FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: COSÌ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 8 JUILLET 2016 (Dir.mus: Louis LANGRÉE; Ms en scène: Christophe HONORÉ)

Dorabella (Kate Lindsey) Fiordiligi (Lenneke Rutien) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dorabella (Kate Lindsey) Fiordiligi (Lenneke Rutien) ©Pascal Victor / ArtComArt

Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. (J.J Rousseau, Confessions, Livre VIII)

Les opéras de Mozart sont très souvent représentés, mais, et c’est paradoxal, les productions en sont rarement convaincantes, y compris musicalement. Des trois opéras de Da Ponte, seul Le Nozze di Figaro (vertu de Beaumarchais ?) ont connu des représentations exceptionnelles (Strehler, Solti, à Paris par exemple) mais qui peut citer un Don Giovanni qui fasse l’unanimité ? Strehler s’y frotté sans convaincre (Scala 1987), Chéreau n’a pas plus réussi (Salzbourg 1994) pour ne parler que de ceux qui me sont chers, mais combien d‘échecs cuisants!  De la trilogie Da Ponte, Cosi fan tutte est l’autre opéra délicat à mettre en scène, avec son intrigue faussement légère, ses dialogues ambigus et ses faux semblants. L’histoire même des représentations, avec le trou d’un siècle (le XIXème) qui range l’œuvre au rang des pochades, met en évidence plus que pour tout autre opéra la question de sa réception. Pochade il y a cent ans et chef d’œuvre aujourd’hui, fragilité des jugements humains pour une œuvre sur la fragilité des sentiments humains.
À certains moments, il me prend le désir d’un Così fan tutte à la Michael Hampe (il en existe une vidéo, production Salzbourg-Scala des années 80), soleil, Naples et perruques, avec de faux albanais qui ne trompent personne, mais auxquels tout le monde fait semblant de croire, sans trop se creuser la cervelle. Il y a dans Così un jeu sur le théâtre qu’avait bien saisi Luca Ronconi en son temps, voire Chéreau aussi sur la scène d’Aix, bien que ce ne soit pas sa mise en scène la plus convaincante, mais aussi d’autres jeux sur la vérité et le mensonge, en des constructions en abyme. Les Hermann à Salzbourg en 2004 présupposaient que les deux sœurs comprenaient immédiatement de qui elles étaient le jeu et que derrière les albanais il y avait leurs fiancés. Double « burla », double farce. Toujours à Salzbourg, mais quelques temps avant, en 2000, Hans Neuenfels en faisait une expérience d’entomologiste, où Alfonso, mettait en éprouvette de petits insectes interchangeables (nos couples), et mélangeait pour voir le résultat. Autant de visions, la plupart justes, mais pas toujours rendues avec la conviction voulue. De toutes les productions vues ces dernières années, celle de Claus Guth (Scala 2014)est sans doute la plus juste, la plus équilibrée, qui fait d’ailleurs des choix bien proches que ce qu’Honoré ressent confusément. Cela reste ma référence récente.

Cosi fan tutte, acte I ©Pascal Victor / ArtComArt
Cosi fan tutte, acte I ©Pascal Victor / ArtComArt

Alors, on imagine avec quelle curiosité je pouvais attendre la vision de Christophe Honoré, dont j’ai tant apprécié les Dialogues des Carmélites et Pelléas et Mélisande à Lyon.
Le Così qui nous été offert à Aix en Provence est dur, cruel : aucun personnage ne s’y rachète. Cette lecture qui privilégie les tensions, les frustrations et les ambiguïtés installe l’action dans un contexte qui surprend, l’Abyssinie italienne des années 30, celle de la colonisation fasciste, celle d’une Italie dominatrice à mille lieues de la Naples solaire souriante et légère de l’original. Ce qui frappe d’abord, c’est l’ambiance nocturne, avec ces feux installés qui ressemblent aux fanaux installés par les prostituées de la via Appia pour signaler leur présence. Alors que Così fan tutte est originellement une affaire de six personnages en quête d’amour( ?), ce Così s’installe dans une société coloniale, avec des dominants et des dominés, une société qui s’ennuie et qui trompe son ennui par l’exploitation notamment sexuelle des autochtones. Il y a donc beaucoup de personnages, des oisifs, des soldats désœuvrés dans un monde étouffant, dans la nuit tropicale moite et infinie. Six personnages en quête de rien.
Qui dit colonisation dit colonisateurs et colonisés, dit violence mentale et physique et en même temps un type de rapports humains pervertis : le désir de l’autre est quelquefois transgressif et le désir de l’altérité absolue est dans cette Abyssinie fasciste le désir de l’autre, de l’africain, de celui qui est à l’opposé de moi, que je méprise et que j’exploite. Mais le désir ignore ces frontières-là. C’est ce que Christophe Honoré se propose d’explorer, et c’est ce qui fait doute chez moi : il y a dans Così, quels que soient les points de vue, un espace typiquement « XVIIIème » qui est celui du jeu. Ce peut être un jeu à la Valmont-Merteuil, qui finit mal, un jeu à la Crébillon, moins définitif, mais peut-être plus excitant. Il y a dans ce Mozart là quelque chose des égarements du cœur et de l’esprit, quelque chose des fragilités, des sentiments vacillants, de la lutte des sentiments contre le désir, ou même de la lutte du désir contre les sentiments, ou du désir qui les révèle, y compris contre la volonté. Le cœur, celui qui a ses raisons que la raison ne connaît pas, est quand même le noyau de l’histoire : Honoré s’intéresse beaucoup plus au désir, Da Ponte aux fragilités du cœur.
Chez Honoré, le jeu grince dès le départ, ce qui pipe un peu les dés : Don Alfonso est un homme mur ravagé par l’alcool, désabusé, misogyne, un tantinet vulgaire qui lui aussi erre dans ce milieu oisif et cherche à se divertir, au sens pascalien du terme, les deux fiancés sont frustes, en terrain conquis : ils trompent leur oisiveté en lutinant l’autochtone. Rien de souriant ni de sympathique. Bien sûr, il y a dans Così fan tutte de quoi faire un film gris, voire noir, et beaucoup s’y sont essayés, mais pas que. Il y a un vaste espace pour toutes les ambiguïtés et tous les doutes : Così fan tutte, comme Don Giovanni est un Dramma giocoso : l’expression aujourd’hui lue de manière presque oxymorique laisse un espace pour le serio, pas forcément pour le serioso (entendu au sens de trop sérieux).
Ce qui me gêne dans le choix de Christophe Honoré, ce n’est pas qu’il pose les questions- il pose d’ailleurs les vraies questions-, c’est qu’il les résolve de manière univoque. Il nous impose dès le départ une réponse indiquant la voie à suivre, comme une sorte de mécanique implacable. Imposant un milieu surprenant (l’Abyssinie italienne à laquelle personne de pensait et personne ne pense plus) et imposant des comportements univoques (de militaires, de corps de garde, de violence exprimée ou rentrée, de colons), il verse des révélateurs pour produire un résultat au fond attendu. Mais dans ce Così plutôt sérieux, dont les personnages inspirent de moins en moins la sympathie, il ne peut échapper à la machine mise en place par Da Ponte, notamment au premier acte, aux lazzi, au jeu, qui devient étrange dans un décor nocturne par ailleurs très suggestif. J’avoue ne pas être du tout convaincu par ce choix de transfert de contexte, destiné à noircir les personnages et à exacerber leurs désirs au contact de l’altérité et du pouvoir local que ces personnages ont sur les gens : la scène du deuxième acte, où les deux femmes se frottent de manière sans équivoque à un serviteur noir est à ce titre emblématique, très bien faite, mais est-elle si justifiée ?

Abyssinie...©Pascal Victor / ArtComArt
Abyssinie…©Pascal Victor / ArtComArt

Et c’est bien ce qui me bloque et m’a fait écrire un tweet lapidaire qualifiant cette mise en scène  de « ratée » : la lettre aux chanteurs du programme impose un contexte dont je persiste à ne pas voir la pertinence : rien dans le texte de Da Ponte ne dit que les albanais sont refusés parce qu’ils sont albanais ou qu’une intrusion d’étrangers est malvenue. Les deux femmes expriment leur désagréable surprise à ce qu’on leur mette dans les pattes deux hommes qui pénètrent chez elles alors qu’elles sont dans la déploration du départ de leurs amants, ce n’est pas l’autre qu’elles refusent a priori, mais la présence mâle dans leur univers à ce moment-là. Bien sûr, Christophe Honoré a voulu exacerber les tensions, et marquer les possibles du désir (son allusion à Sade dans son texte est en ce sens cohérente), mais je trouve que la lecture de Sade enrichit des œuvres bien plus avant dans le temps, de la première moitié du XXème siècle par exemple, et paradoxalement moins des œuvres contemporaines du divin marquis. La transposition dans un monde aux relations de pouvoir ou de force, destinée à aiguiser le désir, ne répond pas pour moi aux possibles de ce texte-là, ironique toujours, sarcastique quelquefois, pastiche des drames bourgeois ou des tragédies lyriques. Mozart mime le pathétique avec un sourire permanent, même si amer quelquefois.
Du coup, la comédie, intrusive dans un contexte qui ne lui est pas favorable, apparaît être un chien dans un jeu de quilles, même si le clown peut être triste, elle dérange bien sûr, et c’est voulu, et cela ne fonctionne pas.
Je trouve donc que la transposition ne prend pas sens, parce que Così fan tutte n’est pas un opéra noir. C’est une œuvre sans doute amère, sans doute porte-t-elle un double sens, sans doute le rire ou le sourire sont-ils quelquefois forcés. Mais orienter toute l’œuvre vers une vision où tout concourt ici à dévaloriser les personnages, les hommes comme les femmes, est « una forzatura » diraient nos amis italiens une sorte de vente forcée: personne n’en réchappe. Du côté des femmes, il y a de la sensibilité au moins en plus du désir: mais les hommes, aussi bien Alfonso, ivrogne revenu de tout que les deux tourtereaux, que Guglielmo qui embroche dans un coin une prostituée, ou que Ferrando pas bien malin sont peu recommandables…ces femmes n’ont pas un goût très sûr, mais elles ont le goût qui leur correspond et n’ont que ce qu’elles méritent. On a beaucoup glosé sur le déguisement « parfait » en Dubats, ces soldats locaux employés par les italiens (Regio Corpo di Truppe Coloniali), où les blancs deviennent noirs méconnaissables :  certes, l’impossibilité de reconnaître leurs amants donne au désir ces femmes un exquis parfum d’exotisme, avec tous les fantasmes que l’homme noir peut éveiller. Mais la possibilité de les reconnaître, dans d’autres mises en scènes, donne aussi au jeu peut-être encore plus de profondeur. Toujours ce côté univoque et presque chimique de réaction en chaîne qui me dérange ici.
Seule la Despina (magnifiquement incarnée par Sandrine Piau) équivoque, plus dame que suivante (un peu dans le sillage de Haneke ou même Guth), revenue de tout, sans illusion sur personne, ni même sur elle-même, réussit à se détacher et à imposer un vrai personnage singulier, le seul peut-être à exister face à des couples sans grand intérêt et un Alfonso à la dérive.
Ce manque de légèreté et ce pessimisme structurel ont été exploités dans d’autres mises en scène, mais le propos ici a généré chez moi un certain ennui, notamment dans la première partie, à cause d’un manque de rythme, voire de vitalité. J’ai trouvé cela mortifère, et je ne sens pas Mozart ainsi, même en 1790…Amer oui, mortifère non.
Il y a sans aucun doute de jolis moments notamment dans la deuxième partie (celui de la douche notamment) parce que Honoré est un sculpteur de caractères, parce qu’il est attentifs aux gestes, aux regards, mais dans un espace ( avec de très beaux décors d’Alban Ho Van) qui n’a pas emporté ma conviction parce que l’œuvre ne semble jamais prendre son envol, dans une atmosphère sombre et lourde que la musique ne contribue pas à éclairer.

En effet, pour conduire un tel travail de mise en scène, il eût fallu à mon avis que la distribution fût sans failles, et que la musique n’allât pas son chemin, et un chemin au total assez fade.
Le ténor Joel Prieto est Ferrando, une voix agréable sans caractère particulier ; peu de lyrisme, peu d’expressivité, peu d’accents : una aura amorosa complètement anonyme. On demande pour Ferrando une certaine présence, une certaine élégance qu’on n’a pas ici, un chant plat qui ne réussit jamais à captiver.
Nahuel di Pierro entendu dans Il Viaggio a Reims n’avait pas vraiment marqué dans Lord Sydney, même si c’est un chanteur valeureux. Il ne marquera pas plus dans Guglielmo. Une certaine brutalité qui va certes avec le rôle que lui dessine Christophe Honoré, maislà aussi un chant assez anonyme : c’est là qu’on s’aperçoit combien Mozart est difficile, il faut le style, la diction, l’expression et la présence. Ce chant est correct, sans scories, mais sans rien de particulier non plus.

Rod Gilfry est Don Alfonso : même si le rôle est toujours à la limite du chant et du récitatif et ne demande pas d’effort particulier, il exige un art aigu du parlando, une vélocité de l’expression particulière et de la couleur vocale : la voix de Gilfry est fatiguée, ou du moins apparaît telle. Même si dans Alfonso ce peut être un atout, cela reste ici décevant du point de vue de l’expression. Autant j’avais bien aimé ce chanteur dans Saint François d’Assise (il est vrai assez loin de Don Alfonso), autant aussi sur cette même scène son Don Giovanni m’avait déçu. J’écrivais : « Don Giovanni vocalement sans relief et scéniquement « forcé ». Il est mal dans le rôle que veut lui faire jouer Tcherniakov. Là où il y a trois ans un Bo Skhovus à la voix vacillante était phénoménal de justesse et d’adéquation à ce Marlon Brando bis voulu par la mise en scène, Rod Gilfry reste un peu extérieur: il joue mais il n’est pas, il chante mais sans éclat ni accent, il n’est pas Don Giovanni, ni dans la vision de Tcherniakov, ni dans toute autre vision ». Si on remplaçait Don Giovanni par Don Alfonso, on aurait exactement la même impression. Don Alfonso (ah ! Gabriel Bacquier ! Ah, Ruggero Raimondi à la voix même usée jusqu’à la garde !) exige non seulement une implication, mais surtout un maniement de la langue impressionnant (un maniement qui rappelle ce qu’exige Falstaff), une aisance dans l’expression. Ici tout est caricatural, exagéré, il joue ou surjoue mais on n’y croit pas. Et puis cet Alfonso vulgaire et usé voulu par la mise en scène correspond-il à ce seigneur libertin ? Je préfèrerais un vieux Valmont, bien plus crédible dans l’imposition du pari, bien plus crédible aussi auprès de Despina.

Cosi fan tutte, acte I Despina (Sandrine Piau) ©Pascal Victor / ArtComArt
Cosi fan tutte, acte I Despina (Sandrine Piau) ©Pascal Victor / ArtComArt

La distribution féminine correspond mieux au niveau requis pour un festival, et même à ce qu’a voulu Christophe Honoré : on sent que dans cette œuvre  la psyché féminine l’intéresse plus en l’occurrence que son pendant masculin, sans doute aussi les qualités théâtrales des dames sont-elles bien plus convaincantes que celles de leurs collègues), même si je n’ai pas été emporté par la Fiordiligi de Lenneke Ruiten, au moins du point de vue du chant. Les qualités théâtrales sont, elles, notables. Elle montre une Fiordiligi d’un extraordinaire naturel, et d’une agilité scénique qui marque le spectateur. Si le ramage s’était rapporté au plumage, c’eût été sans doute un des clous de la soirée, et elle nous eût laissés pantois. Mais son chant reste plat, sans éclat particulier et sans caractère, même si correct. Ce n’est pas une Fiordiligi qui marque vocalement. Kate Lindsey a une voix plus personnelle, avec une belle chaleur et une belle rondeur, plus en phase avec l’œuvre et avec le caractère du personnage, même si Smanie implacabili n’a pas le relief qu’on attendrait. Sandrine Piau, on l’a déjà dit, est la seule vraie incarnation : elle incarne une Despina plus amie que suivante, désopilante dans ses déguisements successifs très couleur locale (très beaux costumes de Thibault Vancraenenbroek), même si la voix accuse certaines âpretés notamment à l’aigu. Il reste que des trois femmes, c’est elle qu’on va retenir, et qui ramasse la mise aux applaudissements.
Au-delà du chœur très épisodique, un Cape Town Opera Chorus dirigé par Marvin Kernelle très « couleur locale » et donc très vrai dans son comportement scénique, et bien en phase vocalement, le Freiburger Barockorchester était en fosse, ce qui garantissait niveau d’excellence et son légèrement rugueux qui convenait bien à l’ambiance voulue. Des cordes charnues, des cuivres impeccables, des bois de rêve qui confirment que nous avons là pour ce répertoire une des phalanges de référence : ils furent excellents. Mais j’ai été très déçu par la direction musicale, très précise, voire syncopée, de Louis Langrée. J’avais apprécié son Don Giovanni, je trouve son Così fan tutte assez anonyme, peu vital et pour tout dire sans prise de risque ni de direction claire. En ce sens, cette direction est à l’opposé de la mise en scène parce qu’elle est sans parti pris : ni marquée par la mise en scène : on aurait pu entendre dans la fosse quelque chose de plus sombre, ni par le « giocoso » : cela ne pétille pas non plus. C’est presque un pilotage automatique, tout ce qui est à faire est fait, mais sans accents ni personnalité.  Je pense que le manque d’engagement de la musique est pour beaucoup aussi dans l’impression d’ensemble distillée par la soirée : il eût fallu un Harnoncourt pour ce Così-là .
Une soirée qui laisse en bouche un goût d’inachevé. Un parti pris de mise en scène mené sans vraiment aller jusqu’au bout, comme au milieu du gué, qui commence par être « radical » et qui s’affadit à mesure malgré une direction d’acteurs très soignée, un parti pris de direction musicale justement sans parti pris malgré un orchestre superlatif, et un cast déséquilibré, qui n’est pas à la hauteur des attentes, malgré de fortes individualités. Le gracieux Mozart a encore frappé.[wpsr_facebook]

Dorabella (Kate Lindsey) Guglielmo (Nauel Di Pierro) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dorabella (Kate Lindsey) Guglielmo (Nauel Di Pierro) ©Pascal Victor / ArtComArt

OPERNHAUS ZÜRICH 2015-2016: IL VIAGGIO A REIMS de Gioacchino ROSSINI le 23 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Je n’ai qu’une référence pour Il Viaggio a Reims, la production (1984) princeps de Luca Ronconi à Pesaro représentée alors dans l’espace assez réduit de l’auditorium Pedrotti, revue en 1985 à la Scala, puis à Vienne, puis à Ferrare et de nouveau à Pesaro dans les années 1990. Une de ces productions qui n’a jamais vieilli, qui a gardé toujours sa force, sa joie, sa folie, car c’était une folie qui à la Scala et Pesaro, impliquait la ville par ce cortège royal qui la traversait pour arriver à l’heure dite du final, sur la scène du théâtre et dont on voyait l’avancée en direct sur écran. À Vienne, c’était hélas un film.

Paris a failli voir ce Viaggio a Reims, au théâtre des Champs Elysées, mais les places étaient tellement chères que l’entrepreneur lui même, voyant que la salle ne se remplissait pas, y renonça, et ce fut Ferrara qui récupéra les représentations. Ainsi, depuis 1825, Paris, pour qui le spectacle a été conçu, n’a pas revu de Viaggio, et jusqu’en 1984, l’œuvre, de circonstance et abandonnée au bout de 5 jours ne fut plus jamais plus représentée.
Une folie aussi la distribution d’alors, Valentini Terrani, Cuberli, Ricciarelli (Caballé à Vienne), Gasdia, Ramey (Furlanetto a Vienne), Merritt (ou Araiza), Chausson, Gimenez, Raimondi, Nucci, Dara…tant de stars rassemblées pour des numéros d’un oratorio mis en scène sur la plus ténue des intrigues, pour le plus explosif des spectacles.
Et puis Abbado, Abbado, Abbado qui orchestrait cette folie et qui orchestrait même un bis tellement le triomphe était indescriptible, à la Scala notamment où à chaque fois, fut repris le « grand concertato a quattordici voci », final de la première partie et qui laissait le public dans la plus stupéfiante des joies.
Après de telles expériences, quand ce fut tout, ce fut tout. Au moment où l’œuvre fut reprise dans d’autres mises en scènes et avec d’autres chefs, un peu partout dans le monde, je n’eus jamais le courage de m’y confronter. Quand on a eu le génie, même le très bon vous paraît fade.

Qu’est ce que Il Viaggio a Reims ? En terme de dramaturgie, ce n’est rien, strictement rien puisqu’il ne se passe rien : un certain nombre de voyageurs européens se retrouvent dans un hôtel de Plombières, en route pour le sacre de Charles X à Reims, mais un problème de diligence les oblige à rester, puis à changer de programme en allant aux fêtes de Paris qui va aussi célébrer le sacre.
Il n’y a pas d’action ou si peu, et pas d’intrigue, ou des micro-intrigues aussi multiples que microscopiques.
Pour Rossini, le propos était simple, faire une sorte de festival joyeux, à l’occasion de l’avènement de Charles X, une fête du chant, un digest de tout le savoir rossinien en matière de pyrotechnie vocale : du lyrisme, de la vocalise, du poétique, de l’ironie, du burlesque, le tout en musique, un peu comme un spectacle qu’on monterait à l’occasion d’un grand événement aujourd’hui sous la Tour Eiffel sur un pot pourri de musiques connues. Ce fut tellement un unicum que Rossini en reprit les musiques pour environ 50% du Comte Ory trois ans plus tard. Il Viaggio a Reims, c’est d’abord du spectacle, c’est l’opéra qui fait la fête.

Je pense que la production de Ronconi, tellement emblématique, aurait pu être conservée, tant elle est intemporelle, et qu’elle suffirait à notre plaisir. C’est le type de production qui colle tellement à une œuvre qu’on n’arrive pas à s’en détacher. Il en existe une vidéo officielle (de Vienne) et une de Pesaro en 1984, reprise par la RAI et qui existe dans les archives,  bien meilleure, malgré l’orchestre de la Staatsoper, Caballé n’y est pas si bonne et Ricciarelli était bien plus convaincante Qui trouve cette retransmission RAI aura gagné le gros lot.

 

J’ai donc décidé de rompre le jeûne à l’occasion des représentations de Zürich, qui m’ont attiré par une distribution jeune qui m’est apparue équilibrée, par la direction de Daniele Rustioni qui est un chef très intéressant (futur directeur musical de l’opéra de Lyon à partir de 2017) et surtout par la mise en scène de Christoph Marthaler, que j’aime beaucoup et dont l’approche pouvait correspondre à ce qu’on peut faire de l’œuvre aujourd’hui, puisqu’on peut s’y permettre tout et son contraire.
Si ce ne fut pas une révélation (on peut difficilement entrer en compétition contre les mythes, et notamment lorsque ces mythes reposent sur une vérité vérifiable), ce fut une très bonne soirée, qui m’a laissé sinon de très bonne humeur, on verra pourquoi, signe, et la tête pleine de cette musique que j’adore et c’est un signe.
L’orchestre de Zürich (Le Philharmonia Zürich) est un orchestre de fosse suffisamment plastique pour jouer aussi bien Wagner que Verdi, aussi bien Donizetti que Strauss. Pour Rossini, c ‘est toujours un peu plus difficile de trouver le ton juste : il y a des questions techniques de phrasé, de rythmes, mais aussi de vélocité et de volume qui ne sont pas toujours faciles à appréhender (c’est d’ailleurs la même chose pour les chanteurs, où les chanteurs latins (italiens ou hispaniques) réussissent en général beaucoup mieux à dire, mâcher, projeter le texte. Ce qui fait défaut à l’orchestre, c’est un sens du volume qui soit en phase avec cette musique qui doit rester légère, même lors de « forte » ou « fortissimo », Daniele Rustioni a beau faire des signes désespérés pour « contenir » le volume, ce fut justement plusieurs fois sans effet, ce n’est pas tout à fait l’orchestre pour ce type d’œuvre, même s’il n’y pas de particulière scorie, le son est un peu épais et ne correspond pas tout à fait à ce qu’on attend.

En revanche, il y eut de grandes réussites : les premières mesures, si importantes pour donner le ton, qui semblent émerger du silence d’une manière si fluide, la deuxième partie dans son ensemble, qui est souvent du remplissage musical (Rossini ne s’est pas donné beaucoup de peine), mais qui avait un rythme et une ligne poétique intéressante, avec une bonne réussite du point de vue de la pulsion du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » placé cette fois dans la deuxième partie et non comme final de la première, pour donner plus de consistance à la deuxième partie, musicalement plus faible. L’accompagnement des femmes était particulièrement réussi aussi, mais il faut dire qu’elles étaient beaucoup plus en phase avec la musique que leurs collègues masculins, notamment basses et barytons.

Dans l’ensemble Daniele Rustioni s’en sort bien, avec un geste précis, et très spectaculaire aussi, très engagé dans l’action et suivant les chanteurs avec beaucoup d’attention et de précision. On sent qu’il aime ce répertoire, en tous cas, il le fait voir.
Du côté du chant, comme je l’ai écrit, il y a plus de réussite du côté féminin que masculin, y compris dans les petits rôles (bien par exemple la Maddalena de Liliana Nikiteanu qui ouvre l’opéra), Madame Cortese est Serena Farnocchia, qui fait une très bonne carrière dans les grands rôles du répertoire italien. Elle est une Madame Cortese efficace (la patronne de l’Albergo del Giglio d’Oro), la voix bien en place, bien projetée, au volume bien contrôlé ; il lui manque quelquefois un peu de douceur (de morbidezza), mais dans le contexte et dans ce rôle là, ce n’est pas rédhibitoire.

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs  (Folleville) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) ©Monika Rittershaus

Julie Fuchs en Comtesse de Folleville (la « française »), est irrésistible avec son faux air de Marilyn Monroe, mais elle est surtout impressionnante par le chant, gratifiant d’un feu d’artifice vocal, de suraigus tenus, de notes filées, d’agilités. Ce fut un grand moment de chant et surtout la promesse d’autres performances ; en tous cas, c’est là un de ses chevaux de bataille désormais, elle est vraiment extraordinaire.

Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus

Rosa Feola (Corinna, personnage qui réfère à Corinne ou l’Italie, de Madame de Staël, qui a inspiré tout l’opéra) est elle aussi magnifique. J’ai dans l’oreille la Gasdia, et dans les souvenirs sa coiffure en forme de lyre avec laquelle Caballé jouait. Il faut pour Corinna un authentique lirico-colorature, non une voix de rossignol, mais une voix qui ait du corps et un registre central marqué, avec des aigus à toute épreuve, qui sache filer, vocaliser, monter à l’aigu avec beaucoup de fluidité. Rosa Feola a tout cela : sa Corinna est à la fois vocalement exemplaire (il le faut car Corinna est un rôle de chanteuse spécialisée en improvisation) mais son personnage est aussi intéressant et sort du modèle éthéré que peut être une Corinna traditionnelle. Sa Corinna est une jeune fille ouverte, qui sait séduire, avec une certaine maturité, une sorte de pré Rosine dont on sent qu’elle va beaucoup se jouer des hommes (ou jouer avec). Une prestation non seulement impeccable mais de très grand style.
Il sera difficile de séparer la contessa Melibea « la polonaise » et sa créatrice au XXème siècle Lucia Valentini-Terrani, trop vite disparue, et qui fut l’un des grands mezzos rossiniens (mais pas seulement) des années 80, sa voix grave, sa présence étourdissante, ses capacités infinies à vocaliser et à jouer sur les couleurs et l’expression, tout cela en fait une référence définitive.
Anna Goryachova a une jeune carrière encore, très diversifiée puisqu’elle chante aussi bien du baroque que Carmen ou Isabella de l’Italiana in Algeri. Sa Melibea (qu’elle a déjà interprétée sous la direction de Zedda en Flandres) ne fait pas oublier la Valentini-Terrani, mais défend avec beaucoup de présence et d’élégance le rôle duquel elle se sort avec tous les honneurs, vocalement c’est net, précis, bien projeté, et la présence scénique et tout à fait bien marquée.
Javier Camarena interprète il conte di Libenskof, « le russe », confié jadis à Merritt : il faut des aigus, il faut un style rossinien éprouvé, il faut une dynamique dans la voix : Camarena a tout cela, son Libenskof est particulièrement réussi et de tous les hommes c’est le mieux dans le rôle et dans cette musique qu’il pratique depuis longtemps. C’est un vrai rossinien et on le sent, soit dans les agilités, soit dans la manière de dire le texte, et bien sûr dans sa facilité à darder les aigus ou à les moduler. Il remporte un très gros succès très mérité.
Mais son jeune collègue Edgardo Rocha réussit aussi dans le rôle de Belfiore un peu plus pâle vocalement ; il exige aussi ses aigus, et un peu plus de lyrisme que le précédent, car Belfiore cherche à séduire Corinna, dont l’anglais Lord Sydney est amoureux, il est donc un peu plus tenore di grazia, et de grâce, la voix en a. Edgardo Rocha, qui a travaillé son Rossini avec Rockwell Blake et Alessandro Corbelli a une carrière belcantiste déjà affirmée. C’est une voix d’avenir, à n’en pas douter.

Scott Conner en Don Profondo rencontre un certain succès dans son air fameux « Medaglie incomparabili » où il imite les accents et les attitudes de tous ses compagnons d’infortune, bien mis en scène, puisqu’il est perché à l’étage et domine la scène, en final de la première partie. Notons qu’à travers « Medaglie incomparabili », Luigi Balocchi auteur du livret rappelle le titre de l’aria de Cosi fan Tutte « Smanie implacabili », le livret a aussi d’autres citations d’airs célèbres (« cruda sorte », de l’Italiana in Algeri par exemple), cela fait partie des jeux internes qui invitent au délire référentiel.
L’ air est très honnêtement chanté, mais on est loin de ce qui serait exigible et on est loin (bien entendu) de l’éblouissant Ruggero Raimondi. Les accents ne sont pas clairement identifiables, les mimiques restent embryonnaires, la couleur du texte n’est pas très variée. Il reste que c’est chanté, que le rythme y est, et que cela fonctionne sur le public ; mais pour chanter des airs de ce type, il faut maîtriser parfaitement l’italien et ses couleurs, il faut embrasser le rythme italien, percevoir aussi les accents étrangers en italien et leur fonctionnement ; Scott Conner en est loin.
Lord Sydney (interprété par Nahuel di Pierro) ni Don Alvaro (Pavol Kuban) ne sont des rôles marquants s’il ne sont pas confiés à une star, Ramey ou Furlanetto en faisaient quelque chose, cela reste ici très neutre et pour tout dire passable et sans grand intérêt. Le Baron de Trombonok (l’allemand) est chanté par l’ukrainien Yurij Tsiple qui s’en sort mieux que les autres, sa présence scénique, une voix bien placée, une projection correcte font qu’il est « notable » en scène. Il reprend du relief à la dernière scène où il chante l’hymne allemand.

Parmi les plus petits rôles, signalons le Don Prudenzio (le médecin qui devrait soigner les curistes et qui dans la mise en scène s’occupe du chat) de Roberto Lorenzi, jolie voix de basse, bien dans le style de Rossini, même si un peu raide, Rebecca Olvera qu’on a vu en Adalgisa auprès de la Bartoli et qui ici a le tout petit rôle de Modestina, et le jeune sud coréen Ildo Song qui remporte un petit succès personnel dans Antonio.
Jolie chorégraphie d’Altea Garrido pour le court ballet de la seconde partie et un ensemble donc homogène et honnête, dominé par les femmes et les ténors.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Tout ce petit monde évolue dans l’Albergo del Giglio d’Oro, à Plombières, c’est à dans un hôtel thermal, d’où un Spa, un pédiluve dans lequel des personnages un peu déglingués arrivent, typiques de Christophe Marthaler, maître de la déglingue.
Jamais contemporain dans ses décors (confiés comme toujours à Anna Viebrock), il prend cette fois pour modèle l’architecture de la fin des années 60 et surtout le Kanzlerbungalow de Bonn (Architecte Sep Ruf), qui servit jusqu’en 1999 de résidence officielle des chanceliers d’Allemagne, une maison de verre et de bois, très géométrique, au fond d’un parc qui posait en ces années de guerre froide de singuliers problèmes de sécurité, et même le pédiluve sur scène rappelle la piscine du lieu.
Le modèle est choisi à dessein : partant de la réunion fortuite de plusieurs étrangers (italien, russe, espagnol, allemand, anglais français), il prend prétexte du couronnement de Charles X (aujourd’hui peu parlant) pour faire de cette fête, une sorte de prétexte à entrevues diverses comme on le voit à l’occasion de cérémonies semblables : on assiste à un couronnement et dans les couloirs on échange.
Il s’agit donc pour Marthaler plus ou moins sérieusement d’inviter à voir dans cette intrigue une sorte d’Europe en petit, avec ses discussions, ses petites jalousies, ses manœuvres plus ou moins minables, d’où à un moment la signature d’un traité dans une des pièces pendant qu’on chante au premier plan, d’où aussi la présentation des personnages derrière un pupitre, d’où aussi les étoiles sur les pupitres qui forment le symbole de l’Europe tombant une à une ; car pour Marthaler (et pas seulement lui d’ailleurs), l’Europe brinqueballe. L’image un peu surannée du Kanzlerbungalow, à laquelle s’ajoutent ces européens un peu à côté de la plaque, se disputant pour des choses mineures, avec leurs petits mensonges et leurs petites trahison fait métaphore d’un Viaggio a Reims pour une cérémonie apparemment unificatrice, mais qui cache en réalité petitesses et indifférence.

Comme on le voit, le propos n’est pas si joyeux, mais l’idée d’Europe est bien présente dans l’œuvre, affirmée même dans certaines parties du livret, comme lorsque  Trombonok chante l’hymne allemand (à un moment où l’unité allemande est encore loin). Et Marthaler s’appuie sur cette idée développée tout au long de l’œuvre, qui vient de Madame de Staël (Corinne ou l’Italie) roman typiquement cosmopolite et européen.
Mais la joie explosive qui était le propos de Ronconi devient ici un objet un peu amer et mélancolique, comme toujours chez Marthaler, dont le regard n’est jamais foncièrement joyeux. Certes, le burlesque est là, les postures un peu surréalistes, un monde de personnages dont certains apparaissent errant au fond de la scène sans autre fonction de l’apparaître, un monde d’hôtel de thermes où l’on voit toutes sortes de pathologies, psychiques ou physiques, un monde dont les gestes sont comme mécaniques, qui prend beaucoup au monde des clowns, au cinéma muet, aux saynètes où à un geste ne correspond pas ce qui est dit (le chat que tout le monde soigne au lieu de soigner les humains par exemple).
La couleur même du décor, marron et gris, n’est pas joyeuse et a quelque chose de glacial et de tristounet, tout aussi bien que les portraits de célébrités qui ont dû ou pu passer par l’hôtel (rappelons que l’espace est celui du Kanzlerbungalow de Bonn, lieu de réception du Chancelier de 1970 à 1999, aujourd’hui Monument historique national, un espace qui a vu défiler les Grands et les Petits de l’époque), on y voit des gloires d’hier (Ludwig Erhard) comme d’aujourd’hui (Elisabeth II, Juan Carlos, Marine Le Pen, Sepp Blatter – et une coupe du monde traîne sur le bureau à l’étage, car on est à Zürich, le Vatican du Foot), images sans vie, cadres déposés contre le mur, sorte d’histoire qui passe et qui ne fixe pas.
Le monde, et l’Europe en particulier est une comédie burlesque, et presque chaplinesque donc par ricochet inquiétante par les relations à l’histoire qu’elle crée .

Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus

Marthaler avec son rire mécanique et grinçant  finit par ne plus faire rire : certes, on sourit souvent, on glousse beaucoup, mais pas beaucoup de place pour l’éclat de rire dans cette tranche de vie européenne à laquelle il nous fait assister. La deuxième partie, même agrémentée du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » reste une sorte de succession de moments sans joie (même l’épisode des hymnes) où les personnages semblent « se résoudre à » plutôt que de montrer le dynamisme et la foi en l’avenir (festif) qu’on pourrait attendre. Et ainsi le grand final un peu grandiloquent concocté par Rossini semble encore plus plaqué et artificiel, même si le chœur est dans la salle et semble inviter à la Fête.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

La fête de l’Europe est ratée, parce qu’elle est vide et Madame de Staël est un rêve: on n’y croit plus. Voilà la conclusion à laquelle on arrive en regardant cette production, aussi artificielle que l’Europe qu’elle évoque, aussi grinçante et au fond terrible, que tous ces gens (et portraits) sur scène (et dans la salle ?) sont inconscients, parce qu’inconsistants. À un moment ils évoluent en deuxième partie parmi les débris d’un avion qui s’est écrasé (sans doute par un attentat: voilà le type d’image d’Europe heureuse que Marthaler nous diffuse…

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, avion… ©Monika Rittershaus

L’Europe est triste hélas…
Au terme de ce spectacle, très acéré comme toujours chez Marthaler, mais quand même pas toujours convaincant je sors mi figue-mi raisin, non par l’interprétation musicale, plutôt bien en place, avec une distribution équilibrée qui montre que même sans vedettes, on peut monter de manière très efficace cette œuvre, mais plutôt par l’ambiance générale. J’avais quitté Viaggio a Reims dans une ambiance optimiste, ouverte, joyeuse, associée pour moi à l’un des grands moments de mon existence de mélomane. Aujourd’hui, comme on dit « c’est pas la joie ». Et cette lecture de Marthaler, ce rire sans joie, n’est après tout qu’un signe des temps, sans même être un avertissement. Nous sommes dans le constat d’une certaine déchéance, d’une vacuité effrayante (la scène mécanique de la signature du traité, à quelques jours de la fin de la COP 21 est terrible par son réalisme et par ce qu’elle nous dit de la politique) et même d’un ennui inquiétant. Si l’existence de mélomane est encore une fête, celle du citoyen ne l’est plus, et c’est un peu ce que Marthaler nous dit en filigrane, mettant dans le même sac pourri et Blatter, et Le Pen, et les autres. Il y a du malaise dans ce travail. Marthaler réussit à retourner le propos.
C’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu.
BONNE ANNÉE à TOUS LES LECTEURS.[wpsr_facebook]

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et le chat ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et à droite le chat ©Monika Rittershaus