TEATRO ALLA SCALA 2016-2017: CONCERT DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS le 5 FEVRIER 2017 (MAHLER, SYMPHONIE N°9)

Mariss Jansons à la Scala avec le BRSO ©Brescia/Amisano Teatro alla Scala

En absence de Philharmonie, et malgré plusieurs auditoriums, les concerts des orchestres étrangers en tournée ont traditionnellement lieu à la Scala. Et Mariss Jansons y a été relativement rare . Il y a quelque temps, il était même inconnu en Italie auprès du public habituel. Il connaît désormais un regain de curiosité, notamment grâce à une récente 7ème symphonie de Chostakovitch, puisque l’on entendait dire dans les rangs très bien remplis du théâtre que « c’était probablement le plus grand chef actuel ». A un horaire inhabituel pour un concert (unique), le dimanche à 15h, il a donné une œuvre encore plus inhabituelle pour une matinée dominicale, la Symphonie n°9 de Mahler. Sans doute l’agenda d’occupation de la salle (avec deux grosses productions de Don Carlos et Falstaff) explique-t-il cet étrange horaire qui n’a pas empêché la présence du public des grands moments.
On connaît le Mahler de Mariss Jansons, fait de réserve, fait d’un travail ciselé à l’orchestre, essentiellement sur la musique telle quelle, sans fioritures, avec une pudeur qui sied à un chef qui est la modestie et la discrétion même, et qui dans toutes ses interprétations vise à rendre tous les effets de la musique sans jamais la surjouer. Jansons n’est jamais le chef des effets de baguettes, mais  le simple traducteur. Il faut regarder ce geste vif, engagé, qui quelquefois se passe de baguette, ou la tient dans la paume de la main (son élève Andris Nelsons a quelquefois ces mêmes gestes), mais qui s’engage dans tout son corps sans pourtant gesticuler pour dialoguer avec l’orchestre. C’est cette qualité de dialogue qui frappe quand on écoute un concert dirigé par Mariss Jansons. Même si l’on ne rentre pas toujours dans sa vision ou si l’on est moins sensible à ses interprétations, c’est bien cette impression fondamentale d’échange et de communication avec l’orchestre qui prévaut.

Toute 9ème de Mahler fait événement. C’est l’œuvre d’une fin, qui va mimer une dernière fois les hésitations, les regrets, les engagements, les espoirs bientôt déçus d’une vie souffrante, d’une souffrance physique ou d’une souffrance de l’âme qui regarde le monde avec envie ou résignation, avec ce ton à la fois ému, mais aussi quelquefois distant et sarcastique, voire grotesque, et avec ces danses à la couleur macabre ;  c’est surtout la symphonie fortement personnelle, où l’expression du moi est peut-être la plus impudique.
Ce qui frappe immédiatement dans ce Mahler-là, aujourd’hui, à la Scala, c’est le son d’un orchestre, l’un des meilleurs du monde, un son compact, franc, direct, sans maniérisme aucun. Une exécution d’un grand naturel éloignée au possible d’effets de style démonstratifs: il y a une perfection d’exécution (à part quelques menues scories) notable, qui impressionne mais laisse au fond peu de place aux intermittences du cœur, pourtant centrales dans cette œuvre.
Le premier mouvement andante comodo est sans doute de l’ensemble de la symphonie celui qui présente pratiquement un concentré de l’œuvre mahlérienne, faite de contrastes, de lyrisme, de syncopes, de tendresse et de tension tour à tour, avec des moments au volume divers, dans une construction parfaite.  Jansons et son orchestre ici font une démonstration hallucinante de perfection technique, avec un son très compact, très dense, mais en même temps parfaitement clair dans tous les raffinements. Jansons réussit à donner cohérence à cette alternance de tension et de lyrisme, à ces moments aux bords de l’explosion suivis d’incomparables moments nostalgiques et c’est bien cette capacité technique à donner un sens global à ce mouvement, qui frappe, grâce il faut le dire, à la capacité prodigieuse des musiciens qui sont toujours sur un jeu de presque rien, sur des nuances infimes, tout en gardant ce ton naturel qui frappe sur l’ensemble.
Le deuxième mouvement, Im Tempo eines gemächlichen Ländlers, par son rythme de danse, sa fluidité ses sonorités champêtres semble calmer les ardeurs entrevues au premier mouvement, mais bientôt ces sonorités champêtres un peu lointaines s’altèrent et sont perturbées par d’introduction de sons aux cuivres (et aux bois) qui donnent une couleur ironique voire sarcastique et qui dans certaines interprétations confinent à une danse macabre. L’exécution ici reste volontairement distante dans sa perfection. Jamais Jansons ne fait  surjouer son orchestre, mais le fait jouer avec une souplesse et une transparence confondante et sans jamais accentuer les effets.
Le troisième mouvement, fameux Rondo-Burleske (Allegro assai), est bien plus vigoureux et engagé dans une véhémence et une amertume dont Berg se souviendra. Jansons l’aborde avec un tempo un peu plus lent que l’habitude, et la partie plus lente au centre du mouvement est moins mélancolique pour mon goût que dans d’autres interprétations, plus solennel peut-être et un tantinet moins personnel, mais avec un jeu stupéfiant de la harpe et des bois tout particulièrement, ainsi qu’un écho de cordes impeccables et raffinées.
C’est dans l’Adagio (Sehr langsam und noch zurückhaltend) final que Mahler emporte les âmes et déchire les cœurs.
L’adagio est dominé avec la même pudeur que nous signalions, avec un son un peu trop distant pour mon goût, dans une exécution parfaite mais sans cette urgence rentrée et réprimée qu’on pourrait attendre dans ce son qui va peu à peu se dissoudre, se raréfier pour ne rester que par traits, que par sursauts,  que par traces de ce « reste de chaleur tout prêt à s’exhaler » pour se noyer dans le silence  indiqué dans la partition. Il y a là une perfection froide, un rendu impeccable qui satisfera ceux qui sont les amants d’un son sans défauts (premier violon merveilleux), mais pas ceux qui aiment les interprétations « souffrantes ». Ici la souffrance est absente au profit d’une résignation relativement sereine : j’aime le Mahler qui lutte et nous avons eu ici un Mahler qui accepte.
Sans doute éduqué au Mahler empathique et déchirant de qui vous savez, et malgré la magnificence de l’orchestre et du concert (qui a reçu un triomphe inhabituel à la Scala depuis quelque temps, avec la salle debout, ce qui est encore plus inhabituel), j’en suis sorti  admiratif d’un son et d’une technique, d’un dialogue parfait et osmotique avec l’orchestre, mais mon cœur n’a pas été mis à nu. Si, selon le mot célèbre de Pierre-Jean Jouve, « la poésie est une âme inaugurant une forme », nous n’avons eu ici que la perfection d’une forme. [wpsr_facebook]

Mariss Jansons à la Scala ©Brescia/Amisano Teatro alla Scala

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: Concert des WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Mariss JANSONS le 21 AOÛT 2016 (MOZART- BRUCKNER) Piano, Emanuel AX

Emanuel Ax - Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Emanuel Ax – Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna

Ce n’est pas à un concert parmi tant d’autres du Festival de Salzbourg auquel nous avons assisté le 21 août dernier, un de ces concerts qui se consomment dans la masse de l’offre salzbourgeoise. Mariss Jansons ne se consomme pas, il se déguste. Tout simplement parce que ce jour-là, Mariss Jansons, Emanuel Ax et les Wiener Philharmoniker ont fait de la musique et rien d’autres.

Faire de la musique signifie «s’effacer» derrière la partition, sans se mettre en représentation, et interpréter l’œuvre dans un rapport simple et naturel, sans sensationnalisme, sans maniérismes, sans aucune autre vocation qu’exécuter de manière fluide et avec une joie profonde le concerto n° 22 Kv 482, en mi bémol majeur, le plus long écrit par Mozart.
Après avoir confié la partie solo dans les deux dernières occasions où ils ont interprété cette pièce à un chef qui était aussi un pianiste (Barenboim et Buchbinder), la collaboration traditionnelle entre soliste et chef a repris ses droits, ici avec Mariss Jansons et Emanuel Ax, pianiste américain d’origine polonaise, un artiste toujours au service de la musique, aux antipodes de la virtuosité narcissique. Le couple Ax / Jansons a travaillé ensemble à merveille; orchestre et soliste ont fait de la musique en tissant ensemble la partition par un jeu entrecroisé, à l’écoute l’un de l’autre, à disposition l’un de l’autre sans que le chef n’impose une direction mais bien plutôt offre un cadre musical  dans lequel le travail du soliste est mis en relief. Que ce soit avec le volume, très retenu, que ce soit avec le jeu interne entre soliste et instrumentistes (avec des bois, la plupart du temps), il s’est agi de rendre la musique lisible et accessible avec une facilité et une simplicité incroyables.

Emanuel Ax ne donne pas l’impression d’exécuter une partition difficile, ne semble pas  jouer pour prouver quelque chose de lui-même, il ne cherche pas à imposer quelque chose: il effleure le clavier avec aisance et légèreté, volant au-dessus des touches, avec des cadences parfois inédites et un rythme peut-être pas spectaculaire, mais qui jette une couleur paisible et souriante sur le concerto en question, écrit à un moment singulièrement heureux de la vie de Mozart, autour de 1785.

Emanuel Ax - Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Emanuel Ax – Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

Je me suis intéressé, en particulier au système d’échos mis en place entre l’orchestre et le soliste, et particulièrement le jeu avec les bois (notamment la clarinette fabuleuse d’Ernst Ottensamer mais aussi le basson et la flûte dans le célèbre troisième mouvement, immortalisé par Milos Forman dans le film Amadeus). On est aussi frappé par la concentration d’Emanuel Ax qui dessine dans l’andante, le deuxième mouvement, si délicat, si intériorisé, un univers très personnel, un paysage à la fois sobre et d’une noblesse à couper le souffle. L’interprétation d’un Mozart si naturel, jamais terne ou ennuyeux, un Mozart purement agréable, mais toujours raffiné sans affectation, semblait d’une fraîcheur rare. Et Mariss Jansons, qui n’est pas si fréquent dans ce répertoire, montre également une grande capacité d’adaptation et un soin tout particulier au dialogue entre chef et soliste, avec une attention à l’autre qui est en quelque sorte aussi une leçon d’humanisme au sens illuministe du terme et une grande leçon d’humilité, ce qui nous fait regretter de ne pas écouter plus souvent son Mozart, si apaisé et si poétique.
Interprété de cette façon, avec un soin mutuel et dans la sécurité et la confiance musicale de l’un à l’autre, ce deuxième mouvement est devenu l’une de ces rares occasions où l’auditeur se sent invité à écouter d’une manière presque chambriste, quasi intimiste, bien que l’on soit assis dans la grande salle du Festspielhaus de Salzbourg. Un moment de musique pure qui pourrait s’étendre à l’infini.

S’il y a un lien entre Mozart et la deuxième partie du concert, la Symphonie n°6 en la majeur de Bruckner, c’est certainement le lien entre l’ adagio de la symphonie et l’andante du concerto : les clairs obscurs brucknériens sonnaient comme un écho de la force intérieure du deuxième mouvement de Mozart . Ces clairs obscurs s’appuient sur la fantastique phalange des Wiener Philharmoniker , un véritable corps vivant, avec sa respiration, ses cuivres en sourdine au son extraordinaire, et les attaques des cordes en un jeu splendide qui construit un espace au tempo légèrement tendu et pourtant très ouvert avec du souffle, mais sans emphase , comme si l’on en revenait à la pure nature de la musique.

Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

C’est que le naturel perçu dans l’interprétation de Mozart se retrouve dans l’interprétation de la symphonie de Bruckner, évidemment avec une assise distincte. C’est “Die Kekste”, la plus effrontée, comme disait Bruckner: ce qui unit les deux œuvres au-delà de la nature, est une impression d’ouverture et de luminosité. Jansons ne reste jamais monumental ou écrasant : sa lecture n’est pas brutale, elle ne montre aucune brusquerie, comme dans une chaîne infinie de sons qui sont liés les uns aux autres en se développant sans rupture. Cette impression de sérénité sans fin est déjà perçue au premier mouvement, avec ce léger dialogue entre les cordes, sur lesquelles s’enchaînent les cuivres majestueux mais pas écrasants, continuant en quelque sorte le flux de la parole: la légèreté est intimement liée à la force, avec des sons qui restent toujours clairs (peut-être en raison de la tonalité en la majeur) et lumineux. Il suffit d’écouter les phrases de la flûte et les échos des trompettes, comme si elles mimaient les bruits d’une nature presque Beethovénienne. On sait que la sixième a été considérée comme le suprême exemple du romantisme. La fin du premier mouvement, qui pourrait être lourdement affirmée, se conclut  avec des cuivres certes marqués mais en même temps comme suspendus – dans un effet qui rappelle de la dernière note du premier acte de Tristan de Wagner : rien n’est ici lourd, mais d’une force presque aérienne.

Ce qui convainc dans le travail de Jansons avec l’orchestre est l’absence, non seulement d’accents trop marqués, trop « imposés », mais aussi de cette insistance lourde qui pourrait bientôt confiner au vulgaire: nous sommes à l’opposé du vulgaire, immergés dans le flot musical et seulement dans la force la musique. Jansons grâce à la luminosité du rendu et l’incroyable clarté du son nous invite à une visite de l’architecture interne de la composition. Que ce soit dans le Scherzo ou le Finale , nous sommes toujours au bord de quelque chose, sur ligne de crêtes : ce qui pourrait être trop lourd ou trop évanescent ne l’est jamais trop , grâce à une véritable science des équilibres et des volumes, et grâce enfin à une alternance entre des sons légers et d’autres plus affirmés, et donc à une suprême maîtrise du rythme et de la dynamique . Et grâce, bien sûr, à une lecture architectonique de l’œuvre qui en respecte les formes sans ajouter d’intentions parasites comme si la forme était en elle-même la substance .

Ce miracle de l’équilibre, qui est particulièrement visible dans le dernier mouvement, parvient à combiner une puissance rayonnante avec une intériorisation sereine.
Je suis rarement sorti aussi heureux et apaisé d’un concert: c’est le miracle d’artistes qui font de la musique sans simplement  la reproduire en représentation, et le miracle d’un orchestre totalement au service d’une vision si simple et en même temps si complexe.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

DE NATIONALE OPERA – AMSTERDAM 2015-2016: LA DAME DE PIQUE (Пиковая дама) de P.I.TCHAÏKOVSKI le 12 JUIN 2016 (Dir.mus: Mariss JANSONS; Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Acte II ©De Nationale Opera/Forster
Acte II ©De Nationale Opera/Forster

Beaucoup de souvenirs m’attachent à la Dame de Pique de Tchaïkovski, et d’abord une vision inoubliable: 1978 au Théâtre des Champs Elysées, une comtesse, assise, en robe noire, une étole de fourrure blanche sur les épaules…Regina Resnik, avec Rostropovitch et Vichnevskaia, dans une Dame de Pique qui devint plus tard un enregistrement. L’ariette de Grétry, murmurée, rêveuse…et le théâtre croulant sous les bravos. Jamais entendu mieux, rarement eu un tel choc. Regina Resnik était la comtesse, et elle le restera à jamais dans mon souvenir.
Ensuite, j’adore la nouvelle de Pouchkine. Je la faisais régulièrement lire et étudier à mes élèves de 3ème et de 2nde, et elle leur plaisait beaucoup, j’en profitais d’ailleurs pour leur faire écouter des extraits de l’opéra de Tchaïkovski. Une grande œuvre de la littérature, brève, d’une ironie mordante, la seule œuvre russe que j’aie réussi à lire dans la langue originale. J’écoute souvent  les dernières mesures de l’opéra, le chœur d’hommes final en forme de liturgie funèbre et la musique qui s’éteint dans une émotion indicible, grandissant Hermann, pour la première fois, dans la mort.
Je me souviens aussi dans les mêmes années, d’une Dame de Pique avortée à l’Opéra de Paris, que devait mettre en scène Iouri Lioubimov, le grand metteur en scène russe de l’époque, et que de sombres manigances à la soviétique ont empêché de monter (le décor était une immense table de jeu à la taille du plateau de Garnier), remplacée par une non moins sublime Butterfly scaligère confiée à Jorge Lavelli.
Et je me souviens surtout de la production scaligère de fin de saison 1990 sous la direction de Seiji Ozawa, dans une mise en scène du cinéaste Andreï Konchalovski, avec Vladimir Atlantov et (surtout) une Mirella Freni miraculeuse avec une comtesse mythique, Maureen Forrester…On en voyait de belles à la Scala jadis…
La production lyonnaise de 2011, magnifique musicalement (Petrenko!) n’était pas vraiment réussie scéniquement (Peter Stein).
J’ai souvent vu La Dame de Pique : en vrai je n’en manque jamais quand je peux y aller. Si Eugène Onéguine est sans doute un opéra plus « raffiné » et plus poétique, peut-être aussi musicalement plus accompli, La Dame de Pique, à l’ambiance sombre et étrange reste pour moi une œuvre du cœur, plus pour des raisons personnelles que strictement musicales.
Je n’aurais donc manqué pour rien au monde le rendez-vous d’Amsterdam, qui réunissait Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra, pour leur seul rendez-vous de l’année après son départ en mars 2015, et Stefan Herheim, reconduisant une collaboration née en 2011 autour d’Eugène Onéguine, dont Herheim avait fait un concentré d’histoire russe, où Tatiana (Krassimira Stoyanova) finissait comme épouse d’un oligarque d’aujourd’hui.
Stefan Herheim, l’un des plus talentueux metteurs en scène actuels, a été assez irrégulier ces derniers temps. J’ai pu écrire combien ses Meistersinger, à Salzbourg comme à Paris, m’avaient déçu par la banalité du discours, malgré de jolies idées. J’avais adoré sa Rusalka à Bruxelles comme à Lyon, son Parsifal extraordinaire de Bayreuth (avec Daniele Gatti). J’ai vu d’autres mises en scène (Lohengrin, Lulu, Bohème, Xerxès), mais, malgré une imagination débordante et un sens du théâtre inouï, il n’a pas toujours convaincu. Il est entouré d’une équipe stable dont Alexander Meier-Dörzenbach son dramaturge habituel, et Philipp Fürhofer son décorateur qui avait aussi été l’auteur des décors d’Eugène Onéguine dans ce même théâtre d’Amsterdam.

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster

Sa Dame de Pique scelle une réconciliation avec le génie. Sans abdiquer rien du livret, il construit tout son travail autour de la personnalité de Tchaïkovski et de son homosexualité, dans un sens tout différent de ce que faisait Warlikowski à Munich avec Eugène Onéguine. Tchaïkovski compositeur compose La Dame de Pique en fantasmant sur  le soldat dont il est amoureux et dont il paie les services qu’il projette en Hermann. Très habilement donc, son Tchaïkovski se glisse dans le personnage du Prince Jeletski, qui doit épouser Liza, comme Tchaïkovski devait épouser Antonina Milyukova. Liza est un peu un concentré des relations du compositeur aux femmes, Antonina come Nadedja von Meck. Et Herheim montre un Tchaïkovski écartelé entre Hermann et Liza, et composant La Dame de Pique pour exorciser ses désirs ou ses fantasmes, mais aussi un Jeletzki supplanté par Hermann dans le cœur de Liza, ce qui évidemment permet plusieurs entrées, qui font virevolter les âmes, avec pour symbole une

Pastorale à la Herheim ©De Nationale Opera/Forster
Pastorale à la Herheim ©De Nationale Opera/Forster

boite à musique en forme d’oiseau en cage qui joue du Mozart tant aimé de Tchaïkovski,  l’air de Papageno de Die Zauberflöte « Ein Mädchen oder Weibchen » et qui sera l’objet référentiel de la représentation, qu’on retrouvera dans la pastorale qui met en scène une Papagena et un Papageno.

La question posée par Herheim, c’est celle du compositeur et de son sujet, c’est l’œuvre du point de vue de l’auteur, avec ses heurts, ses rêves, sarcasmes et fantasmes. L’homme et l’œuvre, pour la dire banalement, mais avec une maestria inouïe.
Jouant habilement avec les époques, celle de Tchaïkovski et celle de La Dame de Pique (le XVIIIème finissant) et avec le monde fantasmatique du compositeur, il montre un chœur d’hommes composé d’autant de Tchaïkovski et un chœur de femmes d’autant de

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Liza (Svetlana Aksenova) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Liza (Svetlana Aksenova) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster

comtesses, la comtesse étant presque un double du compositeur  (écartelé entre devoir social et désir caché) et d’ailleurs à un moment, Liza est entourée de Jelztki-Tchaïkovski et de la comtesse de manière symétrique) dans un intérieur bourgeois qui n’est pas sans rappeler l’intérieur de Villa Wahnfried dans son Parsifal bayreuthien (après tout, on connaît l’admiration pour Wagner de Tchaïkovski qui assista au premier Ring de Bayreuth en 1876), avec son piano central, et ses livres disposés comme dans le salon de Villa Wahnfried, mais aussi et surtout le portrait au-dessus de la cheminée,  comme Germania dans son Parsifal, ici Catherine II en première partie, la Comtesse en seconde partie.
Outre l’imaginaire, ce qui caractérise Herheim c’est aussi un sens aigu du spectaculaire : le final du 2ème acte, la fameuse Pastorale mimant la musique du XVIIIème siècle s’achève avec le chœur disséminé dans la salle, Jansons le dirigeant, dos aux musiciens pendant que conformément au livret, Catherine II entre en majesté. Le chœur fait signe au public de se lever, toute la salle est debout et Catherine II apparaît comme sortie du tableau.
Catherine II ? pas vraiment. Au rythme de la musique que Tchaïkovski-Jeletzky dirige avec force gestes, Catherine, c’est Hermann en Drag Queen et Tchaïkovski s’agenouille baisant la main d’une impératrice qui est en fait son Hermann chéri , comme il lui baisait la main, violemment retirée d’ailleurs, dans le prologue muet de l’opéra vu par Herheim.
Jeux de miroirs, fumigènes, éclairages violents et colorés ont la part belle, dans un salon tour à tour salon de musique et salle des fêtes, qui concentre toute l’action.

Acte II Comtesse et piano catafalque ©De Nationale Opera/Forster
Acte II Comtesse et piano catafalque ©De Nationale Opera/Forster

Herheim réussit la performance de changer les lieux tout en gardant sans cesse la même structure, l’un des moments les plus forts étant la transformation du piano de Tchaïkovski, où il revient régulièrement pour composer et diriger les scènes qu’il imagine, en cercueil contenant la Comtesse et dont le couvercle a servi de catafalque.
Herheim, c’est aussi une direction d’acteurs d’une précision inouïe où chacun dans les scènes d’ensemble a un rôle singulier, c’est habituel chez lui y compris dans des spectacles moins réussis, mais il profite aussi de l’agilité du choeur d’Amsterdam, passant insensiblement d’une ambiance à une autre, comme lorsque les choristes versent leurs verres sur Liza qui va se suicider (soleil noir) et qu’aussitôt après se retournent et  trinquent avec les mêmes verres dans la salle de jeu en une scène à la Manon ou Traviata (lumière), de même Tchaïkovski-Jeletzki donnant le pistolet à Hermann pour le pousser au suicide et serrant son cadavre dans ses bras comme le Wotan de l’acte II de Walküre avec Siegmund, confirmant l’attitude démiurgique de Jeletzki-Tchaïkovski. Qui d’ailleurs est ce personnage? plus Jeletzki? plus Tchaïkovski? Je pense pour la seconde solution: Tchaïkovski s’installe dans la personnage pour régler ses propres comptes avec lui-même faisant des autres une projection, mais le génie de Herheim et de dire cela tout en respectant à la lettre le livret. Et quand à la fin, le chœur s’est retiré et que sonne la merveilleuse musique du final, c’est Tchaïkovski qui gît sur le sol, requiem pour un compositeur, alors que la comtesse a forcé Hermann à se retourner le pistolet (que lui a donné Jeletzki-Tchaïkovski) contre lui (chez Pouchkine, rappelons-le, Hermann devient fou).
On ne cesserait de citer les idées prodigieuses de ce spectacle, qui fusent et qui lui donnent à la fois un certain réalisme, mais qui élargissent son espace au(x) fantasme(s), où Liza apparaît comme un ange protecteur aux ailes noires, au début et à la fin, comme si le tout avait été orchestré d’en haut, et où tout est suggéré jamais asséné, jamais surligné. Un vrai grand chef d’œuvre scénique.

Jeletzky/Tchaïkovski (Vladimir Stoyanov) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky/Tchaïkovski (Vladimir Stoyanov) ©De Nationale Opera/Forster

Par sa mise en scène, Herheim détourne le propos de l’histoire proprement dite d’Hermann et de Liza vers celle de Jeletzki et surtout de Tchaïkovski, qui va se substituer au prince pour lui faire vivre sa propre histoire. Et donc Hermann n’est pas le personnage principal, mais réduit au statut de marionnette aux mains de Tchaïkovski, comme le reste, car c’est bien Jeletzki/Tchaïkovski le personnage principal, omniprésent en scène, au centre du chœur, à côté des personnages, derrière son piano, intervenant dans l’action, guidant ses personnages. Et de même La Dame de Pique n’est plus alors un « opéra fantastique » mais devient un « opéra fantasmatique », relevant du réalisme des fantasmes plutôt que du genre fantastique comme l’était la nouvelle de Pouchkine, tout en jouant d’ailleurs avec habileté sur le clavier fantastique, comme ce lustre qui s’agite comme un encensoir à l’apparition du spectre de la comtesse. Un point de vue inédit, mais convaincant et merveilleusement réalisé.
Comme tout spectacle réussi, la distribution, excellente, prend sa part du succès parce qu’elle est engagée, homogène, et surtout vraie. Ainsi donc, si elle est incontestablement dominée par Larissa Diadkova (la comtesse), Vladimir Stoyanov (Jeletski/Tchaïkovski) et surtout Alexey Markov (Tomski), les autres complètent de manière très solide le plateau, c’est notamment le cas bien évidemment du Hermann de Misha Didyk et de la Liza de Svetlana Aksenova. On a donc un plateau exceptionnel.

Acte III Hermann (Misha Didyk) et Liza en ange (Svetlana Aksenova) ©De Nationale Opera/Forster
Acte III Hermann (Misha Didyk) et Liza en ange (Svetlana Aksenova) ©De Nationale Opera/Forster

Misha Didyk est totalement convaincant dans son personnage, un personnage non plus « au premier degré », mais vu aux prismes des désirs de Tchaïkovski, cheveux longs, un peu brutal, parlant haut, un-homme-un-vrai quoi, qui peut aussi bien fasciner un être aussi policé que le compositeur russe, mais aussi la jeune et innocente Liza que Tchaïkovski voit sous les traits d’un ange, tenue en laisse par une comtesse omniprésente à ses côtés, et qui voit en Hermann le « premier homme » en quelque sorte .
Le rôle d’Hermann – comme celui de Liza d’ailleurs – est vocalement difficile à caractériser et les Hermann convaincants sont rares, il faut une belle assise et une belle solidité qui rapprocherait de l’Otello de Verdi (Vladimir Galouzine ou Vladimir Atlantov qui en a été pendant des décennies la référence) mais aussi du lyrisme et de l’élégance, une voix chaude et claire, c’eût été un rôle idéal pour Domingo. Dans l’enregistrement de Rostropovitch, Peter Gougaloff est vraiment le maillon faible de la distribution. Didyk n’a pas le format d’un Otello, la voix a eu quelques trous (les graves) et si les aigus sont réussis, quelques passages restent un peu difficiles (notamment au début), mais le chant est très convaincant, très juste, dans ses efforts même, et donne une couleur particulièrement vraie au personnage.
Il est vraiment à sa place, parce qu’il est Hermann, plus qu’il ne le chante, d’ailleurs la diction et l’expression sont impeccables dans un rôle il est vrai qu’il a abordé depuis très longtemps – je l’ai entendu à la Scala et à Lyon : présence, personnalité, expressivité font qu’aujourd’hui on voit difficilement qui pourrait lui être opposé, notamment dans la deuxième partie où à mesure que la folie le saisit, il devient presque terrifiant.

Liza (Svetlana Aksenova)©De Nationale Opera/Forster
Liza (Svetlana Aksenova)©De Nationale Opera/Forster

Svetlana Aksenova est Liza. Entre Freni et Vishnevskaia, voire la grande Tamara Milashkina ou Julia Varady, c’est un rôle magnifique pour soprano, mais la jeunesse du personnage trompe le spectateur, car la tessiture est exigeante, et demande un soprano à l’art déjà consommé (Mirella Freni l’a abordé en fin de carrière, comme Tatiana, mais Freni a toujours eu l’air –de loin – d’une jeune fille fragile), il faut une voix corsée, aux aigus puissants, qui n’ont rien de fragile. Si Svetlana Aksenova a les notes, elle n’a pas toujours bien négocié les passages et la ligne n’est pas si homogène, mais les aigus sont presque toujours triomphants, l’expression est prodigieusement émouvante, la diction exemplaire. C’est l’exacte version féminine de la vocalité d’Hermann, comme Aksenova est au féminin ce que Didyk est au masculin et en cela ils vont merveilleusement bien ensemble. Son arioso du 3ème acte (Ach, Istomilas ya gorem/Ax, истомилась я горем) est merveilleux de tension et d’engagement. Deux fragilités aux voix assises, dont les faiblesses sont dépassées par l’incarnation.

Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster
Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Comtesse (Larissa Diadkova) ©De Nationale Opera/Forster

La Comtesse de Larissa Diadkova est elle aussi formidable de présence, dans sa chemise de nuit (que Tchaïkovski arbore lui aussi au début) comme une sorte de projection du compositeur devenu alors un Arnolphe au féminin…Mais ce qui frappe surtout, c’est l’incroyable présence vocale, le volume, l’émission, même si la diction française de l’ariette de Grétry n’est pas parfaite. On peut d’ailleurs remarquer que l’ariette de Grétry, originellement pour colorature, a une toute autre puissance dans la bouche d’un mezzo soprano…Il est clair que l’opéra de Tchaïkovski a la scène de la comtesse pour centre de gravité et que nulle Dame de Pique n’est réussie sans comtesse bien distribuée. Diadkova, qu’on a d’ailleurs vue à Paris dans le rôle, l’un des très grands mezzos russes des vingt dernières années, est totalement convaincante, puissante, et comme les grandes, elle focalise les regards dans les scènes d’ensemble. Elle possède des notes graves inouïes, sans poitriner, qui rappellent la Obratzova des grands soirs (qu’on a vue aussi à la Scala dans le rôle en 2005, avec Didyk en Hermann et Temirkanov dans la fosse).
Anna Goryachova, l’un des mezzo sopranos demandés du jour (Carmen, Adalgisa, Rosina, Melibea etc…) est elle aussi notable dans Polina : timbre riche, sens de la couleur, belle diction, beaux aigus marqués. Une vraie présence et une romance de l’acte I (scène 2) « Podrugi milie» (Подруги милые) particulièrement réussie notamment par l’interprétation rêveuse et nostalgique .

Deux barytons composent les autres rôles centraux, Jeletzky, parce qu’il est aussi Tchaïkovski dans cette mise en scène, est de fait le personnage principal, le personnage par lequel le compositeur entre dans l’histoire et fait de l’histoire sa propre histoire, et ne quitte donc pas l’habit du compositeur, qu’il soit en costume ou en chemise de nuit, et ne quitte pratiquement jamais le plateau. Vladimir Stoyanov est l’un des bons barytons de la scène russe d’aujourd’hui, il est excellent dans le double personnage (lui aussi doublé merveilleusement par le pianiste Christiaan Kuyverhoven, puisque le piano est central dans cette mise en scène sur la composition comme compensation) par sa présence, par son jeu, et par la voix également : sans avoir un timbre particulièrement notable ni une voix exceptionnelle, l’expressivité, la diction , l’émission, la puissance donnent une présence particulière à un personnage (Jeletzki) qui n’est pas habituellement un personnage de premier plan, réduit à être le rival malheureux d’Hermann. Ainsi la performance de Stoyanov – qui chante habituellement tous les grands rôles italiens et notamment verdiens de barytons – est-elle l’une des plus notables dans cette représentation, et son « ia vas lioubliou » (Я Вас люблю) l’un des airs les plus attendus de la partition, est tout particulièrement réussi . Mais soyons clairs, c’est le relief donné par la mise en scène qui en valorise la performance.

Tomsk (Alexey Markov) Tchekalinski (Andrei Popov) Sourine (Andrii Goniukov) Hermann (Misha Didyk) Acte I ©De Nationale Opera/Forster
Tomsk (Alexey Markov) Tchekalinski (Andrei Popov) Sourine (Andrii Goniukov) Hermann (Misha Didyk) Acte I ©De Nationale Opera/Forster

Alexey Markov a longtemps chanté Jeletski, il est cette fois Tomski . Un Tomski au chant impeccable. Voilà un baryton-basse qui est en train d’exploser : éminemment contrôlé et élégant, belle projection, timbre chaud, sans aspérités et une belle personnalité : l’ironie du personnage perce dans les modulations de chaque parole ; c’est à la fois très expressif et très intelligent. Je l’avais déjà remarqué dans Les Cloches de Rachmaninoff à Lucerne. Du strict point de vue du chant, c’est sans doute le plus accompli du plateau, même si le personnage n’est pas le plus intéressant dans cette mise en scène, on reste impressionné par la performance, par l’élégance, la science de l’émission.
Le reste de la distribution est à la hauteur, aussi bien le Tchekalinski d’Andrei Popov que la gouvernante remarquable d’Olga Savova ou le Sourine d’Andrii Goniukov et tous les autres. À cette magnifique distribution, le chœur si important dans l’opéra montre une fois de plus que le chœur de l’opéra d’Amsterdam dirigé par Ching-Lien Vu qui fit les grands soirs à Genève, est l’un des grands chœurs d’opéra d’Europe. On connaît son aptitude particulière à jouer et sa mobilité ainsi que sa disponibilité (on se souvient encore du Moses und Aron de Peter Stein dirigé par Pierre Boulez), il y a en plus une tradition chorale forte aux Pays-Bas. Voilà bien des raisons d’admirer le résultat particulièrement éblouissant de la prestation chorale, y compris celle du chœur d’enfants (Nieuw Amsterdams Kinderkoor) dirigé par Caro Kindt que Tchaïkovski place dès les premières minutes, en hommage à la Carmen de Bizet et au chœur « Avec la garde montante » qui incarnent eux aussi de petits soldats prêts à défendre la Russie.
Bien évidemment, on garde pour la bonne bouche l’orchestre et le chef, dont on reste ébahi, qui nous cloue sur place et d’émotion et d’admiration. On sait que l’Opéra d’Amsterdam a un directeur musical (Marc Albrecht) mais pas d’orchestre. Ce sont des orchestres divers des Pays-Bas qui sont en fosse, et chaque année ou presque, en juin, c’est le Royal Concertgebouw Orchestra, c’est à dire le vaisseau amiral. Ils retrouvaient leur ex-chef Mariss Jansons, avant l’an prochain  de proposer une Salomé de Richard Strauss dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Ivo van Hove. Des retrouvailles d’un incroyable niveau.

Acte III, apparition du spectre ©De Nationale Opera/Forster
Acte III, apparition du spectre ©De Nationale Opera/Forster

Nous sommes aux antipodes de la direction tendue, éclatante, nerveuse voire excessive d’un Rostropovitch, Jansons a choisi une couleur plus sombre, jamais explosive et jamais éclatante, mais tendue toujours, comme une sorte de déclinaison lyrique de la Symphonie « pathétique ». Le son de l’orchestre est d’une incroyable suavité, avec une petite harmonie à tomber de son siège et des cordes si veloutées (les contrebasses!), qu’elles donnent une singulière douceur à l’ensemble et en même temps une profondeur inouïe, sans compter la clarté du rendu de la partition, totalement cristalline, on y entend les pianissimis les plus virtuoses, avec une expression multiple des émotions. Une fois de plus, chez des chefs de cette trempe, c’est la découverte des secrets de la composition grâce à une lecture d’une incroyable lisibilité qui frappe. Ce n’est jamais massif, jamais lourd, jamais imposant, mais incroyablement dynamique quelquefois et en même temps à d’autres tendu, nerveux, laissant s’épanouir les émotions. On sent une osmose entre le chef et l’orchestre qui permet de comprendre cette lecture très axée sur la sensibilité, qui convient magnifiquement à la lecture de Herheim, axée sur la composition et la signification de l’écriture de Tchaïkovski. Une fois de plus, il y a là travail en commun et il serait imbécile de séparer l’un de l’autre. C’est donc une vraie lecture de l’œuvre, centrée sur le compositeur, plus encore peut-être que lors de l’Onéguine, qui était déjà un incroyable moment. Jansons est ici dans son élément, héritier d’un Mravinski légendaire dont il fut l’assistant, mais sans doute allant plus loin dans la lecture intimiste. C’est bien à une couleur intimiste et intérieure qu’on est confronté, d’une justesse incontestable, et qui ne heurte pas les scènes les plus spectaculaires. Le début du dernier acte est à ce titre impressionnant et bouleversant, la musique inquiétante et pathétique accompagnant une image des funérailles de la comtesse dans son piano-tombeau pendant qu’Hermann lit la lettre de Liza (Didyk est extaordinaire dans la scène). Les dernières mesures de l’œuvre, avec le chœur « liturgique » et les derniers accords, qui enterrent et Hermann et Tchaïkovski sont à la fois d’une incroyable retenue, d’une indicible émotion et font qu’on rentre en soi et que les larmes inévitablement coulent.
Cette approche n’est pas romantique au sens où l’on verrait les excès et les orages d’une âme endolorie, mais elle met l’accent sur la tendresse, sur l’émotion, sans jamais virer à l’ironie pouchkinienne (sauf pour le personnage de Tomski) et revenant toujours à l’expression d’une souffrance qui ne peut être transfigurée que par la musique : une lecture intérieure, profonde, animée (au sens propre, qui révèle une âme), qui est profondément en lien avec la lecture de Herheim, en plein dans le sujet qui répond à la question : pourquoi cette musique pour cette œuvre ?
Car c’est bien la révélation de ce travail : le sujet de la Dame de Pique, au-delà de la nouvelle de Pouchkine, c’est bien la musique de Tchaïkovski, les conditions de sa composition et la nature de son approche musicale. En ce sens, il ne s’agit pas d’une lecture romantique, mais bien « pathétique » de l’œuvre de Pouchkine. Je ne saurais donc trop vous conseiller de faire le voyage d’Amsterdam ou à défaut de regarder le streaming du 21 juin, même si ce type de spectacle ne peut prendre tout son relief qu’en salle.
Comme Flaubert a dit (ou non) « Madame Bovary, c’est moi », Tchaïkovski nous dit ici « La Dame de Pique, c’est moi ! », grâce à une lecture merveilleusement double et d’une cohérence inouïe de Herheim et de Jansons. Un des deux ou trois grands spectacles de cette saison, et une Dame de Pique pour l’éternité. [wpsr_facebook]

Final Acte II (Catherine II) Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster
Final Acte II (Catherine II) Jeletzky (Vladimir Stoyanov) Hermann(Misha Didyk) ©De Nationale Opera/Forster

 

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: CONCERT DES WIENER PHILHARMONIKER dirigés par MARISS JANSONS le 25 JUIN (MAHLER: SYMPHONIE N°3)

La Scala, Wiener Phil. 25 Juin 2015
La Scala, Wiener Phil. 25 Juin 2015

Alors que Barenboim et Lissner ont installé un axe Milan-Berlin pas si naturel, l’axe naturel à Milan est l’axe mitteleuropa Milan-Vienne. Souvenir embelli de l’occupation autrichienne et de l’administration de Marie-Thérèse au XVIIIème et plus avant au XIXème de l’Empire austro-hongrois (que les milanais eux-mêmes durant les « cinque giornate » de 1848 ont cherché à chasser pourtant), cet axe a gardé un sens musical fort: formation musicale à Vienne de Claudio Abbado, puis accession du chef italien aux fonctions de GMD de Vienne après ses 18 ans à la Scala, pendant que Riccardo Muti a été plus récemment l’un des chefs chéris de la formation viennoise, représentations assez fréquentes de l’Opéra de Vienne à Milan, venues régulières des Wiener Philharmoniker. Il y a une vraie disponibilité des milanais envers Vienne et sa culture. Et une 3ème de Mahler est un programme bienvenu : car elle a une histoire avec la Scala. C’est en répétant la 3ème dans ce théâtre que Dimitri Mitropoulos est décédé le 2 novembre 1960. L’Orchestra Filarmonica della Scala, fondé par Claudio Abbado sur le modèle des Wiener Philharmoniker a inscrit la 3ème de Mahler au programme de son premier concert en 1982.
Les vieux milanais ou plutôt les vieux habitués connaissent ces histoires et une 3ème de Mahler est toujours un événement doublé d’un moment « de mémoire ».
Mariss Jansons n’est pas en revanche un chef si fréquent en Italie. Il n’a pas la popularité d’autres chefs de sa génération, mais à mesure que les grandes figures disparaissent ou se retirent, Mariss Jansons comme d’autres chefs septuagénaires, devient même en Italie une référence, qu’il est depuis longtemps ailleurs.
Il est d’ailleurs toujours intéressant de voir qu’en musique classique, l’âge devient un argument pour mythifier les chefs. Je suis toujours amusé de voir combien un chef comme Herbert Blomstedt est devenu aujourd’hui un vénérable alors qu’il était considéré comme un chef de seconde zone quand il avait quarante ou cinquante ans. Ce fut le cas aussi de Gunter Wand, brucknérien de légende, redécouvert tardivement par le disque ou le public. Pour ne pas parler de Georges Prêtre, honni du public français dans les années 70 quand il triomphait ailleurs (Scala ou Vienne) et devenu un immense au seuil de ses 80 ans.
Bernard Haitink (né en 1929) est sans conteste le doyen des grands chefs vivants et en exercice, il est suivi par Zubin Mehta (né en 1936), mais Mariss Jansons fait figure de jeunot (1943), plus jeune que Daniel Barenboim (1942) et Riccardo Muti (1941). Mais Mariss Jansons est désormais considéré par de nombreux mélomanes comme le plus grand, qui entretient avec les Wiener Philharmoniker une relation continue, comme en témoignent ses « Neujahrskonzert » qu’il dirigera de nouveau le 1er janvier 2016. Il vient de laisser le Royal Concertgebouw d’Amsterdam en mars dernier et se consacrera désormais exclusivement et jusqu’en 2021 à l’orchestre de la Radio Bavaroise (Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks), avec lequel il vit une très belle histoire. Mais Jansons est aimé de tous les orchestres qu’il dirige : sa modestie, sa manière de se dédier complètement à la musique, sa discrétion en font un artiste universellement respecté.

Alors, c’est dire qu’une 3ème de Mahler, avec Jansons, avec les Wiener, et à la Scala, c’est un événement qu’on ne manque pas, même si on aurait aimé assister aux trois premiers concerts à Vienne.

Outre qu’elle est la plus longue de ses symphonies, la 3ème de Mahler est, comme on dit, une symphonie « à programme », même si Mahler lui-même a nourri quelque doute sur la précision de ce programme qui consiste, excusez du peu, à évoquer les étapes de la création, de la terre minérale à la nature, aux animaux, à l’homme, aux anges, et à l’amour de Dieu dans une sorte d’élévation qui nous « dit la force de l’amour »..
Ainsi se construisent deux pôles, le pôle tellurique initial, monumental (35 minutes environ), minéral et le pôle céleste final (22 minutes environ) qui devraient ponctuer le parcours, les autres mouvements sont beaucoup plus brefs, voire très réduits (le 5ème mouvement en particulier, sorte d’explosion de jeunesse et d’enfance à partir d’un Lied de Des Knaben Wunderhorn dure un peu plus de 4 minutes).

Ces dernières années, j’ai pu entendre quelques uns des grands chefs de ce temps interpréter la symphonie, ce fut d’abord évidemment Abbado à Lucerne en août 2007 avec le LFO, Boulez avec le même orchestre à New York quelques semaines après, ce fut déjà Jansons en 2010 à Lucerne avec le Royal Concertgebouw, mais aussi Dudamel à Berlin en 2014 (en remplacement de Mariss Jansons), Gatti en janvier 2015 avec le Royal Concertgebouw, autant d’approches différentes avec des orchestres très familiers de ce répertoire. On mettra à part ce moment incroyable d’émotion que fut l’exécution à la mémoire de Claudio Abbado du dernier mouvement par le Lucerne Festival Orchestra le 6 avril 2014 sous la direction d’Andris Nelsons, qui replace la 3ème dans les symphonies les plus vibrantes de Mahler, et paradoxalement, les plus vibrantes de vie, et où rarement le mot empfunden ne fut mieux traduit.

Claudio Abbado en 2007 avait réussi à concilier à la fois une indicible émotion, et pas seulement ses derniers mouvements, et une monumentalité qui n’écrase jamais. Je me souviens des larmes qui surgirent à l’audition du cor de postillon au troisième mouvement, lointain, mystérieux et en même temps d’une mélancolie sereine. Je me souviens aussi de l’approche grave et très ressentie de Boulez avec le même orchestre dans le dernier mouvement, à la fois si fluide et si majestueux d’une incroyable lenteur. Jansons en 2010 avait cette vision solide et positive qu’il semble avoir encore ce soir. Si Dudamel m’était apparu précis et techniquement impeccable avec un Philharmonique de Berlin phénoménal, il n’était pas apparu diffuser une profonde émotion.
Gatti au contraire avec un Concertgebouw miraculeux m’est apparu au début de cette année rechercher à la fois la profondeur philosophique et la sensibilité, voire l’intensité émotive et répondait notamment au dernier mouvement aux trois injonctions du programme de la symphonie, Langsam (lent) Ruhevoll (calmement) Empfunden (ressenti). Bref, les approches sont diverses et les effets en sont toujours forts.
Ce qui frappe immédiatement dès le début du premier mouvement (Kräftig. Entschieden), c’est la monumentalité, une monumentalité qui restera tout au long un élément central de cette vision. Dans une approche volontairement distanciée, longs silences, notes très séparées, refus d’un certain legato, l’univers minéral qui préside à ce premier mouvement est ici particulièrement senti, au point même qu’on a un peu de difficulté à rentrer dans la musique tant celle-ci semble se refuser. Il y a de la part du chef un refus de la personnaliser, un refus d’aller au delà de la parfaite exécution, les cuivres y sont fabuleux, chaque note de chaque instrument s’entend, scandée, ponctuée, sans aucune trace d’humanité. Jansons joue à fond le programme et le spectateur reste un peu interdit devant cette lenteur majestueuse, devant ces appels aux cuivres lancés comme dans un néant sidéral avec des scansions des percussions qui surprennent par leur force, comme des coups de tonnerre. Et de longs, de très longs silences. Certes ce premier moment est celui des forces telluriques, qui se mettent lentement en mouvement, et c’est effectivement lent, jamais léger, y compris les interventions des bois et des cordes ahurissantes dans la deuxième partie, allégées mais pas légères. On reste époustouflé des performances des flûtes et des bois en général et surtout d’une incroyable souplesse des cordes, qui s ‘achèvent en une sorte de marche pas si joyeuse : certes la nature s’éveille, en un rythme un peu lourd de Ländler, sans aucune ironie, sans cette approche un peu grotesque qu’on peut avoir dans d’autres interprétations (Abbado), c’est une interprétation brute, qui étonne au sens fort et qui écrase sans ni émouvoir ni être invitante ; on écoute, on regarde, on est frappé, on est admiratif, mais pas vraiment ému : le faut-il d’ailleurs ? Lenteurs, silences, coups de tonnerre, appels mystérieux des cuivres, c’est un véritable univers sans humanité qui s’étale, et même vers la fin, lorsque la musique se fait un peu plus aérienne avec les interventions de la harpe et les incroyables mouvements des violons dont le magnifique premier violon à la magique souplesse de Reiner Honeck.
La partie finale est tellement spectaculaire, même si on sent évidemment l’évolution vers quelque chose de différent, de plus proche de nous, de presque plus humain, que certains spectateurs sans doute un peu oublieux de leur Mahler se mettent à applaudir. Il est vrai que le public de la Scala, vu de haut semble singulièrement partagé entre notre Mahler et leur mobile allumé qui sans doute leur donne les nouvelles du monde qui vient d’être créé sous leurs oreilles.
On sent confusément que cette 3ème sera presque « objective », que Mariss Jansons se refuse à travailler sur une surinterprétation , ou comme Abbado sur la souffrance du poète, mais il rend compte avec exactitude et modestie de la partition dans l’extrême de ses possibles, parce qu’il a un incroyable orchestre : un orchestre virtuosissime qui suscite plus l’admiration que l’empathie (pour mon goût) un orchestre dominant, écrasant, qui réussit à donner des couleurs même lorsque le son à peine perceptible émerge du néant du silence. C’est phénoménal.
Après l’explosion tellurique, c’est le tempo di minuetto , 2ème mouvement au son volontairement retenu, avec la domination initiale des bois, flûte et hautbois, repris bientôt par les cordes et la harpe en un mouvement légèrement dansant et apaisé, avec des variations sur l’intensité sonore d’une science consommée. Il y a là une diversité des couleurs et des évocations grâce à un orchestre à se damner qui en renforce les aspects romantiques et légers, renforcé par l’accompagnement des pizzicati, le jeu d’écoute de la flûte et du violon ; j’ai rarement entendu un 2ème mouvement d’une telle perfection formelle et en même temps d’une telle fraicheur, avec un jeu miroitant sur chaque son, presque kaléidoscopique quelquefois, et toujours ce retour au rythme dansé qu’on n’oublie jamais grâce encore au phénoménal premier violon dont le phrasé d’une légèreté inouïe rend l’atmosphère d’une incroyable sérénité après la tension consécutive au premier mouvement. C’est passage d’un sourire de la nature, dans son insoutenable légèreté qui se termine en suspension.
Le ton reste le même dans le troisième mouvement, Comodo. Scherzando. Ohne Hast, peut-être un tantinet plus concret, plus terrien, plus agreste, un monde virgilien bruissant de la vie sous tous ses aspects (incroyables bois), mais avec une certaine lourdeur volontaire qui rend le panorama varié, dansant mais aussi un peu pesant et plus explosé que dans le mouvement précédent, comme une volonté de vie partout et tout autour de soi, tous les instruments de l’orchestre se prennent tour à tour la voix d’une manière marquée, et en même temps trahissent une nature multiple et remplie d’une vie cachée qui ensuite « saute à l’oreille » en des mouvements de danse paysanne un peu marquée, légèreté et pesanteur alternent sans se contredire : ainsi va la nature de l’un à l’autre. Dans ce paysage assez concret au total, le cor de postillon est non mélancolique voire lacérant comme chez Abbado, mais plutôt souriant, comme une trace de vie derrière le lointain. C’était déjà l’impression qu’il m’avait laissé dans l’interprétation de 2010 avec le Concertgebouw à Lucerne. Il y a une vision monumentale certes au départ, mais bien vite confiante, positive qui court toute la symphonie, malgré la nature et ses mystères : on sent un mystère, mais on ne s’y arrête pas, nous sommes dans une nature multiple et vivace, une nature qui s’offre. Le final nous stupéfie d’abord par la clarté des différents niveaux instrumentaux ; et même si les cuivres ont une petite faiblesse, la tension finale, le tourbillon nous avertit que cette nature sereine peut aussi virer à la nature inquiète ou inquiétante. C’est net, c’est étourdissant, c’est brutal.

L’effet voulu par le Lied(Sehr langsam. Misterioso. Durchaus ppp) de Nietzsche extrait d’Also sprach Zarathustra, est un chant profond, mystérieux et nocturne quand ce qui précédait était diurne. C’est l’apparition de l’homme. Quelle tension dans l’orchestre, avec l’accompagnement de la voix par touches, touches des bois (cor anglais !) touches des cordes, fragile intervention de la harpe, et puis scandé par les cors, cette épanchement aux cordes qui reste très retenu, sans complaisance (alors qu’on pourrait si facilement le rendre sirupeux), avec des sons à la clarinette et au hautbois à se damner. La voix de Bernarda Fink est sans reproche, mais on regrette un peu le timbre d’une Gerhild Romberger, comme venu des profondeurs. Il y a chez Bernarda Fink une vraie retenue, mais le timbre ne nous emporte pas, notamment quand voix, violon et cor anglais se répondent. Les couleurs se répondent, mais sans peut-être ce mystère et cette interrogation qui nous frappe tant dans certaines interprétations. Il y a quelque chose d’un rien pudique, d’un rien retenu, voire d’un rien plat, qui empêche peut-être ce moment d’être « animé », ou pour le dire autrement, d’être plein d’âme.

Le mouvement suivant Lustig im Tempo und keck im Ausdruck qui s’appuie sur un extrait de Des Knaben Wunderhorn s’ouvre sur un chant d’enfants, ici fort bien exécuté par le chœur des « voci bianche » du Teatro alla Scala et par le chœur de femmes du Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde in Wien. Ce n’est pas le moment de cette symphonie que je préfère. Ce sont 4 minutes explosives et fraîches (belles percussions) et très subtil accompagnement de l’orchestre figurent un chœur d’anges qui prépare l’élévation finale par un appel à la « himmlische Freude », mais cette joie fraiche se teinte de couleurs parfois un peu plus sombres, mais se clôt par un allègement extrême du son qui diminue jusqu’au silence d’une manière là aussi suspendue, particulièrement réussie. Ce petit moment de fraicheur qui nous porte à l’amour me rappelle un tercet de Baudelaire :
« Et plus tard un Ange, entr’ouvant les portes
Viendra ranimer fidèle et joyeux
Les miroirs ternis et les flammes mortes »
J’ai un problème désormais avec le 6ème mouvement (Langsam. Ruhevoll. Empfunden) qui émerge du silence installé par les dernières mesures du mouvement précédent en un enchainement que l’on ne marque pas toujours, passant des anges à l’amour divin sans transition. Depuis avril 2014, ce mouvement est inséparable dans mon souvenir de l’évocation de Claudio Abbado du Lucerne Festival Orchestra. Une musique d’élévation et d’apaisement, mais aussi d’intense émotion qui ne cesse d’appeler depuis cette date les larmes.
Mariss Jansons aborde ce mouvement dans la retenue et le mystère, le volume est très contrôlé comme un moment d’une incroyable intimité, qui impose une écoute particulièrement concentrée. Aucun pathos, aucun excès, rien de trop sinon une musique d’une sérénité céleste, qui ne cesse de se tendre lentement, tout en nous apaisant, une véritable musique de l’élévation. Les Wiener Phiharmoniker font entendre ce que peuvent faire leur cordes, avec une respiration, une souplesse et une profondeur inouïes. Il y a quelque chose de naturel même lorsque le volume augmente, lorsque les cors apparaissent au loin. Il y a aussi quelque chose d’infiniment lointain et presque inaccessible dans ce son presque improbable.
Jansons a pris ce mouvement avec une lenteur impressionnante, laissant presque la musique se développer (le premier violon encore est exceptionnel, mystérieux et interpelle l’orchestre dans sa retenue), et arriver naturellement aux climax. On reste totalement pétri non d’émotion, mais d’une sorte de retenue sacrée, d’une impression incroyable de sérénité, où les sons se développent sans jamais être appuyés, en un crescendo naturel où rien n’est exagéré, même si les timbales scandent cette élévation avec une netteté qui rappelle le premier mouvement et même si ensuite le son s’évanouit avec lenteur vers le néant. Le son des orchestres de Jansons est souvent plein sans être lourd, ici il est tout en douceur, tout en linéarité (au contraire du premier mouvement, sans legato) les sons naissent l’un de l’autre en des jeux de timbres époustouflants, jusqu’à l’élévation, qui elle même malgré la scansion forte de la timbale et l’augmentation du volume reste d’une certaine manière égale (les flûtes sont fantastiques). Un tel final tout dans l’intime et tout en implosion, comme si cette adhésion à l’amour de Dieu était d’abord une chose intérieure est particulièrement étonnant parce qu’il ne laisse place à aucun sentimentalisme ni à aucun excès d’aucune sorte. C’est la musique dans son absolue grandeur, dans sa grandeur simple, de cette simplicité qui est le caractère même de Mariss Jansons.
Ainsi, ce fut un concert mémorable, même si mon goût me porte vers les énergies sensibles et telluriques de Berlin ou la retenue religieuse tellement ressentie d’Amsterdam dans sa perfection formelle, et même si le Mahler ardent et triste d’Abbado me manque, oh ! comme il me manque !
Mais ce fut mémorable parce qu’on a entendu (malgré quelques menues scories) un orchestre tout simplement sublime, avec des sons inouïs, qu’on n’osait imaginer, et mémorable par cette monumentalité brute et à la fois simple, offerte sans chercher autre chose que la musique que nous a donné à écouter Mariss Jansons qui a refusé toute facilité et tout pathos. Ce fut mémorable et impressionnant plus sans doute que porteur d’émotion. Les Wiener nous ont stupéfiés, ils ne nous ont pas émus…
Mais comme aurait aimé quelques secondes de silence après la dernière mesure, pour continuer de rentrer en nous, pour achever de nous laisser pénétrer. Mais à sa décharge, le public de la Scala, d’ordinaire si prompt à filer après la dernière mesure a réservé à l’orchestre et à Mariss Jansons un triomphe des plus rares, 20 minutes d’applaudissements dont, fait rarissime, deux rappels à scène vide pour Mariss Jansons, quelque chose qu’on n’a pas vu depuis Abbado.
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25 juin, LA Scala, Saluts
25 juin, La Scala, Saluts

LUCERNE FESTIVAL 2014: MARISS JANSONS DIRIGE le ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA le 5 SEPTEMBRE 2014 (BRAHMS, STRAUSS) Avec LEONIDAS KAVAKOS

RCO, Kavakos & Jansons © Peter Fischli/Lucerne Festival
RCO, Kavakos & Jansons © Peter Fischli/Lucerne Festival

2014-2015 est la dernière saison de Mariss Jansons à la tête de l’orchestre du Concertgebouw (RCO). Le chef âgé de 71 ans, à la santé fragile, ne conservera que l’Orchestre de la Radio bavaroise, avec lequel il a tissé un rapport exceptionnel.
Après plusieurs mois d’interruption, Mariss Jansons a repris ses activités par une tournée européenne avec l’orchestre qui le porte entre autres à Edimbourg, à Graz, Ljubljana, Lucerne, Berlin.
À Lucerne, il a présenté deux programmes, le premier  était composé de Brahms (Variations sur un thème de Haydn) Chostakovitch (Symphonie n°1) Ravel (concerto pour piano avec Jean-Yves Thibaudet et deuxième suite de Daphnis et Chloé), je n’ai pu assister qu’au second,  Brahms (concerto pour violon, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung et Till Eulenspiegel Lustige Streiche).
J’ai écrit dans un compte rendu précédent que le Brahms de Mariss Jansons est discuté. Certes, chaque chef a son répertoire de prédilection et Jansons est plus réputé pour son Chostakovitch, son Mahler ou son Strauss que pour son Brahms.
On reproche à Jansons dans Brahms de manquer de legato, d’avoir un son plus épais, avec un tempo plutôt lent, toutes remarques qui pouvaient s’appliquer à ce concerto pour violon, magnifiquement joué par l’orchestre à qui il n’y rien à reprocher, tant la perfection de l’exécution frappe l’auditeur , ainsi que le velouté du son, l’absence d’aspérité, la rondeur.
Ce qui frappe c’est le travail construit avec le soliste. Leonidas Kavakos aime à se présenter comme un musicien parmi les musiciens, accolade avec le premier violon quand il entre en scène, forte association de l’orchestre aux saluts. Il est clair que Jansons, Kavakos et l’orchestre vont de conserve. Il n’y a rien de la déchirure perçue quelque temps plus tôt entre Daniele Gatti et Midori. Là, sans aucun doute, on fait de la musique ensemble.
Malgré les choix de tempo, malgré un rythme moins allégé que je ne le souhaiterais, le Brahms de Jansons est large, et presque trop monumental, mais il y avait un tel dialogue soliste-orchestre que même Leonidas Kavakos, trop technique quelquefois, et qui pour mon goût manque un peu de sensibilité, m’a plutôt agréablement surpris, gardant sa technique impressionnante, mais cette fois plus expressif, avec de vrais moments d’émotion, loin d’être un soliste enfermé dans son monde, mais cherchant à dire la musique avec un vrai discours en totale communication avec l’orchestre. Un sommet fut l’adagio avec le dialogue entre violon soliste et hautbois (Alexei Ogrintchouk ; décidément les hautbois solos du RCO sont exceptionnels – l’autre est Lucas Macias Navarro), un moment suspendu proche du sublime.

Mariss Jansons et le RCO le 5 septembre 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival
Mariss Jansons et le RCO le 5 septembre 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival

Les deux poèmes symphoniques de Richard Strauss, des œuvres de jeunesse plutôt démonstratives, sont une authentique exposition des capacités techniques d’un orchestre, la plupart des pupitres sont très exposés, notamment dans Till Eulenspiegel, plus spectaculaire. Tod und Verklärung (Mort et transfiguration) est l’un des pièces favorites de Mariss Jansons, et un pilier du répertoire du RCO.
Tod und Verklärung, composé à l’âge de 25 ans environ, est une œuvre de jeunesse, mais décrit la lutte d’un artiste malade contre la mort, jusqu’à la transfiguration finale, une thématique de la maturité ici abordée par un jeune compositeur, qui en reprendra le thème dans Im Abendrot des Vier letzte Lieder, cette fois-ci au crépuscule de sa vie. Jansons aborde l’œuvre avec beaucoup de mélancolie, mais jamais sombre, avec des variations de la tension, très forte au départ dans le largo. Le troisième mouvement meno mosso a permis à l’orchestre de miroiter d’infinies couleurs, une sorte de tableau pointilliste sonore, et au spectateur de constater une fois de plus que le RCO est toujours l’une des phalanges les plus parfaites qui soient, un sommet technique, et avec en même temps une modestie dans le jeu qui surprend toujours. Le Moderato final retrouve une tension allant croissant mais en même temps Jansons dirige avec une telle subtilité, fouillant chaque moment, dosant les volumes, tout en soulignant la grandeur du moment, c’est à la fois paradoxalement  grand et intime. Les trois dernières minutes sont remplies d’émotion et formidablement engagées. Du très grand Jansons.
Dans le programme, on aurait pu voir Till Eulenpiegel lustige Streiche avant Tod une Verklärung, pour terminer sur une note grave et pénétrante. Jansons choisit de conclure le concert sur une note brillante et plus souriante. Le poème symphonique créé en 1895 quelques années après Tod und Verklärung, reprend les aventures du héros allemand. Dès l’ouverture au cor, on comprend que ce sera une sorte de fête sonore qui va souligner à la fois la joie d’une histoire qu’on raconte, lustig, mais aussi une sorte de fête de la musique et de joie de jouer, tant l’orchestre est incroyable (la clarinette !) et Jansons enthousiaste, même si dans l’ensemble de cette seconde partie il m’est apparu proposer une interprétation un peu plus sérieuse, notamment dans Till Eulenspiegel, qu’on aurait pu attendre. Triomphe attendu et mérité à la fin, pour un chef mythique qui m’est apparu un peu amaigri et fatigué.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons le 5 septembre 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival
Mariss Jansons le 5 septembre 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival

THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES 2013-2014: MARISS JANSONS DIRIGE LE SYMPHONIERORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS LE 18 JANVIER 2014 (BERG-TCHAÏKOVSKI) avec GIL SHAHAM

Mariss Jansons et l'Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise, le 18 janvier 2014 au TCE
Mariss Jansons et l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise, le 18 janvier 2014 au TCE

Cette semaine parisienne était particulièrement chargée musicalement, entre les quatuors à la Cité de la musique, Lakmé, et ce week end qui accueille d’un côté à Pleyel le LSO et John Eliot Gardiner ainsi que l’Orchestre Simon Bolivar et Gustavo Dudamel , de l’autre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks et Mariss Jansons et les Wiener Philharmoniker et Riccardo Chailly au Théâtre des Champs-Élysées. Le public parisien devait donc se diviser ou se multiplier. Que sera-ce lorsque la Philharmonie, la Maison de la Radio et Boulogne Billancourt seront ouverts?
Mon choix s’est porté le 18 janvier sur Mariss Jansons, évidemment, et les bavarois. Le programme était alléchant, et Jansons ne se choisit pas, il s’impose.
Le Théâtre des Champs Élysées n’était pas tout à fait plein: le public des mélomanes à Paris reste relativement réduit et n’est pas élastique: devant trois lieux possibles pour des concerts symphoniques ou de musique de chambre, il se dilue, et ne peut satisfaire pleinement à l’offre.
Une remarque liminaire : entre une salle Pleyel à l’acoustique erratique et un théâtre des Champs-Élysées à l’espace réduit qui comprime et les orchestres, et le son, il n’y a pas de vrai lieu pour que la musique respire vraiment à Paris. On aura beau discuter à l’infini de la pertinence de la construction de la Philharmonie à La Villette (Ah, comme les beaux quartiers conviennent mieux à la musique classique! Comment oser s’aventurer à la frontière du 93 pour aller écouter sa musique favorite et risquer mille morts à la Porte de Pantin et dans la terrible ligne 5?)  ce sont des débats qui cachent évidemment la volonté d’un certain public de préserver ses lieux et les petits privilèges de l’entre-soi. On a entendu les mêmes au moment de la construction de Bastille (le 12ème? ooooh quelle horreur! mais personne n’ira jamais là-bas…) et on a vu le résultat. Laissons la pensée médiocre s’exprimer, c’est une période qui lui est hélas très favorable…
Oui, en enfant très gâté, j’ai l’habitude de salles plus vastes, à l’acoustique plus claire, qui laissent le son respirer, les musiciens jouer avec de l’espace, la musique s’expanser et réverbérer. Entendre cet orchestre au Théâtre des Champs-Élysées m’a surpris et j’ai eu l’impression qu’il ne pouvait rendre ce qu’il rend dans d’autres salles, qu’on n’entendait pas forcément tout ce qu’on devrait entendre, même si évidemment le rendu permettait quand même de comprendre et des options du chef et des qualités intrinsèques de cette phalange exceptionnelle, l’une des plus aguerries et des plus accomplies du monde.
Le concert a commencé par me laisser dans une grande perplexité: le concerto pour violon de Berg est une pièce que j’affectionne, et dans laquelle je suis rentré en écoutant Claudio Abbado, avec Kolja Blacher d’abord et le Mahler Chamber Orchestra dans une petite ville du sud de l’Italie, Potenza, et avec Isabelle Faust et le Philharmonique de Berlin (voir le l’article dans le blog).
J’avais alors essayé de souligner l’impression bouleversante de poésie et de tendresse perçue alors, avec des sons d’une finesse infinie, grêles comme l’infime, qui rendaient palpable la fragilité de la vie. Ce qui frappait, c’était ce “je ne sais quoi” et ce “presque rien” qui rendent justice à cette esthétique de l’ineffable chère à Jankelevitch. On entendait tout, et cette musique, si inspirée du choral de Bach O Ewigkeit, du Donnerwort (BWV 60), renvoyait à une espèce de sens du sacré, qui donnait tout son sens au sous titre de l’oeuvre “À la mémoire d’un ange”.
Le concerto, je l’ai déjà rappelé ailleurs, est dédié à Manon, la jeune fille enlevée à 18 ans à Alma Mahler et Walter Gropius. Et la couleur de l’interprétation qu’en donnent et Shaham et Jansons semble plutôt s’appuyer sur l’expérience de Gropius l’architecte, car elle propose une vision très architecturée, aux formes très nettement dessinées, aux contours nets, aux transitions à la fois souples et glaciales qui font penser à la neue Sachlichkeit, une sorte de nouvelle objectivité dont Gropius et le Bauhaus s’inspirent dans les années antérieures et qui s’appliquerait ici à cette lecture. Une interprétation à distance, d’une pudeur qui confine à la neutralité, et qui aboutit à effacer presque toute approche sensible. Évidemment, on ne demande pas de pathos dans une oeuvre qui en est très éloignée, mais elle n’est pas éloignée en revanche d’une sensibilité religieuse qu’on ne perçoit pas ici. L’orchestre est impeccable, le son d’une netteté et d’une précision au cordeau, presque géométrique: un bloc descriptif plus qu’introspectif qui essaie d’évacuer ce qui pourrait donner de l’émotion.
Pour tout dire, je ne suis pas arrivé à rentrer dans cette logique et la pièce ne m’a rien dit. Je n’ai pas entendu l’orchestre me parler, non plus que le soliste, impeccable, complètement en phase avec la couleur orchestrale, et donc sans aucune marque d’émotion, et plus grave encore, sans vrai discours. Tout cela laisse froid. On ne voit pas d’univers dans le travail, on ne voit rien de ce qui peut être derrière les yeux car tout au contraire est devant les yeux. Ce n’est évidemment pas une question de technique, c’est une question de vision. La perceptible technicité de l’être, sans rien de son imperceptible légèreté.
En bis, logique vu la genèse de l’oeuvre, une pièce de Bach très familière au public, la gavotte en rondeau de la Partita pour violon seul nº 3 de Bach, joli morceau virtuose, mais qui là aussi n’exprimait pas une approche sensible et m’a laissé un peu extérieur.
La deuxième partie a changé complètement la donne. Car la Pathétique de Tchaïkovski fait évidemment partie du génome de Mariss Jansons, qui fut l’assistant de Evgueni Mravinski à Leningrad. Et on sait ce que sont encore aujourd’hui les interprétations de Mravinski, sans doute inégalées.
On reproche souvent à Tchaïkovski un côté un peu sucré, qui trouverait dans la Symphonie n°6 pathétique un terrain particulièrement fertile, avec le danger inhérent à une symphonie “pathétique” à savoir un excès de pathos, qui ferait naturellement pléonasme. Et certains n’hésitent pas à s’engager dans cette voie.
D’emblée, dès les premières mesures, on a tout ce qu’on n’avait pas précédemment à savoir un discours, un discours qui s’installe immédiatement, par le dialogue sensible des bois et des violoncelles, par la respiration des silences, par la manière de susurrer  et surtout par cet imperceptible voile dans l’attaque des violons, reprise par la flûte (somptueuse). Et immédiatement une fluidité, une urgence, un halètement, dans une clarté du langage, dans une approche cristalline sans jamais être appuyée, car peu de pathos dans cette pathétique, ce qui lui donne d’autant plus de force, une force lyrique dans le deuxième mouvement et surtout un troisième mouvement à couper le souffle qui  tient en haleine et crée une incroyable tension . Ce troisième mouvement molto vivace où toute la technicité de la direction et la qualité de l’orchestre se mettent au service d’une énergie du désespoir qui après le premier mouvement très intériorisé et tendu (où est même citée la messe des morts de l’église orthodoxe) le second plus apaisé (et très dansant, ce qui fait toujours penser au J.Strauss de Jansons) marque ce troisième d’une tension et d’une dynamique qui en font une course désespérée et bouleversante, ce qui pourrait justifier le qualificatif “tragique” que son frère voulait donner à l’oeuvre, et auquel lui préféra “pathétique”. Le dernier mouvement est cet adagio lamentoso qui est l’originalité formelle de cette oeuvre. Il pâtit légèrement de la tension imprimée au troisième, même si l’épaisseur sonore de l’orchestre, sa pâte orchestrale sont mises en évidence, avec le dialogue entre les instruments (les cuivres et les bois…, mais aussi les contrebasses dont le son s’efface peu à peu à la fin)  et montrent une machine parfaitement huilée mais aussi l’engagement dans une interprétation  très légèrement distanciée, en crescendo sonore qui fait regretter le manque de volume de la salle et qui malgré tout en multiplie l’effet, mais paradoxalement ne procure pas forcément l’émotion voulue par ce mouvement. Le silence final est perturbé par quelques applaudissements timides d’auditeurs peu attentifs: on n’est pas à Berlin…

Un triomphe , qui provoque le bis traditionnel de Jansons, la Valse triste de Sibelius, où sont soulignées encore une fois les qualités de souplesse et les magnifiques transitions “à la Jansons” que l’on a connues dans ses interprétations de Johann Strauss. Commencée dans le doute, la soirée se termine sans l’adhésion totale à une vision et un chef qui reste pour moi, après qui vous savez, le plus passionnant du jour.
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Concert du 18 janvier Mariss Jansons et le SOBR
Concert du 18 janvier Mariss Jansons et le SOBR


 

 

 

LE PALMARÈS 2013 DU WANDERER

Amusons-nous.
En ces temps de Victoires, de Césars, d’Oscars, d’Awards divers et en l’absence remarquée des Molières engloutis dans la lutte entre théâtre public et théâtre privé (comme si le théâtre pouvait se subdiviser), je me suis amusé à faire un palmarès né de mes pérégrinations. Pas de panel, pas de vote, pas d’appel au 3637 ou autre, puisque j’en suis le seul juré, juge et jouisseur (souvent), juge et victime (quelquefois). Donc un palmarès pleinement revendiqué,  personnel, et établi à partir des spectacles vus dans l’année et listés dans l’article précédent.

J’ai donc repris un à un les articles écrits depuis janvier 2013, et force est de constater qu’un certain nombres de spectacles sont déjà tombés dans les oubliettes de l’histoire. Il y a sans doute quelque bonne raison, y compris pour des productions appréciées sur le moment ; je ne dirai pas lesquelles, parce que l’heure est à la fête.
Un certain nombre d’autres sont restées en revanche gravées en mémoire: un concert, une pièce, un opéra vous accompagnent de manière continue, , on ne sait pas toujours pourquoi, et là aussi il y a sans doute quelque bonne raison.
Il a fallu également réfléchir à la nature des prix.
Pratiquement tout est prix, et tout est pris, les Ours, les Palmes, les Lions, les Césars, les Diapason, les Etoiles, sans compter ceux qu’on ne connaît pas.
Que pouvait donc attribuer le Wanderer? il ne pouvait attribuer un Ring, ce bien si mal acquis, maudit, et presque aussitôt remis en d’autres mains.
Mais il pouvait peut-être attribuer des Walhalla, son Panthéon à lui. Et du coup est venue l’idée d’attribuer des Walhalla et d’autres prix nés des personnages et des objets du Ring wagnérien, en essayant de les relier aux productions et concerts vus. Si vous avez des idées pour aller plus loin que je n’ai été, allez-y, proposez, via twitter par exemple, ce sera sans doute amusant de compléter cette liste. Un exemple, j’ai attribué un Fafner au spectacle le plus soporifique vu cette année (normal, Fafner ne fait guère que dormir après avoir assassiné Fasolt). On pourrait peut-être attribuer un bandeau de Wanderer pour un spectacle à demi-réussi, mais à qui, à quoi attribuer un Tarnhelm ou un Nothung ?
J’ai malgré tout primé le plus mauvais spectacle vu (toujours selon mon goût): ce sera un Walhalla de cendres, un Aschen-Walhalla  post embrasement et post crépusculaire.

Pour rester dans le sérieux dû à l’art, j’ai essayé  de définir les catégories suivantes:

Les Walhalla (les réussites),
(les prix sont libellés en version germanique, c’est plus chic et moins commun qu’un award…)
Walhalla 2013  la meilleure production vue en 2013
Opernhaus-Walhalla: la meilleure maison d’opéra fréquentée
Konzert-Walhalla : le meilleur concert vu et écouté
Regie-Walhalla pour le metteur en scène de l’année
W(comme weiblich)-Walhalla de la voix féminine
M(comme männlich)-Walhalla de la voix masculine

Les promesses:
Le Loge 2013, le metteur en scène le plus malin et prometteur
Le Waldvogel 2013, la voix la plus prometteuse d’un grand futur

Les échecs:
Le Fafner, désignant la production la plus soporifique vue dans l’année
Le Aschen-Walhalla (Walhalla de cendres), le spectacle le moins réussi

Voici donc mon Walhalla personnel, palmarès 2013 des spectacles et concerts vus; il n’y a pas de surprise pour les lecteurs du blog qui ont lu mes enthousiasmes, mes agacements et mes émotions, mais cela permet de prendre date, et de marquer un peu la mémoire

PALMARÈS 2013 DU BLOG DU WANDERER

La zone grise
Fafner 2013: production la plus soporifique
Parsifal, Osterfestspiele Salzburg,  dir.mus: Christian Thielemann, mise en scène: Michael Schulz

Aschen-Walhalla 2013 Walhalla de cendres: production la moins réussie
Ariadne auf Naxos, Opéra de Budapest, dir.mus: Domonkos Heja, mise en scène: Ferenc Anger
Tellement problématique à presque tous niveaux que je n’ai pas voulu en rendre compte dans le blog…

Le Carré d’Or

Loge 2013:
le metteur en scène le plus malin et le plus riche d’avenir
David Marton, pour Capriccio à l’Opéra de Lyon

Waldvogel 2013:
la voix la plus prometteuse d’un grand futur: Sabine Devieilhe, pour Constance dans Dialogues des Carmélites (Opéra de Lyon), intensité, présence, potentiel vocal.

M-Walhalla 2013 pour la voix masculine de l’année:
Ludovic Tézier pour son Posa à Munich (Don Carlo, dir.mus Zubin Mehta, mise en scène Jurgen Rose).
W-Walhalla 2013 de la voix féminine de l’année: ex aequo
Nina Stemme pour Brünnhilde de Götterdämmerung à Munich (Götterdämmerung, dir.mus: Kent Nagano, ms en scène Andreas Kriegenburg). Pas de surprise…
Elisabeth Kulman pour Fricka dans Der Ring des Nibelungen à Lucerne (Rheingold, Walküre, Bamberger Symphoniker, dir.mus: Jonathan Nott), inattendue, mais impériale.

Dirigent-Walhalla 2013: le chef de mon année 2013.
Sans l’ombre d’une hésitation, Kirill Petrenko pour Die Frau ohne Schatten à Munich  et Götterdämmerung à Bayreuth.

Regie-Walhalla 2013 :
Calixto Bieito pour Die Soldaten à Zürich.
Vu aussi Boris Godunov à Munich, une autre bonne mise en scène . On peut vous souffler que Stéphane Lissner l’a invité pour une production à Paris, enfin !!

Konzert-Walhalla 2013:

ex-aequo:
Le plus beau concert de l’année: War Requiem, de Benjamin Britten, Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, dirigé par Mariss Jansons, avec Mark Padmore, Christian Gerhaher, Emily Magee au Festival de Pâques de Lucerne, le 23 mars 2013.
Le plus stupéfiant concert de l’année: Symphonie Fantastique de Berlioz, Berliner Philharmoniker, dirigé par Claudio Abbado les 18 et 19 mai 2013.

Opernhaus-Walhalla 2013, la maison d’opéra de l’année
nul ne s’en étonnera, pour des raisons diverses, ex-aequo,
– Bayerische Staatsoper München, l’Opéra de Munich pour le niveau exceptionnel de nombreuses soirées d’opéra et l’intelligence des choix esthétiques.
– Opéra National de Lyon: pour l’intelligence de la programmation, la qualité constante des productions et l’homogénéité des distributions.

Enfin, le Walhalla 2013 va à
Der Ring des Nibelungen, mise en scène Andreas Kriegenburg, dir.mus: Kent Nagano entre le 23 janvier et le 27 janvier 2013 à la Bayerische Staatsoper. Pour moi le spectacle le plus stimulant et le plus total de mon année lyrique.

Nota:
On pourra s’étonner de ne pas trouver dans ce palmarès l’Elektra d’Aix en Provence mise en scène par Patrice Chéreau: voilà le type même de production qui ne peut concourir dans une catégorie quelconque,  après la date fatidique du 7 octobre, à cause de sa charge émotive et symbolique. Patrice Chéreau est désormais au Walhalla, pour l’éternité, et nous irons tous faire un triomphe à son Elektra désormais posthume, à la Scala, entre le 18 mai et le 10 juin 2014.

2013 est en train de s’éteindre, vive 2014 !
Et pour tous les lecteurs de ce blog une bonne et heureuse année, pleine d’opéras, de concerts, de théâtre et surtout pleine de plaisir et de passion.
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LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL D’ÉTÉ (15 AOÛT-14 SEPTEMBRE 2014) et le FESTIVAL PIANO (22-30 NOVEMBRE 2014)

La salle du KKL

Abbado et Brahms, Haitink et Schumann, Rattle et Bach, Chailly et Mahler, Midori, Hannigan, Bartoli… et tant d’autres !

 

Cette année, le programme du Lucerne Festival (Sommer), le festival d‘été paraît avec un mois d’avance sur les dates habituelles : il y a évidemment derrière une stratégie visant à devancer d’autres festivals concurrents, Salzbourg entre autres, qui programme souvent les mêmes concerts puisque les orchestres font leur tournée d’été obligée, passant par les deux plus grands festivals d’orchestres en Europe, et dans  les mêmes programmes quelquefois.
Lucerne est un lieu enchanteur, mais dans un contexte économique tendu, les prix pratiqués restent très sélectifs, notamment pour un public non helvétique. Il reste qu’il faut s’y prendre vite pour acheter des billets à des tarifs raisonnables  (à partir de 30 ou 40 CHF). Réservations en ligne à partir du 10 mars 12h et par écrit à partir du 17 mars.
Par rapport à la programmation exceptionnelle de 2013, due au 75ème anniversaire de la création du festival, l’édition 2014 est redimensionnée ; par ailleurs, la crise est passée, en Suisse aussi, pour un Festival très largement autofinancé ou aidé par des sponsors privés (Crédit Suisse, Nestlé, Zürich Versicherung et Roche) : Nestlé est par exemple le sponsor régulier du Lucerne Festival Orchestra.
Les deux éléments symboles du « règne » de Michael Haefliger à la tête du Festival sont d’une part le Lucerne Festival Orchestra lié à Claudio Abbado et la Lucerne Festival Academy liée à Pierre Boulez qui ne dirigera pas, mais qui est toujours présent comme pédagogue.

C’est un cycle Brahms qui ouvrira le Festival d’été avec Claudio Abbado dans  deux programmes intégralement dédiés à Brahms, dont on peut supposer qu’il se poursuivra en 2015, puisque deux symphonies sur les quatre sont programmées cette année (les symphonies n°2 & 3).
Le thème de l’année est « Psyché », en lien avec les effets psychiques de la musique, commençant par le mythe d’Orphée et la soirée d’ouverture aura lieu le vendredi 15 août 2014 avec le concert inaugural du Lucerne Festival Orchestra dirigé par Claudio Abbado . Au programme la Sérénade n°2 en la majeur op.16, la Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre op.53 (soliste : Sara Mingardo) et la Symphonie n°2 en ré majeur op.73. Ce programme sera répété le samedi 16 août.
Immédiatement après, le dimanche 17 août, un concert du West-Eastern Diwan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui fera courir les foules : après la création européenne de deux œuvres de Ayal Adler (compositeur israélien) et Kareem Roustom (compositeur syrien) – Barenboim continue son travail salutaire de promotion parallèle d’artistes israéliens et arabes et de rencontres autour de la musique -, est programmé le deuxième acte de Tristan und Isolde de Wagner dans une étincelante distribution, Peter Seiffert, Waltraud Meier, Ekaterina Gubanova et René Pape. Le 18 août, un second concert avec un programme Webern, Mozart, Ravel et en soliste le pianiste israélo-palestinien Saleem Abboud Ashkar.
Pendant ce premier week-end, deux concerts à ne pas manquer dont le premier concert de l’artiste étoile de cette édition, la soprano Barbara Hannigan dans la série « Late night music » le 16 août à 22h, avec le Mahler Chamber Orchestra dans du Rossini et du Mozart, mais surtout deux œuvres de Ligeti, l’étourdissant Concert românesc et les Mysteries of the Macabre. Le dimanche 17 août à 11h, un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher avec Bruno Ganz en récitant, au programme deux œuvres des compositeurs en résidence Unsuk Chin et Johannes Maria Staud et Bereshit für Ensemble de Matthias Pintscher.
Le Mahler Chamber Orchestra, qui constitue l’ossature du Lucerne Festival Orchestra se produira le mardi 19 août sous la direction de Daniel Harding dans un programme Dvořák/Rihm : Die Waldtaube op.110 et Symphonie n°9 op.95 « du nouveau monde » d’un côté et une création de Wolfgang Rihm, le concerto pour cor – et en soliste le grand Stephan Dohr, cor soliste du Philharmonique de Berlin, ex-soliste du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lucerne Festival Orchestra sous la direction de Claudio Abbado donnera son deuxième programme Brahms les vendredi 22, dimanche 24 et lundi 25 août, en affichant Maurizio Pollini dans le concerto pour piano n°1 en ré mineur op.15 et la symphonie n°3 en fa majeur op.90.
Parallèlement, le Lucerne Festival Academy Orchestra sera pour la première fois dirigé par Sir Simon Rattle le samedi 23 août dans un programme Berio (Coro per 40 voci et strumenti) et Chin (création de Le silence des Sirènes pour soprano et orchestre, avec pour soliste Barbara Hannigan) pendant que la seconde artiste étoile du festival, la violoniste Midori, donnera deux concerts Bach (intégrale des sonates et partitas pour violon seul) dans la Franziskanerkirche les 22 & 23 août.
Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe continuent leur cycle Schumann commencé à Pâques dans deux concerts aux programmes différents, le 26 août avec Isabelle Faust en soliste (Manfred Ouvertüre op.115, Concerto pour violon en ré mineur et la Symphonie n°3  en mi bémol majeur op.97 « Rhénane ») et le 28 août avec Murray Perahia (Ouvertüre, scherzo und finale en mi majeur op.52, Concerto pour piano en la mineur op.54 et symphonie n°2 en ut majeur op.61).

Hormis le concert dirigé par Sir Simon Rattle le 23 août, le Lucerne Festival Academy Orchestra formé de jeunes instrumentistes en formation donnera plusieurs concerts d’un grand intérêt :

–          Le 30 août, concert dirigé par Heinz Holliger avec la participation du chœur de la radio lettone dans un programme Heinz Holliger (Scardanelli Zyklus).

–          Le 1er Septembre, Concert du Lucerne Festival Academy Ensemble dirigé par Matthias Pintscher avec le baryton Leigh Melrose (Berio, Pintscher, Lachenmann)

–          Le 6 septembre, concert dirigé par Matthias Pintscher (pour la création de la version intégrale de Zimt, ein diptychon für Bruno Schulz) avec la Symphonie n°4 de Gustav Mahler (chef non encore connu). Soliste, Barbara Hannigan

Les solistes attendus cette année sont, outre Midori, artiste étoile,
– Lang Lang le 24 août (programme non déterminé)
– Anne-Sophie Mutter et Lambert Orkis (au piano) le 9 septembre (Previn, Mozart, Penderecki – une création pour violon seul, Beethoven)
Le 11 septembre,  Cecilia Bartoli viendra avec I Barocchisti dirigés par l’excellent Diego Fasolis pour un « service après vente » de son CD « Mission » car son programme est justement intitulé « Mission » autour d’œuvres d’Agostino Steffani dont elle assuré une large publicité des derniers mois.

Bien entendu, le festival se doit d’être à la hauteur de sa réputation dans l’invitation d‘orchestres prestigieux pour une série de concerts, ainsi entendra-t-on deux orchestres de fosse dans des programmes symphoniques :

–          Le vendredi 29 août, l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan avec pour soliste Anja Harteros (invitée à Lucerne avec l’orchestre de l’Opéra et jamais invitée à l’Opéra de Paris) dans un programme Fauré (Pelléas et Mélisande op.80), Strauss (scène finale de Capriccio), Mussorgski/Ravel, Tableaux d’une exposition.

–          Le dimanche 31 août, le Mariinsky Theatre Symphony Orchestra dirigé par Valery Gergiev dans un programme Wagner (Prélude de Lohengrin), Chopin (concerto pour piano n°1 en mi mineur op.11, soliste Daniil Trifonov, et la Symphonie n°6 en la mineur op.74 « Pathétique » de Tchaïkovski)

Entre les deux concerts, et pour remplir votre week-end, Andris Nelsons et le City of Birmingham Symphony Orchestra (CBSO) proposeront :

–          Le samedi 30 août un programme Beethoven (Concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur “L’Empereur”, avec pour soliste Rudolf Buchbinder) et Elgar (Symphonie n°2 en mi bémol majeur op.63, une grande rareté)

–          Le dimanche 31 août à 11h un programme Wagner (Extraits de Parsifal et Lohengrin avec Klaus Florian Vogt).

Un week-end chargé avec des moments qui devraient intéresser les mélomanes et les lyricomanes.

Les autres  soirées symphoniques promettent de grands moments :

Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle
– le mardi 2 septembre
dans un programme Rachmaninov (Danses symphoniques op.45) et Stravinsky (L’Oiseau de Feu)
le mercredi 3 septembre où sera reproposée la magnifique version scénique de Peter Sellars de la Passion selon Saint Mathieu de Bach, avec le Rundfunkchor de Berlin et une distribution de rêve, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Eric Owens.
Si l’on peut aisément se passer du premier concert, Rattle n’étant pas vraiment un chef pour Stravinsky, il ne faut rater sous aucun prétexte ce dernier programme ;: demandez déjà à votre patron une journée de congé !

Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam dirigé par Mariss Jansons dans deux programmes très variés :
le 4 septembre, Brahms (Variations sur un thème de Haydn, op.56a), Chostakovitch (Symphonie n°1 en fa mineur op.10), Ravel (Concerto en sol avec Jean-Yves Thibaudet) et Daphnis et Chloé, Suite n°2.
le 5 septembre, Brahms (Concerto pour violon en ré majeur op.77, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung op.24 et Till Eulenspiegel lustige Streiche op.28

N’étant pas vraiment un grand fan de Kavakos, j’aurais tendance à choisir le premier programme, mais la perspective d’entendre cet orchestre enivrant dans Strauss est terriblement tentante quand même.

En revanche, le week-end suivant (dimanche et lundi), il faudrait sans doute faire le voyage tant le programme du Gewandhausorchester Leipzig dirigé par Riccardo Chailly est attirant :
Dimanche 7 septembre, Cehra (paraphrase sur le début de la 9ème Symphonie de Beethoven) et Beethoven ( 9ème symphonie en ré mineur op.125 avec le chœur du Gewandhaus et les solistes Christina Landshamer, Gerhild Romberger, Steve Davislim et Peter Mattei)
Lundi 8 septembre, Mahler (Symphonie n°3 en ré mineur) avec Gerhild Romberger et le chœur de l’opéra de Leipzig, ainsi que le chœur et le chœur d’enfants du Gewandhaus de Leipzig.
Vous aurez compris qu’il sera très difficile de résister à ces sirènes-là.

Le Cleveland Orchestra et Franz Welser-Möst sont traditionnellement présents à Lucerne, cette année le mercredi 10 septembre pour un programme Brahms (Akademische Festouvertüre op.80), Widmann (Flûte en suite) et Brahms (Symphonie n°1 en ut mineur op.68).

Et non moins traditionnellement le Festival se clôt sur la résidence annuelle des Wiener Philharmoniker, pour trois concerts et trois programmes dirigés par Gustavo Dudamel
le vendredi 12 septembre, Mozart (Symphonie concertante en mi bémol majeur Kv364 avec Reiner Küchl et Heinrich Koll, et Sibelius (Le cygne de Tuonela op.22 n°2 et la symphonie n°2 en ré majeur op.43)
le samedi 13 septembre, Strauss (Also sprach Zarathustra), le concert du vainqueur du prix jeune artiste Crédit Suisse, et Dvořák (Symphonie n°8 en sol majeur op.88)
le dimanche  14 septembre, un programme russe un peu racoleur de Rimsky-Korsakov (La Grande Pâque russe op.36 et Shéhérazade op.35) et Moussorgski (Une nuit sur le Mont Chauve).
Pour ma part je choisis le premier programme à cause de Sibelius.

Bien d’autres concerts, (le cycle débutant, le cycle musique ancienne, le cycle moderne) des concerts des phalanges de Lucerne, et du théâtre musical dans tout ce mois  rempli de propositions d’une grande richesse. Il y a quelques week-end à retenir. Et si vous venez en voiture, sachez que l’hébergement est quelquefois moins cher dans les environs, dans un rayon d’une dizaine de km autour de Lucerne.
Allez ! Lucerne vaut bien une messe et la salle de Nouvel une tirelire cassée.

LUCERNE FESTIVAL PIANO (22-30 novembre 2014)

Et si votre tirelire est grosse, une visite au Festival Piano, traditionnellement fin novembre, est assez stimulante, notamment en 2014 où l’on entendra Maurizio Pollini le 22 novembre en ouverture (programme non encore publié) , Pierre-Laurent Aimard le 23 Novembre dans une partie du Clavier bien tempéré de Bach (Livre I BWW 846-869), mais c’est Beethoven qui domine la programmation avec Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra dans l’intégrale des concertos pour piano de Beethoven les 24 novembre (concertos n°2, 1 & 3) et 26 novembre (concertos 4 & 5), Paul Lewis le 28 novembre (Op.109, 110, 111 de Beethoven), Martin Helmchen le 29 novembre (Beethoven Variations Diabelli – 33 variations en ut majeur sur une valse de Anton Diabelli op.120) et Marc-André Hamelin le 30 novembre (programme non encore connu).  Quelques concerts “débuts” à 12h15 les 26 (vestard Shimkus) 27 (Sophie Pacini) 28 (Benjamin Grosvenor) et un récital Evguenyi Kissin (au programme non encore publié) le 27 novembre complètent une très riche semaine.
À vos tirelires, Lucerne à la folie…!!
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Le KKL de Jean Nouvel

LUCERNE FESTIVAL 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 8 SEPTEMBRE 2013 (MAHLER SYMPHONIE N°2 “RÉSURRECTION) avec Genia KÜHMEIER et Gerhild ROMBERGER

Mahler, Symphonie n°2, 8 septembre 2013 © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Il est difficile d’écouter dans cette salle la Symphonie n°2 “Résurrection” de Mahler pour ceux qui étaient présents en 2003 – il y a déjà 10 ans ! – lors de son exécution par le tout jeune Lucerne Festival Orchestra et Claudio Abbado. Le disque qui en a été fait ne rend pas compte, ou rend à peine compte de ce qui se passa lors de la répétition générale et lors des deux ou trois concerts qui suivirent. Je reste frappé, encore profondément marqué par la répétition générale, à mon avis un des plus grands moments de musique de ma vie, et je me souviens encore des regards stupéfaits échangés entre les 200 ou 300 auditeurs présents, et de la sortie de salle, silencieuse et abasourdie.
Depuis, j’ai évidemment osé  écouter dans cette salle encore quelques Symphonies “Résurrection”, l’une, plutôt plate, décevante, dirigée par Gustavo Dudamel, l’autre, plus intéressante, mais encore rèche, rugueuse, mais avec de beaux moments dirigée par Andris Nelsons . Pouvais-je alors passer outre Mariss Jansons, et le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks, alors que j’aime le Mahler de Jansons et que j’ai encore dans mon oreille une splendide Troisième avec le Concertgebouw (enfin le Het Koninklijk Concertgebouworkest, ou RCO comme on dit dans les salons).

Mariss Jansons © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Et bien m’en a pris, car c’est une Symphonie n°2 somptueuse qui nous a été donné d’entendre. Évidemment, il ne faut pas commencer à jouer au jeu des comparaisons, des amis à la sortie disaient, “ça n’est pas mon Mahler”, “ça n’est pas le Mahler que j’aime”, faisant évidemment allusion à ce dont je parlais plus haut. Il n’existe pas d’interprétation absolue, puisque l’histoire de l’interprétation, comme l’histoire de toute lecture, comme l’histoire de la mise en scène, comme l’histoire même du regard, évolue avec l’époque, les contextes, les lieux: vérité en deçà des Pyrénées…Rien n’est plus fragile qu’une audition en concert, qui dépend de tant de paramètres, la place dans la salle, l’humeur du jour, la forme du chef etc…et rien n’est plus trompeur qu’un souvenir embelli, magnifié, pour devenir quasi une geste. Moi qui remue à chaque texte des souvenirs, évidemment je suis conscient des limites de l’exercice (heureusement, certains souvenirs sont partagés, et confortent les miens…), c’est pourquoi je reste toujours disponible, j’accueille tous les possibles, au concert comme au théâtre, comme à l’opéra, et si ces moments me quittent bien vite sans m’accompagner ou m’interroger, alors la messe est dite.
Une semaine ou presque après ce concert, il continue de m’interroger et de m’accompagner, car nous avons eu droit à un moment d’une grandeur exceptionnelle, avec un choix très clair de point de vue qui se lit dès le premier mouvement, “allegro maestoso. Mit durchaus ernstem und feierlichem Ausdruck (avec une expression absolument sérieuse et solennelle)”. Une expression musclée, assez écrasante, déjà olympienne; on le sent dès l’entrée initiale des violoncelles et contrebasses, avec un son épais, tendu, qui devient vite écrasant, avec un air d’apocalypse: on est au bord du puits, encore une fois c’est Hugo que je sens en écho: “je suis le regardeur formidable du puits”. Et le mouvement, conçu comme une marche funèbre va crescendo pour exploser au final, et retomber dans le silence de la mort,  qui justifie  les cinq minutes de pause demandées par Mahler entre le premier et le second mouvement – le choeur en profite pour s’installer -. On reste interdit devant tant de puissance et tant de tension, une fois de plus, l’impression d’une force tellurique qui nous entraîne.
Le second mouvement, andante moderato, sehr gemächlich. Nie eilen (Très modéré, ne jamais se presser), c’est un Ländler (cette danse appelée en France Allemande, qui est sans doute à l’origine de la valse), qui fait un énorme contraste avec la violence du mouvement précédent. On a l’impression que Jansons laisse son orchestre aller, de manière dansante, avec ces fameux pizzicati qui nous avaient ensorcelés avec Abbado et qui de nouveau nous font virevolter: les cordes (et notamment les violoncelles) sont sublimes et l’ensemble est d’une incroyable légèreté: après le tellurique, l’aérien: un mouvement qui littéralement crée une sorte d’enchantement, on est entré dans un autre univers, plus gracieux, plus ouvert, même si les decrescendo (impressionnants dans la maîtrise du volume) aux cordes (juste avant la reprise du thème du Ländler) donnent déjà un avant goût presque inquiétant: d’ailleurs, la tension en salle est palpable.
Le troisième mouvement, un scherzo “In ruhig fließender Bewegung” (en mouvement tranquille et fluide), reprend un lied de Des Knaben Wunderhorn”, “Des Antonius von Padua Fischpredigt”, le prêche aux poissons de Saint Antoine de Padoue. Il s’ouvre par les timbales, nettes, définitives qui tranchent avec l’apparente sérénité en decrescendo qui suit aux cordes, aux vents et aux bois: c’est ici la fluidité qui domine, mais bientôt les bois donnent un ton un peu amer et cette fluidité est perturbée  quelque peu par des bois légèrement plus agressifs. Légèrement. Car Jansons fait grincer l’orchestre par à coups, sans vraiment marquer, comme par flashes, et tout est porté par les bois remarquables C’est une musique plus grinçante et distanciée que le deuxième mouvement, même si on sent que Jansons ne veut pas trop insister (moins qu’Abbado par exemple, qui, je m’en souviens, soulignait avec insistance cette amertume), il préfère les tutti de la partie finale, plus ouverts, plus célestes: les cuivres sont splendides dans leurs interventions, comme des fulgurances. Il y a là comme une préparation aux deux derniers, mouvements.
Dans le mouvement suivant Urlicht (sehr feierlich, aber schlicht, -attaca). Mahler reprend le Lied de Des Knaben Wunderhorn, qui prote le même nom. Il faut saluer ici la performance de Gerhild Romberger la contralto, qui par son émission d’une clarté confondante, répond exactement aux indications de Mahler. C’est à la fois solennel (feierlich) mais surtout simple (schlicht). C’est cette simplicité dans l’expression qui frappe, et qui séduit. La simplicité d’un chant populaire, souligné par les bois et le violon – magnifique – d’une légèreté et d’une poésie confondantes mais dans le contexte, il revêt un aspect très saisissant et solennel (le titre est évidemment évocateur, Urlicht, Lumière originelle); j’ai rarement entendu un contralto aussi convaincant et surtout aussi présent, aussi central que Gerhild Romberger: là où Abbado avait placé les deux voix au milieu de l’orchestre, Jansons les place à peu près au même endroit, mais surélevées et bien visibles, ce qui leur donne une présence directe assez frappante. Le pianissimo final est sublime de légèreté, qui contraste immédiatement avec l’explosion des cymbales qui ouvre le dernier mouvement, comme une ouverture vers l’au-delà.

Genia Kühmeier, Gerhild Romberger © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Tout en donnant un son très plein, ce n’est jamais appuyé, jamais tonitruant, et l’orchestre alterne explosif et implosif. Cette douceur apparente du début qui suit les explosions de la fanfare du Dies irae est tellement tendue qu’elle renferme déjà les envolées finales. L’ensemble des cuivres est impressionnant qui joue en écho avec les bois: l’orchestre ici est tout simplement fabuleux, comme un ciel qui s’ouvre et qui nous inonde, mais il est aussi stupéfiant notamment dans sa préparation à l’entrée du choeur qui intervient presque naturellement après les interventions des parties de l’orchestre dispersées derrière la salle. C’est un effet bouleversant que cette partie de l’orchestre dissimulée, derrière le Parkett, le long du couloir derrière la première galerie, derrière l’orchestre aussi, interventions qui donnent l’impression à la fois d’un nombre incroyable de sons qui flottent en arrière plan, avec l’écho de la flûte, et qui étreignent et qui  préparent avec douceur mais aussi tension l’entrée murmurée du choeur “Aufsteh’n, ja aufsteh’n wirst du” Ressusciter, oui, tu vas ressusciter (adaptation de l’Ode de Friedrich Gottlieb Klopstock, poète allemand du XVIIIème mort en 1803). C’est extraordinaire par la tension qu’elle crée. Le choeur, un ensemble fait de celui de la radio bavaroise, et de celui de la WDR (Westdeutscher Rundfunk) est tout simplement fabuleux, sans doute un des plus beaux que j’ai pu entendre jusqu’ici. L’intervention du soprano, la splendide Genia Kühmeier, surprend par sa netteté, un peu comme auparavant celui de la contralto, Kühmeier sait tenir la voix sur le souffle et la ligne de chant et la diction sont impeccables. Ses courtes interventions sont tellement maîtrisées, et en même temps tellement claires, elles se détachent tellement de l’ensemble qu’on en est surpris (en général, les voix se fondent avec l’orchestre) tellement c’est inhabituel. Magnifique.
Le final écrasant, fortissimo, avec le choeur qui chante l’ode de Klopstock et les vers de Mahler (“Sterben werde ich, um zu leben“, je vais mourir pour vivre), est bien sûr d’une indescriptible puissance, mais jamais excessif, jamais “trop fort”. Jansons possède un art des dosages qui laisse pantois, et les sons des différents instruments, se détachent, notamment les cloches, jamais entendues avec autant de netteté. Cela m’a totalement bouleversé, au point que je n’ai pu applaudir aussitôt.
Car bien sûr, immédiate standing ovation de la part du public en délire. On peut dire qu’on a entendu ce soir une version anthologique de la Symphonie Résurrection de Mahler, anthologique parce que dans la direction imprimée par le chef, on ne peut guère faire plus puissant. Avec un Jansons toujours souriant, toujours disponible, doué d’une simplicité et une énergie qui frappent , et surtout, communiquant avec l’orchestre dans des gestes qui respirent une très grande humanité. Il s’engage fortement dans sa manière de diriger mais cet engagement n’est jamais spectacle ni histrionisme, comme chez certains chefs, c’est un engagement de la personne plongée dans la musique et dans l’oeuvre. Cette symphonie, c’est quelque part une lueur d’espoir, une ouverture et en même temps un regard vers la transcendance, qu’il réussit à communiquer au public. Abbado nous élève, et Jansons nous transporte: ce sont là les grands maîtres d’aujourd’hui, dont il ne faut jamais manquer une apparition.

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Mahler Symphonie n°2, Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks © Priska Ketterer / Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 7 SEPTEMBRE 2013 (BEETHOVEN – BERLIOZ) avec Mitsuko UCHIDA (piano)

Mariss Jansons et le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks dans Berlioz © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Ne pas rater un concert de Mariss Jansons. Voilà la leçon qui à chaque fois s’impose. La dernière fois, c’était en mars dernier, un époustouflant War requiem de Britten avec les mêmes forces. À Lucerne, il vient régulièrement à Pâques avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise pour clore la semaine de Festival, et au début du mois de septembre , alternativement avec l’orchestre du Concertgebouw ou avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Cette année, le Royal Concertgebouw Orkest est venu la semaine dernière avec Daniele Gatti pour une 9ème de Mahler dont j’ai rendu compte, et donc Mariss Jansons propose une soirée Beethoven/Berlioz et une soirée dédiée à la 2ème symphonie “Résurrection” de Mahler avec les forces du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.

Mariss Jansons/Mitsuko Uchida…regards © Priska Ketterer / Lucerne Festival

J’attendais avec curiosité d’entendre Mitsuko Uchida dans le concerto pour piano n°4 de Beethoven, d’une part parce que à mon grand regret, j’avoue ne l’avoir jamais entendue en concert, ensuite parce que j’apprécie assez son enregistrement de ce concerto avec Kurt Sanderling.
J’ai un peu déchanté. La pianiste japonaise est certes une virtuose hors pair, avec une dextérité, une vélocité, un jeu main droite/main gauche stupéfiant, mais à part cette maestria, je n’ai rien ressenti de particulier. Il ne s’est rien passé, rien ne m’a été donné, et j’ai eu la singulière impression qu’elle était dans sa bulle, et que l’orchestre était dans la sienne. Jansons était très attentif à la suivre, à faire respirer l’orchestre avec la soliste, il la regardait avec une attention soutenue (son dernier accord était à ce titre spectaculaire ), mais l’inverse n’était pas vrai. Il y avait une couleur chaude à l’orchestre, et assez indifférente, voire froide au piano. Il est vrai que le deuxième mouvement, andante con moto, marque une nette séparation entre discours orchestral et discours pianistique, mais de là à faire chambre à part…J’ai d’ailleurs préféré dans ce second mouvement la couleur de l’orchestre, intense, sombre, mystérieuse, à celle du piano, qui pour moi manquait justement de “discours” et me paraissait singulièrement extérieur. On sait que ce deuxième mouvement a souvent été interprété (et depuis 1859 par Adolphe Bernard Marx, comme la descente d’Orphée aux Enfers, Orphée étant le piano, et l’orchestre les Furies qu’Orphée doit charmer, une sorte d’opéra en miniature; j’avoue ne pas avoir ressenti dans la manière de jouer de Mitsuko Uchida cette sorte d’assimilation: même si les discours piano/orchestre sont en contraste, il doit ressortir un fil conducteur tant soit peu théâtral, rien de cela ici.
Le rondo final, plus rythmé, plus dansant, est plus favorable à la soliste, mais il reste pour moi assez creux dans l’ensemble, même si l’orchestre est d’une incroyable précision (les cordes!) et travaille avec un rythme marqué, assez époustouflant. Mais je reste sur ma faim.
Il en va autrement de la Fantastique de Berlioz, audition d’autant plus intéressante que on a pu entendre quelques mois auparavant (en mai) la même oeuvre dirigée par Abbado. Inutile de se livrer au jeu des comparaisons, car ce sont des approches assez radicalement différentes, deux vrais points de vue qui permettent de lire le chef d’oeuvre de Berlioz avec deux focales qui chacune disent quelque chose d’essentiel.
Là où Abbado offrait une vision mélancolique et d’une grande tristesse, mais terriblement prenante de l’oeuvre de Berlioz, Mariss Jansons offre à entendre à la fois un certain romantisme et se propose d’insister sur le fantastique. Sans aucun jeu de mot, sa version est à la fois symphonique, et fantastique. Il donne d’abord à entendre un orchestre en état de grâce, qui répond avec une précision extrême aux sollicitations du chef,  très engagé comme toujours sur le podium. Ce son plein, qui n’hésite pas à travailler sur le volume: il y a des moments dans “le songe d’une nuit de Sabbat” où l’on s’attend à voir le ciel s’ouvrir. C’ est ce qui frappe d’abord. Ensuite, la qualité de l’orchestre: on sait que c’est un des meilleurs orchestres d’Allemagne, et donc du monde, qu’il est dépositaire lui aussi d’une tradition commencée avec Eugen Jochum, qui en a fait un dépositaire de tradition brucknérienne, puis avec Rafael Kubelik qui ouvre vers le XXème siècle, et surtout Mahler: c’est avec cet orchestre que le premier cycle Mahler est exécuté en Allemagne, puis les chefs se succèdent, Kondrachine, mort d’un infarctus à Amsterdam, Colin Davis, Lorin Maazel…Depuis 2003, c’est Mariss Jansons qui le dirige, il vient de recevoir le prestigieux Ernst von Siemens Musikpreis, et il vient de prolonger son contrat jusqu’en 2018, ce qui signifie évidemment une longue période, comparable à celle de Jochum ou Kubelik, qui permet de sculpter un son, dans un répertoire qui se rapproche de celui de Kubelik. On reste fasciné par la qualité des cordes (auxquelles Mariss Jansons est très attentif) et notamment des contrebasses et violoncelles qui provoquent une sorte d’ivresse sonore, des cuivres, somptueux, sans aucune scorie, d’une netteté stupéfiante, on note aussi l’extrême élégance de l’approche, souvent très chantante, qui fait vraiment écho au mot romantisme: je qualifierais cette lecture d’hugolienne (après tout, la symphonie fantastique est contemporaine de la bataille d’Hernani), à la fois tendre, à la fois mystérieuse, à la fois excessive avec des contrastes marqués, et le tout dans un son plein, charnu, musclé, qui écrase et qui charme tout à la fois. On reconnaît les grands chefs à la manière qu’ils ont de faire chanter les orchestres de les faire discourir, de les faire nous parler immédiatement: l’auditeur est plus qu’un auditeur, il entre en conversation, en écho, en dialogue et à un moment il oublie qu’il écoute tant il est dans l’univers voulu par l’orchestre et le chef.
Jansons est aussi soucieux de mettre en valeur ce qui dans la symphonie est novateur et porteur d’avenir, il souligne les audaces, les rapprochements improbables, il met en valeur notamment le traitement des percussions (dans “Aux champs” en particulier, qui n’atteint peut-être pas le résultat éthéré inoubliable d’Abbado avec Berlin, mais qui dessine tout de même un univers étrange, et pénétrant). Cette Fantastique restera dans ma mémoire, comme un travail sur le son, sur l’inattendu: incroyable dernier mouvement, avec l’utilisation de cloches dissimulées derrière le “Parkett”, à la fois imposantes, mais aussi lointaines et vaguement inquiétantes, avec un autre effet que celles de Berlin, tombant du ciel comme un jugement dernier. Oui, cette Fantastique pourrait faire  illustration ou écho à  la Légende des siècles. Je répète: ce fut hugolien.
Et puis un bis époustouflant, incroyable de virtuosité, mettant en valeur les qualités de ductilité de l’orchestre et celles, phénoménales,  du premier violon. Mon ignorance m’avait fait penser à Bartók: j’avais raison pour la Hongrie, peut-être aussi pour l’inspiration, mais moins pour la période, il s’agissait d’un extrait de Concert Românesc de György Ligeti !
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Mariss Jansons © Priska Ketterer / Lucerne Festival