SAISONS LYRIQUES 2017-2018: OPÉRA NATIONAL DE PARIS

Benvenuto Cellini.© Clärchen&Matthias Baus

Sel, poivre, huiles et vinaigres, et un peu de piment

A tout seigneur tout honneur, l’Opéra National de Paris est l’un des premiers à présenter sa saison, et je vais essayer d’en rendre compte loin après la découverte et les commentaires, en posant d’abord quelques éléments propédeutiques.
Il est de bon ton de critiquer notre première scène lyrique, et je n’y échappe évidemment pas, mais il faut aussi rendre à César ce qui lui appartient. On dit que son budget est énorme : de fait, mais seul l’Opéra de Paris a deux grandes scènes à programmer, le Palais Garnier à lui seul est une maison équivalente en jauge et en organisation à Covent Garden, ou à la Scala. Si on lui ajoute Bastille et ses 2700 spectateurs, c’est une jauge (presque)au quotidien de 4700 spectateurs et deux théâtres complexes que l’Opéra de Paris doit remplir et c’est une double programmation qu’il faut garantir. Le projet d’origine devait faire de Bastille un théâtre de répertoire avec une troupe, et Garnier un théâtre de prestige en stagione. Il y a à Paris une troupe qui est celle du ballet, mais on a renoncé à l’opéra de troupe. Depuis la fin des années soixante, le théâtre de répertoire a été abandonné à Paris, qui rappelons-le avait une troupe fixe jusqu’au seuil de 1970. C’est Rolf Liebermann qui a inauguré le système stagione, en 1973. Discussion infinie, vexata questio que la question du système, mais c’est clair, Bastille a été conçu au départ pour un système d’alternance serrée, de troupe sur le modèle allemand et est devenu une théâtre de stagione avec une vingtaine de production annuelles, soit la moitié environ des théâtres de répertoire comparables.

Le système actuel est hybride :

  • Le Palais Garnier pour le ballet, et pour l’opéra baroque et les « petits » Mozart parce que Garnier est plus « intime » dit-on quand en 1974 on critiquait un Cosi fan tutte (Ponnelle) perdu dans un si grand vaisseau, ainsi que certaines créations (on ne remplit pas toujours Bastille avec l’opéra contemporain…).
  • L’Opéra-Bastille essentiellement pour l’Opéra et les grands ballets classiques qui vont drainer du public.

C’est un système inauguré par Hugues Gall, qui n’a pas été retouché depuis et qui doit gérer plus de 500 levers de rideau annuellement.
Je ne traite pas du ballet, car je suis incompétent, mais j’ai cru comprendre qu’après le départ de Brigitte Lefèvre il y avait eu quelques soubresauts : le ballet est internationalement le Porte-drapeau de l’Opéra de Paris, très lié à l’histoire et à la tradition séculaire de la maison, sans doute plus que le lyrique, parce que les tribulations  de l’Opéra à Paris, la diversité des théâtres, mais aussi un Palais Garnier où peu d’œuvres ont été créées (alors qu’à l’Opéra Comique…) on émaillé une histoire riche, mais qui n’a pas réussi à asseoir une tradition, ou du moins la faire connaître.

L’Opéra-Bastille souffre d’un problème d’identité, d’une architecture efficace sans doute pour les espaces de travail, mais peu inventive et malcommode dans les circulations des espaces publics et les foyers, d’une esthétique aéroportuaire et impersonnelle que personne depuis son ouverture n’a essayé de réchauffer quelque peu. Je sais que cette maison a besoin de rentrées publicitaires, mais tout de même, je trouve singulier de devoir suspendu un grand calicot d’une marque d’automobile dans le foyer,  quelques pubs sur des montres ou des parfums, et pas une seule affiche historique, issue des fonds de la bibliothèque de l’Opéra, pas une seule photo de chanteur, pas une seule photo de chef ayant dirigé à Paris. Les espaces de Garnier qui s’y prêteraient tout autant et mieux encore sont tout aussi pauvres. Presque tous les grands théâtres internationaux valorisent leur patrimoine matériel et immatériel dans les espaces publics : Paris n’y pense pas et n’y a jamais pensé. Le présent est sans doute tellement brillant qu’il n’est point besoin d’évoquer le passé.
À Paris on n’affiche pas sa mémoire, on préfère afficher Citroën. Il y a des années que ça dure, et imperturbablement, on continue une politique à mon avis imbécile qui ne favorise pas l’identification du public à un théâtre et qui affiche une identité de garage de luxe, ou d’aéroport comme je l’ai dit plus haut où le spectacle du soir remplace les 747 en attente de passagers.
Garage de luxe c’est un peu l’impression donnée par une programmation riche, pas dépourvue d’idées ou d’offres séduisantes, mais sans ligne sinon celui de l’assaisonnement, sel, poivre, huiles et vinaigres divers sans oublier un peu de piment qui est en quelque sorte la loi du genre pour des institutions comme le Royal Opera House à Londres, ou le MET à New York, ou Paris, qui ont à peu près les mêmes obligations et les mêmes soucis. Une ligne, ce pourrait être une thématique, un moment festivalier, un metteur en sècne résident. On voit bien que Stéphane Lissner essaie de proposer des opéras du grand répertoire français: Samson et Dalila, la Damnation de Faust, Benvenuto Cellini, Don Carlos, et les Huguenots prévus je crois la saison prochaine, pourquoi ne pas valoriser l’entreprise, de manière qu’elle soit vraiment identifiée. Des axes de programmation bien identifiées construiraient mieux un public.
En 2017-2018, l’Opéra de Paris propose dix nouvelles productions, ce qui est un nombre très respectable, reconnaissons-le, même si elles ne sont pas toutes nouvelles dans la réalité :

 Octobre/novembre :

  • Don Carlos de Verdi, dans sa version française originale de 1867, mais sans le ballet. La question de l’édition, de la version est une question sans solution pour l’œuvre de Verdi, la question du ballet si liée à la tradition parisienne est en revanche discutable parce que Don Carlos a été créé en 1867 avec le ballet, même si Verdi n’avait pas prévu le ballet au départ.
    Soyons généreux, si la version est vraiment complète et si l’on entend des musiques jamais entendues depuis sur la scène de l’Opéra de Paris, un grand pas aura été fait. Et reconnaissons que tout est fait pour attirer la curiosité et le public,
  • la présence de Jonas Kaufmann en Don Carlos, et en français (on connaît bien son Don Carlo en italien).
  • celle de Sonia Yoncheva en Elisabeth, même si il y aurait peut-être des voix plus conforme au rôle, est un gage complémentaire.

Une distribution B avec Pavel Černoch et Hibla Gerzmava en novembre

  • Ildar Abdrazakov comme Philippe II, à entendre.
  • Un jeune inquisiteur, Dmitry Belosselskiy
  • Un Rodrigue d’exception, Ludovic Tézier, qui est sans doute avec Kaufmann le grand atout de cette distribution.
  • Eboli sera en distribution A (jusqu’au 28 octobre) Elina Garança et en B Elkaterina Gubanova (du 31 oct au 11 novembre), du luxe
  • Notons Eve-Maud Hubeaux, en Thibault, qui prépare Eboli pour Lyon, et qui sera sans doute une possible couverture.

La mise en scène assurée par Krzysztof Warlikowski avec les décors de Małgorzata Szczęśniak ne manquera pas de susciter quelques remous dans le public si sensible de Paris, et la direction de Philippe Jordan, obligée eu égard à son statut de directeur musical pour une première si importante pour la maison fera l’unanimité, même s’il ne m’a jamais convaincu dans Verdi.

C’est un must, à ne pas manquer, une grande date pour Paris dont il faut rappeler quand même que la version française avait aussi été programmée par Massimo Bogianckino et proposée en septembre 1986 avec Georges Prêtre en fosse, sans compter celle du Châtelet (Lissner, déjà) avec Pappano en fosse en 1996. Mais après 31 ans, Don Carlos, une oeuvre écrite et faite pour Paris, que beaucoup de grands chefs italiens considèrent meilleure que sa traduction italienne, retourne au bercail, et c’est un événement considérable.

En novembre, deux autres nouvelles productions,

  • La Ronde de Philippe Boesmans, avec les forces de l’académie de l’Opéra de Paris, et l’orchestre-atelier Ostinato, orchestre de jeunes musiciens dans une mise en scène de Christiane Lutz et une direction musicale de Jean Duroyer. Le spectacle sera présenté dans l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille pour 6 soirées entre le 2 et le 11 novembre 2017.
  • De la maison des morts, de Leoš Janáček du 18 au 29 novembre 2017 pour cinq représentations .
    Voilà l’exemple de la fausse nouvelle production, puisqu’il s’agit de la production d’Aix en Provence de Patrice Chéreau et Pierre Boulez présentée au cours du festival 2007; la production a fait le tour de grands théâtres, le spectacle est magnifiquement distribué (Willard White, Peter Mattei, Stefan Margita, Peter Hoare et Heinz Zednik entre autres) et dirigé par Esa Pekka Salonen, autant dire une garantie..
    La mise en scène de Patrice Chéreau est reprise par ses assistants dans les décors de Richard Peduzzi et avec les costumes de Caroline de Vivaise.
  • Un spectacle à voir, pour garder la mémoire vive d’un des grands moments lyriques des quinze dernières années qu’il faut dédier à la mémoire de Patrice Chéreau et Pierre Boulez, couple fondateur de l’opéra de la fin du XXème siècle.

En décembre 2017, pendant tout le mois, une nouvelle production qui va faire couler de l’encre et peut être des larmes :

  • La Bohème, de Puccini, dans la mise en scène de Claus Guth.
    La Bohème est l’exemple même d’opéra tiroir-caisse, et peu de maisons changent fréquemment de production, tant l’une est la copie de l’autre. C’est même le type d’œuvre où on laisse une mise en scène classique vieillir silencieusement, c’est le cas à Vienne et à la Scala, avec celle de Zeffirelli depuis plus de cinquante ans.
    Stéphane Lissner reproduit l’opération Rigoletto, confiée à Claus Guth, appelant ainsi pour des grands standards populaire un metteur en scène contesté et cérébral, après la production du très tranquille Jonathan Miller qui a duré quand même une vingtaine d’années. Si c’est une volonté affichée pourquoi ne pas alors confier à Guth quelques autres standards, pour faire série et donner une couleur.
    Dans les chanteurs, Sonia Yoncheva, plus Mimi qu’Elisabeth à mon avis, et le jeune brésilien Atalla Ayan, bon ténor au timbre clair qui devrait convenir à Rodolfo, ils alterneront dans les deux rôles avec l’excellente Nicole Car, et Benjamin Bernheim, non moins excellent, le reste de la distribution étant très honorable (Artur Ruciński, Alessio Arduini, et Aida Garifullina en Musetta).

En ce mois de Noël et donc de haute fréquentation lyrique, un titre populaire sur 12 représentations avec au pupitre pour 7 représentations Gustavo Dudamel, qui est assez familier du titre dirigé notamment à Berlin et à la Scala et pour les 5 autres Manuel López-Gómez .
A voir et à entendre, évidemment. Mais pas un must.

En janvier 2018,

  • Jephta de Haendel au Palais Garnier pour 8 représentations dans une mise en scène ( encore!) de Claus Guth (et décors de Katrin Lea Tag), ainsi ceux qui auront hurlé en décembre pour Bohème pourront s’y remettre en janvier, à moins qu’ils ne soient séduits par l’un des metteurs en scène les plus fins et les plus réfléchis du moment.
    L’œuvre, dirigée par William Christie, sera interprétée par l’orchestre et les chœurs des Arts Florissants, et la production est coproduite par le De Nationale Opera d’Amsterdam.
    Parmi les chanteurs, de grands noms (Ian Bostridge, Marie-Nicole Lemieux) et des noms qui commencent une belle carrière (Philippe Sly, Valer Sabadus). Pour les amoureux de ce répertoire et pour les autres c’est immanquable.

En Janvier février, au Palais Garnier, une création française de Kaija Saariaho, co-commandée par l’Opéra de Paris et plusieurs autres théâtres européens et américains (Toronto, Amsterdam, Madrid, Helsinki), sur un livret d’Ezra Pound et Ernest Fenollosa

  • Only the sounds remains, d’après deux pièces de théâtre Nô, pour 6 représentations entre le 23 janvier et le 7 février, dans une mise en scène de Peter Sellars dont on imagine ce qu’il peut en faire d’après ses dernières productions, et sous la direction d’Ernest Martínez, avec entre autres Philippe Jaroussky . Les éléments sont réunis pour un bon succès, encore faut-il savoir quand sera envisagée une reprise, c’est bien la question des créations.

En mars-avril, encore une « fausse » nouvelle production,

  • Benvenuto Cellini, d’Hector Berlioz, deuxième production de l’œuvre à l’Opéra-Bastille qui l’avait déjà présentée en 1993 dans une mise en scène de Denis Krief.
    Fausse nouvelle production (9 représentations du 20 mars au 14 avril) parce qu’on a vu ce travail (vraiment remarquable) de Terry Gilliam l’ex Monty Python, et Leah Hausman, à Londres (ENO), à Amsterdam, à Rome, et Barcelone.
    Il faut y aller c’est une production somptueuse, désopilante, inspirée du dessin animé, et qui sera notamment chantée par John Osborn, devenu référence dans le rôle, et Pretty Yende, qui a séduit Paris dans Lucia di Lammermoor, mais aussi Michèle Losier, Maurizio Muraro etc…qui sera dirigée par Philippe Jordan.

Immanquable si vous ne connaissez pas, ou si vous considérez à tort que l’œuvre est injouable. Vous en redemanderez. J’en ai rendu compte dans ce Blog (Amsterdam) .

En avril-mai une vraie nouvelle production, du 27 avril au 23 mai pour 8 représentations

  • Parsifal, de Richard Wagner. On se souvient de l’accueil houleux de la précédente production pourtant passionnante de Krzysztof Warlikowski, huée à chaque fois au troisième acte à cause de l’extrait de Allemagne année zéro  (1) de Rossellini. Pour plaire à une poignée d’imbéciles, et pour affirmer une nouvelle ligne dont on a vu les résultats, le successeur de Gérard Mortier, Nicolas Joel fit détruire la production. Stéphane Lissner se devait de proposer une nouvelle production du chef d’œuvre de Wagner, et l’a confiée à Richard Jones, un choix tiède qui devrait éviter les hurlements des effarouchés – et encore. Musicalement, avec Philippe Jordan au pupitre, et Andreas Schager, Anja Kampe, Peter Mattei, Günther Groissböck entre autres sur le plateau, ce devrait être un beau moment wagnérien. Là aussi difficilement manquable : un Parsifal quel qu’il soit réunit un public nombreux.
    (1) merci au lecteur qui m’avait signalé mon erreur sur le titre du film


En juin-juillet,
c’est au tour du répertoire russe, plutôt bien servi à Paris en général pour :

  • Boris Godunov, de Moussorgski, dans la version originale sans acte polonais, pour 12 représentations du 7 juin au 12 juillet.
    Pour l’occasion, Stéphane Lissner appelle Ivo van Hove (enfin à Paris !) comme metteur en scène et le remarquable Vladimir Jurowski en fosse (qui alternera pour 5 représentations avec Damian Iorio). La distribution réunit la fleur des chanteurs russophones, bien connus désormais, avec Ildar Abdrazakov, Boris après avoir été Philippe II la même saison, Maxim Paster (Chuiski) qu’on a vu dans la Fille de neige cette saison (en Tsar Berendei), Dmitry Golovin, Ain Anger, Elena Manistina etc…

Sans aucun doute une production intéressante, et de bon niveau, avec la curiosité vive devant la mise en scène sans doute très politique d’Ivo van Hove (décors et lumières de Jan Versweyveld).

Dernière nouvelle production, estivale de la saison, au Palais Garnier, entre le 9 juin et le 12 juillet  pour 12 représentations :

  • Don Pasquale, de Donizetti, dans une mise en scène sans nul doute échevelée de Damiano Michieletto et des décors de Paolo Fantin son compère, dirigée par Evelino Pidò, très populaire en France. Spectacle estival et (presque) touristique, très bien distribué, avec Michele Pertusi (Don Pasquale), Nadine Sierra (Norina) et Lawrence Brownlee (Ernesto), mais aussi avec l’excellent Florian Sempey. Le tout en coproduction avec le Royal Opera House Covent Garden de Londres. Si on aime cette œuvre, on volera, si on adore Damiano Michieletto, le vol sera supersonique.

Dans ces dix nouvelles productions, on compte deux opéras italiens, deux grands opéras français, qui manquaient au répertoire, deux opéras contemporains, un opéra russe, un grand opéra allemand, un opéra tchèque et une œuvre baroque… sel, poivre, huiles et vinaigres divers sans oublier un peu de piment : l’Opéra de Paris en sauce diversifiée, et bien évidemment obligatoire étant donné son rôle de scène de référence. Avec des distributions et des chefs solides, et des metteurs en scènes intéressants ; pour les Wanderer qui écument les scènes européennes, il y a peu de vraies nouveautés, pour les mélomanes parisiens qui vont régulièrement à l’opéra, la saison offre de belles perspectives.

Du côté des reprises, 11 productions et 13 titres, là aussi diversifiés : une opérette (La veuve joyeuse), deux Mozart (Cosi fan tutte, La clemenza di Tito), quatre Verdi (Falstaff , Un ballo in maschera, La Traviata et Il Trovatore), un opéra français (Pelléas et Mélisande) deux soirées mixtes, l’une Hongrie/France (le château de Barbe Bleue/La voix humaine) l’autre France/Italie (L’heure espagnole/Gianni Schicchi) et un Rossini (Le barbier de Séville de Damiano Michieletto, tiroir caisse qui compense le même mois –janvier/février- une création).
Parmi les moments qui attireront les foules, trois représentations de Traviata avec Anna Netrebko, Placido Domingo et le jeune Rame Lahaj (21, 25, 28 février parmi 8 distribuées sur tout le mois avec Marina Rebeca et Charles Castronovo), le tout dirigé par Dan Ettinger. Plus classique le Trovatore de répertoire de fin de saison (jusqu’au 20 juillet) avec au moins deux dames passionnantes (Anita Rashvelishvili en Azucena et Sondra Radvanovski en Leonora) et trois ténors en alternance, Marcelo Alvarez (bof), Roberto Alagna (ah oui ! mais seulement pour deux soirs et sans les deux dames citées plus haut) et Yusif Eyvazov (ça sert d’être à la ville Monsieur Netrebko). Plus intéressant le Ballo in maschera avec les deux Amelia du moment Anja Harteros et Sondra Radvanovski, Simone Piazzola qui est un baryton intéressant et l’inévitable Marcelo Alvarez, au timbre encore magnifique, mais tellement routinier (en alternance avec Piero Pretti) , le tout dirigé par Bertrand de Billy et dans une mise en scène de Gilbert Deflo, sans grand intérêt.
Quant au Falstaff, il sera dirigé par Fabio Luisi, et c’est sans doute la reprise verdienne la plus intéressante des quatre, en tous cas la plus homogène, avec Bryn Terfel, Franco Vassallo Aleksandra Kurzak, Varduhi Abrahamyan (un peu jeune pour Quickly ?), Julie Fuchs en Nanetta et le vétéran Graham Clark en Cajus (7 représentations en octobre novembre) .
Retenons de La veuve joyeuse, en ouverture de saison, Véronique Gens, Thomas Hampson, et Alexandre Duhamel, Cosi fan tutte de Anna Teresa de Keerrsmaker qui n’avait pas trop convaincu, dont il faut retenir pour les 14 représentations la direction de Philippe Jordan pour 10 représentations (jusqu’au 8 octobre), et pour le quatuor Jacquelyn Wagner, Michèle Losier, Philippe Sly et Cyrille Dubois, la belle distribution du Pelléas de début de saison, dirigé par Philippe Jordan (5 représentations) avec Etienne Dupuis, Luca Pisaroni, Elena Tsallagova, mais aussi Anna Larsson et Franz Josef Selig.
La Clemenza di Tito, mise en scène Willy Decker et dirigée par Dan Ettinger, réunit une double distribution intéressante aussi Ramon Vargas/Michael Spyres, Amanda Majeski/Aleksandra Kurzak ou Stéphanie d’Oustrac/Marianne Crebassa pour 15 représentations (!) en novembre-décembre.
Le dyptique Bartok/Poulenc Le château de Barbe bleue/La voix humaine mise en scène de Krzysztof Warlikowski méritera le déplacement, pour revoir Hannigan, et bien entendu pour Ingo Metzmacher l’un des grands chefs du moment. L’autre dyptique, Ravel/Puccini (Heure Espagnole/Schicchi) est d’abord intéressant pour le chef Maxime Pascal, l’un des jeunes chefs français qui attirnt l’attention, et pour des chanteurs de la nouvelle génération dans la distribution des deux œuvres, Clémentine Margaine, Stanislas de Barbeyrac, Alessio Arduini, Elsa Dreisig, entre autres, sans oublier Vittorio Grigolo qui ténorisera dans Rinuccio.

Au total, une saison solide, équilibrée, diverse qui en donne pour tous les goûts, sans doute moins pimentée qu’attendu ou qu’espéré, mais qui attirera du public : 21 productions, avec cinq Verdi, deux Puccini, un Rossini et un Donizetti, deux Mozart, un Haendel, un Wagner, un Moussorgski, un Ravel, un Berlioz, un Debussy, un Lehar, un Bartók, avec aussi Saariaho et Boesmans, c’est un peu saupoudré, mais cela garde quand même de l’allure avec des distributions dignes et une dose de stars et de chefs intéressants. Pour les mises en scène, il faudrait peut-être se mettre à chercher des noms non encore vus à Paris encore, comme David Bösch ou David Hermann, Barrie Kosky ou Philipp Stölzl voire retrouver le chemin d’un Marthaler ou interpeller un Vincent Macaigne. Les autres scènes parisiennes complèteront. [wpsr_facebook]

LES SAISONS 2017-2018: À LA CROISÉE DES CHEMINS

 

À LA CROISÉE DES CHEMINS

 La vie du mélomane itinérant est faite de futur rêvé et de passé mythique, avec entre deux quelques déceptions du présent. Quelquefois même, les déceptions deviennent d’agréables surprises au détour de l’audition de l’enregistrement de la représentation qu’on croyait décevante. Ainsi l’annonce des saisons, les fuites sur telle ou telle production qui émaillent les réseaux sociaux, jamais rassasiées de présent sont-elles des moments clefs. Mais dès qu’elle commence, la saison du moment est peu de choses par rapport aux merveilles qu’on va entendre la saison suivante. Cette attente permanente du moment suspendu ou du climax lyrique peut créer des amertumes, peut créer des éternels insatisfaits à la recherche d’une perfection qui n’est jamais par définition atteinte, à la recherche du remplissage du tonneau des Danaïdes, qui signifierait forcément la fin du rêve.

Au moment d’entamer une série d’articles sur quelques saisons d’opéra en France et ailleurs, c’est cette éternelle recherche, jamais rassasiée, qui m’intéresse. C’est aussi alimenté par cette manière qu’ont aujourd’hui les théâtres de nous faire rêver, grâce à la communication numérique : la multiplication des « trailers », à la manière des bandes annonces, éveille le désir et la lyricolibido. Les saisons prochaines ont leurs hauts et leurs bas, mais déjà on se projette sur 2019 quand 2018 n’est même pas entamé. Processus boulimique qui aboutit avec l’expérience et avec l’accumulation des spectacles à une sorte de contradiction interne qui est mienne : à la fois une distance parce que ma mémoire est pleine de souvenirs, souvent exceptionnels, et encore et toujours une curiosité très excitée sur la suite, qui nourrit l’espoir de voir le futur rangé par avance dans le passé mythique : je suis complètement immergé et n’ai pas encore atteint l’ataraxie lyrique.
Je fête par exemple cette année 40 ans de Festival de Bayreuth, 40 ans d’un rêve d’enfant ou de pré-ado découvrant éberlué l’ouverture de Tannhäuser à 11 ans, qui s’est réalisé à l’âge de 24 ans. De 11 à 24 ans, Bayreuth était pour moi un lieu inaccessible, qui m’était probablement interdit – je le vivais ainsi- au point que lorsque j’ai pénétré dans la salle pour la première fois, je me sentais clandestin, invité illégitime de la dernière heure, et que le souvenir de ce sentiment est encore incroyablement vif, tant j’avais désiré des années durant ce moment que je croyais impossible.
Malgré les vicissitudes, les déceptions, les colères, le moment de Bayreuth reste pour moi le sommet de l’année, les « vraies vacances » qui marquent mon attachement viscéral à ce lieu et à ce qui s’y passe, quel que soit d’ailleurs ce qui s’y passe. Et je suis souvent désolé de voir que pour certains, y compris d’ailleurs des artistes, Bayreuth n’est qu’une étape du « summer tour » du mélomane et donc un lieu parmi d’autres de consommation lyrique. Pour ma part, j’y vais indépendamment de l’offre programmatique, mais pour des raisons très personnelles et très proustiennes, sans doute pour vivre chaque année mon Temps retrouvé, ma « matinée chez la princesse de Guermantes » où je retrouve des figures de ma jeunesse, un peu vieillies, quelquefois flapies, quelquefois vives encore, où les regards se croisent et se disent par devers eux-mêmes sans doute la même chose. Alors penser aux saisons, aux festivals, c’est irrémédiablement aussi faire le point sur soi, sur une existence qui a trouvé son sens et été bouleversée et structurée par la musique et l’opéra.

Or, et c’est un second point, j’ai le sentiment que l’opéra est à la croisée des chemins. Je lis çà et là des remarques sur l’épuisement du genre, sur la crise du public, sur l’absence de renouvellement, en somme sur la fin de l’opéra car c’est un genre interdit parce qu’élitiste socialement et culturellement, et donc condamné à terme. Et c’est un sentiment, une opinion hautement partagée, même par des gens habituellement estimables. Pourtant, l’expérience auprès des jeunes qu’on prépare, qu’on éduque me prouve le contraire. Dans mon métier (qui est de m’occuper d’art et de culture dans le monde éducatif), j’ai longtemps hésité à faire de l’opéra une cible de diffusion culturelle auprès des élèves, tant cet art semble éloigné des élèves mais aussi de beaucoup d’enseignants qui n’osent pas s’en approcher. Depuis quelques années au contraire, avec l’appui et la contribution de l’Opéra de Lyon, mais aussi grâce au dispositif Lycéens et apprentis à l’opéra de la région Auvergne Rhône-Alpes, j’essaie – nous essayons avec nos partenaires- d’amener à l’opéra des publics d’élèves très éloignés (comme dit le jargon du Ministère de la Culture), et tout ce qui me revient et tout ce que je vois, c’est que les jeunes nombreux qui sont mis au contact de l’opéra sortent dans leur très grande majorité enthousiastes de l’expérience : des élèves « métalliers » convaincus par la récente Alceste de Gluck, qui n’est pas œuvre facile pour s’initier à l’opéra, d’autres élèves convaincus par La Jeanne au bûcher de Romeo Castellucci au point de s’interposer entre deux spectateurs qui allaient en venir aux mains à propos de ce spectacle clivant. Ces exemples singuliers, mais il y en a d’autres, me confirment ce que je pense depuis très longtemps :

  • Penser qu’on amène à un art, l’opéra en occurrence, considéré comme le plus lointain et le plus hérmétique, en commençant progressivement par ce qu’on pense être la facilité, ou par des œuvres « pour la jeunesse » est une profonde erreur qui présupposerait que les jeunes ne sont pas comme nous, et qu’ils ont besoin de blédine lyrique pour acclimater leur estomac. Les jeunes sont bien plus disponibles que les adultes face à l’inconnu parce qu’ils n’ont pas leur goût formaté et qu’ils gardent tous leur curiosité, quels que soit leur formation, leur cursus ou leur niveau scolaire, pourvu qu’on les considère comme des individus sensibles et non comme des élèves de telle ou telle section, pourvu qu’on les prépare intelligemment, et qu’on fasse appel à leur affect, à leur sensibilité, pour un art aussi physique que l’opéra..
  • Il faut mettre l’élève devant la difficulté, parce qu’il est bien plus stimulé : l’art est exigeant, difficile, l’art « c’est du boulot » disait Karl Valentin. Ce n’est jamais un acquis et adhérer à l’art n’est pas l’attente d’un syndrome de Stendhal hypothétique.
  • Si l’on ne considère pas l’opéra comme un art accessible quelle que soit l’œuvre on aboutit forcément à une attitude contreproductive, comme celle de notre télévision publique, qui honte à elle, en dehors de Carmen, régulièrement proposée aux retransmissions (on n’y échappera pas à Aix en Provence) ne veut pas s’aventurer ailleurs, par peur de faire un bide télévisuel. Le téléspectateur est une fois de plus méprisé, mais c’est habituel.

Car un public se prépare et s’éduque qu’il soit théâtral, lyrique ou télévisuel, et là aussi comme ailleurs, la peur ou li’dée préconçue sont mauvaises conseillères. Récemment, l’Opéra de Lyon (c’est le plus proche mon domicile, donc évidemment, je m’intéresse un peu plus à lui) a été récompensé par les Opera Awards comme  meilleur opéra de l’année 2017 au monde ; c’est une chance pour nous, pour nos élèves, pour les amateurs d’art lyrique. C’est une salle qui programme des œuvres difficiles, avec une rare exigence scénique et musicale. C’est une salle suivie par son public, très disponible et c’est une programmation qui pour sûr serait accueillie différemment dans d’autres théâtres un peu plus fossilisés. Mais voilà, si cette programmation est l’œuvre des idées de Serge Dorny et de ses équipes, ce public a été formé, depuis les années soixante-dix, par l’existence à Lyon (et Villeurbanne) d’abord du TNP de Planchon et Chéreau, qui a façonné les regards, créé des disponibilités et une ouverture, puis par l’action de Louis Erlo et Jean-Pierre Brossmann, aussi bien scénique que musicale : pensons que John Eliot Gardiner et Kent Nagano ont fait leurs armes à Lyon, et pensons à ce qu’ils sont aujourd’hui. Serge Dorny a bénéficié de cette histoire qui a sans conteste façonné et éduqué le public. Toutes les villes n’ont pas cette histoire derrières elles, et tous les managers d’opéra n’ont pas cette intelligence ni cette opiniâtreté qui peuvent aller contre les goûts et les habitudes, mais qui au total permettent que soient acceptées les expériences et les productions les plus difficiles, mais tout autant des visions plus traditionnelles. Former la disponibilité du public, cela veut dire aussi former sa tolérance et son ouverture, en tenant un cap d’une main ferme, sans surfer sur la facilité.

  • Cette manière de voir l’opéra, remonte aussi
  • à la vision de Gérard Mortier, une vision qu’il a essaimée, d’où la vivacité de la scène belge ou hollandaise, aussi bien l’opéra d’Amsterdam, l’opéra des Flandres que La Monnaie, durablement marqués, dont on voit les résultats à Aix en Provence (Foccroule) ou à Lyon (Dorny), et le passage à Madrid de Mortier y a lui-aussi creusé un sillon, dans une Espagne fortement traditionnelle au niveau lyrique,
  • à la présence de Chéreau à Bayreuth de 1976 à 1980, (un scandale absolu au départ) qui a libéré les scènes lyriques allemandes, conjointement avec l’arrivée sur le marché allemand de metteurs en scène formés à l’école brechtienne (et en DDR)  qui ont imposé le Regietheater et contribué à revivifier la scène (on l’a vu avec le triomphe de l’Elektra de Berghaus, encore aujourd’hui, à Lyon)
  • J’y vois pour l’essentiel les deux sources qui ont ouvert au renouvellement des publics, et permis d’éviter la fossilisation et d’ouvrir le genre à la modernité, sans ignorer d’autres motifs, d’autres raisons qui touchent à la politique culturelle, mais on me permettra d’insister sur ce qui croise aussi mon propre vécu.

Mais ces mouvements ont quarante, voire cinquante ans, et deviennent à leur tour une sorte de doxa qu’il convient de revivifier aujourd’hui. Et la crise des publics que connaissent un certain nombre de salles (pas toutes encore) doit sonner comme un avertissement : on doit se demander comment aller plus loin ou comment aller ailleurs, pour exciter encore plus la curiosité, comment aller vers de nouveaux publics, et comment rendre l’opéra accessible, socialement, artistiquement, logistiquement. C’est d’ailleurs l’enjeu éternel du genre, déjà sur la place publique dans les années 80, au moment des débats en France sur l’Opéra-Bastille, qu’on voulait Opéra National Populaire, et qui n’est aujourd’hui qu’Opéra National de Paris.
Ainsi présenter quelques saisons ne saurait être détaché de toutes ces problématiques.

  • une relative crise de public dans certains grands théâtres internationaux qui ont des politiques voisines : obligation de programmes éclectiques s’adaptant à tous les publics et donc contraints de croiser les lignes, tantôt une mise en scène hardie, tantôt classique, des grands standards attrape-tout, quelques moments plus singuliers avec des grands chefs et des moins grands, des grands chanteurs et des moins grands. Chacun a son identité ou la cherche, mais la difficulté réside dans une recherche de nouveaux publics, difficiles à séduire, ou à une absence d’expérience en la matière, parce que ces salles sont habituées à ce que le public vienne spontanément et se retrouvent contraintes d’aller le chercher .
  • des théâtres, comme l’Opéra de Vienne, où au contraire le public afflue, qui a une ligne presque exclusivement musicale : offrir les meilleurs chanteurs, et garantir un niveau musical moyen honorable avec des choix de mises en scène plutôt pâles, car ce théâtre a l’exigence de remplir 300 fois la salle et préfère tabler sur la régularité plutôt que sur le coup médiatique. C’est le modèle du théâtre de répertoire, une offre lyrique en masse, et donc une nécessité de définir une ligne médiane, car chaque production doit durer, en donnant au spectateur la certitude qu’il est à Vienne, une capitale musicale du monde.
  • des maisons très polarisées sur le chant, moins sur les mises en scène, comme les théâtres du Sud de la France, aux moyens plus limités, Avignon, Marseille, Toulon, Nice qui auraient tout intérêt à s’unir ou comme des théâtres de grande tradition comme le Liceu de Barcelone
  • d’autres, comme Amsterdam, Bruxelles, Lyon, voire Madrid qui ont une ligne assez ferme et exigeante sur les mises en scènes et le choix des œuvres, héritiers de la ligne Mortier jadis à Bruxelles, avec des équipes musicales solides mais sans stars, mais pour certains qui connaissent aussi des difficultés (Bruxelles).
  • À la faveur d’une communication mondialisée et de voyages toujours plus facilités on s’intéresse aussi bien plus aux maisons du nord de l’Europe, Copenhague, Stockholm, Oslo, Helsinki de tradition relativement récente, ou qui ont profondément renouvelé leur politique musicale et qui attirent pas mal de mélomanes : en ce moment, le Ring de Stockholm est un aimant (Stemmant ?) pour les wagnéromanes.
  • Il y a aussi un bloc de l’Est, en Pologne, où il y a une réelle ouverture grâce à une école de mise en scène vivace, et ailleurs des maisons d’opéra, qui par tradition, ou par manque de moyens, n’ont pas encore toujours rencontré la modernité, et restent des lieux d’une tradition scénique parfois poussiéreuse, mais souvent musicalement solides et où l’on assiste à la renaissance de maisons de très grande tradition historique, comme Riga. L’Est européen est aussi le champ des matières premières lyriques: le réservoir de chanteurs y semble inépuisable.
  • enfin des maisons plus petites mais prestigieuses comme Bâle, ou l’Opéra des Flandres, sont résolument tournées vers l’innovation et la modernité. D’ailleurs l’intendant de l’opéra des Flandres, Aviel Cahn, viendra dans deux ans diriger Genève tandis qu’en France, on observera avec attention de jeunes maisons valeureuses, comme Dijon ou comme Lille, ouvertes, soucieuses de façonner leur public, inventives.
  • Au milieu de ces situations contrastées, un pays, l’Allemagne, le plus gros marché lyrique d’Europe, régi par le système de répertoire, avec ses grandes références, Munich, Hambourg, Berlin (et ses trois opéras), Stuttgart, Francfort, quand toute l’Europe occidentale – hors espace germanophone- est régie par le système stagione. Même avec ses problèmes spécifiques, l’Allemagne reste l’île heureuse de la musique.
  • En Suisse, une situation contrastée, avec des maisons plutôt ouvertes comme Zürich, magnifique exemple de modernité « contrôlée » et de niveau musical pratiquement sans failles qui en fait l’une des grandes maisons européennes, ou Bâle pôle de modernité dont on vient de parler, et puis d’autres théâtres plus petits, mais où se préparent les managers et les chanteurs de demain comme Bienne-Soleure, Saint Gall, Berne. Quant à Genève, c’est l’exemple même du théâtre de stagione, qui est en travaux actuellement, aux saisons hésitantes, entre modernisme et tradition, toujours de niveau très honorable, mais qui ne réussit pas à capter l’attention par ses initiatives : c’est un théâtre peu lisible en termes de politique culturelle qui dispose tout de même d’atouts importants, dont sa tradition et son histoire, et aussi un budget non indifférent.
  • Et puis il y a les Festivals, Vérone en difficulté, mais inévitable porte-drapeau de l’opéra populaire et spectaculaire, Orange, dans le même filon, qui a pu jadis être un peu plus exigeant et inventif qu’aujourd’hui, un nouvel intendant à Salzbourg après des années de palinodies et hésitations, une vie toujours un peu perturbée pour Bayreuth qui se cherche encore et qui connaît-disons- quelques hésitations dans son public, Aix qui va changer de pilote après une ère Foccroule intelligente, avec une vraie ligne rigoureuse, à l’image de son directeur, Pesaro remarquable exemple de permanence de ligne et de direction, Munich tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change et tous les autres dont on parle moins comme Wildbad, en Forêt noire, dédié à Rossini, ou Peralada en Catalogne.
    Fait nouveau depuis quelques années, la floraison de Festivals de Pâques, dont le pionnier Salzbourg vient de fêter ses 50 ans et qui n’est plus le phare qu’on a connu jadis. Ainsi trouve-t-on Berlin et ses barenboimiens Festtage, Baden-Baden qui ne tient que sur les Berlinois, mais sûrement pas sur les productions globalement sans intérêt, pour un public plus aisé encore que l’été, aux goûts esthétiques souvent traditionnels, qui peut se permettre d’écumer les lieux et l’été et au printemps. Enfin, Aix dernier né à la couleur passionnément concertiste grâce à son animateur Renaud Capuçon.

On l’aura compris, la seule question qui vaille, c’est l’avenir du genre opéra, et les réponses que tous apportent, celle de la mise en scène, gage de modernité, celle de l’élargissement du répertoire, qui parie sur la curiosité du public, celle du coup médiatique aussi quelquefois, ou celle de la diffusion par vidéo. L’opéra est un genre qui doit absolument ouvrir ses portes à public plus jeune, sans quoi, comme me l’avait dit jadis Peter Gelb (manager du MET) lors d’une interview, le public disparaîtra sans être remplacé. Or, les jeunes sont disponibles à la découverte, et, lorsqu’ils ouvrent les portes des théâtres lyriques, s’en trouvent plutôt bien, à condition d’être préparés, les expériences en cours en France sous ce rapport semblent plutôt positives.

Les retransmissions au cinéma des grands théâtres internationaux sont-elles une menace sur les théâtres moins importants qui ne peuvent rivaliser ? C’est possible, mais pas obligatoire : ce qui menace les structures, c’est la pérennité des moyens à un moment où ils diminuent partout et où la charge repose pour beaucoup sur les villes, qui paient chèrement le soutien à l’opéra, ou qui dans l’impossibilité d’y pourvoir, laissent leur théâtre dépérir. En Italie, le berceau de l’opéra, seuls trois ou quatre théâtres réussissent à ne pas vivre sous respirateur, alors que souffrent terriblement de hauts lieux historiques de l’excellence, Florence, Bologne, Naples et que ce pays qui a la plus haute densité de théâtres petits et grands, a aussi la plus haute densité de théâtres fermés ou en survie.

Comme on le voit la situation est complexe, et l’impression domine cette année dans beaucoup de théâtres lyriques de saisons prudentes, peut-être moins stimulantes. Peut-être est-ce dû à toutes ces interrogations, et aussi à une offre désordonnée, quelquefois excessive : Paris a quatre scènes d’opéra, trois salles de concert flambant neuves désormais, un signe de vitalité après avoir été une capitale moins mélomane que d’autres : l’offre dépasse Londres dont les salles de concert sont problématiques. Qui s’en plaindrait, si l’affluence répond à l’offre et si les salles ne désemplissent pas. La même abondance se constate à Berlin, ou à Vienne, mais les travées vides à Milan, ou au MET, sont aussi des menaces pour les autres car il n’est pas sûr que tous soient aussi actifs pour conquérir de nouveaux publics ou d’élargir leur étiage.
Enfin dernière remarque, mais pas la moindre : le Wanderer voyage, mais choisit ses cibles : on voyage pour de nouvelles productions prestigieuses, des représentations magnifiquement distribuées, ou dirigées, des œuvres rarement données, bref on choisit son parcours qui doit être semé de diamants. Il en va autrement de l’opéra au quotidien, qui peut quelquefois friser la médiocrité même dans des salles prestigieuses, parce qu’on ne peut offrir chaque soir l’exception. Tout ce qui brille n’est pas or, notamment dans le système de répertoire. En ce qui concerne la stagione, en théorie, c’est fête chaque soir parce que la programmation d’un nombre limité de titres concentre les moyens sur les productions de l’année et non sur 40 ou 50 titres en alternance…mais on peut aussi y rencontrer la routine ou la médiocrité, ce qui est plus inquiétant.

Au total, l’impression globale pour moi est que l’époque d’expansion de l’opéra, de l’élargissement des publics, de 1970 à 2000, est passée. Se pose aujourd’hui la question du renouvellement des spectateurs, des spectacles, celle du répertoire, et celle des managers : dans les cinq prochaines années, tous les titulaires des grandes maisons, voire des moins grandes auront changé. Que sera le paysage dans 10 ans ?
Alors, ce voyage dans les saisons de quelques théâtres va certes prendre en compte toutes ces incertitudes, mais aussi essayer de proposer les sources de plaisir : on va balayer ainsi quelques maisons françaises, Paris et Lyon, Strasbourg qui comme, Toulouse, change de direction, et quelques étrangères, Munich, Francfort Stuttgart, Karlsruhe, Bâle, Zurich, Amsterdam Londres à portée d’ICE pour les suisses, de TGV pour les français ou de Thalys pour les belges…L’Europe n’est pas un vain mot pour les mélomanes car la musique est sans frontières. [wpsr_facebook]

OPERA NATIONAL DE LYON 2016-2017: ALCESTE de C.W. GLUCK le 8 MAI 2017 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Alex OLLÉ – LA FURA dels BAUS)

 

Acte I © Jean-Louis Fernandez

Après un Festival difficilement oubliable, la programmation « ordinaire » reprend à l’Opéra de Lyon, qui vient de recevoir l’Opera Award de la meilleure maison d’Opéra de l’année (au monde), un prix parfaitement mérité qui avait déjà été frôlé auparavant. Nous y reviendrons.
Cette production d’Alceste est d’abord une production des fidélités : elle voit le retour d’Alex Ollé de la Fura dels Baus à la mise en scène (sa dernière mise en scène était celle du Fliegende Holländer l’automne 2014 qu’on vient de revoir à Madrid et à Lille) et de Stefano Montanari sur le podium, qui prend la direction de la nouvelle formation baroque de l’Opéra de Lyon, I Bollenti Spiriti (sur le modèle de La Scintilla, la formation baroque de l’opéra de Zurich) promesse d’un opéra baroque par an avec un orchestre sur instruments anciens. Un degré de plus dans l’approfondissement d’une politique qui mise sur la qualité et la singularité. Dans une France lyrique où le répertoire baroque est l’un des mieux servi en Europe, cette initiative significative est à saluer.
Alex Ollé, qui dirige avec Carlus Pedrissa le collectif La Fura dels Baus, est le plus « sage » des deux.  Mais cette fois-ci son option scénique est radicale. Il pose la question du sens de l’œuvre aujourd’hui, débarrassée de son aura mythologique et transforme la tragédie lyrique en une sorte de drame bourgeois (costumes de Josep Abril) d’aujourd’hui dans un manoir lambrissé. Aux motivations mythologiques de haute tenue, il substitue une chaîne de causalité toute humaine : les suites d’un accident de voiture où l’épouse se sent coupable devant le mari dans le coma. Ainsi le spectacle commence-t-il par une vidéo où le couple par en vacances : bagages chargés par le majordome, puis la BMW (immatriculée en Espagne) part, mais une discussion du couple vise à l’aigre et à une franche engueulade, au moment d’allumer l’autoradio, la musique part dans la fosse, et la voiture se retourne.
Le rideau se lève alors sur une vaste salle où une chambre stérile abrite Admète dans le coma, pendant que la famille semble attendre l’issue fatale.

La vidéo n’a pas d’autre usage, peut-être agaçant, que d’imposer la vision pragmatique de l’explication des causes de la situation, qu’elle inscrit dans un modernisme un peu caricatural. Imaginer une causalité aussi banale par rapport au mythe originel sur lequel s’appuie la tragédie lyrique de Gluck, mais aussi par rapport au genre de la tragédie lyrique détermine aussi des choix scéniques qui atténuent peut-être sa force, ainsi par exemple de la disparition du chœur, placé en fosse, et réapparaissant sur scène d’une manière fantomatique (ou fantasmatique) dans la deuxième partie.
Il y a en effet dans cette mise en scène une notable différence entre la première partie (actes I et II), qui se passe dans la salle de réception d’un riche manoir, et qui s’achève par le suicide d’Alceste qui se  défenestre, et la seconde (acte III), qui semble être la copie de la première, mais au lieu d ‘Admète, c’est Alceste qui gît sur le lit de la chambre stérile et qui va fantasmer sa guérison et une fin heureuse.
Alex Ollé, en « laïcisant » le mythe cherche des motivations, et celle qui fait du sentiment de culpabilité d’Alceste le moteur de sa décision enlève tout héroïsme « gratuit » à son geste. Chez Gluck, et dans le mythe, la grandeur héroïque du personnage vient de son amour, seul moteur qui la fait agir et du même coup elle meurt pour laisser son mari vivre, simplement. Dans la version d’Ollé, elle se suicide pour réparer, pour effacer sa culpabilité et le remords. On passe du mythologique au psychologique, même si le livret résiste : il reste les exigences de l’oracle, le sacrifice annoncé d’Alceste à son mari, éléments que la transformation en drame familial ne réussit pas à effacer. Dans le monde sans dieu(x)des hommes, Alceste n’a plus comme solution que le suicide.

Le grand Prêtre (Alexandre Duhamel) © Jean-Louis Fernandez

Certes, l’une des scènes les plus réussies de la soirée est la prière à Apollon, vue comme une scène de spiritisme éclairée à la flamme avec le Grand Prêtre impressionnant d’Alexandre Duhamel, le plus convaincant de la représentation où Karine Deshayes souffrante a dû laisser la place à Heather Newhouse pour la moitié de l’opéra.
Il y a toujours risque à déranger un livret, même s’il y a des transpositions qui font sens, parce qu’elles en éclairent les possibles. En revanche, je ne trouve pas de justification puissante à cette opération. Alex Ollé affirme qu’il faut rendre crédible les « mécanismes psychologiques » des personnages dans l’interview insérée dans le programme. Mais la mythologie est à l’opposé de tout mécanisme psychologique et le personnage mythique n’a pas la psychologie d’un mortel, puisque le mythe est au contraire ce qui peut sous tendre et expliquer la psychologie: Œdipe en est un clair exemple. En disant « complexe d’Œdipe » Freud s’appuie sur un mythe pour éclairer les méandres d’une psychè anonyme.
Au-delà, je ne partage pas la vue d’Alex Ollé dans son effort à donner une psychologie à des personnages qui dans le mythe se définissent par des actes qui vont faire école ou modèle, mais sur lesquels toute explication quelle qu’elle soit en diminue la portée.

Acte III © Jean-Louis Fernandez

C’est d’autant plus clair qu’Ollé dans sa deuxième partie revient au mythe, revient aux visions, revient à l’irrationnel, avec des éclairages somptueux (Marco Filibeck), avec des vidéos très bien faites (Franc Aleu), avec des chœurs cette fois présents en scène, qui évoquent les délires d’Alceste, dont le visage sous masque à oxygène apparaît en surimpression. Ainsi retourne-t-on aussi au film qui raconte la fin heureuse, la famille réunie, mais qui se délite aussitôt sous nos yeux, alors que la musique reprend l’ouverture de l’opéra et qu’on voit le cercueil d’Alceste décédée. Il est d’ailleurs notable que les scènes esthétiquement les plus réussies sont celles où l’irrationnel est évoqué.
Peut-être aussi Ollé considère-t-il qu’à Karine Deshayes convient un personnage de « mère bourgeoise » qu’à celle d’héroïne mythologique.

Cène? © Jean-Louis Fernandez

Notons enfin des jeux subtils sur le décor imposant (d’Alfons Flores) entre la Cène de Léonard représentée au mur, et ce repas familial où Admète fête sa guérison pendant qu’Alceste essaie de dissimuler le choix qu’elle a fait de périr. Par ce dialogue entre scène de repas et image de la Cène, bien sûr Ollé nous invite à assimiler le sacrifice d’Alceste à une décision christique, se sacrifier pour sauver le prochain ; le sacrifice de l’un pour l’amour de l’humanité et de l’autre pour l’amour de son mari ainsi mis en dialogue soulignent l’universelle grandeur des sacrifices, tandis que la réponse un peu larmoyante et maladroite d’Admète le range immédiatement hors des grandes âmes et presque hors du jeu, désormais entre Alceste et elle-même.
Au service de ce travail et très clair à défaut d’être convaincant, très didactique, une distribution de classe, et de bon niveau, sans jamais atteindre au sublime.
Karine Deshayes, souffrante, a été remplacée le 8 mai par Heather Newhouse pendant l’essentiel de la première partie, qui chantait en scène côté jardin pendant que Karine Deshayes mimait le rôle. Solution hybride désormais traditionnelle, depuis qu’un certain Patrice Chéreau l’inaugura à Bayreuth en 1977 dans Siegfried.
Heather Newhouse, voix claire, assez précise, avec un petit défaut de diction, sauve la représentation, la voix ne réussit pas toujours à s’imposer, manque un peu de corps pour un rôle qui exige une assise vocale large mais la représentation garde incontestablement sa tenue musicale et l’ensemble de sa prestation est honorable. Quand Karine Deshayes prend le relais à partir de son air du 2ème acte « Dérobez-moi vos pleurs, cessez de m’attendrir », la représentation se cristallise :  la voix a du corps, de la chair, avec une belle diction. Les aigus passent peut-être mieux que certains graves. Le personnage ne s’incarne pas en une héroïne mythique, mais en une femme d’incontestable dignité. Certains seront peut-être déçus, mais l’Alceste de Karine Deshayes est en ce sens exactement le personnage voulu par la mise en scène, démythifiée, et profondément humaine.
Julien Behr en Admète est doué d’une grande élégance de chant qui sait travailler les nuances, d’une voix suave, lyrique, d’un timbre très séduisant, d’une très belle diction, mais qui manque un peu du volume nécessaire surtout à l’aigu, un peu serré, et du coup le personnage d’Admète perd en corps. Mais là encore, cela sert d’une certaine manière le propos scénique. On l’a dit, Admète est l’un de ces personnages mythiques qui pâlissent à l’ombre des héroïnes qu’ils côtoient.
Grandiose en revanche le Grand Prêtre d’Alexandre Duhamel, une voix qui a du corps, de la puissance, un aigu triomphant et une belle présence. C’est lui dont la prestation vocale domine la représentation. On savait qu’il était un bel espoir du chant français, on en a la confirmation.

Acte III © Jean-Louis Fernandez

Les autres ne déméritent pas, à commencer par le Coryphée de Maki Nakamishi, membre du chœur de l’Opéra au chant très contrôlé, et très appliqué et en même temps très présent, Tomislav Lavoie en Apollon (et en héraut), voix sonore et beau timbre de basse, Florian Cafiero, en Evandre à la jolie voix claire, stylée et bien contrôlée de ténor.
Hercule est Thibault de Damas, baryton issu du studio de l’Opéra de Lyon (dont il était membre jusqu’à 2016). La mise en scène lui donne une allure un peu chaloupée, dégingandée, qui est souvent le sort d’Hercule dans cet opéra, comme un Superman qui passe par là. Rien de Superman ici, mais celui d’un ami de la famille un peu à part pour ne pas dire particulier en version christique-cheap (un écho humain au tableau de la Cène qui domine le salon ?). La diction est assez claire et le volume vocal lui donne une présence certaine, mais avec un problème de style dont on se demande s’il est intrinsèque ou dû aux exigences d’une mise en scène qui veut désacraliser les présences mythologiques.
Le chœur (direction Philip White) dont on a déploré la présence en fosse pendant la première partie alors que son rôle est essentiel, est vraiment remarquable ; d’ailleurs, les artistes du chœur qui ont des rôles de complément s’en sortent avec les honneurs, on a cité plus haut Maki Nakamishi, on pourrait citer Paolo Stupenengo en oracle.

Acte III © Jean-Louis Fernandez

Enfin Stefano Montanari est peut-être à la tête de la formation « I bollenti Spiriti », la nouvelle formation baroque de l’opéra de Lyon, le plus convaincant, avec son énergie coutumière, l’incontestable style qu’il imprime, et qui convient si bien à l’acoustique de la salle, avec un orchestre vigoureux, et qui malgré quelques approximations (dans les cuivres) emporte l’adhésion par sa présence, son sens dramatique dans une œuvre à la dramaturgie en devenir, et laisse bien augurer des productions futures.
Après les fastes du Festival, cette production reste de belle tenue, même avec un parti pris qui ne m’a pas convaincu – mais Gluck est très difficile à mettre en scène aujourd’hui (malgré le magnifique Orphée et Eurydice de David Marton dans cette salle). Sa distribution entièrement française et le chœur s’en sortent avec tous les honneurs mais c’est l’orchestre « naissant » qui a vraiment imprimé à l’ensemble sa (et ses) couleurs.
La vitalité de l’Opéra de Lyon et l’inventivité de son directeur, la qualité de l’ensemble des personnels lui ont valu l’Opera Award de Meilleur opéra de l’année (au monde) : c’est amplement mérité, et montre l’excellence et l’engagement des équipes. On espère d’autant plus que les remous actuels relayés par la presse ne soient que passagers, car arriver à une telle régularité dans l’excellence demande évidemment les efforts de tous, mais exige aussi une cohésion absolue. Onore onere disent les italiens.[wpsr_facebook]

Alceste (Karine Deshayes) © Jean-Louis Fernandez

 

OPERA NATIONAL DE PARIS 2016-2017: LA FILLE DE NEIGE (SNEGOUROTCHKA/СНЕГУРОЧКА) de Nikolai RIMSKI KORSAKOV le 3 MAI 2017 (Dir.Mus: Mikhail TATARNIKOV; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Arrivée de Fleur de neige © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Dans la vaste programmation parisienne, qui n’arrive pas toujours à me passionner, j’avais repéré cette production de La Fille de Neige, un opéra que je n’avais jamais vu sur scène, comme beaucoup, et qui m’a aussi attiré à cause d’une distribution de très haut niveau, et de la mise en scène de Dimitri Tcherniakov : bien m’en a pris.
Le conte de fées amer qu’est la Fille de neige, d’après Ostrowski, est l’histoire d’une jeune fille née des amours de Dame Printemps et du Père Gel, et qui doit être protégée du soleil qui veut sa perte (ou sa fonte). Le Père Gel quand il doit se retirer à la fin de l’hiver, vient rencontrer la mère, Dame Printemps, pour envisager comment protéger leur fille. Celle-ci est attirée par la communauté des Berendeis, où elle est séduite par le chant d’un berger, Lel, qu’elle veut connaître. Mais vivre chez les hommes, même dans une communauté dont le but est le bonheur humain, n’est pas si facile.
L’histoire est celle d’une initiation à l’univers humain, et au sentiment amoureux, qui va finir tragiquement. Arrivée dans ce monde, la fille de neige (Fleur de neige, dans la traduction d’André Markowicz), par sa stupéfiante beauté, va créer le désordre.
La jeune fille dont les garçons tombent tour à tour amoureux, ne sait répondre à cet amour auquel elle est étrangère : fille de neige, elle est froide et c’est bien ce que lui reproche Lel, le berger à la voix d’or (c’est un contreténor). Protégée par ses parents adoptifs qui la recueillent, elle va se trouver confrontée à un autre couple, celui de la jeune Koupava et son fiancé Mizguir, qui va tomber immédiatement fou d’amour pour Fleur de neige et renoncer illico à Koupava. Voilà toute les données de l’intrigue.

La pièce d’Ostrowski -et le livret qu’en a tiré Rimski Korsakov- est une histoire païenne, de forces de la nature qui s’opposent, et d’une communauté humaine isolée d’un village, une sorte de communauté idéale et simple, sans conflits ni histoires sinon celles du cycle humain, avec ses amours, ses mariages, et son quotidien.
Cette histoire d’hiver et de Printemps, mais aussi de soleil, c’est évidemment une histoire (originale) qui renvoie au cycle de la nature et aux saisons, très sensibles dans la tradition russe (on songe au Sacre du printemps), mais aussi dans toutes les traditions païennes depuis l’antiquité, profondément animistes.
Le conte amer n’est en fait qu’une traduction des bouleversements subis par la nature dans toutes ses transformations. L’inéluctabilité de ces bouleversements emporte évidemment Fleur de neige, piégée par le réchauffement climatique, parce que fille du gel et du dégel (Dame Printemps), elle a une nature intermédiaire qui ne répond pas aux cycles tels qu’ils sont définis. Elle est autre et elle le paiera.
Cette idée de cycle naturel traverse l’œuvre et implique le moment final. Fleur de neige est forcément isolée et singulière, dans un monde printanier et donc en bouleversement. Belle et froide, Fleur de neige doit le rester, mais au contact des hommes, elle finit par en épouser les passions.
Ainsi le conte d’Ostrowski est-il à la croisée de deux chemins : un chemin mythologique, animiste, cyclique, dont Fleur de neige est le produit intermédiaire et donc forcément en danger, et un chemin humain, qui se traduit par le désir et la passion qui expose la jeune héroïne également. Tant qu’elle ne réussit pas à en épouser les brûlants sentiments, Fleur de neige est protégée, mais dès qu’elle y touche, elle s’y brûle et meurt. Vivre sans passion, ou mourir d’amour, voilà le choix implicite auquel la jeune fille se confronte, et elle choisit la mort, et donc d’une certaine façon, la vie.

Pour traduire cette alternative, Dmitri Tcherniakov propose un travail d’une très grande intelligence, une lecture a plusieurs niveaux, aidé par de magnifiques décors qu’il signe, et les costumes faussement traditionnels d’Elena Zaytseva, mais surtout les merveilleuses lumières diaprées, brumeuses, ombreuses, de Gleb Filshtinski.
D’abord, il situe cette communauté des Berendeis de nos jours, une sorte de communauté sectaire isolée et nomade, nostalgique d’un âge d’or de la tradition, réfugiée au fond des bois (le rideau est ouvert pendant que les spectateurs s’installent : sur scène, c’est nous, hic et nunc).

Elena Manistina (Dame Printemps) et les Oiseaux © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Le rideau se ferme pour que la musique commence, et la première scène se situe dans une école de danse, dont Dame Printemps est la directrice, qui prépare les oiseaux à envahir l’espace. L’invitation au Printemps, vue sous le rapport de la danse, c’est évidemment pour Tcherniakov une manière implicite d’évoquer la traduction dansée de l’irruption du Printemps, à savoir Le Sacre du Printemps de Stravinski, qui est un des prolongements de cette tradition paysanne de l’arrivée du Printemps vue comme explosion de la nature et des sèves diverses qui la traversent. C’est évidemment l’apothéose de Dionysos. Cet espace clos intemporel où se préparent les diverses explosions de la nature accueille aussi le père Gel, personnage très aimé de la tradition russe (une sorte de Père Noël), vu ici comme une sorte de fonctionnaire un peu triste et gris, qui amène Fleur de neige à sa mère, pour décider simplement de l’avenir de la jeune fille, qui se dissimule derrière une porte, comme pour signifier qu’elle n’a plus sa place auprès de ses parents.
Le stupéfiant décor de forêt où sont installés dans un village éphémère les Berendeis est aussi vu avec une grande intelligence : la forêt, c’est un lieu protégé du soleil, un lieu d’ombre et de lumière diffuses, où la jeune fille est en sécurité. C’est ce lieu qui a toujours été depuis l’antiquité un lieu transitionnel (la forêt druidique des gaulois), entre les hommes et les dieux, lieu de séjour des divinités sylvestres : l’arbre par son élévation monte au ciel, mais aussi plonge ses racines dans les entrailles de la terre, il symbolise ce lien entre les forces invisibles et visibles. Ce lieu est donc lui aussi un lieu de ce dialogue entre esprits et humains, un lieu inquiétant tant exploité par les contes de fées.
Dans ce lieu inquiétant, Tcherniakov place les Berendeis, une communauté rassurante, où l’on trouve des êtres placides, souriants, habillés de manière traditionnelle, mais aussi en costumes contemporains, un faux décor d’opérette, comme fait pour le spectateur traditionaliste qui voit enfin la Russie de ses rêves, mais traversé aussi par les passions et les désirs : très subtilement, Tcherniakov par les costumes identifie les rôles : Lel, le berger, c’est le barde, mais il est aussi comme berger le représentant de l’Arcadie qui est le paradis des anciens, qui s’exerce à la musique, qui comme l’on sait est l’art du paradis. Koupava, c’est avec son costume traditionnel la représentante d’un monde d’une réalité un peu rêvée, mais terrien, c’est la riche paysanne d’opérette qui va entrer en tragédie. Quant à Mizguir, par son costume gris sombre, sans couleur, il se définit comme autre, comme citadin, déjà ailleurs et séparé de la communauté.

Intéressante aussi la manière dont le Tsar Berendeis est proposé : rien d’un tsar, mais plutôt un vieux sage qui regarde la vie paisible du groupe et s’en abstrait, il peint (un portrait de Dame Printemps) et toutes ces affaires de cœur l’ennuient un peu. Mais il sait que les Berendeis sont poursuivis de l’hostilité du Soleil (Iarilo), et cherche à l’apaiser en cherchant la résolution collective (et politique) des problèmes. La présence de Fleur de neige en est la raison inconnue, elle est l’intruse qui provoque le désordre des hommes et la colère des dieux. Le monde ordonné n’aime pas les êtres non définis, intermédiaires, dont la seule présence est facteur de trouble.
Fleur de neige est facteur de trouble parce qu’elle ignore la chaleur du désir, les brûlures de l’amour, et les échauffements du cœur. Elle aimerait les connaître, mais son monde est ailleurs. Lel la délaisse et Mizguir qui en est tombé fou amoureux, a rejeté Koupava, mais n’est pas aimé de retour, il devient l’essence même du Mal aimé.

C’est à cause de l’hostilité du soleil que Berendei le Tsar va marier les couples amoureux, mais Lel va choisir Koupava abandonnée de Mizguir, tandis que Fleur de neige se refuse à Mizguir.
Une situation que Fleur de neige peut de moins en moins supporter au point qu’elle retourne à sa mère Dame Printemps au moment où cette dernière doit fuir l’arrivée de Iarilo le soleil d’été. Elle demande à sa mère de lui procurer le don d’amour.

Aida Garifullina (Fleur de neige) © Elisa Haberer

Dans une scène magnifique où elle court dans la forêt déserte aux arbres qui dansent une sorte de valse désespérée, Fleur de neige va rencontrer Mizguir et lui donner son amour : tout devrait donc finir avec bonheur, mais Fleur de neige offerte à la brûlure de l’amour se met à fondre et meurt en déclarant son amour à Lel : Mizguir part se tuer. Tcherniakov fait alors de la jeune fille une sorte de martyre tant la position de son corps ressemble à une statue baroque de Sainte Cécile (patronne des musiciens…).
Ainsi donc Tcherniakov d’une manière très délicate, propose une sorte de polyptique où se mêlent à la fois les racines paysannes et mythologiques, les passions toutes humaines, mais aussi et très nettement les dérives d’une sorte de vie sectaire, la vision finale du soleil figurée par une roue qui brûle en est l’image évidente, une vie sectaire où la mort de Fleur de neige n’a pas d’importance, au contraire accueillie par une fête et un soulagement. L’élément perturbateur du groupe, celle qui n’est pas comme les autres et son pendant masculin(Mizguir) disparaissent et le monde redevient « comme avant ». Car c’est bien le sens de l’histoire racontée par Tcherniakov : les deux personnages qui cherchaient à se racheter une normalité et un anonymat (Fleur de neige et Mizguir) sont morts, et c’est le prix à payer pour que tout continue pour les autres.
C’est sans contexte un grand spectacle, une des mises en scènes les plus fines de Dmitri Tcherniakov, qui regarde le monde russe qui veut retourner à la tradition ancestrale non sans ironie, parce le prix à payer est l’uniformisation souriante (et terrible), et qui regarde en même temps l’état de nature avec la même crainte : la nature est toute aussi hostile que les hommes à ce qui n’est pas dans l’ordre, comme cet être hybride fait de gel et de printemps. Seule la norme compte, pour que l’ordre naturel, politique et culturel, règne : effrayant.
Musicalement, c’est un enchantement.
D’abord la musique de Rimski-Korsakov, une musique aux couleurs variées, profondément impressionniste, descriptive, très diverse, jamais tonitruante, où l’orchestre de l’Opéra de Paris fait vraiment merveille, dirigé par Mikhail Tatarnikov, évidemment dans son répertoire idiomatique. Cependant sa direction très au point et qui mérite d’être saluée, aurait mérité d’être plus lumineuse, avec un rendu orchestral plus limpide, pour encore mieux apprécier la délicatesse de l’orchestration. Cela reste un peu « conforme », et aurait peut-être gagné à une vision plus audacieuse, à l’image de la mise en scène.
Du côté de la distribution, essentiellement russo-germanique, bien peu de remarques, et aucune vraiment désobligeante. Malgré les changements de dernière minute (notamment Ramon Vargas qui a renoncé, remplacé par un Maxim Paster aux aigus un peu problématiques et à la ligne de chant instable, même si le personnage est très bien campé), le spectacle est l’un des plus homogènes vus ces derniers mois.
Thomas Johannes Mayer est Mizguir, certes il n’est pas slave, mais la diction ne m’est pas apparue si étrangère à la langue russe. Dans la mesure où il incarne un personnage à part, autre, langue russe dans bouche allemande peut se justifier. En tous cas, comme souvent, il a l’intensité, il a l’engagement, il a les accents, et aussi la ligne de chant, et les aigus. Son timbre légèrement opaque fait aussi merveille pour caractériser ce personnage déchiré. J’aime ce chanteur et il ne m’a pas déçu.
Franz Hawlata est Bermiata, le conseiller du Tsar. Particulièrement à l’aise en scène, c’est un straussien exceptionnel (son Sir Morosus !) mais à la voix ternie ces dernières années. C’est un acteur hors pair, d’une grande intelligence mais il est moins à l’aise dans ce rôle, dans les accents et dans la manière d’avoir le texte en bouche avec des aigus problématiques et sans la fluidité à laquelle il nous a accoutumés. Prestation moyenne dirons-nous.
En revanche, magnifiques les deux parents adoptifs de Fleur de neige, le bonhomme Bakoula (Vasily Gorschkov) et la bonne femme (Carole Wilson), particulièrement bien dessinés par la mise en scène, avec de l’humour, de la présence, et de la voix, vraiment intéressants.
Vasily Efymov, l’Esprit des bois, à la voix sonore et à la belle présence, est aussi un élément emblématique de l’excellence du plateau dans les rôles secondaires.
Martina Serafin est Koupava, un rôle inhabituel pour ce soprano plus habitué aux rôles de lirico spinto du répertoire. Elle a l’autorité, elle a la voix au volume qui remplit facilement le vaisseau Bastille, elle a aussi la présence scénique, où Tcherniakov lui donne un rôle duplice par rapport au berger Lel, choisi pour se venger de Mizguir.
Lel, c’est Yurij Minenko, contreténor qui partage avec l’héroïne le plus gros succès de la soirée, qui s’est substitué à Rupert Enticknap initialement annoncé.

La voix est claire, forte, bien projetée, et le chant très bien contrôlé. Une vraie performance, d’autant que le personnage, léger, négligeant, insouciant est parfaitement campé avec son look vaguement hippie chaloupé. Une trouvaille !
Elena Manistina est une Dame Printemps au beau mezzo grave, peut-être un peu tendu dans les aigus, notamment au dernier acte, et marqué par un vibrato un peu excessif mais la personnalité scénique, les attitudes, les accents atténuent ces problèmes, tandis que Vladimir Ognovenko est toujours la basse solide qu’on connaît et sur lequel l’outrage du temps n’a pas d’effet, le court rôle du Père Gel est parfaitement tenu, avec une belle palette de couleurs.
Aida Garifullina, enfin, qui donne un incroyable relief au rôle de Fleur de neige. Elle en a le physique grêle et fragile, elle a la présence, la timidité, la sensibilité, et surtout une incroyable voix, puissante, magnifiquement contrôlée, avec un chant coloré, une interprétation si exceptionnelle qu’on se demande désormais qui d’autre pourrait s’emparer du rôle aujourd’hui. Etonnante et bouleversante, elle remporte un immense succès. Signalons enfin la performance du choeur de l’Opéra dirigé par José Luis Basso, vraiment somptueux ainsi que celle des enfants du choeur d’enfants de l’Opéra et de la Maîtrise des Hauts de Seine.
Une magnifique soirée, qui prouve qu’une œuvre rare, quand elle est défendue de cette manière et avec une mise en scène d’une telle profondeur, remporte le succès qu’elle mérite. À quand à Paris les autres chefs d’œuvres de Rimski-Korsakov, qu’on commence à voir sur les scènes européennes ici et là. [wpsr_facebook]

Au centre Martina Serafin (Koupava) © Elisa Haberer/Opéra National de Paris

FESTIVALS DE PÂQUES: SALZBOURG et BADEN-BADEN, QUEL INTÉRÊT? QUEL ENJEU?

Salzbourg

Dans les rues de Baden-Baden, des affiches remercient la présence depuis 5 ans des Berliner Philharmoniker durant le Festival de Pâques.
Leur départ de Salzbourg, pour des raisons essentiellement économiques après 45 ans de présence avait été vécu comme un coup de tonnerre dans le petit monde musical. C’était la mort annoncée du Festival de Pâques de Salzbourg, résidence printanière de l’orchestre depuis 1967, année de fondation par Herbert von Karajan. Il n’en a rien été puisqu’en lieu et place, la Staatskapelle de Dresde a élu ses quartiers de Printemps, sous la direction de son chef Christian Thielemann.

Ainsi donc d’un Festival de Pâques en sont nés deux, avec celui de Baden-Baden lié désormais aux Berliner Philharmoniker et celui de Salzbourg désormais résidence de la Staatskapelle de Dresde.

Ce concept pascal, inventé par Herbert von Karajan, fait florès aujourd’hui puisqu’outre ces deux manifestations, on compte aussi le Festival de la Staatsoper de Berlin (die Festtage dirigés par Daniel Barenboim), en France le tout nouveau festival de Pâques d’Aix dirigé par le violoniste Renaud Capuçon et d’autres en Europe.
Après cinq ans, il est peut-être opportun de tirer quelques leçons du départ des Berliner de Salzbourg, pour Salzbourg et pour Baden-Baden, car cela éclaire le fonctionnement du monde musical, et la situation créée, mais il est aussi important de considérer la plus-value éventuelle de la situation.
Pour cela, il convient de remonter aux temps immémoriaux et karajanesques.
Le public d’aujourd’hui (notamment les jeunes mélomanes) peut difficilement se représenter ce qu’était Herbert von Karajan dans le monde musical (et pas seulement) dans les années 1970, lorsque j’ai commencé à fréquenter opéras et salles de concert. Karajan était une personnalité people. Ses apparitions (de plus en plus rares) sur le podium étaient des épiphanies qui agitaient le monde des mélomanes. Et à Salzbourg (été), la seule fois où j’ai réussi à voir une production de Karajan in loco (Aida, 1979), les gens qui cherchaient des places agitaient des dizaines de billets de mille Schillings (la monnaie autrichienne d’alors), soit des sommes qui pouvaient atteindre 600 ou 700 euros, en éventail sur le parvis du temple, le Festspielhaus de Salzbourg où le marché noir était chose commune.
Salzbourg Pâques était considéré comme le Festival le plus exclusif, on devait pour y accéder payer la Förderung (l’adhésion au cercle des mécènes) qui est devenue obligatoire après le retrait des soutiens de la ville de Salzbourg, quelques années après sa fondation), ce qui existe encore aujourd’hui, même si elle n’est plus une obligation ; mais le nombre de Förderer (de mécènes) a bien diminué depuis. À l’époque hors versement de ce ticket d’entrée point de salut. Les sommes paraissaient alors inaccessibles au pauvre étudiant ou au pauvre prof débutant que j’étais. Le Festival de Pâques, c’était le Festival où l’extraordinaire était l’ordinaire, le plus grand orchestre, le plus grand chef, les plus grands solistes, et chaque production était plus ou moins enregistrée. En bref, unique, ce Festival l’était effectivement, car il garantissait Karajan dans un ou deux concerts et un opéra, ce qui était exceptionnel.

Comme tout tournait autour de la personnalité du chef, lorsque celui-ci a disparu, le sort du Festival de Pâques s’est déjà posé : après deux année blanches d’interrègne, consécutives à l’entrée en immortalité du dieu musical, c’est Sir Georg Solti, maître après Dieu, qui a repris les rênes pour deux ans (Frau ohne Schatten et Falstaff) en 1992 et 1993, puis en 1994, Claudio Abbado, Chefdirigent des Berlinois, en a assumé la charge, comme Sir Simon Rattle en 2003, après Claudio Abbado.
Évidemment, le profil de ce Festival dédié à un chef, que la nomination de Sir Georg Solti, considéré alors comme le second après Dieu, pensait prolonger, n’a pas fait long feu et il est bien vite apparu que le Festival de Pâques devait rester le Festival des Berliner et de leur chef, quel qu’il soit, et vivre une vie nouvelle après la Légende dorée.
Avec Claudio Abbado, les choses ont évolué : Abbado n’a jamais aimé le culte de la personnalité et il a voulu mettre en avant des projets, et notamment les concerts Kontrapunkte, qui donnaient à l’orchestre la possibilité de jouer en formation de chambre, tradition perpétrée par Sir Simon Rattle qui n’a pas innové, mais a poursuivi la politique du prédécesseur.
Les productions d’opéra du Festival de Pâques étaient la plupart du temps coproduites par le Festival d’été, à la différence qu’elles étaient jouées à Pâques par les Berliner Philharmoniker et l’été par les Wiener Philharmoniker. Une manière de diminuer les coûts. Ce ne fut pas toujours le cas sous Abbado, même si quelques productions le furent (Boris Godunov, Tristan und Isolde), mais Claudio Abbado et Gérard Mortier n’étaient pas très proches, et Abbado a cherché des coproducteurs ailleurs, essentiellement en Italie (Elektra ou Simon Boccanegra, avec Florence), Otello (avec Turin). Parmi les productions réussies de l’ère Abbado, notons surtout le Wozzeck de Peter Stein (mais pas son Parsifal), Boris Godunov de Herbert Wernicke, sans doute la plus grande réussite, seul opéra ayant bénéficié d’une reprise à Pâques.

Sous Rattle, l’entreprise la plus notable fut le Ring, mise en scène de Stéphane Braunschweig, en coproduction avec Aix-en-Provence, notable par l’entreprise même, mais cette production oubliable a été oubliée. En revanche, le Cosi fan Tutte de K.H et Ursel  Herrmann fut un magnifique moment.
Quand les berlinois se sont éloignés (dernière année de présence, 2012) les productions scéniques du Festival ont été plutôt discutables, aussi bien le Parsifal, (2013, Michael Schultz) qu’Arabella (2014, Florentine Klepper). Cependant la belle production de Cavalleria Rusticana et Pagliacci de Philipp Stölzl, en 2015, a marqué, mais l’Otello suivant, mis en scène par Vincent Boussard en 2016, a été vite effacé. En 2017, La Walkyrie historique de 1967 recréée par Jens Killian et Vera Nemirova constitue à l’évidence une curiosité et la présence de Peter Ruzicka comme intendant, ancien Intendant du Festival de Salzbourg et compositeur connu en Allemagne, a sans doute aussi cette année motivé le Lohengrin de Sciarrino.
Il est clair que l’absence d’un chef charismatique, légende vivante comme Karajan a changé la donne de ce Festival, d’une certaine manière rentré dans le rang à la mort de son créateur, et encore plus banalisé avec le départ des berlinois.
Mais le public de ce lieu reste malgré tout fidèle. Contrairement à ce que certains pensaient, les Förderer n’ont pas fui à Baden-Baden pour suivre les berlinois, mais leur nombre la première année a même un peu augmenté par réaction à ce qui a été considéré comme une trahison.
Il ne faut pas chercher l’innovation dans des institutions qui doivent essentiellement vivre avec l’argent privé du mécénat, et les productions, quand elles ne sont pas coproduites, sont réalisées, non tant vraiment à l’économie, qu’avec des moyens allégés (cela se voit dans les matériaux utilisés) et cela vaut aussi à Baden-Baden, pour les productions ayant accompagné l’arrivée des berlinois, dans un format proche de celui de Salzbourg.

À Salzbourg, le Festival, ce sont trois concerts et deux soirées d’opéra, répétés en deux cycles de 4 jours, aux Rameaux et à Pâques (deux concerts symphoniques, un concert choral, un opéra). Format immuable depuis 1967.
À Baden-Baden, les concerts sont différents, aucun n’est répété, et il y a quatre soirées d’opéra. C’est donc un cycle continu de dix jours, avec des concerts de musique de chambre disséminés dans la ville et un opéra de chambre par des jeunes dans le ravissant théâtre de la ville.
La plupart du temps, les concerts symphoniques ont été programmés dans les saisons respectives des deux institutions (ce qui permet de répéter non in loco, mais dans leur siège d’origine, Berlin et Dresde, et l’opéra est proposé soit dans la saison du Semperoper (à Dresde) qui est la maison de la Staatskapelle, soit en version de concert dans la saison du Philharmonique de Berlin. Aux temps d’Abbado, l’opéra était proposé avant Salzbourg, ce qui permettait de longues répétitions sans coûts supplémentaires, Rattle le propose désormais après Baden-Baden.
À Baden-Baden, les productions qui ont été proposées, la plupart du temps sont aussi oubliables qu’à Salzbourg. En 2013, le Festival ouvre avec Die Zauberflöte de Robert Carsen, qui avait à moitié convaincu, mais pourtant à mon avis l’un des spectacles les meilleurs (en coproduction avec l’Opéra de Paris, qui tient là une production qui fonctionne plutôt bien) en 2014, Manon Lescaut de Puccini signée Richard Eyre n’avait pas convaincu du tout, en 2015, Der Rosenkavalier, dont la mémoire garde Anja Harteros, mais dont la mise en scène de Brigitte Fassbaender n’a pas non plus frappé les esprits est tombé dans les oubliettes. Meilleure, la production de Tristan und Isolde de Wagner mise en scène par Mariusz Treliński, en coproduction avec le MET, même si elle ne m’avait pas vraiment emporté, mais l’ensemble avait été visiblement et pensé et travaillé. Quant à Tosca dans la production de Philipp Himmelmann en 2017, c’est un spectacle problématique à tous niveaux. Le bilan musical des concerts est meilleur que le bilan artistique des opéras. Quand la production trouve un coproducteur, elle est toujours plus élaborée, quand Baden-Baden produit seul, c’est plus discutable. Tout comme à Salzbourg (qui peut cependant coproduire avec la Semperoper).

Ainsi donc, pour les deux Festivals, le bilan est mitigé. Le Festival de Pâques de Salzbourg a derrière lui une longue tradition d’excellence dans une ville incontestablement culturelle, mais n’a jamais réussi depuis la mort de Karajan à redevenir le Vatican des Festivals, encore que sous Claudio Abbado il y eut de sacrées soirées. Et le Festival de Baden-Baden a accueilli les Berliner Philharmoniker, sans recréer la curiosité ni surtout l’envie du public. Les Berliner n’ont pas entraîné à Baden-Baden le public de Salzbourg et ils ont deux publics différents, un peu plus régional à Baden-Baden, un peu plus international à Salzbourg. Mais dans les deux Festivals, la salle est très rarement complète.
En réalité, si l’on s’interroge sur la plus-value artistique des deux Festivals, force est de constater un certain désarroi : les concerts sont donnés ailleurs à des prix divisés par trois, l’opéra n’a pas vraiment en général de quoi attirer la fleur des mélomanes…Alors ?

Aucun des chefs qui ont succédé à Karajan n’ont eu la place qu’il avait dans le panorama musical : même Claudio Abbado, qui fut sans doute avec Carlos Kleiber le plus grand des trente dernières années, a toujours refusé un statut de ce type, même s’il était ardemment suivi par ses « Abbadiani Itineranti ».
Si j’interroge ma mémoire des concerts et des opéras, je retiens sans doute Boris Godunov (Abbado, Wernicke), une des productions les plus fortes et les plus marquantes des trente ou quarante dernières années, sans doute aussi un concert Beethoven avec une 7ème sans doute unique dans les annales (15 avril 2001), et quelques grands moments (Tristan und Isolde, Abbado, Grüber, Wozzeck, Abbado, Stein, Bach Matthäus Passion, Abbado/Cosi fan tutte, Rattle, Hermann/Verdi Requiem, Jansons…) Même le Parsifal d’Abbado, pourtant un moment presque historique, était sans doute plus impressionnant à Berlin qu’à Salzbourg.
Ces moments de Festival sont peut-être plus passionnants pour les concerts de musique de chambre donnés par des membres des orchestres, comme ce concert Schubert au Mozarteum avec des musiciens de la Staatskapelle Dresden et Daniil Trifonov pendant le Festival 2017, ou le concert des cuivres des Berliner Philharmoniker à Baden-Baden, concerts plus accessibles, plus originaux, moins guindés et souvent exceptionnels musicalement. L’idée, venue de Claudio Abbado, de donner la parole aux musiciens est l’une des conquêtes du Festival de Pâques de Salzbourg et par contrecoup de celui de Baden-Baden.

Au contraire de Salzbourg, qui a une longue histoire musicale, Baden-Baden a une autre histoire, aussi musicale d’ailleurs, et plus récemment liée à la musique contemporaine, mais le lieu est aussi une station thermale connue des romains où toute la haute société du XIXème se donnait rendez-vous, ce qui profile différemment la ville. De plus, le Festival de Baden-Baden est jeune, à peine vingt ans (la salle immense de 2500 places, accrochée à l’ancienne gare du XIXème, a été inaugurée en 1998), et le concept est très différent de Salzbourg : après avoir été aidée par des fonds publics, c’est une entreprise exclusivement privée, qui gère la structure, dirigée depuis les origines par Andreas Mölich-Zebhauser, venu de l’Ensemble Modern. C’est une programmation annuelle, très diversifiée, avec quelques moments de Festival comme le Festival de Pâques, où l’on trouve concerts, opéras, ballets, mais aussi variété et où une place importante est faite à une programmation russe (beaucoup de russes viennent à Baden-Baden, qui a même une église russe, et Valery Gergiev fait partie du conseil d’administration) faite en général pour les curistes aisés qui viennent prendre les eaux ou pour un public de la région, Alsace comprise. Le Festival de Pâques est donc un des moments parmi d’autres, un peu plus exigeant culturellement. Il reste que la programmation des opéras fait la part belle aux titre plus populaires (Zauberflöte, Manon Lescaut, Tosca, Rosenkavalier) même si on a affiché l’an dernier Tristan und Isolde et l’an prochain Parsifal. Le public de Baden-Baden, très aisé (les places les plus chères sont les premières qui partent à la location) est culturellement plus diversifié que celui de Salzbourg.
Car le Festival de Salzbourg a derrière lui une histoire, celle du Festival de Pâques et de Herbert von Karajan, mais aussi la tradition presque séculaire du Festival d’été, fondé à l’époque pour populariser (on en rit encore vu ce que Salzbourg est devenu) les arts par Hugo von Hofmannsthal, l’écrivain, Richard Strauss le musicien et Max Reinhardt le metteur en scène de théâtre.
Si Baden-Baden est un lieu de divertissement diversifié mais socialement haut de gamme, Salzbourg est un lieu conçu d’abord comme lieu de culture musicale et scénique et il l’est resté, lieu de création aussi, ce que n’est pas le Festival de Baden-Baden. Aussi son public est-il différent, une jet-set généralement habituée à du très haut niveau, et intéressée par la musique et exigeante. Et les mélomanes moins fortunés mais passionnés se rendent plus volontiers à Salzbourg qu’à Baden-Baden. C’est pourquoi Salzbourg Pâques n’a pas perdu son public : Salzbourg est un lieu de retrouvailles, de rituels, de souvenirs et de mémoire que n’est pas Baden-Baden.
Il reste qu’il n’est pas indifférent de poser la question artistique : si Salzbourg l’été (et même à la Pentecôte) reste un lieu culturel non indifférent, à Pâques, les choses sont plus complexes : beaucoup de spectateurs reviennent à Salzbourg par tradition, plus que par motivation musicale, même s’il y a toujours un évident intérêt à écouter de bons concerts. Mais nous ne sommes plus dans la configuration d’un ordinaire de l’extraordinaire.
A Baden-Baden, les Berliner Philharmoniker sont encore une attraction : ils venaient rarement dans la région et sont désormais en résidence dix jours par an, l’orchestre lui-même est encore extraordinaire, et constitue une motivation auprès d’un public moins directement mélomane : il reste que l’offre programmatique n’est pas plus excitante qu’à Salzbourg Pâques, même si elle a un évident intérêt elle-aussi.
C’est sans doute la notion de Festival qu’il faut interroger : ce qui fait le Festival dans les deux cas, c’est la concentration d’événements et  quelques têtes d’affiche, mais ni la création, ni l’originalité de la programmation puisque la plupart du temps tout est joué ailleurs. Et ni Christian Thielemann à Salzbourg, ni Sir Simon Rattle à Baden-Baden ne constituent l’essentiel du motif de déplacement du public, bien qu’ils soient des chefs de grand renom international : donc les deux lieux fonctionnent parallèlement, et il est même désolant que Tosca, un titre rebattu dans les grands maisons d’opéra, ait été présenté cette année à Baden-Baden et soit proposé l’an prochain à Salzbourg-Pâques, c’est un indice des destins parallèles de deux Festivals qui ne savent pas encore gagner leur singularité. D’un Festival de grand renom et de grande histoire on en a fait deux moins convaincants.
Peut-être l’arrivée future de Kirill Petrenko, dont le concert a fait le plein à Baden-Baden (mais c’est aussi un succès de curiosité vu les rares apparitions de ce chef dans le répertoire symphonique), contribuera-t-elle à rebattre les cartes, mais Kirill Petrenko est tout à l’opposé de Karajan dans sa disponibilité envers les médias, la Jet-set et la mondanité. Ainsi ces deux festivals sont-ils peut-être destinés à être encore des Festivals de l’entre-soi.[wpsr_facebook]

Baden-Baden

LE FESTIVAL “MÉMOIRES”, FIN DE LA MISE EN SCÈNE?

Bientôt de nouveau sur nos scènes? Die Walküre, Chéreau  © Unitel

Le Festival « Mémoires » de l’Opéra de Lyon, si attendu, a eu lieu avec le succès que l’on sait. Il fallait oser exhumer ces trois productions disparues, les reconstituer, et les présenter à un public qui pour l’essentiel les découvrait. Le succès rencontré, le choc esthétique et théâtral subi, à chaque fois, et à chaque fois pour des raisons différentes a montré que loin d’être des productions muséales que l’on regardait avec respect comme des pièce de patrimoine théâtral, elles ont de nouveau fonctionné pour le public, hic et nunc, sans doute prêtes à une nouvelle carrière dans leur toute nouvelle modernité-éternité…
On peut à ce propos regretter que l’Elektra de Ruth Berghaus, seule production qui n’a pas fait l’objet d’un DVD,  n’ait pu être enregistrée.
Le succès n’est pas seulement dû à la force de ces travaux, mais aussi à la performance musicale, notamment celle de Hartmut Haenchen, qui a donné aussi bien à l’Elektra qu’au Tristan une densité, une profondeur, une rigueur qui a fait l’admiration de tous, et aux distributions réunies, d’un niveau exceptionnel.
Le pari est donc gagné : il y a des productions qui continuent de fonctionner par-delà les années, un peu comme les grands films qui ne meurent jamais. Mais on a tellement glosé sur le côté éphémère de l’art théâtral, sur la rencontre d’une production et d’un contexte, sur la question de la mise en scène notamment à l’opéra qu’il faut sans doute s’arrêter un peu plus sur l’émotion vive que le public de Lyon, rarement aussi enthousiaste, a pu éprouver.
Dans un blog créé et enraciné dans et par la mémoire des spectacles vus, une entreprise comme celle de Lyon ne pouvait que séduire, qui a constitué non des reprises, mais des recréations presque ex-nihilo, grâce à la présence attentive de ceux qui avaient participé à la création. Rien à voir avec une représentation de répertoire qu’on reprend d’année en année sans répétitions, comme souvent dans le théâtre allemand. C’est bien de recréation qu’il s’agit, plus que tradition du « Wiederaufnahme » germanique, la reprise retravaillée : recréation d’une fidélité maniaque pour conserver un esprit. Et de fait tout au long de ces trois productions, l’esprit n’a cessé de souffler.
Mais ce qui rend passionnante l’idée de Serge Dorny, c’est qu’elle revivifie la question de la mise en scène, c’est le côté très positif de l’entreprise, et elle pose une autre question, plus inquiétante peut-être ou en tous cas plus problématique, sur la nature du ressort qui a poussé à reprendre ces travaux.
D’un côté, cette initiative montre qu’une mise en scène peut fonctionner au-delà du public spécifique visé (Dresde 1986/Bayreuth 1993/Aix 1999 face à Lyon 2017) et au-delà du contexte, et que ces travaux, loin d’avoir épuisé leurs forces, les ont vues revigorées.
D’un autre, éprouver le besoin de ces recréations, n’est-ce pas, en creux, constater qu’on est peut-être à la croisée des chemins, à un moment où l’on a l’impression que tout a été dit, que les mises en scène, même les plus récentes et les plus marquantes, sont arrivées au bout d’un parcours.
De fait, l’incroyable choc d’une production de Chéreau en 1976, par rapport à la production ordinaire de l’époque, n’a rien à voir en terme de rupture avec celle de  la génération actuelle des grands metteurs en scène par rapport à leurs immédiats prédécesseurs : Warlikowski, Tcherniakov, tout remarquables soient-ils ne représentent aucune rupture par rapport à ce qui se fait depuis une quarantaine d’année sur les scènes, seul peut-être le théâtre de Castellucci pourrait porter en lui des voies nouvelles.
Ce qui se passa en 1976 avec Chéreau à Bayreuth fut une sorte de prise de conscience que le théâtre, et le théâtre le plus contemporain entrait à l’opéra. Il y avait eu certes Wieland Wagner, il y avait eu certes à Bayreuth aussi Götz Friedrich quelques années auparavant. Mais l’effet « médiatique » de ce Ring (même si Ronconi à la Scala avait largement ouvert la voie, mais pas dans la chambre d’écho qu’est Bayreuth), fut un déclencheur qui ouvrit grand les portes des opéras d’abord allemands, puis plus largement internationaux, à une nouvelle génération de mises en scènes, qui firent dire qu’on entrait dans l’ère des metteurs en scène, manière un peu exagérée de dire que désormais, la mise en scène comptait aussi à l’opéra.
Nous sommes en 2017 et depuis 1986 (date de la Première de l’Elektra de Ruth Berghaus) quelles voies nouvelles ? Sûrement des innovations technologiques, avec l’entrée en force de la vidéo sur les scènes (depuis notamment le Guglielmo Tell de Ronconi à la Scala en décembre 1988), et désormais la vidéo en direct (merci Frank Castorf) qui en révèle les espaces invisibles. Il reste qu’au niveau conceptuel, les démarches de la plupart des metteurs en scène de la génération actuelle reste inspirée par les avancées du Regietheater, même si les aspects idéologiques ou politiques sont atténués au profit d’analyses plus psychologisantes.
Ce qu’a prouvé Serge Dorny avec son idée remarquable, c’est que ces deux pièces (rappelons que le Tristan d’Heiner Müller fut hué et critiqué à la création) sont devenues « classiques », au sens où elles ont pris une valeur intemporelle, qui interroge et fascine le public d’aujourd’hui comme celui d’hier. C’est un peu moins vrai de l’Incoronazione di Poppea, plus historiée de Klaus Michael Grüber, mais là le charme est ailleurs, stylisation d’un univers, renvoi au monde de la fraîcheur cruelle de la jeunesse, sorte de monde d’album qui nous parle encore aujourd’hui : il y a quelque chose de nostalgique qui marque le spectateur.
N’importe, les trois spectacles à leur manière reparlent au public : le théâtre ne serait donc plus cet art de l’éphémère, de l’instant fugitif qui peuple les écrits théoriques ?
Ce qui me fait un peu gamberger sur le moment théâtral que nous vivons, c’est que dans le même temps et pas seulement à Lyon, d’autres événements scéniques interrogent. À Salzbourg, au Festival de Pâques qui fête ses 50 ans, on reprend, on reconstitue la production Karajan/Schneider-Siemssen de 1967 de Die Walküre. Les cahiers de régie ayant disparu, c’est Vera Nemirova qui assure la mise en scène, et l’on reconstruit le décor avec une passionnante exposition sur cette reconstitution. À Baden-Baden, on reprend, dans une autre mise en scène il est vrai (et on pourrait dire hélas) La Tragédie de Carmen de Marius Constant (et Peter Brook). À Mannheim on fête en grande pompe les 60 ans de la production de Parsifal de Hans Schüler tandis qu’à la Scala on s’apprête à reprendre la production légendaire de Entführung aus dem Serail de Giorgio Strehler, née en 1972, tandis que La Bohème de Franco Zeffirelli (1964) continue de reprise en reprise d’y faire exploser les applaudissements au lever de rideau du deuxième acte.
Verra-t-on bientôt une tentative de faire revivre le Ring de Chéreau ou les Wagner de Wieland ? Force est de constater que si le Regietheater a dit au monde des choses que ce dernier ne voulait pas forcément entendre, on assiste aujourd’hui à des tentatives de réaction d’un côté et de célébration de l’autre : la question de la mise en scène est toujours au centre de débats herméneutiques vifs, qui cachent des prises de position idéologiques et –il faut bien le dire – une crise du public dans les opéras les plus célèbres (la Scala en est l’exemple le plus frappant). Cette crise vient aussi dans des institutions qui n’ont pas vraiment afficher de politique claire, allant de l’affichage de titres racoleurs sans vraie ligne (Alexander Pereira à la Scala) à un retour à une pauvreté scénique qu’on a confondu avec le retour à la tradition (Nicolas Joel à Paris) : on ne sent pas cette crise avec autant d’acuité en Allemagne. En France, Serge Dorny qui a résolument choisi une ligne novatrice en matière de mise en scène est très largement suivi par le public lyonnais : il est vrai que l’Opéra de Lyon plonge sa tradition d’innovation dans quarante ans d’une politique théâtrale née au TNP de Planchon, puis poursuivie à l’opéra avec Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo : un public cela se construit et s’éduque. Le Regietheater et les mise en scènes novatrices ne font donc pas peur partout, et que je sache, Lyon n’est pas une ville de tradition révolutionnaire…

Tristan und Isolde (Heiner Müller) Acte II, Lyon 2017 ©Stofleth

Mais que ce soit justement à Lyon que soit affiché ce regard en arrière sur des productions mythiques, dans un théâtre qui cherche résolument des regards neufs et politiques dans ses choix scéniques est un indice : ne serions-nous pas à un moment charnière où tout a été dit scéniquement, au point que le regard en arrière devient une sorte d’échappatoire, que nous sommes devant le mur de verre au-delà duquel pour l’instant il n’y a plus d’avenir en dehors du retour: la mode nous a habitués à ces retours sur le passé, le théâtre en serait-il arrivé à ce point, dans un monde d’ailleurs aujourd’hui largement dominé par l’idée qu’avant c’était mieux…La mode vintage dans tous domaines est aussi un indice…
Par ce Festival, Dorny montre d’un côté que ce théâtre âgé de plusieurs dizaines d’années a toujours sa force et son impact sur le public d’aujourd’hui, et n’a rien de poussiéreux, mais il nous avertit aussi d’une aporie éventuelle dans lequel se débattrait le théâtre d’aujourd’hui. En ce sens le Ring de Castorf à Bayreuth n’est-il pas l’extrême d’un Regietheater au-delà duquel ou il faut radicalement changer de vision, ou bien on risque de se répéter dans la fadeur. La question est essentielle, et vient du théâtre d’opéra le plus novateur de France, et on peut le dire aussi, l’un des plus novateurs d’Europe : et si la mise en scène n’avait plus rien à dire de neuf ?
Il reste que cette question, fondamentale pour le théâtre d’aujourd’hui, se dit par l’opéra. Ce débat est plus feutré au théâtre : la question du statut de la parole au théâtre, des arts du mouvement et de la danse pose une vraie difficulté pour l’art dramatique, mais de manière moins médiatisée qu’à l’opéra. On sait que les metteurs en scène de théâtre les plus originaux viennent souvent à l’opéra au moment où ils sont déjà un peu rangés et « institutionnalisés », épouvantails auprès d’un public lyrique qui frissonne à bon compte : ce ne fut pas le cas ni de Berghaus, ni de Grüber qui assez tôt ont touché à l’opéra dans leur carrière. Et pour Heiner Müller pour qui l’expérience théâtrale procède d’une approche intellectuelle et littéraire, Tristan est d’abord expérience presque « théorique » et non « passage » à l’opéra.
Ces recréations lyonnaises et ce succès incontestable posent désormais une question bien plus fondamentale qui va plus loin que l’événement :  celle du théâtre aujourd’hui, de son devenir dans un monde dont on sait les hoquets et les drames.

De ces questions, la presse allemande s’est fait l’écho, consacrant des pages entières (dans la FAZ, dans la Süddeutsche Zeitung) à l’événement lyonnais, en saisissant le sens et les potentiels. En France, la plus grande revue musicale ne s’est pas déplacée, non plus qu’un « célèbre quotidien du soir », comme on dit…ce sont des fautes lourdes, imbéciles, qui montrent combien échappent les vraies questions culturelles, au profit du contingent attrape-tout, et comment la question culturelle dans nos médias parmi les plus représentatifs (pas tous heureusement) peut-être ignorée dans ses potentialités et bafouée dans sa réalité. [wpsr_facebook]

Tristan und Isolde , Heiner Müller, Bayreuth 1993, Acte I©Archiv Bayreuther Festpiele

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL “MÉMOIRES” – TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER le 18 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Heiner MÜLLER)

Acte II ©Stofleth

 

Voir le compte rendu (David Verdier ) de cette même représentation dans Wanderer

Les souvenirs sont si vifs de cette production qui marqua tant le Festival de Bayreuth qu’on ne peut réprimer une surprise au lever de rideau. Certes, on retrouve les éclairages si troubles, si pâles, on retrouve cette impression de vide et en même temps d’enfermement, on retrouve ce hiératisme des figures, mais elles ne sont plus lointaines, et la scène n’est plus ce halo qu’on voyait de la salle de Bayreuth, et elle ne nous semblait pas si pentue.
La salle de Bayreuth n’est pas l’Opéra de Lyon, et le rapport scène-salle n’a rien à voir.

À Lyon, les effets voulus par le metteur en scène Heiner Müller et le décorateur Erich Wonder (décors reconstruits par Kaspar Glarner), ne peuvent coïncider puisque la salle est à l’italienne avec fort rapport de proximité. Le travail de Müller joue sur l’éloignement, sur des figures entrevues, presque translucides : ainsi à Lyon voyons-nous au contraire les chanteurs très près, les petits gestes, les mouvements infimes, tout ce qu’on ne voyait pas ou presque pas à Bayreuth. Il faut donc se réhabituer et ne pas superposer les images.

La question de ce festival, celle de faire revivre des productions disparues (qui fera l’objet d’une réflexion dans ce blog) était au centre des regards divers sur ce Tristan und Isolde de Heiner Müller, qui a tant marqué les mémoires des spectateurs du Festival de Bayreuth. Car il y avait à la fois dans les discussions d’entracte ceux qui avaient vu le spectacle à Bayreuth, et ceux qui n’y étaient pas : le sens du défi de Serge Dorny était bien de proposer cette production à ces derniers, évidemment en majorité (écrasante) dans la salle de l’Opéra de Lyon. Il reste qu’un certain nombre de journalistes plus mûrs avaient le souvenir de Bayreuth, ce qui ne manque pas de perturber le regard critique sur le travail de Müller vu aujourd’hui.
C’est cette idée qui pervertit le regard. La production de Müller, conçue visuellement pour une salle en amphithéâtre à vision exclusivement frontale, avec un recul physique important de la majorité des spectateurs (aussi bien au parterre que dans les loges, balcon et galerie du Festspielhaus), ne répond pas de la même manière dans une salle aussi intime (1100 spectateurs) que celle de l’opéra de Lyon, avec ses visions latérales en grande hauteur, et son parterre réduit, rapproché, à la pendance légère quand Bayreuth a une pendance forte. Car là-aussi les choses diffèrent : alors que les dimensions de la scène en largeur et hauteur sont proches de celles de Bayreuth (même si la profondeur est très différente), la pendance de la salle de Bayreuth est forte et détermine des perspectives à corriger sur la scène (en modifiant la pendance de la scène) pour avoir l’effet de plat en vision du plateau.

Dernière remarque, la mémoire pouvait être aussi pervertie par la distribution de Bayreuth, étincelante (Waltraud Meier, Siegfried Jerusalem, Daniel Barenboim). Que ces noms soient liés à une vision, à un contexte, à des souvenirs émus, c’est évident. Mais comme les chanteurs ne peuvent plus chanter ces rôles et que Daniel Barenboim est sur d’autres projets, forcément la question de savoir comment d’autres prendraient le relais se posait.

La direction de Hartmut Haenchen n’a franchement rien à envier à celle d’autres chefs, aussi (sinon plus) prestigieux. Au niveau du concept, de l’approche, de l’effet produit, nous sommes aussi sur des sommets. C’est alors une affaire de goût, une « Geschmacksache » qui n’a rien à voir ni avec la production ni avec le rendu réel de l’œuvre. Enfin, l’insertion de nouveau chanteurs dans la production, avec le niveau pointilleux de la reconstitution à laquelle a procédé l’Opéra de Lyon, n’a pas été à mon avis problématique, c’est je le répète, la position relative du spectateur à Lyon qui peut faire penser que la direction d’acteurs et que le jeu sont différents. Mais les chanteurs se sont bien insérés dans l’exigence de Heiner Müller, retranscrite par son collaborateur de toujours Stephan Suschke à qui avaient déjà été confiées les reprises de la production à Bayreuth après la disparition de Heiner Müller en 1995.

Les regrets éternels ne peuvent faire office de critique : je suis moi-même traversé par les images de Bayreuth, et j’ai par ailleurs d’autres souvenirs tenaces qui pervertissent quelquefois mon jugement (Nilsson dans Elektra par exemple). Fallait-il laisser inviolée une production qui avait autant frappé, musicalement et scéniquement, au nom de l’œuvre d’art éphémère qu’on emporte avec soi dans les labyrinthes de sa mémoire ? C’est une discussion possible, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon est aussi fascinant tout en étant autre. Pour moi la réponse est donc claire.
Ce qui marque dans cette production, c’est justement son caractère lointain et éthéré, une manière de reproposer le mythe sans rien qui soit anecdotique ou trivial. À peine un meuble (le fauteuil éculé sur lequel git Tristan au troisième acte), et pour le reste des signes. L’espace est clos, mais en même temps translucide et vaporeux, léger, avec des éclairages (l’immense Manfred Voss, repris ici par Ulrich Niepel) qui jouent sur de faibles, très faibles contrastes, et qui caressent la scène plutôt que l’éclairer, et des matériaux qu’on suppose très peu « matérialisés » justement (tissu, tulle) qui rappelleraient l’architecture japonaise. On a souvent interrogé Heiner Müller sur son rapport au travail de Wieland Wagner, dont il disait n’avoir vu que des photos, mais  ce rapport est bien ce qui ressort dans l’imaginaire du spectateur qui n’a pas vu les mises en scène bayreuthiennes de Wieland.
On avait le souvenir d’êtres tout aussi lointains, désincarnés, comme dans un univers déjà au-delà, comme dans ce deuxième acte nocturne où la lumière d’un bleu profond épouse et caresse une armée de cuirasses, témoins muets, rappelant un monde de chevalerie que la légende même de Tristan met à mal, dont la variation des éclairages montre quelquefois, émergeant, trois ou quatre cuirasses qui figureraient ces témoins tapis. La cuirasse, un objet particulièrement identifiable, qui pourrait renvoyer à quelque concrétude, est ici elle aussi désincarnée, abstraite : les personnages circulent dans cet univers d’une manière géométrique et semblent émerger d’un champ (cela m’a fait penser en revoyant la scène, au magnifique champ de coquelicots du Prince Igor vu par Tcherniakov) comme si ces cuirasses n’étaient plus que des traces d’un monde jadis végétal, mais aujourd’hui métallisé d’où toute nature s’est envolée. La puissance de l’image est telle que le souvenir qu’on en a de Bayreuth et ce qu’on en voit sont ici presque congruentes.
On avait oublié un premier acte dont les espaces de jeu sont délimités par des rais de lumière et des taches de couleur, par des espaces géométriques seulement tracés par la lumière comme si les personnages étaient enfermés, certes, mais par des lois, des règles indistinctes et impossibles à figurer. Cette fixité, la manière aussi dont les personnages se meuvent, la lumière pâle d’un soleil qui n’ose être franc contribue à cette ambiance étrange, qui rappelle quelque chose du théâtre Nô (les costumes sont d’ailleurs du japonais Yohji Yamamoto). Les personnages sont-ils d’ailleurs des personnages, tant le jeu des ombres et des lumières nous empêche de les toucher, tant les mouvements sont contraints et limités, tant tout charnel est absent de cette vision, qui pourtant est bouleversante, parce que dans cette fixité, tout mouvement prend un relief immédiat. L’apparition de Tristan à l’acte II, dans l’ombre, côté jardin, semble être une apparition en transparence, par la subtilité des éclairages, et peu à peu la silhouette se précise et entre dans le champ.

Daniel Kirch et Alejandro Marco-Buhrmester Acte III ©Stofleth

Le lever de rideau à l’acte III est un moment magnifique « comme avant »: le rideau se lève très lentement, sur un univers uniformément gris, au sol jonché de gravats, au point que le fauteuil où gît Tristan semble être un rocher. Le costume de Tristan et de Kurwenal, les mêmes, mais l’un noir (Kurwenal) l’autre gris (Tristan) se fondent avec l’ensemble. On avait le souvenir de cette scène terrible, et elle surgit de nouveau, telle quelle, dans sa misère qui repend à la gorge. On a du mal à identifier les costumes à première vue, et de loin à Bayreuth ils n’apparaissaient pas avec cette précision, ce sont des redingotes déchirées (avec gilet et chemise) qui furent des « habits », et qui ne sont plus que haillons de ce qui fut : constat d’une déchéance qui ferait presque surgir les deux personnages d’un univers à la Beckett. Entre l’image noble des cuirasses de l’acte II, image d’ordre, image rangée, référencée, colorée et les gravats universels du III, il y a toute la béance du malheur.
Seule l’apparition d’Isolde va changer cet univers au final, d’abord revêtue d’un lourd manteau gris – encore – dont elle va recouvrir le cadavre de Tristan, puis d’une robe grise aussi, pendant la bataille finale où elle reste d’une fixité statufiée, comme déjà abstraite. Pour la Liebestod, le décor prend des couleurs dorées (magnifique impression du mur qui discrètement passe du gris à l’or), et Isolde se débarrasse de sa robe terrestre pour ne garder que sa robe dorée et céleste, éclairée, cérémonielle, qui brille au loin, couleur d’un soleil qui accueille les morts chez les égyptiens ou les incas, couleur d’une transfiguration finale dont on gardera longtemps l’image. Un deuil qui entre de plain-pied dans le mythe.
C’est bien ces univers à la fois différents et unifiés par la forme et les matières utilisées, et surtout par des éclairages qui déterminent complètement une ambiance, par leur imprécision (comme la différence entre peinture au dessin et peinture à la couleur) qui donnent unité à l’ensemble. Alors, on rentre peu à peu dans cet univers, très inhabituel, et qui propose un spectacle autre par la nature différente des deux salles, et semblable parce qu’il prend le spectateur à la gorge, comme il le prenait à Bayreuth.
L’autre gageure était d’oser une autre distribution, tant celle de Bayreuth avait marqué, avait incarné cette production. Il fallait oser une autre Isolde que celle mythique de Waltraud Meier, un autre Tristan et oser un autre chef. À la luxuriance, la tension dramatique, la couleur de Daniel Barenboim, succède le hiératisme de Hartmut Haenchen. Hiératisme parce que Haenchen comme pour son Elektra travaille la partition, sans y ajouter des intentions, mais laissant la musique dire ce qu’elle a à dire, en n’accélérant jamais le tempo, en veillant à une très grande clarté de la lecture, où l’on constate une fois de plus le travail approfondi mené avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui sonne comme rarement on l’a entendu. Cette fois-ci dans la fosse, car contrairement à ce qu’on pense, point n’est besoin d’un orchestre géant pour Tristan, l’acoustique relativement sèche de la salle correspond trait pour trait à la direction musicale. Une direction qui ne laisse pas échapper une note ni un instrument, qui soigne le fil continu, sans exagérer jamais les aspects dramatiques, mais sans jamais rendre l’œuvre plate ou uniforme (si l’on peut rendre plat un Tristan). Par rapport à Parsifal, Haenchen a peu dirigé Tristan et d’une certaine manière son approche est encore neuve, elle est au moins autre, et sans doute pour mon goût plus convaincante que son Parsifal (aussi bien à Paris qu’à Bayreuth d’ailleurs), dès le premier accord, celui si fameux, les choses sont en place et on comprend que ce sera une grande chose. Peut-être le moment le plus réussi, celui qui est le plus lacérant aussi est le prélude du troisième acte, tout à fait extraordinaire. Une chose est sûre en tous cas, Hartmut Haenchen a réussi à mener l’orchestre de l’Opéra de Lyon à des sommets, aux cordes extraordinaires, avec un son très maîtrisé, sans scories aucunes, et une remarquable précision. Un orchestre cristallin, limpide, d’une clarté qui fait contraste avec l’univers indécis de la scène, cet univers où les personnages évoluent sans se regarder, marchent comme des automates (Tristan au premier acte), dans un espace vide où les formes font lumière, et d’où résonne d’un son franc, net, et d’où émergent les merveilles de la partition. C’est ce système de correspondance baudelairienne, où les couleurs et les sons se répondent chacun dans leur ordre, qui fascine, comme si l’un alimentait l’autre en une ténébreuse et profonde unité.
Très différent de l’approche de Kirill Petrenko dans cette même salle, avec un orchestre qui a magnifiquement progressé grâce au travail de Kazushi Ono, Hartmut Haenchen propose donc un Tristan complètement convaincant parce qu’une fois de plus jamais narcissique, jamais sirupeux, préférant le Bauhaus à l’univers du Palais Garnier et n’invitant jamais l’auditeur à se rouler dans les volutes sonores et moirés d’un Wagner bourgeois à la Thielemann. Et il en sort un Tristan d’une grandeur simple, d’une infinie tristesse et d’une infinie lumière.

 

On attendait aussi la distribution, qui proposait l’Isolde et le Roi Marke de 2011, Ann Petersen et Christof Fischesser, et une prise de rôle dans Tristan, celle de Daniel Kirch, ainsi que dans Brangäne chantée par Eve-Maud Hubeaux, jeune et valeureuse chanteuse française dont on entendra parler. Une distribution qui a montré qu’il est inutile d’afficher les gloires du moment pour faire un bon Tristan.
Annoncée souffrante, Ann Petersen a donné un exemple à suivre de chant maîtrisé, jamais pris en défaut même si çà et là on sentait que la voix n’était pas au mieux de sa forme, mais sans jamais rater un aigu ou faire défaut de projection ou de couleur. Les difficultés d’ailleurs ne se notaient pas aux aigus, clairs, bien projetés, maîtrisés, mais plutôt à la ductilité dans les parties centrales. Peu importe au fond, tant elle a su donner au personnage son poids, avec l’avantage, pour ceux qui avaient déjà vu le spectacle à Bayreuth, ou même en vidéo, d’avoir physiquement certaines ressemblances avec Waltraud Meier… On est surtout admiratif du travail sur le texte effectué avec le chef, qui donne à son interprétation une grande profondeur et une très grande expressivité. Dans une mise en scène où le corps s’exprime a minima, tout le poids doit être donné par le dire : et chaque nuance, chaque intention est donnée, chaque mot est sculpté, dans un chant jamais hurlé, jamais excessif. Nul doute qu’Ann Petersen, qui propose une interprétation plus élaborée et encore plus approfondie qu’il y a six ans avec Kirill Petrenko, peut être considérée parmi les Isolde qui comptent, plus dignes d’intérêt que celles de certaines stars plus en vue parce que plus appuyées sur la couleur et le texte que sur la puissance vocale.
La distribution telle qu’elle a été constituée est contrastée, et peut-être moins homogène que ce à quoi l’Opéra de Lyon nous a accoutumés. Le choix de Daniel Kirch comme Tristan (une prise de rôle) pouvait se justifier car c’est un chanteur qui fait une honorable carrière en Allemagne ; je l’avais vu dans Die Meistersinger von Nürnberg à Karlsruhe et sa prestation était convaincante. Mais Walther n’est pas Tristan.
D’abord, se préparant sans doute au redoutable troisième acte, il semble être un peu inhibé dans les deux premiers, avec une voix moins projetée, qui provoque un décalage avec la voix d’Ann Petersen notamment pendant le duo du deuxième acte, et surtout sans vraiment colorer, sans vraiment interpréter ni travailler sur le texte, souvent monocorde et inexpressif. Certes il chante, sans scories, mais sans personnalité, d’une manière très grisâtre et sans grande imagination, malgré un joli timbre et un grain vocal intéressant.
Au troisième acte, la voix est indiscutablement mieux projetée, mais le long texte reste dit de manière plutôt plate, sans vrais accents, et presque un peu ennuyeuse. Je le souligne à nouveau : il ne fait pas de faute de chant particulière, mais il propose un chant sans particularité ni caractère, et c’est évidemment problématique dans une mise en scène où le dire est si important.
De plus Daniel Kirch manque un peu de cette tenue scénique, qui exige une raideur qui marque l’Isolde d’Ann Petersen, et qui marquait aussi jadis l’attitude de Siegfried Jerusalem, presque statufié. Ainsi donc, même scéniquement, notamment au premier acte, il semble mal s’insérer dans l’ambiance voulue par la mise en scène, mal se conformer à cette rigidité qui doit être le caractère de ce début.
Magnifique surprise en revanche la Brangäne d’Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo française née à Genève, à la voix vibrante, magnifiquement projetée, au timbre plutôt clair (qui lui permettra de chanter Eboli la saison prochaine sur la scène de Lyon) qui paraît au premier acte un peu hésitante, mais qui prend de l’assurance dans un magnifique deuxième acte. Le texte est dit avec grande précision, le volume est réel, mais jamais exagéré. Tout cela est bien contrôlé. Une chanteuse qu’on va suivre avec beaucoup d’intérêt.
Le Marke de Christof Fischesser est remarquable, qui travaille le texte avec une grande finesse et une grande intelligence, dont la voix jeune donne au personnage une couleur inattendue sur toute la tessiture. La prestation est aussi bien du point de vue de l’interprétation et de l’expression que du point de vue strictement musical un modèle de contrôle et de raffinement. Il me semble aujourd’hui encore supérieur qu’à Lyon lors de la dernière production de Tristan en 2011, où il était déjà un Marke notable. Il a moins chanté Marke que d’autres rôles (on l’a vu notamment en Pogner à Munich dans les derniers Meistersinger), mais nul doute qu’il va vite devenir un Marke de référence.
Alejandro Marco-Buhrmester, le Günther de Castorf, annoncé aussi souffrant, était Kurwenal. Certes, la voix n’avait peut-être pas face à l’orchestre la projection habituelle et l’artiste s’est un peu ménagé. Il reste que là où peut-être la force manquait – et encore-, l’intelligence du chant a suppléé car ce Kurwenal était très attentif à chaque mot : il faut saluer l’expressivité, notamment pendant le magnifique troisième acte où il est presque un double de Tristan, dans le même costume en haillons, partageant avec lui la misère et l’attente. La question du double qui se pose au troisième acte était d’ailleurs aussi centrale au premier acte, où à Brangäne/Isolde au premier plan, répondait dans l’ombre au fond de la scène Kurwenal/Tristan, aux attitudes similaires, accroupis au fond dos à dos tels un groupe sculpté d’une statuaire antiquisante. Alejandro Marco-Buhrmester est un artiste remarquable, doué d’une voix au timbre chaud, d’une émission impeccable et faisant toujours preuve d’un souci notable de la couleur. Malgré le refroidissement, la prestation fut à la hauteur de l’enjeu.
Thomas Piffka était Melot ; très souvent dans les distributions, le rôle est un peu sacrifié : c’est le méchant, le traître et il intervient au total de manière très limitée. Mais on sait que quelquefois ce type de rôle peut déparer une distribution par ailleurs construite et soignée. C’est ici ce qui se passe, où ce Melot à la voix grinçante, à la limite de la justesse, aux attaques hasardeuses et à l’expressivité inexistante gâche un peu l’ensemble par des interventions décalées (deuxième acte !). Autant la veille dans Aegisth cela pouvait passer, car Aegisth est un rôle de caractère auquel on peut donner une couleur vraiment caricaturale, autant dans Melot cela ne passe pas et on a vu la différence quand un Melot est vraiment bon (au TCE et à Rome par exemple, la saison dernière avec le Melot de Andrew Rees). En revanche, rien à redire des « petits » rôles, Patrick Grahl (ein Hirt, ein junger Seeman) et Paolo Stupenengo (qui appartient au chœur) dans le Steuermann.

Il reste qu’en dépit de quelques problèmes de distribution, tant le rendu de l’orchestre que la force de la production font de ce Tristan un très grand moment d’opéra avant que de nostalgie, et que l’opération, difficile est une réussite à porter au crédit de la magnifique idée de ce Festival.[wpsr_facebook]

Liebestod ©Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL “MÉMOIRES” – ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 17 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Ruth BERGHAUS)

©Stofleth

Voir aussi la critique de David Verdier dans Wanderer

Après un magnifique Couronnement de Poppée de Klaus Michael Grüber, voilà la stupéfiante Elektra de Ruth Berghaus, je mets en avant les metteurs en scène et non les compositeurs, parce que la force de l’idée de ce festival « Mémoires », c’est la célébration de la mise en scène comme révélation d’une œuvre.   En sortant de l’Elektra triomphale de Lyon, qui faisait renaître un spectacle né en 1984 à Dresde, aux temps de la DDR – é!ément déterminant – et disparu en 2009 en pleine santé, même si la production jouée près de 80 fois avait fait son temps à la Semperoper, se confirme l’idée qu’il y a des mises en scène qui sont des œuvres dont la puissance jamais ne s’éteint. Nous avons la chance avec Elektra d’être devant un opéra rarement médiocre musicalement, un peu plus souvent scéniquement.

Ce que nous montre Berghaus, c’est le Regietheater, dans sa grandeur brechtienne, avec son effet immédiat sur le public, y compris physique, et ce que nous montre le spectacle dans son ensemble, confié musicalement à Hartmut Haenchen qui créa la production à Dresde, c’est que le travail conjoint metteur en scène-chef d’orchestre, lorsqu’il est profondément lié à une construction conceptuelle partagée, aboutit au chef d’œuvre. On m’accusera sans doute de superlatifs inutiles et répétitifs, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon dépasse tout ce que nous avons vu récemment en matière d’Elektra, et que le travail musico-scénique effectué place cette production (de 1984) au-delà de ce qui s’est fait depuis, y compris ce qui s’est fait de meilleur.

La direction de Hartmut Haenchen se place dans la lignée des Böhm, des Barenboim, des Abbado, nous sommes à un très haut niveau, fait de rigueur et de simplicité : on joue les notes, des notes qui se suffisent à elles-mêmes et qui ne sont pas surjouées : apparaît alors l’extraordinaire construction de la composition straussienne, sa subtilité, ses moments retenus, son lyrisme, son extrême raffinement : et l’orchestre de l’Opéra de Lyon a été mené au sommet par ce chef à la rigueur bien connue et à la disponibilité infinie envers les musiciens. Et on voyait le chef, au geste épuré, mobile mais pas trop, et en tous cas jamais spectaculaire, qui était l’autre personnage de l’œuvre, parce que la mise en scène de Berghaus fait de l’orchestre un personnage, un ensemble d’acteurs dans un dispositif de théâtre sur le théâtre, dans un dialogue visible avec les chanteurs, dont les modulations épousent celles de l’orchestre, qui jamais ne les couvre, dans un dispositif où, sur scène, chacun doit veiller à contrôler le volume. Les chanteurs la plupart du temps perchés sur le décor-plongeoir de Hans Dieter Schaal devaient à la fois jeter un œil sur le chef, plus bas, chanter vers la salle, et jouer dans un espace de quelques mètres carrés.

On aurait pu croire que le volume de l’orchestre aurait couvert et tout emporté comme un tsunami sonore : il n’en est rien et ce n’est pas là la moindre surprise que de voir l’énorme phalange réussir à maîtriser les volumes : on sait que c’est l’impossibilité de mettre tout l’orchestre en fosse à Dresde qui est à l’origine du dispositif scénique, et que sa reprise à Lyon a été suggérée par Hartmut Haenchen parce que la fosse de Lyon ne peut accueillir non plus Elektra en fosse. Le chef réussit à jouer sur les contrastes sonores, et sur le contrôle du son jusqu’au presque rien et à l’ineffable en ne faisant que ce qui est écrit, sans jamais chercher l’effet. L’orchestre de l’Opéra de Lyon dans cette production n’a rien à envier à d’autres phalanges plus prestigieuses, ou médiatiquement plus favorisées. C’est un travail de joaillerie époustouflante qu’a effectué Hartmut Haenchen, et en même temps un travail d’une rare « objectivité », quelque chose de la Neue Sachlichkeit de la fin des années vingt (encore les années Brecht), une entreprise qui projette l’œuvre de Strauss dans son futur et puisque Haenchen lui-même déclare qu’Elektra est l’irruption e Strauss dans la musique contemporaine : nous sommes aux antipodes d’une direction narcissique, qui ferait du son pour le son, qui nous montrerait le chef au miroir de son ego. Il y a là les notes, dans leur sécheresse et jamais sèches, prodigieusement tendues, et il y a là volonté de ne rien « surfaire », et tout aboutit à une multiplication de la tension, un peu comme le chef Hermann Scherchen mettait les salles à genoux par un Boléro de Ravel métronomique et sans autre effet que l’exécution des notes dans leur agencement sans jamais accélérer les tempi ou le volume. Haenchen impose une Elektra autosuffisante, dans un dispositif scénique où les musiciens deviennent des profils d’une œuvre et non des outils pour l’œuvre.

© Stofleth

Le dispositif scénique donne la première place à l’orchestre, masse imposante à vue qui s’interpose entre le spectateur et les chanteurs qui émergent de la mer des instruments: les rares fois où les chanteurs chantent au bas du décor ils sont derrière l’orchestre et deviennent des ombres dont le chant est étouffé par la masse, voire disparaissent dans l’anonymat de l’orchestre, et là aussi, le jeu scène-orchestre est impressionnant. C’est bien cette articulation entre le dispositif scénique et ses exigences en arrière-plan, devant un cyclorama, avec l’orchestre au premier plan, qui produit un effet inattendu, et sans doute voulu celui d’un orchestre accompagnant un film muet.. Le cyclo derrière le décor, le jeu des ombres, les mouvements et les gestes même des chanteurs (Clytemnestre !) rappellent en effet les films expressionnistes muets (un comble dans une œuvre à l’énorme volume sonore): le monde même qui a vu naître la vocation de Bertolt Brecht.
Car le travail de Ruth Berghaus, reconstitué par Katharina Lang (Staatsoper Berlin), est un travail multipolaire, qui s’intéresse à l’histoire d’Elektra, qui s’interroge sur le sens du mythe, en 1984 en République Démocratique Allemande, dans une Allemagne encore séparée en deux, où les créateurs de l’Est commencent à travailler (ou émigrer) à l’Ouest.
Berghaus a fait quatre Elektra : à la Staatsoper de Berlin (appelée alors Deutsche Staatsoper) en 1971, puis à Mannheim en 1980. A Dresde en 1984, le théâtre de l’Est au plus grand prestige qui avait vu naître l’Elektra de Strauss accueille celle est alors l’une des stars de la mise en scène, déjà accueillie à l’ouest et toujours contestée, qui a dirigé le Berliner Ensemble à la mort d’Hélène Weigel en 1971, et qui depuis 1980 travaille aussi à l’ouest, puisqu’elle n’a plus de charges officielles en DDR. C’est Ruth Berghaus qui commence à mettre en scène les textes de cet autre auteur de la DDR qu’est Heiner Müller. En 1984, elle s’intéresse désormais uniquement à l’opéra, elle qui fut d’abord chorégraphe, puis metteur en scène de théâtre. Elle fera une dernière Elektra à Zürich en 1991.

Mais la production de Dresde reste sans doute la plus marquante, à cause de la solution scénique globale qu’elle adopte avec Hans Dieter Schaal, le décorateur qui va travailler avec elle sur une dizaine de productions, une solution originale et impressionnante, percher les chanteurs sur un plongeoir en béton, mettre l’orchestre en dessous comme une « mer musicale », un plongeoir qui est en même temps une sorte de tour de guet où veille jalousement une Elektra chienne de garde dont c’est le domaine.
Quand le rideau se lèvre, très lentement, et fait découvrir les pieds, puis les jambes des musiciens assis, puis l’orchestre dans son ensemble puis le plongeoir sur toute la hauteur de scène (de fait les surtitres sont latéraux), l’image est déjà impressionnante en soi, puis saisissante lorsqu’on voit les servantes chassant les mouches d’un lieu encore malgré le temps passé baigné des remugles sanglants du meurtre d’Agamemnon : ce plongeoir, c’est le lieu de l’assassinat. On sait en effet qu’Agamemnon est tué dans son bain. Et du bain au plongeoir, il n’y a qu’une logique brechtienne à interpeller. La construction de béton est abandonnée, avec son armée de servantes qui chassent les mouches d’un espace, devenu tombeau abandonné, le Tatort, lieu du crime auquel Elektra s’accroche et qu’elle protège, installée et attachée par des cordes, comme un chien, et réfugiée dans le coin droit, seul endroit sans rambarde, où le béton est brisé dont on imagine bien que c’est là que le crime a eu lieu. Cet appendice de béton donnant sur le vide, c’est son espace, elle y monte et elle s’y couche, comme le chien sur la tombe de son maître, c’est ainsi couchée, regardant sa mère Clytemnestre perchée en haut du décor que débutera leur dialogue.

©Stofleth

Lorsque les servantes dans la première scène l’évoquent sans aménité, elle erre entre elles, presque l’une d’elles, en robe grise, pendant que le spectateur observe en haut à gauche une silhouette qu’on pourrait croire prête à intervenir, qui est une représentation d’Elektra, une statue acrotère d’un temple, accrochée en position d’amazone, comme si elle était en fuite. Cette image fixe accentue le sens désespéré de l’histoire : elle évolue au premier niveau, sur une plateforme de quelques mètres carrés qu’elle ne peut parcourir puisqu’elle est attachée ;mais au deuxième niveau, il y a une sorte de vigie centrale et cette image d’Elektra fuyant, fixe un mouvement immobile, celui d’Elektra, l’héroïne impuissante qui fait tout faire par les autres (Oreste, Chrysothémis).
Peu d’outils, aucun élément anecdotique, mais seulement du symbolique : Clytemnestre aux cheveux roux, vaguement sorcière avec son long sceptre-bâton qu’elle va ficher dans la niche centrale du décor, en réalité le sceptre d’Agamemnon, rappelant ainsi le rêve que Chrysothémis raconte à sa sœur  dans la tragédie de Sophocle : On dit que Clytemnestre aurait vu notre père à nous deux reparaître devant elle et qu’il aurait planté dans notre foyer le sceptre qu’il portait jadis, avant qu’Égisthe le lui eût pris. De ce sceptre alors aurait jailli une jeune pousse capable de couvrir à elle seule de son ombre toute la terre de Mycènes. Tel est le récit que je tiens d’un homme qui se trouvait là lorsqu’elle exposait son rêve au Soleil. (Le récit existe aussi chez Euripide).

Ce geste spectaculaire de Clytemnestre, qui plante le sceptre dans la niche, intervient juste avant qu’elle ne descende de sa vigie pour entamer son monologue Ich habe keine gute Nächte. Ce geste va faire de ce long sceptre le regard d’Agamemnon sur toute l’œuvre, qui s’éclairera une fois le double meurtre accompli. Autre détail : la hache qu’Elektra cherche est figurée par une pièce de bois rectangulaire, rouge comme le sang, comme le couvercle ensanglanté d’une cache.
Quand Oreste arrive il est vêtu dans le même gris que sa sœur, dans la fraternité terrible unie dans la vengeance et dans le sang..
Nous sommes dans un univers symbolique, distancié, un univers vaguement effrayant avec ses ombres portées, avec ses éclairages (magnifiques) de Ulrich Niepel, très mobiles qui changent de couleur, qui sont tour à tour crus ou chauds, et qui rendent le spectacle fascinant, comme la coloration écarlate du cyclo à la fin, quand le sang de nouveau a coulé dans le palais d’Agamemnon et que tout est accompli.
Mais nous sommes aussi dans un univers où tout obéit au livret de Hofmannsthal, sans aucune initiative qui en transformerait le sens. La scène initiale des servantes, dont la conversation porte sur Elektra, clairement comparée soit à un chat sauvage au début puis à la fin comme une chienne, se termine par une sorte de rituel où deux servantes lui enfilent un manteau-camisole, qui dissimule son corps et ses mains, c’est ce manteau qui est attaché, comme si enfiler le manteau lui donnait après la scène des servantes, le rôle théâtral qu’elle doit jouer et qu’on veut qu’elle joue, comme si Elektra jouait un rituel au quotidien, entrait en scène au quotidien pour jouer son rôle de chienne attachée à sa niche-tombeau, comme si seule l’animalité pouvait la qualifier. D’ailleurs, dès qu’Oreste a accompli ce qu’il doit, elle se libère et abandonne son manteau. Cette ritualisation renvoie Elektra et l’ensemble des Atrides à une composition huilée où les costumes (de Marie-Luise Strandt) fixent les fonctions : Elektra et Oreste en gris, de ce gris même du cyclo, Chrysothémis en jaune (chryso…en or), et Clytemnestre en rouge, mais d’un rouge jamais éclatant, couleur de sang séché, avec cette longue étole dont Elektra va s’envelopper, comme si elle s’enveloppait dule sang paternel . On reconnaît bien là l’approche déictique et didactique chère à Brecht.

©Stofleth

Autre élément de fidélité à Hofmannsthal, le rire de Clytemnestre à la fin de l’entrevue avec Elektra est l’un des plus longs et des plus spectaculaires qu’on ait entendus (Et Lioba Braun s’en donne à cœur joie), mais nous sommes aussi dans un univers où Elektra se donne toujours à voir, perchée au-dessus du volcan ou de l’océan sonore comme rappel de l’inexorable. Dernier élément hautement symbolique, qui apparaît à la scène finale, pendant qu’Elektra meurt enveloppée du manteau d’Egisthe, Oreste et Chrysothémis guettent quelque chose au loin, comme si le drame qui venait d’exploser en son moment paroxystique annonçait une suite, comme si alors ce plongeoir qui était mémoire et exclusivement mémoire devenait cette tour de guet où l’on guette un futur qui ne vient pas (à la manière du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq), subtil moyen pour Berghaus de souligner la période, l’avenir incertain des républiques du bloc oriental, et l’attente anxieuse de la suite (nous sommes cinq ans avant la chute du mur). Oreste ne cessera de guetter de haut en bas du décor, avant de disparaître, guetteur vain d’un monde incertain.
Comme on le voit, comme sur ce plongeoir il y a plusieurs étages et plusieurs niveaux, il y a plusieurs éléments qui s’imbriquent. De la libération mortifère d’Elektra à une libération aux contours incertains, qu’on attend et qu’on ne voit pas venir.
J’ai d’abord voulu évoquer la performance époustouflante de l’orchestre, puis la mise en scène, parce que l’orchestre en scène devient le foyer sur lequel se concentrent les regards et le fonctionnement du spectacle : ce spectacle prodigieux exige une direction aussi austère que le dispositif scénique, sans volutes, une direction qui sans jamais être plate ou sans âme, vibre de la seule force d’une musique déchainée qui quasiment fait naître ou surgir le drame sans jamais seulement l’accompagner. Tel est le travail de Haenchen.

Scène finale©Stofleth

A ce couple chef-mise en scène répond l’engagement d’une distribution vraiment exceptionnelle par son intelligence : dans une œuvre où on a souvent l’impression qu’il suffit de voix énormes pour que tout passe, c’est l’inverse qui se produit, tout passe parce que les voix d’abord chantent et souvent subtilement.
C’est bien là la surprise de la soirée. On s’attendait à un ouragan sonore, et on a le son, sans l’ouragan. Une prosopopée du son qui se dresse devant nous et qui nous fascine, nous implique totalement, tant le texte, tant les subtilités de la partition nous atteignent en direct, droit au but. Ce travail sur le texte, c’est évidemment la direction musicale qui le détermine, parce qu’elle veille avec rigueur et précision pointilliste à ce que les chanteurs ne soient jamais couverts, malgré l’écran orchestral au premier plan. Bien sûr, la position élevée des chanteurs le permet, mais l’impression qui ressort est bien un travail de projection particulièrement élaboré.
Déjà, les servantes, qui bougent de haut en bas, s’entendent chacune avec un timbre et un volume particulier, et la cinquième servante, la plus jeune et la seule qui défende l’héroïne, avec un regard qui rappelle celui de Kundry vers Parsifal « Ich will die Füße ihr salben und mit meinem Haar sie trocknen », est d’ailleurs très crânement chanté par Marianne Croux. Voix claire, haute, magnifiquement projetée du haut même où Elektra veille habituellement.
Les rôles de complément, le précepteur d’Oreste (Bernd Hofmann), jeune et vieux serviteur (respectivement Patrick Grahl et Paul Henry Vila) s’insèrent de manière fluide dans le flot sonore et toutes les servantes, dans ce chœur très diversifié soit dans l’expression soit dans le volume n’appellent aucune remarque. Thomas Piffka dans Egisthe a la voix un peu abîmée qui convient, mais on y aimerait pour ces courtes interventions plus de caractère et plus de manière, on aimerait un chant grinçant, on a un chant sans âme. L’Oreste de Thomas Fischesser est remarquable : son timbre clair et chaud, à la couleur juvénile, la projection impeccable, la diction et l’articulation exemplaires font de son intervention et notamment son duo avec Elektra un moment clé, tant les deux voix se répondent, entre l’urgence (Elektra) de l’une et l’étrange sérénité de l’autre. On se souviendra aussi longtemps de la manière lente dont il s’éloigne, traversant comme suspendu et étranger les transes des deux sœurs et l’agitation des servantes et de l’orchestre déchainé, et disparaissant lentement tantôt dans la lumière et tantôt dans l’ombre, en guettant on ne sait quoi dans une fixité hallucinée.

©Stofleth

La Clytemnestre de Lioba Braun secoue aussi le spectateur, d’abord par ses cris bestiaux au moment où Oreste la frappe, mais aussi par son rire convulsif à la fin de la scène avec Elektra : elle a su rendre parfaitement l’errance du personnage entre humanité et bestialité, entre tension angoissée et recherche désespérée d’apaisement. Lioba Braun est une vieille connaissance de la scène allemande, une de ses artistes qui n’a jamais été de premier plan, même si elle a chanté un peu partout les grands rôles du répertoire, dont Brangäne dans production Heiner Müller/Barenboim à Bayreuth, mais toujours solide, toujours sans reproche, incarnant toujours de manière intéressante les personnages (je me souviens d’une Kundry frappante). Elle a d’ailleurs dans Clytemnestre la sauvagerie et la douleur d’une Kundry vieillissante : elle sculpte chaque mot, distille chaque expression, et utilise une voix « qui fut » mais qui n’est plus tout à fait, de la manière merveilleuse et prodigieuse des grandes dames du chant dont la technique et l’intelligence supplée aux inévitables problèmes d’usure. Son spectre vocal, qui va du contralto au soprano (Kundry, Brangäne, Eboli, Marschallin et même Isolde), lui permet des ruptures de ton, des changements de registres brutaux, une expressivité audacieuse qu’on n’entend pas toujours dans ce rôle. Elle la joue expressionniste : une artiste à la Edvard Munch. Impressionnante.
Katrin Kapplusch, en troupe à Essen, chante les sopranos dramatiques, de Lady Macbeth à Turandot, de Tosca à Rusalka. Elle campe une intense Chrysothemis, particulièrement à l’aigu qu’elle soutient avec force et grande justesse de ton.
Il lui manque peut-être un peu d’homogénéité dans la voix, notamment les centres et les passages, pas toujours bien négociés, mais l’engagement et la présence sont tels, les aigus (dans la scène finale) sont tellement bien projetés et épanouis qu’on oublie les quelques menus problèmes techniques de ligne de chant. C’est l’intensité qu’on retient, et la présence et aussi l’émotion.

©Stofleth

J’ai suffisamment dans ce blog émis des réserves sur Elena Pankratova, à qui je reprochais un chant puissant, au volume immense, mais sans subtilité ni autre intérêt que le volume, pour saluer aujourd’hui sans réserve une performance exceptionnelle. D’abord, elle a le physique exact de Birgit Nilsson ce qui dans le rôle campe un profil ! Elle n’en a pas la voix, mais elle en a la présence.
Ce qui surprend, c’est que là où l’on s’attendait à du volume, on a une incroyable variété de tons, d’approches, d’expressions. Le travail avec le chef sur le texte, la manière dont l’orchestre soutient, fait que jamais on a entendu Pankratova aussi fragile d’une certaine manière, aussi contrastée, aussi colorée. Son Elektra a une sorte de grandeur tragique dans sa fixation obsessionnelle, dans son rôle de chienne enchaînée, et en même temps dans son extrême fragilité, qu’elle sait rendre dans sa voix que j’ai rarement entendue aussi diversifiée dans l’expression. Si les aigus sont bien là, mais pas aussi puissants qu’on pourrait penser, il y a surtout tout le reste et c’est le reste qui est passionnant. Elle est tour à tour butée, émouvante, terrible, bourreau et victime. On a entendu de très grandes Elektra à commencer par Herlitzius, ou Polaski, ou Behrens et bien sûr Nilsson ; Elena Pankratova se place dans cette lignée : c’est une très grande performance qu’elle a offerte au public lyonnais.

Au sortir de ce spectacle, on ne peut que souligner l’extraordinaire travail d’une Berghaus visionnaire, qui projette à la face du spectateur une complexité qui n’a d’écho que dans la complexité sonore illustrée par la direction musicale, dans un système allégorique qui révèle en même temps la puissance du mythe, qui ne cesse de renaître, quels que soient les temps. Ces gens qui guettent angoissés le futur forcément noir d’un monde tragique, c’étaient les habitants de la DDR en 1984, et aujourd’hui, c’est évidemment nous, au bord du plongeoir d’où nous risquons de chuter. [wpsr_facebook]

 

VICHY: RÊVE D’OPÉRA POUR OPÉRA DE RÊVE

Lire en lien la critique de l’Incoronazione di Poppea sur Wanderer

L’occasion fait le larron. J’ai eu le plaisir d’assister le 7 mars dernier à la représentation de L’incoronazione di Poppea  de Claudio Monteverdi , dans la production désormais historique de Klaus Michael Grüber prévue dans le cadre du festival  annuel  de l’Opéra de Lyon. Marquant la première année de la nouvelle « grande région » Auvergne-Rhône-Alpes, Serge Dorny a organisé avec l’Opéra de Vichy une série de trois représentations, voulant ainsi affirmer le rôle régional de l’Opéra de Lyon.
Cette salle, dont j’avais entendu parler mais qui m’était inconnue a été récemment restaurée. C’est un bijou Art Nouveau qui constitue  un cadre somptueux pour les représentations d’opéra, avec des espaces majestueux et une décoration splendide, mordorée qui tourne le dos au rouge obsessionnel des théâtres. Elle peut accueillir 1450 spectateurs environ, c’est-à-dire à peu près la jauge de l’Opéra-Comique de Paris, et plus que Lyon (1100 places) .
Evidemment, sa construction au début du siècle (1903) correspond à un âge d’or du thermalisme à Vichy qui se termine aux années 1940 où la salle sert à l’assemblée nationale qui donne les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, ouvrant les pages parmi les plus noires (ou brunes) de notre histoire. Il reste que pendant la première moitié du siècle, l’opéra de Vichy est une des salles les plus actives de France pour les représentations d’opéra.
Aujourd’hui de cet âge d’or il reste peu de choses, sinon cette salle qui est un véritable joyau, et qui mériterait sans doute une réhabilitation artistique, comme la réhabilitation architecturale qui l’a rendue à sa splendeur.
Car cette situation est bien la conséquence du déclin lent et presque inexorable d’une ville marquée désormais par l’histoire, et par le statut étrange du thermalisme en France. Là où en Europe centrale les villes thermales sont l’objet de restaurations architecturales (voir Marienske Lazne -Marienbad -ou Karlovy Vary – Karlsbad – en république Tchèque) et d’une politique touristique assez agressive, là où en Allemagne et en Autriche le thermalisme est une grande tradition, la situation française est plus contrastée : à Aix en Provence par exemple, ville thermale millénaire, il n’y a plus de thermalisme. Vichy n’en est pas là, mais son opéra est une métaphore de la ville, avec ses splendeurs architecturales, témoignage irremplaçable d’une époque (Napoléon III) avec ses villas, ses immeubles caprices de millionnaires (en Francs Or), et un étrange parfum de suranné dont on ne sait pas trop quoi faire. La plupart des palaces ont été transformés en appartements, et les choix touristiques semblent flous. On y oublie en tous cas que la culture est aussi un vecteur économique important (ce qu’Aix en Provence n’a pas oublié avec son Festival annuel), mais pas seulement. La culture peut divertir les curistes, mais drainer aussi un tourisme différent. L’avènement de la région Auvergne Rhône-Alpes pourrait en être l’occasion.
Je suis perplexe par des choix  qui semblent avoir définitivement acté une situation sans doute obérée par le manque de moyens. À ce titre la direction de l’Opéra de Vichy propose quand même une saison faite de rencontres musicales diverses, récitals, soirées musicales, opéra avec des forces locales ou régionales d’excellence comme l’Orchestre d’Auvergne, mais cela me semble timide.

Je pense en fait que la salle pourrait être le lieu non d’une” programmation” mais de “projets”. Si les idées sont bonnes, et ouvertes, on peut sans doute attirer des financeurs, et en finir avec  une image tiraillée entre Napoléon III et Pétain pour faire de Vichy un centre d’intérêt culturel, et pas seulement thermal.
Parce que le lieu m’a fasciné, j’ai un peu médité sur ce théâtre pour ses potentialités : c’est clair, on ne fera pas de Vichy à court terme un opéra au quotidien, ni même une salle offrant une saison comparable à celle d’autres opéras en région ou à ce que Vichy offrait dans les années vingt, mais pas si loin il y a Dijon, une salle qui pendant longtemps fut le siège de l’opéra de papa et grand-papa, exactement ce-qu’il-ne fallait-pas faire et qui grâce à une programmation intelligente et hardie dans les dernières années a réussi à drainer un public plus jeune et plus diversifié. Vichy, environ 25000 habitants, n’est pas Dijon, mais proche de Clermont Ferrand (et reliée par autoroute) elle peut servir un bassin potentiel important. A la faveur de la Grande région on pourrait aussi penser à un réseau Vichy-Saint Etienne sur le modèle de l’opéra du Rhin, voire en lien avec le Festival de la Chaise-Dieu qui reste un grand festival de l’Auvergne et bien sûr avec le Centre National du Costume de scène de Moulins, autre joyau, qui d’ailleurs collabore déjà avec l’Opéra de Vichy: une nouvelle organisation qui pourrait peut-être pousser aussi la scène lyrique de Saint Etienne à sortir de sa gentille médiocrité. Je n’ose penser à une gestion liée à l’opéra de Lyon qui deviendrait alors un authentique opéra régional avec des résonances réelles en région. Cela supposerait bien sûr d’autres budgets et surtout des politiques dynamiques et pas étroites, avec une réflexion sur de nouvelles organisations musicales car le plan Landowski a peut-être fait son temps.
On peut aussi évoquer l’idée d’une académie, à l’instar de celle d’Aix en Provence, née avec Stéphane Lissner, qui pourrait susciter des émules. Il me semble qu’entre les conservatoires, et les structures qui travaillent pour les jeunes  comme le Studio de l’Opéra de Lyon (c’est lui qui présente L’Incoronazione di Poppea) l’Atelier Lyrique de Tourcoing, voire celui de l’Opéra de Paris, ou d’autres on pourrait faire de Vichy un lieu où les différentes productions de jeunes (par exemple les productions de Paris qui sont présentées à l’Amphithéâtre) soient présentées au cours de rencontres lyriques: je ne pense pas que les coûts en seraient énormes, mais au moins, on aurait à Vichy, dans une structure ad hoc, des spectacles qui honoreraient cette salle, et les artistes jeunes qui profiteraient de ce cadre magnifique et de l’agrément de la ville..
Continuons à rêver…Il y aurait là de quoi faire une saison musicale d’été ou non, avec un orchestre de jeunes en résidence, des artistes qui aiment transmettre, et un vrai projet annuel. Ainsi pourrait-on dans ce cadre, en utilisant l’opéra et d ‘autres espaces:

  • Proposer quelques concerts symphoniques
  • Proposer quelques concerts de musique de chambre ou récitals
  • Proposer une production d’opéra préparée en académie

Les fonds pourraient aussi être trouvés du côté de l’Europe (Fonds social Européen) et avec une bonne communication, on pourrait construire un projet authentiquement international multi-métiers de la musique, qui n’existe absolument pas en France où visiblement chacun préfère travailler de son côté et pour certains vivoter. Entre la rencontre des ateliers lyriques et une académie d’été ou de printemps, il y a déjà de quoi  gamberger.
Si des projets similaires étaient lancés autour du théâtre et/ou de la danse, voyez quelle activité pourrait développer Vichy et quelle attraction culturelle ce théâtre et cette ville pourraient constituer par des projets structurés autour de jeunes artistes du spectacle vivant : que pareil outil et pareil lieu ne soient pas investis par un grand projet culturel  me laisse dubitatif sur l’ambition des édiles locaux voire régionaux.
À l’occasion de la naissance de cette grande région Auvergne-Rhône-Alpes, immense force économique et incroyable réservoir culturel, il faut penser liens, collaborations, partenariats, projets communs et non rivalités clochemerlesques stérilisantes. Il faut surtout penser la culture comme investissement et non comme dépense.
Mais je rêve sans doute : les débats actuels ne considèrent pas la culture comme un vecteur réel, économique et  social, ni comme enjeu : on préfère se perdre dans les incantations ou des débats nombrilistes et stériles. Je préfère quant à moi être optimiste (et pas utopique car ce que je viens d’évoquer n’a rien d’utopique) et Vichy m’a fait rêver…
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© Christophe Morlat

IN MEMORIAM ALBERTO ZEDDA (1928-2017)

Alberto Zedda (1028-2017) © ANSA

Le 13 novembre dernier, Alberto Zedda dirigeait Ermione de Rossini à l’Opéra de Lyon et deux jours après au Théâtre des Champs Elysées, ce furent ses dernières apparitions françaises. Je l’avais vu diriger l’an dernier Armida (celle de Rossini évidemment) à l’opéra de Gand. Un petit homme à l’œil pétillant et vif, affable, de cette bonhommie qui est celle de sa région d’adoption, les Marche, dont la ville de Pesaro qui l’a vu mourir est l’un des principaux centres. Milanais, il a étudié au conservatoire de la ville, et sa réputation vient de son travail de musicologue, indissolublement lié à Gioachino Rossini, bien qu’il ait aussi travaillé sur d’autres compositeurs. Comme musicologue, son nom est aussi attaché aux premières éditions critiques de Rossini, dont celle du Barbiere di Siviglia qu’Abbado dirigea le premier à la Scala en 1969. A son nom est souvent associé celui de l’américain Philip Gossett, mais ce dernier s’est éloigné de la fondation Rossini et de Ricordi pour travailler avec Bärenreiter.

Alberto Zedda a été consultant, puis directeur artistique du Festival de Pesaro jusqu’à 2015 : il éditait les partitions et souvent ensuite les dirigeait à Pesaro. Il a été aussi consultant de divers centres de perfectionnement pour jeunes chanteurs, notamment à Valencia (Espagne), et dirigeait un peu partout Rossini, et notamment ce Rossini qu’on connaît moins, le Rossini serio.
Pesaro, c’était le lieu de sa seconde naissance, le lieu qu’il a pu suivre depuis sa création, un lieu original en Italie, qui n’a pas son équivalent dans le monde ; on l’appelle de Bayreuth rossinien parce qu’à Pesaro on joue exclusivement Rossini, comme à Bayreuth Wagner. Mais il y a une chaîne « du producteur au consommateur » à Pesaro qui n’existe pas à Bayreuth. Le projet de Pesaro est lié d’abord au travail critique et philologique effectué par la Fondation Rossini en lien avec l’éditeur Ricordi, qui a suscité ensuite le Festival en 1980 pour la représentation des œuvres qu’on venait d’éditer, mais en même temps le projet pédagogique du Festival, en étroit lien avec le territoire des Marche (Conservatoires, Universités, et notamment Urbino voisine) et surtout l’Accademia Rossiniana, cycle  de formation annuel de jeunes chanteurs au style et à la dramaturgie rossiniennes où nombre de vedettes d’aujourd’hui se sont fait les dents et la voix. Alberto Zedda en était le directeur depuis sa création en 1981. C’était un pédagogue du chant, un spécialiste de l’ornementation rossinienne qui savait travailler avec les jeunes. D’une grande gentillesse, mais aussi d’une grande exigence, il avait su donner à Pesaro (Fondation, Accademia, Festival) cette réputation de rigueur et de cohérence qui en a assuré et la gloire et la pérennité.

Plus discuté par la critique comme chef d’orchestre, personne ne lui discutait en revanche la connaissance profonde des partitions, mais il a su travailler très tôt avec Claudio Abbado qui a assuré la direction et la diffusion des grands opéras bouffes de Rossini de 1969 à 1990 environ,  tous (Barbiere, Cenerentola, Italiana in Algeri, Viaggio a Reims) dirigés par Abbado dans les éditions critiques de Pesaro, qui avait su trouver à la fois le son, le rythme, le sens théâtral si juste que ces références-là restent indiscutées. Le travail philologique était ainsi prolongé à la scène (avant même la naissance du Rossini Opera Festival) par celui d’Abbado qui faisait sonner comme personne la musique authentique retrouvée par Zedda.
Les théâtres faisaient souvent appel à Alberto Zedda, et notamment dans le Rossini serio moins joué et moins connu car il restait un gage d’authenticité rossinienne, notamment dans la préparation des musiciens et des équipes de chanteurs, et qu’il était l’un des seuls, sinon le seul, à posséder tout le répertoire rossinien resté rare dans les théâtres, même en Italie. Sa disponibilité et son sens de la pédagogie faisaient le reste.

Le pilier de Pesaro disparaît, à 89 ans, une figure essentielle, presque déjà légendaire de son vivant. Mais c’est aussi sans doute le pilier premier : telle qu’est conçue la politique du Festival, je n’ai pas de doute qu’on saura trouver ceux qui continueront le grand-œuvre. Si Rossini était le cygne de Pesaro, Alberto Zedda a travaillé le chant du cygne sa vie durant.[wpsr_facebook]

“Locandina” du Teatro alla Scala du Barbiere di Siviglia dans la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle et dans l’édition d’Alberto Zedda (1969), encore aujourd’hui au répertoire de ce théâtre