureuse Charlotte de Tanja Ariane Baumgartner, et ce défilé de figures de mères, si fortes en scène, si présentes, mère de Stolzius (somptueuse Renée Morloc), mère de Wesener (Magnifique Cornelia Kallisch), mère du jeune comte (impressionnante Gabriella Benackova, une revenante, avec sa voix dévastée et ses aigus encore triomphants qui va si bien avec la musique) qui successivement scandent le malheur qui se met en place.
Le dispositif, l’énormité du lieu, l’anonymat voulu des uniformes fait qu’on distingue mal qui est qui, qui est officier et qui simple soldat, et qu’il est difficile pour le spectateur d’identifier les hommes: effet voulu par la mise en scène qui ainsi envisage “les Soldats” dans une sorte de globalité. Ainsi de Stolzius bien identifié au départ, fondu dans la masse dès qu’il devient soldat. On ne peut que citer pour les louer Tomasz Konieczny, Stolzius, belle voix de baryton, bien dominée, impeccable techniquement avec des variations de couleur et sa manière si particulière d’atténuer les sons, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Pirzel impressionnant et si fortement caractérisé, Mathias Klink en jeune comte dévoyé, Daniel Brenna, un Desportes puissant qui cependant au quatrième acte est écrasé par la difficulté des aigus, Boaz Daniel (le Posa du dernier Don Carlo munichois), bel Eisenhardt

Alfred Muff (Wesener) et Laura Aikin(Marie) © Ruth Walz/Salzburger Festspiele

et surtout le bouleversant Alfred Muff encore impressionnant vocalement, dans le rôle de Wesener.
Les détracteurs de ce type de musique affirment qu’elle casse les voix: or, l’écriture de Zimmermann reste très attentive aux voix, et même au “bel canto”. Il faut pour cette écriture des voix qui sachent chanter, c’est à dire sachent aussi s’imposer par la couleur, et la maîtrise technique. Dès qu’on se concentre sur un personnage, on remarque cette exigence de la partition, qui demande vraiment des chanteurs de très haut niveau, et la distribution réunie, impressionnante par le nombre  répond globalement présent et se révèle magnifique.
Au bout des deux heures trente ou quarante de spectacle, on sort assommé, “di stucco” diraient nos amis italiens. C’est un choc immense que cette rencontre avec une musique écrasante et en même temps si claire, si prenante, qui se mélange avec un univers scénique qui a su si bien l’illustrer.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

La scène de funambulisme de Marie, à laquelle succèdent ses pas hésitants sur les bottes de foin,

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

les dernières minutes avec Marie au sommet du fronton, au milieu des trois têtes de chevaux, entamant une sorte de danse bacchique resteront dans ma mémoire.
On se demande comment le dispositif conçu va s’adapter au Teatro alla Scala, coproducteur,  qui ne répond pas du tout aux exigences de cet immense espace. A moins que le spectacle ait lieu à Milan dans un lieu ad hoc, je suis curieux de voir comment les choses se passeront, mais ce sera en tous cas l’occasion de revoir ce merveilleux travail.
Une réussite à tous les niveaux, un des plus grands spectacles qu’il m’ait été donné de voir.
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GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2011-2012: MACBETH de Giuseppe VERDI le 21 juin 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Christof LOY)

© GTG/Monika Rittershaus

La distribution de ce Macbeth, avec en tête la Lady de Jennifer Larmore, a fait beaucoup gloser le petit monde des mélomanes ou surtout des lyricomanes. Pour le reste, c’est à un Macbeth de couleur typiquement germanique que Tobias Richter nous invite à Genève : germanique par l’équipe, Christof Loy à la mise en scène, Ingo Metzmacher à la direction musicale, germanique par les présupposés, qui mettent l’analyse dramaturgique au centre des décisions, tant scéniques que musicales : le choix des voix correspond non à une partition, mais à une lecture dramaturgique. Il en résulte évidemment des conséquences musicales non indifférentes. Sans donner ce crédit aux équipes artistiques du grand théâtre, on ne pourrait comprendre l’appel à Jennifer Larmore dans le rôle de Lady Macbeth, dont elle n’a ni le volume, ni l’assise, ni le style, prise de rôle, et première apparition dans Verdi de cette chanteuse plutôt rossinienne et quelquefois belcantiste . Ingo Metzmacher est un analyste, et construire une interprétation musicale en étroite osmose avec le metteur en scène lui va bien. Ainsi, les voix des deux protagonistes sont-elles « à côté » car le Macbeth de Davide Damiani s’en va aussi vocalement en capilotade à la fin de l’opéra tout comme le personnage, et si ce n’est pas voulu, c’est assez cohérent avec les intentions musico-scéniques.
Reste à démontrer que pour affirmer une interprétation mieux vaut s’appuyer dans ces rôles sur les défauts de voix inadaptées  que de confier à de grands interprètes le soin de dessiner des personnages, en jouant sur leurs moyens et en colorant une voix bien dominée. Il est plus facile d’enlaidir une belle voix que l’inverse…
Ce sont les personnages secondaires (et positifs) qui ont de belles voix bien timbrées, un vrai bonheur à l’audition, Banquo (Christian van Horn), et Macduff (Andrea Carè) .
Les vilains ont de vilaines voix, et les bons de jolies voix : n’est-ce pas bien trouvé ?
Ceci posé, ce Macbeth n’est pas un spectacle négligeable, loin de là. Dans les nombreux spectacles de Christof Loy vus à Genève, c’est même sans doute le meilleur : s’appuyant sur une tradition cinématographique de films noirs américains des années 30 ou 40 en noir et blanc (une ambiance à la Hitchcock),

© GTG/Monika Rittershaus

la scénographie impressionnante de Jonas Dahlberg  (grande salle de château Renaissance revue par Viollet Le Duc avec cheminée et escalier monumentauxl) est le cadre unique de l’action, y compris la scène des sorcières (ici le chœur dans son ensemble, et même avec des hommes habillés en femmes, pour répondre au texte qui évoque la barbe des sorcières). Le rideau s’ouvre sur ce qui sera l’image finale, pour tracer un destin : Macbeth vieilli et Lady Macbeth somnambule traversent la scène au milieu des sorcières, qui chantent de manière volontairement nasillarde (très beau travail du chœur).
Dans l’ensemble, la conduite des acteurs n’est pas véritablement précise, mais les mouvements de foule sont très bien réglés. Le ballet qui est donné n’ajoute pas grand chose.

©GTG/Monika Rittershaus

Le plus beau moment de la soirée est sans nul doute est le chœur “patria oppressa” avec le chœur disposé frontalement, sur toute la largeur de la scène, suivi de l’air de Macduff “figli, o figli miei” chanté avec grande intensité par Andrea Carè, un ex-élève de Luciano Pavarotti à qui il emprunté une certaine couleur. Le choeur du Grand Théâtre dirigé par  par Ching Lien Wu montre encore ici son excellence.
La construction des scènes en noir et blanc, les maquillages blancs des principaux personnages, la violence de certains contrastes, tout concourt à construire des images vraiment frappantes, et pour une fois le propos de Loy est clair, qui souligne le glissement progressif vers la folie d’un couple isolé dans ses rêves fous, qui finit par faire le vide autour de lui, par le crime et par la crainte. Plus qu’une méditation sur le pouvoir et ses excès, c’est une méditation sur la solitude de ceux qui n’ont pas d’épaisseur humaine, et sont complètement dominés par leur désir fou.
A cette conception correspondent des choix musicaux forts: alors que c’est la version de Paris qui est présentée, d’un commun accord, Loy et Metzmacher choisissent pour le final de reprendre la version de la création à Florence qui se clôt sur la mort de Macbeth et sans chœur triomphal final qui donnerait une note trop optimiste. Par ailleurs, guidés par le fait que c’est à la Pergola, théâtre de dimensions moyennes que l’oeuvre a été créée à Florence, ils choisissent Jennifer Larmore comme Lady, une chanteuse rossinienne au volume convenant à une salle moyenne (malheureusement, le Grand Théâtre est une salle autrement vaste) et s’appuient sur une lettre de Verdi disant dans une lettre à  Cammarano “je voudrais pour la Lady une voix aigre, rauque et sourde….je voudrais que que la voix de la Lady ait quelque chose de diabolique”. Il y a donc  derrière cette production un vrai parti pris, qui élimine ce qui pourrait lui donner une couleur trop brillante, trop “italienne”: pas de soleil dans l’univers gris et nocturne des Macbeth. Ainsi du fameux brindisi “Si colmi il calice”, chanté joyeusement d’abord, puis repris par Jennifer Larmore d’une voix plus terne, plus blanche après la crise de Macbeth face au spectre (représenté par la veste de Banquo posée sur une chaise).

© GTG/Monika Rittershaus

Il faut d’ailleurs donner crédit à Jennifer Larmore qui face aux limites de sa voix, essaie de donner une interprétation juste et un poids aux paroles. Elle n’y réussit pas tout à fait à mon avis malgré des moments très justes.

© GTG/Monika Rittershaus

Venons en aux interprètes justement en commençant par Jennifer Larmore qui abordait Verdi, et donc Macbeth pour la première fois dans sa carrière. Malheureusement le choix idéologique de cette production en fait la première victime. La voix n’est pas adaptée du tout à ce rôle redoutable. Certes elle est aigre quelquefois et rauque souvent, mais il faut un autre volume et une autre assise pour pouvoir chanter un tel rôle, elle n’a ni la largeur voulu, ni la hauteur requise (les aigus sont tirés, sans aucune réserve d’appui) et le ré bémol final aigu (indiqué par Verdi un fil di voce) de la grande scène du somnambulisme est loin du filet de voix demandé. Elle n’a pas non plus les agilités requises, chez elles bien plus rossiniennes que verdiennes, avec un effet une peu à rebours sur l’ambiance voulue. Malgré tout cela, il serait injuste de dire que Jennifer Larmore propose une prestation indigne. Certes, nos amis du blog italien “Corriere della Grisi” s’étrangleraient, mais dans l’ensemble, elle passe un peu mieux que je ne l’attendais, même si évidemment La Lady demande un tout autre organe.
A la limite, le cas de Davide Damiani est plus inquiétant. Là aussi, peut-être est-ce un choix “pensé” que de choisir une voix plutôt opaque et sans grand éclat pour construire un personnage plutôt pâle et dominé (sexuellement selon Cappuccilli) par son épouse. Mais j’en doute un peu. En tout cas, le chanteur est adéquat au personnage jusqu’à la fin, les approximations et hésitations du caractère trouvent dans cette voix à la technique approximative, aux aigus qui sortent mal, et au souffle court une image presque métaphorique. L’air final “Perfidi! all’anglo contro me v’unite…” en est même pénible à entendre, tant les problèmes de souffle, l’épuisement, les limites de la voix, les différences de timbre, les ruptures, l’absence de legato, les difficultés dans les passages et les problèmes d’appui sont criants. On reste indulgent parce qu’une annonce préalable avait laissé entendre une certaine fatigue de l’artiste, mais ce ne fut pas une prestation digne d’intérêt. Me viennent à l’esprit les paroles du regretté Piero Cappuccilli (reprise par l’Avant Scène Opéra dans son numéro n°40 de mars-avril 1982 sur Macbeth): “Si j’ai débuté dans ce rôle après 18 ans de carrière, c’est que c’est un opéra qui demande au baryton la même maturité qu’Otello à un ténor, d’abord vocalement parce que l’instrument doit être prêt(…) . et ensuite scéniquement parce que comme Simon Boccanegra, Macbeth est un opéra d’interprétation et pas seulement de chant (…) c’est un rôle qui demande un effort total à l’artiste.”
L’intérêt, il faut le chercher chez le Banquo du baryton basse Christian van Horn, à la voix chaude,   à la couleur chatoyante, au style impeccable et à la technique très contrôlée qui propose un personnage immédiatement humain, dont la tenue et l’élégance tranchent avec un Macbeth négligé vocalement, ce qui donne évidemment une construction symétrique assez réussie, l’audition nous indique qui est le bon et qui est la brute.
L’intérêt, il faut le chercher aussi chez le Macduff intense du jeune ténor Andrea Carè: voix lumineuse, techniquement solide (normal pour un élève de Pavarotti et de Raina Kabaïvanska), bien posée, mais aussi intense, avec des qualités notables de modulation et d’interprétation.
L’intérêt il faut aussi le trouver chez Natalia Gavrilan (la Dama), jeune mezzo moldave qui dans les ensembles domine l’ensemble des solistes, au point que je me suis demandé si elle ne donnait pas les notes à Lady Macbeth dont la voix noyée ne s’entendait pas.
L’intérêt enfin, il faut le trouver dans le bel orchestre dirigé par Ingo Metzmacher, bien préparé, qui propose une vision très sombre, très métallique et froide. Tous les moments où Verdi essaie de danser (les sorcières dans “S’allontanarono…”) sont aplatis, pour donner cette impression uniformément pessimiste et cette noirceur reproduite sur scène. Et l’orchestre sonne mieux que d’habitude. Metzmacher mieux connu pour son goût pour le contemporain a en réalité à l’opéra de Hambourg beaucoup dirigé le répertoire standard, et j’avoue que son approche a de quoi séduire.
Voilà une entreprise évidemment risquée: Christof Loy aime les chanteurs qui découvrent les œuvres, et il déteste les chanteurs professionnels d’un seul rôle. Il veut de la fraîcheur d’approche, au prix d’erreurs de casting, même si cela passe auprès du public, qui une fois de plus ne remplit pas la salle et dont une partie part à l’entracte. On est donc de ce point de vue bien servi.

Musicalement, la direction imprimée par Metzmacher est intéressante, et l’ensemble nous permet de découvrir aussi de très bons chanteurs. Il reste que si le problème est le couple Macbeth et Lady Macbeth, c’est quand même mal parti.
Je reste avec mon doux souvenir du grand Claudio à la Scala en 1985 avec un immense, inoubliable Piero Cappuccilli et une Ghena Dimitrova qui ne faisait pas oublier Shirley Verrett, mais qui aujourd’hui ferait oublier toutes celles qui osent aborder la Lady, dans la très fameuse mise en scène de Giorgio Strehler, marquée du sceau du génie pour l’éternité. Le vidéo de Verrett/Cappuccilli existe, courir le chercher séance tenante. Quant à ceux qui prétendent que ce Macbeth n’est pas une référence absolue, laissons-les à leur aveuglement et surtout, à leur ignorance.
Je conclus donc par ce conseil discographique, en signalant cependant qu’en même temps (à un poil près) paraissait le Macbeth dirigé par Riccardo Muti avec Fiorenza Cossotto et Sherill Milnes. La conception est à l’opposé de celle d’Abbado, c’en est même caricatural, et c’est aussi une belle version qui ne peut certes combattre dans la même catégorie, j’aime aussi beaucoup Muti parce que j’aime le Muti d’avant 1990 et surtout le Muti des années de sève et de sang, de bouillonnement et d’explosion.
Elles sont toutes deux en collection économique. Faites en l’achat et partez sur l’île déserte.

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GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013 : LA PROCHAINE SAISON

Le Grand Théâtre de Genève

Il faut le reconnaître, les dernières saisons du Grand Théâtre ne m’avaient pas convaincu, et les productions qui excitaient ma curiosité m’avaient lourdement déçu (“Les Vêpres Siciliennes” par exemple); les distributions manquaient de cohérence, avec des choix souvent discutables, même si ça et là il y avait de belles découvertes (Alexei Kudrya dans I Puritani), de plus, la présence répétée et presque obsessionnelle de Christof Loy, un metteur en scène dont je n’arrive pas à partager l’univers, finissait par incommoder. Nous verrons en fin de saison 2012 son Macbeth de Verdi, avec une Lady Macbeth inattendue, Jennifer Larmore, et un chef rare dans Verdi, Ingo Metzmacher. Attendons.
Ainsi, le Ring prévu à Genève (une dizaine d’années après celui de Caurier/Leiser) devait-il échoir à Christof Loy, et ce sera en définitive Dieter Dorn qui le réalisera. C’est mieux. Ingo Metzmacher sera au pupitre, un chef toujours apprécié du public, et plus discuté par les orchestres: on verra le Rheingold en mars prochain dans une distribution de bon niveau sans être exceptionnelle (Thomas Johannes Mayer en Wotan) mais on note la Fricka d’Elisabeth Kulman, le Froh de Christoph Strehl, le Fafner de Steven Humes, le Fasolt d’Alfred Reiter…(en mai 2014 la Tétralogie sera présentée en cycle complet).

La saison 2012-2013 présente des atouts non négligeables, avec des choix d’œuvres populaires (Barbiere di Siviglia/Traviata/Butterfly), le retour d’une grande œuvre française (Samson et Dalila), une création de Philippe Fénelon sur Rousseau (JJR), une rareté (Les aventures du Roi Pausole d’Honegger), et un titre de moins en moins rare sur nos scènes(Rusalka). Voilà une saison loin d’être mal composée, et faite à l’évidence pour faire revenir un public qui désertait un peu la salle de la place Neuve.
Philippe Fénelon, après Tchékhov s’attaque à Jean-Jacques Rousseau, l’enfant de Genève dans une création écrite à l’occasion du tricentenaire de Rousseau, JJR, sur un livret de Ian Burton et dans une mise en scène de Robert Carsen. Au pupitre Jean Deroyer, directeur musical de l’Ensemble Court-Circuit et dans la fosse l’Ensemble Contrechamps, la formation genevoise spécialisée dans le répertoire contemporain (Septembre 2012 au BFM)
Toujours en septembre 2012 mais au Grand Théâtre, Alberto Zedda dirigera Il barbiere di Siviglia dans la mise en scène reprise de la production de 2010 de Damiano Michieletto , le jeune metteur en scène italien qui en ce moment perce fortement sur les scènes (voir la Scala). La distribution compte Alberto Rinaldi, Laurence Brownlee, Tassis Christoyannis, un bon trio masculin face à une Rosine espagnole qui entamle une très belle carrière, Silvia Tro Santafé. Alberto Zedda est l’éditeur du Barbiere di Siviglia, sans doute meilleur éditeur que chef d’orchestre, mais cela nous garantit au moins un barbiere philologique.
En novembre, un grand retour, celui de Samson et Dalila, de Saint Saëns, sous la direction du très grand Michel Plasson, dans une mise en scène de Patrick Kinmonth, qui, décorateur et costumier, assumera l’ensemble de la production. Le Samson de Genève  sera le solide  Alexandr Antonenko qu’on voit souvent en Otello sur les scènes européennes, et sa Dalila la mezzo polonaise Malgorzata Walewska moins connue sur nos scènes, tandis qu’Alain Vernhes sera la Grand Prêtre de Dagon. Tout le monde devrait courir voir cette renaissance.
Pour décembre et les fêtes, une opérette qui devrait aussi stimuler notre curiosité, Les Aventures du Roi Pausole d’Honegger, dirigée par le solide Claude Schnitzler, dans une mise en scène de Robert Sandoz, le metteur en scène suisse originaire de La Chaux de Fonds avec Jean-Philippe Lafont. Là aussi on ira se faire une culture sur un répertoire du XXème pas toujours valorisé sur nos scènes.
En janvier et février, et pour de nombreuses représentations, La Traviata de Verdi, mise en scène de David Mc Vicar, en soi déjà un motif d’intérêt. L’un des titres de gloire du chef Baldo Podic fut de diriger Shirley Verrett dans Cavalleria Rusticana à Sienne (avec un DVD à la clef), mais c’est plutôt une surprise que ce choix. Une distribution faite de chanteurs peu connus, et donc à connaître, notamment avec la jeune soprano grecque Myrto’ Papatanasiu (Donna Anna à Vienne, Rusalka à Bruxelles) alternant avec la jeune lettone Inga Kalna en Violetta, et Leonardo Capalbo en Alfredo, un jeune ténor italo-américain qu’on commence à voir sur les scènes françaises, italiennes et allemandes. Seul artiste connu, Tassis Christoyannis en Germont père.
En mars, le Rheingold dont il fut question plus haut, avec Ingo Metzmacher dans la fosse et Dieter Dorn comme metteur en scène, ce qui nous promet un modernisme modéré.
En avril et mai, une Madama Butterfly dans une mise en scène du britannique Michael Grandage qui va mettre en scène Le nozze di Figaro à Glyndebourne en 2012 (où il fit un Billy Budd il y a quelques années) et qui a créé à Londres le musical Evita. Le chef en sera le très correct Alexander Joel, que j’ai à peine entendu à Düsseldorf dans Tosca. La distribution comprend Alexia Voulgaridou en Cio Cio San, cette jolie soprano est plus souvent une Mimi qu’une Butterfly, mais c’est une chanteuse émouvante et le Pinkerton d’Arnold Rutkowski, jeune ténor polonais déjà Pinkerton à Düsseldorf sous l’ère Tobias Richter.
Enfin en juin 2013, une Rusalka de Dvorak, dirigée par le troisième de la lignée des Jurowski, Dmitri Jurowski et mise en scène de Jossi Wieler et Sergio Morabito (c’est la production du festival de Salzbourg, qui ne vaut pas celle de Stefan Herheim à Bruxelles), avec Camilla Nylund en Rusalka, qui le chantait déjà à Salzbourg, la Jezibaba qui devrait être stimulante de Brigitte Remmert, ainsi que Nadia Krasteva en princesse étrangère et en prince Ladislav Elgr, un ténor spécialiste du répertoire tchèque.

Voilà une saison qui devrait promettre de bon moments sur les rives du Rhône et du Léman. Entre Genève et Lyon, les habitants de la région Rhône Alpes ont de quoi se réjouir, il ne devraient pas manquer d’opéra de qualité en 2012-2013.

 

OPERNHAUS ZÜRICH 2010-2011 : TANNHÄUSER le 6 février 2011 (Dir:Ingo METZMACHER, Ms.en scène:Harry KUPFER, avec Nina STEMME)

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Il y a des représentations où la qualité musicale envahit tout, et où on arrive même à fermer les yeux sur une mise en scène ratée ou discutable. C’est bien le cas aujourd’hui à Zürich, où j’ai assisté un Tannhäuser musicalement exceptionnel. Alexander Pereira a réuni, il faut le dire, une distribution de choix: Nina Stemme (Elisabeth), Vesselina Kasarova (Venus), Peter Seiffert (Tannhäuser), Michael Volle (Wolfram), Alfred Muff (Landgrave), l’orchestre et le choeur sous la direction d’Ingo Meztmacher. Je m’attendais à un beau moment, mais pas forcément à un très grand moment, d’autant que la première à ce qui m’a été rapporté n’avait pas si bien marché (Seiffert en méforme, Stemme ordinaire, orchestre trop fort). Mais voilà, l’opéra est un art qui n’est jamais uniforme et monolithique, les choses de soir en soir peuvent évoluer. Cette matinée dominicale en est la preuve. Sans doute l’effet du temps ensoleillé sur la ville de Zürich.

En revanche, Harry Kupfer n’a pas vraiment réussi son cinquième Tannhäuser. Certes, c’est un metteur en scène de qualité, il l’a prouvé de nombreuses fois, et les idées qu’il véhicule sont souvent justes. Dans ce travail, il transpose  l’oeuvre de nos jours, au sein d’une société gavée de luxe, une société de réseau, d’aisance, où l’Eglise et l’Armée dominent. Que ce soit au Venusberg ou dans la “teure Halle” du deuxième acte, on retrouve les mêmes messieurs élégants, les mêmes prêtres (Eh! oui,  au Venusberg aussi!), mêmes hauts gradés de l’armée. Au premier acte, la Bacchanale est bien sage, même si elle essaie de suivre le livret, très détaillé qu’Olivier Py avait suivi de manière très provocatrice et assez juste à Genève il y a 6 ans. Dans la deuxième partie de ce premier acte, on ne revient pas de la chasse (on ne chasse plus à courre…) mais du golf, et on se repose sur des chaises longues, servis par une armée de domestiques. On ne joue pas de la harpe, mais de la guitare (électrique?).
Le deuxième acte se déroule sur une scène, sous l’oeil de caméras TV, et devant un parterre de ces mêmes membres gâtés de la société la plus haute, celle qui emploie et fait vivre les artistes. je dois dire qu’il est le moment le moins intéressant, le plus conforme et l’ensemble est réglé sans inspiration.
Plus intéressant à mon avis le troisième acte, le décor (fait de cloisons tournant sur elles-mêmes et remplies de portes, comme au premier acte) représente un hall de gare avec une gigantesque verrière (la gare de Leipzig?) et au milieu un banc où attend Elisabeth. C’est une image intéressante, enrichie par la présence de Wolfram deux âmes solitaires dans cet espace de drame qu’est le lieu de l’attente.
Au final, après les efforts de Vénus (qui apparaît dans les mêmes conditions qu’elle avait disparu au premier acte, derrière les portes de vitre opaque), la société, toujours la même, se réunit autour du cadavre d’Elisabeth, qui passe, puis devant celui de Tannhäuser qui meurt sauvé, et même sanctifié par le pape sous un cercueil de verre comme on voit les saints dans les églises, avec le bâton de pélerin qui a refleuri: l’artiste est réintégré dans le corps social après en avoir été rejeté, mais mort, pour être objet du culte effrené de l’art dans nos sociétés, mais sans qu’il ne soit plus un danger. Kupfer souligne bien la maladresse de Tannhäuser, son comportement discutable à tout le moins avec Elisabeth, ses excès, mais le propos reste tout de même assez banal, plutôt déjà vu. Carsen à l’Opéra Bastille avait entrepris une lecture de ce type, mais plus subtile que celle de Kupfer:  on pense surtout à des visions à la Götz Friedrich, des lecture socio-politiques telles qu’on les voyait dans les années 80. Le décor de Hans Schavernoch (une vieille connaissance lui aussi) est habile, très contemporain, métal et verre, utilisant la vidéo. Mais j’ai plutôt l’impression qu’on a fait du neuf avec du vieux. Il reste que les chanteurs sont assez bien dirigés et que ce spectacle est discutable mais pas détestable. Dans la même maison, j’ai de beaucoup préféré l’approche de Claus Guth dans Tristan und Isolde et attends avec impatience son Parsifal en juin prochain.

chef2.1297205344.jpgSalut de Ingo metzmacher

Du côté musical en revanche une grande réussite d’ensemble, sans être à l’orchestre aussi brillant que la lecture d’Ozawa à Paris en 2007. D’abord, une fois de plus, je trouve qu’Ingo Metzmacher est un chef qui gagnerait à être invité plus souvent sur des scènes autres que celles de l’espace germanophone.  Sa manière de sculpter la musique, d’en faire ressentir les détails, son tempo sans reproche, qui colle parfaitement aux moments de l’action, sa manière de suivre les chanteurs, sans les couvrir (il est vrai que les voix sont telles que c’est une entreprise difficile) sont des points positifs:   il semble qu’il ait trouvé le juste équilibre dans cette salle assez petite – bien que des amis aient eu une tout autre impression l’autre dimanche. Pour moi c’est une belle prestation,un beau moment, avec un choeur très honorable, sans être exceptionnel. Un seul reproche, la sonorisation de certains pupitres à certains moments (les cors au milieu du premier acte par exemple) ou du choeur quand il est derrière la scène (lever de rideau). Vu la taille de la salle, c’est inutile, et si c’est voulu, c’est raté.

salutseiffert2.1297205518.jpgPeter Seiffert (second plan Nina Stemme et Michael Volle)

Difficile de reprocher quoi que ce soit aux chanteurs: Peter Seiffert, qui est souvent irrégulier, était ce dimanche en forme éblouissante, expressif, engagé, avec ce timbre à la fois clair et puissant qui le caractérise: il était juste,  sans failles avec des aigus triomphants,ce fut un magnifique Tannhäuser. Même remarque pour la Vénus de Vessalina Kasarova. Certes, son visage carré et assez dur ne fait pas penser à la Vénus de Botticelli, mais la prestation est tellement convaincante, éclatante, imposante qu’on trouve presque juste une Vénus plus inquiétante que séductrice, une Vénus “dure” qui use sans doute d’arguments cachés pour séduire. Face à elle, Nina Stemme promène sa voix puissante, légèrement affligée d’un petit vibrato. La prestation sans être impressionnante (comme au troisième acte de Walküre à Milan) est de très  haut niveau, sans être pourtant digne de la légende ou égaler simplement celle de Westbroek à Paris: elle n’est pas vraiment émouvante et même un tantinet indifférente, comme ailleurs, pas toujours concernée. On était heureux de revoir Alfred Muff, un vétéran, avec cette voix très humaine, encore très sonore, d’une belle couleur et d’une belle intensité dans le Landgrave. Signalons aussi les autres chanteurs, tous honorables, notamment Christoph Strehl en Walther von der Vogelweide, meilleur au deuxième acte qu’au premier (souvenez-vous, il était le Tamino d’Abbado) et le touchant berger de la jeune Camille Butcher.
Il reste Le chanteur triomphateur absolu de la matinée, digne, lui, de la légende: Michael Volle, qui a chanté pour moi le plus beau des Wolfram entendus sur une scène. Il tire les larmes dans “Oh du, mein holder Abendstern”. Il a tout: puissance, intelligence du chant, diction parfaite, inflexions, subtilités: du beau chant tout pur, et en même temps un magnifique personnage, humain, émouvant, senti, généreux. Il m’avait déjà convaincu dans son époustouflant Beckmesser à Bayreuth, il est vraiment pour moi le plus grand baryton wagnérien actuel. Un miracle qui surpasse même Goerne à Paris à mon avis.

Il y a encore quelques représentations, une matinée le dimanche 13 février: si vous n’êtes pas si loin de Zürich, courez y: rien que pour Michael Volle, cela vaut le voyage. Et si les autres sont aussi en forme que dimanche dernier, ce sera d’autant mieux. Un beau moment wagnérien, comme il y en a pas mal en ce moment.

Dimanche en sortant de l’Opéra, j’étais heureux.

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