DE NEDERLANDSE OPERA 2012-2013: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 7 JUIN 2013 (Dir.mus Marc ALBRECHT; Ms en scène David ALDEN)

Festwiese © DNO

Die Meistersinger von Nürnberg n’est pas l’opéra le plus joué sur les scènes internationales; c’est pourtant une comédie, et donc a priori plus accessible à un large public, plus accessible en tous cas que Parsifal ou que Tristan. Mais voilà, c’est une œuvre qui requiert des forces importantes en termes de chœur, en termes de distribution (16 rôles) et qui pour le protagoniste (Hans Sachs) est épuisante et donc les théâtres hésitent à la programmer. A l’Opéra de Paris, depuis l’ouverture de Bastille, une seule présentation en version de concert à l’automne 2003, et la dernière production scénique remonte au  règne de Jean-Louis Martinoty, pendant la saison 1988-1989, dans une production de Herbert Wernicke venue de Hambourg.
L’œuvre est longue, aussi longue sinon plus que Götterdämmerung (4h30 minutes environ), et la plupart des wagnériens n’entrent dans cette partition foisonnante que plus tard, après Parsifal, Tristan ou le Ring. En Allemagne en revanche elle reste très populaire, et je me souviens qu’à Bayreuth, le public des Meistersinger est souvent différent, plus ouvert, plus populaire, en tous cas pendant très longtemps, il fut plus difficile d’obtenir des billets pour Meistersinger que pour d’autres titres.
Symboliquement, c’est aussi une œuvre plus complexe, puisque c’est la seule qui fut autorisée par les nazis jusqu’à la fin de la guerre et en tous cas la seule qui fut jouée jusqu’au bout à Bayreuth. C’est certes une comédie bon enfant, mais qui bascule à la toute fin par le discours de Hans Sachs  se terminant par une célébration de l’art allemand:
zerging’ im Dunst                                         S’en irait en fumée
Das heil’ge röm’sche Reich                          Le Saint Empire Romain Germanique
uns bliebe gleich,                                          Nous resterait encore
die heil’ge deutsche Kunst                           Le saint art allemand
C’est aussi une œuvre sur le chant et sa technique, une belle leçon que donne Wagner aux chanteurs puisque l’on nous montre d’acte en acte l’évolution de l’air de Walther, avec les corrections suggérées, jusqu’à la parfaite exécution finale. C’est enfin une méditation sur l’amour, ou sur la renonciation à l’amour par un Sachs déjà trop âgé. Plusieurs niveaux de lecture qui engagent les metteurs en scène à en embrasser telle ou telle.
J’ai plusieurs fois rendu compte de la dernière production  à Bayreuth de Katharina Wagner , très critiquée, qui reste un effort authentique pour lever l’ambiguïté sur le rapport du Festival de Bayreuth à cette œuvre et éclairer les aspects idéologiques de cet opéra; on attend avec intérêt celle de Stephan Herheim à Salzbourg. La production de David Alden, présentée par l’Opéra d’Amsterdam en ouverture du Festival de Hollande se place plutôt dans le sillon de celle de Katharina Wagner, même si elle est très différente et moins idéologique. Dans une interview, David Alden affirme qu’il ne faut pas toujours prendre Wagner au sérieux et que sa mise en scène travaille sur l’humour. Certes…mais un humour assez cauchemardesque dans sa représentation des bourgeois de Nuremberg, aux visages couverts de masques inquiétants, un Nachtwächter qui est en réalité la faucheuse. La Nuremberg d’Alden est une société fossilisée qui au premier acte ne cesse de se heurter à Walther à qui elle présente de manière agressive les Bibles, ou les livres contenant psaumes ou cantiques qu’on entonne,  et qu’elle vient d’utiliser à la messe. Ce thème du Livre et des règles est central dans le décor du premier acte où, après avoir descendu le Christ monumental de l’église du premier tableau et l’avoir glissé au fond,  l’on ouvre des caisses contenants bibles et manuscrits et différents objets rituels, ainsi qu’un tableau représentant Adam et Eve qui fait penser de loin à un Cranach .

Final Acte 2 © DNO

Malgré tout, les espaces relativement métalliques du décorateur Gideon Davey contiennent peu d’objets, et l’ensemble de l’opéra se déroule dans une boite blanche qui s’ouvre quelquefois vers le fond, sur plusieurs espaces plutôt distribués verticalement: un pont qui se lève des dessous fait apparaître l’espace des Maîtres au premier acte, le deuxième acte se déroule aussi sur deux niveaux, maison de Pogner au dessous, la rue au dessus avec l’étal du cordonnier et en un troisième niveau un escalier avec un pot de fleur sur lequel se dissimulent Walther et Eva, le troisième acte donnant au premier tableau la salle du cordonnier avec ses rayons remplis de boites de chaussures, et au second tableau une sorte de Biergarten avec une scène au fond où apparaîtront successivement les Maîtres, Sachs, puis le peuple, et sur lequel Beckmesser chantera son air.
David Alden propose le croisement de plusieurs regards sur l’œuvre. Tout d’abord, un discours sur les relations entre musique et scène, comme dans une comédie musicale où la chorégraphie joue un grand rôle: ici les étudiants apparaissent toujours selon une chorégraphie précise, avec des mouvements qui rappellent la comédie musicale. De même les ensembles ou même les chanteurs chantent le plus souvent de face. Ainsi, Alden souligne-t-il le rôle de la musique, qui souvent accompagne ou même décrit le mouvement, un peu comme au cinéma. Les techniques ou mouvement de cinéma d’animation l’ont visiblement beaucoup inspiré.

Acte 1: les règles inscrites dans la pierre, et les Maîtres en musiciens d’orchestre…© DNO

Tout ce travail est centré sur les groupes ou les ensembles, car les personnages principaux ne sont pas caricaturaux, ils sont au contraire presque “normaux”, avec quelques signes extérieurs, Sachs porte une redingote verte, qui le distingue des costumes noirs ambiants, Pogner un col de fourrure et des signes extérieurs de richesse comme un bourgeois parvenu, Beckmesser est un dandy, cheveux longs genre petit marquis du XVIIème, costumes voyants, allure un peu féminine, les autres maîtres portent quelque peu l’habit qui correspond à leur nom, avec des objets qui leur correspondent ou des instruments de musique stylisés qui en font une sorte d’orchestre de dessin animé: au-delà des personnages principaux, les Maîtres se distinguent des autres bourgeois de Nuremberg, mais comme des sortes de caricatures, ce que ne sont ni Eva, ni Walther (encore que son armure soit bien voyante), ni Sachs.

Sachs et Beckmesser © DNO

Des mouvements sont souvent dictés  par les indications de la musique et  cherchent à mimer quelque chose de la comédie musicale sans tomber dans le cliché mais avec quelques éléments de décalage qui déclenchent les rires par la répétition (les bibles sous le nez de Walther, par exemple): la deuxième ligne de force de ce travail est bien la caricature, et notamment la caricature des groupes, groupe des maîtres, groupe des bourgeois  de Nuremberg, groupe des étudiants, ce qui contraint d’ailleurs l’excellent David (Thomas Blondelle) à des mouvements et des contorsions singulières. Des bourgeois, on l’a dit plutôt  inquiétants et fantomatiques, comme dans la scène finale du deuxième acte, scandée par l’apparition d’un Nachwächter “faucheuse” qui sont rejetés toujours vers le fond de scène, qui observent, qui commentent, qui n’interviennent jamais, mais qui sont toujours là et semblent conditionner l’action. Dans ce tableau qui semble un peu fixé, quelques éléments qui marquent les différences sociales: le chevalier Walther (partiellement en armure) face au parvenu Pogner, le dandy Beckmesser qui a quelque chose d’aristocratique (usurpé?) dans le comportement.
Ce sont les scènes de foule qui ont visiblement intéressé Alden, les scènes plus intimistes n’étant pas réglées de manière plus originale que dans une mise en scène classique.
La Festwiese va nous fournir le troisième axe de lecture: la fête de la Saint Jean (Johannistag, comme nous le souligne un écrit géant en fond de scène)  nous donne l’impression d’une fête populaire villageoise, avec Biergarten, et défilé de figures géantes en carton pâte représentant divers acteurs de la société du temps, l’ultime étant brûlée sur scène comme pour les feux de la Saint Jean: je dirais, avec la distance voulue que cela commence comme une sorte de fête à la Breughel. Mais sur la scène, fixée comme élément de spectacle avec un rideau qui s’ouvre et se ferme, d’abord les Maîtres, avec devant, étendue sur une table, Eva comme l’offrande (voir photo ci-dessus).

la “performance” finale de Beckmesser © DNO

Puis Beckmesser qui, comme chez Katharina Wagner, présente une performance, couché sur un lit,  il chante, et plus il chante et plus le public rit, il se déglingue et s’offre enfin dans sa vérité, celui d’un travesti,  il s’offre en combinaison, il est enfin lui même: c’est la vérité de la scène qui devient vérité de la vie.
Enfin, Sachs en costume rouge de Monsieur Loyal, prononce son discours final devant un pupitre et c’est le final “politique” qui entre en scène et bouscule toute la bonhomie  de la fête; derrière Sachs, les maîtres et tous les bourgeois inquiétants montés sur scène comme s’ils représentaient désormais une force presque menaçante que Beckmesser dans la dernière image s’empressera de repousser vers le fond.
Walther ne monte pas sur scène, il ne se prête pas à la représentation, il reste chanter parmi le peuple au pied de l’estrade, à distance de Sachs, des Maîtres, et de tout ce qui se profile sur la scène avec un Pogner dépité qui tient en main un collier de Maître inutile, pauvre breloque que refuse Walther, et qui finit par emmener Eva hors de scène laissant seul Beckmesser. Cette fin, on l’avait déjà vue chez Pierre Strosser, à Genève, plus violente encore avec une Eva prête à partir, valise en main et suivre Walther, et la politisation du discours de Sachs, devenu meneur d’hommes, elle allait encore plus loin chez Katharina Wagner qui en faisait une image de Hitler. Il reste que ces bourgeois fossilisés vus sur scène sont dans le programme de salle inscrits en photo sur fond de Stadion de Nuremberg, où avaient lieu les grandes fêtes nazies et que ce cube géométrique blanc qui encadre l’espace scénique pourrait en être une vague allusion.
On le voit, des points de vue se croisent, et il faut aussi le dire, pas toujours très clairement: on met du temps à vraiment entrer dans la logique de ce regard à facettes multiples, distancié, mais pas toujours, sarcastique, mais pas toujours, rarement humoristique, et pas vraiment souriant. Cela reflète toute l’ambiguïté de cette œuvre qui se dérobe à l’auditeur sous des allures simples et bon enfant. Il reste cette extraordinaire musique, très complexe, qui porte en elle bien des trouvailles symphoniques des décennies suivantes, qui invente une musique qui est authentique musique de scène, accompagnant les mouvements des chanteurs (Beckmesser, au troisième acte!), commentant les actions, jamais mise à distance, tantôt rutilante, tantôt flamboyante, tantôt intimiste, un immense chef d’œuvre qu’il faut écouter avec attention: après avoir écouté l’ouverture, écoutez donc le prélude du troisième acte, vous aurez la quintessence de la variété miroitante qui préside à ce chef d’œuvre.
Marc Albrecht réussit à rendre justice à cette complexité, dans une direction énergique, assez sonore et pleine de relief et à laquelle le Nederlands Philharmonisch Orkest rend bien justice si l’on oublie quelques menues scories aux cuivres (trombones). Les cordes d’abord un peu couvertes (mais c’est peut-être l’acoustique du théâtre, plutôt généreuse pour les instruments très sonores), finissent par apparaître vraiment bien travaillées, subtiles, et équilibrées. Le troisième acte est particulièrement réussi, avec une nette réserve sur le quintette où les cinq voix manquent d’équilibre et n’arrivent jamais à se fondre entre elles, le ténor est trop haut et met mal à l’aise (justesse!), Sachs s’entend peu, David et Magdalena sont trop en retrait, seule Eva est vraiment merveilleuse, mais cela ne fait pas un quintette.
Le chœur de l’opéra d’Amsterdam est toujours stupéfiant de ductilité et d’engagement scénique, ses interventions sont souvent exemplaires, et éblouissantes au dernier acte: la première partie de la Festwiese est vraiment exceptionnelle.
Quant aux solistes, il faut bien reconnaître que la distribution a connu des modifications qui pouvaient atténuer les envies de voyage: on attendait Thomas Johannes Mayer dans Hans Sachs et celui-ci a tout annulé depuis mars;

Hans Sachs (James Johnson) © DNO

c’est James Johnson qui assume le rôle, avec une voix un peu vieillie, un peu voilée, et quelques menus problèmes de justesse, mais qui s’en sort dans l’ensemble avec honneur, en dominant bien son troisième acte. Il est bien engagé dans la mise en scène avec un faux air ( involontaire) de Gérard Depardieu à s’y méprendre, il dégage une distance de bon aloi et une certaine émotion notamment dans sa manière d’aborder le deuxième acte sans se départir d’une certaine mesure ni jamais de vulgarité. J’ai cru voir notamment au premier acte une volonté du metteur en scène de lui donner des attitudes des postures qui rappelleraient Wagner, mais par petites touches; mais je suis bien en peine d’en avoir une réelle preuve, même si Alden dans une interview suppose que Sachs pourrait être une vision idéalisée de lui-même.
Le Pogner d’Alister Miles est vraiment convaincant, l’artiste est valeureux et montre encore une belle présence vocale, outre qu’il incarne un vrai personnage  de parvenu, dans son volumineux costume de nouveau riche à col de fourrure et des billets plein les poches.
La Eva de Agneta Eichenholz (qui a chanté Traviata à Genève récemment) est la très belle surprise de la soirée. Eva n’est pas toujours un personnage incarné sur scène, et pour ma part, depuis Lucia Popp il y a longtemps à Munich, je n’ai entendu qu’une Eva convaincante, Anja Harteros à Genève il y a déjà bien sept ou huit ans -rappelons au passage ces Meistersinger de Genève avec Klaus-Florian Vogt, Anja Harteros et Albert Dohmen (aujourd’hui on tomberait à genoux pour pareille distribution…)-. Eh bien Agneta Eichenholz est la troisième Eva marquante: elle est jeune, jolie, très naturelle dans son jeu et dans son chant, un chant au volume étonnant, à la présence chaleureuse, un chant très contrôlé (dans le quintette du 3ème acte, elle est vraiment magnifique) et surtout une vraie présence scénique. Cette jeune chanteuse a de l’avenir: je ne me souviens pas d’Eva à Bayreuth qui aient eu cette aura.
Le Walther de Roberto Saccà, chanteur germano-italien a une voix forte, bien projetée, qui fait un Walther tirant plus vers le Heldentenor que vers le lyrique. Il manque quelquefois de legato, a quelques petits problèmes de justesse (quintette!), mais dans l’ensemble compose un Walther honorable. Il m’avait beaucoup plus séduit dans le même rôle à Zürich avec Daniele Gatti au pupitre: il m’est apparu ici plus fatigué et un peu moins intéressant, même si dans l’ensemble son Walther passe la rampe, mais sans brio.
Adrian Eröd, Beckmesser, est l’un de ces chanteurs polymorphes, capables de composer un personnage, avec un chant particulièrement raffiné et contrôlé. Déjà son Beckmesser à Bayreuth où il a repris le rôle du fabuleux Michael Volle marquait d’une manière toute différente de Volle, tout en subtilité, tout en couleur, tout en diction. Voilà ici un chanteur dandy, élégant, jamais vulgaire, sachant donner cette touche d’humour qui le rend plutôt pathétique qu’antipathique; trouvaille magnifique de mise en scène, il entre chez Sachs avec une cape et un chapeau qui en font presque un des personnages de la “Ronde de Nuit” de Rembrandt, ce qui à Amsterdam, peut se justifier. Bon chanteur, acteur de composition remarquable, Adrian Eröd (en troupe à Vienne) est l’un des grands Beckmesser d’aujourd’hui, sans moyens exceptionnels, mais par la seule force de son intelligence de son jeu et de sa manière d’utiliser sa voix.

David, Walther, Eva, Magdalene © DNO

Bonne note aussi pour la Magdalene de Sarah Castle, qui réussit elle aussi à composer un joli personnage, avec une voix malheureusement un peu anonyme qui ne réussit pas à s’imposer (quintette) rousse, en costume marron, version tristounette d’une élégante Eva (qui échange son costume avec elle au deuxième acte) et l’échange des costumes ne change pas la nature des personnages: même dans le costume de Magdalene, Eva est resplendissante.
Enfin, le David de Thomas Blondelle a remporté tous les suffrages, ce jeune ténor belge de 31 ans membre de la troupe du Deutsche Oper Berlin a un joli timbre, et un très bon contrôle sur la voix et le souffle, le rôle de David dans Meistersinger n’est pas vocalement insignifiant, il faut une voix assez large, qui sache monter à l’aigu, qui sache aussi émettre des notes filées, et qui au total demande une variété dans l’émission et une diction exemplaires. Un bon David de Meistersinger, c’est un futur Tamino, ou un Mime ou un Loge ou même un Ottavio. Une vraie découverte, avec un vrai pouvoir sur le public car son jeu est très engagé, il bouge bien, il danse et en plus, il chante!
On le voit, ces Meistersinger dans cette mise en scène complexe à l’image de l’oeuvre, sont conformes à l’univers habituel des productions d’Amsterdam, jamais médiocres musicalement, et proposant toujours des visions scéniques intéressantes qui interrogent sans jamais vraiment décevoir. Une soirée à Amsterdam garantit presque toujours un vrai moment d’opéra: le public, qui ne remplissait malheureusement pas toute la salle, et pas les places les moins chères, spontanément debout, a fait très bon accueil à ce spectacle, qui sans être un miracle, est solide et rend justice à l’œuvre.
[wpsr_facebook]