PETITES BARBARIES (2): À BERLIN AUSSI, LA CULTURE PAIE LES POTS CASSÉS PAR LES AUTRES

Barrie Kosky © Tagesspiegel

Dans une lettre ouverte parue le 24 novembre dernier dans le journal berlinois Tagesspiegel, le metteur en scène Barrie Kosky demande aux autorités berlinoises, qui pour cause de déficit abyssal de la ville de Berlin, ont décidé d’arrêter pour un temps les travaux de rénovation de la Komische Oper dont il fut pendant une décennie l’heureux directeur, de réfléchir au sens culturel, politique, historique de leur geste.
Cette affaire, qui peut nous sembler lointaine, montre au contraire comment et souvent de manière absurde et délétère, les autorités politiques de tous les pays considèrent la culture comme une variable d’ajustement. Toute atteinte aux subventions et aux investissements culturels ne touche qu’un public forcément minoritaire et les artistes restent une catégorie méprisable si elle ne sert pas directement la gloire d’un prince évergète. Le politique considère donc que toute polémique culturelle ne peut provoquer que des vaguelettes, notamment dans les circonstances actuelles, où des enjeux politiques et géopolitiques bien plus larges et angoissants menacent la planète, l’Europe, et en l’occurrence l’Allemagne en train de faire le compte de ses abris anti-atomiques.

Justement, on pensait que l’Allemagne, avec une irrigation culturelle forte, un réseau unique de salles de théâtre public, une considération innée pour le théâtre et les arts vivants, était un peu plus préservée, et en Allemagne, Berlin encore plus à cause de son histoire, des tragédies traversées, et de la vivacité créatrice qui l’a toujours caractérisée (moins sous la parenthèse nazie, mais même sous la RDA).
Le Sénat de Berlin vient de décider de restrictions de 130 millions d’Euros au budget culturel, portant notamment sur le théâtre et l’opéra (il y a à Berlin de très nombreux théâtres publics et trois opéras) mais pas seulement. Dans le plan prévu, un arrêt des travaux de rénovation de la Komische Oper a été programmé. Et c’est ce qui a provoqué la lettre ouverte de Barrie Kosky.

 

Dans ces circonstances l’intervention d’un saltimbanque célèbre et souvent génial, doit avoir un certain poids et sa lettre pose une question qui va bien plus loin que celle de la seule rénovation d’un théâtre berlinois.

D’abord les faits : la Komische Oper est l’ancien Metropol Theater qui a vu exploser dans les années 1920 de la République de Weimar les plus emblématiques opérettes berlinoises et pendant les années de la RDA est devenue un théâtre de la rénovation scénique sous l’impulsion du grand Walter Felsenstein, à qui succéda un autre grand, Harry Kupfer. C’est un théâtre symbole de Berlin, de la Berlin de toujours, vive, créative, ouverte, même au moment où la chape de plomb soviétique cherchait à l’étouffer. Et Barrie Kosky, qui l’a dirigée de 2012 à 2022, en a refait un des lieux de référence de la scène berlinoise, relançant notamment les opérettes qui firent sa gloire, mais pas que…

Ce théâtre dont la salle est un joyau intouché, miraculeusement préservé des bombardements a besoin d’une rénovation scénique forte car tout s’y fait actuellement à la main, et de voir repensés ses espaces professionnels : dans un théâtre de répertoire, une scène moderne facilite l’alternance rapide et multiplie les possibilités. C’est le troisième opéra de Berlin, un des phares de la ville : ces travaux sont nécessaires, prévus de longue date, d’un coup avoisinant les 500 millions d’Euros, avec les inévitables dépassements, de règle dans la plupart des cas…
On sait ce qu’à Berlin signifie l’arrêt des travaux, même, soi-disant, pour un temps limité. Deux exemples antérieurs et emblématiques :

L’aéroport de Berlin-Brandebourg, mal conçu, mal fichu, et qui a nécessité de tout arrêter et de reprendre tous les travaux pour des années à peine quelques jours avant une inauguration prévue en 2012 et qui de report en report a eu lieu en 2020 avec une explosion des coûts.

– La Staatsoper Unter den Linden, qui ferme en 2010 pour des lourds travaux de réparation et de consolidation et qui ne rouvre que sept ans après, en 2017, après la découverte successive de défauts, de problèmes dus au sol meuble de Berlin (on semble y découvrir que Berlin et notamment à cet endroit,  est construite sur l’eau). Là encore, les coûts ont explosé…
On peut alors comprendre ce que peut signifier l’arrêt « provisoire » des travaux à la Komische Oper. Reprendre des travaux arrêtés génère des coûts induits non indifférents, qui pourraient menacer le théâtre, en ces temps de restrictions tous azimuts.

Mais s’agissant de ce théâtre, c’est évidemment à une institution particulièrement sensible que touchent les politiques, à plusieurs niveaux.
Le premier niveau c’est celui que Barrie Kosky dénonce, à savoir une institution qui dans les années 1920 fut l’une des plus créatives de Berlin, là où l’opérette berlinoise avec sa joie, ses stars et aussi son goût de la satire politique a fleuri, avec un incroyable succès. Mais son caractère particulier, c’est que compositeurs, librettistes, acteurs, producteurs étaient juifs pour la plupart et qu’ils représentaient un pan de la culture allemande, parce que les juifs allemands étaient allemands avant d’être juifs. Et ce fut d’ailleurs bien là leur drame : ils ne virent pas venir la peste brune, n’y crurent que très tard, souvent trop tard. Le Metropol Theater est le lieu d’un pan impossible à effacer de la culture musicale et théâtrale allemande, qui est la culture de l’opérette – c’est encore le seul pays où on en propose régulièrement – qui a été cultivée à Berlin par la culture juive (mais n’oublions pas non plus que Johann Strauss à Vienne était aussi d’origine juive, sans parler d’Offenbach à Paris). Il est cependant clair que le public d’hier, des années 1920, et celui des années 2012-2022 qui a renoué avec ce répertoire que Kosky (et avec quel brio et avec quel succès) a remonté, n’allait pas voir des pièces juives ou de juifs, mais simplement des spectacles éblouissants.
Il est clair aussi que tout cela s’écroule en 1933, quand arrivent au pouvoir les nazis, étouffant cette part de la culture allemande qu’ils abhorraient d’autant plus détestable qu’elle avait un succès qui jamais ne s’était démenti.
Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, sur qui la shoah pèse toujours comme un couvercle, faire taire ce théâtre symbole d’une culture authentiquement allemande et en même temps d’origine juive, est une erreur historique, une erreur politique, une idiotie, un signe de crasse ignorance : une petite barbarie.
Encore une.

De plus, dans Berlin déchirée en deux après la deuxième guerre mondiale, devenue Komische Oper, c’est encore un foyer d’innovation avec la présence de Walter Felsenstein, l’un des grands rénovateurs de la mise en scène lyrique, parallèlement au Theater am Schiffbauerdamm, le Berliner Ensemble de Bertolt Brecht. Dans la RDA communiste, les deux théâtres sont des lieux de création qui transcendent la vision qu’on peut avoir de ces années-là, et lorsque le mur tombe, la Komische Oper reste pendant un temps un théâtre « de l’Est », non pour sa programmation, mais par son public qui reste très localisé, il est encore l’opéra populaire de la Berlin de l’Est, et ce statut d’opéra « populaire », la Komische Oper va le garder, car son public est indéniablement plus jeune, plus bigarré, moins chic, même si le succès des dernières années a amené quelques amateurs d’opéra à se risquer à aller voir Die Perlen der Cleopatra d’Oscar Straus ou Ball im Savoy de Paul Abraham.

C’est ce théâtre emblématique de la ville avec son histoire, son incroyable succès et son public fidèle que le Sénat de Berlin (à majorité CDU, chrétien-démocrate, droite dite modérée) veut faire taire pendant des années au nom des économies qui ne devaient pas être aussi prégnantes pour ce théâtre puisqu’en septembre dernier le sénateur chargé de la culture Joe Chialo avait assuré les responsables actuels du théâtre qu’il ne serait pas touché à la rénovation. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient…

Le plan d’économies touche toutes les institutions culturelles berlinoises, dans une ville qui tire son identité de toutes les institutions notamment théâtrales et musicales de toutes sortes qui la peuplent, des Berliner Philharmoniker au Friedrichstadt Palast, le théâtre de revues berlinoises le plus connu aujourd’hui.
Il est vrai que la scène berlinoise est abondante, il est vrai que son organisation pose de vrais problèmes, ne serait-ce que la question des trois gros opéras, Staatsoper, Deutsche Oper et Komische Oper, résultat de l’histoire de la ville et des doublons nés de son partage par le mur, comme Konzerthaus/Philharmonie, Schaubühne/Berliner Ensemble et ces théâtres magnifiques et actifs qui peuplent l’ex Berlin-Est Volksbühne, Deutsches Theater, Gorki Theater, mais c’est aussi cette singularité qu’il faut savoir traiter en se disant qu’une telle abondance, une telle diversité est une immense chance, une singularité et pas un boulet.
Par ailleurs, la question des trois opéras est lancinante depuis des années, mais à ma connaissance aucune vraie réflexion sur le réseau des opéras publics n’a été menée,  et justement, le seul qui soit vraiment singulier, autre, différent, est la Komische Oper.
C’est pourquoi sa rénovation est pour Berlin un symbole et une chance.
Or, l’arrêter alors qu’elle vient de commencer, c’est dire clairement qu’elle n’est pas si utile, et surtout pas prioritaire. Après tout, les spectacles ont lieu ailleurs, comme si au théâtre ou à l’opéra le lieu ne comptait pas, ne respirait pas, ne transpirait pas une histoire et une profondeur. Comme si Saint Sulpice valait Notre-Dame

Or ce n’est pas une dépense, c’est un investissement sur l’avenir, pour redonner à ce théâtre sa place dans Berlin, sa place emblématique, historique, au centre vital de la ville, d’autant que les travaux concernent d’abord et avant tout les dispositifs professionnels, techniques et la scène. Que le Sénat de Berlin méprise à ce point l’une des institutions les plus fortes de la ville, est étonnant, est imbécile, c’est même inexplicable On applique une logique comptable dans une ville où plus qu’ailleurs d’autres logiques sont en jeu.

Les italiens disent tutto il mondo è paese : il n’y a pas de sensibles différences entre les politiques aujourd’hui en Europe. Personne ne nie qu’il y ait des difficultés budgétaires dans la plupart des pays, personne ne nie sans doute la nécessité de rationaliser, de faire des efforts, mais partout, la culture trinque d’abord, c’est ce qu’il y a de plus facile, de plus fragile et de moins visible. Mais surtout, ces politiques de gribouille induisent l’idée que la culture coûte tant, et sans rien produire de tangible que des paillettes, qu’on peut sans problème couper les vivres, vu que les acteurs culturels sont à la mangeoire, en quête de subventions sans fin sans rien donner en échange. Ainsi le politique sabre sans jamais convenir que si la culture a un coût, elle rapporte en terme d’image, de dynamisme, de flux touristiques, et donc économiques c’est clair à Berlin et surtout qu’elle est investissement pour la population…
Je ne me fais hélas aucune illusion, la culture, non plus que l’école n’ont jamais empêché les barbares, qu’ils s’appellent Mussolini, Hitler ou autres plus récents de s’installer au pouvoir, il y a des mouvements de fond contre lesquels on ne peut rien, la barbarie petite ou grande est déjà présente aujourd’hui, il suffit de regarder simplement l’Europe ou le pourtour méditerranéen, l’Argentine ou les USA.
Mais la culture reste une voix, un frein, un moyen aussi de lutter pour la pensée et contre les slogans faciles. Qu’à Berlin, la capitale d’Europe sans doute la plus blessée par l’histoire, la plus ballotée, la plus déchirée, si déchirée que ses blessures sont encore visibles et vives, on ignore ce qui fait l’identité historique de la ville au nom de millions ou de milliards qu’on a par ailleurs laissé dépenser pour construire gratte-ciels, nouveaux quartiers et ancien rénovés et gentrifiés, voire un palais impérial à mon avis moins symbolique et moins important pour cette ville que la Komische Oper, qui en est le cœur vivant. À Berlin aussi, les petites barbaries font le lit des grandes.

Une réflexion sur « PETITES BARBARIES (2): À BERLIN AUSSI, LA CULTURE PAIE LES POTS CASSÉS PAR LES AUTRES »

  1. Ce qu’il faut préciser c est que les travaux ayant dû déjà commencer, la troupe de la komische avait déjà déménagé au Schiller theater qui est le joker de la ville de Berlin.
    Quand le Staatoper a dû fermer pour travaux, plusieurs saisons ont été données là.
    Le Schiller est une coquille vise sans troupe régulière.
    Le gouvernement du land et de la ville de Berlin ont pensé y garer pour longtemps la troupe de la komische rendant moins urgente la restructuration du vieux théâtre.
    Cela semble étrange, mais Berlin czpitale de l Allemagne, ville d’hôtels et de boutiques de luxe est vraiment en situation de faillite absolue, bien pire que Paris.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *