TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: LA FANCIULLA DEL WEST de Giacomo PUCCINI le 10 MAI 2016 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Robert CARSEN)

Acte 1 ©Brescia/Amisano
Acte 1 ©Brescia/Amisano

Riccardo Chailly a décidé de proposer une intégrale Puccini pour les prochaines années dans les éditions originales. Il a commencé la saison dernière avec Turandot pour l’ouverture de l’EXPO. C’est au tour cette année de Fanciulla del West, plus rare sur les scènes et qui partage toujours les mélomanes, y compris les pucciniens, et ce sera la saison prochaine l’ouverture de saison avec la version princeps de Madama Butterfly, celle qui avait fait un four à la Première.
On reproche à Fanciulla del West un côté sirupeux, son happy end un peu nunuche, son manque de « grands airs ». De fait l’œuvre n’a jamais été jusqu’à une date récente un opéra très fréquent sur les scènes hors de la péninsule. Comme d’autres titres, Fanciulla a refait son apparition il y a quelques années pour élargir l’offre de répertoire et sortir le public des habituels 30 standards qu’on voit partout. Une des pierres miliaires des dernières années fut la production de Marco Arturo Marelli de l’Opéra de Vienne, dirigée par Franz Welser-Möst, avec Jonas Kaufmann et Nina Stemme, une Nina Stemme vue à Paris lors de la création de l’œuvre à l’Opéra de Paris, 104 ans après la création mondiale à New York…Paris toujours à la pointe de l’actualité.
À la Scala, la dernière production remonte à 1991, sous la direction de Lorin Maazel, avec la fantasque Giovanna Casolla à la voix gigantesque, j’ai vu cette production signée Jonathan Miller avec Placido Domingo, Juan Pons et Mara Zampieri, toujours sous la direction de Lorin Maazel pendant la même série de représentations à la distribution multiple et plusieurs chefs. Il y en eut une reprise quatre ans plus tard, sous la direction de Giuseppe Sinopoli, considéré alors comme un des meilleurs spécialistes de Puccini, toujours avec Casolla.
A l’instar de Turandot, c’est le choix d’une voix pour Minnie, le personnage principal, qui est déterminant. Il faut impérativement une grande voix, un soprano lirico spinto tirant vers le soprano dramatique : il suffit de regarder la longue liste des Minnie pour s’en rendre compte. C’était Eva-Maria Westbroek qui était prévue : une Cassandre, une Isolde, une Santuzza, une Sieglinde : nous y étions ! Malheureusement, elle est tombée malade et a déclaré forfait pour les cinq premières représentations, alors qu’elle avait spécialement étudié la version originale sans les ajouts plus tardifs de Toscanini (un de ses péchés mignons), tout de même approuvés par Puccini, qui ont fait ensuite tradition. C’est sa compatriote Barbara Haveman qui a accepté de la remplacer, au départ dans la version traditionnelle, puis, à partir du 10 mai, c’est à dire de la soirée à laquelle j’assistais, dans la version originale.
On sait Riccardo Chailly friand des recherches musicologiques et des versions princeps, C’est lui qui a porté sur les fonds baptismaux, et aussi au disque la version de Turandot avec le final de Luciano Berio et non plus d’Alfano, et il propose ici une version où seuls les grands connaisseurs peuvent identifier les quelques changements.
Lors des représentations de la production précédente, Maazel, autre très grand puccinien devant l’Éternel, avait proposé une interprétation assez froide, très marquée par le XXème siècle, où il faisait systématiquement ressortir non seulement l’épaisseur et la complexité de la partition, mais aussi les phrases à la limite de l’atonalité, les contrastes harmoniques, quelquefois dissimulés dans des phrases isolées du tissu orchestral, au seuil de Schönberg,  dont on sait qu’il admirait beaucoup Puccini. Cette interprétation m’a beaucoup marqué, car elle me fit découvrir un Puccini nouveau pour moi, et qui désormais me suit. Lors d’une conversation avec Ingo Metzmacher pour une interview, celui-ci d’ailleurs me confiait son désir de diriger Puccini en Italie, et notamment Tosca « à la manière de Schoenberg ». La Fanciulla del West est de 1910, le Pierrot Lunaire de 1912. La période était faste.
Cette production devait d’abord être confiée à Graham Vick, mais le projet n’a pas plu à Riccardo Chailly, et on s’est rabattu sur Robert Carsen, populaire dans la très conservatrice Milan, parce qu’il est souvent le Canada Dry (ça tombe bien il est canadien) de la modernité : ça en a la couleur, le goût, mais ce n’est pas (toujours) moderne. Préparant un spectacle en quelques mois, il a servi une thématique fréquente dans ses mises en scènes, celle du théâtre dans le théâtre, adaptée cette fois au cinéma, où Minnie et Dick Johnson sont des vedettes du muet, où les mineurs regardent un film musical de Robert Z.Leonard  The Girl of the Golden West (1938) tiré du texte de David Belasco (librettiste de Puccini). Carsen est coutumier de ce type de construction en abyme. L’apparition de Minnie se fait en cinémascope, sur fond de Monument Valley : il ne manquerait plus que le cow-boy fumant des Marlboro.

Acte 2 ©Brescia/Amisano
Acte 2 ©Brescia/Amisano

Tout cela n’est pas gênant, pas inattendu, et pour le reste, le travail scénique est conforme, assez pauvre, dans des décors dont on sent bien qu’ils ont été conçus dans l’urgence (2ème acte). Un premier acte au cinéma, un deuxième acte dans une cabane en « noir et blanc », une sorte de décor de film muet devant lequel se profilent les personnages, et un troisième acte en deux tableaux dont le final se déroule à l’entrée du cinéma LYRIC où l’on projette, quelle surprise, The Girl of the golden West. Ni passionnant, ni intéressant, et dans ce cas, puisqu’on avait renoncé à Vick on aurait mieux fait de reprendre la production Jonathan Miller, pas très excitante non plus, mais pas moins de celle de Robert Carsen.

Acte 3, sc1 ©Brescia/Amisano
Acte 3, sc1 ©Brescia/Amisano

Il en va autrement des aspects strictement musicaux. Riccardo Chailly dirige un orchestre de la Scala des grands jours, superbe de subtilité, avec des pianissimis de rêve, des cordes exceptionnelles. Contrairement à sa Turandot , le son n’est jamais agressif, ne couvre pas le plateau (heureusement vu les voix…) et le rendu est somptueux, charnu, d’une belle clarté.
À la différence de Maazel il y a un quart de siècle, il propose une lecture certes très claire, mais moins analytique dans les détails, moins froide aussi, sans les aspérités que j’avais pu noter alors. Ce Puccini là est rond, d’une incroyable chatoyance, proposant une palette inouïe de couleurs, mais plus « traditionnel » (et il n’y a là rien de péjoratif) que ce que faisait Lorin Maazel alors. Il est plus attendu, plus « cinématographique » aussi et peut-être plus « populaire » : le deuxième acte est vraiment extraordinaire, fouillé jusqu’aux moindres détails (notamment les bois !). Puccini est un compositeur rebattu qu’on confie souvent à des chefs de répertoire, mais la complexité de l’orchestration et sa modernité aussi font qu’au total, quelques chefs charismatiques s’en sont emparés aujourd’hui : Thielemann, Dudamel, Rattle. Et Chailly, totalement légitime dans ce répertoire, propose une vision incroyablement détaillée, mais peut-être un peu moins novatrice que sa Turandot.
Le chœur de la Scala comme toujours impeccable dans ce répertoire et particulièrement subtil, très bien préparé par Bruno Casoni est très engagé, ainsi que les très nombreux rôles secondaires de cette œuvre. Claudio Sgura, en Jack Rance, est physiquement le personnage, grand, élégant, et en même temps noir à souhait. La voix est celle d’un baryton-basse, sonore, bien timbrée, la prestation est de qualité et de bon niveau, mais sans être exceptionnelle.

Acte 3, sci (Dick Johnson, Roberto Arinica)©Brescia/Amisano
Acte 3, sci (Dick Johnson, Roberto Arinica)©Brescia/Amisano

Roberto Aronica en Dick Johnson n’a que les notes : la voix est claire, le travail est plutôt soigné, sans aspérités, mais sans aucune incarnation : Aronica chante et ne fait que chanter en un chant propret mais inexpressif qui ne distille aucune émotion. Quand on a en tête le souvenir d’un Domingo ou même, sans aller jusque là, d’un Giuseppe Giacomini, on est très très loin du compte. Dans un opéra aussi sentimental, aussi sensible, aussi humain, si cette humanité fondamentale ne transparaît pas, la prestation reste désespérément transparente.
Barbara Haveman a relevé le gant, avec un certain cran. Autant le dire immédiatement, elle n’a pas la voix du rôle, ni la couleur : c’est un soprano lyrique qui lance ses notes aiguës d’une manière presque criée, prenant ses marques, poussant au maximum. La voix est petite, se noie quelquefois dans les ensembles. Si le registre central existe, les graves sont opaques, voire inexistants. L’interprétation en revanche ainsi que la présence en scène ont du style, une certaine noblesse : le personnage existe, et Haveman sait chanter Puccini, mais elle ne devrait pas aborder un rôle qui ne lui apporte rien, même si les circonstances se sont ici imposées.
Des protagonistes honorables, à des titres divers, mais pas à la hauteur des exigences de l’œuvre et de la qualité de la direction. D’où des tiraillements.
Ce qui dans la distribution m’a plutôt agréablement surpris, c’est la qualité de la distribution des (nombreux) petits rôles, qui emplissent surtout le premier acte, et dont certains ont des moments marquants, comme la magnifique ballade de Wallace (le jeune baryton Davide Fersini) ou le Nick de Carlo Bosi, un des seconds rôles scaligères habituels, toujours impeccable, mais aussi le Sonora d’Alessandro Luongo, ou le Sid de Gianluca Breda et le Larkens de Romano dal Zovo. En fait, toute la première scène dessine une ambiance, une relation solidaire entre les êtres, un monde clos vivant dans l’éloignement, fait de nostalgie et non dépourvu d’une certaine poésie. Puccini est un peintre d’ambiances (voir La Bohème, ou le début de Manon Lescaut) qui encadrent une action, il y a quelque chose de Zola dans cette approche qui inscrit une histoire dans un milieu, ou qui fait du milieu le déclencheur. Et ces scènes initiales sont souvent très élaborées à l’orchestre, et fouillées pour donner une multiplicité de couleurs, nostalgie, cruauté, violence, attendrissement : dans Fanciulla del West, le début est aussi divers, un début « paysager » qui prépare l’entrée en scène spectaculaire de Minnie, au bout d’une petite vingtaine de minutes. C’est elle qui fait spectacle, et non Jack Rance, ni même Dick Johnson, c’est Minnie qui détermine toute l’action.
Ce n’est que la scène avec Jack Rance, puis l’échange avec Dick Johnson qui posent l’intrigue, assez rapidement au demeurant, et c’est là aussi une des qualités de Puccini d’installer très vite et les ambiances et les intrigues. Au milieu du pittoresque, le fil de l’intrigue est tendu par Rance d’un côté et l’entrée de Johnson, et on sent immédiatement vers qui penche Minnie. Rapide, net efficace.
Dans ce premier acte (pour ma part le préféré), l’orchestre de Chailly est polychrome, somptueux, merveilleusement dessiné, conformément à l’effet « fresque » nettement voulu par Puccini.

Acte 2, Minnie (Barbara Haveman) Rance (Claudio Sgura) ©Brescia/Amisano
Acte 2, Minnie (Barbara Haveman) Rance (Claudio Sgura) ©Brescia/Amisano

Carsen va accentuer le côté dramatique au deuxième acte, avec des effets de zoom (le sang qui coule à flots contre la cloison) qui accentuent le drame sans être d’une immense utilité : la délicatesse n’est pas exactement au rendez-vous, et les mouvements des personnages me sont apparus assez frustes (le jeu de cartes et la tricherie de Minnie).
Le troisième acte, en deux tableaux, la pendaison et le cinéma, n’est pas mal réalisé par la distribution des chœurs et des personnages, et la scène finale par son réalisme (qui tranche avec le reste des décors) veut évidemment marquer un retour à « la vérité » et rejeter l’histoire dans le mythe…C’est spectaculaire et « professionnel » (l’adjectif qu’on emploie pour souligner qu’il n’y rien de plus que du métier).
Du côté musical, la direction de Riccardo Chailly travaille sur un ton qu’elle cherche à relier à d’autres œuvres (on est frappé de certaines phrases qui annoncent déjà Turandot) et m’a frappé par son lyrisme et sa chaleur, ce qui n’est pas si habituel chez lui. Mais une direction d’orchestre, pourtant essentielle à l’opéra, n’est qu’un pied du fameux trépied lyrique : quand le plateau est en retrait et quand la mise en scène est pâlichonne (quelle différence avec Mario Martone dans La Cena delle Beffe !), le chef reste bien seul…et la représentation ne fonctionne pas comme elle devrait.
Certes, le forfait d’Eva-Maria Westbroek est pure malchance, mais sur le trio des protagonistes, Aronica aurait été encore plus pâle vocalement face à Westbroek que face à Haveman, et Sgura, tout en étant très correct, n’est pas une bête de plateau. Il est à craindre que même avec Westbroek, certaines limites n’eussent pas été dépassées. Cette représentation, dans les traces qu’elle laisse, me rappelle les très nombreuses productions où l’on lisait et entendait que Riccardo Muti à  lui seul supportait la production, au milieu d’un plateau discutable et d’une mise en scène à l’époque le plus souvent sans intérêt. À prénom semblable, Chailly n’a pas le même profil ! Mais la Scala ne peut se reposer exclusivement sur le chef quand distribution et mise en scène ne tiennent pas tout à fait la route.[wpsr_facebook]

Acte 3, sc2 ©Brescia/Amisano
Acte 3, sc2 ©Brescia/Amisano

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: LA FANCIULLA DEL WEST de Giacomo PUCCINI le 1er FÉVRIER 2014 (Dir.mus:Carlo RIZZI, Ms en scène Nikolaus LEHNHOFF)

Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Étrange politique que celle de l’Opéra de Paris: bien sûr il fallait faire rentrer au répertoire La Fanciulla del West et on ne peut que louer Nicolas Joel de l’avoir fait, mais alors il fallait le faire alla grande et non à la sauvette. En louant (achetant ?) la production à Amsterdam (2009), l’Opéra dit clairement qu’il n’a pas l’intention de trop y investir. C’est avouer à demi-mot que c’est une entrée plus symbolique que réelle. On rétorquera que confier le rôle de Minnie à Nina Stemme,  c’est afficher sa détermination à en faire un succès. Mais cette Minnie n’a pas le Dick Johnson qui lui correspond,  avec un chef (celui qui officiait à Amsterdam) pas totalement convaincant pour mon goût, cela ne garantit pas le succès et de fait, le public peine à remplir la salle: la billetterie était assez clairsemée lors de cette première et on peut trouver encore pas mal de places. Cette absence de curiosité est vraiment regrettable pour un opéra qui est un pur chef d’œuvre au niveau de l’orchestre.
Certes, La Fanciulla del West souffre de son étiquette de western plus ou moins spaghetti, et d’un livret considéré comme assez faible, mais c’est là aussi une erreur : on peut lire à cet effet l’excellent article de Sylvain Fort dans le programme de salle (La rédemption de Minnie, p.83). Seulement, cet opéra exige sur le plateau deux voix d’exception et douées de ce charisme qui fait vibrer dès l’abord et peut même faire oublier tel ou tel défaut du livret. On en avait une potentielle ce soir, mais ce n’est pas suffisant.
Il y a eu à Vienne cet automne une production dirigée par Franz Welser-Möst, et sa direction est d’une autre facture (je l’écoute actuellement): précise, fouillée, tirant Puccini là où il doit être, vers le XXème siècle (Zemlinski, Janacek) et non vers les scories du XIXème siècle vériste finissant avec dans les deux rôles principaux et Stemme et Kaufmann. Là se justifie l’adjectif alla grande.
Pour ma part, je n’ai vu au théâtre que la production scaligère de Jonathan Miller. Comme souvent chez ce metteur en scène, elle marquait un classicisme intelligent, très propre, sans pittoresque excessif, presque retenu. L’ensemble était dirigé par Lorin Maazel, avec Placido Domingo, Mara Zampieri et Juan Pons. Je n’ai pas vu le DVD qui en a été tiré, mais dans la salle quelle surprise m’a saisi devant l’orchestre, d’une incroyable clarté et d’une étonnante profondeur de Maazel, qui reste pour moi l’un des plus grands pucciniens aujourd’hui, un orchestre où j’avais quelquefois l’impression d’entendre du Schönberg. Plus que les chanteurs (et pourtant Domingo…) c’est de cette lecture orchestrale d’une inédite épaisseur dont j’ai souvenir, et depuis, je défends mordicus cette œuvre trop méconnue. C’est Webern qui écrivit à son maître Schönberg son enthousiasme pour La Fanciulla del West “Eine Partitur von durchaus originellem Klang. Prachtvoll. Jeder Takt überraschend. Ganz besondere Klänge. Keine Spur von Kitsch” (une partition avec un son original d’un bout à l’autre. Magnifique. Chaque mesure est une surprise. Des sons tout à fait particuliers. Aucune trace de kitsch).

Tout cela pour dire combien j’étais disponible au lever du rideau.
Comme souvent lors des premières, de violentes huées ont accueilli le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff, et son équipe, ainsi que le chef d’orchestre. Je n’aime pas les huées en général, mais lorsqu’elles deviennent rituelles et injustifiées, sinon injustifiables, je les déteste. Or, même si le chef n’est pas ce que je souhaite, et même si la mise en scène n’est pas non plus totalement convaincante, le spectacle, qui certes ne frappera pas la mémoire, est défendable.

Nikolaus Lehnhoff n’est pas le premier venu. Il a laissé un grand nombre de mises en scène depuis les 40 dernières années, dans le monde entier à commencer par une très fameuse Frau ohne Schatten à l’Opéra de Paris en 1972 et en 1980 qui le fit entrer dans le monde de la mise en scène lyrique. Resté en dehors du mouvement du Regietheater, il élabore des spectacles qui, sans déranger, sont suffisamment réfléchis et propres pour écumer les scènes mondiales : il n’est guère de scènes lyriques importantes où il n’ait travaillé.
Il a 70 ans lorsqu’il crée à Amsterdam en 2009 cette Fanciulla del West reprise aujourd’hui à Paris et il n’y a pas de quoi dans cette production user sa voix à huer, sauf à avoir avec Puccini et avec la notion de mise en scène un rapport de profonde ignorance.
Ainsi Nikolaus Lehnhoff prend à la lettre l’intention de Puccini de proposer un hommage au mythe américain pour son premier opéra créé outre-atlantique (en 1918 il créera toujours au MET le Trittico). Il propose un maelstrom « d’éléments de langage » qui font aujourd’hui le point sur ce mythe : il met  l’Amérique d’aujourd’hui sous le sceau presque exclusif du dollar, rejetant l’amour authentique de Minnie et Dick Johnson au rang de bluette de Musical hollywoodien.
Une projection initiale pendant le prélude posant Wall Street et une salle de trading comme référence tandis qu’une pluie de dollars puis un gigantesque billet projeté fermeront l’œuvre : « l’argent fait tout ».
De fait, tout au long de l’opéra, l’argent sera central. Minnie compte ostensiblement des dollars, elle en distribue aussi, et le coffre-fort est au centre du décor du premier acte, presque comme le pupitre du Président des Etats-Unis, sur lequel on peut lire « Wells Fargo Bank ». La protection de l’argent des mineurs est en effet l’une des charges que  Minnie s’est donnée.

Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Dans cette mise en scène, on manie les dollars comme les pistolets, tous les personnages sont aussi prompt à sortir les uns comme les autres : et l’arrivée triomphale de Minnie, tirant en l’air, dans son manteau de cuir rouge en haut d’un escalier,  met l’ambiance qu’il faut dans ce premier acte que Lehnhoff n’arrive pas à animer et auquel il n’arrive pas à donner de ligne. De fait, on comprend bien qu’il y a volonté d’actualisation, volonté d’inscrire l’action dans le rêve américain : le saloon « Polka » de Minnie, rempli de Juke box et de machines à sous  (toujours les $$$) est dans une sorte de soupirail géant qu’on atteint par une sorte d’immense tuyau, de dessous, tandis que Minnie arrive par un escalier spécialement dressé qu’elle descend de manière spectaculaire, comme une entrée d’héroïne hollywoodienne, avec les hommes à ses pieds, comme une vedette de revue venue du  ciel, d’un ciel urbain sur lequel ouvre  un vaste trou où l’on voit une rue d’un downtown quelconque (New York ?) ou un paysage bucolique pendant que Jack Wallace (Alexandre Duhamel en costume blanc rappelant l’Elvis des bonnes années) chante de manière très efficace et très juste « che faranno i vecchi miei ». On sent bien qu’il y a volonté de sur-représenter une Amérique mythique et qu’on est plus ou moins dans le théâtre dans le théâtre (ou plutôt dans le Musical dans l’Opéra) où l’air est traité comme un pezzo chiuso.

Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Cette vision d’une Amérique en contreplongée montre la situation de ces mineurs, en cuir noir, qui ont l’air plus de blousons noirs que de travailleurs, dont Jack Rance serait en quelque sorte le chef ou le gardien: ce sont de toute manière les sous-fifres, les sans-grade tout en dessous d’une échelle sociale qui ne peut que regarder le monde de dessous. Dans cette ambiance s’installe le personnage de Minnie arrivée triomphante et qui tour à tour sert au bar, range l’argent dans le coffre et lit la Bible, leur référence à tous, et qui, rappelle Sylvain Fort,  leur lit le Psaume 51, celui du Miserere, c’est à dire le Psaume de la rédemption.
C’est donc l’idée d’une sorte de Sainte Jeanne des Cowboys que Puccini voudrait installer, dans cette mise en scène, on en est assez loin.

Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le deuxième acte se déroule en effet dans la maison de Minnie, c’est une caravane métallique comme on en faisait dans les années 50 dans un paysage enneigé, avec deux bambis à cour et à jardin. L’intérieur d’un rose fuchsia, tout capitonné, avec une vierge au-dessus de la TV qui projette des dessins animés fait irrésistiblement penser à des personnages de cartoons (les bambis…avec les yeux lumineux quand on parle d’amour…) : voilà une vignette aisément exportable dans une histoire de Minnie (!) et Mickey… Dans ce paysage très typé, les personnages vont évoluer dans l’intimité de la caravane, qui devient une sorte de scène sur la scène.

Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Vu la couleur, vu le style d’ameublement, on peut y voir une sorte de maison de poupées pour une femme enfant (les peluches..) aussi bien qu’une caravane de prostituée, et on en vient à penser : et si Minnie très discrètement nous était présentée non comme Sainte Jeanne, mais comme une sorte de p…respectueuse, la p…au grand cœur de certaines histoires de cinéma, une sorte de Marie-Madeleine des cowboys ; voilà qui justifierait aussi l’usage du psaume 51 au premier acte …mais ce n’est qu’une idée parmi les possibles de cette mise en scène, dont l’absence de ligne directrice au milieu de cette idée d’une Amérique mythique, multiple et foisonnante finit par gêner ; car si on en comprend les intentions, elles ne semblent pas fermement assises ni affirmées : les personnages se meuvent comme dans n’importe quelle mise en scène de Fanciulla (encore que la fin de l’acte II soit assez mal réglée), seul le cadre et certains mouvements marquent un évident second degré de lecture, une lecture fortement dépréciative et ironique.

Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Le troisième acte a concentré chez le public toutes les réactions négatives : les bambis aux yeux lumineux devant l’amour avaient surpris, mais le rideau était vite tombé.
Il se relève au troisième acte sur un cimetière de voitures et là le public n’en peut plus : les buh fusent alors que l’image est assez cohérente. On va pendre un bandit, et si l’on fait justice soi-même mieux vaut le faire dans un endroit discret…D’ailleurs, l’idée est empruntée au film d’Arthur Penn, The Chase (La poursuite impitoyable) sorti en 1966. C’est pour moi dans cet acte que le travail de Lehnhoff gagne en cohérence, même si je ne partage pas du tout son regard grinçant. La musique de Puccini devient alors ce qu’elle n’est pas, du sirop pour émules d’Esther Williams ou Judy Garland.

Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le travail de gestion du groupe, dissimulé dans la montagne de carcasses est assez bien fait. La pendaison de Dick qui se termine comme Tarzan sur sa liane, puis l’ouverture du décor sur un escalier lumineux dont va descendre majestueusement Minnie en robe à bustier en lamé rouge comme à Las Vegas ou dans les films hollywoodiens (Ziegfeld Follies) par exemple, sous le Lion rugissant de la MGM, voilà qui prend le public à contrepied et qui provoque des rires abondants, d’autant que Dick en smoking la rejoint en un duo final de film musical américain, sous une pluie de Dollars, pendant que Jack Rance vaincu est adossé au coffre-fort de la Wells Fargo… Le public rit, puis au baisser de rideau (avec projection d’un Dollar géant) se met à huer sauvagement.

Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Lehnhoff a prévu le coup, bien sûr, il a voulu noyer ce final et ses miélismes sous les rires et la moquerie : pur travail de distanciation.
On pouvait aussi envisager dans le genre un final très chrétien, un final à la Pizzi et la montée au ciel très baroque du couple touché par la Rédemption, mais c’eût été trop « premier degré » …et un peu plus wagnérien…Il reste que la musique a été oubliée dans ce final, et c’est peut-être dommage.
Il manque à ce travail non un dessein, non un discours ou un propos, mais une cohérence des lignes, une sorte de rigueur (un peu difficile dans ce trop plein référentiel). Lehnhoff pouvait à mon avis dire la même chose, de manière plus claire et sans se disperser.
Il reste que la mise en scène a du sens, et que cette réaction du public m’inquiète, elle tendrait à montrer que le public de l’Opéra de Paris entretient avec le théâtre et la mise en scène un rapport malsain et irréfléchi: huer pour ça, tomber dans ce piège là, c’est quand même un peu ridicule.

Musicalement, le plateau souffre moins la discussion. L’œuvre est difficile à mettre en scène, mais elle est aussi difficile à distribuer et à chanter. Elle exige de vraies voix, grandes, expressives, qui sachent aussi être émouvantes, dans un contexte un peu décalé par rapport aux habitudes de l’opéra italien car il y a peu d’airs, et l’on est dans un discours continu relativement inhabituel, qui bride les vélléités solistes, et qui frustre singulièrement l’auditeur quelquefois (c’est sensible au deuxième acte), mais tout change si on se concentre sur l’orchestre, qui est vraiment dans cette œuvre le protagoniste incontesté.
La distribution réunie n’est pas contestable : les rôles de complément, très nombreux, mais tous très individualisés (c’est une originalité de l’œuvre) sont très bien tenus : Nick (Roman Sadnik) d’abord qui chantait déjà en 2009 à Amsterdam, mais aussi Andrea Mastroni (Ashby), Roberto Accurso (Sid), André Heyboer (Sonora) avec une mention toute spéciale pour le jeune Alexandre Duhamel en Jack Wallace, déjà cité, et particulièrement en place et délicat dans un des seuls airs de la partition, et sans doute celui qu’on retient le plus.  Les autres membres de cette distribution défendent parfaitement l’œuvre sans oublier l’excellent chœur d’hommes (direction Yves-Marie Aubert) qui est totalement convaincant et très présent : magnifique prestation.
Claudio Sgura n’est pas un artiste qui m’émeut ou qui m’étonne. Je trouve que la voix est quelquefois voilée (dans le registre grave) qu’elle s’engorge facilement et qu’elle a des difficultés à se projeter. Mais Jack Rance lui va bien, bien mieux que les rôles dans lesquels je l’ai entendu, et la prestation est plus qu’honorable : il a une belle prestance, un jeu engagé, une vraie présence, et au total tout passe bien la rampe. Mais je rêve d’un Tézier…
Marco Berti a les aigus qu’il faut, la projection qu’il faut, la voix est très bien posée, même si le registre médian reste un peu problématique – la voix se révèle à l’aigu, sûr et travaillé ; c’est incontestablement un ténor correct: mais il est si peu le personnage, si peu habité, si peu engagé, si peu charismatique que l’on n’y croit pas un seul instant. Il faut qu’il y ait chez Dick Johnson cette poésie, cette voix convaincante qui nous fait croire que c’est un bandit « au grand cœur », il faut qu’il fasse rêver. Ce n’est vraiment pas le cas.
Nina Stemme était Minnie, avec ses aigus triomphants, avec son style plus wagnérien que puccinien, une voix est magnifiquement présente, notamment au deuxième acte : cependant les passages, la fluidité sont quelquefois moins homogènes qu’on ne le souhaiterait sans poser vraiment problème. Des trois, évidemment c’est la plus convaincante et la plus en phase avec le rôle, même si scéniquement, elle n’est pas totalement crédible dans cette Minnie du Golden West. Je me demande ce qu’ajoutent à son talent les rôles italiens qu’elle à son répertoire (Aida, Forza…) Elle sait être insurpassable dans certains rôles : ici elle ne l’est pas. Il ne suffit pas d’avoir les aigus, il faut que la voix nous dise j’y crois. Ce n’était pas le cas. Je n’ai pas été emporté, je n’ai pas été passionné : j’ai écouté avec plaisir, j’ai apprécié, mais sans être chaviré… Or Puccini chavire ou n’est pas.
Reste l’orchestre. Carlo Rizzi a reçu sa bordée de buh. Injustifiés comme le reste.
C’est un chef très attentif, qui sait accompagner et soutenir les voix, qui connaît aussi le rythme puccinien. Mais si j’ai bien entendu en surface, je n’ai pas entendu en épaisseur, je n’ai pas entendu vraiment le miroitement de la pâte orchestrale qui fait pour moi tout le prix de cette œuvre et qui la rend unique. Certes, certaines phrases émergent, mais je n’ai pas ressenti la clarté de l’orchestre (très bien préparé) à ses différents niveaux. C’est sans doute l’orchestre qui a fait naître pour moi non la déception, mais l’insatisfaction : Puccini exige précision, attention à l’orchestration et au tissu complexe qui la compose, il n’est pas un vériste pour qui compterait seulement une jolie mélodie, bien propre, bien émouvante : il est tout sauf facile. Et c’est là son génie : il fait croire que c’est facile. Mais qu’il est difficile au contraire pour un chef de trouver le ton juste, le son juste : il n’est pas si facile de faire pleurer. Rizzi ne m’a pas convaincu, même si sa direction est propre, même si l’orchestre est très en place : il manquait pour moi cette profondeur qui fait naître l’étonnement.
Au total une opinion contrastée : à la sortie samedi, j’étais plus sévère. Avec la distance, je pense que le spectacle est musicalement et scéniquement digne et j’ai aimé le troisième acte, le mieux mis en scène de la soirée.
Et découvrir La Fanciulla del West vaut bien une messe américaine, une americanata comme disent méchamment les italiens. Cette Fanciulla est quand même, malgré tout, et en dépit de ma propre insatisfaction, une belle américaine.
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Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat