OPERA DE LYON 2011-2012: QUELQUES MOTS SUR UNE (BELLE) SAISON

Les saisons de Lyon sont souvent  passionnantes. La saison qui commence est particulièrement riche avec une ouverture “alla grande” en octobre (le 8)  avec Le Nez de Chostakovitch (voir mon compte rendu d’Aix) dans la production vue à Aix et avec la même distribution et le même chef: à ne pas manquer, vaut absolument le voyage, vous ne le regretterez pas.
Mais toute la saison est intéressante, très bien composée, équilibrée, avec des dominantes et des variations, tout à l’inverse de celle de l’Opéra de Paris, faite de grisaille de luxe.
Lyon avec des moyens importants mais incomparables avec notre première scène nationale, cherche des voies originales, joue habilement sur le répertoire standard et sur les raretés, et propose cette année une dominante sur les formes plus petites (opéras en un acte) et sur les appariements d’œuvres du premier XXème siècle, composant un système d’écho et offrant un travail passionnant sur l’histoire du genre.
Comment ne pas saluer le cycle Puccini Plus (fin janvier-mi février 2012) qui après une série sur Pouchkine et Tchaïkovski, il y a deux ans puis Mozart l’an dernier, va proposer il Trittico de Puccini mis en regard avec des œuvres moins connues de Hindemith, de Schönberg, ou de Zemlinski de la même période, soulignant par là que l’écriture de Puccini est une écriture moderne, inscrite dans les gênes du XXème siècle: on sait combien Puccini aimait le Pierrot Lunaire de Schönberg et combien Schönberg admirait Puccini. On verra ainsi, en contrepoint d’une des trois œuvres du Trittico, la Sancta Susanna de Hindemith (face à Suor Angelica) , Von heute auf morgen de Schönberg (face à Il Tabarro), Une tragédie florentine de Zemlinski (face à Gianni Schicchi) . Avec le même chef (Lothar Koenigs), le même décorateur(Johan Engels)  et la même créatrice de costumes (Marie-Jeanne Lecca) pour les six œuvres, et deux metteurs en scène, un pour Puccini (David Pountney), un pour les trois œuvres mises en contrepoint (John Fulljames). Les mélomanes curieux ne peuvent pas manquer l’occasion de voir des œuvres qu’on ne voit pratiquement jamais sur les scènes d’opéra.
Il suffirait de ces deux opérations (le Nez et Puccini Plus) pour rendre la saison stimulante, mais Serge Dorny a aussi programmé un Parsifal après le Tristan de l’an dernier, avec une belle distribution où on retrouvera les excellents Georg Zeppenfeld en Gurnemanz et Gerd Grochowski en Amfortas, ainsi qu’Alejandro Marco-Buhrmester en Klingsor. Parsifal est confié à Nicolai Schukoff, l’un des astres montants de la petite planète des ténors dramatiques, un artiste vraiment remarquable et Kundry à la très solide Elena Zhidkova. C’est Kazushi Ono qui assure la direction musicale, une garantie, et la mise en scène a été confiée au cinéaste et metteur en scène québecois François Girard, dont on peut espérer une approche originale (Mars 2012).(Coproduction avec le MET de New York).
Encore une curiosité dans une saison dédiée aux appariements d’œuvres brèves, une soirée composée de L’enfant et les sortilèges, de Maurice Ravel, couplée avec Der Zwerg (le Nain) de Zemlinsky: deux oeuvres de Zemlinsky en une saison, le public lyonnais est gâté. Le chef choisi, Martyn Brabbins,   est peu connu en France, mais c’est un spécialiste de la musique du tournant XIXème/XXème siècle et la mise en scène, qui devrait être passionnante est confiée à une équipe polonaise conduite par Grzegorz Jarzyna, l’un des maîtres de la scène polonaise moderne avec Warlikowski. C’est une coproduction avec la Bayerische Staatsoper. (Mai 2012)
Excellente nouvelle que la reprise (en avril 2012) d’un des spectacles les plus magiques des dernières années, Le Rossignol et autres fables, d’Igor Stravinski, mise en scène Robert Lepage, dirigée cette fois par un jeune chef argentin très prometteur, qui a dirigé pas mal de musique d’aujourd’hui, Alejo Perez. Si vous n’avez pas vu ce spectacle fascinant l’an dernier, précipitez-vous car nul doute que ceux qui l’ont déjà vu voudront encore le revoir. A noter dans la distribution Lothar Odinius, qui m’a tant impressionné dans le Tannhäuer de Bayreuth où il chantait Walther.
La saison se clôt par Carmen, titre emblématique, dans une mise en scène d’Olivier Py, et dirigée par Stefano Montanari, excellent chef venu du baroque, que les lyonnais ont entendu cette année dans les Mozart, et qui dirigera une jeune Carmen elle aussi venue du baroque, Josè Maria Lo Monaco. Sans nul doute un point de vue particulier à tous les niveaux (Juin Juillet).

Voilà pour les titres qui m’attirent le plus, mais ce n’est pas tout: la saison est aussi riche d’opérettes d’Offenbach, avec une reprise (en novembre/décembre 2011) de La Vie Parisienne de 2007, mise en scène par Laurent Pelly, un excellent souvenir, avec une distribution où l’on voit notamment Laurent Naouri en baron de Gondremark et Jean-Sebastien Bou en Raoul de Gardefeu, le tout dirigé par Gérard Korsten, bon chef mozartien (il vient de prendre la direction des London Mozart Players), ce qui devrait convenir pour une œuvre du Mozart des Champs Elysées, et une production de Mesdames de la Halle, encore une œuvre en un acte, faite par le tout Nouveau Studio de l’Opéra de Lyon, dirigée par Jean-Paul Fouchécourt qui passe ainsi du chant au pupitre, et mise en scène par Jean Lacornerie (en coproduction avec le Théâtre de la Croix Rousse)(Mai 2012). Enfin une création en mars 2012, Terre et Cendres de Jérôme Combier sur un livret de Atiq Rahimi, dans une mise en scène de Yoshi Oida (au théâtre de la Croix Rousse), dirigé par Philippe Forget

Certes, il y a aussi des concerts (par ex. l’intégrale des quatuors à cordes de Chostakovitch, autour des représentations du Nez)  des soirées de ballet (Forsythe, Cunningham, Balanchine etc…), et même un opéra pour enfants (Douce et Barbe Bleue, d’Isabelle Aboulker) au théâtre de la Croix Rousse (Janvier 2012).
Enfin, last but not least, le répertoire de bel canto est l’objet, comme chaque année, d’une version de concert dirigée par Evelino Pido’, spécialiste de ce répertoire (c’est lui qui a dirigé à Vienne cette année la fameuse Anna Bolena avec les deux dames, Mesdames Garança et Netrebko): ce sera le magnifique Capuleti e Montecchi de Bellini, avec à Lyon aussi deux dames de haut niveau, Anna Caterina Antonacci en Romeo et Olga Peretyatko en Giulietta.(Novembre 2011).
On le voit, c’est une saison à la fois exigeante et très attirante, équilibrée, avec des choix hardis, une grande cohérence et une vraie politique artistique, qui manque souvent ailleurs à l’opéra. Serge Dorny essaie toujours non de procéder par accumulation de titres, mais de composer, au sens presque musical, une saison. Il a aussi la chance d’avoir, à Lyon un public disponible, sans idées préconçues, construit par des années et des années d’une programmation exigeante et originale. C’est une vraie chance pour cette ville d’avoir su recruter ce directeur, après les quelques années d’errements qui avaient suivi le départ de Brossmann. Il faut faire régulièrement le voyage de Lyon.

QUELQUES MOTS AVANT le FAUST de l’OPÉRA-BASTILLE

Je verrai cette production dans quelques semaines. J’ai dit mon regret de la disparition de la version Lavelli, qui était devenue, comme Le Nozze di Figaro de Strehler, une production “identitaire” de l’Opéra de Paris. Mais Nicolas Joel n’y est pour rien…les décors vieillissent et ils ont eu raison de cette grande référence de la mise en scène. Martinoty est un metteur en scène sérieux, et solide, à qui l’on doit des productions intéressantes (les Mozart à Vienne en ce moment, par exemple). Donc j’attends au moins la production (après les grèves) avec confiance. (Note post première: l’accueil totalement négatif de la critique et les doutes d’amis venus voir le spectacle me font craindre maintenant la production: j’y serai le 16, on verra bien , en espérant que les machinistes pensent à moi…)
Version de concert à la première de Faust, ce soir, ce qui rappelle la précédente mise en scène (Lavelli), dont les débuts ont commencé par une grève, le Faust fut tout de même scénique, avec mise en scène, mais sans décors, sur le plateau nu de l’opéra Garnier sous un calicot de la CGT, et un Gedda pouffant lorsqu’il ouvrit la bouche pour prononcer la première parole du livret “Rien”…La longue carrière de ce Faust commença donc par un grand éclat de rire du public.
On attendait avec curiosité le retour d’Alain Lombard à l’Opéra de Paris, ce sera pour plus tard. On connaît quand même bien  son Faust, et il aurait été sans doute juste que ce chef qui a marqué (en bien et en mal)  Strasbourg et plus récemment de Bordeaux, fît son retour à Paris après 20 ans d’absence. Je l’ai pour ma part apprécié modérément (il fit partie de la Troïka qui accueillit Massimo Bogianckino à Paris avec tant d’inélégance), je l’ai toujours trouvé un peu excessif de comportement et pas toujours vraiment intéressant dans ses interprétations, notamment du répertoire non français (j’ai un souvenir assez pénible d’un Simon Boccanegra à Gênes…). Par ailleurs, ses passages à Strasbourg et à Bordeaux, pour flamboyants qu’ils fussent, ont laissé derrière eux des ruines fumantes…Je vois donc arriver Altinoglu, qui est un très bon chef, avec une certaine satisfaction.
Quant à Roberto Alagna, c’est incontestablement un grand artiste, après Paolo il Bello, il chante Faust, autre style, autre défi. C’est pour lui que le public viendra, et donc Lombard se sacrifie (ou on sacrifie Lombard…) à cet autel.  Je sais enfin d’avance  qu’Inva Mula l’ennuyeuse n’effacera pas de mes souvenirs la Marguerite de Mirella Freni dans sa camisole chantant “Anges purs, anges radieux”…moment impérissable.
Donc toute cette affaire Faust est un grand non-événement, qui va créer un peu de tohu-bohu dans une maison qui a bien besoin en ce moment d’un peu de mouvement.

PS: Yannick Nézet-Séguin dirige Faust au Metropolitan Opera (avec Jonas Kaufmann…mais aussi hélas avec Marina Poplavskaia) et le 10 décembre, vous pourrez assister en direct à la représentation à 19h dans votre cinéma favori. A ne pas manquer.

LUCERNE FESTIVAL 2011: Daniel BARENBOIM dirige la STAATSKAPELLE BERLIN le 18 septembre 2011 (BOULEZ, Notations; WAGNER Die Walküre Acte I, Nina STEMME, Peter SEIFFERT, Kwanchoul YOUN)

Programme inhabituel et stimulant pour le dernier concert du festival, en ce 18 septembre à 11h. En première partie, Notations, de Pierre Boulez, dans la version originale pour piano (au piano, Daniel Barenboim), en confrontation avec les versions orchestrées plus tard. C’est en effet pour l’Orchestre de Paris, alors dirigé par Daniel Barenboim (cet heureux temps n’est plus…) que Pierre Boulez avait orchestré ces Notations, qui sont sa première oeuvre. Ainsi, Barenboim est passé, pour chaque pièce, du piano au podium, proposant successivement la version pour piano et la version révisée pour orchestre. A chaque pièce, on a pu constater le travail de Boulez, qui d’une certaine manière travaille sur le modèle du Kaléidoscope, qui fait éclater la couleur et la mélodie initiale. La version pour piano est une pièce concentrée, presque une miniature, et la version orchestrée est tellement diffractée qu’on reconnait quelquefois à peine le modèle initiale, tant les notes sont démultipliées, étendues, au sein d’un orchestre gigantesque, telle la transformation du noyau, du pépin qui se transforme peu à peu en végétal, avec ses feuilles, ses ramures et ses fruits: c’est bien l’impression que donne la version orchestrée hyperdéveloppée, construite sur des variations multiples des notes initiales.Voilà ce qu’on lit sur le site de l’IRCAM: “chacune des douze pièces compte douze mesures, présentant divers aspects d’une même série de douze sons. Celle-ci est traitée en permutation circulaire (première pièce commençant par la note initiale, deuxième pièce commençant par la deuxième note pour reporter la première après la douzième…) : de sorte que, au moyen d’une figure rythmique appropriée, chaque intervalle initial va contribuer à caractériser les premières mesures de chaque Notation.” Sur les douze Notations en ont été présentées 5 (I, III, IV, VII, II dans l’ordre). A noter pour mon goût la Naotation IV (rythmique) et la VII (hiératique) qui débute par un développement orchestral, puis reprend le thème original de la version pour piano aux cuivres, et l’extraordinaire travail des percussions dans la Notation II. 
 Il faut souligner le son et la précision de la Staatskapelle Berlin, orchestre historique de Berlin lié à la Staatsoper (comme la Staatskapelle de Dresde est liée au Semperoper) que Daniel Barenboim dirige depuis 20 ans environ, et qu’il a porté au plus haut niveau. L’ensemble fut un moment tout à fait passionnant, qui a permis de mieux connaître et apprécier une musique considérée comme difficile.

La seconde partie, plus commune, était constituée par le 1er acte de la Walkyrie, avec une distribution de  choc, Nina Stemme, Peter Seiffert, Kwanchoul Youn . Daniel Barenboim a fait sonner son orchestre comme jamais, et les voix résonnaient merveilleusement dans l’ambiance très réverbérante de l’auditorium du KKL. Une interprétation vibrante, avec un tempo toujours un peu lent (plus lent en tous cas que par le passé) comme on l’a entendu à la Scala l’an dernier, mais qui crée au début une vraie tension et fait exploser les moments de passion dans le final. On peut critiquer Barenboim et certains mélomanes ne s’en privent pas, ironisant sur son goût ses prestations pianistiques actuelles, mais quel musicien, quelle intelligence, quelle énergie encore. A-t-il été oublié ou remplacé à la tête de l’orchestre de Paris? Paris l’a perdu et chassé au moment de l ‘ouverture de l’Opéra Bastille de manière peu glorieuse et stupide, mais c’est du passé. Il faut aussi lire ses livres , j’ai été fasciné par “Parallèles et paradoxes”(1), dialogues avec Edward Saïd, sur les relations arabo-israéliennes, et ce livre d’entretiens magnifique sonne encore plus ces jours-ci. Barenboim reste un des phares de notre planète musicale. Et ce fut le cas l’autre jour car en plus, les voix étaient au rendez-vous, Kwanchoul Youn est désormais un Hunding installé dans le panthéon des basses wagnériennes, et Peter Seiffert, qui semblait avoir quelque menues difficultés dans la première partie, notamment dans les notes basses, un peu détimbrées, a soigné les aigus, rarement on a pu entendre un” Wälse” aussi triomphal depuis longtemps ni un final aussi extraordinaire. Seiffert est un authentique “Heldentenor”, il en a le timbre, la couleur, le volume et la carure. Quant à Nina Stemme, quelle différence avec l’Isolde de Munich en juillet dernier! Volume, intensité, couleur, émotion. C’est une authentique Sieglinde, dont elle a la vraie couleur et c’est évidemment plus une Sieglinde qu’une Brünnhilde. Elle fait erreur à mon avis à vouloir être aussi souvent Brünnhilde si elle veut continuer à chanter  d’autres rôles qui conviennent mieux à sa nature et à sa voix. Et pour tous les trois, cette qualité de diction et cette clarté du texte, qui est le signe commun des chanteurs exceptionnels. Il en est résulté à tous les niveaux un moment de très grande émotion et d’intensité qui a provoqué chez le public une très longue ovation. Un beau concert de clôture pour un festival qui continue d’être unique par la variété et la qualité de l’offre. 
Comme d’habitude , je le répète, il faut aller à Lucerne!
(1)Edward W. Said, Daniel Barenboïm, Parallèles et Paradoxes. Explorations musicales et politiques. Entretiens. Le Serpent à Plumes, Paris, 2003. 240 pages.

LUCERNE FESTIVAL 2011: Les WIENER PHILHARMONIKER dirigés par YANNICK NEZET-SEGUIN le 13 Septembre 2011 (MESSIAEN, SCHUBERT, DEBUSSY, RAVEL)

J’ai voulu cette année faire connaître un peu mieux la génération montante des jeunes chefs, au rang desquels je compte encore (un peu)  Daniel Harding malgré une carrière déjà très engagée. Ainsi après Andris Nelsons et le Concertgebouw, j’ai entendu Yannick Nézet-Séguin, le jeune chef québécois qui semble exploser au box office des grands espoirs de la baguette avec les Wiener Philhamoniker; entendre à quelques jours d’intervalle le Concertgebouw et puis les Wiener (les Berliner étaient déjà passés fin août, c’est le privilège réservé à Lucerne).
Yannick Nézet-Séguin proposait un programme multiforme:  “Les offrandes oubliées”, première oeuvre d’Olivier Messiaen, étaient suivies de la Symphonie inachevée de Schubert, et la deuxième partie était entièrement française, avec les Nocturnes de Debussy et “Daphnis et Chloé” de Ravel. Comme Charles Dutoit son compatriote, Yannick Nézet-Séguin travaille beaucoup le répertoire français. J’avais il y a quelques années beaucoup aimé son Roméo et Juliette de Gounod à Salzbourg, énergie, précision, sens du spectaculaire, avec à la clef un énorme succès.
Les qualités de ce chef sont indéniables. On y reconnaît beaucoup d’énergie, un geste très précis, un véritable accompagnement de l’orchestre. Incontestablement, on tient là un chef digne d plus grand intérêt. Les Offrandes oubliées, la première œuvre pour orchestre de Messiaen qui remonte à 1930 ouvraient la soirée. Trois moments qui s’enchaînent, le premier, la croix, lent, triste, avec des accents debussystes, le second, le péché, violent, très contrasté, très vif, le troisième, l’Eucharistie, revenant à un rythme plus retenu, le temps composant une sorte de méditation. L’orchestre de Vienne fait évidemment impression: des cordes époustouflantes, des flûtes à se pâmer, un ensemble de maîtrise technique qui accompagne les désirs du chef, de tout chef pourrait-on dire. Cet orchestre réputé très masculin affiche désormais quelques femmes, dont ce soir là le premier violon (sans doute Albena Danailova, qui n’est pas encore de fait aux Wiener, mais encore à la Staatsoper de Vienne).  C’est surtout la deuxième partie (le péché) qui ressort dans la manière d’emporter l’orchestre de Yannick Nezet Seguin. mais l’ensemble (12 min) montre un soin de la couleur et un travail approfondi des contrastes, même si la tristesse et la retenue ne sont pas à mon avis suffisamment mis en valeur.
La Symphonie Inachevée de Schubert, concession au répertoire traditionnel de cet orchestre d’exception, sonne magnifiquement, sans faire ressortir autre chose cependant que l’extraordinaire qualité de l’orchestre, l’interprétation d’un grand classicisme ne trace pas forcément un chemin nouveau. Alors on s’attarde sur les délices de l’écoute de l’orchestre, mais pas de grande surprise du côté de l’interprétation.
Même impression dans Nocturnes de Debussy, où là n’est pas vraiment dessinée une ambiance, un mystère, cela reste un peu extérieur même si l’exécution là aussi n’appelle pas de reproche (belle intervention du chœur, la Zürcher Sing Akademie sous la direction de Tim Brown). Le concert s’est terminé sur une belle interprétation de “Daphnis et Chloé” (2ème suite). Yannick Nézet Séguin est un bon spécialiste de Ravel qu’il programme assez souvent en concert et l’ensemble sonne avec vigueur, et un sens des rythmes particulièrement aigu notamment dans la partie finale. Pas de déception donc sur cette dernière pièce, mais  je reste cependant un peu sur ma faim. j’attendais de ce chef dont on parle beaucoup, dont j’avais déjà apprécié l’engagement, quelque chose de plus. Rien de comparable en termes de choc avec le concert de Nelsons. Je garderai cependant en moi l’extraordinaire son produit par les Wiener Philharmoniker, tellement maîtrisé, tellement charnu, qui laisse totalement rêveur. Beau succès du côté du public, sans excès.

LUCERNE FESTIVAL 2011: Andris NELSONS dirige l’orchestre du CONCERTGEBOUW (WAGNER, STRAUSS, CHOSTAKOVITCH) le 4 septembre 2011

 

Royal Concertgebouw Orchestra (Mariss Jansons au centre)
Photo: Simon van Boxtel

 

 

Évidemment, j’aurais secrètement voulu entendre Mariss Jansons diriger son orchestre du Concertgebouw. Mais j’ai beaucoup d’intérêt pour Andris Nelsons, et je suis curieux de l’entendre dans le répertoire le plus large, pour me faire une idée complète de ses talents. Et puis, j’ ai moins l’occasion d’entendre l’orchestre du Concertgebouw que d’autres grandes phalanges: le même jour Pollini et le Concertgebouw à Lucerne, cela ne se refuse pas.
C’est un programme éclectique qu’a proposé ce soir le l’orchestre du Concertgebouw, une première partie brève (25 minutes) faite de l’ouverture de Rienzi de Wagner et de la Danse des sept voiles de Salomé, de Richard Strauss, et en seconde partie la Symphonie n°8 de Chostakovitvch appelée quelquefois “Stalingrad”.
L’ouverture de Rienzi est le morceau le plus connu du “Grand Opéra” de Wagner, interdit de Bayreuth (en 2013, si les financements sont trouvés, Christian Thielemann dirigera Rienzi sous une tente, où seront aussi donnés les autres opéras de jeunesse, les Fées, et la Défense d’aimer, avant le Festival.) On en connaît un enregistrement de référence, dirigé par Wolfgang Sawallisch, chez Orfeo, écho de représentations munichoises. Andris Nelsons dirige avec un tempo plus lent (cette lenteur qu’on a aussi remarqué dans Lohengrin), détaillant l’architecture avec une grande précision, et exaltant les différents niveaux sonores, comme s’il voulait montrer combien le grand Wagner est déjà présent dans cette œuvre appelée le “meilleur opéra de Meyerbeer”, il en résulte une fresque symphonique somptueuse, très rythmée, et très sensible: l’émotion est là, oui, même dans cette musique un peu méprisée.
Un moment éclatant et épique, qui contraste un peu avec le second extrait, la Danse des Sept voiles de Salomé de Richard Strauss, dont Nelsons fait une sorte de suite d’orchestre, très impressionnante. L’absence de scène (et l’on sait que ce morceau est toujours très attendu) amène l’auditeur à se concentrer sur la musique, qui devient sous la baguette de Nelsons, un festival de couleurs, de toutes sortes, loin du décadentisme, et très proche de ce XXème siècle commençant qui va porter très vite à l’Ecole de Vienne. Une vision  très symphonique, diffractée en sons qui explosent, et où les bois éblouissants de l’orchestre du Concertgebouw stupéfient. Moment grandiose.
           Andris Nelsons (Photo Marco Borggreve)

Andris Nelsons est un chef d’opéra, il l’a prouvé là où il est passé, et dernièrement à Bayreuth pour Lohengrin. Il fut aussi le lointain successeur de Richard Wagner puisqu’il eut lui-aussi la charge de directeur musical de l’Opéra de Riga, capitale de la Lettonie, sa patrie. Compatriote de Mariss Jansons, il en fut aussi l’élève (privé), et sans doute sa formation musicale le prédispose à diriger Chostakovitch. En effet, d’une famille de musiciens, lui-même trompettiste dans l’orchestre de Lettonie, il a étudié la direction d’orchestre à Saint Petersbourg, comme les grands musiciens des états baltes, à commencer par Mariss Jansons lui-même, qui fut l’assistant de Evgueni Mravinski au Philharmonique de Leningrad. La tradition interprétative de Chostakovitch part évidemment de Saint Petersbourg et de Mravinski, créateur de la Symphonie n°8 en novembre 1943. Ainsi, Andris Nelsons, formé à l’école de Saint Petersbourg et à celle de Jansons a-t-il sans doute profité de cette grande tradition qui, partie de Mravinski, passe par ses deux assistants successifs Kurt Sanderling et Mariss Jansons. Il était donc intéressant d’écouter un représentant de la nouvelle génération des chefs issus de la tradition petersbourgeoise.
Andris Nelsons est un chef démonstratif, dont les gestes et le corps accompagnent la musique et les rythmes sur le podium, il rappelle bien sur Mariss Jansons, par sa manière de tenir la baguette notamment, et par la manière de se mouvoir, tête, expression faciale, gestes des épaules. Tout concourt à indiquer aux musiciens l’expression, là où chez Abbado tout passe par la main gauche et le visage, là où chez Rattle tout passe par une expression  grimaçante du visage. Cette énergie dépensée sur le podium souligne sa jeunesse (il est né en 1978), mais sa manière de diriger est très différente de celle de Gustavo Dudamel, dont le long passage par l’orchestre des  jeunes du Venezuela, a donné certes beaucoup d’énergie et d’expression du corps, mais surtout une précision du geste et du regard qui doit donner aux orchestres une très grande sécurité. Nelsons, c’est d’abord une boule d’énergie.
Et il faut bien reconnaître que l’interprétation de la Symphonie n°8 fut, évidemment grâce au concours de cet orchestre magique, un immense moment musical, vraiment bouleversant. Cette symphonie, classée parmi les symphonies de guerre (elle succède à la Symphonie Leningrad) n’est pas vraiment une symphonie à programme, même s’il a plu aux exégètes de créer une succession créatrice de sens (n°7 Leningrad, n°8 Stalingrad) puisque le parcours proposé est une vision évidemment tragique de la guerre, mais qui se termine par des rappels de l’adagio initial qui envisagent un apaisement ou un futur plus serein né des victoires de l’armée rouge. Le début décrit une tension entre le drame (contrebasses et violoncelles) et une mélodie presque mahlérienne aux violons. Si les deux premiers mouvements sont bien identifiés, les trois derniers s’enchaînent sans interruption et la symphonie se termine par un allegretto qui mélange des échos tragiques du passé, des mélodies populaires d’inspiration plutôt pastorale, et des rappels du premier mouvement, adagio. Les mesures finales s’abîment jusqu’au silence de notes à peine effleurées. Extraordinaire.
Nelsons ménage de violents contrastes, retient l’orchestre et le fait murmurer (les violoncelles et les contrebasses sont phénoménaux), ou exploser, et sa lecture est d’une très grande clarté, et fait très nettement émerger les architectures, loin d’être une lecture massive, c’est au contraire une lecture très dynamique, qui exalte aussi les sons individuels. Cela permet d’entendre et d’exalter les solistes de l’orchestre et surtout les cuivres et les bois sublimes notamment dans le solo initial pris à un tempo très lent, du dernier mouvement (rappelons pour mémoire que Lucas Macias Navarro, Hautbois solo, est aussi le Hautbois solo du Lucerne Festival Orchestra). La Symphonie ménage des moments très marquants aux solistes de l’orchestre et cela permet évidemment de vérifier que l’Orchestre du Concertgebouw est tout simplement stupéfiant.
Sans diminuer le mérite du chef, on se demande avec pareille phalange si l’on peut faire autre chose que du sublime. Précision redoutable, engagement, mais aussi  très grande simplicité d’approche et de comportements, pas de gestes spectaculaires générateurs d’applaudissements triomphaux, ils jouent, simplement, ils font de la musique avec cette sécurité d’âme que seuls les authentiques artistes possèdent et qui naît sans doute de la tradition musicale hollandaise
Est-ce le plus grand orchestre du monde actuellement comme le disent certains ? Force est de constater qu’à chaque fois que je l’entends (il y a deux ans à Londres dans Mahler, il y a trois mois à Amsterdam dans Tchaïkovski, ce soir à Lucerne), c’est une vraie stupéfaction. La présence à leur tête de Mariss Jansons, chef médiatiquement discret, souriant, chaleureux et humain,  immense musicien, y est sans doute pour quelque chose, et ils ont été  précédemment dirigés pendant des années par un autre chef d’envergure qui fait penser à Jansons par sa discrétion et ses qualités musicales, Bernard Haitink (la relation à Chailly, prédécesseur de Jansons, fut plus contrastée).
Andris Nelsons bénéficie donc à la fois de cet orchestre proprement miraculeux, et de la tradition dont il a hérité par ses maîtres et sa famille: cela donne une soirée marquante, soldée par un triomphe mérité  (standing ovation, longs applaudissements, mais pas de bis…). Il fallait une fois de plus aller à Lucerne ce soir là, le ciel noir au dessus du lac fut illuminé par cette extraordinaire flaque d’éternité.

NB: je vous conseille d’écouter cette symphonie dans l’enregistrement de Jansons dirigeant le Pittsburgh Symphony Orchestra, avec un bonus qui montre Jansons en répétition: vous comprendrez sans doute ce que j’entends par “chef discret, souriant, chaleureux et humain,  immense musicien”.

PS: Après plus de 10 jours, la symphonie de Chostakovitch me poursuit, et j’ai des souvenirs intenses de ce concert. Quelques amis croisés à Lucerne qui ont vu beaucoup de concerts du festival 2011 considèrent que ce dimanche 4 septembre fut le sommet de cette année. Ce fut vraiment un très grand moment. Mes souvenirs recréent l’émotion qui m’a étreint, et même la multiplient.

LUCERNE FESTIVAL 2011: Maurizio POLLINI Perspectives 2, le 4 septembre 2011(STOCKHAUSEN, BEETHOVEN)

Le projet des perspectives est simple: deux concerts mettant en relation un compositeur contemporain, aujourd’hui Stockhausen, le précédent -le 17 août- Giacomo Manzoni – une création-, et trois autres  sonates de Beethoven, op.53 Waldstein, op.54 et op.57 appassionata, pour tisser des liens, des parcours, des échos.
En ouverture de ce concert, deux Klavierstücke de Stockhausen . Dans l’explosion d’ après guerre, où tout semblait possible en matière d’innovation et d’exploration artistique, Stockhausen se contraint à écrire pour un seul instrument et, comme il dit lui-même, dix doigts. Le premier, notes isolées, longs silences, sorte de scansion qui finit par déranger, et créer de la tension. Deuxième morceau, accord qui semble répété a l’infini, qui se transforme bientôt en jeu, Pollini joue avec la partition, qu’il ne quitte pas des yeux. grand moment que cette exécution du Klavierstück IX, qui en dépit de la difficulté d’ exécution et aussi d’audition réussit à créer une véritable émotion .
Ce qui frappe évidemment lorsqu’on écoute les quatre sonates (op.78,79,82a,90) c’est d’abord une sorte de volonté pédagogique : quatre moments où Beethoven construit peu à peu une forme qui lui est propre. C’est en cela que Stockhausen et Beethoven sont mis en relation, chacun cherchant la forme d’expression pianistique adéquate.
Que dire de ces moments exceptionnels? On connaît Maurizio Pollini: rigueur, on disait aussi il y a quelques dizaines d’années froideur, refus du sentimentalisme, refus du spectacle. Aujourd’hui, en maître incontesté du clavier, il irradie le naturel, simple, sans affèterie : même dans sa manière d’arriver au piano, détendu, décidé, vaguement deguingandé, il incarne cette simplicité . Quant au jeu… J’ai vécu dans ma vie de mélomane des concerts d’Arthur Rubinstein, la messe, le spectacle, les hurlements d’un public pâmé. Ceux d’Horowitz, autre messe, avec la découverte d’un son incroyable jamais entendu ailleurs.
Ceux de Pollini, et celui-ci en particulier n’ont rien à voir. Pas de spectacle, sinon celui de l’ évidence . Le son qui sort du piano semble être celui-là même qu’on attend, ou qu’on veut, un son intime (où l’on entend aussi le Maître fredonner), égal, presque suspendu, d’une incroyable sobriété qui en même temps crée tension et émotion, mais aussi d’une étourdissante virtuosité: le tempo est diaboliquement rapide, et pourtant on le remarque à peine tant tout est illuminé par l’évidence. En soi c’est une démonstration, de virtuosité simple et naturelle, un jeu complètement dominé comme la lecon de musique d’un professeur génial. Et par dessus tout, l’expression d’une sérénité communicative qui fait que le public de ce matin, plus jeune que d’ordinaire,  sort rasséréné, apaisé, disponible, en cette journée de grisaille d’un automne arrivé trop tôt.