OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: WAR REQUIEM de Benjamin BRITTEN le 9 OCTOBRE 2017 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS: Yoshi OIDA)

Scène finale ©Stofleth

2017 a été une année faste pour l’Opéra de Lyon, tour à tour récompensé aux Opera Award et par le mensuel allemand Opernwelt, où un jury de 50 critiques l’a désigné comme « Opernhaus des Jahres » c’est à dire Opéra de l’année. Cette dernière distinction, peu connue en France, a une grande importance en Allemagne, et il est rarissime qu’une maison non allemande soit distinguée. Cela consacre évidemment la politique artistique novatrice menée par Serge Dorny, qui a su imposer son théâtre comme une référence internationale et fidéliser le public autour de choix sans concessions et d’un répertoire large qui a fait découvrir des œuvres souvent inconnues en France.
Le public de Lyon reste un public particulier, formé au lait du TNP de Planchon, mais aussi à l’opéra par la longue période Louis Erlo/Jean-Pierre Brossmann qui avait déjà donné une couleur particulière à cette maison, qu’il faut rappeler – la mémoire est toujours trop courte. C’est ce qu’on appelle un public averti. Autre particularité de l’Opéra de Lyon, la présence inhabituelle de jeunes, même en ce soir de première,  grâce au dispositif Lycéens et apprentis à l’Opéra, financé par la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui permet à des lycéens ou des apprentis même très éloignés géographiquement et préparés de se rendre à une représentation d‘opéra.
Enfin, après 9 ans de loyaux services, Kazushi Ono quitte Lyon : on doit saluer le travail effectué auprès de l’orchestre aujourd’hui remarquable, qui a toujours eu la chance d’être dirigé par des chefs qui ont forgé un son et une tradition : John Eliot Gardiner et Kent Nagano sont des noms qu’on ne présente plus aujourd’hui et qui ont fait la réputation de l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Pendant cette période, le chœur est devenu aussi un des meilleurs chœurs d’opéra en France et même au-delà des frontières, à la fois pour son engagement musical, mais aussi pour ses qualités d’adaptation scénique, importantes parce que Lyon a une vraie politique en matière de mise en scène.

Daniele Rustioni © Blandine Soulage Rocca

À Kazushi Ono succède Daniele Rustioni, aussi flamboyant que Kazushi Ono était réservé. Le jeune chef italien fait partie d’une nouvelle génération vraiment digne d’intérêt. Formé en Italie (il est milanais) et surtout à Londres auprès d’Antonio Pappano dont il fut l’assistant, il a acquis un répertoire large et riche, et une expérience au pupitre dans toutes les formes (des petites formes au grand répertoire symphonique). C’est une grande chance pour Lyon que d’avoir tant de cartes dans son jeu actuel.
Alors il y a un revers de la médaille : les forces de l’opéra remarquables dans leur ensemble, doivent suivre un rythme soutenu, notamment au moment du Festival où cette maison typique de « stagione » doit s’adapter à un rythme presque semblable à celui du répertoire allemand, avec une alternance serrée. Les maisons françaises (Paris à part) sont peu habituées à ces rythmes et n’ont pas toujours le personnel adapté, et sans doute ce rythme et la qualité exigée pour répondre aux normes internationales génèrent-ils des tensions internes dont l’intervention initiale de la CGT lors de cette première est le symptôme, à laquelle Serge Dorny a répondu en appelant à une pacification des esprits en cohérence avec l’œuvre qui allait être jouée.
Lors de grandes productions, les opéras doivent faire appel à du personnel supplétif (les intermittents) car leur structure ne permet pas de répondre à ce type de pression. C’est la conséquence des choix français autour de l’opéra qui déterminent des personnels en nombre plus limité (sinon les budgets explosent): il y a en France une quinzaine de maisons, quelquefois en difficulté, qui proposent au mieux une trentaine de soirées d’opéra dans l’année pour la plupart (à Lyon on affiche autour de 80 soirées d’opéra, toutes scènes confondues sans compter le ballet ni les concerts, Toulouse affiche 82 levers de rideau mais moins de 40 soirées d’opéra, Strasbourg tourne autour de la cinquantaine (avec l’obligation de jouer à Mulhouse et quelquefois à Colmar), des chiffres qui n’ont rien à voir avec les maisons allemandes comparables qui dépassent très largement les 100 voire deux cents soirées annuelles).
Les opéras ne sont pas responsables de la situation, due au système (stagione) et aux subventions versées souvent limitées et à la charge quasi exclusive des villes, donc aux limitations en personnel, et ce qui a abouti à une stabilisation de l’offre mais aussi quand même à de réelles difficultés pour certaines maisons. Dans l’ensemble pourtant, les choses fonctionnent et ces dernières années on a vu des opéras (Dijon, Lille) offrir un travail de grande qualité et très diversifié, à l’intérieur de budgets très raisonnables .
Dans ce paysage, Lyon est un territoire singulier, évidemment, avec sa ligne affirmée de mises en scènes toujours novatrices, de choix de répertoire très audacieux avec cette année entre autres, Germania, Le cercle de craie, War requiem, Mozart et Salieri, autant d’œuvres soit nouvelles soit rares, qui feront sans doute presque toujours salle comble, grâce à un public disponible, éduqué et curieux, et d’une qualité musicale constante : Serge Dorny, né en Flandres, au pays de Gérard Mortier sait que l’homogénéité d’un plateau de très bonne qualité sans stars vaut mieux que la danse avec les stars qui sont souvent l’arbre qui cache la forêt : c’est le modèle qui prévaut à Bruxelles comme à Anvers et Gand.
Ainsi donc la saison ouvre avec War Requiem de Britten, un choix triplement surprenant. Surprenant parce que l’œuvre est rare, surprenant parce qu’elle est ici représentée en version scénique, alors qu’elle est plutôt représentée en forme traditionnelle et concertante, surprenant enfin pour ce choix d’ouverture de saison d’un nouveau chef italien, qu’on attendrait sur son répertoire « traditionnel » plutôt que sur un Britten mal connu.
C’est surprenant, et donc pleinement justifié : faire commencer Rustioni par Britten, c’est affirmer d’emblée l’éclectisme du chef et son ouverture, alors que traditionnellement et dans tous les opéras du monde les jeunes chefs italiens sont appelés sur Rossini ou Verdi (voir Sagripanti, Bisanti, Mariotti, Battistoni par exemple). C’est aussi réaffirmer une ligne programmatique qui pose une réflexion politique sur le monde (War Requiem, comme son nom l’indique, est une œuvre directement critique sur les guerres en général, dont la dernière qui a provoqué la destruction de la cathédrale de Coventry). C’est enfin montrer toutes les forces musicales de la maison en ordre de marche, orchestre, chœur, maîtrise.
La surprise faisant partie de l’art de la programmation, proposer War Requiem, absent de Lyon depuis des décennies entre pleinement dans la cohérence d’une politique artistique qui ne se place jamais dans le sillon des sentiers battus, mais dans la forêt touffue des œuvres hors standards. C’est bien la couleur de l’Opéra de Lyon, sa marque de fabrique, ce qui lui a valu la reconnaissance du monde lyrique international.

Il y a ces dernières années une tendance (une mode ?) à proposer des grandes œuvres chorales en version scénique ou semi-scénique. On l’a vu encore la saison dernière à Zürich avec le Requiem de Verdi. Les orchestres proposent aussi des concerts en version semi-scénique d’œuvres chorales, cela commença il y a quelques années avec les Passions de Bach, et Peter Sellars, par exemple, a proposé avec Simon Rattle un certain nombre d’expériences en ce sens. Personnellement, je ne suis pas toujours convaincu des résultats, même si la plupart du temps les spectacles sont de grande tenue.
Celui de Lyon est sans conteste d’une très haute tenue, dont la puissance s’impose, avec des images d’une grande force et souvent d’une grande beauté. En appelant Yoshi Oida, Dorny garantit un travail épuré, réfléchi, dans la grande tradition du théâtre de Peter Brook avec lequel Oida a fait un bout de chemin, mais aussi d’une culture théâtrale japonaise (Oida a travaillé sur le Nô) qui fascine le théâtre occidental. De plus, né en 1933, Oida a vécu les ravages de la guerre au Japon, dont l’arme atomique, et en connaît directement les blessures. L’œuvre lui sied donc parfaitement car elle se prête à un travail sans fioritures et hiératique.
Le War Requiem est une œuvre de grande envergure où chaque élément du plateau prend en charge une couleur de l’œuvre, née d’un mélange entre les parties traditionnelles du Requiem chrétien et de poèmes d’un poète mort quelques jours avant la fin de la première guerre mondiale, Wilfred Owen, qui a crié son amertume dans des textes écrits à la fin de la guerre, alors qu’il s’était engagé volontairement.
L’œuvre est donc très structurée : la voix de femme et le chœur accompagnés de l’orchestre chantent la partie liturgique du Requiem. Les deux solistes masculins accompagnés d’un orchestre de chambre chantent les textes de Owen, le chœur d’enfants et l’orgue, spectateurs et victimes des temps, représentent la partie plus spirituelle et transcendante.  Lors de la création, Britten voulait que les solistes représentent les pays engagés dans la guerre : Allemagne (Dietrich Fischer-Dieskau), URSS (Galina Vichnevskaia), Royaume Uni (Peter Pears), mais Moscou n’a pas permis à Vichnevskaia de participer à la création et c’est Heather Harper qui a créé l’œuvre. C’est en revanche Vichnevskaia qui a participé à l’enregistrement consécutif, sous la direction du compositeur, avec le London Symphony Orchestra. C’est un peu le même principe qui a guidé le choix de Serge Dorny qui a appelé le soprano Ekaterina Scherbachenko (Russie), le ténor Paul Groves (USA) et l’estonien Lauri Vasar (Baryton). L’Estonie est en effet une victime directe de la deuxième guerre mondiale : après son indépendance en 1918, elle retombe sous le joug soviétique après la 2ème guerre mondiale, après que ses élites (souvent germanophones) eurent flirté avec le nazisme.
Le chœur d’enfants (l’excellente maîtrise de l’Opéra de Lyon dirigée par Karine Locatelli) est vu par Oida comme spectateur de ce spectacle : il arrive de la salle juste avant les premières notes, monte sur scène et s’installe à cour, regardant ce qui se passe sur la plateau, comme s’il appartenait à une communauté religieuse spectatrice (Karine Locatelli est vêtue en religieuse), avec derrière lui l’orgue qui l’accompagne. On connaît aussi l’importance des voix d’enfants dans la liturgie anglicane.

Yoshi Oida © Mamoru Sakamoto

Le dispositif conçu par Yoshi Oida est assez simple, construit autour d’un praticable central, à jardin l’orchestre de chambre, au fond le chœur, à cour, les enfants, avec un fond de scène mouvant et argenté, sur lequel vont se projeter quelquefois des images. Le chef dirige l’ensemble du dispositif, notamment les deux orchestres alors qu’en principe il y a deux chefs.
La mise en scène consiste en un immense rituel funèbre conçu dans l’esprit de l’œuvre où devant la mort et la guerre, il n’y a plus d’ennemis. Replaçant l’œuvre au temps de Wilfred Owen, de la première guerre mondiale (une indication 14-18 sur la scène le souligne), et donc en cohérence avec les manifestations autour du centenaire de la Première Guerre Mondiale, il va sur l’espace vide central placer les solistes, qui enterrent leurs morts de manière symétrique, habillés de manière plus ou moins semblable, seuls se distinguent les casques : on reconnaît à droite les casques à pointe germaniques et à gauche le casque traditionnel anglais « Brodie ». Chaque soldat porte en écharpe son drapeau national, mais tout évidemment devient dérisoire quand chacun est face à ses pertes, ses morts, et la même dévastation.
Les deux soldats (Paul Groves et Lauri Vasar) disent les poèmes de Owen : ils sont ces représentants de l’humanité déchirée et entraînée, de cette humanité victime des « Somnambules » qui portèrent à la guerre.
le soprano (Ekaterina Scherbachenko), représente d’une certaine manière la synthèse de cette humanité, elle exprime l’universel, et les enfants restent en retrait, victimes des conflits sans l’avoir voulu. Ainsi donc en un seul tableau global Yoshi Oida expose à la fois les résultats et les contradictions de tout conflit, qui se résout toujours de la même manière par l’enterrement des morts. Au-delà des symboles, drapeaux, poupées de chiffon figurant les morts anonymes ou les marionnettes humaines, cercueil devant lequel se recueille le soprano, mais aussi les cadavres anonymes enveloppés qui peuplent la première scène, au-delà des images qui quelquefois défilent sur le fond, au-delà du décor géométrique qui n’est pas sans rappeler certaines images wagnériennes de Wieland Wagner ou de Günther Schneider Siemssen, dans lequel s’insèrent les images, comme si les formes et les images se fondaient en un seul imaginaire,  on ne retient guère qu’une totalité où tous célèbrent la mort, à laquelle nul n’échappe, et devant laquelle vainqueurs et vaincus sont égaux.
C’est bien cette dernière notion, qui efface le résultat « politique » au profit du bilan humain qui est ici soulignée, et dominante. On voit bien que la Première Guerre Mondiale est l’emblème de toutes les guerres qui ont émaillé le siècle qui nous en sépare. Un « plus jamais ça » tellement ritualisé qu’il en devient presque sarcastique : le rituel se repropose à chaque guerre, tout comme le « plus jamais ça ». D’ailleurs, ce War Requiem composé pour la reconstruction de la cathédrale de Coventry détruite pendant la deuxième guerre mondiale, appuyé sur les poèmes écrits pendant la première, montre à la fois une universalité et une terrible vérité, presque sarcastique : le rituel n’est rituel que parce qu’il se répète : le « plus jamais ça » est en fait un « toujours », et cette émotion qui traverse l’œuvre et les images que nous voyons n’empêche ni n’empêchera rien. Même si Britten voulait composer un Requiem à la Guerre, celui-ci reste hélas à écrire, 55 ans après la création.
L’idée d’une mise en scène est donc pleinement justifiée pour une œuvre à la géométrie sonore et spatiale très complexe, mais la forme architectonique de l’Opéra de Lyon est peut-être un obstacle à sa pleine réalisation : une salle trop à l’italienne, trop étroite et impossible à moduler pour une spatialisation et une respiration sonores de l’œuvre telle qu’on la rêverait. Il faudrait sans doute une salle plus ouverte, une Philharmonie de Berlin, une halle aux grains de Toulouse, pour permettre à l’œuvre de frapper encore plus le spectateur. Il manque à ce travail un espace qui lui corresponde vraiment. Je mesure la vacuité de la remarque : on fait avec ce qu’on a.
Il reste que la mise en scène de ce Requiem lui donne une chair et une présence que peut-être le concert ne lui donnerait pas, même si au concert c’est l’imaginaire de l’individu qui est sollicité, alors qu’ici, l’imaginaire nous est en quelque sorte imposé. Mais la vision de Yoshi Oida touche à l’universel, au temps et à l’espace („Zum Raum wird hier die Zeit…“ comme chez Wagner pour définir la cérémonie du Graal dans Parsifal), avec des allusions à la Bible (le sacrifice d’Abraham) à la première et à la seconde guerre mondiale, dans une sorte d’imagerie générique de tout conflit qu’il l’enlève à son contexte propre.

©Stofleth

Au total, ce travail est empreint de grandeur et aussi de simplicité comme cette magnifique idée des parapluies qui s’ouvrent, image de protection face à un événement extérieur, mais une protection légère et fragile qui devient presque image de la fragilité humaine, image pascalienne de la situation humaine prise entre les infinis et entre des cataclysmes qu’il ne peut maîtriser .
A cette grandeur visuelle, à ce rituel déchirant parce qu’il marque la fragilité de l’humain correspond une réalisation musicale de très haut niveau, dont la grandeur fait vibrer le spectateur.
Les trois solistes sont remarquables de simplicité et de vérité : Paul Groves, le soldat « britannique », le ténor, Lauri Vasar, le baryton soldat « allemand » et Ekaterina Scherbachenko, qui se découvrira à la fin comme la veuve du poète Owen portant son portrait, comme le chœur porte les portraits des morts en un rite qui ressemble aux rites funèbres de l’antiquité romaine où les portraits des défunts étaient portés, et à l’origine du culte orthodoxe des icônes), mais qui représente toutes les veuves : son salut émouvant au cercueil visant évidemment à l’universel et non à l’histoire particulière d’Owen qui n’était pas marié et en outre ouvertement homosexuel.

Paul Groves ©Stofleth

Paul Groves à peine plus jeune que l’œuvre qu’il chante à la voix au départ un peu engorgée, révèle de nouveau et très vite toutes ses qualités : ductilité, savant dosage entre les mezze voci et les aigus triomphants, timbre qui garde une étonnante pureté, intensité dans les moments les plus dramatiques.
Lauri Vasar confirme les belles qualités qu’on connaît (il fut récemment Gloster déchirant dans le Lear salzbourgeois), beauté du timbre, belle diction, belle projection, mais moins d’intériorité peut-être que son collègue ténor.

Ekaterina Scherbachenko, est comme on l’a dit, une sorte de veuve universelle qui en enterrant le poète salue tous les morts. Une prestation sans défaut technique, bien dominée, mais sans particulière émotion, un peu extérieure. La voix manque d’expressivité et un peu de projection notamment à l’aigu, alors qu’elle se montre plus concernée dans les moments plus intimistes.

Ekaterina Scherbachenko ©Stofleth

Mais ce sont les masses chorales et orchestrales qui sont ici  les maîtres de l’espace : un chœur immense, renforcé (ce ne sera pas la seule occasion cette année…) très bien préparé par Geneviève Ellis, avec des moments très subtils, un réel travail des contrastes et une belle diction, et qui surtout chante  de mémoire, et participe avec engagement à la mise en scène en envahissant l’espace à la fin : beaucoup de couleurs dans ce chant où les voix explosent (Dies irae), mais aussi montrent une retenue qui va jusqu’au murmure (derniers moments), en des contrastes vraiment conduits de manière exceptionnelle. Une de ses prestations les plus impressionnantes.
La Maîtrise aussi avec ces enfants extérieurs, témoins et aussi victimes dirigés par Karine Locatelli montre un belle capacité d’émotion, et aussi une véritable expressivité. Tout cela est remarquable et montre le degré d’engagement des personnels artistiques qui justifient pleinement les récompenses internationales reçues.
Mais l’architecte et le maître d’œuvre c’est Daniele Rustioni qui réussit à diriger l’ensemble impressionnant de ces masses, et notamment les deux orchestres, avec une énergie et une fougue à souligner, mais aussi une capacité à retenir le son, à lui donner sens aussi notamment dans les moments les plus sarcastiques et les plus grinçants, qui ne cherche pas à s’imposer, mais qui accompagne : la manière dont l’orchestre accompagne les solistes quelquefois aux limites du parlando s’apparente presque à un dialogue intime. Les écarts de dynamique, les passages les plus intérieurs mais aussi les moments les plus spectaculaires, sont pris à bras le corps par un orchestre sans aucune scorie, parfaitement concentré, dynamisé par le chef qui semble être partout. Une très grande prestation, un accompagnement orchestral exceptionnel grâce à des musiciens tendus et attentifs, mais aussi visiblement très engagés autour de leur nouveau directeur. Une inauguration parfaitement réussie et dont le résultat exceptionnel montre la pertinence du choix et qui surtout laisse augurer de grands moments futurs.

Rituel ©Stofleth

LE FESTIVAL “MÉMOIRES”, FIN DE LA MISE EN SCÈNE?

Bientôt de nouveau sur nos scènes? Die Walküre, Chéreau  © Unitel

Le Festival « Mémoires » de l’Opéra de Lyon, si attendu, a eu lieu avec le succès que l’on sait. Il fallait oser exhumer ces trois productions disparues, les reconstituer, et les présenter à un public qui pour l’essentiel les découvrait. Le succès rencontré, le choc esthétique et théâtral subi, à chaque fois, et à chaque fois pour des raisons différentes a montré que loin d’être des productions muséales que l’on regardait avec respect comme des pièce de patrimoine théâtral, elles ont de nouveau fonctionné pour le public, hic et nunc, sans doute prêtes à une nouvelle carrière dans leur toute nouvelle modernité-éternité…
On peut à ce propos regretter que l’Elektra de Ruth Berghaus, seule production qui n’a pas fait l’objet d’un DVD,  n’ait pu être enregistrée.
Le succès n’est pas seulement dû à la force de ces travaux, mais aussi à la performance musicale, notamment celle de Hartmut Haenchen, qui a donné aussi bien à l’Elektra qu’au Tristan une densité, une profondeur, une rigueur qui a fait l’admiration de tous, et aux distributions réunies, d’un niveau exceptionnel.
Le pari est donc gagné : il y a des productions qui continuent de fonctionner par-delà les années, un peu comme les grands films qui ne meurent jamais. Mais on a tellement glosé sur le côté éphémère de l’art théâtral, sur la rencontre d’une production et d’un contexte, sur la question de la mise en scène notamment à l’opéra qu’il faut sans doute s’arrêter un peu plus sur l’émotion vive que le public de Lyon, rarement aussi enthousiaste, a pu éprouver.
Dans un blog créé et enraciné dans et par la mémoire des spectacles vus, une entreprise comme celle de Lyon ne pouvait que séduire, qui a constitué non des reprises, mais des recréations presque ex-nihilo, grâce à la présence attentive de ceux qui avaient participé à la création. Rien à voir avec une représentation de répertoire qu’on reprend d’année en année sans répétitions, comme souvent dans le théâtre allemand. C’est bien de recréation qu’il s’agit, plus que tradition du « Wiederaufnahme » germanique, la reprise retravaillée : recréation d’une fidélité maniaque pour conserver un esprit. Et de fait tout au long de ces trois productions, l’esprit n’a cessé de souffler.
Mais ce qui rend passionnante l’idée de Serge Dorny, c’est qu’elle revivifie la question de la mise en scène, c’est le côté très positif de l’entreprise, et elle pose une autre question, plus inquiétante peut-être ou en tous cas plus problématique, sur la nature du ressort qui a poussé à reprendre ces travaux.
D’un côté, cette initiative montre qu’une mise en scène peut fonctionner au-delà du public spécifique visé (Dresde 1986/Bayreuth 1993/Aix 1999 face à Lyon 2017) et au-delà du contexte, et que ces travaux, loin d’avoir épuisé leurs forces, les ont vues revigorées.
D’un autre, éprouver le besoin de ces recréations, n’est-ce pas, en creux, constater qu’on est peut-être à la croisée des chemins, à un moment où l’on a l’impression que tout a été dit, que les mises en scène, même les plus récentes et les plus marquantes, sont arrivées au bout d’un parcours.
De fait, l’incroyable choc d’une production de Chéreau en 1976, par rapport à la production ordinaire de l’époque, n’a rien à voir en terme de rupture avec celle de  la génération actuelle des grands metteurs en scène par rapport à leurs immédiats prédécesseurs : Warlikowski, Tcherniakov, tout remarquables soient-ils ne représentent aucune rupture par rapport à ce qui se fait depuis une quarantaine d’année sur les scènes, seul peut-être le théâtre de Castellucci pourrait porter en lui des voies nouvelles.
Ce qui se passa en 1976 avec Chéreau à Bayreuth fut une sorte de prise de conscience que le théâtre, et le théâtre le plus contemporain entrait à l’opéra. Il y avait eu certes Wieland Wagner, il y avait eu certes à Bayreuth aussi Götz Friedrich quelques années auparavant. Mais l’effet « médiatique » de ce Ring (même si Ronconi à la Scala avait largement ouvert la voie, mais pas dans la chambre d’écho qu’est Bayreuth), fut un déclencheur qui ouvrit grand les portes des opéras d’abord allemands, puis plus largement internationaux, à une nouvelle génération de mises en scènes, qui firent dire qu’on entrait dans l’ère des metteurs en scène, manière un peu exagérée de dire que désormais, la mise en scène comptait aussi à l’opéra.
Nous sommes en 2017 et depuis 1986 (date de la Première de l’Elektra de Ruth Berghaus) quelles voies nouvelles ? Sûrement des innovations technologiques, avec l’entrée en force de la vidéo sur les scènes (depuis notamment le Guglielmo Tell de Ronconi à la Scala en décembre 1988), et désormais la vidéo en direct (merci Frank Castorf) qui en révèle les espaces invisibles. Il reste qu’au niveau conceptuel, les démarches de la plupart des metteurs en scène de la génération actuelle reste inspirée par les avancées du Regietheater, même si les aspects idéologiques ou politiques sont atténués au profit d’analyses plus psychologisantes.
Ce qu’a prouvé Serge Dorny avec son idée remarquable, c’est que ces deux pièces (rappelons que le Tristan d’Heiner Müller fut hué et critiqué à la création) sont devenues « classiques », au sens où elles ont pris une valeur intemporelle, qui interroge et fascine le public d’aujourd’hui comme celui d’hier. C’est un peu moins vrai de l’Incoronazione di Poppea, plus historiée de Klaus Michael Grüber, mais là le charme est ailleurs, stylisation d’un univers, renvoi au monde de la fraîcheur cruelle de la jeunesse, sorte de monde d’album qui nous parle encore aujourd’hui : il y a quelque chose de nostalgique qui marque le spectateur.
N’importe, les trois spectacles à leur manière reparlent au public : le théâtre ne serait donc plus cet art de l’éphémère, de l’instant fugitif qui peuple les écrits théoriques ?
Ce qui me fait un peu gamberger sur le moment théâtral que nous vivons, c’est que dans le même temps et pas seulement à Lyon, d’autres événements scéniques interrogent. À Salzbourg, au Festival de Pâques qui fête ses 50 ans, on reprend, on reconstitue la production Karajan/Schneider-Siemssen de 1967 de Die Walküre. Les cahiers de régie ayant disparu, c’est Vera Nemirova qui assure la mise en scène, et l’on reconstruit le décor avec une passionnante exposition sur cette reconstitution. À Baden-Baden, on reprend, dans une autre mise en scène il est vrai (et on pourrait dire hélas) La Tragédie de Carmen de Marius Constant (et Peter Brook). À Mannheim on fête en grande pompe les 60 ans de la production de Parsifal de Hans Schüler tandis qu’à la Scala on s’apprête à reprendre la production légendaire de Entführung aus dem Serail de Giorgio Strehler, née en 1972, tandis que La Bohème de Franco Zeffirelli (1964) continue de reprise en reprise d’y faire exploser les applaudissements au lever de rideau du deuxième acte.
Verra-t-on bientôt une tentative de faire revivre le Ring de Chéreau ou les Wagner de Wieland ? Force est de constater que si le Regietheater a dit au monde des choses que ce dernier ne voulait pas forcément entendre, on assiste aujourd’hui à des tentatives de réaction d’un côté et de célébration de l’autre : la question de la mise en scène est toujours au centre de débats herméneutiques vifs, qui cachent des prises de position idéologiques et –il faut bien le dire – une crise du public dans les opéras les plus célèbres (la Scala en est l’exemple le plus frappant). Cette crise vient aussi dans des institutions qui n’ont pas vraiment afficher de politique claire, allant de l’affichage de titres racoleurs sans vraie ligne (Alexander Pereira à la Scala) à un retour à une pauvreté scénique qu’on a confondu avec le retour à la tradition (Nicolas Joel à Paris) : on ne sent pas cette crise avec autant d’acuité en Allemagne. En France, Serge Dorny qui a résolument choisi une ligne novatrice en matière de mise en scène est très largement suivi par le public lyonnais : il est vrai que l’Opéra de Lyon plonge sa tradition d’innovation dans quarante ans d’une politique théâtrale née au TNP de Planchon, puis poursuivie à l’opéra avec Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo : un public cela se construit et s’éduque. Le Regietheater et les mise en scènes novatrices ne font donc pas peur partout, et que je sache, Lyon n’est pas une ville de tradition révolutionnaire…

Tristan und Isolde (Heiner Müller) Acte II, Lyon 2017 ©Stofleth

Mais que ce soit justement à Lyon que soit affiché ce regard en arrière sur des productions mythiques, dans un théâtre qui cherche résolument des regards neufs et politiques dans ses choix scéniques est un indice : ne serions-nous pas à un moment charnière où tout a été dit scéniquement, au point que le regard en arrière devient une sorte d’échappatoire, que nous sommes devant le mur de verre au-delà duquel pour l’instant il n’y a plus d’avenir en dehors du retour: la mode nous a habitués à ces retours sur le passé, le théâtre en serait-il arrivé à ce point, dans un monde d’ailleurs aujourd’hui largement dominé par l’idée qu’avant c’était mieux…La mode vintage dans tous domaines est aussi un indice…
Par ce Festival, Dorny montre d’un côté que ce théâtre âgé de plusieurs dizaines d’années a toujours sa force et son impact sur le public d’aujourd’hui, et n’a rien de poussiéreux, mais il nous avertit aussi d’une aporie éventuelle dans lequel se débattrait le théâtre d’aujourd’hui. En ce sens le Ring de Castorf à Bayreuth n’est-il pas l’extrême d’un Regietheater au-delà duquel ou il faut radicalement changer de vision, ou bien on risque de se répéter dans la fadeur. La question est essentielle, et vient du théâtre d’opéra le plus novateur de France, et on peut le dire aussi, l’un des plus novateurs d’Europe : et si la mise en scène n’avait plus rien à dire de neuf ?
Il reste que cette question, fondamentale pour le théâtre d’aujourd’hui, se dit par l’opéra. Ce débat est plus feutré au théâtre : la question du statut de la parole au théâtre, des arts du mouvement et de la danse pose une vraie difficulté pour l’art dramatique, mais de manière moins médiatisée qu’à l’opéra. On sait que les metteurs en scène de théâtre les plus originaux viennent souvent à l’opéra au moment où ils sont déjà un peu rangés et « institutionnalisés », épouvantails auprès d’un public lyrique qui frissonne à bon compte : ce ne fut pas le cas ni de Berghaus, ni de Grüber qui assez tôt ont touché à l’opéra dans leur carrière. Et pour Heiner Müller pour qui l’expérience théâtrale procède d’une approche intellectuelle et littéraire, Tristan est d’abord expérience presque « théorique » et non « passage » à l’opéra.
Ces recréations lyonnaises et ce succès incontestable posent désormais une question bien plus fondamentale qui va plus loin que l’événement :  celle du théâtre aujourd’hui, de son devenir dans un monde dont on sait les hoquets et les drames.

De ces questions, la presse allemande s’est fait l’écho, consacrant des pages entières (dans la FAZ, dans la Süddeutsche Zeitung) à l’événement lyonnais, en saisissant le sens et les potentiels. En France, la plus grande revue musicale ne s’est pas déplacée, non plus qu’un « célèbre quotidien du soir », comme on dit…ce sont des fautes lourdes, imbéciles, qui montrent combien échappent les vraies questions culturelles, au profit du contingent attrape-tout, et comment la question culturelle dans nos médias parmi les plus représentatifs (pas tous heureusement) peut-être ignorée dans ses potentialités et bafouée dans sa réalité. [wpsr_facebook]

Tristan und Isolde , Heiner Müller, Bayreuth 1993, Acte I©Archiv Bayreuther Festpiele