THEATER BONN 2015-2016: JÉRUSALEM de Giuseppe VERDI le 9 AVRIL 2016 (Dir.mus: Will HUMBURG; Ms en scène: Francisco NEGRIN)

Gaston (Sébastien Guèze) ©Thilo Beu
Gaston (Sébastien Guèze) ©Thilo Beu

Jérusalem manque à l’Opéra de Paris, pour lequel Giuseppe Verdi l’a composé, depuis 1984 au moment où Massimo Bogianckino avait de manière lumineuse proposé que le répertoire écrit pour cette maison soit remis à l’honneur. Quant à la Scala, la dernière fois où Jérusalem a été proposé, c’est en 2001, dirigé par Zubin Mehta et mis en scène (déjà) par Robert Carsen, à l’occasion d’une tournée de la Staatsoper de Vienne. L’archive du théâtre n’indique pas d’autres présentations et il ne serait pas étonnant que l’œuvre écrite pour Paris n’y ait connu quelques rares représentations que dans sa version italienne « Gerusalemme » qui remonte à 1850. Gianandrea Gavazzeni qui a souvent dirigé I Lombardi alla prima Crociata, a fait Jérusalem à la RAI de Turin avec José Carreras et Katia Ricciarelli, il en reste un coffret ainsi que Gerusalemme à Venise avec Leyla Gencer.

C’est dire que l’initiative courageuse du Theater Bonn comble un vide. Ce Verdi là est encore plus rare que la récente Giovanna d’Arco scaligère et ce seul argument justifiait le voyage sur le Rhin…D’ailleurs c’était à Bonn la création scénique allemande.
Il y a en ce moment un retour de flamme du Grand Opéra: ce genre enterré par le XXème siècle retrouvera-t-il au XXIème le chemin des scènes épuisées par des années de Traviata, de Tosca, et de Bohème, et avides de renouvellement ou d’excavations. Même Paris, lieu bien connu pour les enterrements de son propre répertoire annonce de prochains Huguenots.
D’où l’intérêt de cette résurrection, défendue avec ardeur et qui résulte être un immense succès puisque chacune des représentations depuis la première en Janvier a affiché complet.

J’ai donc assisté à la dernière de la série, dans la salle archi comble de l’Opéra de Bonn (un millier de places disposées frontalement) qui a fêté l’an dernier son 50ème anniversaire.

Verdi a  conçu pour Paris un Grand Opéra, en modifiant l’orchestration (qui laisse bien plus de place aux cuivres que I Lombardi et qui m’a semblé avoir aussi quelques échos Cherubiniens), en déplaçant les airs, en modifiant assez profondément le livret et pas seulement en déplaçant l’action de Milan/Palestine à Toulouse/Palestine, mais aussi en le rendant moins touffu et plus linéaire que le livret italien .On connaît les règles du Grand Opéra, rappelées dans ce blog à propos du Prophète ou de La Juive : une intrigue sur fond d’histoire (ici, Les Croisades), une multiplicité de lieux, une abondance de personnages et des chœurs, des intrigues favorables à des tableaux historiés gigantesques qui font la joie du public.

Décor de Paco Azorin ©Thilo Beu
Décor de Paco Azorin ©Thilo Beu

Jérusalem raconte une triste histoire évidemment, celle d’un couple amoureux, Gaston (de Béarn) et Hélène, fille du comte de Toulouse, qui vont se marier avec la bénédiction paternelle pour sceller la réconcilation entre les deux familles. Mais le frère de Roger ne supporte pas cette perspective parce qu’il est incestueusement amoureux de sa nièce : il veut donc éliminer le jeune Gaston. Manque de chance, à cause d’une méprise, c’est le frère, le Comte de Toulouse qui est frappé (mais pas tué); Roger va être ravagé par le remords, mais néanmoins faire accuser Gaston du forfait.

Comme on est en 1095 et que le pape s’agite pour envoyer l’Europe en Croisade, tout se beau monde, poussé par le légat du pape, va se retrouver en Palestine, pour régler ses comptes, vivre en repentance ou conquérir Jérusalem, qui chez les Croisés, qui prisonnier d’un Emir, qui dans un harem. Bref, rien de religieux dans tout cela (malgré les paroles du choeur), mais des aventures dignes de bandes dessinées colorées et pittoresques.
À la fin, tout rentre dans l’ordre après de multiples péripéties et un ballet : Hélène retrouve Gaston, Roger est tué dans la bataille, et Jérusalem est prise par les Croisés.

Un Gaston christique (Sebastien Guèze)
Un Gaston christique (Sebastien Guèze)

Le metteur en scène espagnol Francisco Negrin a décidé de refuser toute ambiance de bande dessinée, et dans un décor unique (un tunnel infini) construit une histoire mystique, une sorte d’exercice spirituel où ce qui est en cause, c’est la conquête de la Jérusalem Céleste, le triomphe du Bien contre le Mal, dans une ambiance qui oscille entre les cercles de l’Enfer Dantesque et des images proches de Jérôme Bosch. Une “Carte du Tendre mystique” est projetée au départ, passant par les Limbes, le Purgatoire pour arriver à la Jérusalem Céleste. Ainsi donc le fil rouge en est le couple Hélène/Gaston sur qui s’ouvre l’opéra (en une scène de nuit d’amour et de départ qui rappelle Roméo et Juliette) et la reconquête par Gaston de son honneur perdu, après des souffrances où on le fait apparaître comme un héros christique, souffrant et la haine de la foule, et les trahisons, qui doit sans cesse se déguiser pour agir et triompher. Figures de l’autorité (Le légat du Pape) et de la repentance (Roger), figure du père, le comte de Toulouse (qui a survécu au forfait du frère) se partagent la scène et les grands moments, occupés entre deux batailles à régler le compte du pauvre Gaston.

Passion ©Thilo Beu
Passion ©Thilo Beu

En fait Negrin cherche à concentrer l’action autour des aventures du couple, qui ouvre l’œuvre au lit et qui la ferme dans un tableau final digne de Die Zauberflöte, couple enlacé contemplant la lumière de la Jérusalem céleste, comme si l’opéra n’était qu’une suite d’épreuves traversées, résolues par une sorte de rédemption : Erlöser quand tu nous tiens ! En somme, la « Passion de Gaston », en autant de stations, comme un Stationendrama. Alors tout se justifie : les danses macabres autour de lui, sur un piédestal, à demi nu, offert à la fureur populaire, des images de Sabbat, des couleurs vives, rouge, vert, jaune, laissant imaginer les pièges d’un Enfer qui guette, un décor qui tremble, qui bouge, qui change de couleur, comme un espace dont les héros sont prisonniers, les attitudes christiques, les méchants qui cherchent à tous prix à le perdre, et d’ailleurs à la fin, si le couple et le peuple contemplent la Jérusalem Céleste, Roger est mort, non au combat, mais par le suicide, et le comte et le Légat, qui n’ont pas été très gentils, sont au proscenium, isolés , chacun d’un côté de la fosse, exclus de la fête. Il y a certes des images assez jolies, un décor (de Paco Azorin) bien fait et suggestif, mais pourquoi assommer ce pauvre livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz de concepts qu’il ne réclame pas, pourquoi écraser ce roman médiéval à la mode XIXème sous des références citées dans le programme bien trop grandes pour le propos (Dante, Psaumes, Apocalypse). Cela devient prétentieux et peu convaincant, alors qu’un livre d’image eût suffit. Prétendre à partir de cette histoire construire un chemin de croix me paraît à tout le moins excessif, et Francisco Negrin au total a fait d’un propos assez simple une affaire inutilement complexe, au bord du contresens.

Bosch? ©Thilo Beu
Bosch? ©Thilo Beu

Musicalement, les choses sont différentes : le Beethoven Orchester Bonn dans la fosse est emporté avec vigueur par Will Humburg, un chef peu connu en France que je rencontrai pour la première fois dans une petite ville d’Italie du Nord, Alessandria, pour un concert de musique contemporaine autour d’œuvres de Michèle Reverdy. Il y était directeur artistique du théâtre local et responsable d’un Laboratorio Lirico de Musique contemporaine. La carrière de Will Humburg le porte aussi bien à Catane, où il dirige le Teatro Massimo Bellini qu’à Münster ou maintenant à Darmstadt dont il est Generalmusikdirektor : un parcours qui le porte vers le contemporain (il a enregistré par exemple Divara d’Azio Corghi) et aussi vers l’univers italien, d’où son présent cycle autour du jeune Verdi. Personnalité contrastée, multiple, très intéressée par la théorie, par l’explication, par des publications éclairant les œuvres, c’est un chef que j’ai toujours estimé intéressant. Et sa manière d’aborder Jérusalem le confirme : bien sûr, il met en valeur la couleur volontairement « non italienne » qu’un Verdi facétieux a imposé à son œuvre : comparer I Lombardi alla prima Crociata et Jérusalem, c’est d’un côté plonger dans l’italianità, les rythmes, la pulsation, et de l’autre dans le clinquant (qui sonne faux d’ailleurs) et une certaine pesanteur : l’ouverture spécifique de Jérusalem, à l’opposé des quelques notes de l’original italien, est vraiment solennelle et un peu lourde, Verdi charge une architecture assez élégante au départ. En ce sens, Jérusalem 28 ans avant, est conforme à l’idée que le Palais Garnier donne du genre “opéra” : un produit pour Grande Boutique. Et Will Humburg alterne les moments clinquants et éclatants avec des moments plus légers et plus rythmés, faisant entrevoir les facettes diverses et les couleurs contrastées de ce Verdi là, pas toujours très fluide et quelquefois plus martial que de coutume: une sorte d’exercice de style francisant. Après tout, les compositeurs de Grand Opéra « à la française » , au moins de celui qui survit, si on excepte Berlioz et quelques autres, n’étaient pas français : Rossini, Meyerbeer, Verdi. Seul Halévy…, mais il est fils de bavarois émigrés venant de Fürth. Ils ont tous adapté leur style aux exigences parisiennes, avec des fortunes diverses et surtout, ils ont plié leurs propres habitudes musicales à une tradition que tous connaissaient et admiraient: le Grand Opéra « à la française » est fils de Gluck, de Cherubini et de Spontini, de vrais français.
Will Humburg propose une lecture variée, vive, très contrastée, mettant bien en valeur les cuivres si importants, mais laissant aussi les cordes s’exprimer avec un certain bonheur, il sait varier les rythmes, faire sonner l’orchestre avec la finesse ou même quelquefois la point de vulgarité voulue : c’est un vrai musicien ; mais plongé dans les délices de la fosse, il en a quelquefois oublié le plateau : quelques décalages avec le chœur, vraiment valeureux dirigé par Marco Medved et qui a offert une remarquable prestation, quelques départs imprécis qui valent quelques hésitations, mais au total il sait quand même accompagner les chanteurs, ralentir le rythme quand il faut pour les aider et au total, il est l’un des triomphateurs de la soirée, et dans l’ensemble c’est justifié.

Hélène (Anna Princeva), Gaston (Sébastien Guèze) Roger (Franz Hawlata) ©Thilo Beu
Hélène (Anna Princeva), Gaston (Sébastien Guèze) Roger (Franz Hawlata) ©Thilo Beu

L’ensemble de la distribution est équilibré, assez homogène et plutôt valeureux. Dans les rôles principaux il n’y a pas d’accident. Bien sûr, une troupe ne peut garantir toutes les voix dans un ouvrage aussi rare, et il est obligatoire dans ce cas de faire appel à des chanteurs invités dans un système de répertoire. Le seul problème du système de répertoire c’est la distribution des petits rôles car on ne peut garantir pour chaque rôle un chanteur adéquat, ce que le système stagione peut garantir, puisqu’il renouvelle à chaque production les distributions. Ainsi , l’officier de l’Emir, distribué à un artiste du chœur, était ce soir suffisamment problématique et dans l’émission, et dans la prononciation, et dans le ton, pour avoir provoqué des rires dans l’assistance et aussi quelques grincements. Le rôle est très limité, mais avec suffisamment de petites interventions concentrées en peu de temps pour finir par indisposer .
Ce menu problème mis à part, l’œuvre est incontestablement bien défendue, en témoigne l’accueil très chaleureux du public. Le public allemand est rarement agressif pour les chanteurs, mais ici la satisfaction était visible, avec beaucoup de gens debout pour applaudir et autour de moi un public vraiment heureux .
Dans une œuvre aussi difficile à distribuer, l’idéal n’est pas facile à atteindre, mais dans l’ensemble les chanteurs sont engagés et enthousiastes, et les imperfections quand il y en a ne posent pas trop de problèmes.
L’Émir est un rôle épisodique, mais bien défendu par Daniel Pannermayr.
Le légat de Priit Volmer, qui appartient à la troupe, affiche une voix de basse au timbre clair et sonore, même si quelquefois l’interprétation manque un peu de style, notes lancées ou criées, manque de legato et un peu d’expression.
Le Comte de Toulouse du baryton Csaba Szegedi lui aussi appartient à la troupe locale. La voix est claire, assez puissante et impérieuse, et le français compréhensible, avec une émission claire et une belle projection. Le personnage est bien rendu, incarné, un tantinet vulgaire, à la fois père indigne et chef des croisés. Jolie personnalité, mais quelques maladresses.

Roger (Franz Hawlata) ©Thilo Beu
Roger (Franz Hawlata) ©Thilo Beu

Franz Hawlata est bien connu pour ses interprétations wagnériennes (il fut Hans Sachs à Bayreuth) ou straussiennes : il est un Sir Morosus de Die Schweigsame Frau notable et un La Roche (Capriccio) assez remarquable. En Roger de Jérusalem, l’oncle amoureux de sa nièce, meurtrier puis repentant, il est moins attendu et donc plus surprenant, avec une diction française satisfaisante, quelques aigus problématiques, mais un timbre encore somptueux et une belle profondeur. Mais c’est dans l’interprétation du rôle qu’il est vraiment remarquable, notamment dans la dernière partie (la repentance) où son Roger est une véritable incarnation, très émouvante, très ressentie, qui capte l’attention et qui fait oublier les quelques approximations. Franz Hawlata fait partie de ces artistes de grande sensibilité avec une intelligence des textes et ses situations exceptionnelle qui fait oublier une voix quelquefois très irrégulière. Il est vrai que dans Roger, on pourrait attendre un chant quelquefois  plus élégant, mais il correspond au personnage, ravagé par la jalousie au début, ravagé par le remords à la fin, et donc à la voix expressive plus que stylée ; dans le contexte, pourquoi pas. Hawlata ne chante pas des notes, il est toujours dans l’incarnation : « Voici de Josaphat la lugubre vallée » est impressionnant par exemple. On se souviendra de ce personnage accablé, vieilli, concentrant les regards, qui en fait presque la référence de la soirée.
Le jeune Sébastien Guèze était Gaston. Il a eu le front d’accepter cette proposition et d’aborder un rôle qu’il n’aura sans doute pas l’occasion de chanter beaucoup. C’est courageux. On connaît les qualités de l’artiste (qui mériterait d’être plus souvent sur une scène française), la jeunesse, l’engagement scénique, voire un certain charisme, un joli timbre et un chant contrôlé : belle diction, belle projection, et une capacité notable à alléger, à chanter piano, à filer. La figure christique que la mise en scène lui demande d’incarner lui va bien, debout sur son piédestal vivant sa Passion.
Mais je ne suis pas sûr que Gaston soit un rôle pour sa voix. Si le registre central ne pose aucun problème, les suraigus demandés par le rôle (contre ut) comme souvent le Grand Opéra les aime, sont difficiles (ils l’étaient même pour Carreras d’ailleurs…) : les passages à l’aigu ne convainquent pas, même si la note est lancée, elle est souvent mal négociée, à la limite de la justesse avec des problèmes d’appui. Sébastien Guèze chante essentiellement des rôles plus tardifs (Bohème, Hoffmann, Roméo) qui ne demandent pas la même technique, notamment dans la manière d’aborder l’aigu. Il y va ici « franco », sans truquer, avec une voix qui passe dans une petite salle, mais qui n’a pas le format du rôle, et quelquefois ça casse. Dans son air du 3ème acte (« Oh douleur..laissez moi mourir », il alterne des moments séraphiques très contrôlés, et c’est très beau, mais l’aigu est difficile : Kaufmann dans des cas similaires s’en tire par ses fameux filati, Guèze ici affronte, mais est-ce bien raisonnable ? Je ne sais s’il a intérêt à chanter ce répertoire, qui demande une autre technique, née chez Rossini, qui n’est pas vraiment son univers et qui est risqué pour sa voix.

Hélène (Anna Princeva) et Gaston (Sébastien Guèze) ©Thilo Beu
Hélène (Anna Princeva) et Gaston (Sébastien Guèze) ©Thilo Beu

Mais cela n’empêche ni une vraie présence scénique ni l’émotion, ni la jeunesse et le public réagit très positivement. Comme je l’ai écrit plus haut, l’un des (rares) points intéressants de la mise en scène, c’est de donner du couple Hélène/Gaston une image de fragilité, de fraîcheur et d’innocence (même si leurs airs ne donnent pas cette idée) qui renvoie à la fin presque à l’univers de Zauberflöte. Du coup les choses s’organisent entre deux pôles, celui de la jeunesse-victime et celui des « adultes » intransigeants et aveugles, avec entre les deux pôles un Roger ravagé. C’est à la fois très clair, pas forcément  juste, mais en tous cas émouvant.
Hélène, c’est la jeune soprano russe Anna Princeva, et c’est sans aucun doute la plus convaincante du plateau. On connaît aussi les difficultés des rôles de soprano du jeune Verdi, agilité, puissance, spectre très large avec des graves sonores et des aigus acrobatiques, de l’héroïsme et du lyrisme, des parties très « spinto » et d’autres plus lyriques. Princeva qui chante aussi bien Abigail que Traviata possède à la fois lyrisme et vaillance. Hélène a des moments lyriques et d’autres beaucoup plus héroïques. Elle s’en sort avec conviction, aussi bien dans le lourd que le léger, dans les ensembles que les parties lyriques (L’Ave Maria initial ou le duo final de l’acte II, « une pensée amère… » sont particulièrement réussis). Ses qualités héroïques, on les constate dans le duo final de la sc.I de l’acte III, face à son père (« le ciel s’entrouve »), il y a là de l’énergie, de la puissance (on dirait Odabella), du rythme face au père (Csaba Szegedi) qui cependant lance des « Va ! Va ! » non modulés ni chantés mais criés voire aboyés qui ne sont pas du meilleur effet pour faire fonctionner le duo. Il reste que la soprano s’en sort remarquablement. Même si le français reste approximatif, c’est une prestation qui est de plus en plus convaincante à mesure que l’on avance dans l’œuvre. C’est suffisamment rare dans ce type de répertoire pour le noter.
Voilà une soirée non exempte de scories, mais tout s’efface pour une impression d’ensemble très positive, où chacun est impliqué, qui est menée avec chaleur par le chef et qui finalement emporte le public. Il en résulte qu’on on en sort tous heureux, que l’émotion domine, et que le strict rendu vocal passe au second plan. Le message de Verdi est passé et c’est bien là l’essentiel. Mission accomplie. [wpsr_facebook]

Image finale: la Jérusalem céleste ©Thilo Beu
Image finale: la Jérusalem céleste ©Thilo Beu

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 16 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Kazushi ONO; ms en sc: Christophe HONORÉ)

Lyon 16 octobre

Quand on aime on ne compte pas.

Profitant d’une place laissée libérée qu’un ami m’a proposée, je me suis rapidement décidé à  revoir cette production et d’assister à sa troisième représentation. Il y avait une certaine hardiesse à retourner voir ce spectacle le jour anniversaire de la mort de Marie-Antoinette (16 octobre 1793), mais personne n’y a pensé…
Je n’ai évidemment pas  grand chose à rajouter à ce que j’ai écrit précédemment (voir le compte rendu de la Première), mais tout de même, cette deuxième vision m’a permis de constater d’une part que le spectacle a toujours une grande force, d’autre part que certains détails de mise en scène m’avaient échappé et que, concentré sur tel ou tel aspect du travail, j’en ai encore une idée plus nette, d’autant que musicalement, c’est vraiment une soirée exemplaire. L’orchestre est toujours d’une très grande clarté, d’une rare lisibilité, et conduit de manière très dramatique sans aucune signe de pathos. On ne peut diriger Poulenc comme Puccini. La lecture de Kazushi Ono est, comme toujours chez ce chef, une lecture objectivée qui ne se permet aucun laisser aller à du sentimentalisme ou du sirupeux.

Il en résulte une tension permanente, dès même la désormais fameuse première scène qui a encore choqué certains éléments du public: s’il s’agissait de Lulu, personne ne broncherait, s’agissant de Dialogues des Carmélites, évidemment, la première scène, construite en opposition au reste, prend une valeur très emblématique et surtout inattendue, mais au total cohérente: elle contient en germe la fin de l’oeuvre où la dame aux seins nus qui émerge du lit du marquis de La Force est aussi le centre de l’image finale de l’opéra,  levant le poing dans un style très “Viva la Revolución”.
Si la conduite (et la réponse) de l’orchestre apparaissent exemplaires (et cette fois, presque tous les cuivres ont répondu présent), l’écoute très attentive du chant montre une fois de plus une distribution équilibrée, très solide, avec de très belles qualités, notamment dans le contrôle du souffle et du volume et dans le style: il n’y a aucune faiblesse, il y a simplement des voix plus intenses que d’autres, mieux dominées que d’autres, mais dans un ensemble sans conteste de grande qualité et de bon niveau.
Sylvie Brunet, outre la qualité de l’interprétation scénique et l’intensité du personnage qui obtient un triomphe à la fin, utilise les déchirures de sa voix pour construire vocalement une première Prieure à la fois puissante, imposante,  avec des fêlures vocales qui cadrent parfaitement avec les fêlures humaines, et de fait, il n’y a rien à dire: Sylvie Brunet sait utiliser les rayons et les ombres de sa voix actuelle pour conduire le personnage. Sa mort est l’un des moments très forts et très marquants de ce spectacle.
Anäik Morel, peut-être encore plus que samedi dernier, montre un contrôle vocal exemplaire et une ligne de chant très homogène, avec des aigus pleins, et pas criés,  ce que l’on pourrait reprocher quelquefois à Sophie Marin-Gregor dans la nouvelle Prieure: une tension entre des aigus très larges un peu criés quelquefois et un medium un peu mat mais la présence vocale est telle, avec une telle intelligence de la diction et du phrasé, avec un ton d’une telle justesse, que l’ensemble ne peut que “passer” avec facilité, et ce n’est que justice.
Hélène Guilmette, toujours un peu en retrait scéniquement, un peu pâle par rapport à d’autres personnages, nous a gratifiés de jolis moments vocaux, notamment au premier acte, avec un beau contrôle, une vraie réussite dans la manière d’adoucir, de chanter sur le fil de voix, de produire des mezze voci et, nos amis italiens diraient des “smorzature” (littéralement des atténuations) très bien conduites et maîtrisées.
Sabine Devieilhe reste ce soleil décrit samedi, j’ai été très attentif à son attitude en scène quand elle reste en retrait (et la mise en scène la met souvent en arrière): elle est d’une criante vérité, petits gestes, regards, sourires, tout cela donne au personnage une présence inouïe, avec une voix très bien projetée, très homogène, particulièrement maîtrisée techniquement.
Du côté masculin, rien à dire de Laurent Alvaro, un marquis encore jeune et vigoureux, à la voix puissante, bien projetée, bien posée, ni de Loïk Felix, dont la douceur vocale est presque émouvante. Le discours de l’aumônier reste toujours équilibré (noblesse oblige), toujours maîtrisé, sans jamais entrer dans le pathétique; ainsi Loïk Felix est sans doute dans sa diction le plus naturel et le plus fluide de tous, exprimant une humanité touchante.
Quant au jeune Sébastien Guèze, j’ai encore une fois apprécié à la fois son engagement scénique et la personnalité sensible du Chevalier de la Force qu’il dessine, son timbre juvénile qui en fait de la graine de ténor pour du bel canto français ou du grand opéra, avec peut-être un peu plus de fluidité dans la montée à l’aigu, qu’on sent quelquefois un peu forcée: j’ai cru entendre un futur Henri (Les Vêpres Siciliennes) dont il a incontestablement la couleur, il chante déjà Floreski de Lodoïska et si la voix s’élargit encore il y a peut-être du Raoul (des Huguenots) dans l’air…
En tous cas entre Loïk Felix et Sébastien Guèze, on tient là deux ténors (très différents) de style français: le marché est plein de ténors pour le répertoire italien, on serait heureux d’avoir des héritiers de la tradition des ténors français. Depuis Vanzo, et à part Alagna, les dernières années n’ont pas fait sortir des jeunes vraiment valeureux dans le répertoire du XIXème en France, même si quelqu’un comme Florian Laconi est actuellement à suivre avec attention.
Du point de vue de la mise en scène, quelques points se sont précisés, d’autres restent plus troubles.
Les religieuses à l’acte I, deuxième tableau, fabriquent en fait des hosties dans une distribution rigoureuse du travail, une table pour étendre la pâte, la chauffer et la faire prendre dans des sortes de crêpières, deux tables pour créer les hosties, et côté jardin, quelques religieuses les mettent dans des sachets de tulle (un peu comme des sachets à dragées). C’est historique, les Carmélites deviennent après la révolution  le plus gros fournisseur de France en hosties, succédant aux fabriquant d’oublies qui en avaient le monopole auparavant.
La statue en arrière plan qu’on voit de dos est celle de la République. Ainsi, les Carmélites sont installées derrière: littéralement, elles lui tournent le dos, mais cette République est là, toujours présente, comme une statue du Commandeur, et elle domine Paris et le monde extérieur.
Je n’avais pas remarqué non plus combien la masse silencieuse qui assiste au lever du marquis de la Force  fait singulièrement penser au Lever du Roi à Versailles, le marquis de la Force  n’étant que reproduction d’une sorte de rituel aristocratique (avec droit de cuissage à la clé: on n’est pas loin du Beaumarchais du Mariage de Figaro, l’immense succès théâtral de 1784, annonciateur de futures révolutions ). Mais ce peuple silencieux a ses brassards tricolores, comme les révolutionnaires de la partie finale: ce sont les mêmes, ils sont un présent qui est aussi futur, ce sont les masses silencieuses où couvent le ferment révolutionnaire. D’ailleurs, ils sont sur la scène côté jardin, là où ils seront à la dernière scène du supplice, et comme à la première scène (lorsqu’elle crie) , c’est parmi eux que Blanche “se noie” dans la scène finale.
La plus grande ambiguité reste à mon avis le statut de ces révolutionnaires,  qui apparaissent comme des partisans, comme je l’ai écrit par ailleurs, plus que des révolutionnaires officiels: toute la scène finale sent la justice expéditive quand la Révolution veillait à fortement ritualiser la République toute neuve. Pas de rituel ici, mais au contraire un dispositif à la fois presque expéditif et fortement symbolique aussi: les religieuses tombant dans un trou, et disparaissant semblent être effacées sans laisser de traces. Ces “partisans” pourraient être aussi bien des révolutionnaires latino-américains, mais aussi, et c’est plus inquiétant, des miliciens d’une dictature cherchant à purifier la terre des éléments qui leur font obstacle. C’est ambigu et par la même stimulant: il est bon d’avoir des questions sans réponse, ou des questions dont on a peur des réponses, à la fin d’un spectacle.

En tous cas, ce fut une deuxième vision, aussi stimulante, aussi passionnante que la première, une belle réussite qui tient en haleine pendant trois heures: on peut aimer ou non cette musique, mais on ne peut nier une puissance d’émotion toute particulière à ce travail. Il y a encore des places, allez-y vous ne le regretterez pas.
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Christophe Honoré

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 12 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Kazushi ONO; ms en sc: Christophe HONORÉ)

Les saluts, le 12 octobre 2013

Représentation dédiée à Patrice Chéreau, qui fut sept ans directeur du TNP de Villeurbanne.

“Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous”, cette phrase, inscrite sur le fond du décor unique de Dialogues des Carmélites dont la Première a eu lieu hier 12 octobre à l’Opéra de Lyon, est une variation  sur une expression de la première Lettre de Saint Jean « Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous » (1 Jn 4, 16). Elle est aussi le point de départ central de l’encyclique de Benoît XVI, “Deus est caritas”, dont je vous renvoie au texte et qui dit en substance dans son introduction: Jean nous offre pour ainsi dire une formule synthétique de l’existence chrétienne : «Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous».
La question de l’amour de Dieu est au centre de l’œuvre de Bernanos, il faut d’ailleurs faire justice à la grammaire: le génitif “de Dieu” est à la fois objectif et subjectif, c’est l’amour de Dieu vers nous, et l’Amour que nous portons à Dieu qui va faire l’objet du Dialogue et des débats qui essaiment l’œuvre. C’est d’ailleurs, un relatif obstacle pour rentrer dans la réalité du texte que sa transformation en opéra: la nature des échanges favorise évidemment le renvoi au texte théâtral: un passage aussi fondamental que la dernière rencontre de la vieille prieure et de Blanche “Oh, il y a bien des sortes de pauvreté, jusqu’à la plus misérable, et c’est de celle-là que vous serez rassasiée…” (scène VIII) qui pose des questions fondamentales sur le sens de l’agonie du Christ et du Martyre, mérite audition, lecture et relecture. À l’opéra,  la musique, la performance vocale, le texte sont dilués ensemble et éparpillent l’attention du spectateur, qui doit être très sollicitée intellectuellement.
L’Encyclique de Benoît XVI date de Noël 2005, elle est inscrite dans l’actualité du monde contemporain . C’est une réflexion de cet ordre qui a conduit sans doute Christophe Honoré à placer l’opéra dans un contexte moderne, ces Carmélites sont des femmes d’aujourd’hui, recluses dans une sorte de loft ouvert sur Paris par une grande baie, mais séparées de la ville par une béance, un trou béant (délimité par deux murs de briques partiellement recouverts de chaux, avec des fenêtres dont la construction ont été abandonnées) dont on verra l’usage plus tard. Ce loft recouvert de plaques de bois n’est pas vraiment un loft entretenu, des plaques ont disparu, laissant voir le crépi et la structure:  une installation très frustre, presque un squat, où les femmes vivent en groupe, toujours en groupe, toujours sous l’oeil l’une de l’autre, elles travaillent, elles dorment, elles prient toujours dans le même espace, accédant à l’extérieur par une porte grillagée à gauche.
La réflexion de Christophe Honoré nous ramène donc immédiatement à nous et à cette question sans réponse: que nous disent ces femmes et ces débats sur Dieu, la mort, la liberté aujourd’hui?
Mais aussi sur la jeunesse des révolutions, question tellement forte aujourd’hui dans les pays arabes, qui est traitée ici à la fois par le texte et par l’intrigue – l’irruption de la Révolution et des révolutionnaires dans ces vies recluses-, et par l’insistance de Christophe Honoré qui fait lire en prélude  au spectacle un texte de Bernanos sur la jeunesse par une choriste qui précise au public que la jeunesse renvoie non seulement aux jeunes, mais la jeunesse des pays en révolution.  Tout cela évidemment stimule le spectateur amené, voire contraint de faire des liens divers avec le bruit du monde.
Le monde, il est présent, et tellement violemment, dans la première scène, qui représente dans le même espace, l’hôtel particulier du Marquis de la Force: le Chevalier son fils fait irruption dans sa chambre, suivi d’une foule au statut brumeux, alors que le père s’ébat avec une jeune femme aux seins nus  dans un lit bien défait; voilà qui fait sonner de manière toute particulière la première réplique du père “Pourquoi diable ne le demandez-vous à ses femmes, au lieu d’entrer chez moi, sans crier gare, comme un turc”. Tous les spectateurs ne peuvent qu’être troublés, voire dérangés par la crudité de la scène: on s’attendrait peu à voir une scène d’une telle intimité dans la pièce de Bernanos. C’est incontestablement une violence, d’autant plus que le dispositif scénique donne un statut particulier au “quatrième mur”: le spectateur se retrouve non spectateur mais voyeur, à la fois de l’intimité du Marquis de la Force, mais aussi ensuite de la communauté recluse des carmélites. Et cette position est vraiment dérangeante. Sur scène,au lever de rideau, un groupe silencieux regarde le dialogue entre le jeune Chevalier et le marquis de la Force, pendant qu’il se rhabille ainsi que sa compagne (qui se trouve être sans doute la gouvernante de la maison ou quelque chose d’approchant) et les spectateurs sont dans la même position, voyeurs-spectateurs d’une intimité, ici des corps, et plus avant des âmes.
Le monde, c’est aussi un marquis de la Force libertin, plutôt ouvert, qui évoque les premiers soubresauts de révolte dès le mariage du Dauphin (1770), correspondant exactement à la naissance de Blanche, un monde que Christophe Honoré voit toujours sous les yeux de tous, qu’il soit l’Hôtel particulier des La Force, ou l’espace reclus du Carmel: il n’y a pas plus d’intimité des corps que des âmes, pas de scènes à deux, rien que des moments où tout est mis sous les yeux du public, ce qui ne manque pas non plus d’être dérangeant: que ce soient les carmélites ou le groupe de la première scène, tout se déroule sous les yeux de ce chœur antique silencieux qui visiblement n’en pense pas moins dans cet espace unique qui est surtout espace tragique: “le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui”, rarement cette affirmation ne m’est apparue plus vraie, plus forte, plus urgente.
Le rideau se lève sur une scène, il faut le dire, qui en a surpris, voire choqué plus d’un, mais une scène rendue sans doute nécessaire pour marquer les contrastes entre le dehors et le dedans, le monde et le carmel,  et souligner en même temps les parallèles: les débats ou les dialogues sous les regards de tous, les intimités violées (à ce titre, la mort de la prieure est à mettre en parallèle avec la première scène), les relations humaines et leurs faiblesses, aussi bien dehors que dedans, tout est impudiquement exposé.
Christophe Honoré a accordé une attention très subtile, très précise, très millimétrée aux gestes, au théâtre, au naturel: c’est l’avantage du cinéaste de poser un regard au microscope sur le réel. Il n’y a pas un personnage qui soit négligé, pas un détail qui ne soit omis, pas un geste qui ne soit juste, ou justifié. Tout fait sens. Dans sa volonté de marquer l’actualité de cette communauté, au sens moderne du terme, il en fait une communauté religieuse qui travaille pour se financer on le voit à l’ordinateur dans un coin de l’espace qui doit servir à la gestion de la machine économique, on le voit aussi jusqu’à la manière dont est représenté l’aumônier, Loïc Félix (remarquable), un prêtre de couleur, allusion à la réalité d’aujourd’hui où de nombreux prêtres en France viennent d’Afrique pour compenser la crise européenne des vocations. Un travail enraciné dans l’aujourd’hui,  avec une attention aux personnages qui stupéfie.
Les costumes de Thibault Vancraenenbroeck, insistent sur la simplicité, ce sont des costumes de “ménagères” de plus ou moins de cinquante ans, les carmélites ont toutes des sandales (les révolutionnaires leur apporteront des chaussures à talons

Les chaussures à talons ©Jean-Louis Fernandez

, symbole de leur retour à la féminité) des robes simples de travailleuses, avec des blouses ou des tabliers, un peu comme dans la mise en scène de Dimitri Tcherniakov à Munich;

En prière ©Jean-Louis Fernandez

elles portent toutes le voile à un moment ou à un autre, mais rarement ensemble, elles revêtent leur vêtement blanc, mais seulement au moment des offices et ce jeu des costumes renforce l’impression de réalisme, voire de crudité et impose une mise en proximité (entendue comme opposée à tout ce qui serait mise à distance) du spectateur, d’autant que l’espace relativement réduit de la salle de Lyon et sa couleur noire renforcent cette intimité collective.
En choisissant d’inscrire dans le présent cette histoire du passé (j’emploie inscrire dans le présent et non actualiser à dessein: le mot actualiser me suggère un simple habillage, le mot inscrire m’invite à me mettre en question, me met en miroir), Christophe Honoré ne fait que continuer ce qu’il a si intelligemment fait avec la Princesse de Clèves dans son film La belle personne.
Mais s’agit-il d’une mise au présent d’une histoire passée? Après tout, Bernanos utilise  la nouvelle La Dernière à l’Échafaud (Die Letzte am Schafott) de Gertrud von Le Fort, publiée en 1931 (elle même inspirée des écrits de soeur Marie de L’Incarnation,  la seule à avoir échappé à la mort) pour écrire un scénario pour le cinéma en 1948, qui est adapté pour le théâtre par Jacques Hébertot en 1952, inscrivant définitivement l’oeuvre dans l’urgence du présent, et dans le débat intérieur de Bernanos lui-même: le passé est un prétexte pour lire notre monde, pour nous lire nous-mêmes.
Dans le travail de Christophe Honoré, on est aussi frappé par l’élargissement du débat, notamment à la fin quand interviennent les révolutionnaires: ces révolutionnaires, qui cassent la citation “Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous” pour ne laisser que les lettres qui composent “Nous avons l’amour de nous” tout en envoyant à la mort ces femmes, pour des raisons idéologiques. Sont-ils des méchants? Discours complexe s’il en est, tant des révolutionnaires ressemblent ou à des partisans,  (il y a quelque chose d’une ambiance “seconde guerre mondiale”) ou à des représentants d’une idéologie totalitaire désemparés face à la simplicité du témoignage de ces femmes, apparemment inoffensives en réalité redoutables dans un contexte où tous les esprits doivent s’uniformiser: éradiquer tout ce qui ne serait pas la nouvelle norme, éradiquer ce qui est autre, éradiquer ce qui est résistance,  voilà qui nous renvoie à bien d’autres contextes anciens, modernes ou contemporains.

On le voit, la prise de position de Christophe Honoré est particulièrement complexe, et fait qu’on ne vit pas ce travail comme un spectacle, mais comme une interrogation qui renvoie aux tréfonds de l’individu et donc qui renvoie à soi: il fait du théâtre un miroir de nos doutes, de nos certitudes, de notre être au monde: ce que le théâtre est, normalement, ce qu’il oublie d’être, quelquefois, pour n’être que spectacle.

Vers le supplice ©Jean-Louis Fernandez

C’est particulièrement sensible dans la scène finale: deux groupes, côté jardin,  les spectateurs de l’exécution, à droite côté cour, les carmélites chantant le Salve Regina, ponctué par les coups de percussion marquant les têtes qui tombent. Christophe Honoré en fait une exécution sans rituel, sans guillotine, comme une justice expéditive qui utilise les moyens du bord: on ouvre les fenêtres (obscurcies par une palissade de bois), les portes sont ouvertes sur le trou béant qu’on avait remarqué dès le départ dans le décor, entre le “loft” et la baie vitrée donnant sur Paris, et une à une on pousse dans le trou les Carmélites, et les corps tombent. Mais chaque corps tombe à sa manière, raide et en arrière pour Madame Lidoine, apeurée ou hésitante pour d’autres, résolue aussi, avec le  moment ultime où Constance et Blanche émergée de la foule se fixent, et par de petits gestes, se font comprendre mutuellement ce qui va être leur destin commun, prévu depuis longtemps par Constance, qui se jette, apaisée, dans le vide pendant que Constance va tomber, en arrière, comme Madame Lidoine, mais dans la foule et non dans le vide. Magnifique fin, images puissantes, ponctuées par un orchestre extraordinairement mené par Kazushi Ono.

Alors, au service de ce point de vue, je l’ai dit,  un travail d’une rare précision sur les personnages,  servi par des chanteurs pleinement engagés dans l’opération.
Ce qui caractérise Lyon, ce sont des distributions équilibrées, souvent très homogènes, et rarement erronées: cela se vérifie une fois de plus. Il n’y a pas de hiatus dans ce plateau, où tous les chanteurs, où tous les artistes (y compris le chœur) ont quelque chose à faire, un rôle à tenir, et pas seulement à être là. De plus, une distribution à dominante française, ce qui montre la vitalité actuelle du chant en France.

Sylvie Brunet-Grupposo et Hélène Guilmette ©Jean-Louis Fernandez

La première prieure de Sylvie Brunet-Grupposo est imposante par une voix qui sonne bien dans l’espace de Lyon, une voix puissante de mezzo, pas toujours homogène cependant, mais émouvante, mais déchirante notamment dans la scène de la mort et de son refus. La lyonnaise Sylvie Brunet (qui fut jadis un soprano) faisait là sa première apparition  sur la scène de l’opéra de Lyon. Le public l’a abondamment remerciée et saluée, avec justice. Une hésitation cependant, qui ne tient pas à la performance de l’artiste, mais à la lecture par Honoré du personnage: madame de Croissy est une aristocrate, la nouvelle prieure, Madame Lidoine, ne l’est pas. En fait Honoré inverse les positionnements des rôles, aussi bien physiquement, que dans la gestuelle, que dans la manière de dire le texte, que dans le costume: Madame de Croissy apparaît bien plus comme une femme simple qu’issue de l’aristocratie, comme si à l’approche de la mort, elle se débarrassait des oripeaux sociaux; au contraire Madame Lidoine, Sophie Marin-Degor, voix très présente, vibrante même, acquiert immédiatement une distance, une grandeur simple qui la mène à l’héroïsme: sa manière de mourir est un vrai chef d’œuvre, c’est une aristocrate du cœur. Anaïk Morel, en Mère Marie de l’Incarnation, est aussi une très belle surprise, un mezzo puissant, charnu, rond, une tenue de scène altière et en même temps simple, donnant une étonnante vérité au personnage . Cette chanteuse qui a fait plusieurs années de troupe à Munich commence à apparaître dans les grands rôles (bientôt Carmen à Stuttgart), ce n’est que justice car dans ce rôle un peu ingrat, celui de la gardienne de la règle, intègre et loyale, et un peu intégriste, elle est d’une grande justesse, dans sa modestie même, lorsqu’on devine qu’elle aimerait devenir Mère Supérieure et que ses compagnes élisent Madame Lidoine.
La Blanche de la canadienne Hélène Guilmette (qui chantait Constance à Munich dans la production de Tcherniakov) est un personnage, très juste, adulte mais pas trop, qui ne cesse d’habiller ses doutes, qui arrive pleine de volonté d’héroïsme quand la soumission, la simple soumission est la règle. Elle est juste, mais rarement émouvante. Le chant est correct, avec des aigus cependant quelquefois un peu criés, sans être toujours exemplaire, mais sans jamais être vraiment pris en défaut. Elle laisse un sentiment mitigé et elle n’arrive pas à convaincre, elle ne marque pas.
Il est vrai qu’elle pâlit devant la vraie triomphatrice de la soirée, une sorte de soleil qui irradie dès son apparition, Sabine Devieilhe, qui va devenir sans doute très vite une coqueluche des scènes d’opéra. Elle m’avait frappé en Reine de la Nuit, mais la Reine de la Nuit n’est pas vraiment un rôle, tant ses apparitions sont limitées à deux airs, elle frappe ici par sa présence incroyable: on n’a d’yeux que pour elle dès qu’elle intervient: elle transmet fraîcheur, optimisme, jeunesse, sourire: non seulement la voix est somptueuse, colorée, menée avec suprême intelligence, mais le personnage est vu avec une telle immédiateté, une telle vérité qu’elle laisse pantois et qu’elle provoque l’enthousiasme: l’opposition Constance/Blanche est criante, aveuglante. Quels moments!

Loïk Felix (l’aumônier) et Anaïk Morel (Mère Marie de l’Incarnation) ©Jean-Louis Fernandez

Dans cet opéra de femmes, les hommes ont des rôles de complément, sauf peut-être l’aumônier de Loïc Félix, très présent dans la dernière partie, dont l’humanité est ici marquée: il apparaît d’abord en Prêtre, avec la distance voulue, puis en habit civil (un prêtre sous la révolution n’est pas fort bienvenu), il est alors d’une banale humanité, fume comme un humain parmi d’autres, presque humain avant d’être prêtre,  avec un discours d’une justesse et d’une douceur particulières. Sa voix de ténor, apaisée, toujours égale, sa manière de colorer, tout cela rend sa prestation vraiment excellente, sans apprêt, sans effet, il séduit. Très joli moment.
Le Marquis de la Force de Laurent Alvaro permet de retrouver sa belle voix de baryton sonore et puissante (que j’avais bien appréciée dans La Muette de Portici à l’Opéra Comique) dans un rôle devenu un peu ingrat vu la situation décrite plus haut, dont il se sort avec beaucoup de naturel.
Le chevalier de Sébastien Guèze est intéressant à plus d’un titre, en premier lieu une jolie voix, un timbre séduisant, une belle technique; c’est un ténor qui commence à chanter dans les opéras internationaux (dont Dresde, futur terrain de Serge Dorny qui, on le sait quitte Lyon en 2015). Au niveau scénique, il a une fraîcheur et un naturel notables, et cet engagement dans le personnage se marque dans des moments très émouvants, dès le départ avec le père, mais surtout dans la scène des retrouvailles avec Blanche, à travers la porte grillagée, très bien réglée par la mise en scène avec cette main qui passe dans l’interstice, avec une Blanche d’abord distante, puis qui se laisse aller complètement à ses sentiments, dans une relation très affective, voire légèrement trouble qu’on lit dans les gestes entre les deux personnages. Guèze a la nervosité de la jeunesse, mais jamais l’excès qu’on voit quelquefois dans le Chevalier de la Force, en bref, un chanteur intelligent et sensible. À suivre avec attention, le bon ténor étant un produit rare.
Notons enfin deux rôles secondaires, le 1er commissaire de Rémy Mathieu, voix intéressante au timbre velouté et donc joli chant (salué à la fin par le public), et Nabil Suliman, habitué de Lyon, à la jolie voix de baryton, peut-être un tantinet plus en difficulté dans le geôlier, mais au timbre toujours séduisant.
Ce qui caractérise tous les protagonistes de cette production, c’est, sans doute aussi grâce à Christophe Honoré, l’extrême naturel des attitudes et de la diction, jamais déclamatoire, jamais artificielle, qui donne beaucoup de fluidité à l’ensemble et une grande puissance théâtrale. Cela vaudrait reprise vidéo, sous la réalisation de Christophe Honoré, bien sûr, car cette vérité-là passerait très bien à l’écran.

On doit enfin souligner le magnifique travail de Kazushi Ono avec l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Laissons de côté les quelques scories au niveau des cuivres, pour remarquer d’abord l’extraordinaire lisibilité de cette approche, servie, pour une fois, par l’acoustique sèche de la salle, une lecture tour à tour glaciale ou sensible, toujours attentive à ce qui se déroule en scène, et qui laisse identifier avec une précision remarquable les filiations de cette musique: j’ai été stupéfait, je ne l’avais jamais remarqué à ce point, par la filiation magistrale (c’est à dire “référée à un maître”) de Poulenc à Moussorgski, et du même coup à Debussy (n’oublions pas que Debussy avait sans cesse son Boris sur le piano). D’abord dans la première scène de Constance, puis dans son dialogue amer avec Blanche, où l’accompagnement orchestral me renvoie à l’univers moussorgskien, puis dans l’utilisation des bois notamment à la fin, hautbois, cor anglais, clarinette, qui nous plonge dans un univers à la Khovanchtchina: et de fait, si l’on y prend garde, l’histoire de Khovanchtchina et surtout des Vieux Croyants est à rapprocher de celle de ces Carmélites, surtout à la fin quand ils décident le martyre pour échapper à Pierre le Grand.
La parenté musicale évidente m’a frappé ici, grâce au traitement particulièrement raffiné de la partition par Kazushi Ono.
Dans les versions contemporaines, j’avais jusque là privilégié l’approche de Riccardo Muti dans la belle production très ritualisée de Robert Carsen à la Scala (au Teatro degli Archimboldi) en 2000 et 2004 dont il existe un DVD avec Anja Silja, Dagmar Schellenberger et Laura Aikin.
Je suis décidément très séduit par ce que j’ai entendu hier à Lyon, qui continue la tradition locale puisqu’en 1990, Kent Nagano avait déjà repris l’oeuvre dans une version remarquée qui a fait l’objet d’un enregistrement paru en 1992.

On va voir en décembre prochain une production au théâtre des Champs Elysées, sans doute très différente, mise en scène par Olivier Py (un artiste rare sur nos scènes en cet automne….) avec une distribution très attirante, voire de très grand luxe (Rosalind Plowright, Sophie Koch, Patricia Petibon, Sandrine Piau, Véronique Gens, Topi Lehtipuu), on pourra comparer aussi  l’approche de Jérémie Rhorer avec celle de Kazushi Ono.
Mais ce qui se voit à Lyon vaut d’autant plus le voyage, car c’est une tout autre option sans aucun doute; Christophe Honoré signe là son premier opéra et réussit un beau spectacle, surprenant, profond, qui interroge. Kazushi Ono confirme qu’il excelle dans ce type de répertoire, et Serge Dorny sait construire une distribution engagée, équilibrée, intelligente. À la puissance publique de lui trouver un remplaçant de son niveau.
Je ne puis que très vivement conseiller le voyage de Lyon, pour rentrer dans cette œuvre que certains dédaignent, et que j’ai vraiment redécouverte hier: il n’est jamais trop tard.
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L’arrivée de Blanche ©Jean-Louis Fernandez