THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2014-2015: MACBETH, de Giuseppe VERDI le 13 MAI 2015 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène : Mario MARTONE)

Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE
Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE

Afficher Macbeth de Verdi pour un théâtre, c’est d’abord choisir une Lady Macbeth, rôle difficile entre tous, l’un des plus tendus du répertoire verdien, qui exige une voix hybride, mezzo-soprano aigu ? soprano colorature dramatique ? Nous sommes dans un entre-deux familier d’une époque qui ne fait pas la différence. Il faut des suraigus et du grave, il faut aussi une certaine agilité, il y a des airs plus spectaculaires, d’autres plus centrés sur soi. Il y a dans ce chant Abigaille de Nabucco et aussi Odabella d’Attila, mais il y a plus que du démonstratif, il faut impérativement sentir ce personnage de l’intérieur, un personnage noir, qui peut supporter paradoxalement des voix plus en difficulté, pourvu qu’il y ait une couleur particulière, un sens de l’incarnation (ce qu’avait si bien incarné Jennifer Larmore à Genève dans la production de Christof Loy). J’ai personnellement entendu Ghena Dimitrova avec Abbado en 1985 dans la légendaire production de Strehler avec un Cappuccilli prodigieux, grande voix, j’aurais aimé entendre Leyla Gencer, avec son style et son timbre sombre, ce que j’en ai entendu çà et là me frustre particulièrement (il faut écouter son enregistrement avec Taddei à Palerme en 1960 sous la direction de Vittorio Gui). On aurait pu imaginer là-dedans la bien oubliée Tiziana Fabbricini, dont l’intelligence eût permis d’adapter sa voix problématique aux exigences paradoxales du rôle. Cette maîtresse en expression eût pu peut-être faire des choses intéressantes.   Actuellement, Anna Netrebko s’y est attaquée, avec sa voix charnue, large, avec ce timbre velouté. On ne l’imagine pas forcément là-dedans, mais, notamment à New York en octobre dernier avec Fabio Luisi, elle fut phénoménale.
Macbeth a été composé en 1847, et donc dans la ronde des opéras du « jeune Verdi », et repris et modifié en 1865, 18 ans après, et surtout après le basculement vers un futur différent, après Ballo in maschera (1859), et deux ans avant Don Carlos (1867), c’est à dire un Verdi où la performance vocale se met au service d’une respiration plus profonde, plus intériorisée. Certes, on ne peut nier que dans Traviata la performance vocale se mette au service d’une profondeur psychologique, mais ce n’est pas là le plus souvent ce que le public retient.
Choisissant la version de 1865, Daniele Gatti s’intéresse à ce qui dans Macbeth interpelle un futur, un chant moins ornementé ou brillant, et plus incarné, plus intériorisé.
C’est plus simple sans doute pour le personnage de Macbeth, vocalement plus « traditionnel » que la Lady. Macbeth est un personnage manipulé par son épouse, qui n’a pas immédiatement l’idée du meurtre, mais qui poussé par l’ambition, se retrouve dans l’engrenage des meurtres à répétition, encouragé par les oracles des sorcières, oracles qui, comme tous les oracles, sont à double sens et déchaînent les catastrophes par une interprétation dictée non par la raison, mais par le désir.
La fin du XXème siècle a vu deux grands Macbeth, Piero Cappuccilli et Renato Bruson, deux timbres très différents, l’un, Cappuccilli, brillant, avec une étendue vocale incroyable, et une présence scénique fabuleuse, l’autre, Bruson, plus intérieur, un peu plus voilé, plus tendu peut-être, mais tout aussi exceptionnel par la musicalité et par l’incarnation. Je conseille d’ailleurs d’écouter l’enregistrement de référence d’Abbado, jamais surpassé, fondé sur la force dramatique et l’incarnation des interprètes d’exception (Cappuccilli, Verrett) dont il suffit d’entendre les premiers mots de l’un ou de l’autre pour comprendre qu’on est là devant quelque chose de définitif. A peu de mois de distance sort dans ces années là aussi un Macbeth dirigé par le jeune (alors !) Muti, avec la distribution concurrente de l’époque (Milnes, Cossotto) et la comparaison est à la fois passionnante et éclairante. A l ’un le drame, dans sa nudité presque naturelle, à l’autre l’effet, la recherche d’une tension strictement musicale extrême (la différence d’approche du prélude est incroyable) qui va créer non le drame, mais quelques moments fulgurants. Je suis un des rares qui apprécie cet enregistrement de Muti assez oublié, comme son Ballo in maschera, de la même époque, très grande réussite assez oubliée aussi hélas aujourd’hui.

À ces deux monuments du chant, que sont Macbeth et la Lady, il faut ajouter le troisième rôle, Macduff, confié en général à un jeune ténor d’avenir : chez Abbado, Domingo, sublime d’intensité, déjà une grande vedette à l’époque, chez Muti Carreras, formidable de jeunesse et de tendresse. Alagna a aussi fait merveille dans cet authentique faux « petit » rôle qui chante en même temps que le chœur, mis en valeur par patria oppressa, un de ces grands chœurs spectaculaires dans la tradition du va pensiero de Nabucco et du chœur des conjurés d’Ernani, moment essentiel du drame où tout va basculer de la lamentation à l’action et précipiter la fin des usurpateurs dans la parabole shakespearien de l’ascension et de la chute, chute motivée par les abus, les excès, le meurtre, en somme la singulière folie du pouvoir.
À cause de Shakespeare, parce que c’est la première œuvre à laquelle s’attaque Verdi et même si le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei n’a pas la qualité d’Otello ou Falstaff, à cause aussi de ces deux versions distantes de 18 ans, appartenant à deux contextes différents, entre jeunesse du génie et maturité, Macbeth est un opéra de la complexité.
Quand Abbado a fait Macbeth avec Strehler à la Scala, et bien que l’œuvre fût jouée régulièrement en Italie, elle n’était pas si connue du grand public et ce fut comme une apparition, je me souviens des commentaires de la presse d’alors : après la redécouverte de Simon Boccanegra en 1971, c’était le tour de ce Macbeth en 1975. J’ai eu la chance de voir cette production il y a presque exactement 30 ans, le 15 mai 1985 (Cappuccilli, Ghiaurov, Dimitrova), une production fondatrice dans la mesure où elle a attiré l’attention du grand public sur la valeur théâtrale de cet opéra. Je me souviens de cette ambiance sombre et glaciale, dans des décors faits de panneaux couleur bronze, avec ces stupéfiants éclairages créant un jeu d’ombres et de lumières magique, et ces mouvements d’une élégance inouïe (ah, le jeu de la cape de Macbeth et de la robe de Lady Macbeth s’entrecroisant, au duo du premier acte j’en ai des frissons rien que d’y penser). La vidéo existe, il FAUT la voir pour comprendre comment en 1975 cette production fut considérée à juste titre comme une pierre miliaire de l’histoire de l’opéra.
Dans les mises en scène récentes de l’œuvre, je n’ai rien vu de bien convaincant, Vick à la Scala, cubique et coloré n’apportait rien de bien neuf sinon une esthétique géométrique et glaciale, Kusej à Munich faisait de la Lady une demi-sorcière un peu vulgaire, dans une ambiance vaguement expressionniste; je retiendrai Christof Loy à Genève dans des dé cors monumentaux, en noir et blanc, dans une sorte de vision d’une famille Addams très élégante qui n’était pas dénuée de sens, et surtout Tcherniakov à Paris (merci Mortier), faisant du couple isolé une référence au couple Ceaucescu et donc à tous ces totalitarismes appuyés sur un couple maudit dans une production fort critiquée à l’époque.
Au TCE, sans coproduction, il fallait un travail plus épuré, qui ne nécessitât pas de moyens démesurés et Mario Martone n’est pas un metteur en scène utilisant des moyens complexes. D’origine napolitaine, né dans la ville historique du théâtre en Italie, il est l’une des figures les plus importantes du spectacle en Italie : il est tout sauf un mauvais metteur en scène. Il commence à l’opéra avec un très bon Cosi’ fan tutte à Ferrara avec Claudio Abbado en 1998 ; ce n’est certes pas un adepte du Regietheater, mais  il apparaît comme un des metteurs en scènes les plus intéressants dans la veine non dramaturgique. En Italie, le théâtre se donne plus a voir qu’à mettre en drame, dans la grande tradition de Strehler. Dans ce sens le choix de Mario Martone, l’un des deux ou trois hommes de théâtre qui comptent en Italie, pouvait apparaître comme un choix judicieux. Il a produit un spectacle un pue décevant, à la fois passe partout qui ne peut choquer les tenants de la tradition, mais avec des idées intéressantes et une esthétique relativement élégante : non dérangeant, mais pas indifférent ni stupide et surtout cohérent avec la vision musicale, unique véritable axe porteur de cette production.

Comme je l’ai rappelé plus haut à propos de Lady Macbeth, il y a dans Macbeth une sorte d’alternative : ou bien on fait le choix d’une musique brillante et spectaculaire, ou bien on considère qu’il y a dans cette musique quelque chose de sombre, (« cupo » disent les italiens) où le côté fantastique avec ses dissonances, le rôle tranchant des bois et notamment des flûtes, qui donne une couleur presque berliozienne à certains moments, se confronte sans transition avec des rythmes plus « rassurants » comme la tarentelle qui clôt l’épisode des sorcières (s’allontanarono) : des sorcières dansant la tarentelle! Peut-être l’affirmation d’une italianità, d’une différence avec l’Écosse de Shakespeare, qu’on va retrouver dans le ballet au troisième acte que je regrette de ne pas avoir entendu. Cette sorte d’anacoluthe musicale est passionnante car elle relativise le fantastique verdien, qu’on vient d’entendre dans les quelques mesures qui précèdent cette sortie dansante. Il y a là un trait à mon avis ironique qu’on va retrouver un peu plus tard dans la musique de fond qui accompagne l’entrée de Duncan, plutôt rassurante et pittoresque, une musique paysanne, dit le livret, appelée à qualifier le vieux Duncan, comme un vieillard inoffensif, et l’on passe  sans rupture à la scène du meurtre d’autant plus terrible qu’il n’est pas motivé par la personnalité du roi que la musique nous qualifie de manière souriante, mais par le seul fait qu’il est le roi.Et Gatti marque le contraste entre cette légèreté de fond et subitement la noirceur du son annonçant la noirceur du meurtre.

Il faut lire l’interview de Daniele Gatti dans le programme de salle, qui voit Macbeth comme un opéra noir et qui a évidemment discuté avec Martone pour construire un spectacle qui corresponde à cette vision noire et épurée, laissant l’espace aux personnages.
Il va dans deux directions. D’une part il veut asseoir cette idée de noirceur en évitant d’insister sur tout ce qui pourrait être brillant, les morceaux les plus brillants et les plus éclatants sont plus retenus, comme, je le soulignais précédemment. Dans la tarantelle des sorcières, si étonnante que je signalais plus haut, Gatti manifestement essaie d’éviter de rendre ce moment, qui conclut la scène des sorcières et fait suite au petit duo Banquo Macbeth, un moment trop léger, trop italien au mauvais sens du terme. Il essaie d’effacer tout ce qui pourrait renvoyer à une vision traditionnelle de Verdi, le tzim boum boum sans épaisseur qui écume beaucoup de scènes notamment allemandes mais pas seulement et qui aboutit à une lecture routinière et forcément superficielle, notamment du premier Verdi, y compris par des chefs italiens. Et dans ce Macbeth de 1865, Verdi a déjà derrière lui de grands chefs d’œuvre et surtout ou il s’est libéré des formes du belcanto, pour mettre le chant définitivement au service d’une expressivité, d’une vision et non au service de la performance. Ainsi se justifie chez Gatti sa manière d’orienter les chanteurs, plus vers l’intériorité que vers l’éclat, ce qui évidemment est dangereux, vu l’appétence du public pour la performance.

Gatti est un chef très exigeant qui n’hésite pas à aller à contre courant de la tradition et des habitudes, non seulement du public mais aussi de ses équipes artistiques, si il le sent nécessaire ou s’il pense que la musique ou ce qu’il lit de la musique l’impose. On lui reproche qui ses ruptures de rythme, qui sa lenteur, qui sa trop grande rapidité qui son volume excessif: tout et son contraire. Et la critique notamment française ne l’épargne pas, quelquefois par parti pris, quelquefois par ignorance. Dans ce Macbeth, il s’oppose à tout ce que la poussière a accumulé en terme de lectures et de traditions musicales et son approche est une grande lecture. Je l’écrivais plus haut, Macbeth est une œuvre tiraillée entre le passé belcantiste et l’avenir qui est un chant plus incarné et moins performatif; à ce titre, Macbeth est proche d’Attila ou de Nabucco a cause de la vocalitė terrible et hybride de la Lady et proche de Don Carlos par l’épaisseur psychologique des personnages, due évidemment à l’original shakespearien . Au lieu de valoriser ce tiraillement, ce qu’ont pu faire d’autres chefs, il va résolument dans la direction de l’incarnation et de l’intériorisation, imposant aux chanteurs des contraintes interprétatives et imposant à l’orchestre de lire la partition en se débarrassant des références traditionnelles, mais au contraire d’un œil neuf et presque vierge pour combattre une vision très extérieure de Verdi, le compositeur qu’on chantonne sans toujours le prendre vraiment au sérieux. Certains wagnériens prennent Verdi pour un compositeur à chanteurs . Chez Verdi, en France et ailleurs, on vient pour le chant et rarement pour le chef et on pense que le chant dicte ses lois. Le chef n’a qu’à suivre. Si des chefs comme Claudio Abbado ont réhabilité le Verdi compositeur, il reste que plus que pour Wagner, le monde de l’opéra abuse d’un Verdi médiocre, combien de distributions étincelantes avec des chefs médiocres qui se contentent d’accompagner le chant, et qui au fond répondent à la commande du public: si Netrebko chantait ce soir la Lady, qui viendrait pour Gatti ?

Or, et je le constate depuis plusieurs années, et notamment depuis Falstaff, Traviata et Trovatore, Gatti essaie de montrer à la fois le tissu de la partition et surtout des subtilités qu’on n’a pas l’habitude de relever ou de considérer. L’accompagnement orchestral du chœur des sorcières au troisième acte en particulier ondine e silfidi, qui conclut la scène, où Verdi a placé la le ballet traditionnel pour Paris, essaie de faire de l’orchestre et du chœur deux protagonistes d’égale valeur, avec une subtilité et un raffinement inouï de jeu sur la couleur, d’exaltation des bois, magnifiques tout au long de l’opéra, mais aussi d’un extrême allègement des cordes, rendant à la fois le mystère, mais aussi le côté impalpable et aérien de l’esprit au sens fantasmagorique du terme.
Ce que Gatti a réussi à faire avec le National de France, que l’on a osé envisager de supprimer est vraiment prodigieux, rarement l’orchestre quitte le sommet, même si des amis qui avaient vu d’autres représentations l’ont trouvé un peu plus fatigué. Il y a là trace tangible d’un intense travail de répétitions et d’une option, que Gatti d’ailleurs n’est pas le seul à soutenir : Muti soutient depuis longtemps que le tissu des partitions verdiennes est d’un raffinement mozartien. Certains auditeurs d’ailleurs ne partagent pas cette vision et disent qu’on enlève à Verdi sa sève en voulant exalter un hypothétique hyperraffinement.
Il y a chez Gatti la volonté de montrer que ce raffinement n’est jamais gratuit, mais au service d’une lecture tout aussi raffinée au niveau de l’analyse psychologique et du drame, et donc qu’il s’impose, non pour des raisons esthétiques, mais dramaturgiques. Nous sommes à l’opposé d’une lecture complaisante qui dirait exclusivement « regardez comme c’est beau ». Gatti va exalter dans sa lecture des destins individuels qui se croisent, en partant de l’écriture et de ses subtilités, où la partition n’accompagne pas le chant, mais où la partition par ses méandres et ses subtilités impose un type de chant, produit le chant : le chanteur au service de l’épaisseur musicale.
Muni de ces viatiques, il va laisser le metteur en scène gérer le drame, pourvu qu’il reflète d’abord cette profondeur-là qui est profondeur psychologique avant que dramaturgique. Dans cette vision, tout procède du chef qui est le tronc auquel les différentes branches s’accrochent.

Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

Mario Martone a-t- il réussi à proposer une vision dramaturgiquement cohérente avec la vision du chef, sans doute, dans la mesure où Daniele Gatti, comme beaucoup de chefs et notamment beaucoup de chefs italiens, garde une certaine distance avec la mise en scène à laquelle, je résume pour être clair, il demande de ne pas interférer dans la lecture musicale, ou du moins que la lecture du metteur en scène alimente la lecture du chef ou la conforte, mais ne la détourne pas. Il est certain qu’une mise en scène qui bousculerait trop et focaliserait trop l’attention effacerait la musique ou la relativiserait. Martone ici ne dérange pas la musique, l’accompagne sans la perturber (sauf les sabots des chevaux…) mais, dans la première partie au moins ne propose pas de révolution, ni même une seule idée neuve. Les sorcières sont traditionnelles, le banquet où apparaît le spectre est traditionnel, la gestion des mouvements est relativement traditionnelle aussi. Mario Martone n’est pas un révolutionnaire, ni un metteur en scène à « lecture », mais c’est d’abord un raconteur d’histoires , il s’intéresse d’ailleurs au cinéma (la lecture de la lettre par Macbeth en voix off et non par la Lady, est un procédé de cinéma) et la mise en scène ici utilise pas mal de procédés cinématographiques, notamment dans la seconde partie.
Dans le paysage décimé du théâtre en Italie, il est quand même l’une des figures les plus solides, et loin d’être un médiocre. Mais son travail ici ne me paraît pas avoir l’inventivité suffisante, en tous cas pas à la hauteur de l’inventivité musicale.
Cependant les actes 3 et 4, ceux de la chute, semblent l’avoir plus intéressé, c’est en tous cas là qu’on ouvre des idées non dénuées d’intérêt, non pas l’utilisation de la vidéo, traditionnelle, esthétisante, non pas celle des chevaux, inutile: il y a certes des images d’une réelle beauté, mais je trouve plus intéressante la  manière de voir certaines scènes, comme le chœur patria oppressa dont il fait le chœur funèbre qui accompagne les funérailles de l’épouse et des enfants de Macduff, lui liant du même coup l’air fameux de Macduff, cet air de référence pour ténor d’un personnage au total  secondaire au moins jusque là. Habituellement le chœur est un chœur de soldats ou de populations réfugiées : arrive Macduff qui pense a sa famille décimée,  sans lien direct avec ce qui précède. Instituant çe lien, Martone de manière assez intelligente à la fois donne une logique à la scène et instille une idée politique, qui est celle du déclencheur d’une révolte ou d’une révolution. Quand les crimes s’accumulent, il y a un moment où un élément déclencheur amène la révolte et la guerre civile. C’est le destin de tout régime totalitaire de finir par liguer contre lui une somme d’intérêts hétéroclites qui ont en commun la haine du dictateur. Et Gatti qui donne une couleur éminemment sombre à la fois au chœur et à l’air, conforte cette logique là.

Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE
Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE

Deuxième idée intéressante, celle de montrer assez subtilement, ce n’est pas souligné mais seulement suggéré qu’à un dictateur va en succéder un autre, vu la manière dont Malcolm arrive à cheval au III, puis dont il est couronné, au IV, et dont on se soumet à lui, les branches de la forêt de Birnam déposées à ses pieds sont des marques de soumission, et donnent l’idée aussi que les armes sont déposées et que les opprimés retournent à leur oppression. D’ailleurs, Malcolm devient une figure royale dont on sent les possibles dérives futures, cette subtilité dans la manière de le montrer sans surligneur est une preuve de grande maîtrise des images théâtrales. Gatti dirige d’ailleurs le chœur final non comme un chœur triomphant et facile alors que la musique inviterait à ce côté tutti contenti mais plutôt en un mode plus sérieux et vaguement plus tendu. Tutti contenti ? non, mais plutôt tutti gabbati.

Dernière idée relevée, peut être la meilleure, le combat de Macbeth et de Macduff avec un Macbeth habillé par les sorcières et maladroitement attifé en guerrier, comme un mort vivant combattant ou bien plutôt comme un épouvantail, en tous cas ayant quitté la vie avant que de combattre et ne faisant plus peur. C’est un moment très frappant dans le déroulement dramaturgique, moins frappante en revanche la manière dont le cadavre est traîné dehors, même si la signification en est claire : il faut effacer Macbeth de l’histoire et donc laisser l’espace purifié de sa présence ou de la présence de son corps pour laisser place nette au successeur

Ces trois idées montrent que Martone n’est pas un metteur en place mais bien un metteur en scène: son spectacle, sans être référentiel, et sans m’enthousiasmer, répond donc à l’exigence et accompagne le propos, j ai plus en tête d’autres travaux comme Strehler jadis ou Tcherniakov naguère, mais chevaux (inutiles) mis à part….Martone répond en quelque sorte à la commande

Il faut saluer aussi le travail du chœur, qui n’a pas l’habitude de la scène puisque ce n’est pas un chœur d’opéra, mais de radio. La manière de se mouvoir (scène des sorcières) montre aussi le travail effectué pendant les répétitions. Le travail fait sur la langue est aussi remarquable, car la diction est claire et la présence forte et juste. De ce point de vue, chœur et orchestre ont été plus qu’à la hauteur des exigences et ont donné une réponse éclatante à ceux qui les ont condamnés il y à peine quelques semaines.

Du côté des chanteurs, le plateau répond lui aussi et garantit une soirée de bon niveau mais peut être pas tout à fait à la hauteur du niveau de l’orchestre, de la prestation musicale ou des exigences posées. Avec de telles options de raffinement et de noirceur, une telle profondeur psychologique voulue et affirmée par le chef, les chanteurs éprouvent quelques difficultés à se hisser à ce qui est demandé essentiellement pour des questions techniques.

Signalons d’abord quelques rôles de complément, dont la dame de compagnie de Sophie Pondjiclis. Voilà une artiste que je connais depuis longtemps, très musicale, et qui ce soir m’a surpris par sa présence vocale, à la fois dans les ensembles, où on l’entend et la distingue parfaitement, et dans les quelques répliques du quatrième acte ou l’on entend une voix élargie, un grave sonore et pur, et une vraie musicalité . On ne prête jamais assez attention à ces rôles, mais  la qualité des rôles secondaires est aussi un gage de bon management artistique. Le Malcolm de Jérémy Duffau est intéressant, plus jeune, mais au timbre attachant qui gagnerait à une meilleure projection.

La Macduff de Jean- François Borras est non une surprise, mais une confirmation. Le rôle assez instrumental est très secondaire dans la première partie, prend de l’importance dans la seconde où l’air qu’à écrit Verdi pour lui est l’un des grands airs pour ténor du répertoire lyrique. C’est un ténor, donc à priori un personnage positif, et Verdi lui donne un air très lyrique, très intérieur, à la ligne de chant soutenue, avec nécessité de tenir de longues phrases, sans être jamais démonstratif. La voix demande aussi une capacité à soutenir les ensembles et les parties plus héroïques lorsque Malcolm vient entraîner le peuple. Borras a été vraiment valeureux et même plus dans son air Figli o Figli miei; dans les parties plus héroïques, la voix a besoin de prendre du volume et de ductilité, mais dans le lyrisme, il est vraiment magnifique et a remporté un grand succès tout à fait justifié

Le Banquo d’Andrea Mastroni est surprenant comme personnage parce que le chanteur est très jeune et qu’on a l’habitude de voir un Banquo plus mûr de l’âge de Macbeth, ensuite parce que cette jeunesse physique correspond à une jeunesse vocale qui ici hélas nuit au rendu du rôle. Le timbre est très intéressant, le style est bien dominé, mais la voix est engorgée, la projection problématique, comme si il cherchait sans cesse ses graves qu’il n’a pas naturellement. C’est dommage, parce qu’on sent des qualités artistiques évidentes que le rôle ici ne met pas en valeur. Erreur de casting.

Reste le couple de protagonistes. Disons d’emblée que l’accueil du public a été positif, pour une production qui globalement  s’est très  bien défendue, mais dominée de manière nette, voire écrasante, par une direction musicale d’un exceptionnel niveau, il fallait sans doute des chanteurs d’un niveau supérieur pour répondre au défi.

Nous connaissons depuis longtemps Roberto Frontali, un bon baryton, à la diction impeccable, mais sans vrai charisme. Dès que la voix s’élargit, le timbre est clair et pur, voire presque suave, la projection impeccable, le volume sans problème. C’est vraiment très bien chanté et dominé. Mais dès que la voix descend dans le grave, ou devient plus contrainte pour exprimer des sentiments plus intérieurs, elle perd de l’homogénéité, et de la couleur, et finalement on a l’impression de deux voix différentes. Certes, Daniele Gatti veut un Macbeth plus sombre, plus intérieur, plus rentré en soi. Et Frontali essaie de rendre cette idée, il n’est jamais brillant mais joue plutôt l’angoisse, et n’arrive pas toujours à varier la couleur pour rendre les différentes facettes, notamment dans les deux premiers actes et du coup, le problème de chant nuit à l’intention interprétative. Il reste que c’est bon Macbeth, mais pas exceptionnel, parce qu’il n’arrive pas à plier sa voix aux variations de ton exigées par le rôle : il a la tension, mais pas toujours la réponse en terme d’incarnation et de couleur.

Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

La belle Susanna Branchini pose d’autres problèmes, plus strictement vocaux. Voilà une chanteuse, physiquement superbe, et donc très élégante en scène,  avec de vraies qualités. On le sait, on l’a précisé plus haut, le rôle est d’une très grande exigence, il demande des qualités très variées, de séduction, de froideur, des aigus redoutables, mais aussi des éléments de technique bel cantiste. Un peu de Norma, un peu de Turandot, un peu d’Abigaille, mais aussi un peu de Traviata…bref, la quadrature du cercle pour une artiste qui n’aurait pas la sûreté vocale de départ.

Or la technique de Susanna Branchini est erratique en bien des moments, passages mal négociés, aigus mal projetés souvent, quelquefois réussis cependant, diction quelquefois sacrifiée, sons assez sales, graves mal maîtrisés, tout simplement parce qu’elle n’a pas la voix du rôle.

Le personnage est beau, l’attitude en scène magnifique, mais Lady Macbeth exige des qualités de couleur, une technique, et surtout un volume vocal que Susanna Branchini n’a pas, elle va chanter Abigaille à Vérone, cela me paraît sinon prématuré, du moins à côté des possibilités réelles de cette voix, plus lyrique que dramatique. Même si les actes I et II, sont plus traditionnels pour elle, avec un premier air est clairement dans la ligne belcantiste,  (déjà moins la cabalette ) l’air la luce langue  et le fameux brindisi colmi il calice de la scène finale du II, ses prestations ont des défauts d’ensemble qui font quelquefois sursauter, avec quelques problèmes de justesse, des variations savonnées et une série de petits défauts circonscrits qui finissent par être trop nombreux .
C’est presque paradoxal, mais elle s’en sort mieux dans son air final dit du somnambulisme une macchia  è qui tutt’ora, comme si elle s’était économisée pour mieux tenir la ligne de chant, mieux dire le texte,  et surtout donner une couleur plus intéressante. A cet air redoutable correspond aussi un jeu très maîtrisé où l’horreur laisse la place à une certaine émotion. Et même la note finale émise a ce fil di voce demandé par Verdi : elle s’en sort plutôt à son avantage, mais c’est bien moins satisfaisant sur l’ensemble. Il reste que je ne pense pas que cette artiste ait intérêt à chanter ce répertoire, mais plutôt mieux consolider ses côtés plus lyriques et sa technique. Elle ne gagnera rien sur ce type de rôle à mon avis et sa Lady n’est pas convaincante, c’est même sans doute la moins convaincante du plateau. J’étais au moment de l’entracte très dubitatif sur la prestation, la deuxième partie mieux maîtrisée et bien interprétée n’a pas dissipé mes doutes, mais les a un peu relativisés.

Au total ce fut une bonne soirée, dont on sort content, car tout cela a une véritable tenue. Mais une tenue qui ne tient qu’à la direction à la fois conceptuelle et incroyablement élaborée de Daniele Gatti. Le chef est la colonne vertébrale de cette construction. Il a démontré à quel niveau il pouvait porter l’orchestre et du coup fait taire les habituels grincheux : on voit mal ce qui pourrait être opposé à cette direction proprement monumentale et d’une subtilité et d’une intelligence rares. Il n’a pas eu le plateau qui correspondait totalement à cette direction, tout en étant respectable, et la mise en scène ne perturbe pas un discours qui se voulait ici essentiellement musical. Ma théorie du trépied (un opéra réussi c’est au moins deux pieds du trépied chef-plateau-mise en scène) a un peu de plomb dans l’aile face à ce travail où la direction musicale prend totalement le pouvoir, pour réhabiliter un Verdi profond, subtil, raffiné, qu’on oublie quelquefois un peu trop sur nos scènes. Et ça, c’est irremplaçable.[wpsr_facebook]

Acte IV © Vincent Pontet / TCE
Acte IV © Vincent Pontet / TCE

THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES 2013-2014: DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC (Dir.mus:Jérémie RHORER; ms en scène Olivier PY)

Égalité ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Égalité ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

Année Poulenc oblige (Cinquantenaire de sa mort en 1963), chacun y va de ses Dialogues des Carmélites. Après Bordeaux, Angers, Lyon, c’est au tour du Théâtre des Champs Elysées de présenter le chef d’oeuvre de Francis Poulenc dans une mise en scène d’Olivier Py. La distribution en est étonnante, puisque pratiquement la fine fleur des chanteuses françaises est sur scène ce soir: le chant français  féminin se porte si bien qu’il peut sans crainte alimenter un carmel entier ou presque. On ne va pas s’en plaindre.
On attendait beaucoup d’Olivier Py, après Alceste de Gluck à Garnier et surtout une Aïda tout autre que céleste. Le même mois, il fait Hamlet de Thomas à Bruxelles et Carmélites à Paris: to be or not to be a dû être une question brûlante dans chaque lieu pendant les répétitions…

Soyons sérieux, des trois spectacles parisiens d’Olivier Py, cette production des Dialogues des Carmélites est sans conteste la meilleure des trois, esthétiquement très réussie,  avec des idées fortes et des images qui marquent. L’immense succès, le triomphe de l’accueil du public et l’unanimité de la critique ne trompent pas.  L’entreprise va à l’opposé de ce qu’a essayé Christophe Honoré à Lyon, là où Honoré allait vers le monde, le contexte, la difficile naissance de la République, les comportements ambigus des républicains (ou des résistants), et montrait des carmélites malgré tout ouvertes sur l’extérieur, Py embrasse résolument le point de vue de la réclusion et pose le problème du religieux: le salut, le martyre, la passion. Là où chez Honoré on avait un loft clair ouvrant sur la ville mais un peu déglingué, on a chez Py une boite noire, des murs, du béton, un espace clos sans être toutefois étouffant.
À l’évidence le décorateur Pierre-André Weitz s’est inspiré de l’architecture de Le Corbusier au couvent de La Tourette, près de Lyon. Une architecture de béton brut, rectiligne, peu éclairée, mais ouverte sur le jour par des fentes (comme le sont les éclairages de l’espace scénique), et malgré tout ouverte sur une nature entrevue (des arbres décharnés) un lieu complètement recentré sur lui-même. Écoutons Le Corbusier: « Ce couvent de rude béton est une œuvre d’amour. Il ne se parle pas. C’est de l’intérieur qu’il se vit. C’est à l’intérieur que se passe l’essentiel. » On pourrait reprendre mot pour mot l’expression au service de la lecture de cette production, toute tournée vers l’intérieur,  fermée aux autres, fermée au monde, mais pas à l’amour de Dieu.

Liberté ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Liberté ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

Reprenant le principe des phrases “motto” inscrites au mur qu’on a vu chez Christophe Honoré, ici s’inscrivent à la craie (comme dans Alceste) sur les murs les mots liberté (bientôt modifié en liberté en Dieu), puis égalité (devenu peu après égalité devant Dieu). Chez Honoré, le poids de l’extérieur et des agitations se lisait presque dès le début, avec ce groupe, omniprésent, de spectateurs du réveil du marquis de La Force; chez Py, rien ne se perçoit jamais de l’agitation extérieure, et d’ailleurs, la plupart des interventions des révolutionnaires se font de la salle, c’est à dire du monde; jusqu’au bout, les carmélites, même devant la guillotine, sont en clôture, ou vivent la clôture à l’intérieur  d’elles mêmes , une clôture en groupe qui est évidemment en soi fraternité. Py nous fait vivre un monde coupé, sécurisant (notamment pour Blanche qui ne supporte pas l’agression de l’extérieur) un monde dont l’univers est la règle,  suivre la parabole de la vie christique, qui nous est présentée à divers moments de l’action,

Nativité ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Nativité ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

comme des images pieuses vivantes et des découpages de type origami (ogive, ailes, agneau mystique…) on voit ainsi Annonciation, Nativité, Cène, Crucifixion figurées par les carmélites, comme des intermèdes qui nous conduisent peu à peu à la Passion. Car l’idée est bien l’expression de la Passion dans ces dialogues qui sont autant de stations, comme des vignettes de ces histoires qu’on voit se dérouler sur les fresques des églises. Cette structuration en moments, en tableaux, avec des ellipses temporelles, on la voit dans Pelléas et Mélisande, dans Wozzeck de Berg et après Poulenc dans Die Soldaten de Zimmermann et dans le Saint François d’Assise de Messiaen. Honoré, en laissant pratiquement sans cesse sur scène le groupe des carmélites, fluidifiait le drame et cassait les moments, il mettait les doutes de Blanche ou de la Prieure sous le regard de tous. Py choisit l’intimité grise des âmes, et la forme précise de dialogues: beaucoup de scènes se passent entre deux ou trois personnages, selon un schéma qui tire (notamment dans la deuxième partie) vers l’ennui tant il se répète.

Entrée de Blanche en clôture ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Entrée de Blanche en clôture ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

La scène initiale, chez le marquis de La Force, se passe devant le mur de la clôture, dont l’assemblage compose une croix qui s’ouvrira et se fermera sur la vision du carmel. Devant ce mur, le lustre de cristal allumé, seul signe du monde, et un espace réduit, comme un corridor, un lieu de passage de jardin à cour et de cour à jardin qu’on retrouvera à la fin, quand Blanche chassée comme les autres carmélites se retrouve dans sa maison vide où le lustre allumé est au sol.
Au contraire d’Honoré aussi, qui tirait le dialogue vers un naturel presque cinématographique, vers des conversations  plutôt que des dialogues, Py (et sans doute aussi le chef Jérémie Rhorer) soignent le travail sur le langage, sur sa qualité et sa hauteur, je dirais presque son élévation. La diction est particulièrement soignée, les moindres inflexions marquent du style: à ce titre emblématique est la vision aristocratique du Chevalier de La Force, Topi Lehtipuu, dans un français impeccable de qui a l’habitude de la diction baroque, et presque artificiel, qui est à l’opposé de ce que faisait Sebastien Guèze chez Honoré, où dominait la folle jeunesse et l’immédiateté. On peut dire de même pour toutes les protagonistes, à l’exception voulue de Blanche, qui est  ailleurs, y compris par le langage. Constance (Sandrine Piau) malgré l’expression de la jeunesse, reste douée d’un langage et un style impeccables (là où Sabine Devieilhe composait chez Honoré un personnage juvénile inoubliable et destylé). Cela m’a vraiment frappé: nous sommes dans le langage de l’élévation, dans un langage où la forme fait substance, un langage que Bourdieu appellerait distingué. Il y a donc dans ces dialogues jusque dans le style du discours un aspect cérémoniel qui sied à une marche au supplice. Le sommet dramatique de l’œuvre est évidemment la mort de la vieille Prieure, madame de Croissy, déjà élevée par la vision extraordinaire “vue d’en haut”: Ronconi avait déjà utilisé le procédé dans Le Conte du Tsar Saltan de Rimsky Korsakov et dans Lodoïska. La vieille prieure agonisante dans son lit est vue à la verticale, du dessus, et les religieuses dialoguent avec elle comme on dialoguerait avec le Christ en croix dans la prière. Car c’est bien à une crucifixion qu’on assiste, la vieille prieure dans ses cris sacrilèges à l’approche de la mort ne faisant que reprendre “Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” du Christ sur la croix: centre de la problématique de Blanche, Soeur Blanche de l’agonie du Christ, qui ne réussit pas à affronter la mort (là où Constance, havre de vie dans ce groupe de carmélites, a au contraire fait sienne l’équation “qui aime la vie, voit sereinement la mort”), centre de la problématique de la Prieure, qui avait aussi au départ de son noviciat choisi ce nom, et qui devant la mort, doit affronter la peur.

Blanche face à Madame de Croissy ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Blanche face à Madame de Croissy ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

Ce lien entre Blanche et la Prieure est matérialisé par les efforts vains qu’elles font toutes deux pour se toucher, en un geste fameux pris à Michel Ange dans “La Création de l’homme” de la Chapelle Sixtine. Scène magnifique, aux éclairages somptueux (de Bertrand Killy) et magnifiée par l’impressionnante composition de Rosalind Plowright, désespérée, mais toujours avec style, une désespérance aristocratique qui fait pièce à la Prieure de Sylvie Brunet chez Honoré, qui jouait le déclassement total. Deux extrémités opposées du spectre, et deux lectures puissantes, égales, l’une conforme (Py), l’autre  dérangeante (Honoré).
Car c’est là que je reste un peu dubitatif sur les choix de Py: voilà un spectacle travaillé, où les gestes des acteurs, où leur langage, où leur diction ont été balisés au millimètre, un spectacle esthétiquement non seulement soigné, mais d’une beauté supérieure (par exemple la scène finale où les carmélites disposées en cercle vont une à une au son de la guillotine, rejoindre le ciel étoilé, sous le regard extérieur de Mère Marie de l’Incarnation, debout au premier rang de la salle), et pourtant un spectacle attendu, où la conformité confine à la convention : ne pouvait-on pas éviter le regard manichéen sur les méchants révolutionnaires et les gentilles victimes (qui ont opté en groupe pour le martyre…et donc qui meurent en triomphe)? J’avoue avoir été gêné par l’expression caricaturale des violences: j’aimais mieux Honoré, dont la violence s’exprimait bien plus fortement, sans expressionnisme pour le coup. Et comme l’option de Py est attendue et que les données en sont claires assez vite dès la première partie, ce travail n’évite pas  des moments en creux où l’ennui affleure.
La direction de Jérémie Rhorer  bénéficie d’un orchestre prestigieux, le Philharmonia, aux sons ronds, aux reliefs accusés, et en cette dernière représentation totalement rôdé, mais elle reste elle aussi pour moi en deçà de l’œuvre. Tout est précis, conduit, en place: rien à dire de ce côté: Rhorer est un vrai “conductor”. Est-il pour autant un guide vers cette oeuvre qui nous en révèlerait les secrets et les filiations (Debussy, Moussorgsky, Ravel) ? J’ai mes doutes.  Sa direction ne m’a rien dit, ne m’a pas parlé, ne m’a pas touché: elle a parfaitement accompagné le drame, elle l’a illustré: elle n’a ni fouillé, ni approfondi le tissu de la partition. Kazushi Ono à Lyon, avec un orchestre moins aguerri, techniquement peut-être plus imparfait, m’en disait beaucoup plus, montrait une tension autrement plus forte (il ne suffit pas de jouer fort pour jouer tendu) et travaillait beaucoup plus dans la plaie, au scalpel: Ono tirait l’oeuvre vers les tensions du XXème siècle, Rhorer fait un travail presque vériste, superficiellement dramatique, sans vraie profondeur pour mon goût.
C’est sur le chant qu’on n’a que des éloges à faire: des plus petits rôles (on a eu plaisir à entendre Annie Vavrille en Mère Jeanne et à nouveau cette délicieuse musicienne qu’est Sophie Pondjiclis – elle aussi en son temps sortie de l’atelier de l’Opéra de Paris- dans Soeur Mathilde) jusqu’aux personnages principaux:

La vieille prieure ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
La vieille prieure ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

la première Prieure de Rosalind Plowright est hallucinante de vérité. La voix est certes  déconstruite, mais ces défauts restent assumés en grand style, avec des aigus encore impressionnants, et une incarnation prodigieuse: on se souviendra longtemps de ce Christ au féminin agité dans son lit et lançant ses imprécations. Voilà LE moment d’opéra de cette soirée. Il fallait que cette voix soit crépusculaire et hypertendue, il fallait qu’elle montre ses défauts, il fallait que le sang coule de la blessure: une merveille. Quant à ceux qui oseraient émettre des réserves sur cette performance, je leur dis “pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu’ils font…”.
La Blanche de Patricia Petibon est simplement bouleversante, de puissance, de simplicité, de naturel, d’intelligence. la voix s’est élargie, l’aigu est épanoui, la personnalité prodigieuse, l’engagement exemplaire: elle existe, elle est, elle porte le drame. Je n’ai pas toujours été convaincu par cette artiste: elle m’a cette fois-ci enthousiasmé. Elle est à  cette production ce qu’était Sabine Devieilhe à la production de Honoré: le diamant.
La Constance de Sandrine Piau pâlit sans doute de ce voisinage par l’expression d’une personnalité scénique plus en retrait, plus effacée. Mais la personnalité vocale, le style, la diction, la technique emportent l’adhésion, face à une Blanche éclatante, elle est  peut-être en retrait scénique, mais vocalement merveilleuse d’émotion contrôlée. Elles s’opposent par la couleur et les options de leur chant, elles sont unies dans l’excellence musicale et la sensibilité.
Madame Lidoine est Véronique Gens, elle aussi merveilleuse de style et aussi de naturel. Véronique Gens est de celles qui ne sont jamais maniérées, jamais artificielles, elles vont directement au but, sans fioritures mais sans fautes de style, avec un contrôle et une technique sans failles. Malgré quelques aigus métalliques aujourd’hui, elle triomphe, parce que ce chant colle parfaitement à la peau du personnage, il est le personnage.
Enfin, Sophie Koch en Mère Marie de l’Incarnation a cette énergie et cette voix puissantes, et en même temps une présence d’une humanité confondante. C’est une magnifique performance, qui en fait à la fois un personnage effectivement imposant, et malgré tout soumis et obéissant. Elle subit l’humiliation de ne pas être élue prieure avec une égalité stoïque qui transparaît dans cette voix chaude et large, impeccable de style et au jeu remarquable (la scène avec le chevalier de La Force et Blanche, où elle est une sorte de chaperon attentif est à ce titre particulièrement emblématique).
En bref, un chant féminin français au sommet de sa forme, et une Plowright (britannique) grimpée tout droit dans la légende, avec cette incarnation hallucinée de Madame de Croissy.
Du côté masculin, Philippe Rouillon campe un marquis de La Force conforme à l’attendu, moins engagé idéologiquement que Laurent Alvaro chez Honoré, mais Py l’a voulu ainsi, avec une belle voix chaude, qui contraste  avec la voix contrôlée, éduquée, de Topi Lehtipuu, l’un des meilleurs ténors de sa génération pour le répertoire du XVIIIème siècle, qui frappe par son maintien et son impeccable style, par sa diction d’une confondante clarté, mais qui gagnerait à avoir scéniquement une personnalité un peu plus marquée pour mon goût. Même remarque pour François Piolino, un prêtre élégant, au chant stylé, mais à la personnalité un peu plus pâle et moins affirmée que celle voulue par Honoré à Lyon (avec Loïk Felix, moins apprêté et plus naturel). Jérémie Duffaut dans le premier commissaire s’en tire aussi avec les honneurs.

Sophie Koch & Jérémie Duffau ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Sophie Koch & Jérémie Duffau ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

Il reste que du point de vue du chant, aussi bien du côté des femmes que des hommes, on a vraiment eu droit à une performance de très haut niveau, difficilement reproductible à mon avis.  C’est là sans doute le plus grand prix de cette production qui a su réunir à la fois des personnalités d’exception et des voix au sommet de leur art. Qui dira que le chant français est malade? En Italie, on serait bien incapable d’aligner tant de qualité autochtone sur un plateau.
Au total, un grand moment musical, un beau moment scénique, mais je reste plus convaincu, avec des moyens différents, mais autant d’intelligence et de sensibilité, par l’entreprise lyonnaise, qui fouillait la plaie jusqu’au malaise. Il reste qu’à deux mois de distance, deux productions de ce niveau sont un honneur pour la scène lyrique française.
[wpsr_facebook]