DEUTSCHE OPER BERLIN 2014-2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 19 AVRIL 2015 (Dir.mus: Donald RUNNICLES; ms en scène Kasper HOLTEN)

Mein liebes Schwan...©Marcus Lieberenz
Mein liebes Schwan…©Marcus Lieberenz

En un week-end, grâce aux secrets de la programmation berlinoise, le samedi 18 avril on programme l’histoire du père, Parsifal, à la Staatsoper im Schiller Theater, Bismarckstrasse côté pair, et le lendemain, 19 avril, à la Deutsche Oper, Bismarckstrasse côté impair (la maison d’en face en quelque sorte) on programme l’histoire du fils, Lohengrin. Les deux représentations avec des distributions introuvables. Où retrouver ensemble Klaus Florian Vogt, Waltraud Meier, Gunther Groissböck, Anja Harteros et John Lundgren pour un Lohengrin d’exception ?
Heureusement pour nous, la mise en scène de Kasper Holten (2012) reprise pour l’occasion, ne nécessite pas une mobilisation trop grande des neurones. Celle du Parsifal de Tcherniakov la veille est encore en train de les faire travailler, plus de dix jours après. Kasper Holten nous préserve de ce travail, il cygne (oui, c’est écrit exprès comme cela) une mise en scène sans grand intérêt ni nouveauté, qui ne nous dit rien qu’on n’ait vu partout ailleurs.
Il en va bien autrement musicalement. D’ailleurs, les deux représentations avec la distribution précitée étaient complètes, elles ont attiré la foule et c’est compréhensible, vu le niveau de ce qu’on y a entendu.
Le travail de Kasper Holten, metteur en scène danois, actuel directeur du Royal Opera House (Covent Garden) reprend pratiquement tous les poncifs sur Lohengrin qu’on puisse imaginer ; Elsa est blonde comme les blés (ce qui pour Anja Harteros est une nouveauté), Ortrud est rousse comme toutes les sorcières dignes de ce nom et caresse au deuxième acte des cordes éclairées au laser – c’est sans doute pour faire magie – Lohengrin enfile et dépose régulièrement ses belles ailes de cygne (?), tantôt homme, tantôt ange venu du ciel tout beau tout blanc, un coté « mon truc en plumes » encombrant, voire vaguement ridicule.

Que nous dit cette mise en scène : d’une part que les guerres révèlent les hommes providentiels, toutes les guerres et de tous les temps puisque les guerriers sont habillés en mousquetaires du XVIIème, en soldats du moyen-âge, de la Grande Guerre, et j’en passe, et le rideau s’ouvre sur une belle image d’ailleurs : des femmes parcourant un champ de bataille jonché de cadavres, chacune essayant de reconnaître le ou les sien(s. Donc toute cette affaire est une histoire de peuple en désarroi, dont le défenseur traditionnel (Telramund) va se trouver dans l’impossibilité d’être le bras du roi.
Outre le peuple et la guerre on suppose donc des affaires politiques de succession : la disparition du petit Gottfried projette la jeune et blonde Elsa seule contre tous, sachant mal se défendre. Mais dans cette mise en scène, Elsa rentre en scène non libre pour défendre son honneur, mais déjà condamnée à mort – adieu présomption d’innocence- les yeux bandés et les mains liées. L’arrivée de Lohengrin empêche in extremis l’exécution : sans doute Kasper Holten estimait-il ce premier acte insuffisamment dramatique, il en rajoute pour faire de Lohengrin le vrai Deus ex machina qui tombe du ciel au bon moment (la lame allait s’abattre sur la tendre Elsa).

Le combat Telramund/Lohengrin ©Marcus Lieberenz
Le combat Telramund/Lohengrin ©Marcus Lieberenz

Dans ce premier acte, on ne va pas voir le combat avec Telramund : un brouillard épais et bienvenu nous empêche de le voir, laissant supposer un artifice de Lohengrin pour vaincre sans péril, mais non pas sans gloire vu les chants de triomphe du peuple, dès que le brouillard se dissipe.

Rien de particulier au deuxième acte, conçu de manière fort traditionnelle, ou du moins habituelle. La première partie, entre Ortrud , Telramund et Elsa reste ce qu’elle est toujours et presque partout (sauf chez Hans Neuenfels, à Bayreuth où c’est peut-être le moment le plus réussi). La deuxième partie est un peu plus « élaborée » si l’on veut, dans le sens où Kasper Holten conçoit le cortège de mariage comme un espace très théâtralisé, un espace de représentation structuré en deux, au premier plan l’espace privé qui se déroule derrière un rideau rouge de théâtre, le spectateur a donc droit en quelque sorte aux coulisses, puisqu’on voit le rideau rouge côté scène, avec corde apparente pour le soulever et il se soulève « à la Bayreuth », puisque cette manière d’ouvrir le rideau a été inventée à Bayreuth. Oui, cher lecteur, je vous sens passionné …

Rideau "à la Bayreuth" ©Marcus Lieberenz
Rideau “à la Bayreuth” ©Marcus Lieberenz

Le second plan laisse voir un cadre immense (comme un tableau) à l’intérieur duquel on voit en contre champ le portail d’une cathédrale, manière d’éloigner tout ce qui se passe de la réalité, d’en faire une « scène » plus qu’une action, et de renvoyer l’histoire à des Très riches heures de l’homme au cygne, et de dire aussi quelque part qu’on n’y croit pas.
Geste ultime avant le baisser de rideau : la pauvre Elsa a été bien secouée en ce deuxième acte et en a laissé tomber son beau bouquet de mariée ; elle y repense au dernier moment et court le ramasser. Sombre présage…

Acte II image finale ©Marcus Lieberenz
Acte II image finale ©Marcus Lieberenz

C’est au troisième acte que la thèse de Kasper Holten sur cette histoire est le plus clairement exposée. Comme souvent, la première partie se déroule autour d’un lit.
D’un lit à une place cependant, singulière manière de représenter un lit de noces, généralement plus généreux en espace…le spectateur se demande évidemment pourquoi, n’osant pas imaginer une nuit de noces dans de telles conditions d’inconfort.

Alors, on se dit que ce lit n’en est pas un…

Eh non, ça n’en est pas un, c’est un catafalque tout blanc, et le lit de noces qui le dissimulait était un lit de mort, on y aurait bien vu un gisant. Kasper Holten et son décorateur Steffen Aarfing ont uni par un de ces raccourcis géniaux Eros et Thanatos. Et de nouveau, sombre présage…

Acte III, lit catafalque ©Marcus Lieberenz
Acte III, lit catafalque ©Marcus Lieberenz

Mais c’est évidemment la fin qui nous réserve les plus grandes surprises. La toute fin, les dernières minutes. Lohengrin a remis ses plumes et fait ses adieux…mais au lieu de remettre le jeune « Herzog von Brabant » bien vivant, il remet à la foule horrifiée un cadavre en putréfaction enveloppé dans une couverture sanglante…
Que peut faire le peuple qui à la veille de la bataille a perdu ses deux champions, Telramund pour cause de mort pour trahison, et Lohengrin qui ne devait pas rater le dernier cygne pour rentrer à la maison… ?

Angoissante question que Lohengrin va résoudre, puisqu’il est le Sauveur, autant l’assumer jusqu’au bout : il ne part pas, il garde ses plumes, il reste au milieu du peuple prosterné, il est l’homme providentiel  : il se détourne d’Elsa qu’il a plus brutalisée ici que dans d’autres mises en scène où elle est plutôt ménagée : dans le premier acte où il lui demande avec une insistance brutale si elle a bien compris qu’elle ne doit pas poser la question fatale, et au dernier acte où il lui reproche violemment de l’avoir posée.

Le Sauveur, et le roi soumis ©Marcus Lieberenz
Le Sauveur, et le roi soumis ©Marcus Lieberenz

Il a ensuite levé le poing de manière peu placide et le roi en arrière plan avait l’air dépassé, le Sauveur balayant les autorités en place, on a déjà vu…
Dernière image, Lohengrin, de dos, avec ses plumes, à ses pieds, le peuple. Ces ailes larges font bien penser à certaines images de style vaguement troisième Reich, et Lohengrin homme providentiel serait bien idéologiquement un peu impur… Voilà tout ce que j’ai pu démêler de ce travail assez passe-partout, qui au moins ne gêne pas les chanteurs et permet des reprises sans répétitions, mais qui réserve quand même quelques belles images, (beaux éclairages de Jesper Kongshaug) c’est à dire ce qui reste quand on a tout oublié…

Musicalement, la représentation était d’une toute autre teneur.
Il faut saluer le travail du chef Donald Runnicles, notamment dans Wagner où il a une vraie réputation, notamment aux USA à cause de ses réalisations à la tête du San Francisco Opera . Son approche est claire, l’orchestre est très attentif , il y a peu de scories (quelques unes dans les grandes scènes de trompette cependant). Il veille aux équilibres scène-fosse, il est vrai qu’il a une distribution qui lui permet sans doute de moins retenir l’orchestre. Ce n’est pas un chef qui pour Wagner a une approche spécifique, son Lohengrin est sous ce rapport pas vraiment personnel, mais tout est en place, avec beaucoup de lyrisme et l’énergie qu’il faut pour une œuvre encore tributaire des formes du Grand Opéra ; il soigne les effets plus spectaculaires, comme la distribution des trompettes dans toute la salle au troisième acte (cages latérales, balcons) : son Lohengrin ne manque ni de chaleur, ni de justesse et répond à l’attente, tempi justes, équilibres sonores soignés, belle maîtrise de l’orchestre où les cordes sont notamment magnifiques.
Le chœur de la Deutsche Oper néanmoins déçoit un peu(direction William Spaulding), il a l’éclat et le relief certes, mais sans doute le manque de répétition pour ces reprises a provoqué des décalages nombreux par rapport à la fosse, et plus étonnant, plusieurs problèmes de coordination à l’intérieur même du chœur notamment au premier acte, donnant une impression de beau désordre au début de l’opéra. Les choses se sont nettement améliorées à la fin.

Les rôles des pages sont très bien tenus par des artistes du chœur, et ceux des nobles du Brabant tout aussi bien par de bons jeunes chanteurs de la troupe dont un boursier de l’Opera Foundation de New York (Thomas Lehman).
Albert Pesendorfer, la basse maison, étant souffrant, c’est Günther Groissböck qui a assuré le rôle de Heinrich der Vogler. On ne le présente plus, c’est l’une des basses wagnériennes (et autres) les plus réclamées sur les scènes ; voix particulièrement bien projetée, sonore, claire, capacité à adoucir jusqu’au effets piano, avec un joli contrôle. La mise en scène lui fait perdre peu à peu sa superbe à mesure de la présence de Lohengrin  : dans les légendes médiévales, les rois et les héros sont deux mondes séparés voire antagonistes (Marke/Tristan, Arthus/Lancelot etc..) et ici, le roi est bien démuni sans ses héros qui sont ses bras. Groissböck fait percevoir dans la voix ces différentes facettes et son relatif effacement. Très belle incarnation.
Le couple de méchants est lui aussi particulièrement remarquable, avec un John Lundgren en Telramund qui a la voix et la puissance sans aucun doute, mais pas vraiment la diction : il prononce le texte correctement mais sans accents particuliers et un style quelque peu relâché. On a l’impression que les paroles défilent mais pas toujours le sens, or pour mon goût, j’estime que les Telramund convaincants sont ceux qui distillent les paroles,  avec un côté aristocratique qu’ont un Thomas Johannes Mayer ou un Tómas Tómasson, mais pas un Lundgren plus Alberich que Telramund.
Cette hauteur aristocratique, Waltraud Meier la possède de manière innée et on rêve de ce qu’elle eût pu faire en Lady Macbeth si elle avait eu une vraie ductilité vocale. Face à Lundgren un peu moins contrôlé, elle joue le rôle du « cerveau » du couple. Chaque parole a du sens, le texte prononcé a des accents d’une vérité incroyable, c’est un rôle de « tête », qu’elle incarne, avec des gestes d’une rare économie et une incroyable élégance. Certes, à ce moment de la carrière, les aigus redoutables des deuxième et troisième actes sortent quelquefois métalliques, quelquefois un peu en dessous, ou courts, mais aussi, et c’est impressionnant, quelquefois parfaitement négociés et réussis. Elle reste encore aujourd’hui l’Ortrud de référence, une grande Ortrud, pour sûr, mais une Ortrud qui a surtout de la grandeur. Magnifique artiste.
Face à elle, Anja Harteros a la fraîcheur : leur duo du deuxième acte est anthologique. Enfouie sous sa blonde perruque, Anja Harteros a quelque difficulté au départ à entrer dans le rôle, yeux bandés et mains enchaînées. La voix est claire, la diction parfaite, la ligne de chant impeccablement tenue et là aussi, elle délivre des accents d’une vérité criante : elle se ménage quelque peu au départ (le rôle est particulièrement long et exposé) mais Anja Harteros est immédiatement dans l’émotion du type « Je ne suis que faiblesse et que fragilité », les aigus sortent avec facilité : elle est peut-être un tantinet moins définitive qu’à Milan, mais c’est l’Elsa du moment à n’en point douter, elle a exactement la voix qu’il faut pour ce rôle. Enfin, je la trouve de plus en plus engagée scéniquement, c’est clair pendant le troisième acte où elle réussit un incroyable crescendo vocal et stylistique, du lyrisme au dramatisme, de l’éthérée à la ravagée.
Ethéré, le Lohengrin de Klaus Florian Vogt l’est pour l’éternité. Nul ne chante cela ainsi, avec ce naturel et cette étrangeté dans la voix, aigue, nasale, haut perchée, et réussissant malgré tout des inflexions dures (notamment avec Elsa) ; certains lui préfèrent le contrôle d’un Kaufmann immédiatement poétique. J’avoue ne pas choisir. Mais la manière dont Vogt a dit au deuxième acte : Elsa, erhebe dich, m’a bouleversé, à en avoir le cœur battant. J’avoue avoir été rarement aussi chaviré, chaque voyelle, chaque note est retenue puis tenue , contrôlée jusqu’au fil de voix, et en même temps modulée. J’ai retenu le moment, mais il y en eut d’autres. Il est tellement irremplaçable dans ce rôle qu’il a du mal à en sortir : ses prestations en Florestan ou Parsifal n’emportent pas autant la conviction. Cet être d’ailleurs qu’est Lohengrin a une voix d’ailleurs. C’est tout simplement prodigieux, stupéfiant, sans doute aussi anthologique. Dans chacun de ses Lohengrin, avec des rats (Neuenfels), avec des plumes de cygne (Holten) ou en culotte de peau (Homoki)- l’imagination des metteurs en scène étant infinie- Klaus Florian Vogt emporte la conviction et l’émotion, d’autant plus avec Anja Harteros quand il lui donne la réplique, comme naguère avec elle à Genève dans Meistersinger.
Alors, malgré les platitudes de mise en scène, la musique est au rendez-vous, puissante, définitive, et la distribution est de celles qu’on n’oublie pas de si tôt. Ce fut une soirée de pur plaisir musical et opératique, de pure jouissance mélomaniaque. Il en faut, et Berlin ce week end là nous en a donné deux. [wpsr_facebook]

Klaus Florian Vogt en Lohengrin (Berlin 2012) ©Marcus Lieberenz
Klaus Florian Vogt en Lohengrin (Berlin 2012) ©Marcus Lieberenz

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2014-2015: PARSIFAL de Richard WAGNER les 12 & 18 AVRIL 2015 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Le dispositif général ©Ruth Walz
Le dispositif général: leçon de Graal ©Ruth Walz

Parsifal est une des œuvres les plus discutées de l’histoire de l’opéra, et celle qui 133 ans après la création au Festival de Bayreuth, provoque des discussions passionnées : est-ce un spectacle ? est-ce une œuvre religieuse et sacrée ? est-ce du théâtre ? est-ce une messe ? doit-on applaudir après le premier acte ? doit-on ne pas applaudir du tout ? qu’est-ce qu’un Bühnenweihfestspiel ?
La multiplicité des sources, le creuset très syncrétique dans lequel Wagner a composé son œuvre, les apports chrétiens et orientaux, tout concourt à faire de Parsifal un lieu passionnant, et passionné de réflexion et de propositions.
Encore aujourd’hui, en terre germanique, il est traditionnel de représenter Parsifal à Pâques, à cause de l’Enchantement du Vendredi Saint, comme si en quelque sorte le message des Pâques chrétiennes se reflétait dans le message d’espoir, de pacification et de rédemption laissé par l’œuvre.
Je ne suis pas sûr, au vu des rapports agités que théâtre et chrétienté ont entretenus au long de notre histoire, que ce soit au théâtre qu’il faille célébrer cette religion-là.. Et faire de Bayreuth même le seul lieu où Parsifal puisse être représenté, comme ce fut le cas jusqu’à l’orée du XXème siècle au nom de règles édictées post mortem me semble pour le moins excessif. Ou bien Parsifal est une œuvre sacrée, et il faut bien vite mobiliser la cathédrale de Sienne pour en faire un mystère permanent, ou bien c’est un opéra comme un autre et l’on n’a pas à faire des simagrées comme si l’œuvre imposait une attitude religieuse qui serait alors bien proche du blasphème. En tant qu’œuvre d’art, Parsifal est bien entendu, comme d ‘autres œuvres, porteuse d’une très grande spiritualité, mais cela n’a rien à voir avec la religion, et il faudrait d’ailleurs savoir laquelle, tant les sources de Wagner et ses intérêts sont divers.
La religion a ses lieux, le théâtre les siens. Il y a certes une cérémonie théâtrale, mais elle est par définition laïque et ouverte à tout le corps social : le théâtre et la mairie sont les deux monuments essentiels des villes moyennes et grandes du XIXème, et ils font face à l’église. A chacun sa fonction.

Aussi, les efforts des metteurs en scène pour mettre en scène l’histoire, ses possibles et ses contradictions sont pleinement justifiables. On sourit à la manière dont la polémique est née à Bayreuth même, lorsqu’il fut décidé (en 1933) de changer la production originelle de Parsifal, qui tombait en lambeaux après 51 ans et 205 représentations de bons et loyaux services…
Depuis, une polémique après l’autre , Heinz Tietjen avec Alfred Roller et Emil Preetorius pour les décors (1933-1936), puis des décors de Wieland Wagner (1936-1939), puis Wieland Wagner qui déchaîna les passions avec son Parsifal sans colombe finale (1951-1973).
À Bayreuth, après Wieland Wagner, Wolfgang reprit la tradition (1974-1981), puis Götz Friedrich dans une belle production du centenaire dont on parle peu aujourd’hui, qui vit la fin de la Kundry de Leonie Rysanek et les débuts de celle Waltraud Meier (1982-1988), puis de nouveau Wolfgang Wagner de 1989 à 2001.
Depuis 2001, deux fortes productions, Christoph Schlingensief (2004-2007) d’une complexité telle qu’il est encore aujourd’hui impossible d’en démêler les fils géniaux, et Stefan Herheim (2008-2012) qui en fait une métaphore de l’histoire allemande dans une des productions les plus réussies de l’histoire récente de Bayreuth.
En 2016, un nouveau Parsifal devait être confié à l’artiste-performer Jonathan Meese. Mais son projet fut considéré comme trop onéreux (ou trop scandaleux ?), et Katharina Wagner décida de renoncer (amicales pressions?) et de le confier finalement au bien plus tranquille Uwe Erik Laufenberg, qui jusqu’ici n’a pas vraiment brillé par les idées…mais qui calmera les esprits.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Daniel Barenboim qui a dirigé régulièrement à Bayreuth de 1981 à 1999 n’y a dirigé Parsifal (dans la mise en scène de Friedrich) qu’en 1987 alors qu’il l’a dirigé régulièrement à la Staatsoper de Berlin dont il est le directeur musical (GMD) depuis 1992.
Pour cette nouvelle production des Festtage 2015, c’est à Dmitri Tcherniakov à qui la Staatsoper de Berlin a fait appel. Il y a déjà mis en scène une Fiancée du Tsar (Rimsky Korsakov) remarquée et on lui doit à la Staatsoper unter den Linden Boris Godunov (Moussorgski) et Le joueur (Prokofiev).
Dans une salle de 900 places comme celle du Schiller Theater, jouer Wagner change singulièrement les rapports scène-salle, on l’avait déjà remarqué pour le Ring (Guy Cassiers) et Tannhäuser (Sasha Waltz) l’an dernier. Pour Parsifal, malgré la fosse très profonde, la présence de l’orchestre est accentuée, et la proximité des chanteurs et du décor monumental et fermé accentue l’impression d’étouffement, mais aussi la participation du spectateur : le jeu théâtral est sans aucun doute favorisé, voire exalté parce que le moindre geste est visible par tous, de beaucoup plus près, le spectateur est dans le drame, au plus près de la respiration du plateau. Voilà un espace (qui à l’origine est un théâtre et non un opéra) qui favorise les mises en scènes très dramaturgiques et  portant l’accent sur les détails du jeu et des rapports des personnages entre eux.
En tant que spectateur assez régulier de la Staatsoper depuis qu’elle est provisoirement (et durablement) installée au Schiller Theater, je dois dire que je me sens particulièrement « bien » dans ce théâtre aux dimensions très humaines, au style un peu suranné mais chaleureux. Tout y a trouvé son style et ses habitudes.
Il y a donc de la cohérence à proposer un Parsifal « expérimental » comme l’a défini Tcherniakov dans une interview à un journal berlinois, qui mette le doigt de manière chirurgicale sur des possibles du livret et sur les contradictions de cette histoire, sans jamais néanmoins s’en écarter. Chaque épisode est clairement reconnaissable par tout spectateur connaissant l’œuvre, mais à chaque fois décalé, détourné ou interprété, voire jugé.
Tcherniakov, qui a fait les décors et les costumes, travaille à cette histoire avec sa propre culture et ses propres origines, orthodoxes, où le formalisme et le rituel sont si essentiels, et revendique son statut de totale étrangeté à ce qui se déroule. Il faut donc lire avec attention l’argument qu’il signe lui même dans le programme de salle.
La structure de l’œuvre est symétrique : premier et dernier acte sont construits de la même manière, tandis que le deuxième acte est un pivot, celui pendant lequel tout bascule. Dans le premier acte, Parsifal est ignorant, il est le « fol » évoqué dans les paroles : Durch Mitleid wissend der reine Tor , dans le dernier acte, il est « wissend » il  « sait » parce qu’il a éprouvé la souffrance et la blessure lors du baiser de Kundry, il est donc de l’autre côté du savoir et peut donc sauver le monde du Graal. Le deuxième acte est presque un rite de passage, de « Tor » à « wissend », par l’intermédiaire de la Mitleid, que l’on traduit par pitié, et qu’il faut ici entendre en son sens propre « souffrir avec » une « com-passion » authentique. Le troisième acte est l’acte de résolution où la prophétie évoquée au premier acte se réalise
Parsifal n’est pas un héros venu de nulle part : comme Siegfried, comme Siegmund, comme Lohengrin, il a une généalogie très précise. Sa mère est identifiée, Herzeleide, épouse de Gamuret, chevalier mort au combat. Elle élève en conséquence son fils de manière très protectrice, dans l’isolement, pour éviter qu’il ne connaisse le destin de son père: il est donc complètement ignorant et innocent. Mais il a fui cette mère trop possessive pour vivre l’aventure des héros, et elle en est morte.
Den Vaterlosen gebar die Muter,
als im Kampf erschlagen Gamuret;
vor gleichem frühen Heldentod
den Sohn zu wahren, waffenfremd
in Öden erzog sie zum Toren – die Törin!

Voilà ce que dit Kundry au premier acte, anticipant tout ce qu’elle va apprendre à Parsifal au deuxième. Parsifal est donc violemment marqué par cette mort qu’il a par son départ provoqué.
De son côté Kundry est  la femme comme Saint Augustin la voit, qui serait à l’origine du pêché et de la chute. Le jour, une sorte d’animal à la recherche obstinée de l’expiation, la nuit, une séductrice diabolique, servant donc à la fois les deux faces du monde (Ruth Berghaus qui mit en scène un Parsifal très remarqué à Francfort note fort justement que Parsifal ne présente pas deux mondes, mais deux faces d’un même monde) . Kundry n’a pas d’identité propre, c’est Klingsor qui le dit (« Namenlose »), mais dit-elle pendant le duo avec Parsifal, elle a ri au passage du Christ et depuis, frappée par le regard qu’il lui jeta, elle le cherche partout : elle est la juive à la recherche de l’expiation (raison pour laquelle Chéreau refusa de mettre en scène Parsifal à Bayreuth précisa un jour Gérard Mortier). Femme et juive, elle est donc à priori tout ce qui doit être rejeté, situation tragique où tout pardon lui est interdit, symbole d’une déchirure initiale et d’une rédemption désespérément cherchée.

Voici donc les deux personnages centraux de cette histoire, deux déchirures initiales, deux êtres perdus qui finiront par retrouver un chemin.
C’est cette histoire que raconte Tcherniakov, préférant fouiller les replis de l’âme humaine plutôt que raconter le mythe du Graal avec son cérémonial et son rituel. Du même coup pas de chevaliers, mais une communauté de pauvres hères, visible dès ce lever de soleil initial où l’on a l’impression d’être chez Emmaüs ou au « SAMU social », une communauté de rejetés de la terre, isolés, que l’on a entrepris d’éduquer dans la foi par le mythe et par une histoire qui sans doute se répète de génération en génération, l’histoire passée de la splendeur du Graal, une communauté et une ambiance où l’on imagine parfaitement un roman de Dostoïevski à qui Tcherniakov a sans doute pensé . Ce qui frappe en effet dans cette vision initiale, c’est que ce premier acte pourrait être le troisième, le temps a peu de prise et semble ne plus avancer. Tcherniakov a conçu un décor de salle octogonale romane qui rappelle  le décor du premier Parsifal (la cathédrale de Sienne), mais qui est ici un espace déconsacré : plus d’élévation ni de coupole, symbole du ciel, indiquée par Wagner dès la Verwandlungsmusik du premier acte: Endlich sind sie in einem mächtigen Saale angekommen, welcher nach oben in eine hochgewölbte Kuppel d’où doit arriver la lumière. Plus de coupole, plus de lumière car le lourd plafond de béton l’empêche. Il a donc naguère fallu ouvrir un des arceaux pour construire une fenêtre, large baie par laquelle va pénétrer la lumière : c’est donc un espace reconstruit, (mal) restauré et d’une rare tristesse qui abrite les activités de la confrérie, où bancs rangés un peu n’importe comment et grill où sont suspendus de rares spots et quelques ampoules disséminées entre les arceaux donnent une luminosité vacillante à mille lieux d’un royaume triomphant.
Nous sommes de nos jours, dans une communauté vaguement sectaire qui essaie de reproduire et de se rappeler une grandeur passée mythique dont elle n’a plus qu’une vague idée, un monde fermé sur lui-même, profondément sombre et froid, un monde sans avenir.
Gurnemanz est une sorte de gardien du temple, non plus un récitant, mais celui qui entretient la mémoire et le rituel, celui qui est garant de l’ordre : lorsque les « chevaliers » s’attaquent à Kundry, il calme leur colère (Kundry, la femme, donc l’intruse de ce monde d’hommes), et puis leur raconte sans doute pour une nième fois l’histoire du Graal en leur projetant sur un écran brinqueballant mais toujours prêt à servir (d’ailleurs il est là à l’ouverture du rideau au troisième acte) les images de la splendeur passée, qui pourraient être aussi les images mythiques des splendides Parsifal du passé (décors de la création, images des personnages), avec la coupe, le Graal (on a l’impression de voir défiler les Graal remisés dans les magasins du festival de Bayreuth) mais dès que le rituel se prépare, on remet les bancs en cercle, le Graal est dans sa boite : en bref, tous les éléments traditionnels sont là, pour une cérémonie qui semble avoir perdu et sa grandeur et son sens.

Acte I, Amfortas christique ©Ruth Walz
Acte I, Amfortas (wolfganag Koch et de dos, Titurel (Matthias Hölle)  ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal en effet n’a rien d’une cérémonie, c’est un moment où les chevaliers cherchent à se régénérer pour vivre l’éternité, plus de religiosité, mais une chasse à la survie, dont le symbole est Titurel, habillé en redingote de cuir noir (toute allusion…) qui pour une fois n’est pas la voix désincarnée qu’on entend d’outre tombe, mais un vrai personnage dont la présence est pesante et l’exigence visible.
Pour souligner le rituel de régénérescence, il arrive, monte dans son cercueil recouvert d’un linceul, puis du fond du cercueil conformément au texte (Im Grabe leb’ich durch des Heilands Huld ) il émet ses exigences Mein Sohn Amfortas bist du am Amt ?
Alors qu’au-delà de sa souffrance, Amfortas n’est pas toujours un personnage intéressant (on se souvient ce qu’en avait fait en 2013, avec le même chanteur – Wolfgang Koch –la pauvre production de Michael Schulz au Festival de Pâques de Salzbourg), ici au contraire il devient central car il est celui dont se repaissent tous les autres. Il est réincarnation du Christ en croix, presque nu, à la source duquel les chevaliers avides de survie viennent se désaltérer : un servant prend du sang directement de la blessure pour le mélanger dans le Graal à de l’eau qu’on suppose bénite, comme la même coupe recueillit selon la légende le sang du Christ. Amfortas est littéralement saigné pour le bien de la collectivité, et Tcherniakov insiste sur une situation qui nous donne à voir le sacrifice permanent et surtout l’esclavage de ce roi soumis aux exigences du père, qui reste la clef de voûte de l’ensemble du groupe, comme en témoigne au premier acte la soumission finale des chevaliers à Titurel, tout frais régénéré sortant de son cercueil et leur prosternation la face contre terre, comme dans certains rites chrétiens orientaux, attendant la descente de la Parole.

Acte I-Cérémonie du Graal, fin ©Ruth Walz
Acte I-Cérémonie du Graal, fin ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal est donc métaphoriquement le sacrifice du Christ (le fils) pour la gloire de Dieu le père. C’est important à noter pour comprendre ce que Tcherniakov fera du troisième acte.
Ce monde qui se ressource par la souffrance expiatoire de l’autre, c’est l’idée même du christianisme, où Christ est mort pour nous. Mais Tcherniakov y ajoute une extraordinaire violence,et en fait un monde sans chevaliers mais composé d’humains vivant dans le froid (bonnets, lourdes jaquettes) et dans cette obscurité à peine éclairée et d’où se dégage un sentiment de pesanteur glaciale, et surtout ni sérénité ni grandeur.

Acte I, Kundry (Anja Kampe), Gurnemanz (René Pape) et Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz
Acte I, Kundry (Anja Kampe), Gurnemanz (René Pape) et Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz

Dans ce monde complètement enfermé sur lui même, nos deux personnages clés apparaissent complètement en marge : Parsifal est un ado retardé, bermuda, baskets, capuche et sac à dos : une sorte de jeune randonneur à la mode d’aujourd’hui dont le sac à dos, renferme tout le nécessaire pour se changer, ce qu’il fait ostensiblement, après avoir secoué ses chaussures des éventuels cailloux, et étendu le tee shirt sans doute imbibé de sueur, il se retrouve torse nu au milieu de tous ces gens emmitouflés. Il fait littéralement “tache”, mais apparaît complètement organisé, autonome et en rien perd, errant, ou peureux.
Quant à Kundry, elle est en pantalon, jaquette, sac de cuir, voyageuse elle aussi, comme Parsifal, mais violemment prise à partie par les autres, LA femme dans ce monde d’hommes est donc a priori soupçonnée ou coupable comme il a été précisé plus haut. La relation à Kundry, toujours méfiante dans la plupart des mises en scène de ce premier acte, est ici franchement violente. D’ailleurs, la manière dont Parsifal est plaqué à terre à peine a-t-il atteint le cygne (symbole de la sensualité dans la mythologie nordique) est elle aussi empreinte de violence : le monde du Graal vu par Tcherniakov n’a rien de ce monde éthéré ou pacifié, mais c’est au contraire un monde de violence rentrée qui n’attend que la moindre occasion pour s’exprimer.

Acte II, lever de rideau ©Ruth Walz
Acte II, lever de rideau ©Ruth Walz

Le lever de rideau du deuxième acte est au contraire une image stupéfiante et inattendue : même décor qu’au premier acte, mais blanc immaculé, inondé de clarté et de lumière : Klingsor a bien construit son royaume à l’image de celui dont il a été chassé, honorant un autre Graal… C’est un Klingsor grand-papa distribuant des friandises ou des jouets à un groupe de filles (fillettes, petites filles, vraies jeunes filles) en robes à fleurs et chaussettes qui jouent qui à la balle qui au cerceau. Bref, un monde apparemment innocent qui renforce l’impression de tension du 1er acte, un monde du bonheur et de la joie et non un monde écrasé sous le poids du péché comme au premier acte.

Mais très vite, Tcherniakov nous fait déchanter : le vieux Klingsor est un pépé-gâteau, sans doute, mais bourré de tics, qui se déplace comme souvent les metteurs en scène font déplacer Mime, auquel il renvoie inévitablement. Mime n’a rien d’un personnage positif, et c’est un papa de substitution plutôt dangereux, et l’on constate très vite que ce Klingsor est un malade, méchant (voir comme il essaie de réveiller Kundry), fantasque (voir aussi comment il s’amuse à tourner sur sa chaise), et l’on comprend quelle violence perverse il exerce : Tomas Tomasson qui l’interprète est stupéfiant de vérité. Dans ce monde de petites filles (ses filles, dit Tcherniakov dans l’argument), Kundry, la seule qui puisse visiblement sortir de ce monde, arrive comme la grande sœur ou la fille préférée à qui l’on confie les missions délicates (on pense à Wotan et Brünnhilde dans la Walkyrie) et s’assoie au milieu des autres disposées en cercle comme les chevaliers au premier acte. Nous sommes au milieu d’une étrange famille ou d’une autre étrange communauté. Beaucoup ont vu en ce Klingsor un pépé pédophile : c’est dans la société d’aujourd’hui une image de mal absolu. Il faut en tous cas y voir d’abord les mécanismes de soumission au « Maître » (le mot Meister est prononcé par Klingsor plusieurs fois) et d’impossibilité pour toutes ces filles sans doute violées (ce qui probablement arriva à Kundry la première) de se libérer de leur bourreau. La pédophilie de Klingsor devenant une manière de recherche éperdue de pureté à travers la possession des enfants, comme en témoigne aussi la blancheur qui aveugle en ce lever de rideau.

Mais Klingsor arrive avec difficulté à convaincre Kundry de servir ses projets : Kundry la nocturne garde quelque chose du jour qu’elle a servi, et vice versa. Elle n’est jamais tout l’un ou tout l’autre, d’où l’intérêt de la scène avec Parsifal, où il est difficile de démêler le dessein de Klingsor ou le dessein personnel, sauver le royaume de Klingsor, se sauver elle-même ? D’où l’enjeu très ambigu de la scène de séduction.
Après avoir demandé aux (petites) filles-fleurs de lui laisser la place, Kundry entreprend de convaincre Parsifal, selon le déroulement traditionnel du livret. Kundry évoque d’abord la blessure profonde de Parsifal, née dans les replis des souvenirs d’enfance : Tcherniakov fait apparaître à la fois le jeune Parsifal qui joue avec un cadeau de sa maman, un petit chevalier qui tourne sur lui-même, image du rêve de rejoindre les exploits du père, rêve de chevalerie, rêve guerrier (Parsifal est un guerrier, comme son père) et qui découvre la sensualité avec une jeune fille, mais, surpris par sa mère, il est chassé pendant que la jeune fille est giflée.
La mère est à la fois celle qui procure le rêve de combats et la castratrice qui marque l’interdit du désir.   Tous les éléments déclencheurs sont donc en place : Parsifal et Kundry de chaque côté du spectre, sont liés par des problèmes similaires, enfouis dans les profondeurs de l’enfance et chacun dans cette scène va essayer de résoudre ses propres nœuds. Le baiser de Kundry,
als Muttersegens letzten Gruss –
der Liebe – ersten Kuss! a l’ambiguïté du baisers interdit de l’inceste. Tout bascule quand ce baiser réveille à la fois les souvenirs enfouis et ceux plus récents qui font du désir et de la femme l’interdit suprême : Parsifal et Kundry se sont alors isolés hors du plateau, et Parsifal rentre violemment en scène (Amfortas, Die Wunde !) torse nu, bientôt suivi par Kundry en tricot et culotte. Il s’en suit une scène d’une rare tension, et en même temps d’une rare crudité où Tcherniakov essaie de montrer une vraie scène de violence entre un homme qui se refuse et une femme blessée: Parsifal est très tendu, bien plus Siegfried que Lohengrin, bien moins éthéré que dans d’autres mises en scène et surtout avec d’autres interprètes : il y a dans sa manière de chanter une extraordinaire violence et une grande virilité. Le jeu de la séduction, puis le jeu de la supplication, puis le désespoir et l’appel à l’aide, chaque étape de la scène avec Kundry, qui est à elle seule l’essentiel de l’acte II est respectée, mais Tcherniakov la règle comme une vraie scène de rupture, une scène de couple avec son intimité presque gênante, et en même temps une scène où l’enjeu est des deux côtés, alors qu’on n’a pas trop l’habitude de considérer la question de Kundry. Or Kundry est vécue comme ces femmes incapables de se libérer de leur « maître » et qui voit en Parsifal la « possibilité d’une île ».
Dans le rapport très marqué que Kundry entretient avec Klingsor, il y a cette dépendance dont elle ne réussit pas à se libérer, d’où ce tout pour le tout face à Parsifal. De son côté, Parsifal passe d’ado retardé à jeune adulte décidé, près à rejoindre le Graal : il abandonne d’ailleurs le bermuda, enfile un pantalon,  et se couvre d’une veste de cuir noir qui fait penser au long manteau de cuir de Titurel : il est prêt. Kundry quant à elle se recouvre du vêtement taché de sang d’Amfortas qu’elle a ramassé précieusement à la fin du 1er acte comme une relique, comme le souvenir de quelque chose de profond (qu’on découvrira au 3ème acte).

Image finale de l'acte II ©Ruth Walz
Image finale de l’acte II ©Ruth Walz

Par ce jeu de costumes, Tcherniakov montre que quelque chose a basculé. De même Parsifal passe-t-il lui aussi une épreuve du sang : lorsque Klingsor arrive pour « aider » Kundry avec la lance, c’est Parsifal qui transperce Klingsor sous les yeux horrifiés des (petites) filles-fleurs au lieu de faire le traditionnel signe de croix (il n’y a d’ailleurs dans toute la mise en scène aucun véritable indice religieux ou de religiosité) et le sang gicle sur son visage. C’est le combattant qui transparaît ici et non celui qui par un signe de croix (Mit diesem Zeichen bann’ ich deinen Zauber) efface la magie. Car le royaume de Klingsor ne disparaît pas, ne s’écroule pas : Parsifal vient d’assassiner un quelconque Dutroux, laissant dans le désarroi les jeunes filles et la grande sœur prisonnières de leur liberté nouvelle. L’acte II s’était ouvert sur une « image » de bonheur, il se clôt sur un meurtre de profonde interrogation suspendue : c’est la dévastation qui domine.

L’acte III apparaît comme une réplique de l’acte I, même espace, un peu plus désordonné, mais avec l’écran suspendu un peu abandonné (on suppose que l’éternelle histoire du Graal a dû être répétée puis radotée à l’infini), un cercueil fermé et délaissé apparaît côté jardin.
Seul signe du temps qui a passé, non pas un temple ruiné, non pas une nature dévastée, mais un Gurnemanz à la longue barbe désordonnée, signe de négligence plus que de vieillissement, et des bancs disposés sens dessus dessous. Mais l’impression est la même qu’au premier acte, obscurité, tension, pauvreté.
Kundry apparaît émergeant d’une sorte de long sommeil, reconnue par Gurnemanz, puis Parsifal arrive : il a troqué son sac à dos de randonneur contre un sac à dos militaire, ses Nike contre des knickers. Il est armé de la lance, bientôt reconnue par Gurnemanz. Il se débarrasse de ses affaires, ouvre son sac, en sort le petit chevalier tandis que Kundry sort une poupée, chacun face à face avec ses doudous d’enfance, chacun unis comme au premier acte, comme au deuxième acte, par les blessures lointaines. Et d’ailleurs cette union, cette communauté de destin fraternels, se lit dans les attitudes : Parsifal ne cesse de regarder Kundry, il la regarde avec une infinie tendresse, pendant que Gurnemanz raconte ce qui s’est passé dans la communauté. Gurnemanz demeure complètement exclu de ce moment d’une rare intensité : l’Enchantement du vendredi saint, ce sont ces retrouvailles entre Kundry et Parsifal. Un seul exemple de cette manière très particulière qu’a Tcherniakov de voir les choses suffit à le montrer : alors que Heil mir, dass ich dich wieder finde! devrait être adressé à Gurnemanz selon la didascalie écrite par Wagner dans le livret, Parsifal l’adresse à Kundry, rappelant ainsi la dernière réplique du deuxième acte Du weisst,
wo du mich wiederfinden kannst!
C’est donc cette attitude tendue l’un vers l’autre qui frappe en cette première partie de troisième acte, où Parsifal écoute d’une oreille distraite un Gurnemanz subitement renvoyé au niveau d’un vieux radoteur, et où il est fasciné par Kundry, au point qu’on imagine un amour naissant. En réalité, il y a dans ces retrouvailles celles de deux destins croisés, chacun poursuivant sa propre libération au travers de l’autre.

Cérémonie du Graal, Acte III ©Ruth Walz
Cérémonie du Graal, Acte III ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal, si l’on peut encore appeler cela cérémonie, est marquée par le personnage d’Amfortas, courant seul dans l’espace vide, allant s’allonger sur le cercueil qu’on comprend être le cercueil paternel, volonté de mort, obsession du père. Mais en même temps image d’énergie (Amfortas court) complètement en contradiction avec son arrivée immédiatement après soutenu par deux hommes et incapable de marcher, comme s’il y avait deux Amfortas et si tout cela n’était qu’apparence…
La scène est d’ailleurs d’une violence encore supérieure à celle du premier acte : Amfortas évite tous les symboles pour lesquels il doit officier, ouvre brutalement le cercueil en fait tomber violemment le cadavre de Titurel, jette au loin la châsse enfermant le Graal, et se fait littéralement agresser par tous les autres.
L’intervention de Parsifal se fait étrangement par la même position qu’à l’acte II quand Parsifal tue Klingsor. Dans l’un la lance tue et dans l’autre la lance régénère, elle est jetée aux pieds du corps d’Amfortas épuisé, comme si Parsifal voulait s’en débarrasser. Tcherniakov écrit d’ailleurs dans l’argument que « Parsifal rend à Amfortas la lance perdue ».
Il n’y a pas, comme dans la plupart des mises en scène, de mise à l’écart d’Amfortas pour célébrer la cérémonie du Graal : pendant que la foule des chevaliers se régénère, Amfortas se lève et Kundry vient à lui : il est faux de dire qu’il n’y pas de rédemption. Kundry est la juive qui a ri du Christ et qui l’a recherché partout ensuite, comme nous l’avons dit plus haut. Amfortas est la réincarnation des souffrances du Christ, et il est sauvé par Parsifal (Erlösung dem Erlöser est la dernière parole de l’opéra), Kundry reconnaît en lui le sauveur qu’elle a jadis moqué, et Amfortas retrouve le regard qui avait tant frappé Kundry: voilà la rédemption de Kundry, qui en échange donne un baiser gratuit. Tcherniakov en fait la naissance du désir libéré de l’interdit et dans ce final complètement éthéré, introduit un long baiser d’amour enfin libre et débarrassé de toute culpabilité, pendant que Parsifal les regarde, ravi. De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur pourrait-ils dire, comme Tartuffe…
Mais le livret prévoit la mort de la femme, puisque, même (ou parce que) rachetée, comme Marguerite de Faust, Kundry doit mourir.
Cette mort n’est pas une mort extatique comme pourrait l’être celle l’Elisabeth de Tannhäuser (autre histoire où la sensualité et l’amour sont profondément séparés), Tcherniakov ne veut pas d’une Kundry subitement sanctifiée, mais plutôt une Kundry mourant parce qu’elle est devenue une femme libre débarrassée du poids du péché originel. Ce sera donc une mort donnée par la violence du fanatisme : elle est poignardée dans le dos par un Gurnemanz qui ne supporte pas la vue du baiser entre Amfortas et Kundry, parce que dans la communauté, il n’y pas de place pour la femme et ses dangers, pour le désir et ses dangers, pour l’amour entre l’homme et la femme et peut-être pour l’amour simplement.
Kundry s’écroule, Parsifal prend le cadavre dans ses bras et fuit.

Il laisse la communauté seule, Amfortas seul et les « chevaliers » dans une sorte de transe, les yeux révulsés tournés vers le ciel, dans une absence totale de sens, sinon le constat que toute communauté fermée est condamnée au vide parce que le simplement humain n’y a pas de place.

En respectant presque à la lettre le livret, Dmitri Tcherniakov propose un message complexe, sur l’individu face aux dérives de notre monde: face aux manifestations extrêmes de la religiosité, quand elle confine au fanatisme, comme face aux comportements les plus pervers, il voit les dangers de la dépendance et de l’isolement . Il délivre un message d’une totale simplicité, d’humanité, de tolérance et d‘amour et de revendication profonde de l’individu face aux dangers du groupe.
C’est là son Parsifal, à la fois simple et dérangeant parce que là où l’on glorifie habituellement la célébration mystique, il la détricote en en montrant le mécanisme pervers. Là où l’on a, bien installée en nous, la certitude qu’il y a le bien d’un côté et le mal de l’autre, il nous dit que les frontières n’en sont pas si nettes et que le monde est totalement et l’un et l’autre, et que nous sommes donc et l’un et l’autre.
Il fallait à ce spectacle très discutable, mais d’une très grande intensité, d’une profonde sensibilité et d’une évidente intelligence une réalisation musicale à la hauteur. Elle le fut grâce à une distribution de très haut vol et surtout grâce à une direction musicale qui fait écho à la mise en scène en l’accompagnant avec attention et précision. Elle le fut aussi parce que Barenboim a voulu qu’entrer dans Parsifal c’était entrer en Parsifal, c’est à dire entrer dans une musique qui exige une concentration particulière : quand le noir se fait, un long silence s’installe volontairement avant le début de la musique et quand le rideau tombe à chaque acte, le même noir continue avant l’arrivée de la lumière en salle, imposant des applaudissements très timides aux entractes et une sorte de continuité. Entrer dans un tunnel en somme et n’en sortir qu’au bout des 4h30 de musique et donner à l’ensemble des artistes, chœur, orchestre, solistes chef et même metteur en scène le 18 avril la standing ovation qu’ils méritaient.
Certains ont trouvé que le premier acte était long (1h48) et donc ont décrété que la direction manquait de tension ou de dynamique . S’ils allaient voir, simplement voir les longueurs comparées des actes, ils constateraient qu’Hermann Levi le créateur faisait un premier acte de 1h47 et que la plupart des chefs (Richard Strauss compris, et même Knappertsbusch) tournent autour de cette durée. Seuls à Bayreuth, Arturo Toscanini et James Levine dépassent les deux heures dans le premier acte, Daniele Gatti était assez lent, mais plus encore au troisième acte, et les plus rapides sont Pierre Boulez (1h35 à 1h38 entre 1966 et 1970) et Hans Zender (1h33). Alors je veux bien que Barenboim soit trop lent, mais trop lent par rapport à qui ?? et à quel Parsifal rêvé??  D’ailleurs, Barenboim lui-même varie les tempi d’une représentation à l’autre, il n’est jamais métronomique.
En réalité, la durée n’est pas pour moi un critère dans Parsifal, car c’est une œuvre qui supporte des tempi différents sans être affectée. À vrai dire, je ne me pose pas la question car quelle que soit l’approche musicale, Parsifal reste une œuvre fascinante et toutes les options musicales sont défendables, comme l’a bien montré Boulez.

Ce qui frappe dans la direction de Barenboim, c’est d’abord sa clarté, son relief, c’est surtout la capacité à varier les accents et à accompagner dramatiquement ce qui se passe en scène. C’est aussi, dans une fosse un peu difficile, de ne jamais vraiment couvrir les chanteurs. L’épaisseur de la partition est sans cesse mise en valeur, la qualité des cordes et des bois permet des effets d’écho très élaborés et le sens dramatique de Barenboim fait de l’acte II un moment d’une intensité rarement atteinte, avec une dynamique pour le coup exemplaire.
Le prélude de l’acte III est aussi un des grands moments de l’exécution, où même les moments qui habituellement sont spectaculaires à l’orchestre (on pense à la Verwandlungsmusik de l’acte I ou de l’acte III par exemple) restent tendus et retenus à cause d’un spectacle justement aussi peu spectaculaire que possible. Il y a chez Barenboim une volonté tragique, une certaine noirceur qui domine l’ensemble de son travail, mais aussi des moments d’une indicible émotion, où il joue sur les cordes d’une manière incroyablement sensible et sentie. Certes, notamment le 18 avril, il y a eu quelques scories sur les cuivres, mais pas le 12 avril. Il reste que l’ensemble de sa direction démontre une immense sensibilité et une incroyable intelligence du texte : Daniel Barenboim est l’un des grands maîtres de l’univers wagnérien et il le démontre une fois de plus.
Il est vrai qu’il dirige une de ces distributions qui laissent l’auditeur émerveillé par la prestation ou l’incarnation collective, avec un engagement de chacun dans le respect des exigences de la mise en scène, très crue par moments notamment pour Amfortas (Wolfgang Koch) ou pour Kundry (Anja Kampe).
Les filles fleurs sont très homogènes, et plus le 18 que le 12, les aigus sont bien négociés et moins métalliques et les parties plus lyriques très réussies. La situation scénique fait que le chant enjôleur des filles-fleurs apparaît ici bien plus un jeu d’enfant artificiel, auquel finalement on prête peu attention : les choses sérieuses vont arriver après, mais il est intéressant de voir comment par l’art de la mise en scène la perception de la musique se transforme et se gauchit.
On est heureux aussi de retrouver Matthias Hölle, une des grandes basses de référence de Bayreuth entre 1981 et 2001, où il a à peu près chanté tous les grands rôles de basse, de Titurel à Gurnemanz en passant par Hunding et Marke. Il est un Titurel présent et non pas seulement une voix, avec grande allure. Et la voix reste puissante et marquée. Même pour quelques répliques, Titurel est un rôle important, il l’est d’autant plus dans cette mise en scène qu’il est le véritable maître des lieux.

Wolfgang Koch, Amfortas christique ©Ruth Walz
Wolfgang Koch, Amfortas christique ©Ruth Walz

Wolfgang Koch en Amfortas est bien plus intense qu’à Salzbourg. Son timbre reste très velouté, jamais agressif, mais vibrant avec une voix toujours bien projetée et une diction parfaite : il n’est jamais question de puissance ou de sons dardés (ses erbarmen ! sont intenses sans être un modèle de puissance) c’est inutile dans une salle aux dimensions aussi raisonnables, mais la voix est si bien projetée que tout passe sans problème. L’interprète et le jeu frappent tout autant, car la mise en scène exige beaucoup, et se retrouver en boxer en scène jouant le Christ sans être vaguement ridicule montre en même temps son extraordinaire présence et la puissance de l’incarnation. Car Amfortas est sans doute avec Parsifal et Kundry le personnage le plus fouillé de ce travail, c’est l’homme au sens de Ecce homo, il est homme et il est Christ, mais il est plus homme que Christ, c’est sa grandeur, et c’est sa faiblesse.
L’autre révélation, si l’on peut dire d’un chanteur déjà si connu, est le Klingsor de Tomas Tomasson, prématurément vieilli, extraordinaire de vérité dans son rôle de pépé pas si gâteau que cela. Il est difficile de trouver un bon Klingsor (Thomas Jesatko avec Herheim et Gatti à Bayreuth en était un), et souvent le rôle assez court est donné à des barytons basses en fin de carrière, d’où souvent des éructations, ou des aigus mal négociés.
La voix est ici impeccable, aussi bien dans la projection, dans l’expressivité, dans les accents, dans la couleur et d’autant plus impressionnante qu’elle cadre mal avec le personnage de gentil pépé. C’est incontestablement une voix de méchant, une voix qui joue magnifiquement sur les couleurs. C’est vraiment une magnifique référence dans ce rôle souvent sacrifié.
René Pape est un Gurnemanz de référence, il se partage le marché des grands théâtres avec Kwanchul Youn, dans un style très différent. Le 12, il était un peu fatigué et a fait faire une annonce, le 18 il était tel qu’en lui même, puissant, avec des aigus d’une incroyable tenue, des graves sonores et surtout un travail particulièrement approfondi sur la différence entre la couleur du I et la couleur du III, plus ouvert et plus jeune au I, plus voilé et plus sombre au trois. Ce timbre reste stupéfiant : à New York avec Gatti il m’avait littéralement bluffé, à Berlin avec Barenboim, il fait de la ciselure, jouant avec les accents, avec chaque mot entendu distinctement grâce à une incroyable diction et un véritable effort sur le ton. De plus, le travail scénique, les gestes, les mouvements sont confondants de naturel. Anthologique, comme toujours.

Klingsor (Tomas Tomasson) et Kundry (Anja Kampe) ©Ruth Walz
Klingsor (Tomas Tomasson) et Kundry (Anja Kampe) ©Ruth Walz

Mon opinion sur Anja Kampe est en train d’évoluer sensiblement. Je n’ai jamais douté de ses qualités scéniques et de son engagement toujours éminents, mais sa Leonore à la Scala m’avait déçu (elle ne m’avait jamais vraiment convaincu dans ce rôle) ainsi que sa Senta, et j’ai toujours eu l’impression qu’elle n’avait pas les moyens vocaux des rôles auxquels elle prétendait, qui sont les purs rôles de soprano dramatique. Elle a, c’est encore clair ce soir, très peu de réserves sur les notes très hautes, où le timbre devient métallique et proche du cri, et où elle n’arrive pas à négocier les passages de manière homogène. Mais quel engagement par ailleurs, quelle vérité, quel personnage, quels accents, quelle intelligence du texte, quelle interprète ! Son duo du deuxième acte est hallucinant : elle joue dans des conditions physiques (en tee shirt et culotte) plutôt difficiles (un peu comme Koch au premier acte) et elle transcende le personnage. Loin d’en faire un suppôt du démon, une femme fatale étendue sur son divan au milieu des fleurs du jardin de Ravello, Tcherniakov lui demande de travailler la vérité du personnage et sa quête, il en résulte qu’elle apparaît toujours sincère et engagée et jamais ambiguë lorsque le moment du fatal baiser est passé. Elle séduit avec ses moyens, n’étant jamais autre chose que ce qu’elle a été au premier et ce qu’elle sera au dernier acte, dans une sorte de continuité de l’image féminine, et elle est d’une classe incroyable. À vrai dire je suis émerveillé de la performance. Elle m’avait impressionné dans Walküre, elle me secoue dans Kundry. Depuis Waltraud Meier, je n’ai jamais vu une telle présence, et dans un style tout différent. Waltraud Meier est la duplicité, et la femme vampire, elle a cette extraordinaire capacité à personnifier quelque chose de négatif et diabolique, avec une puissance inouïe. Anja Kampe est à l’opposé une femme non dénuée de fragilité, plus humaine et moins distanciée, mais aussi impressionnante, mais aussi convaincante et vocalement splendide.
Andreas Schager s’installe peu à peu sur le marché des ténors dramatiques. Il sera Parsifal en 2017 à Bayreuth, il a été déjà Siegfried avec Barenboim et même Tristan dans des théâtres moins exposés (comme Meiningen). Il compose un Parsifal parfaitement en phase avec la mise en scène, il en a le physique juvénile, le style et il est stupéfiant de vérité dans l’adolescent retardé qu’il incarne au premier acte. Le timbre est chaleureux, la voix est assez large, les aigus assurés. Parsifal n’est pas le plus difficile des rôles wagnériens, il est assez bref, mais doit justement convaincre d’autant plus. Il y a des Parsifal éthérés (Vogt) d’autres très intériorisés (Kaufmann) certains vocalement magnifiques sans avoir le physique (Botha) et une série de bons chanteurs qui ne marquent pas vraiment le rôle comme Christopher Ventris ou Burkhard Fritz. Plus loin dans le passé il y eut des légendes comme Domingo ou Vickers. À l’Opéra de Paris dans les années 70 on a eu tout ce que l’opéra comptait comme grands Parsifal, Helge Brilioth, René Kollo, James King, Jon Vickers, seul Peter Hoffmann a manqué à l’appel, mais il fut pour Paris Siegmund.
Andreas Schager a un physique assez frêle qui convient bien au personnage, et une voix au contraire assez large et puissante, qui lui permet d’aborder le rôle de manière plus héroïque que ses collègues actuels, dans ce Parsifal là pointe Siegfried. Il a les aigus, le medium large et triomphant, il lui manque quelquefois un peu de grave, mais c’était plus net le 12 que le 18 avril et il est doué d’une diction exemplaire de clarté et d’accents.
Il affiche l’agressivité du jeune héros, il en a aussi l’effronterie et l’engagement, il a même une certaine nervosité, mais il a aussi le lyrisme et la douceur, et donc la versatilité et la ductilité nécessaires. C’est un Parsifal à la fois émouvant et dur. Il réussit aussi au troisième acte, et déjà au deuxième acte, à incarner un personnage mûri, décidé, affirmé. Une vraie composition, qui le fait rentrer totalement dans la mise en scène, avec une aisance rare. Un magnifique Parsifal d’emblée installé au sommet.

Après ce long compte rendu, il me paraît inutile de revenir sur une interprétation musicale totalement convaincante, de la fosse au plateau et un Barenboim superlatif.
Je sais en revanche que la mise en scène a laissé des doutes : il est difficile de renoncer aux habitudes et à une vision confortables du drame wagnérien. Mais l’inconfort vient surtout qu’au lieu de nous projeter dans un Eden espéré, Tcherniakov nous renvoie à nous mêmes, nos espoirs et nos contradictions, nos perversions et nos faiblesses. Cette crudité là est insupportable.
Il reste sur scène un Amfortas sauvé et humain…après tout c’est déjà beaucoup.[wpsr_facebook]

Image finale ©Ruth Walz
Image finale ©Ruth Walz

RADIO FRANCE 2014-2015: ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE dirigé par Daniele GATTI le 16 AVRIL 2015 (LISZT, R.STRAUSS, MENDELSSOHN)

Protagonistes du concert du 16 avril 2015
Protagonistes du concert du 16 avril 2015

Cycle Shakespeare avec l’Orchestre National de France

Franz Liszt Hamlet op.10
Richard Strauss Macbeth op.23
Felix Mendelssohn Le Songe d’une nuit d’été op.21/op.61

 L’Orchestre National de France s’est mis sous le signe de Shakespeare puisque ce cycle se conclura par les représentations de Macbeth de Verdi au TCE.

Cette soirée marquait un retour à la normale après le mois troublé de Radio France et les concerts annulés « pour cause de Vigipirate » . Ce qu’il faut espérer, en restant dans la veine shakespearienne, c’est que tout ce mouvement ne se termine pas en « Much ado about nothing » ni en « The Comedy of Errors », mais bien plutôt en « All’s Well that Ends Well » .
Et ce programme shakespearien proposait deux œuvres peu jouées, Hamlet est pour un Liszt déjà mûr son quatrième poème symphonique, mais Macbeth est le premier pour Strauss qui a connu moindre fortune que le quasi contemporain Don Juan. Quant au Songe d’une nuit d’été, l’ouverture (op.21) est composée par un Mendelssohn de 17 ans (et créée à Szczecin un an plus tard), même s’il la complète à la demande du Roi de Prusse 17 ans plus tard (il n’a encore que 34 ans) pour une création au Neues Schloss de Potsdam.
La redécouverte des drames de Shakespeare dans la deuxième partie du XVIIIème et au début du XIXème est suivie d’un tel engouement qu’il serait sans doute fastidieux d’établir une liste des œuvres musicales qu’elles ont inspirées, à l’opéra ou au concert pendant le 19ème siècle et les œuvres adaptées de Shakespeare le sont souvent avec bonheur, ce qui nous vaut à la fois des opéras et des pièces symphoniques qui sont chacun des chefs d’œuvre. On a vu récemment avec Le Cid que ce n’est pas toujours le cas d’autres auteurs.
C’est donc un programme à la fois intelligent et stimulant qui était proposé ici, et que l’on peut encore voir en streaming sur concert.arte.tv et francemusique.tv.
Stimulant parce que, si Le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn est fréquent dans les programme, il l’est moins dans sa version mixte texte et musique, et que les deux autres poèmes symphoniques restent de très grandes raretés.
La première partie constitue pour moi une surprise. Et notamment l’Hamlet de Liszt. Je n’avais jamais entendu cette pièce d’une quinzaine de minutes et même si on sait l’intérêt que portait Liszt aux formes de musique nouvelle (il fera de Weimar un des ferments de la diffusion de la nouvelle musique en Europe), on est surpris à l’audition de découvrir une œuvre qui projette entièrement vers l’avenir, qui va vers Mahler ou vers le premier XXème siècle, tant par la couleur et par certains aspects techniques que par la construction ou même la brièveté. C’est un défi que de concentrer en quinze minutes une pièce de plusieurs heures à la dramaturgie complexe. Liszt en fait une sorte de parabole, élaborant avec une certaine clarté un parcours qui reprend de manière très claire les nœuds dramaturgiques, en séparant chaque moment par de longs silence, par des ruptures de ton, de style, de rythme. Cette approche est très moderne au sens où elle ne raconte pas une histoire qui avancerait comme un récit mais au sens où elle montre une structure, presque cyclique ou circulaire et où elle devient exposition et non parcours.
Il faut saluer ici la performance des musiciens du National, très en forme, très concentrés, avec des cordes qui ont l’essentiel des initiatives dans cette pièce qui  joue souvent sur les différents pupitres de cordes, et l’oeuvre convient parfaitement à Daniele Gatti par son regard vers le premier XXème siècle qu’il affectionne. Si ce poème est répété à Weimar en public en 1858, il est créé en 1876, à une époque où tout bascule, Mahler n’a que 16 ans, il écrira quatre ans plus tard Das klagende Lied, son premier opus, Tchaïkovski arrive à maturité et assiste cette année là au Ring de Wagner dans le théâtre tout neuf de Bayreuth. Je cite volontairement Wagner, Tchaïkovski et Mahler parce que certains moments de cet Hamlet m’ont évoqué des phrases mahlériennes, et parce que la toute fin m’évoque le Tchaïkovski noir de la pathétique (il a d’ailleurs écrit lui aussi un Hamlet…), quant à Wagner et Liszt…
Gatti dirige cette musique comme de la musique de l’avenir accentuant volontairement les ruptures, avec de longs silences, refusant tout pathos et tout sentimentalisme, créant ainsi une tension en laissant la musique dans toute sa crudité, tension palpable dans les premières mesures du dialogue bois et cordes. Même dans les moments plus vifs, il évite l’éclat gratuit pour accentuer ensuite la concentration, avec des répétitions de motifs (Liszt voulait montrer comment les ressorts psychologiques jouaient sur les ressorts dramaturgiques), avec des moments vraiment réussis comme le dialogue entre violon solo et flûte, tout de retenue et de raffinement ou les accords entrecoupés de silence, des phrases comme tronquées, ou suspendues, et un final qui me renvoie au Tchaîkovski de la Pathétique, au Mahler de la 6ème voire à quelque chose de Parsifal. Daniele Gatti exalte ces aspects en essayant de construire des ponts, qui projettent et relient cette musique surprenant avec tout le post romantisme, voire le début du XXème siècle. Surprenant et stimulant, en tout cas passionnant.
Du coup, le Macbeth de Richard Strauss apparaît presque en retrait, même s’il est écrit une trentaine d ‘années après, et en tous cas, peut-être plus riche en technique d’orchestration, mais plus pauvre en inspiration. Macbeth, un des drames les plus noirs de Shakespeare, n’a pas ici cette noirceur, du moins au départ. Au contraire, là où chez Liszt il n’y avait aucun éclat, aucun brillant, ici, malgré le sujet, Strauss privilégie un certain brillant. Ce n’est pas pour moi un des chefs d’œuvre de Strauss que ce Macbeth, premier poème symphonique d’un jeune compositeur de 22 ans qui s’essaie à la musique à programme. Ce Macbeth sera revu dans les années suivantes, entre autres sur les conseils de Hans von Bülow, prédécesseur de Richard Strauss à Meiningen (un de ces théâtres de grande histoire que tout mélomane se doit d’avoir visité) et ce n’est qu’en octobre 1890 que l’œuvre sera créée et subira encore des modifications dans l’instrumentation jusqu’à sa création dans sa forme définitive en 1892 à Berlin. Alors que la pièce précédente de Liszt m’a séduit par sa brièveté, sa concentration, sa tentative de créer une ambiance sombre et ses ruptures de rythme et de continuité, même si elle n’a pas semblé accrocher le public, celle de Strauss m’est apparue moins riche dans les trouvailles mélodiques et dans la construction, même si sans doute plus susceptible de faire briller l’orchestre et d ‘avoir prise sur le public.
Certes elle possède cette fluidité et cette linéarité que le Liszt ne possède pas, sans doute tout à fait volontairement d’ailleurs. Les thèmes de Macbeth et de son épouse, sont exposés de manière brillante, utilisant l’ensemble de l’orchestre et sollicitant particulièrement les bois et les cuivres. Daniele Gatti réussit à faire sonner l’orchestre de manière à en exalter les qualités : on a tellement entendu ces derniers temps qu’ils étaient pas assez ceci, pas assez cela et donc qu’il fallait les faire fondre, que l’on est ravi qu’ils montrent avec orgueil ce qu’ils sont et ce qu’ils sont capables de faire ; Gatti, toujours très exigeant avec les formations qu’il dirige, les pousse et amène les cordes à démontrer de spectaculaires qualités de dynamique avec un son plutôt charnu soutenu notamment par de très belles contrebasses. Il en résulte une lecture miroitante, raffinée qui révèle les qualités de la construction du tissu orchestral, pour une partition qui me paraît ne pas réussir néanmoins à dessiner une ambiance qui corresponde vraiment à ce que je sens du drame shakespearien, en faisant plus une aventure épique là où je vois un drame plus intérieur. Mais Gatti s’empare de cette rutilance avec une profondeur qu’on n’imaginait pas dans cette musique un peu démonstrative, il y a notamment dans la dernière partie une générosité, un lyrisme, une puissance émotive que le chef réussit à transmettre grâce à un orchestre qui répond merveilleusement aux sollicitations : malgré la puissance orchestrale, rien de lourd ici, ni de brutal : les interventions du hautbois et des flûtes, puis de la clarinette, particulièrement tendues dans la dernière partie ont été particulièrement réussies, ainsi que celles du cor. Ce qui séduit, c’est à la fois la clarté du rendu de l’orchestre, particulièrement exposé et très en forme, et la volonté du chef de ne pas mettre de distance dans cette musique, de marquer le pathos et la fougue que Strauss a voulu y mettre, aussi bien dans les très nombreux moments tendus, que dans ceux plus rares, de retenue. Certaines passages évoquent aussi des œuvres postérieures (on reconnaît des moments proches de certaines phrases d’Elektra). Gatti travaille à la fois à rendre lisible cette partition grâce à la clarté de la lecture, mais aussi à en exalter les aspects dramatiques et les contrastes, par une constante tension, comme dans les dernières mesures où on lit à la fois un extraordinaire lyrisme où il laisse aller l’orchestre, et mais aussi (enfin!) le drame et l’obscurité . Une interprétation qui montre combien ce répertoire lui est proche.
Le choix de Mendelssohn, et du Sommernachttraum op.21 et op.61 en seconde partie est un choix presque antagoniste, on passe de la noirceur du drame à la comédie fantastique, à la « musique de fées ». D’ailleurs le programme de salle rappelle que Strauss recommandait de diriger Elektra ou Salomé comme du Mendelssohn . Voilà donc Mendelssohn, dans l’une des pièces assez populaires de son œuvre, l’ouverture (op.21) et les musiques de scène (op.61) du Songe d’une Nuit d’été.
Souvent donné en version strictement musicale (c’était ainsi la dernière fois où je l’ai entendue, à Berlin avec Abbado en mai 2013, lors de son dernier concert avec les Berliner Philharmoniker), c’est cette fois en version mêlant texte et musique que l’œuvre est présentée, et c’est une initiative heureuse car relativement rare.
Stéphane Braunschweig s’essayait pour l’occasion pour la première fois à l’art du récitant. Même si la prestation est honorable, on sent bien que ce n’est pas là son métier et quelquefois on eût préféré simplement entendre la musique qui paraissait interrompue quelquefois inutilement. Dans ce texte j’eus bien imaginé en revanche un Roberto Benigni par exemple.
Par rapport à Strauss, la masse orchestrale a été réduite, et l’approche de Mendelssohn est évidemment plus légère, plus aérienne, plus évanescente (Abbado en faisait un léger fil sonore d’une rare fluidité, presque “extatique”). Ici, Gatti alterne cette légèreté diaphane et une vraie présence de l’orchestre, qui n’est pas contradictoire, la pièce elle même de Shakespeare alterne une poésie totalement éthérée et des moments plus terriens, autour de personnages plus vulgaires, et la musique rend cette alternance terre-ciel.
J’ai beaucoup aimé l’ouverture, avec ses phrases que Wagner empruntera pour le troisième acte de Tannhäuser, et sa légèreté initiale, et sa dynamique, mais aussi une belle expressivité à l’orchestre (dialogue magnifique entre cordes et bois). Il n’est pas le seul      d ‘ailleurs et l’intervention du soprano notamment la phrase « Newts and blind-worms… » rappelle singulièrement le Humperdinck de Hänsel und Gretel (1893, première dirigée par Richard Strauss…)

Les musiques de scène ont permis donc d’entendre le joli soprano de Lucy Crowe, belle ligne de chant, et aigus solides, mais était-il nécessaire, sinon pour faire l’affiche d’appeler Karine Deshayes pour la partie de mezzo où elle fut évidemment excellente, sans toutefois avoir vraiment l’occasion de déployer toutes ses qualités. elles étaient toutes deux en tous cas meilleures, bien meilleures même que Stella Doufexis et Deborah York à Berlin…
C’était l’occasion de retrouver aussi chœur et maîtrise de Radio France et l’Orchestre National en pleine forme, c’est à dire une partie des forces qu’on va probablement confier à la chirurgie (bien peu réparatrice) dans les prochains mois. Après en avoir lu et entendu tant dans les dernières semaines, non seulement on était heureux de retrouver l’orchestre dans une telle forme, mais on finissait pas se demander ce qu’on peut reprocher à un orchestre qui a donné une telle preuve d’excellence et d’engagement. L’orchestre dans sa globalité a magnifiquement répondu aux sollicitations du chef, offrant une prestation de très haut niveau.
Dans les musiques de scène, le scherzo initial a permis d’en vérifier à la fois la virtuosité et la dynamique qu’on apprécie encore plus à la réécoute (puisque le concert est disponible en ligne) qui permet peut-être plus de concentration. Rythmes marqués, fluidité, cordes splendides, flûte aérienne (les esprits…), un orchestre et un Gatti des grands soirs.
Je rappelais plus haut l’Abbado berlinois d’il y a quelques années : il me paraît clair que la version sans texte permet de travailler sur une cohérence musicale d’ensemble et des systèmes de références internes que la version avec texte ne permet pas de la même manière de repérer. La présence du texte oblige à une interprétation qui tienne directement compte des paroles et permet d’en marquer plus ce que j’appellerais la « mise en drame » par la tension de la liaison texte-musique. Cela donne en même temps un sens plus clair à la musique pour l’auditeur qui peut du même coup mieux lire l’interprétation.
L’intermezzo qui suit le mélodrame (..ou bien trouver la mort) est pour moi l’un des moments les plus intéressants, et les plus intelligents : il y a à la fois la fluidité, et une certaine légèreté, mais aussi une couleur plus sombre et plus grave, par une accentuation des aspects plus tendus ou dramatiques : sans le texte qui le précède, nous n’eussions peut-être pas vu aussi clairement cette tension.
C’est exactement la même impression qui domine le nocturne, l’un des moments les plus émouvants de la soirée, avec un solo de cor exceptionnel d’Hervé Joulain. Ce solo m’a vraiment enthousiasmé, mais l’ensemble a été dirigé de manière très sensible par Daniele Gatti qui en a fait un de ces moments suspendus où l’orchestre (cordes superbes, et flûtes !) a été complètement engagé pour dessiner une véritable ambiance, très retenue avec juste ce qu’il faut de pathos comme le montrent les dernières mesures avec le jeu des pizzicati. Un vrai moment d’émotion romantique. Un véritable Hymne à la nuit. C’est aussi là où Braunschweig a été le plus juste et le plus émouvant.
En somme, plus la pièce se déroulait et plus le tissu texte et musique devenait cohérent et parlant, et après la marche nuptiale si attendue, et proposée avec juste ce qu’il faut de pompe, et beaucoup d’élégance dans les parties plus fluides, les derniers moments ont été vraiment très réussis, pleins de délicatesse et d’émotion, dont une Bergamasque sans aucune lourdeur, très symphonique et dansante,  et aussi plus détendus de la part du récitant qui avait pris ses marques et réussissait à dire le texte avec cette douce ironie qu’il réclame et qui lui avait un peu fait défaut au début. Voilà qui a montré, sur l’ensemble du concert, la belle qualité de l’orchestre et l’excellence de l’initiative de ce programme Shakespeare.

Car entendre un tel programme aussi inattendu, dirigé avec une telle intelligence et exécuté de manière aussi somptueuse par un orchestre qu’on a menacé et humilié est la meilleure des réponses. On ne peut que regretter qu’il ne soit donné qu’une fois.
Très beau succès mérité pour tous, et en particulier pour l’orchestre.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LE CID, de Jules MASSENET le 9 AVRIL 2015 (Dir.mus: Michel PLASSON; Ms en scène: Charles ROUBAUD)

Acte I © Agathe Poupeney
Acte I © Agathe Poupeney

En programmant Le Cid de Massenet créé au Palais Garnier et jamais représenté depuis 1919, l’Opéra de Paris est pleinement dans son rôle de conservatoire de l’opéra français, honorant une création ayant eu lieu à Garnier, quand la plupart des opéras de cette période qui ont laissé quelque trace ont été créés à l’Opéra Comique. Il est donc tout aussi légitime de le représenter sur le lieu même de sa création.
On peut discuter du choix du titre, mais cette saison, deux œuvres peu ou pas jouées du répertoire français ont les honneurs de la scène et c’est heureux : le mois prochain en effet, le Roi Arthus de Chausson sera enfin créé à l’Opéra de Paris. Paris découvrira une œuvre à laquelle la capitale n’a eu droit qu’en version de concert grâce à Radio France (tiens…tiens..) en 1981. Il faut donc saluer vigoureusement l’initiative de Nicolas Joel, auteur d’une saison par ailleurs assez pâle.
Mais voilà, en programmant Le Cid, les choix de Nicolas Joel laissent percevoir que cette reprise sera sans doute isolée, puisqu’on est allé chercher à Marseille la production, sans financer de production maison, même si pour l’occasion, distribution et chef sont au-delà de toute éloge.
Car la production de Charles Roubaud est de celles qui méritent de rester au magasin des accessoires. Transposée dans une Espagne des années trente, pré-franquiste, on y brandit force drapeaux, on y voit des soldats et l’armée, des cardinaux et donc l’église, des coteries, des rivalités, un Roi, une infante et un certain nombre de petits héritiers du genre Las Meninas (ou Los Meninos) à la mode 1930, de jolis meubles et un décor ma foi assez efficace pour le genre, signé Emmanuelle Favre.
De mise en scène, pas grand chose, de direction d’acteurs, pas grand chose non plus : les chanteurs sont laissés à eux mêmes avec leurs gestes traditionnels, bras ouverts, main sur le cœur. Bref, de l’archi réchauffé, du tout venant sans véritable intérêt qui ne dérange personne : on préfère hurler contre Warlikowski ou Marthaler, parce que l’intelligence dérange plus que la médiocrité. la scène finale à ce propos est digne de la pire des opérettes.

Scène finale © Agathe Poupeney
Scène finale © Agathe Poupeney

Par ailleurs en affichant Roberto Alagna dans le rôle, et Michel Plasson en fosse, Joel (et maintenant Lissner) s’assurait du succès (mérité d’ailleurs dans ce(s) cas ce soir). Personne à l’évidence ne venait pour une mise en scène, comme si la mise en scène était la cinquième roue du carrosse, sauf quand elle réveille ceux qui sont assoupis.
Un soin tout particulier en effet a été apporté à la réalisation musicale.
Je n’ai personnellement que peu d’affinité avec cette musique, même si certains moments (ouverture, acte III) me sont apparus plus intéressants. L’espagnolade du IVème acte est même vraiment pénible, vu le sujet.
J’oubliais qu’enfin, après 50 ans, je sais d’où vient la musique que tout jeune à peine sorti de l’enfance, j’écoutais en regardant les pirouettes d’Alain Calmat en patinage artistique à la télévision. Il patinait donc sur le ballet du Cid de Massenet !
Ce soir j’aurai appris quelque chose d’enfoui depuis mes 12-13 ans.
On ne compte pas les adaptations du Cid de Pierre Corneille, la tragi-comédie emblématique du théâtre classique, tout en ellipses et en litotes, un texte merveilleux, une structure dramaturgique hardie, et une fin amère : ce report de décision à un an « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi » est interprété par un « happy end » possible, mais rien dans le texte de Corneille ni dans les paroles de Chimène ne le laisse espérer. J’ai toujours interprété cette fin comme une fin de non recevoir.
En tous cas souverainement mis en mot et en drame par Corneille. Le livret d’Adolphe Ennery, Louis Gallet et Edouard Blau bannit toute interrogation et toute incertitude : La « mise en scène » de Roubaud, où Chimène se jette dans les bras de Rodrigue venu la rencontrer dans ses appartements renforce les espérances du public.

Une soldatesque prise de doute © Agathe Poupeney
Une soldatesque prise de doute © Agathe Poupeney

Seules les interrogations et les lâchetés des soldats qui hésitent à aller combattre sont dans le livret mises en valeur, elles « rallongent la sauce » dans des scènes d’une rare pauvreté à l’acte IV, qui ne servent qu’à préparer l’air de référence de Rodrigue « Ô souverain, ô juge, ô père ! ».
Ce qui était chez Corneille une extraordinaire mise en scène de la dignité humaine est abâtardi dans le livret de l’opéra, où l’on affiche une histoire d’amour assez ordinaire qui illustre plus que Corneille les fameux vers de la parodie de Georges Fourest extraite de  La Négresse blonde  que je ne résiste pas à vous rappeler in extenso :

Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l’hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador
et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or…

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lents se promène :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »

C’est bien plutôt ces derniers vers qu’illustre Le Cid de Massenet, dont le ton très éloigné de l’original est bien plutôt une resucée sucrée à la mode de l’opéra bourgeois du XIXème, truffée des vers de Corneille, pour faire plaisir au public.

Ces vers  se tiennent d’eux-mêmes sans besoin de l’apport d’une quelconque musique, qui en l’espèce, les affadit : « Ô rage, ô désespoir », « à moi comte, deux mots » « Percés jusques au fond du cœur », « pleurez, pleurez mes yeux » sont bien là, mais ces vers ont eu pour effet (salutaire) de me replonger dans la pièce de Corneille, chef d’œuvre du théâtre baroque plutôt que classique, et par erreur inscrite aux programmes de collège alors que sa complexité demanderait une étude plus approfondie au lycée.
On me dira que l’opéra et le théâtre, c’est différent, et je m’inscris en faux : l’opéra, c’est du théâtre, et en l’occurrence, Le Cid de Massenet n’est pas du bon théâtre puisque tout ce qui fait la grandeur du théâtre n’est pas repris, au profit de bons sentiments qui piétinent les grands principes. Le ténor et la soprano seront heureux et auront beaucoup d’enfants, que même l’Infante en vain amoureuse finit par applaudir. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, dans un monde idéal où honneur noblesse et amour sont récompensés.

"Dieu qu'il est beau l'assassin de papa"© Agathe Poupeney
“Dieu qu’il est beau l’assassin de papa”© Agathe Poupeney

Comme je l’ai déjà souligné, au service de cette guimauve, une distribution et une direction musicale incontestables dans l’ensemble.
Quel plaisir on a à retrouver Michel Plasson qui sait comme personne donner à cette musique un véritable intérêt et une vraie grandeur. L’orchestre est à son meilleur, veloutés des cordes, éclat des cuivres, contrastes, couleurs, extrême lyrisme : il y a des moments de pur bonheur, procurés par l’engagement de l’orchestre et par le rythme imposé par Plasson, tantôt dynamique, tantôt retenu, mais toujours juste, et souvent émouvant. Il est juste dans l’ouverture, exposé un peu touffus pour mon goût de la plupart des thèmes, car il est contrasté, il est d’une ineffable douceur comme d’une fermeté épique, dans le ballet, il a le rythme mais aussi la clarté analytique qui révèle toutes les notes et les recoins de la partition. De plus il ne couvre jamais les chanteurs, et laisse les voix s’épanouir, et son troisième acte, l’acte de l’amour est totalement convaincant. Bref, ce travail est une vraie fête.

Don Diègue (Paul Gay) © Agathe Poupeney
Don Diègue (Paul Gay) © Agathe Poupeney

Fête du chant français également, car il y a peu à redire des prestations de la distribution dans son quasi ensemble.
Tous les rôles de complément sont bien tenus, aussi bien le Saint Jacques de Francis Dudziak, le Roi de Nicolas Cavalier ou le Gormas de Laurent Alvaro. Notons au passage dans la distribution Luca Lombardo (Don Arias), qui fut un ténor apprécié dans les années 90 (Il enregistra le rôle de Floreski dans la Lodoiska de Cherubini sous la direction de Riccardo Muti).
Paul Gay en Don Diègue est à la fois un personnage de grande allure, avec une belle présence vocale : la voix est bien posée, bien projetée et très intense, par le ton, les accents, la couleur. La prestation dans l’ensemble est plus que convaincante, elle est d’une justesse confondante.
L’infante d’Annick Massis, dont le rôle consiste dès le début à renoncer à l’amour pour Rodrigue (dans un opéra belcantiste, elle aurait sans doute dépensé toute son énergie à nuire à sa rivale, sinon à lui préparer un bouillon de onze heures) au nom de la raison d’Etat et de son statut propre : la voix est comme toujours très bien contrôlée, les aigus sûrs, le tout avec un vrai style. Je ne l’avais pas revue depuis sa princesse Eudoxie dans La Juive de Halévy à Bastille (une production Mortier) : elle est toujours aussi intense, a toujours une magnifique tenue en scène et une voix toujours aussi maîtrisée. C’est vraiment une très belle artiste.

L'infante (Annick Massis) et Chimène (Sonia Ganassi)
L’infante (Annick Massis) et Chimène (Sonia Ganassi)

Mes réserves vont plutôt à la Chimène de Sonia Ganassi. J’ai toujours apprécié cette voix et cette artiste, sérieuse, à qui on a peut-être offert des rôles excédant ses possibilités réelles (comme Eboli) : c’est une interprète rossinienne de grande classe, ce n’est pas mezzo dramatique.
Pour Chimène, la voix est un peu à la peine. Chimène est un rôle pour grand mezzo : Grace Bumbry l’a enregistré avec Domingo (sous la direction d’Eve Queler), c’eût put être un rôle pour Urmana, ou même pour Béatrice Uria-Monzon, dont le beau physique et la voix chaleureuse et musicale eût fait merveille. Chez Ganassi, le volume est aux limites, les aigus métalliques et presque criés, elle n’a pas non plus l’allure qui conviendrait au rôle. Son interprétation reste honorable, mais un peu en-deçà du niveau des autres protagonistes.
Roberto Alagna est Rodrigue. Il n’a peut-être pas tout à fait la part héroïque du rôle, dont les aigus les plus marquants lui posent quelque difficulté (courts, un peu vite évacués), mais tout le reste en fait un Rodrigue de rêve. D’abord, la diction, phénoménale, une pure leçon de chant, et de vrai chant français, avec des piani et pianissimi de rêve, tenus sur le souffle, avec des modulations et des variations de couleur, et une voix d’une clarté miraculeuse. Il y a très longtemps que je ne l’avais entendu dans une telle forme et aussi radieux avec dans la voix à la fois une technique impeccable, mais aussi un sens de l’interprétation, un sens de la variété, une jeunesse incroyable du timbre (il a 51 ans).
« Tout Paris pour Rodrigue a les yeux de Chimène » : c’est tellement vrai en l’occurrence et tellement vibrant que cette prestation stupéfie par sa vérité et son authentique engagement. À peu de jours de distance, j’ai eu la chance d’entendre Kaufmann et Alagna, et ai pu vérifier qu’en matière de style, ils n’ont pas beaucoup de rivaux. Mais là où Kaufmann avec son timbre sombre incarne les héros mélancoliques, Alagna est solaire, lumineux, vibrant de jeunesse et vraiment enthousiasmant.
Sur lui et sur Plasson repose le succès incroyable remporté par la production auprès du public parisien. Pour ma part, si je ne suis ni convaincu par la production, ni par la musique de Massenet, mais je dois reconnaître que j’ai rencontré Le Cid ce soir dans les meilleures conditions musicales possible.
Je vais quand même retourner à mon Corneille adoré. [wpsr_facebook]

Roberto Alagna © Agathe Poupeney
Roberto Alagna © Agathe Poupeney

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: CAVALLERIA RUSTICANA de Pietro MASCAGNI et I PAGLIACCI de Ruggero LEONCAVALLO le 6 AVRIL 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Philipp STÖLZL)

Cavalleria:une vue générale © Andreas J. Hirsch
Cavalleria:une vue générale © Andreas J. Hirsch

La folie qui a saisi le public en ce lundi de Pâques est l’indice de la perversion du système : les mélomanes s’étaient-ils pris de passion subite pour Mascagni et Leoncavallo ? Pas vraiment car Jonas Kaufmann, la star de la soirée, but ultime de cette virée opératique aurait chanté Madame Sans Gêne, voire La Plume de ma tante, c’était la même ruée. Et Kaufmann fut.
Je n’ai pas un goût particulier pour cette musique, j’ai dû voir dans ma vie trois ou quatre Cav/Pag dont un I Pagliacci avec Jon Vickers. Définitif.
Comme tout le monde j’ai vu l’enregistrement de Karajan et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui vaut évidemment le voyage.

Soyons honnêtes : à moi aussi la prestation de Kaufmann intéressait, dans les deux rôles, Turiddu et Canio, ce qui n’est pas si fréquent. Mais j’étais aussi stimulé par la mise en scène de Philipp Stölzl, parce que ce que j’ai pu voir de lui m’avait plu à Berlin
Deux drames de la jalousie, et Kaufmann est dans l’un le suborneur (Cavalleria), et dans l’autre le suborné (I Pagliacci), deux drames très différents, même si catalogués comme « véristes ». L’un est issu d’une nouvelle de Giovanni Verga, grand romancier sicilien et la sicilianità y est déterminante pour en comprendre l’ambiance. L’autre, moins inscrit dans une géographie, bien que sensé se passer en Calabre, est une variation sur le théâtre et sur le théâtre dans le théâtre : la pièce jouée dans un univers forain racontant l’histoire que le principal acteur est en train de vivre dans sa vie réelle. Rappelons pour mémoire que la traduction française « Paillasse », ne renvoie au titre réel que par homophonie, car la véritable traduction serait « Les clowns ».
Afficher Kaufmann dans I Pagliacci peut se comprendre dans la logique de la carrière actuelle du ténor, très orientée vers le répertoire italien, que tous les grands ténors de renommée mondiale doivent embrasser. Ainsi, après toutes les légendes du chant du dernier siècle, celle du siècle présent, pour s’affirmer comme telle, se doit d’être le lointain successeur de Caruso. C’est moins une affaire artistique, qu’une affaire de marketing qui gère l’évolution actuelle de la carrière de Jonas Kaufmann.

Les deux œuvres sont d’une construction différente, même si elles sont presque toujours accouplées.
Cavalleria rusticana est un récit, avec ses aspects pittoresques, éclaté en plusieurs lieux avec ses ambiances et ses paysages : la sortie de la messe, la maison de Mamma Lucia, la place du village sicilien sous le soleil pascal. L’importance des personnages est mieux partagée, et si Santuzza a le rôle principal, Turiddu, Mamma Lucia, Alfio, Lola se partagent la scène à des degrés divers. Et d’ailleurs, Turridu n’est pas toujours distribué à une star (chez Karajan, c’est Gianfranco Cecchele). Cette variété, cette capacité du livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci à raconter une fresque en réduction (le bonsaï de l’opéra en somme) et la qualité de la nouvelle de Verga ( qu’on devrait mieux connaître en France), est ce qui a suscité le nombre d’adaptations, lyriques, théâtrales, cinématographiques de cette histoire.

I Pagliacci a une construction plus resserrée, presque entièrement appuyée sur le personnage de Canio, ou sur le couple Canio/Tonio (notez l’assonance) qui en fait reproduit le couple Otello/Jago. Car l’histoire est bien voisine (ainsi que la vocalité), même si elle est plus linéaire et si la femme est ici « coupable », et pas dans Otello. Tous les autres personnages sont plus ou moins des faire valoir, même Nedda et bien sûr Silvio et Beppe.
I Pagliacci, Otello de fête foraine, est créé au Teatro dal Verme, l’alors gigantesque théâtre pour l’opéra populaire et l’opérette de Milan qui fait écho à la Scala, le théâtre de l’opéra noble, où fut créé l’Otello de Verdi cinq ans auparavant. Il faut donc pour cet opéra aussi un ténor écrasant : c’est un rôle pour stars. Sans la star, l’œuvre fonctionne plus difficilement.

D’un point de vue dramaturgique, Philipp Stölzl s’est emparé du couple Cav/Pag en travaillant la variation sur le cinéma d’un côté et sur le théâtre de l’autre.

Cavalleria © Andreas J.Hirsch
Cavalleria © Andreas J.Hirsch

Il traite Cavalleria en récit, comme un roman, en insistant sur la multiplicité des scènes et des points de vue, et en essayant de mieux porter sur scène une ambiance romanesque ou cinématographique, en séparant la scène en autant de caissons (ou de vignettes) qui isolent des ambiances, le village, la rue, l’église, la maison de Mamma Lucia, la maison de Santuzza, la fenêtre de Lola, permettant de voir plusieurs moments à la fois, ce qu’il y a à voir et ce qui est induit, comme dans un film.
Il y a donc à proprement parler dans ce travail un montage habile, comme au cinéma, qui donne tantôt la scène principale, tantôt les motifs, tantôt le caché, tantôt l’évident. La référence au film, et notamment aux films muets, est constante, utilisation du noir et blanc, utilisation du film avec des gros plans, avec un décor dessiné comme dans certaines ambiances de l’époque. Les parties filmées sont d’ailleurs artificiellement vieillies, comme dans les vieilles pellicules. Il y a aussi quelque chose du roman photo (avec ses vignettes) mais le roman photo est hyperréaliste alors que nous sommes ici dans quelque chose de moins net, de plus évocatoire et moins photographique, ce qui a fait dire à certains spectateurs italiens que la Sicile était absente de cette mise en scène, ce qui est largement discutable. Elle est peut-être absente en apparence, mais derrière les yeux, elle est bien là : la présence de l’église, les femmes en noir, les groupes d’hommes, le côté un peu mafieux d’Alfio, qui donne immédiatement à Turiddu une vraie fragilité, l’entourage d’Alfio avec ses sbires, et l’ambiance lourde, tout cela renvoie à une idée de Sicile, sans parler de la morsure à l’oreille…
Stölzl ne juge pas, il expose. Un seul exemple : habituellement on considère Lola comme une femme légère, il en fait une amoureuse sensuelle et mal mariée. Évidemment entre Ambrogio Maestri (Alfio) et Jonas Kaufmann (Turiddu), elle n’a pas vraiment l’embarras du choix. Il fait de Turiddu un amoureux fou de désir, au risque de se perdre et de perdre Lola (jeu du couple dans la foule, derrière un mur etc…) mais aussi un héros triste, souvent mélancolique (première image où il chante de dos), jamais mis en valeur dans la foule : il se perd dans l’anonymat sauf lorsqu’il est avec Lola où il rayonne. Les femmes, toutes en noir dans cette ambiance en noir et blanc, sont très typées, Santuzza, sorte de Colomba ombrageuse et déchirante, Mamma Lucia, digne, mais toujours de dos, telle un juge tutélaire, assise à sa table. C’est l’occasion de revoir l’émouvante Stefania Toczyska, cette immense voix d’il y a trente ans, à la diction encore exemplaire, qui finit sa carrière avec Mamma Lucia, comme les Martha Mödl ou les Astrid Varnay d’antan.

I Pagliacci vue générale © Andreas J.Hirsch
I Pagliacci vue générale © Andreas J.Hirsch

Si le cinéma fait sens dans Cavalleria, (il y a d’ailleurs eu des films qui s’appuient sur le roman de Verga ou l’opéra de Mascagni) dans I Pagliacci Stölzl, de manière moins heureuse d’ailleurs, célèbre le théâtre, scène, coulisses, salle et spectateurs, dans un univers très coloré au contraire de l’opéra précédent, avec changement de décors à vue et mis en valeur, avec tous les trucs du théâtre (maquillage, coulisses, urgence de la représentation) et un Vesti la giubba, air central de l’œuvre, chanté devant un décor de campagne, comme hors champ alors qu’on attendrait une vision de coulisses, devant le matériel de maquillage. C’est d’ailleurs une belle idée que d’en faire une méditation in abstracto et non un air de circonstance (je m’habille pour la représentation et en profite pour monologuer…).

I Pagliacci © Andreas J.Hirsch
I Pagliacci © Andreas J.Hirsch

L’idée de Stölzl est de jouer sur les niveaux de théâtre et de réalité, d’où des décors peints, des décors un peu grossiers où se joue la scène entre Nedda et Silvio et la scène avec Tonio et Canio, comme pour nous mettre dans la posture de spectateur d’un théâtre au second degré. Nous sommes sans cesse au théâtre, où nous voyons jouer la réalité et la représentation de la réalité : soit une représentation au carré. Il y a l’opéra vériste que nous voyons jouer dans une ambiance faussement réaliste, d’où ces décors esquissés et assez bruts, et l’opéra commedia dell’arte où Colombine/Nedda se laisse séduire par Beppe/Arlequin. Jeu de miroirs et de faux semblants mis en abyme qui sont la matière même du livret (de Leoncavallo lui-même, il faut le rappeler). Ce sont ces niveaux différents que Stölzl essaie de démêler, en y ajoutant un jeu de symétrie théâtre/cinéma (à gauche le théâtre et à droite la projection filmique de la même scène) jouant sur les réactions de spectateur au film et à la pièce, qui sont forcément différentes, avec des effets cathartiques presque opposés. Ces effets de théâtre on les lit aussi sur la manière dont le chœur/les figurants assistent au changement de décor ou à l’effacement du décor à la fin, qu’ils applaudissent : on est toujours le spectateur de quelqu’un ou de quelque chose, et nous, spectateurs, sommes évidemment ces spectateurs-figures de nous-mêmes.
Dans ce maelström où se joue ce qu’est vraiment le théâtre, à savoir notre histoire, nos faiblesses et nos drames, il faut une personnalité hors norme comme Jonas Kaufmann, dont les qualités scéniques sont l’atout majeur d’une telle production.

Cavalleria: Turiddu (Jonas Kaufmann) et Lola (Annalisa Stroppa) © Andreas J.Hirsch
Cavalleria: Turiddu (Jonas Kaufmann) et Lola (Annalisa Stroppa) © Andreas J.Hirsch

De Cavalleria Rusticana à I Pagliacci il passe du jeune homme fou de désir et d’amour, mais en même temps mélancolique et déchiré (par rapport à Santuzza ou à sa mère) à l’homme blessé, plus mur, pathologiquement jaloux, au clown triste qui découvre son infortune et tue par passion. C’est l’image cinématographique qui va permettre au spectateur de voir l’étendue de l’art de l’acteur. La scène de la mansarde avec Lola dans Cavalleria et surtout la scène du maquillage dans I Pagliacci (où son visage est pris en un très long gros plan) sont deux moments d’exception.
Moments d’exception parce que Kaufmann ne joue jamais, c’est très clair dans Cavalleria entre une Santuzza plutôt traditionnelle dans son jeu (excès, gestes théâtraux, bras écartés) et un Kaufmann économe de ses gestes, étant plutôt que jouant, parfaite illustration du Paradoxe de Diderot, ne pas sembler jouer marquant l’art suprême de l’acteur. Si Kaufmann ce soir est impressionnant c’est d’abord par sa présence et son charisme : nul besoin de chanter le drame, car le drame est là où lui est.

Car en fait de théâtre, peu d’éléments des deux distributions composent des personnages différents de ce qu’ils promènent un peu partout, dans une affligeante conformité à la tradition, comme Santuzza (Liudmyla Monastyrska) ou Tonio (Dimitri Platanias). Dans Cavalleria, deux personnages sont notables : Mamma Lucia (Stefania Toczyska) très digne, presque aristocratique, et Lola (Annalisa Stroppa), particulièrement frappante dans sa manière de se mouvoir et surtout dans ses regards (perceptibles dans les parties en vidéo). J’ai beaucoup aimé aussi le naturel de Beppe (Tansel Akzeybek).
Voilà un vrai spectacle théâtral, d’une relative complexité malgré les apparences, qui rend justice bien autrement qu’une plate illustration à des œuvres qui, il faut tout de même le souligner, ont très rarement droit à des metteurs en scène originaux et neufs. Lui correspond une grande qualité musicale qui fait de la soirée un vrai moment d’opéra.

Christian Thielemann cherche à sortir de son image de chantre de la germanité, et, en proposant Cavalleria rusticana et I Pagliacci, montre d’abord qu’il est un vrai chef d’opéra- on le savait- très attentif aux voix, très dramatique et souvent fin, ce qui dans cette musique peut être une gageure, vu les grands adeptes du zim boum boum qui la dirigent habituellement. Je l’ai trouvé d’ailleurs plus convaincant dans Cavalleria (dans l’ensemble mieux réussi, ou mieux abouti) que dans I Pagliacci. Dans Cavalleria, il rend parfaitement le côté à la fois charnel et brillant de cette musique, son côté solaire, et tous les aspects dramatiques. Par ailleurs, il fouille la partition dans son épaisseur et en révèle des aspects plus profonds, et même sa finesse, qu’on remarque peu habituellement, tant la réputation de Mascagni n’est pas celle d’un orchestrateur. En proposer une lecture d’une très grande clarté convient à cet opéra et lui donne vraiment une vraie noblesse, avec une couleur lumineuse, tout en veillant à tous les équilibres (les interventions de l’excellent chœur du Semperoper de Dresde qui coproduit le spectacle sont notables et pleines de relief). C’est pour moi une des soirées les plus convaincantes de Christian Thielemann dans un opéra où on ne l’attend pas.
Mon goût me porte d’ailleurs à préférer Cavalleria rusticana à I Pagliacci, que certains trouvent parfois plus novateur : innovation dans le livret et la dramaturgie, j’en conviens, moins par la musique pour mon goût, même si elle colle bien par la diversité de la couleur à cet univers circassien et même si elle n’hésite pas à parodier la musique du XVIIIème (notamment dans la pantomime), car c’est bien la foire, où est né l’opéra comique, qui ici est célébrée. Leoncavallo était francophone, francophile, mais aussi un voyageur particulièrement ouvert au monde (c’est un napolitain…) : on le retrouve à Paris, à New York, à Berlin, en Egypte, à Londres. Ce fut en son temps une grande célébrité, qui savait « vendre » sa musique, qui eut à l’époque un vrai succès.
L’approche de Thielemann m’est apparue moins originale dans I Pagliacci que pour Cavalleria, un peu plus conforme et attendue, mais là aussi avec des raffinements surprenants, des moments de retenue et d’émotion qu’on attendrait pas, il fait sonner les bois (magnifiques) de l’orchestre d’une manière singulière et met en valeur la variété de la musique et des styles.
Dans l’ensemble la prestation de l’orchestre et le rendu du chef sont au-delà de l’éloge, il s’agit vraiment d’un moment musical de très haut niveau et suis d’autant plus heureux de le souligner que je ne suis pas souvent en phase avec Christian Thielemann (j’avais par exemple vraiment trouvé son Ring à Bayreuth peu convaincant, et son Arabella l’an dernier m’avait laissé sur ma faim).
Du point de vue des chanteurs, le niveau d’ensemble est très honorable, mais la distribution n’a peut-être pas l’homogénéité qu’on pourrait attendre d’un tel festival. Dans Cavalleria rustinana, les interventions vocales d’Annalisa Stroppa en Lola m’ont d’autant plus convaincu, qu’elle peint de manière intelligente le personnage, amoureuse et un peu légère : Stölzl ne peint pas une femme légère, mais simplement un couple violemment habité par le désir : son Turiddu, elle l’a dans la peau, et vice versa. J’ai dit combien Stefania Toczyska en Mamma Lucia était digne, voire distinguée : sa diction est impeccable et la voix est encore bien projetée et présente, d’autant qu’elle chante souvent de dos.

Alfio (Ambrogio Maestri) et Santuzza (Liudmyla Monstryrska © Andreas J.Hirsch
Alfio (Ambrogio Maestri) et Santuzza (Liudmyla Monstryrska © Andreas J.Hirsch

L’Alfio d’Ambrogio Maestri est d’abord un physique, qui s’oppose directement au Turiddu plus frêle de Jonas Kaufmann. Nous avons tellement l’habitude de Maestri en Falstaff qu’il en est presque étonnant dans cet Alfio ombrageux, à la voix forte et décidée, plutôt noire. C’est une jolie trouvaille que d’avoir opposé ces deux chanteurs qui campent des personnages opposés et dont la posture est parlante pour le spectateur. Maestri remporte un beau succès justifié.
Liudmyla Monastyrska écume les théâtres dans le répertoire italien et dans les rôles tendus de lirico-spinto ou de drammatico. Elle est Abigaille ou Aïda, Lady Macbeth ou Gioconda. La voix est très grande, les aigus triomphants (les passages un peu plus tendus cependant), la diction inexistante : on ne comprend rien du texte, et l’interprétation reste assez frustre. Dans ce rôle, on distribue indifféremment des grands sopranos ou des mezzosopranos aigus (comme Regina Resnik, Fiorenza Cossotto ou même Elena Obraztsova) qui ont chanté Eboli. À Paris par exemple, Santuzza était encore récemment Violeta Urmana qui est un mezzo soprano (qui chante ou chantait les sopranos), c’est à dire une chanteuse au registre étendu, et avec du corps dans la voix. En distribuant la Monastyrska, on a privilégié le volume et le son, mais pas le personnage. Cossotto n’était pas une chanteuse raffinée, mais dès qu’elle ouvrait la bouche, elle forçait l’admiration. Monastyrska non plus, avec cette différence qu’elle laisse complètement indifférent, malgré les cris, les vociférations et les grands gestes. C’est aujourd’hui un rôle pour Nina Stemme, sans doute, ou peut-être, dans le futur, pour Anita Rashvelishvili si la voix s’élargit encore. Pour moi Monastyrska est un choix par défaut, en l’absence de voix convaincantes à ce niveau.
Comme je l’ai souligné plus haut I Pagliacci est une construction plus centrée sur les deux personnages que sont Tonio et Canio. Tonio, qui ouvre l’opéra au prologue doit avoir une forte présence vocale : la plupart des grands barytons du passé l’ont chanté, Piero Cappuccilli, Renato Bruson. Sans cette figure antagoniste à Canio, la dramaturgie s’affadit. Dimitri Platanias est un baryton honnête qui ne peut rivaliser avec Kaufmann sur scène, et qui vocalement manque de relief et de présence ; du même coup, le rôle est renvoyé dans les rôles secondaires ce qu’il n’est pas. Aujourd’hui un seul nom me vient, c’est Tézier, qui a en plus l’élégance, ce qui pour Tonio est important (Tézier a chanté Silvio par le passé, il serait temps de passer à d’autres exercices…). Tous les autres rôles, y compris Nedda, sont assez secondaires.
Certains pensent que Nedda et Santuzza peuvent être chantées par la même chanteuse, ce qui me paraît pour le moins hasardeux. Nedda est un pur lyrique, la voix doit rester plus légère (notamment pour la pantomime), et elle doit s’opposer à la relative lourdeur vocale de Canio. Kabaivanska, Stratas, Victoria de Los Angeles l’ont chanté, et Agresta est un bon choix et pour la typologie vocale et pour la couleur. Mais Nedda n’est pas un rôle qui va chavirer le public et ne nécessite pas des acrobaties vocales phénoménales. Santuzza est autrement plus spectaculaire (si c’est vraiment bien chanté). Alors ceux qui attendaient un événement Agresta sont sans doute restés sur leur faim, sans doute par méconnaissance du rôle. Mais je la trouve une Nedda très juste, même si sans intérêt majeur. Ce qui est intéressant dans la construction dramaturgique de I Pagliacci, c’est la terrible souffrance de Canio face à l’affreuse banalité et de la situation et des personnages : Nedda et son amant Silvio sont des ombres assez fades d’une certaine manière, sans vraie consistance. D’ailleurs Silvio est un rôle très secondaire, chanté par un baryton dont on commence à entendre parler, à suivre de la nouvelle génération, Alessio Arduini (en troupe à Vienne). En revanche, Beppe l’est moins, il a un air assez connu. Par sa diction, son lyrisme et la voix merveilleusement bien posée et projetée, le jeune ténor turc en troupe à la Komische Oper de Berlin, Tansel Akzeybek a été remarqué, sinon remarquable. Un nom qui ne devrait pas tarder à exploser .

Jonas Kaufmann dans I Pagliacci © Andreas J.Hirsch
Jonas Kaufmann dans I Pagliacci © Andreas J.Hirsch

Et Jonas Kaufmann ?
Notons d’abord qu’il est très rare que Turiddu et Canio soient confiés au même chanteur : Turiddu est moins tendu que Canio et il n’est point nécessaire d’une immense voix pour satisfaire aux exigences du rôle. C’est donc deux personnages vocalement et dramatiquement très différents que Kaufmann interprète. Son Turiddu, nous l’avons dit, est un jeune homme fou de désir, mais aussi très tiraillé entre ce désir et son respect pour Santuzza : la scène où Santuzza surprend dans l’escalier Turiddu au sortir de la maison de Lola, est à ce titre très bien réglée par la mise en scène, qui invente pour renforcer le drame cet espace de jeu.
Kaufmann est dans le rôle magnifique de jeunesse et d’engagement, non dénué d’une certaine poésie : son premier air chanté de dos au départ est remarquablement dominé. Kaufmann, dont la voix n’est pas grande, mais magnifiquement travaillée, est le seul chanteur aussi capable de chanter piano, de retenir le volume, de contrôler chaque inflexion. Dans ce répertoire où souvent hélas la subtilité n’est pas de mise, Kaufmann installe (comme tous les très grands) l’intelligence et le raffinement. Qu’importe alors que la voix ne soit pas ceci ou cela. Entre la performance d’acteur et le style très personnel du chant, la messe est dite.
Dans I Pagliacci, c’est un peu différent, le rôle est exigeant vocalement, très tendu, et le personnage est plus central (dans Cavalleria, la mise en scène s’ingéniait à faire disparaître Turiddu dans la foule). Ici, Canio est la vedette et le centre du propos, dès le départ lorsqu’il déclare qu’il tuerait sa femme si elle le trahissait, mais qu’il ne fallait pas confondre théâtre et vie réelle, ironie tragique initiale. Ce qui caractérise Canio,  c’est la figure du héros de tragédie, toujours la même tragédie du mal aimé, ou qui se croit tel, il est de la lignée, nous l’avons dit, des Otello, mais aussi des Golaud, c’est à dire des grands personnages de l’opéra. Canio, lorsqu’il est clown sur scène, est le cocu du théâtre de foire, celui dont on rit (ridi, Pagliaccio), et lorsqu’il est lui-même, il a une grandeur tragique qu’il ne faut jamais négliger. Ce que fait Kaufmann théâtralement, nous l’avons dit est stupéfiant car il est et l’un et l’autre avec ce maquillage aux lèvres rouge sang prémonitoire. Vocalement, le rôle lui convient moins car il n’est pas un ténor dramatique à la Vickers et il n’a pas l’endurance et la ligne de chant d’un Domingo, mais il a la juste couleur sombre qu’il faut ici. Il compose le personnage avec ses moyens et sa prodigieuse technique, mais on sent notamment à la fin, la difficulté. Je ne sais s’il a intérêt à tout embrasser comme il le fait en ce moment (quatre ou cinq nouveaux rôles italiens très divers, entre Des Grieux ou Canio ou Chénier).

Le triomphe tout à fait justifié obtenu, l’incroyable tension qu’il a su créer ne doivent pas masquer certaines difficultés propres à cette voix toute construite, qu’on avait déjà remarquées ailleurs, et notamment dans le Requiem de Verdi deux jours avant.

Au total, un vrai beau spectacle, très bien mis en scène et particulièrement bien dirigé, avec une distribution peut-être trop fondée sur le seul Kaufmann, un peu contrastée pour les autres rôles. Kaufmann n’a pas déçu, pour les qualités qui font sa singularité : la tenue, l’intelligence, la finesse, et la manière incroyable de plier une voix pas toujours faite pour le rôle aux exigences de la partie : cela s’appelle l’art.[wpsr_facebook]

Canio tue Silvio (I Pagliacci) © Andreas J.Hirsch
Canio tue Silvio (I Pagliacci) © Andreas J.Hirsch

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Daniele GATTI le 5 AVRIL 2015 (TCHAÏKOVSKI-CHOSTAKOVITCH), Soliste: Arcadi VOLODOS, piano.

Arcadi Volodos ©Matthias Creutzinger
Arcadi Volodos ©Matthias Creutzinger

Deuxième concert « russe » de cette programmation pascale, symétrique à la veille si l’on veut, en miroir si l’on préfère : un concerto de Tchaïkovski et une symphonie de Chostakovitch, le célébrissime concerto n°1 pour piano et orchestre, et la 10ème symphonie qui marque le retour à la symphonie d’un Chostakovitch interdit qui retrouve une liberté de créer dès la mort de Staline.
Ainsi l’occasion est donnée d’entendre le même orchestre avec un autre chef, dont les présupposés sont très différents. Là où l’un aborde l’œuvre en se plongeant dans le tissu sonore par une construction assez contraignante pupitre par pupitre, l’autre cherche à faire en sorte que l’analyse de la partition aboutisse à un discours sur l’œuvre. L’un, Christian Thielemann, aborde la partition, respectueux du texte, cherchant à le refléter avec une fidélité profonde, voire maniaque, convaincu que l’œuvre parle d’elle-même, l’autre, Daniele Gatti, cherche à faire parler la partition, et pose le discours interprétatif au centre avec des exigences sur l’orchestre qu’il plie à ce discours. Il travaille d’abord sur la composition, et cherche le compositeur, techniquement comme intellectuellement, avec les prises de risques évidentes consécutives à cette approche. En ce sens, il rappelle un chef trop tôt disparu, et qui est allé très (trop ?) loin dans une option semblable, Giuseppe Sinopoli. Ni Gatti, ni Thielemann ne sont consensuels ni bien compris d’ailleurs : ils provoquent tous deux d’âpres discussions.
Pour moi, en un raccourci brutal Thielemann fait sonner les orchestres et Gatti les fait parler.
Quand l’orchestre est le même et d’une soirée l’autre sonne si différemment, cela devient évidemment passionnant pour l’auditeur.

La prise de risque et le Gatti discutable, on l’entend dans le concerto n°1 de Tchaïkovski, une pièce tellement rebattue qu’elle en est presque consensuelle et qu’on ne réussit presque plus à écouter tant elle est attendue.
Daniele Gatti est profondément convaincu d’un Tchaïkovski noir, mélancolique, dépressif et instable, et il cherche à imprimer à l’orchestre un raffinement de lecture une subtilité du son, une retenue dans le discours qui efface tout brillant et qui vire au monologue intérieur, et la couleur de l’orchestre reflète cette option, dès le départ avec le mouvement initial : même le volume, habituellement plus ouvert, est-ici assez retenu. C’est vraiment surprenant, et pour moi très séduisant.
Arcadi Volodos, école russe pur jus, aborde la même œuvre avec énergie, avec brillant, avec un certain souci des effets et un volume marqué, au point que beaucoup de spectateurs (j’entendais les commentaires çà et là) parlent de martellement, de marteau, de brutalité. En bref l’opposé de l’approche du chef. Et le tout début est le pur reflet des deux options : le piano sonne, sur-sonne dirais je, avec un rythme marqué, un brillant éclatant, presque exacerbé, dans un sentimentalisme démonstratif, et l’orchestre au contraire se fait discret, se fait fin, se fait presque fragile ou évanescent.
Alors l’auditeur est tiraillé.
Est-ce un problème ?

Oui si l’on aime qu’un concerto exprime l’harmonie, oui si l’on aime que le soliste soit le protagoniste et l’orchestre l’accompagnateur, ou même si on souhaite que les deux portent à peu près le même discours.
Il faut bien dire que l’organisation de la vie musicale réserve à peu de chefs, lorsqu’ils ne sont pas chez eux, le soin de choisir leur soliste, et que les temps de répétition sont comptés (le temps, là plus qu’ailleurs, c’est de l’argent). Chacun apporte donc dans ses bagages ses habitudes, ses lectures, ses propres expériences et la rencontre se résume souvent à des mises au point rapides. Il est difficile de zusammenmusizieren dans ces conditions.
Mais si comme dans ce cas, les deux ont une approche différente, il faut évidemment trouver des compromis. On peut les lire comme une soumission de l’un à l’autre, mais aussi comme une voie médiane : c’est le cas ici, où d’une certaine manière, le soliste a pu s’exprimer au premier mouvement alors que les deuxième et troisième il a suivi de manière plus attentive le ton et le son de l’orchestre.
Est-ce dans le cas de cette œuvre, si problématique ?
Poser la question, c’est déjà y répondre. Tchaïkovski est un compositeur si divers, si plastique (il y a mille manière de l’interpréter ou de le considérer) et au fond si mystérieux que d’entendre un concerto n°1 un peu écartelé ne me gêne pas : ainsi s’affiche le débat, ainsi se lit même le débat interne du compositeur lui-même, en proie au déchirement. Tchaïkovski, se lit à l’aune de plusieurs pôles, et cette musique semble légère, mais elle ne l’est jamais, semble quelquefois mondaine mais elle ne l’est jamais, sentimentale, dit-on, mais c’est souvent dépréciatif : elle est brillante certes, mais de ce brillant qui se fissure très vite : ce déchirement fait penser souvent à un autre compositeur déchiré et encore plus sarcastique ou amer : Mahler. Je ne dis pas qu’il faut faire du Mahler avec Tchaïkovski, mais les deux disent quelque chose du romantisme qui n’est pas sentimentalisme, mais souvent amertume, voire déchirure et cruauté.
C’est un vrai débat, passionnant.
Je vais oser une proposition qui va faire hurler les ballettomanes : j’aimerais entendre Gatti dans Le lac des cygnes : il en ferait sans doute un roman noir et prendrait l’auditeur complètement et heureusement à revers.

Daniele Gatti ©Matthias Creutzinger
Daniele Gatti ©Matthias Creutzinger

Au total, j’ai aimé l’orchestre, et j’ai aimé être déchiré entre deux options, car les deux sont de vrais artistes et les deux font de la musique et donc disent quelque chose de juste du compositeur. Ils parlent tous deux et ils me parlent. Et c’est bien.

Évidemment, dans la dixième de Chostakovitch, il y a un autre enjeu, moins personnel, mais idéologique, politique, artistique, musical.
Et Gatti pose le discours. Je suis peu familier du Chostakovitch de Gatti. On attend habituellement des chefs plus marqués par l’école russe, des Jansons, des Nelsons aujourd’hui dans ce répertoire.
Composée en en 1953, quelques mois après la mort de Staline, voilà une symphonie née de l’étouffement et éclose à un moment où se profile une libération, une sorte de parcours qu’elle dessine par la couleur de ses mouvements. Son accueil, les débats passionnés qui ont suivi, le retour de Chostakovitch à la symphonie et à la vie artistique publique, tout cela compte évidemment : comme en littérature, il faut travailler ici en généticien et en adepte des théories de la réception. Le long premier mouvement très sombre, très noir, les premières mesures à peine perceptibles, le rôle obsessionnel des contrebasses, qui rythment et scandent de manière sourde toutes les cordes du premier mouvement celui presque insupportable à l’oreille du Piccolo, voilà qui donne d’abord de l’inconfort, et Gatti travaille sur cet inconfort là : il nous dit l’oppression, il nous dit le silence, il nous dit le malaise. L’orchestre est dans ce mouvement, sublime de bout en bout, suivant le chef avec engagement. C’est pour moi le sommet parce que le ton est donné et tout est presque dit.
Le fameux scherzo de quatre minutes n’est pas mené au rythme d’une danse macabre au départ étourdissante, mais sur un tempo légèrement plus lent, avec un rythme très marqué, qui garantit au public quelque chose de spectaculaire certes, mais qui reste en lien avec le mouvement précédent malgré le contraste de la longueur (20min/4min) mais le ton reste conforme, notamment si on y voit un portrait de Staline oppressant et violent : « J’ai dépeint Staline dans ma symphonie suivante, la dixième. Je l’ai écrite juste après la mort de Staline et personne n’a encore deviné sur qui est la symphonie. Il s’agit de Staline et les années Staline. La deuxième partie, le scherzo, est un portrait musical de Staline, grosso modo. Bien sûr, il y a beaucoup d’autres choses, mais c’est la base. » Voilà ce que dira plus tard Chostakovitch : un portrait musical (discuté par la critique qui suppose une déclaration a posteriori et non une intention raisonnée d’écriture) qui tourne à la danse macabre, sur une mélodie étourdissante et inquiétante, où l’orchestre démontre une capacité impressionnante dans la virtuosité : les flûtes sont ahurissantes, sans parler des violons, en un crescendo délirant qui cloue l’assistance sur place : il fallait écouter le silence du public à la fin du mouvement.
S’il y a Staline à un bout du spectre, il y a à l’autre bout le compositeur lui-même, qui joue sur les notes (écrites à l’allemande) de l’acronyme de son nom DSCH et travaille aussi sur des œuvres antérieures, notamment les quatre monologues sur des vers de Pouchkine, de 1952, dont le second, « Que t’importe mon nom ? ». La symphonie est donc elle aussi non seulement une symphonie sur l’ère stalinienne, mais aussi sur la conservation de l’identité face à l’oppression.
Peut-on être soi face au totalitarisme ? C’est tout la question de la vie du compositeur, mais en même temps une énorme question intérieure qui ronge : comment faire comme si. Comment concilier être et apparence, façade et réalité. D’où aussi le choix de Gatti de poser la symphonie comme existentielle, c’est à dire de lui donner d’emblée une couleur noire, sombre, tendue, avec un tempo ralenti, qu’elle va garder jusqu’à la fin, malgré les lueurs qui apparaissent dans les deux derniers mouvements, qui commencent encore par un jeu sur les ton graves, charnus, appuyés. Un Nocturne construit sur les notes de DSCH (Dimitri Chostakovitch) mais aussi sur un thème appelé Elmira, jeu sur le nom d’une jeune fille dont il tomba amoureux et avec les noms des notes – à l’allemande et à la française E La Mi Re A, qui rappellent fortement Das Lied von der Erde : la liaison entre la vie personnelle du compositeur et la culture musicale est particulièrement nette, avec des échos assez frappants de l’univers de Mahler (aux vents, aux cuivres). Gatti propose une interprétation aux facettes variées à la fois ironique, lyrique, amère, et sombre : un nœud de contradictions, mais une vraie couleur unifiée, comme chez Mahler.
Cette question d’une identité lacérée finalement éclaire parfaitement le débat précédent sur Tchaïkovski : c’est bien pour moi ce qui l’emporte ce soir, d’où une véritable unité profonde des approches des deux œuvres assises sur l’écartèlement.
Le dernier mouvement, qui joue encore sur les initiales du nom (DSCH) est beaucoup plus dansant (référence à une danse populaire ukrainienne) et rappelle par certains moments le 2ème mouvement. C’est ce que j’appelais une sorte de danse macabre, qui n’est pas non plus sans échos stravinskiens dans les moments les plus rythmiquement marqués, avec un basson supérieur. Il faut réaffirmer qu’une telle interprétation nécessite une virtuosité incroyable des musiciens que seul un orchestre de ce niveau est capable de soutenir.
Il en est résulté un triomphe éclatant du chef et de l’orchestre, avec de nombreux rappels et pour ma part une interprétation de cette œuvre parmi les plus frappantes entendues jusqu’ici : il y a là de l’exigence, du raffinement, de l’épaisseur, avec un souci de faire dire la musique. Et il y a là un orchestre en capacité de répondre immédiatement à chaque sollicitation. Une soirée pour l’âme, pour le cœur, et pour l’intelligence.
Que demande le peuple (sans Petit Père) ? [wpsr_facebook]

Daniele Gatti et la Staatskapelle Dresden ©Matthias Creutzinger
Daniele Gatti et la Staatskapelle Dresden ©Matthias Creutzinger

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Christian THIELEMANN le 4 AVRIL 2015 (CHOSTAKOVITCH-TCHAÏKOVSKI), Soliste: NIkolaj ZNAIDER, violon.

Concert du 30 mars 2015 ©Matthias Creutzinger
Concert du 30 mars 2015 ©Matthias Creutzinger

Ce soir, l’un des deux concerts « russes », de ce Festival 2015, la symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski et le Concerto pour violon n°1 de Chostakovitch (Nikolaj Znaider, soliste).
Il est toujours intéressant d’entendre un orchestre et un chef dans un répertoire qui a priori n’est pas le leur : cela apprend à écouter, et permet une audition moins conditionnée et plus riche de surprises.
C’était ce soir moins le cas de la « Pathétique » de Tchaïkovski, pièce de référence du grand répertoire symphonique que du concerto pour violon de Chostakovitch, composé en 1947/48, dédié à et créé par David Oistrakh en 1955, après la mort de Staline et en plein débat artistique idéologique et politique dans l’Union Soviétique à la veille du 20ème congrès du Parti communiste qui marquera le début de la déstalinisation. C’est d’ailleurs un intérêt notoire du programme de cette édition du Festival que de proposer deux pièces maîtresses créées ces années-là (la 10ème symphonie, composée au lendemain de la mort du Petit Père des Peuples, est directement liée à la période qui s’achève).
La particularité du concerto est qu’il a dormi dans les cartons depuis 1948 (quand les œuvres de Chostakovitch sont ostracisées) et qu’il est créé par Yevguenyi Mravinski à Leningrad en 1955, après quelques modifications.
C’est un concerto en quatre mouvements, Nocturne, Scherzo, Passacaglia, Burlesque et une redoutable cadence entre les troisième et quatrième mouvements.
Christian Thielemann l’aborde comme beaucoup d’œuvres qu’il dirige, avec un soin particulier pour chaque pupitre et un souci d’un rendu clair, d’une rare lisibilité, et l’orchestre de la Staatskapelle s’y prête bien à cause d’un son déjà spécifique et particulièrement cristallin. Cette grande volonté de précision et la relative froideur (pour mon goût) qui en découle peut convenir à cette pièce de Chostakovitch, très virtuose pour le soliste auquel Thielemann prête une très grande attention. C’est une autre qualité de ce chef que de placer le soliste dans un extrême confort de jeu, tant il se soucie sans cesse de garder toujours l’orchestre en phase (le nombre de regards vers le soliste est impressionnant). Bien des solistes aiment travailler avec Thielemann notamment à cause de ce confort-là (Pollini par exemple).

Nikolaj Znaider ©Matthias Creutzinger
Nikolaj Znaider ©Matthias Creutzinger

Nikolaj Znaider est donc le centre du propos, avec sa manière à la fois très virtuose (la cadence entre les deux derniers mouvements est incroyable de précision, de couleur, de technique) mais aussi particulièrement sensible. Il se dégage de ce jeu une vie intérieure, une profondeur, une respiration rarement entendue chez un violoniste récemment. On sait que ce concerto est aussi un hommage appuyé à la musique juive, notamment dans le finale, qualifié de « frejlech sanglant » par Salomon Volkov et dédié à Oistrakh, lui-même juif. Faut-il invoquer l’origine juive de Znaider, pour souligner l’extrême sensibilité qu’il démontre dans cette musique ? Je n’irai pas sur ce terrain, mais tout nous parle cœur, voix intérieure, moi profond avec une volonté de varier la couleur et le volume et de garder malgré tout une certaine gravité (le son du Guarnieri del Gesu’ convient à cette approche). L’écho avec l’orchestre est évident, peut-être plus au niveau des rythmes, du tempo que du discours proprement dit.
C’est un triomphe mérité pour lui à la fin du concerto, ce fut un moment d’exception.

La symphonie pathétique de Tchaïkovski convient-elle en revanche à une approche orchestrale aussi analytique ? Il y a deux manières d’aborder Tchaïkovski, d’une part, une manière plus ouverte, plus brillante, plus rythmée et une manière plus sombre, qui correspond au Tchaïkovski dépressif et tendu à l’univers intérieur tourmenté. Thielemann ne choisit pas et va pratiquer une troisième voie, plus distante et plus « objective », dans une exécution parfaite techniquement, avec des bois à se damner (le basson, les flûtes, les hautbois !) et des cuivres sans scorie aucune, mais qui n’est pas animée, au sens où l’âme et le sentiment ne trouvent pas vraiment leur place. La musique de Tchaïkovski est souvent généreuse, même quand elle est sombre comme dans cette symphonie. Ici, elle ne l’est pas, et elle semble sans cesse retenue et contenue, presque bridée. Il en résulte une exécution impeccable mais quelquefois désincarnée.En plus comment souvent, le public applaudit à la fin du troisième mouvement croyant que c’est fini…geste (très agacé) du chef…).
Ainsi donc Chostakovich ce soir a peut-être plus convaincu à cause de Znaider, mais aussi d’une approche qui colle mieux à l’univers du compositeur qu’à celle d’un Tchaïkovski tourmenté et peut-être suicidaire. Il reste que l’ensemble de la soirée a pu confirmer quel bel instrument est la Staatskapelle, qui a sonné à la perfection, et qui à lui seul vaut le voyage.

Christian Thielemann ©Matthias Creutzinger
Christian Thielemann ©Matthias Creutzinger

Il reste aussi que cette soirée (et les autres) me font méditer sur la manière qu’ont certains de qualifier Thielemann de Kapellmeister, comme on le disait de Sawallisch, ce qui est non pas désobligeant, mais légèrement condescendant dans une bouche française ou italienne. On l’appelait ainsi à cause de son souci, à Munich, d’être présent le plus possible dans le théâtre, d’assurer une continuité sonore, d’incarner aussi une tradition séculaire. Le Kapellmeister dans les théâtres allemands aujourd’hui est celui qui reprend la production quand le Maestro est parti, celui qui est garant de la tenue de l’orchestre.
Christian Thielemann n’est pas un Kapellmeister au sens où je l’entends ci-dessus. Je ne trouve pas que ce qu’on entend soit si traditionnel. Je l’emploierais plutôt pour des chefs comme Adam Fischer ou Peter Schneider, c’est à dire de merveilleux techniciens de l’orchestre qui savent aussi et sentir et penser, mais dont l’écoute a un caractère moins innovant et plus sécurisant pour l’auditeur qui y retrouve ses marques.
La manière qu’a Thielemann de travailler l’orchestre et ce souci de la tenue et du son plus que d’un discours sur l’œuvre s’en rapprocherait. Sa familiarité avec l’univers de Bruckner (que certains ont relevé lors de l’exécution du Requiem…de Verdi) révèle une passion des architectures, et des formes. Il me manque en écoutant ce chef sans doute une affinité pour voir ce qu’il y a derrière les yeux. Ce qu’il y a devant est remarquable, mais derrière… ? Que nous dit-il ? C’est pour moi irrégulier : quand la forme rencontre le fond, c’est vraiment stupéfiant, mais cette rencontre a lieu une fois sur trois. Et pas ce soir.[wpsr_facebook]

©Matthias Creutzinger
©Matthias Creutzinger

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI, SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Christian THIELEMANN (KAUFMANN, ABDRAZAKOV, MONASTYRSKA, RACHVELISHVILI)

Requiem de verdi (31 mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de verdi (31 mars 2015) ©Matthias Creutzinger

Le Requiem de Verdi est l’une des pièces référentielles du Festival de Pâques de Salzbourg qui propose toujours un « Chorkonzert », un concert choral, l’un des quatre soirs. Et le répertoire susceptible d’attirer un vaste public reste relativement limité. L’avantage du Requiem de Verdi, c’est qu’il est populaire et permet l’invitation de grandes vedettes. Pour la deuxième fois, le ténor de ce Requiem est Jonas Kaufmann (il l’avait déjà été avec Mariss Jansons il y a quelques années) et ce nom suffit à faire éclore sur le parvis du Palais de Festivals des Suche Karte à n’en plus finir.
Ils sont donc venus, ils sont tous là…

Mais Kaufmann est a priori bien entouré, Liudmyla Monastyrska comme soprano, Anita Rachvelishvili le mezzosoprano et Ildar Abdrazakov la basse, il est difficile de trouver quatuor de meilleure facture, tout comme il est difficile de surpasser le chœur de la Radio bavaroise dans un répertoire qui lui est particulièrement familier. Seul plus rare dans Verdi, Christian Thielemann lui même qui pourtant depuis qu’il est à Dresde s’évertue à diriger du répertoire italien.
Car ce Festival 2015 est italo-russe : Requiem de Verdi et Cavalleria Rusticana/I Pagliacci d’un côté, Tchaïkovski et Chostakovitch pour les concerts de l’autre dans une construction croisée : concerto (violon) de Chostakovitch et symphonie de Tchaïkovski pour le concert de Christian Thielemann et concerto (piano) de Tchaïkovski et symphonie de Chostakovitch pour celui de Daniele Gatti. Manière de montrer la ductilité de l’orchestre dans des répertoires radicalement différents.

Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger

Cette saison aura été un excellent cru pour les Requiem, dont deux dédiés à Claudio Abbado, celui d’octobre dernier à la Scala dirigé par Riccardo Chailly, magnifiquement distribué, et celui de Florence dirigé par Daniele Gatti, magnifiquement dirigé. Celui du vendredi 3 avril, à Salzbourg, Vendredi Saint est particulièrement attendu.
Je n’ai personnellement pas de tropisme italien pour le Requiem, ayant entendu tant de très grands chefs le diriger : Abbado, Karajan, Giulini, Muti, Jansons, Barenboim, en autant de versions très différentes : l’œuvre se prête à toutes les approches et reste un morceau de choix, qu’on l’aborde par les effets ou par l’intériorité. J’ai pour ma part souvenir, en 1980 de deux Requiem très proches dans le temps et dirigés l’un par Abbado et l’autre par Karajan qui furent chacun des événements considérables.
Christian Thielemann est un chef qui propose en général des lectures très précises, ne laissant pas à l’orchestre trop de latitude, et avec un orchestre au son si spécifique que la Staatskapelle de Dresde, sa lecture est fortement analytique, très cristalline, chaque son est décomposé, exposé, avec une pureté et une netteté étonnantes. L’orchestre est à son meilleur. Mais tout en reconnaissant l’intérêt de cette approche et aussi sa particularité (il est rare de tirer du Requiem ce son là), cela reste pour moi un peu extérieur : tout ce qui est chaleur, drame, émotion passe au second plan. Certains diront « on ne décolle » pas au sens où Verdi a écrit un Requiem non laïc, mais fortement marqué par l’opéra, et moins religieux que dramatique, mais il appelle une émotion à fleur de peau assimilable à celle qu’on ressent lors de l’audition d’un opéra. Ce n’est pas une œuvre qui appelle la méditation au sens d’un Stabat Mater de Dvořák entendu la semaine précédente, mais qui appelle plutôt le sentiment d’écrasement, comme dans le tableau « Le Colosse » attribué longtemps à Goya, ou de terreur, ou de révolte, avec des moments d’indicible lyrisme, le lacrimosa bien sûr, venu de Don Carlos, mais aussi le sanctus (incroyable chez Abbado) ou l’Agnus Dei.

El coloso (anonyme)
El coloso (anonyme)

Ici le côté impeccable de l’exécution ne fait pas naître d’émotion : l’orchestre laisse un peu froid. La charge émotive, c’est le chœur totalement extraordinaire de la Radio bavaroise dirigé par le grand Peter Dijkstra, qui l’assume, avec un son prodigieux, une diction modèle et une interprétation presque épique qui impressionne et marque profondément.
Car du côté des solistes, c’est une assez grosse déception. Liudmyla Monastyrska est une voix immense, qui laisse des aigus triomphants, larges, sonores. Cela ne suffit pas pour vivre le moment. Cela reste sans âme ni sans engagement et la diction est en plus aux abonnés absents. Anita Rachvelishvili est plus engagée, avec une voix bien plus « parlante » et plus chaude, tout aussi puissante et une diction très correcte : c’est la plus convaincante du quatuor vocal. Il reste que le souvenir du couple Harteros/Garanca à la Scala n’est pas effacé : il y avait là émotion, intelligence du texte et accents lacérants qu’on ne retrouve pas ici (le Libera me laisse ici totalement froid, à la Scala il donnait le frisson).
Ildar Abdrazakov est un remarquable chanteur, la voix est somptueuse, le timbre magnifique, et dans certains rôles (Le Prince Igor) il est vraiment exceptionnel.
Dès mors stupebit on comprend qu’il n’entre pas vraiment dans la logique de l’émotion, mais dans une simple logique du chant et des notes (bien) émises. Il n’y a rien là de vécu, de senti, une sorte de prestation très professionnelle et sans reproche mais qui ne touche à aucun moment.
Jonas Kaufmann, dès le kyrie eleison initial, montre qu’il n’est pas vraiment en voix ce soir. La voix sort, mais un peu serrée, un peu engorgée, et pendant tout le Requiem, il va avoir des difficultés à rentrer dans l’œuvre, un peu en retrait dans les ensembles et pas très convaincant dans les soli (ingemisco). Certes, il nous gratifie de ses habituelles mezze voci splendides, mais c’est un chant moins concerné, moins habité qu’à d’autres occasions. Quant on repense à sa prestation avec Jansons il y a quelques années, on reste perplexe : Francesco Meli à Florence en février dernier était tellement plus éthéré, tellement plus engagé. Un mauvais soir.

Au total, un Requiem sans accrocs, avec des protagonistes de qualité, un orchestre de très grand niveau, un chœur sublime : il y avait donc de quoi être satisfait du moment, sans être vraiment convaincu ni frappé: pas le Requiem de l’année, celui du mois sans doute. Un Requiem parmi d’autres en tous cas. Ce n’est pas ce à quoi Salzbourg nous a habitués.[wpsr_facebook]

Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 29 MARS 2015 (Dir.mus: Krill PETRENKO; Ms en scène: ANDREAS KRIEGENBURG)

Acte II © Wilfried Hösl
Acte II © Wilfried Hösl

Même à Munich il y a des grèves de machinistes, comme lors du Siegfried représenté dans la semaine et même à Munich il y a des malades et des remplacements, deux ce soir, la deuxième Norne de Jennifer Johnston remplacée par Nadine Weissmann, plutôt une bonne pioche, et plus délicat, la Brünnhilde de Petra Lang remplacée par Rebecca Teem. C’étaient les surprises du jour qui finalement n’ont pas trop perturbé la soirée.
Dans le projet de Andreas Kriegenburg, le Crépuscule est un moment de rupture, la fin du Mythe et le début de l’Histoire, dans laquelle Brünnhilde et Siegfried tombent brutalement. Histoire qui est déjà elle-même fin et qui s’ouvre sur l’humanité d’après Fukushima, compteurs Geiger, contrôles de radioactivité, familles perdues, humains errants soumis à tous les contrôles (mobile, passeport etc..) dans les plus petits détails – petits faits vrais inouïs – enfermés dans les cordes que filent les Nornes et tellement enserrés que les fils se rompent. Puis vient le dernier duo mythique de Siegfried et Brünnhilde et ce voyage de Siegfried sur le Rhin représenté par des figurants qui font se mouvoir des vestes noires retournées mimant les flots, image saisissante qui renvoie au Rhin heureux du début de Rheingold où l’on copulait à plaisir, et dans le sourire : c’est ici une image sombre, inquiétante, qui ouvre sur un avenir incertain.

Voyage de Siegfried sur le Rhin © Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried sur le Rhin © Wilfried Hösl

Et puis on arrive chez les Gibichungen avec ces projections obsédantes du mot « Gewinn » gain et ce « Lust » qu’écrivent des figurants en fond de scène: gagner et jouir, la seule chose que savent faire ces hommes là, des hommes d’aujourd’hui, médiocres, comme Gunther que jamais je n’ai vu représenté aussi minable, aussi lâche, en proie au désir immédiat, utilisant les femmes de ménage comme des objets, incapable de n’être autre chose qu’un suiveur, un héros pour Siegfried qui n’y voit goutte, et en réalité seulement un héros de magazine pour photos de modes. Car le décor, je ne l’avais pas vu avec cette précision, montre en fait une sorte d’ « outlet » dédié à la mode, une sorte de Fashion center, c’est à dire le monde le plus glamour, superficiel et friqué qui soit, où tous prennent des pauses, à commencer par Gutrune, affublée d’une longue robe rouge comme dans une photo de magazine, se balançant langoureusement sur un cheval de bois fait du symbole de l’Euro (€), symbole répétitif qu’on retrouvera au second acte comme table de mariage, : Anna Gabler n’a peut-être pas tout à fait la voix, mais pour le look, c’est fantastiquement réussi.

Gutrune (Anna Gabler), Siegfried (Stephen Gould) Gunther (Alejandro Marco-Buhrmester) © Wilfried Hösl
Gutrune (Anna Gabler), Siegfried (Stephen Gould) Gunther (Alejandro Marco-Buhrmester) © Wilfried Hösl

Immédiatement, l’idée d’un Siegfried perdu s’installe lorsque sur les dernières mesures du Voyage, il se heurte sans savoir où aller à une foule compacte d’hommes en gris avec un attaché-case ou un cartable, qui vont dans tous les sens : il est littéralement balloté, comme si cette foule était produite par des flots du Rhin qui finissaient par le perdre ou le noyer, saisissant.
Saisissant aussi son apparition vêtu en Siegfried traditionnel, au milieu de tous ces gens en costume trois pièce bleu, ce qui l’isole et le ridiculise au pays de la mode, totalement ignorant des rituels des possédants, cigares ou verre à cocktail avec paille et paillettes dont il ne sait que faire.
On se reportera pour plus de précisions à ce que j’en avais écrit en son temps en janvier 2012, mais cette idée de deux pauvres enfants perdus est sans doute l’une des plus fortes ce soir, accentuée par les hésitations de la Brünnhilde de Rebecca Teem, un peu erratique dans une mise en scène qu’elle ne connaît pas, très aidée par Petrenko qui lui indique du pupitre les mouvements à faire. Au lieu d’être un obstacle, cette ignorance devient un atout parce qu’elle est exactement – et, dirais-je, très naturellement – la femme paumée qui arrive au milieu de cette fête de mariage qu’elle ne comprend pas au départ pendant le 2ème acte. N’étant pas physiquement particulièrement leste, elle en devient dans la scène finale du 3ème d’autant plus saisissante, malgré les problèmes vocaux rencontrés. Elle en est émouvante, comme perdue au milieu de cette grande scène, avec une modestie dans le geste qui touche le cœur.

Acte II © Wilfried Hösl
Acte II © Wilfried Hösl

Ayant déjà vu et commenté le spectacle, je savais à quoi je m’attendais, mais le revoir permet de mesurer avec quelle finesse Kriegenburg travaille sur cette histoire. On est à l’opposé de l’option dévastatrice (mais passionnante aussi) de Castorf à Bayreuth: Kriegenburg dit aussi sur le monde des choses délétères, il n’est que de voir ces figurants méc   anisés qui ne savent au deuxième acte qu’agiter leur mobile pour faire des photos ou des selfies, comme si c’était la seule chose qui les intéressait dans l’histoire qui se déroule : le Crépuscule ou l’histoire d’une décadence, ou d’une déchéance. À ce titre, l’apparition des filles du Rhin au 3ème acte au milieu des invités à la noce cuvant leur vin, ivres morts d’une nuit orgiaque, est singulière et forte.
Déchéance sur scène, mais sûrement pas en fosse : le rendu musical est impressionnant, malgré un orchestre quelquefois moins parfait (notamment dans les cuivres), mais toujours engagé dans une aventure incroyable d’énergie et de puissance, d’une impressionnante lisibilité. C’est que Kirill Petrenko est partout : il donne tous les départs au plateau, veille de manière très sourcilleuse aux équilibres, aux volumes, à la mise en valeur de tel ou tel pupitre, et en plus ce soir il donnait des indications de mouvements à la Brünnhilde novice, tout en exprimant avec un sourire séraphique ses satisfactions.

Kirill Petrenko au milieu des musiciens le 29 mars 2015
Kirill Petrenko au milieu des musiciens le 29 mars 2015

Comme c’était à prévoir, son Ring munichois est assez différent de celui de Bayreuth et son attention à la mise en scène induit d’autres voies, d’autres choix, d’autres rythmes : on avait remarqué à Bayreuth une dynamique et une énergie, on remarque à Munich la même énergie, mais une dynamique différente, plus contrôlée, plus serrée, laissant peut-être un peu moins aller les musiciens, laissant moins le son se développer, prenant des décisions plus radicales dans les volumes, dans la construction du son, tout en veillant sans cesse à ne jamais couvrir le plateau, ce qui dans le cas de la Brünnhilde du jour, sans grave ni medium, est une entreprise difficile. Petrenko visiblement retravaille sans cesse les partitions, reprend sans cesse les choses pour chercher ce qu’il va conjuguer au mieux : par ce travail il rappelle bien sûr d’autres gloires de la baguette disparues aujourd’hui. Et ce travail d’artisan du son, on le ressent, sans cesse : rien n’est laissé au hasard, rien n’est décidé sans justification, et surtout, il n’y a aucune concession, même là où la tradition a installé des habitudes. C’était patent et tellement surprenant dans sa Lucia di Lammermoor, l’une des plus stupéfiantes options musicales dans ce répertoire laissé habituellement à des chefs moins originaux. Dans Götterdämmerung, il est plus attendu, car il est dans un répertoire qu’il a déjà labouré, depuis longtemps, mais il continue d’innover et de surprendre. Il est perpétuellement neuf.
Il reste que nous entendons des merveilles, comme le prélude – dès le premier accord, perturbant d’émotion rentrée- et toute la scène des Nornes, totalement bluffante à l’orchestre, évidemment le Voyage de Siegfried et la marche funèbre, mais surtout toute la scène finale, qui est un monument : monument parce que la mise en scène et la musique s’accordent en profondeur, parce que l’émotion étreint (et Kriegenburg la cherche autant que Petrenko, là où Castorf essaie de la briser) et aussi parce que Brünnhilde est moins en difficulté qu’on attendait, les dernières mesures ont cet effet habituel lors des grandes représentations musicales chez le spectateur : on a envie de reprendre tout depuis le début, on a envie de continuer…

Cette conjonction des astres aboutit à l’un des plus beaux finals de Götterdämmerung qui m’aient été donné d’entendre, même si la folie qui nous a saisi il y a trois ans avec Nina Stemme et Kent Nagano n’est pas reproductible, car elle a duré toute la soirée, avec Stemme en état de grâce. Il y a cependant là un miracle Petrenko, qui nous laisse, comme disent nos amis italiens, di stucco.
Le plateau réuni est vraiment d’une très grande solidité. Les trois Nornes, Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler sont prodigieuses de tension et de rigueur, autant que les trois Filles du Rhin, Jennifer Johnston, Hanna Elisabeth Müller, Nadine Weissmann, très lyriques, et très mélancoliques, même si les aigus très sûrs d’Hanna Elisabeth Müller gagneraient à mieux se fondre et restent un peu trop dardés.
La Waltraute de Okka von der Damerau remporte, et c’est justifié, un très grand succès : belle ligne de chant, tension palpable, véritable engagement dans le jeu, des graves notables alliés à une diction remarquable si importante dans ce récit provoquent l’enthousiasme du public.

Gutrune (Anna Gabler) traînant le cadavre de Gunther (Acte III) © Wilfried Hösl
Gutrune (Anna Gabler) traînant le cadavre de Gunther (Acte III) © Wilfried Hösl

Anna Gabler dans Gutrune est scéniquement phénoménale de vérité, et de naturel : elle compose son personnage de bécasse prise à son propre piège d’une manière supérieure. La voix en revanche n’a ni la puissance ni l’assise nécessaire pour Gutrune (souvent confiée à des Freia ou des Sieglinde), il en résulte une présence scénique supérieure et une présence vocale en devenir notamment dans la scène qui suit la marche funèbre au troisième acte, qui est le moment le plus important du rôle tant les interventions auparavant restent épisodiques. Il y a d’ailleurs un problème avec cette chanteuse : son Eva n’était pas plus convaincante à Salzbourg il y a deux ans. L’intelligence scénique et la sensibilité ne peuvent suppléer aux moyens.
Tomasz Konieczny est en revanche un phénoménal Alberich : il est le personnage voulu par Kriegenburg, pénétrant presque par effraction dans l’espace des Gibichungen, mangeant et buvant ce qu’il y a à manger et à boire au passage, comme quelqu’un qui découvre un monde qui lui est interdit. Il a aussi une jeunesse et une énergie frappantes. Ce devrait être Hagen le jeune (il est le fils) et Alberich le vieux. Ici c’est l’inverse : Hagen (Hans-Peter König) est plutôt mûr et Alberich a l’énergie du quadragénaire…La voix est éclatante de santé, incroyablement expressive, énergique, inondant le plateau de sa soif de vengeance : c’est cette soif, cette foi dans la conquête de l’Or qui lui donne cette énergie là, quand Hagen au contraire semble plus lointain, et surtout loin de son père. Saisissant.
Hans-Peter König est depuis quelques années le Hagen des grandes scènes internationales, il en a la stature, la voix, l’allure. La voix a un tantinet moins d’éclat que naguère, mais toujours autant de présence et d’intelligence dans la couleur et l’expression. Il pose dans cette conception un Hagen plus politique, qui a les habits élégants du pouvoir, mais qui en a aussi la brutalité et la violence cachées au départ, explicites à la fin. Il n’a jamais sur scène l’allure du méchant, c’est un personnage plus subtil et moins « brut de décoffrage » que certains Hagen ; il en est d’autant plus dangereux : il réussit face à son père à montrer une finesse dont son géniteur manque, d’où l’extraordinaire duo qu’ils forment au début du 2ème acte (« Schläfst du Hagen mein Sohn ? »). Magnifique de bout en bout.
Alejandro Marco-Buhrmester est l’un de ses artistes qui font leur bonhomme de chemin, sans vagues, mais toujours avec bonheur, depuis qu’il est apparu en Amfortas dans le Parsifal de Boulez-Schlingensief à Bayreuth. Son premier acte est splendide et son jeu particulièrement ciblé : Kriegenburg en fait un pauvre jouisseur, un parasite, un inutile, l’inverse d’un héros, ce que Siegfried tout à son monde mythique ne voit pas (la scène de l’échange des sangs est d’une rare drôlerie, où Gunther boit le sang, immédiatement pris d’une irrépressible envie de rendre). La voix assez charmeuse et le timbre chaleureux contrastent avec ce personnage aux apparences élégantes et à l’être veule et sans épaisseur. Les scènes du premier acte sont vraiment réussies, alors que la voix semble se fatiguer un peu au deuxième, pour gagner en présence au troisième, plus dramatique (et plus court pour le rôle) .
Le Siegfried de Stephen Gould, avec beaucoup de hauts et quelques bas est dans l’ensemble splendide. Son premier acte est phénoménal, la voix est lumineuse, énergique, le volume impressionnant, et surtout le contrôle impeccable. Les variations sur les aigus, les mezze voci : tout y est. Le deuxième acte est moins éclatant, et le troisième acte bouleversant. Il réussit à rendre ce Siegfried sympathique tant il est perdu et berné, à l’opposé du Siegfried mauvais garçon et antipathique de Castorf à Bayreuth. Ce Siegfried reste frais, innocent, premier degré, pendant tout l’opéra, sans aucune évolution psychologique, tel qu’en lui même l’éternité le change : il est étranger à toute notion de bien et de mal et son chant rend tout cela. Avec un timbre très chaleureux, une vraie présence même si, on l’a dit, ce n’est pas a priori un acteur du niveau d’un Lance Ryan qui s’épuise en scène. C’est une vraie performance, non dépourvue d’émotion et d’humanité, et la voix, contrairement au 8 mars dans Siegfried (il paraît que les représentations suivantes ont été anthologiques), n’a eu aucun accident, à part des fatigues passagères bien compréhensibles qui n’ont cependant gâché aucun moment.

Et cette Brünnhilde de substitution ?
Comme il doit être difficile d’entrer dans une production sans la connaître et surtout dans une production de ce niveau, avec l’enjeu que cela doit représenter pour une chanteuse moins connue et arrivée là par accident. Les hauts et bas de Petra Lang sont bien connus, avec des soirées quelquefois difficiles, mais comme Nina Stemme était prise à Vienne par sa toute nouvelle Elektra, il devait être difficile de trouver une chanteuse de référence pour ce rôle.

Scène finale (avec Petra Lang) © Wilfried Hösl
Scène finale (avec Petra Lang) © Wilfried Hösl

Munich a donc appelé une des nombreuses Brünnhilde des troupes allemandes, qui est un réservoir enviable, une chanteuse américaine dont la carrière est déjà bien avancée et qui a plusieurs fois chanté Brünnhilde. Mais dès le départ, on mesure le problème : pas de graves, pas de centre complètement inaudibles, mais des aigus assez sûrs et sans vibrato excessif. Cette voix sans homogénéité est évidemment en difficulté dans le premier duo et ne va pas cesser dans les premier et deuxième acte d’avoir des problèmes, sans pourtant, c’est bien le mérite des opéras wagnériens, (trop) nuire au déroulement de l’ensemble. Si physiquement elle ressemble aux Brünnhilde des vieilles photos jaunies, elle semble surtout perdue et isolée, et ce qui est la conséquence de la situation de remplacement, mais cela finit par apparaître comme un atout dans cette mise en scène, tant c’est cohérent avec l’idée de Kriegenburg. Et c’est au troisième acte où elle est finalement seule au milieu de la scène, très émouvante, touchante alors que son air final est moins problématique qu’on ne pouvait craindre. Avec un certain cran, elle a redressé une situation assez mal partie.
Le public, compréhensif, l’accueille avec des applaudissements nourris. Elle a relevé le défi.

Les interventions du choeur, impressionnantes tant par le son et le volume que par sa disposition en hauteur sur l’ensemble du volume de la scène,  donne en même temps une impression physique de puissance: on est écrasé et émerveillé de la performance. Mais ce choeur est rompu à Wagner et cela s’entend.
Au total, avec des ingrédients un peu plus contrastés, on pouvait tabler sur un succès moindre que pour les autres journées avec des moments plus faibles, et un orchestre légèrement plus fragile dans les cuivres, mais tellement solide par ailleurs : le triomphe fut quand même indescriptible, il a duré plus de 25 minutes, avec un public en délire quand Kirill Petrenko a salué au milieu de son orchestre sur scène. À l’évidence, il est cause de bonne part du succès obtenu ce soir, où c’était un Götterdämmerung imparfait, plein de petits ou gros problèmes, mais complètement transcendé par le chef et quelques chanteurs dans une mise en scène qui reste exceptionnelle. Quant à ce Ring, il a été pour moi dominé par une Walkyrie anthologique, mais chaque journée est un sujet d’admiration et d’étonnement. La saison prochaine, Walkyrie et Crépuscule sont repris, il ne faut pas hésiter : c’est de la belle ouvrage qui mérite le voyage, ou la Wanderung…[wpsr_facebook]

Siegfried (Stephen Gould) et les Filles du Rhin (Acte III) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) et les Filles du Rhin (Acte III) © Wilfried Hösl

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2015: SYMPHONIEORCHESTER UND CHOR DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS LE 28 MARS 2015 (DVORAK: STABAT MATER)

28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer
28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer

C’est traditionnel depuis les temps d’Abbado, Lucerne – Pâques est une étape obligée : il y a quelques années encore, l’ouverture était faite par Abbado et la clôture par Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks qui donnait un grand concert choral et un concert symphonique.
Abbado n’est plus, mais la clôture par les bavarois est toujours un point de référence fixe, même si cette année je n’ai pu assister qu’au concert choral, le Stabat Mater de Dvořák, exécuté à Munich l’avant-veille et dont le concert de Lucerne fait l’objet d’un streaming sur le site de Br-Klassik encore en ligne sur l’URL http://www.br.de/radio/br-klassik/symphonieorchester/audio-video/webconcert-20150328-so-chor-jansons-dvorak-stabat-mater-100.html
Et l’audition en vaut la peine.

Dans une œuvre assez peu connue, mais dans un répertoire que Jansons aime particulièrement, l’expérience de ce concert fut un des moments les plus passionnants de ces derniers mois.

Dans Music as Alchemy: Journeys with Great Conductors and Their Orchestras dont je vous conseille vivement la lecture,  Tom Service, critique du Guardian, suit entre autres Jansons dans les répétitions avec le Royal Concertgebouw du Requiem en si bémol mineur op. 89 (B. 517) de Dvořák. Cette lecture est éclairante pour analyser le travail fait sur cette œuvre antérieure de 14 ans, considérée comme une œuvre de jeunesse, où Dvořák écrit suite au double deuil qui le frappe, la mort de deux enfants en bas âge. L’œuvre n’est pas spectaculaire comme pourront l’être des compositions postérieures, elle est pétrie de religiosité, d’intériorité et de grandeur grave comme les premières mesures le marquent.
Et comme telle, elle convient parfaitement à l’approche très peu expansive de Jansons, qui contraint public, solistes et musiciens à une vraie concentration.
Une amie me disait au sortir du concert qu’elle se demandait comme un être aussi peu médiatique, aussi peu spectaculaire et aussi modeste pouvait déchaîner un tel enthousiasme et surtout, communiquer une telle émotion.

le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Car ce concert fut un immense moment de musique et d’émotion, où orchestre, chef orgue, solistes et chœur ont montré une communion et une homogénéité d’une qualité exceptionnelle, dans la forme comme sur le fond. Je pense que l’architecture de la salle, inspirée par sa verticalité des grandes cathédrales, favorise la concentration plus que d’autres salles : il y a une disposition dramaturgique très proche de celle des églises musicales du XVIIème et du XVIIIème en Italie, qui a inspiré aussi les salles dites « en boite à chaussure » dont Lucerne est le dernier exemple construit.

Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Ainsi, Jansons choisit d’insister sur la rigueur sans fioritures, en laissant la musique se développer sans rien rajouter qui pourrait être complaisant. C’est un peu paradoxal de parler de hiératisme à propos d’une machine aussi impressionnante qu’un orchestre symphonique et qu’un énorme chœur, mais c’est bien cette grandeur simple qui se dégage d’abord. L’orchestre est totalement engagé,  sans aucune scorie, aves des moments sublimes aux cordes (violoncelles) et aux bois et une notable clarté dans l’expression. Quant au chœur, il est la perfection même tant au niveau de la musicalité, de la sûreté, et de la diction stupéfiante : chaque parole est entendue avec une énergie presque rentrée, comme si l’on était devant un « trou noir » d’une inouïe densité musicale, une charge massive d’émotion qui crée l’intensité. Il se dégage donc de l’ensemble une sorte de force sourde, qui semble née de cette concentration qu’on sent aussi chez les solistes. Ayant eu la chance d’être assez proche de l’orchestre et des solistes, je pouvais lire sur les visages une étonnante concentration pendant toute la première entrée du chœur, avant les l’entrée parties solistes.

© Priska Ketterer
© Priska Ketterer

Chacun était d’ailleurs vraiment magnifique de justesse. La soprano Erin Wall possède une tenue de chant impressionnante, des montées à l’aigu d’une sûreté totale, une expansion vocale étonnante, et un timbre d’une pureté diaphane : son duo avec le ténor Christian Elsner Fac ut portem Christi mortem est un des sommets de la soirée. La mezzo Mihoko Fujimura, au visage grave, très tendu, a ensorcelé par sa voix au volume large, aux graves impressionnants et prodigieuse d’intensité. Qui connaissait cette salle se rappelait de sa Brangäne phénoménale avec Abbado, 11 ans auparavant. Son solo inflammatus et accentus est pure magie.

Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer
Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer

Le ténor au physique de Siegfried, Chrisitan Elsner a une voix solide, posée, bien projetée, et même si la personnalité vocale apparaît un peu en retrait par rapport aux autres, il apporte à la partie une sorte de solidité tendre toute particulière qui finit par séduire, quant à la basse Liang Li, dans Fac ut ardeat cor meum il réussit à émouvoir grâce à une voix suave – je sais, l’adjectif est étonnant pour une basse- avec une telle qualité de timbre et une telle douceur dans l’approche que c’est le mot suavité qui me semble effectivement convenir le mieux.
En somme, tous sont à leur place : rarement quatuor de solistes a été aussi homogène et aussi impeccable. Je pense que le rôle du chef a été ici déterminant. Dédié à la musique et jamais à l’effet, d’une incroyable intensité, il impose une religiosité à ce moment, même si on est au concert et pas à l’église : il réussit à inonder la salle de cette douleur simple et terrible qu’évoque le Stabat Mater. Le texte de Jacopo da Todi (XIIIème siècle) s’y prête totalement. Dans une œuvre où les voix sont essentielles (chœur et solistes) peut-être plus qu’ailleurs, il impose aussi la présence de l’orchestre, non comme un accompagnement, mais comme un protagoniste, un personnage supplémentaire, qui est pétri d’âme, car ce que dit Hugo « tout est plein d’âme » est exactement ce que l’auditeur ressent, remué sans doute mais aussi étrangement saisi au fur et à mesure de cet apaisement communicatif et douloureux que procure l’œuvre et qu’offre ici Jansons.
Il y a des moments d’une force rare mais jamais rien d’extérieur, jamais rien d‘expressionniste, mais au contraire une approche plus classique, d’un classicisme rigoureux, de ce classicisme « dorique » comme je l’écris quelquefois, sans volutes, d’une lisibilité totale, une approche toute débarrassée de maniérisme avec le seul souci de la musique dans la mesure où elle vous embrasse totalement et vous transporte. C’est étonnant et c’est prenant. Nous sommes dans une musique de l’élévation.
C’est un des moments les plus forts vécus au concert dans ces dernières années, comparable au War Requiem par le même Jansons et les mêmes forces en 2013. Ce Stabat Mater restera gravé non dans les mémoires, mais dans le cœur et dans l’âme.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons © Priska Ketterer
Mariss Jansons © Priska Ketterer