OPERA NATIONAL DE LYON 2013-2014: LE COMTE ORY de GIOACCHINO ROSSINI le 25 FEVRIER 2014 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Laurent PELLY)

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

En 1824, Rossini quitte l’Italie pour Paris où il va diriger le Théâtre Italien. Et dès 1825, il propose Il Viaggio a Reims, une pochade qui célèbre le sacre de Charles X à Reims (Carlo decimo Re di Francia…) exhumée en 1984 au Festival de Pesaro par un certain Claudio Abbado dans une production non égalée de Luca Ronconi qu’on a vue à Pesaro, Milan, Vienne et Ferrare.  Cette œuvre étonnante tourne autour d’une intrigue minime : un accident de diligence empêche une dizaine de personnes de rejoindre Reims pour le sacre. Une intrigue minime qui par son statisme permet en réalité à une poignée de chanteurs un feu d’artifice pyrotechnique : Cecilia Gasdia, Lucia Valentini-Terrani, Lella Cuberli, Katia Ricciarelli (ou Montserrat Caballé), Samuel Ramey, Chris Merritt, Ruggero Raimondi, Carlos Chausson et quelques autres s’y sont illustrés. Mais Rossini est trop fin connaisseur du théâtre pour ne pas voir dans cette œuvre de circonstance une impasse : il la retire de la scène au bout d’une petite semaine, malgré le succès. Et il conserve dans un coin de sa tête les musiques.
Rossini est un maître du réemploi : un seul exemple, l’ouverture d’Aureliano in Palmira (1813), ouvrira aussi bien Elisabetta Regina d’Inghilterra (1815) qu’Il Barbiere di Siviglia (1816).

À Paris, il va essentiellement recycler en français des succès italiens. Maometto II devient à peu de frais le Siège de Corinthe. Mosè est recyclé et remanié assez profondément en Moïse et Pharaon. En 1829 cependant, il créé à Paris sa seule grande œuvre originale en français, Guillaume Tell, un des opéras fondateurs du style Grand Opéra à la française. Seule œuvre originale ? Pas vraiment, car en 1828, pour l’Opéra de Paris (et sans ballet !), il a créé Le Comte Ory, sur un livret d’Eugène Scribe et Charles-Gaspard Delestre-Poirson, en utilisant pour 50% environ des musiques du Viaggio a Reims restées au placard. Il ne s’agit pas d’une réécriture, mais d’une vraie création. L’ouverture par exemple, est originale, même si elle s’enchaîne avec la première scène qui reprend le début de Viaggio a Reims. Alors que le premier acte est recomposé presqu’entièrement à partir des musiques du Viaggio a Reims, le deuxième est fait d’un style sensiblement différent avec beaucoup de musique nouvelle.
J’ai fréquenté passionnément Il Viaggio a Reims dans l’étourdissante version d’Abbado (je lui ai consacré une chronique dans le blog) qui reste un des immenses souvenirs de Scala, où Abbado consentait à chaque représentation devant le délire de la salle le bis du Gran’pezzo concertato a 14 voci, qui est l’ensemble final délirant de l’Acte I du Comte Ory. Aujourd’hui d’ailleurs, Il Viaggio a Reims est plus fréquent sur les scènes que Le Comte Ory, car d’une part il est en italien et les chanteurs préfèrent, d’autre part il a perdu son caractère d’opéra de circonstance, et malgré (ou à cause de) sa pauvreté dramaturgique, il permet tous les délires sur la scène.
Je n’ai vu qu’une production du Comte Ory, proposée par Rolf Liebermann Salle Favart en 1976, dirigée par Michel Plasson, avec Michel Sénéchal dans le rôle titre, et dans une mise en scène de Robert Dhéry. Et je pense que c’était une erreur que de proposer à l’Opéra Comique une œuvre créé pour l’Opéra de Paris, qui n’a ni le format ni la forme de l’Opéra Comique.
Dans son effort de réécriture, Rossini réserve à la Comtesse Adèle et au Comte Ory les plus improbables acrobaties vocales : pour mémoire, le rôle du Comte Ory reprend des musiques destinées à celui de Madame Cortese dans Il Viaggio a Reims, chantée chez Abbado par Katia Ricciarelli, puis Montserrat Caballé…autant dire que le ténor est à rude épreuve : suraigus, agilités, scalette, il faut un acrobate aussi décomplexé scéniquement que vocalement pour assumer le rôle.

On a peu d’idée de la gloire de Rossini dans la première moitié du XIXème siècle : il a 32 ans en 1824 quand Stendhal publie sa Vie de Rossini, on lui fait un pont d’or pour venir à Paris. Il peut tout se permettre, tant le public l’accueille et le fête.
Ainsi de ce Comte Ory.
Il travaille pour l’Opéra, sans passer par les fourches caudines du ballet obligatoire, sans vraiment obéir aux lois du genre, tant cette comédie qui se prête à tous les délires se prête peu en revanche aux rigidités de notre Opéra national : mais on ne refuse rien à Rossini. Le livret, dont on a dit qu’il était « une érection de deux heures et quart », s’appuie sur  une romance picarde médiévale, remise au goût du jour et transformée en pièce de théâtre (pour le Vaudeville) dont le titre est aussi Le Comte Ory. Outre le goût marqué de l’époque pour le Moyen-Âge, le livret en effet illustre une verve toute rabelaisienne que Lucien Febvre a brillamment évoquée dans Le Problème de l’incroyance au XVIème siècle, la religion de Rabelais. Un Moyen-Âge leste, déluré, festif dans la tradition du Décaméron de Boccace, hymne au désir sexuel qui traverse les trois personnages principaux et qui désacralise tout, les croisades, la fidélité conjugale, la religion, et évidemment le genre, puisque le page Isolier, un Cherubino après la lettre se retrouve à disputer la belle Adèle à son maître priapique, le comte Ory, dont les compagnons se déguisent en religieuses ravagées de désir et d’ivresse à l’acte II. Le trio du second acte, si exactement dessiné dans la mise en scène de Pelly, est en fait une partie fine au lit où ténor (Ory), mezzo-soprano (Isolier) et soprano (Adèle) s’en donnent à cœur joie (quand on est deux, quand on est deux, on a moins peur…).
Car si le comte Ory ne pense qu’à ça, si Isolier ne pense qu’à elle, la vie d’Adèle la comtesse, qui a fait serment de fidélité et chasteté en l’absence de son mari, n’en est pas moins traversée par des désirs moins chastes : c’est bien ce que raconte Pelly, qui fait de cette histoire médiévale l’histoire de l’ennui dans la bourgeoisie campagnarde d’aujourd’hui, une bourgeoisie à la Chabrol, frustrée, en proie aux fantasmes et aux fausses croyances, et prête à tout pour se changer les idées : Pelly va même jusqu’à penser la comtesse comme un personnage pathétique, du moins le déclare-t-il, même si sa mise en scène ne le souligne pas.
Car tromper l’ennui est bien le point de départ de cette actualisation du livret, qui laisse de côté tous les aspects médiévaux, et finalement rend tout aussi bien justice à une histoire qu’on a critiquée en disant qu’elle racontait deux fois la même chose, alors que rien n’est moins sûr.
Certes, le premier acte et le deuxième acte montrent les efforts du comte Ory pour conquérir la belle Adèle qui telle Pénélope, attend le retour de son mari des Croisades (et à Lyon, les Croisades, c’est évidemment la guerre au Proche Orient ou en Afghanistan, dont on voit quelques images)… Mais aussi bien musicalement que dramaturgiquement les choses sont subtilement différentes.
Musicalement, la première partie laisse au chant le primat : grands airs très acrobatiques qui se succèdent, final ébouriffant qui reprend le Gran’ pezzo concertato a 14 voci du Viaggio a Reims, feu d’artifice d’aigus et d’agilités dans une dramaturgie minimale où il se passe peu de choses et où l’orchestre donne le rythme, la respiration, accompagne sans être exactement protagoniste, mais où la musique est plus fluide, plus rapide, plus démonstrative.
L’espace est public : une salle (ici une sorte de salle polyvalente de village, salle de sport et de réunion avec bar minable et scène de fortune), mais une atmosphère un peu rêvée qui mélange du concret (boissons et nourriture, chaises de plastique, R5 de la comtesse) et de l’abstrait : pas de murs, un fond noir, un décor qui évoque, écartelé entre l’hyperréalisme et le rêve.
La seconde partie, qui raconte selon le même schéma une nouvelle tentative du comte pour circonvenir Adèle, se déroule non dans un espace public (comme la première partie), mais privé, le château (ou la demeure) d’Adèle. Nous en voyons les appartements (là aussi sans murs) : cuisine, antichambre, chambre, salle de bains. Espace si privé d’ailleurs que dans sa salle de bains, Adèle se lave les dents, prend ses pilules et fait ses petits besoins. Les personnages, moins stéréotypés, moins en représentation vocale, interagissent. On y voit d’abord le monde des femmes, recluses dans le château, qui brodent, lisent ou tricotent, puis le monde des hommes (déguisés en religieuses) qui s’introduisent dans ces appartements avec la ferme intention d’y passer une nuit de viveurs au milieu de femmes et de vin. Encore un monde de femmes-femmes, d’hommes chantés par des femmes, et de femmes chantées par des hommes, encore un labyrinthe pour identifier un genre… L’actualisation des costumes (de Pelly aussi) sert le comique : le comte en religieuse s’étend sur le lit, laissant voir sous la jupe grise des jambes qu’on suppose velues qu’il gratte goulûment.
L’Opéra vu par Rossini n’est décidément pas un monde très politiquement correct.
Musicalement, le second acte est sensiblement différent du premier et bien des analystes ont souligné l’aspect moins démonstratif de la vocalité : Dmitri Korchak (le comte Ory) était bien plus à l’aise dans ce second acte qui permet à la vis comica de se répandre et d’irriguer l’ensemble, mais on note aussi un rôle de l’orchestre plus subtil, un tissu mieux construit fait de voix et d’orchestre notamment dans le fameux trio, qui est l’un des sommets de l’œuvre. Un orchestre peut-être moins fluide, moins léger, moins “italien”, plus proche de Guillaume Tell que du Barbiere di Siviglia.
L’œuvre est intéressante pour qui aime Rossini parce qu’en deux heures, on passe d’un Rossini à l’autre, d’un Rossini proche du Barbiere ou de Cenerentola, un Rossini léger, primesautier, pétillant (comme du Champagne, naturellement…c’est toujours ce qu’on dit), qui montre que le français s’adapte finalement assez bien à un rythme italien, à un Rossini plus symphonique sans être lourd, avec des jeux de réponses entre les voix et les instruments, où le compositeur montre d’une manière non indifférente sa capacité à densifier le tissu musical. Mais tissu musical, tissu textuel et tissu scénique dans cette seconde partie se répondent et la rendent encore plus réussie, plus explosive, plus subversive aussi que la première.

Pourtant, la première partie donne l’occasion à Laurent Pelly de travailler sur des références culturelles nombreuses, dans la musique ou dans la culture générale de référence.
On sent parfaitement qu’il est dans son élément dans l’Opéra bouffe. Beaucoup moins bridé que dans sa mise en scène de I Puritani à Bastille, dont il ne savait visiblement pas quoi faire du livret, il fourmille d’idées et sait adapter la scène au rythme de la musique (il a une éducation musicale et cela se sent). Ici, outre la référence cinématographique à Chabrol, visible aussi dans les costumes, d’une simplicité presque démonstrative, il fait du comte Ory « sage ermite » un de ces prédicateurs qui font rêver le bon peuple.

Fakir 2C’est en sâdhu qu’apparaît le comte, un peu d’exotisme dans ce monde de brutes, un sâdhu (sorte d’ermite indien qui a renoncé au monde et qui vit des dons des autres) qui rappelle furieusement ce fakir des aventures de Tintin,  qui dans Le Lotus Bleu s’assoit sans problème sur un siège clouté, mais qui ne supporte pas les coussins.
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Un sâdhu qui se donne en spectacle,  que les spectateurs veulent consulter et auquel en échange ils apportent des victuailles.
Alors Pelly joue sur toutes les références possibles: quand Adèle chante son air En proie à la tristesse, parsemé de redoutables écarts et d’aigus et suraigus, elle chante comme la poupée des Contes d’Hoffmann, comme une mécanique, et en même temps comme souvent la vocalise trahit un état mental, ici le désir (le comte est presque nu, et les regards d’Adèle sont insistants et ciblés…). Par ailleurs, et c’est un autre exemple, les dernières mesures de l’acte sont calquées par la mise en scène sur celles du final du premier acte de Don Giovanni (Le Comte Ory comme succédané comique de Don Giovanni) où tous entourent Le comte, qui dans l’affolement général de ce final, réussit à s’échapper, comme Don Giovanni échappe à ses poursuivants:  c’est bien aussi un motif don juanesque que cette manière de se démasquer, spectaculairement, pour ensuite planter là les poursuivants.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Il y a chez le personnage dessiné par Pelly quelque chose de vaguement effrayant et monstrueux, supposé être irrésistiblement attirant pour les dames (l’attrait du mâle sauvage sans doute). Mais entre les numéros vocaux, et l’extraordinaire désordre scénique, on est plutôt dans un festival échevelé sans grande lisibilité des caractères : nous sommes dans le domaine de la seule caricature.
C’est incontestablement la seconde partie, conduite d’une manière à la fois rigoureuse et linéaire qui constitue le sommet de la loufoquerie. Un espace privé, grandes fenêtres, portes monumentales, qui va glisser devant nous laissant voir à cour une chambre et  derrière le lit une salle de bains, puis en glissant de l’autre côté une cuisine.

Dmitri Korchak & Désirée Rancatore Acte II © Stofleth
Dmitri Korchak & Désirée Rancatore Acte II © Stofleth

Trois espaces : celui de la comtesse, qu’on ne pénètre pas, celui du quotidien, où toutes les femmes  (vêtues comme la comtesse Adèle, en jupe et cardigan, sauf Dame Ragonde) s’ennuient aux travaux féminins (broderie, tricot) et les communs, la cuisine où vont se réunir les hommes – vêtus en religieuses. L’entrée du comte Ory dans la chambre, en religieuse, robe grise, sandales et sac à dos fait évidemment exploser la salle, et Korchak dont les qualités scéniques sont ici étonnantes est désopilant.

Les femmes, la nuit Acte II © Stofleth
Les femmes, la nuit Acte II © Stofleth

Le second acte alterne scènes collectives (chœurs de femmes en attente et en ennui et chœur des hommes prêts à tout), et des scènes privées (on a parlé d’Adèle dans sa salle de bains, un espace dont on ne sort pas, et qui devrait être le dernier recoin où elle peut se réfugier si le comte l’attaque). La présence d’un grand lit évidemment ne peut être gratuite.

Les hommes, la nuit Acte II© Stofleth
Les hommes, la nuit Acte II© Stofleth

L’entrée des religieuses (14..c’est beaucoup dit Adèle) donne l’occasion d’une de ces scènes gaillardes interrompues par Dame Ragonde (ils dissimulent le vin sous les robes) puis par Adèle qui les envoie dormir. Mais le sommet est évidemment la scène du trio entre le page Isolier qui intervient pour protéger Adèle des assauts du comte, le comte en religieuse qui envoie ses frusques en l’air pour se retrouver en caleçon, et Adèle, qui se protège au fond du lit.

Trio...Acte II © Stofleth
Trio…Acte II © Stofleth

Trois personnes dans un lit, qui s’en donnent à cœur joie (Ah ! grand Dieu, quelle trahison !) : le comte confond Isolier et Adèle, et la partie devient de plus en plus fine, pour le plus grand bonheur du public.
Tout cela est interrompu par le retour (trop tard…) des maris, en treillis et rangers bien de chez nous, avec un Isolier dont on devine qu’il sera dans un proche futur un Cherubino actif auprès de la comtesse.
Voilà une mise en scène qui donne à l’ensemble une bouffée d’allégresse et qui par son rythme, son ironie, sa justesse aussi, colore l’ensemble du spectacle et lui donne son incontestable relief. C’est le travail de Laurent Pelly jouant sur la gaillardise (toute médiévale cette fois) qui emporte la conviction et fait tenir l’ensemble, musique et chant dans une sorte de tourbillon qui stimule tout le plateau.

La direction de Stefano Montanari est très enlevée et un peu sèche, mais  sans doute aussi l’acoustique de Lyon ne sert-elle pas la fluidité rossinienne. Beaucoup de rythme, mais, notamment en première partie, un petit manque de légèreté : à certains moments cette musique devrait être à peine effleurée, jouée sur un souffle rapide, comme une caresse érotique. L’intérêt de cette approche au corps plus marqué est une meilleure cohérence entre première et deuxième partie, à mon avis plus réussie musicalement, plus fouillée, et plus en phase avec ce qu’on voit et qu’on entend. La direction contribue de toute manière avec bonheur à l’explosion générale ainsi que l’excellent chœur dirigé par Alan Woodbridge.
Il faut rendre hommage à une distribution qui défend parfaitement et l’œuvre et la lecture qu’en fait Pelly : tout le monde joue le jeu et s’engage d’une manière gourmande dans l’aventure.
À commencer par Dmitri Korchak qu’on a connu plus emprunté. Qu’il soit en fakir ou en religieuse, il est désopilant, très alerte, et particulièrement à l’aise dans le rôle. Par ailleurs, sa diction française est impeccable, quasiment sans l’ombre d’un accent. Vocalement, il a visiblement des problèmes au premier acte : manque de ductilité, sons un peu fixes, et surtout une tendance à pousser qui l’empêche d’avoir la souplesse exigée par Rossini et finit par créer quelques menus problèmes de justesse dans les hauteurs du registre. Au second acte, la vocalité plus humaine et plus égale, lui donne une aisance plus grande. La religieuse lui va donc mieux que le fakir. Il reste que Dmitri Korchak défend ce rôle très difficile avec pleine autorité et une belle présence.

Acte I Dmitri Korchak & Désirée Rancatore © Stofleth
Acte I Dmitri Korchak & Désirée Rancatore © Stofleth

Désirée Rancatore m’a surpris : je ne pensais pas qu’elle avait à ce point cet humour, cet allant, cet abattage qui en fait vraiment le centre de tout le premier acte, dans son personnage de comtesse un peu frustrée et travaillée par la bébête. D’ailleurs j’entendais certains spectateurs dire que cela ne démarrait qu’à partir de son air En proie à la tristesse. Cette présence affirmée qui marque le premier acte s’efface quelque peu dans un deuxième acte où son personnage est plus réservé et plus distant, surtout dans les premières scènes. Le rôle est maîtrisé et scéniquement et vocalement, où il réserve quelques suraigus piégeux. Certes, il y a dans la voix quand elle est très sollicitée à l’aigu quelque dureté, et la ductilité en souffre, mais que de moments dominés, que de cadences pyrotechniques, que de dynamisme. De plus, Pelly lui fait mimer Olympia la poupée, ce qui non seulement provoque un effet hilarant sur un public qui a vu Les Contes d’Hoffmann du même Pelly deux mois auparavant, mais aussi permet, en « mécanisant » les variations, de résoudre sans doute des pièges techniques dus aux exigences de fluidité et de legato, qui sont ici évités par le chant haché de la poupée, accompagné des gestes adéquats. Pas de logique psychologique à ce choix sinon la logique d’intertextualité, sopranos de tous les opéras unissez-vous, et l’installation d’une saine loufoquerie qui ne quittera pas la scène.
Certains d’ailleurs pourraient reprocher à Laurent Pelly d’avoir préféré la loufoquerie un tantinet vulgaire à l’élégance, qui siérait à la présence de l’œuvre au répertoire de l’Opéra, mais Pelly a choisi au contraire d’aller au bout de la logique du texte, qui ne tient que par la permanence du désir et de la paillardise d’un bout à l’autre, dans un monde que ne renieraient ni Rabelais, je l’ai dit plus haut, ni même Aristophane.

Cet ermite en rut, cette comtesse prise d’un désir violent pour le jeune page nous indiquent clairement dans quelle direction aller :

Cher Isolier, cher Isolier !
je veux t’aimer, je veux n’aimer que toi,
Non
N’aimer, n’aimer que toi !
Déjà je sens les feux brûlants
De la jeunesse se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Déjà je sens les feux brûlants
De la jeunesse se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer.
Peut-on être plus clair ? Il y a dans le livret et dans la manière dont Rossini impose l’œuvre une volonté d’aller assez loin, et plus loin que ne le permettaient à l’époque les codes sociaux et les conventions de l’opéra, sans doute grâce à son immense gloire.
Isolier est chanté par la jeune Antoinette Dennefeld, particulièrement engagée elle aussi dans ce personnage de jeune mâle cherubinesque à qui elle donne une vraie présence: Rossini se souvient évidemment des Nozze di Figaro car  dans la relation Isolier/Comtesse Adèle on lit en filigrane la relation trouble Cherubino/Contessa. Elle fait preuve d’une belle énergie et d’un joli contrôle sur la voix, qu’elle sollicite et qu’elle colore avec maîtrise.

Je suis moins convaincu de la Dame Ragonde de Doris Lamprecht. Si elle est le personnage, ses interventions vocales sont un peu en-dessous de l’attendu, difficultés à l’aigu, peu d’agilité, voix un peu fatiguée.
Parmi les compagnons de débauche du comte Ory, Raimbaud a une place particulière, avec un air de choix venu du Viaggio a Reims : on se souvient dans l’enregistrement d’Abbado, de Ruggero Raimondi chantant Medaglie incomparabili où il imite plusieurs accents, l’air est repris par Rossini dans le second acte du Comte Ory ; il s’agit simplement d’énumérer cette fois-ci des vins de toutes origines : la voix de Jean-Sébastien Bou est moins profonde que celle de Raimondi, mais il possède pour cet air l’abattage voulu, le style et l’agilité, et une vraie présence, même si la voix disparaît un peu dans le grave.. D’ailleurs, il est dès le départ particulièrement en verve, et sa composition de Raimbaud notamment au premier acte est particulièrement notable en âme damnée du damné comte.
Enfin, le gouverneur de Patrick Bolleire affiche une voix à la fois sonore et profonde, avec une présence scénique affirmée (notamment en religieuse, et surtout en gouverneur de débauche): la prestation d’ensemble est vraiment solide.
Ce fut donc une bonne soirée, enlevée, alerte, allègre : une recette typiquement rossinienne qui a remis en mémoire une œuvre trop rarement montée. Elle le sera deux fois cette année, puisque la Scala, qui coproduit le spectacle, le présente en juillet prochain avec une autre distribution : Juan Diego Florez (Le comte Ory), Alexandra Kurzak (La comtesse Adèle), Stéphane Degout (Raimbaud), José Maria Lo Monaco (Isolier) sous la direction de Donato Renzetti. Voilà une occasion de l’entendre à nouveau. Dans un tout autre volume,  avec le ténor rossinien par excellence et l’un des deux barytons français de référence. Nul doute qu’elle sonnera encore différemment, mais il n’est pas sûr qu’elle sonnera mieux.
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Acte II © Stofleth
Desperate housewives…Acte II © Stofleth