BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD le 27 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Das Rheingold ©Enrico Nawrath
Das Rheingold ©Enrico Nawrath

Je relisais pour éviter de me répéter mon compte rendu de l’an dernier , et je crains de ne devoir tout de même me permettre quelques redites. Je recommande au lecteur nouveau venu sur ce blog de s’y reporter pour une lecture scénique plus détaillée.
Ce Ring qui a horrifié certains et que la presse a accueilli avec fraîcheur, avec scepticisme, avec fatalisme et quelquefois avec enthousiasme est un travail d’une intelligence et d’une profondeur rares, qui cumule les talents, à commencer par celui du décorateur Aleksandar Denić qui a construit les décors les plus impressionnants à voir aujourd’hui sur une scène.

De Frank Castorf à quoi s’attendre d’autre qu’une lecture idéologique d’un récit qui raconte la naissance du monde (contemporain) et sa soif de pouvoir et d’or. Il le voit en l’adaptant à la réalité historique, et notamment à l’histoire du pétrole (l’Or noir) avec son cortège de conséquences sur la fin des blocs et notamment du bloc soviétique, sur le pouvoir définitif du Walhalla/Wall Street, et sur ses effets sur le fonctionnement de la société, faite de petits arrangements médiocres, de mafias minables, de vendus et d’achetables, le tout dans une perspective historique avançant d’acte en acte dès Walküre .

La particularité de sa manière de raconter Rheingold, le prologue de cette longue histoire, c’est qu’il en fait une vision de l’après dans une version de type comics ou  film de série B. Le prologue est donc un épilogue.
La question initiale de ce Ring à laquelle Castorf essaie de répondre est simple:
vous allez voir un monde pourri rempli de minables, comment en est on arrivé là ?
Ce prologue est non plus le regard sur les racines du mal, le récit de la première tromperie, mais l’état du monde après inventaire.
Que reste-t-il du monde? Il reste ce petit monde en miniature, concentré autour de ses trafics du fin fond du Texas où Wotan est un maquereau minable et Alberich un tenancier de boite interlope. Tous pareils, tous pourris, tous à jeter.

De même qu’à la fin du Crépuscule, rien ne bouge, dans la montée au Walhalla de Rheingold, il n’y a pas de Walhalla, sinon cette station-service sur le toit de laquelle tous les Dieux réunis marchent, regardent, un peu hébétés et que Loge préfère fuir après avoir tenté de la faire exploser. Il s’est passé tant de choses en 2h30 et en fait il ne s’est rien passé puisque rien ne change, sinon quelques morts en plus, quelques bagarres en plus et tout ce qui fait la joie des films de série B, avec leur filles pulpeuses, leurs petits souteneurs et leurs affaires louches.

Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze

L’apparition d’Erda est à ce titre fulminante. Nadine Weissmann est prodigieuse dans ce personnage improbable de maquerelle qui a réussi : c’est l’un des grands moments d’un Rheingold qui reste pour moi un chef d’œuvre de virtuosité scénique, jouant habilement du théâtre et de la vidéo, chacun dans son rôle, et obligeant le spectateur à une attention démultipliée.
Il est en effet impossible de se concentrer sur la seule musique, parce qu’il faut se concentrer sur le tout. Puisque nous sommes au temple de la Gesamtkunstwerk : il faut à la fois tout voir, tout comprendre, et se démultiplier tout en prenant chaque élément comme un élément du tout, qui n’a jamais de sens singulier mais un sens au service d’une entreprise globale.
Ainsi un chef d’orchestre persuadé de la primauté de la musique ne supporterait pas ce foisonnement, cette profusion, ces débordements et tous les excès et redondances, qui laissent beaucoup de spectateurs  désarçonnés : derrière moi on soupirait , on éructait (discrètement) en exprimant l’étonnement, l’agacement, la surprise, la perplexité : quoi ? les filles du Rhin devant une piscine ? faisant sécher leurs petites culottes, mangeant des saucisses au ketchup grillées au barbecue ? 

Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath
Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath


Et quoi ? Les Dieux rassemblés dans une petite chambre d’hôtel livrés à mille activités licites ou non, dicibles ou non, qu’on essaie de démêler par la vidéo car il est impossible de tout embrasser par le seul regard théâtral? la vision globale est d’une incroyable drôlerie : impossible de croire à ces dieux là, impossible de croire à cette histoire-là née pour faire pschitttt !
Certes, pour qui aime le théâtre, le théâtre intelligent, techniquement impeccable, pour qui aime la virtuosité scénique et surtout l’implacable rigueur, c’est un enchantement, que l’on ne peut voir qu’à Bayreuth, parce que c’est le seul lieu qui puisse donner toutes les possibilités techniques au service d’un spectacle (même si Castorf a souvent rouspété et même plus), parce que c’est aussi un laboratoire, selon la volonté de Wolfgang Wagner. Wolfgang a théorisé la philosophie du Neubayreuth lorsqu’il a appelé à partir de 1972 d’autres metteurs en scène (le premier fut Götz Friedrich pour Tannhäuser): tout spectacle est une proposition, et ne peut être considéré ni comme une vision définitive, ni comme un travail achevé, c’est un perpétuel work in progress.
Bayreuth est de fait ainsi le seul vrai « Festival »: dans la plupart des autres, les productions sont des co-productions qu’on va voir ailleurs, dans des théâtres d’opéra ordinaires. À Bayreuth, une production est uniquement faite pour cette salle, uniquement présentée dans cette salle (il y a quelques exceptions quand le Festival allait au Japon dans les années 60) et pour un public qu’on suppose averti : d’ailleurs, ne comptez pas sur les surtitres, il n’y en a pas.
Ainsi le travail de Castorf est-il d’abord un travail intellectuel avant d’être scénique, qui interpelle l’histoire, la philosophie, la culture cinématographique et qui prend son sens non seulement par ce qu’on voit, mais par le cheminement qui aboutit à ce que l’on voit. Qui se lance dans le travail d’analyse de ce cheminement en découvre alors toute la richesse, toute la finesse, toute la rigueur.
Ce spectacle n’est pas fait pour le consommateur, il est fait pour le promeneur amoureux, il est fait pour aimer et chercher, pour lire et fouiller, pour explorer mais aussi pour discuter, passionnément. Il est fait en réalité pour tout ce que ne produisent pas les sociétés d’aujourd’hui, plutôt du genre Kleenex: ce spectacle a besoin de temps, il a besoin de réflexion, il a besoin de culture et d’acculturation, il a besoin de disponibilité, il a besoin qu’on y revienne. Rien n’est jetable ici, ce qui pose problème dans un monde du jetable en permanence et du touche à tout consumériste.

Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath
Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath

Alors, il faut pour un tel spectacle un chef et une compagnie de chanteurs qui puissent partager cette conviction. Les remplacements de la troupe initiale montrent certaines limites de l’entreprise. Albert Dohmen est Alberich, vu que le malheureux Oleg Bryjak (qui remplaçait déjà en 2014 Martin Winkler, l’Alberich de 2013) a trouvé la mort dans l’accident de la Germanwings dans les Alpes. Dolmen est un grand artiste, même si la voix est fatiguée, il sait tenir la scène, avec une vraie présence mais Bryjak avait l’an dernier ce côté vulgaire et négligé, ce côté déglingué, là où Dohmen est plus contrôlé voire un tantinet plus distingué. Il reste que certains moments (la malédiction) sont vraiment impressionnants.
Plus encore John Daszak en Loge, au chant très maîtrisé, à la voix claire, bien projetée : un Loge qui a Siegfried à son répertoire est plutôt rare. On préfère en général des ténors de caractère pour Loge, comme le furent Graham Clark ou Heinz Zednik, bien qu’à Bayreuth on ait eu pour Loge tantôt des ténors de caractère, tantôt des ténors à la voix plus large comme Siegfried Jerusalem ou Manfred Jung. L’an dernier, Norbert Ernst était plutôt un caractériste, habillé en levantin roublard (perruque brune frisée, teint mat).

Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze
Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze

Avec Daszak, à l’allure si différente , grand, chauve, plutôt un physique de héros, on est dans un tout autre genre que le petit levantin. La diction même est plus neutre, moins colorée. Il faut pour Loge quelqu’un qui sache parfaitement la langue allemande pour bien nuancer chaque parole. Daszak a le timbre et la voix, mais il n’a pas beaucoup le caractère. Ainsi son Loge est il plus impersonnel, plus mal à l’aise aussi dans ce monde de malfrats traficoteurs. Alors il distancie par une attitude plus froide, moins concernée, un peu plus raide. C’est un aristocrate dans un monde de petites frappes : on comprend alors mieux qu’il soit tenté de tout faire exploser avec son briquet (ce dieu du feu a son briquet comme grigri…). Ce monde n’est pas pour lui, et il en disparaît donc en tant que personnage.
Çà et là aussi quelques changements pour les autres: Okka von der Damerau hélas a quitté la distribution (c’est Anna Lapkovskaja qui lui succède),

Une histoire de série B ©Enrico Nawrath
Une histoire de série B ©Enrico Nawrath

Allison Oakes devient une jolie Freia (elle n’était l’an dernier que Gutrune) à la place d’Elisabet Strid , Donner est Daniel Schmutzhard que les parisiens ont vu dans Papageno de la Flûte enchantée (production Carsen) et il s’en sort très bien en petit malfrat de province à la gâchette facile et dans les Heda Hedo, tandis que Fafner n’est plus Sorin Coliban mais Andreas Hörl, alors que Fasolt reste un Wilhelm Schwinghammer plus en place que dans l’Heinrich de Lohengrin.
Avec pareil travail scénique, il faut des chanteurs qui sachent plier leur voix au rythme, à la vivacité, à la conversation et ne se laissent pas aller à l’histrionisme vocal (encore que Rheingold ne soit pas fait pour), et les voix seules ne suffisent pas, il faut vraiment des personnages. C’est le cas aussi bien de la Fricka de Claudia Mahnke, bien meilleure dans le dialogue de Rheingold que dans Walküre à la vocalité plus spectaculaire, que d’Allison Oakes, magnifique de vérité dans son rôle de poupée ballotée de bande (des Dieux) en bande (des Géants).

Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath
Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath

J’ai dit combien Nadine Weissmann, très correcte vocalement, mais pas exceptionnelle, était en revanche impressionnante dans le personnage d’Erda, avec une vraie gueule.
Du côté des hommes, Lothar Odinius en Froh/Michael Douglas est très efficace et très juste, il connaît bien la mise en scène et cela se voit.

Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze
Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze

Le Mime d’Andreas Conrad est comme toujours remarquable, dans une production où il est peut-être sacrifié comme personnage : la scène de Nibelheim est traitée par Castorf de manière moins spectaculaire que la tradition ne le veut. Nibelheim n’est qu’une version encore plus cheap du monde de Wotan, dans le style bar gay. Castorf fait de la scène une sorte de conversation entre petits truands où, une fois que Wotan a affirmé sa supériorité, et non son pouvoir, les choses se neutralisent. Plus conversation que conquête, plus tractations de basses œuvres que piège : ce n’est pas pour moi le moment le plus clair ni le plus réussi de la mise en scène, mais y apparaît la roulotte de Mime qu’on reverra durant Siegfried et on en retient surtout l’image singulière très souvent reprise par la presse de tous ces messieurs sur des chaises longues, face au public pour la photo de cette sorte de Yalta des p’tits voleurs.
Quant à Wolfgang Koch, il n’a rien du Wotan dominateur du monde, c’est le tenancier du Motel/station service Texaco. Un tenancier un peu violent, jouisseur en veux-tu en voilà, un gentil sale type, un mac de quartier. Sa manière de dire le texte, sa science de la modulation, la couleur vocale en font un Wotan modèle pour la mise en scène de Castorf, il n’a rien de la grandeur torturée d’un McIntyre, ou de la noblesse d’un Theo Adam. Voilà un chanteur d’une grande intelligence, d’une très grande plasticité et qui est entré dans la logique de la production avec gourmandise. On lui demande d’être ce Wotan version Rapetou et de ne pas prétendre être le personnage principal du drame comme on le voit souvent, il joue parfaitement le jeu, avec justesse, naturel, et surtout avec une grande intelligence, une grande disponibilité, ainsi qu’une superbe intuition, malheureusement pour la dernière fois puisque l’an prochain c’est Iain Paterson qui reprend le rôle dans Rheingold (trois Wotan sont prévus: dans Walküre John Lundgren et dans Siegfried le Wanderer sera Thomas J.Mayer)
Dans une telle conception, l’orchestre ne peut être le protagoniste. Il n’y pas de protagoniste dans cette version 2013/2015 de la Gesamtkunstwerk. Ce que j’avais écrit sur Petrenko l’an dernier est encore vérifiable cette année, j’y renvoie donc le lecteur pour une analyse de son approche, sur laquelle je vais tout de même revenir.
Y-a-t-il un impératif catégorique pour faire entendre Wagner ? Un style, qui par delà les personnalités différentes, resterait en quelque sorte immuable, un style fondamental avec variations, comme Barenboim ou Solti seraient une variation sur Furtwängler, comme Thielemann une variation sur Karajan, mais tous recherchant la plénitude sonore d’un discours lyrique, l’énergie de l’héroïsme, des cuivres rutilants et des cordes en état d’ivresse pour faire fondre de plaisir le spectateur drogué à la cocaïne wagnérienne.
À entendre le travail de Kirill Petrenko, on en est loin . Et je comprends que ceux qui pensent qu’il y a des fondamentaux chez Wagner, des immuables, des passages obligés, un son “Wagner” puissent rejeter pareille interprétation. Si ce Rheingold est globalement assez voisin de celui de l’an dernier, il est différent de celui de Munich que Petrenko a dirigé au printemps même si visiblement le choix est celui d’un Rheingold plutôt allégé et lyrique. Mais le lyrisme était ce qui dominait à Munich ; ici c’est le choix de faire ressortir le texte avec un soin jaloux et de gérer l’orchestre comme la continuation de la conversation scénique ou comme une conversation parallèle avec une étonnante symphonie de couleurs instrumentales comme on pourrait distinguer différentes couleurs vocales, avec des nuances infinies notamment aux cordes (les altos ! les contrebasses !) ou aux bois. Cette clarté est d’autant plus fascinante que le volume de l’orchestre est volontairement retenu, voire très retenu. Certes, ce que nous voyons sur scène ne nous fait ni rêver d’héroïsme, ni d’épopée, et alors, Petrenko adapte l’orchestre à ce qu’il voit. C’est la force de ces chefs d’exception de ne pas « suivre leur idée » et la mettre en démonstration indépendamment de ce qui se passe sur scène, mais d’accompagner le plateau et la mise en scène en réorientant le travail orchestral en fonction du travail commun avec le metteur en scène.

Walhalla ©Enrico Nawrath
Walhalla ©Enrico Nawrath

Un exemple, la montée au Walhalla, qui est ahurissante de lyrisme, de clarté, de somptuosité sonore, est d’autant plus juste dans cette mise en scène qu’elle devient mordante ironie, vu…qu’il n’y a pas de Walhalla, et que la musique tourne somptueusement…à vide : voilà comment Petrenko sert le dessein de Castorf.
J’avais remarqué dans Lulu qu’il a dirigé à Munich en mai/juin le choix qu’il faisait face à la Lulu intimiste et singulière de Tcherniakov, de retenir le volume de l’orchestre pour en faire l’accompagnateur de scènes de théâtre qui sont autant de saynètes dans un espace réduit et glacé: il a approché Lulu dans une version chambriste et glaciale.
Ici, c’est en quelque sorte la même option, mais sans rien de glacé. Tout est fluide, tout suit un discours continu, rythmé, à un rythme presque mozartien. Je ne sais si je vais réussir à rendre l’idée de ce travail, mais la manière de faire fonctionner la musique m’a rappelé le Mozart du deuxième acte des Nozze, un continuum quelquefois tendu, quelquefois haletant, jamais démonstratif, seulement au service non des voix, mais des personnages et de l’action. Il en résulte une musicalité nouvelle, une version cinéma-vérité de Rheingold qui colle avec la scène d’une manière inouïe : la musique de Wagner vécue par beaucoup, pensée par beaucoup, sentie par beaucoup comme protagoniste, devenant, dans cette salle où elle est masquée, le véritable accompagnement musical de la scène, musique de film, scandant le drame, colorant l’action, éclairant les dialogues et jamais, sauf si nécessaire, au premier plan, une musique fonctionnelle en quelque sorte. Fascinant.

Au terme de ce Rheingold, une troisième vision aussi stimulante, passionnante, riche, que les deux précédentes, un seul regret, que ceux qui vendent des places en surplus, une vingtaine de personnes, ne trouvent pas d’acheteurs, tellement la production fait peur. Que cette production fasse office d’épouvantail est pour moi un indice de la stupidité des temps et de ce désir de conformisme à tout crin. Si même à Bayreuth on ne veut plus voir les produits d’une réflexion sur les possibles, tous les possibles du texte wagnérien, et malgré une réalisation musicale d’exception, alors nous sommes devenus les rats du Lohengrin de Neuenfels.[wpsr_facebook]

Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz
Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 26 juillet 2015 (Dir.mus: Alain ALTINOGLU; Ms en scène : Hans NEUENFELS)

Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath
Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath

C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, et cette dernière édition de la production de Lohengrin signée Hans Neuenfels, la fameuse « production des rats » qui fit couler tant d’encre le confirme au vu du triomphe extraordinaire qui a fait exploser la salle pendant 25 minutes après le baisser de rideau : rappels, hurlements, battements de pieds, standing ovations d’une longueur inusitée notamment pour Klaus Florian Vogt : ce soir, Bayreuth était le Bayreuth des grands soirs, des grands triomphes, de ceux dont tout spectateur se souvient parce qu’il n’y a qu’à Bayreuth que cela se passe ainsi, même si le Geschäftsführender Direktor Hans-Dieter Sense a déclaré que battre des pieds nuisait à la solidité du bâtiment.
Ce Lohengrin est, avec le nouveau Tristan, le plus recherché. Il est quasiment impossible de trouver des places à la revente.
Et qui se souvient encore que Lohengrin lors de la création de cette mise en scène en 2010 était Jonas Kaufmann, venu à Bayreuth et reparti aussi vite, tant Klaus Florian Vogt a marqué et reste indissolublement lié à cette production et à ce rôle ?

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Enrico Nawrath
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Jörg Schulze

Vogt est l’un de ces chanteurs clivants : certains détestent cette voix nasale, presque adolescente par ses inflexions, d’autres le portent aux nues et chavirent. De fait, la voix de Vogt est une voix difficile, inadaptée à pas mal de rôles, on l’a entendu à la Scala dans Fidelio où il n’était pas totalement convaincant, et dans Siegmund, il est un peu irrégulier, mais quand même plus adapté. À Bayreuth (et ailleurs) il fut un Walther exceptionnel, mais Lohengrin reste sa carte de visite. On peut même affirmer qu’il est unique dans ce rôle, même si le marché lyrique peut proposer un certain nombre d’autres ténors, et même s’il arrive à Kaufmann de le chanter . Vogt a d’ailleurs peut-être une voix adaptée à un répertoire plus récent : il ferait par exemple (s’il pouvait chanter en français) un Pelléas d’exception, car il en a le côté insolite et la poésie.
Ce qui est unique, c’est que le timbre est complètement adapté à Lohengrin, tombant du ciel, venu d’un ailleurs lointain. Ce timbre est si particulier qu’il donne à son personnage un parfum d’étrangeté dont aucun autre ténor ne peut se prévaloir. À cela s’ajoute évidemment des qualités de diction, de tenue de souffle, de ligne de chant et d’homogénéité qui sont les prérequis du chant wagnérien et qu’il cumule tous. Son émission est parfaite, la clarté de son chant est à peu près unique : on comprend tout, des notes les plus basses aux plus hautes. Bref, c’est un modèle. De ma vie de mélomane je n’ai entendu pareil Lohengrin, si régulier dans la perfection en toutes circonstances. Comment s’étonner alors de la standing ovation accompagnée de tous les hurlements possibles, des battements de pieds si dangereux pour la salle par leur énergie, des applaudissements à tout rompre. Le public venait pour lui, pour cette dernière édition avant la nouvelle de 2018, et il a été comblé.

Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze
Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze

Mais il n’était pas seul, et Annette Dasch a partagé le succès phénoménal de la représentation. Beaucoup avaient émis des doutes sur son Elsa lorsqu’elle fut affichée en 2010. L’Elsa préférée d’aujourd’hui c’est Anja Harteros, vue à la Scala, à Munich, à Berlin encore ce printemps (voir ce blog). Et pourtant, Annette Dasch porte en elle une qualité qu’Anja Harteros n’a pas en Elsa, c’est la fragilité. Une fragilité vocale : la voix est aux limites, mais pour un poil reste en-deçà ; nous sommes sur le fil du rasoir. Une fragilité du personnage, juvénile, hésitant, timide, écrasé. Et ces deux fragilités conjuguées donnent à son chant une indicible émotion. Il ne faut pas attendre de cette Elsa des moments épiques, mais un lyrisme permanent, soutenu par une belle technique, une jolie ligne, que donne la fréquentation de l’oratorio, et ce soir les notes les plus aiguës étaient là, bien larges, bien soutenues par le souffle, plus franches que les années précédentes. Elle a aussi déchaîné l’enthousiasme et c’était mérité.

Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath
Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath

Petra Lang en Ortrud était dans une forme éblouissante, avec des aigus dardés d’une puissance phénoménale et sans les problèmes de justesse, qu’elle peut quelquefois avoir. Elle est une Ortrud authentique, bien plus que Brünnhilde qu’elle chante souvent, et sans doute plus que l’Isolde qu’elle reprendrait peut-être l’an prochain dans ces lieux, à ce que la rumeur fait circuler. D’Ortrud elle a les aigus éclatants, les sons rauques, la violence et la présence. Triomphe comme il se doit.

Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze
Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze

Le Telramund de Jukka Rasilainen était plus présent, plus en voix aussi qu’à d’autres occasions. Voilà un chanteur de très bon niveau dont on entend peu parler et qui mène une carrière solide. Son Telramund, sans être mythique (Y en a-t-il au fait ?), est présent, affirmé, la voix qui n’a pas un timbre éclatant a une belle projection et de la puissance. C’est sans doute l’une de ses meilleurs incarnations.

 

 

 

 

König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze
König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze

J’ai plus de réserves sur le Heinrich de Wilhelm Schwinghammer, très correct au demeurant, mais sans grande personnalité. La voix n’a pas la beauté intrinsèque qu’avait celle de Georg Zeppenfeld dans ce rôle, sur cette scène et dans cette production, et surtout, il ne réussit pas une incarnation aussi frappante ni aussi hallucinée : Neuenfels veut justement un Roi de comédie, une sorte de Bérenger sorti du Roi se meurt, car il veut un personnage à la Ionesco, seulement capable de confier son destin à un Telramund ou à un Lohengrin de passage et peu capable de gouverner, encore moins de faire la guerre. Schwinghammer fait avec conscience et probité ce qu’on lui demande : il joue, il n’est pas.
Autre petite déception, le Heerrufer de Samuel Youn qui était si impressionnant par la pose de voix, par la justesse de ton, par la diction, par la clarté. Cette année, il garde bien sûr ses qualités techniques éminentes, mais la voix semble moins ouverte, et surtout il a l’air de s’ennuyer. Il est vrai que dans quelques jours il sera le Hollandais, ce qui est un autre défi qu’il relève depuis plusieurs années et que le Heerrufer n’est pas un rôle bien passionnant : il demeure que, confié à des médiocres, il peut détruire une représentation (au moins le premier acte), et que de très bons Heerrufer comme Samuel Youn ou Michael Nagy, magnifique lui aussi, sont rares.

Image finale acte II©Enrico Nawrath
Image finale acte II©Enrico Nawrath

Pas de Lohengrin sans un chœur d’exception : celui de Bayreuth, dirigé par Eberhard Friedrich, désormais à Hambourg après avoir été à la tête du chœur de la Staatsoper de Berlin, est structurellement exceptionnel, depuis les origines. On ne sait quoi louer de l’éclat, de la clarté, de la diction, de la manière d’adoucir et de retenir le son, de la capacité à moduler.  À lui seul, il vaut le voyage, même affublé des masques ou des queues de rats et même sautillant avec les énormes pieds dans les costumes imaginés par Reinhard von der Thannen.
Mais tout ce qui précède est connu, confirmé, presque attendu.
La nouveauté de l’année, c’était la direction de l’orchestre confiée à Alain Altinoglu succédant à Andris Nelsons occupé avec le Boston Symphony Orchestra. Andris Nelsons est une star, qui a remporté un très grand succès dans ce Lohengrin, au point que le Festival lui confie l’an prochain un Parsifal (avec Vogt !) très attendu (même sans Jonathan Meese). Il est difficile pour un chef de reprendre une production au succès consommé, sans apparaître comme le (brillant) second, d’autant que les répétitions des reprises sont rares à l’orchestre, comme s’en sont plaint de nombreux chefs, puisque 7 opéras à répéter pendant trois semaines sont une gageure pour les espaces et pour les plannings.
Alain Altinoglu a remporté un triomphe, lui aussi, totalement justifié. Car son Lohengrin affirme d’emblée une personnalité propre, très lyrique, très « ronde », moins épique que Nelsons, mais avec des qualités de clarté, de dynamique très affirmées et une autre couleur tout aussi séduisante. La limpidité de l’approche, la distribution des volumes qui jouent parfaitement avec l’acoustique particulière du lieu, tout cela mérite d’être souligné et mérite le détour. De plus, Altinoglu est un vrai chef d’opéra, attentif aux voix, aux équilibres, qui dirige en modulant en fonction du plateau. Il y a eu quelques menus décalages, qui devraient disparaître lors des autres représentations. Il reste que l’ensemble est remarquable de vie et de naturel. C’est un Lohengrin poétique sans être éthéré, énergique quand il le faut, jamais brouillon, jamais plat, qui fait totalement honneur au maître des lieux. Alain Altinoglu est avec Boulez le seul chef français à avoir dirigé ici depuis 40 ans, et l’un des rares de toute l’histoire de Bayreuth (Cluytens, certes, mais il était d’origine belge), il reste à lui souhaiter d’être appelé ici pour une nouvelle production.
Enfin, pour la bonne bouche, parlons quelque peu de nos rongeurs.
Cette production «des rats » fit parler beaucoup d’elle au départ, à cause de la personnalité de Hans Neuenfels, toujours considéré comme un sulfureux, alors qu’il s’est beaucoup assagi avec l’âge (il a quand même 74 ans) et que le public aurait dû s’habituer depuis le temps. La production a peut être un peu vieilli, mais fait toujours sourire par son ironie (l’apparition des souris (ratons ?) roses, la manière de marcher etc…).
Au-delà des aspects anecdotiques que sont les rats, Neuenfels pose une des questions clefs de Lohengrin, à savoir le suivisme des peuples qui face à l’adversité se confient à un homme providentiel. C’est un regard clinique sans complaisance sur l’absence de recul critique des peuples et les mouvements qui conduisent au totalitarisme : comme souvent, il distancie le regard en faisant du peuple des rats de laboratoire, réputés intelligents, dont on observe les réactions, sur lesquels on fait des expériences comme il l’avait fait sur son Cosi fan tutte salzbourgeois (où les rats étaient remplacés par les insectes).

Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath
Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath

On retiendra de cette production d’autres images aussi, comme l’arrivée d’Elsa percée de flèches, martyr comme Saint Sebastien, comme le lever de rideau de l’acte II, avec ce fiacre accidenté de Telramund et Ortrud en fuite et les rats qui cherchent à tout voler, ou comme Elsa en cygne blanc et Ortrud en cygne noir dans la deuxième partie de l’acte II. Enfin, cette image finale frappante de l’acte III où un fœtus sorti de l’œuf distribue à l’assistance avide son cordon ombilical à dévorer comme on distribue le pain au peuple affamé ou comme les stars lancent leur chemise aux fans en folie, avec pour clore Lohengrin seul, devant la scène alors que tous les autres sont morts : le roi est nu.

Des images fortes, pour une mise en scène qui n’a rien de ridicule, posant la question de l’idéologie portée par Lohengrin qui dit au peuple et à l’être aimé : aimez moi sans comprendre, sans savoir, et surtout ne vous posez pas de questions : l’essence du totalitarisme.
Le prochain cygne passe en 2018 avec Alvis Hermanis, garantie de sagesse élégante, Christian Thielemann en fosse et si tout va bien, Anna Netrebko et Roberto Alagna. Une production qui fera courir ventre à terre. [wpsr_facebook]

Image finale Acte III ©Enrico Nawrath
Image finale Acte III ©Enrico Nawrath

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 25 juillet et 2 août 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath
Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath

Il y a longtemps que je n’avais assisté à l’ouverture du Festival. C’était souvent une soirée un peu plus chic avec un peu plus de VIP et quelques politiques, mais rien d’ébouriffant. Depuis qu’Angela Merkel vient en tant que Chancelière le jour de la Première, et puis en simple spectatrice en général quelques jours encore, les médias sont là envahissants, et s’intéressent de plus près à la chose wagnérienne, enfin…par le détour des VIP télévisuels et politiques qui peuplent la colline verte ce jour-là.
Pour les spectateurs l’accès est un peu plus acrobatique, mais cela reste léger : avec la Chancelière dans la salle, il n’y a qu’un contrôle du billet à l’entrée, sans fouille des sacs et joies diverses de la sécurité-qui-vous-veut-du-bien.
C’était aujourd’hui une première importante, importante pour Christian Thielemann bien secoué ces derniers temps et néo Musikdirektor du Festival, importante pour Katharina Wagner, qui revenait à la mise en scène après ses Meistersinger de 2007, et dont la position apparaissait fragilisée après l’affaire Eva.
Aujourd’hui aussi, un an à l’avance, ce qui est unique dans les annales, les distributions 2016 sont affichées, manière de dire que tout va bien, pour le Ring sans Anja Kampe (remplacée par Jennifer Wilson) dans Sieglinde, sans Wolfgang Koch dans Wotan (remplacé par Iain Paterson, excellent Kurwenal ce soir), sans Johan Botha dans Siegmund, remplacé par Christopher Ventris, avec Sarah Connolly dans Fricka (et non plus Claudia Mahnke), sans Kirill Petrenko auquel succède Marek Janowski…Seuls problèmes à noter : Tristan und Isolde n’a pas encore d’Isolde, et Parsifal pas de Kundry (Dir.mus. Andris Nelsons, et Ms en scène Uwe Eric Laufenberg remplaçant Jonathan Meese paraît-il trop cher) avec quelques autres changements de distribution que vous pouvez consulter en ligne http://www.bayreuther-festspiele.de/news/157/details_44.ht

 

Quand on arrive du parking des spectateurs, c’est justement un petit parking de cinq places qui fait méditer : une place pour le médecin, une place pour le Musikdirektor (Christian Thielemann), une place pour le Geschäftsführender Direktor (Hans-Dieter Sense), une place pour la co-directrice (Katharina Wagner), une place pour l’autre co-directrice (Eva Wagner-Pasquier). Ainsi Wolfgang Wagner a-t-il été remplacé par quatre personnes. Il y a de quoi gamberger sur les réflexions de Nike Wagner à propos de la pérennité de la famille Wagner à la tête du Festival. Katharina Wagner s’occupe des mises en scènes mais pas des chanteurs (confiés d’abord à Eva Wagner Pasquier, puis dans l’avenir à Christian Thielemann), Thielemann va s’occuper de la musique, et Hans-Dieter Sense de tout le reste. Quel sens peut avoir alors la présence de Katharina Wagner à la direction du Festival si elle a besoin de s’entourer autant d’égaux…

En tous cas, ce soir elle officie en tant qu’artiste, et une fois encore, l’approche qu’elle a du chef d’œuvre de l’arrière grand-père est intelligente, mais une fois encore prend complètement à revers l’histoire, comme c’était le cas dans Meistersinger : au contraire de l’habitude, Beckmesser à la fin représentait la modernité et la rupture, tandis que Walther et surtout Sachs, la tradition, l’absence d’invention, et surtout l’idéologie nazillonne.
Même prise à revers dans Tristan und Isolde où l’histoire est gauchie au profit d’une réflexion sur l’Amour absolu, affirmé dès de départ : point n’est besoin de philtre pour s’aimer, au vu et au su de tous et au désespoir des deux serviteurs Kurwenal et Brangäne qui ne cessent d’essayer de séparer les deux amants. Dans cette hypothèse, le roi Marke n’est pas le roi noble et bouleversé par la trahison de son plus proche chevalier, mais un méchant qui a acheté Isolde, qui piège les amants et fait exécuter ses basses œuvres par Melot, son âme damnée. Tout se règle au poignard et Marke jusqu’à la fin est un « horrible », dans un étrange habit qui rappelle Louis II en version sinistre.
L’idée de départ n’est pas si mauvaise, et nombre de metteurs en scène l’ont suggéré, puisant dans un livret qui dit assez clairement les choses, mais sans jamais aller jusqu’au bout d’une logique que Katharina Wagner n’hésite pas à exploiter à fond, faisant de l’espace de jeu un espace abstrait, étouffant, voire concentrationnaire (Acte II). Le décor, dû à Frank Philippe Schlöβmann (à qui l’on doit les décors du Ring de Tankred Dorst) et Matthias Lippert est essentiellement métallique (surtout les actes I et II), relativement (inutilement ?) complexe, et plutôt vaporeux à l’acte III.

Lever de rideau ©Enrico Nawrath
Lever de rideau ©Enrico Nawrath

L’acte I est un espace à la Piranèse où la pierre est remplacée par le métal et le béton. Un assemblage illisible de passerelles et d’escaliers allant quelque part ou nulle part, bougeant durant l’acte, où apparaissent dans l’ombre au lever de rideau des figures qui se laissent voir ou non, où certaines se cachent et d’autres non. C’est Isolde et Brangäne à jardin et Tristan et Kurwenal à cour. Ce huis clos labyrinthique au milieu de marches qui se meuvent ou qui se détachent en se balançant, de ces passerelles qui montent ou descendent vite ou lentement selon les besoins de la mise en scène, vont vaguement penser à des coursives d’un bateau cauchemardesque, mais figurent bien plutôt les labyrinthes du sentiment, les parcours empruntés par le désir et par l’amour, et les parcours construits pour les éteindre.

Car tout cela a été en réalité construit pour perdre les amants, pour éviter qu’ils ne se croisent et se rencontrent, pour éviter même qu’ils ne se voient, comme un Lego de plus en plus complexe qui finirait par envahir toute la scène dont il ne reste qu’un mince espace central de liberté, comme si le monde qui entourait Tristan et Isolde s’était construit en antidote à la passion absolue vue comme le mal absolu.
En tout cas le décor est essentiellement symbolique, et illustre les besoins de l’hypothèse de départ de Katharina Wagner.
Il y a des moments particulièrement forts et assez beaux dans ce travail: le premier est sans nul doute le moment où sur la passerelle, retenus par leurs serviteurs, les deux amants se cherchent, essaient de se toucher avec une ardeur que seule la passion peut provoquer et réussissent à se prendre la main. Kurwenal et Brangäne sont traités, avec un style volontairement plus « vulgaire » et des habits en écho, d’une rare tristesse, marron et vert : il y a dans le personnage de Brangäne notamment un côté « ménagère de moins de cinquante ans » assez bien rendu et Kurwenal est relativement violent avec Isolde qu’il ridiculise notamment lorsqu’il la revêt du serre-tête du voile de tulle de mariée, bien abîmé, et qu’ainsi elle apparaît telle les victimes désignées des sacrifices de l’antiquité.

Les amants quant à eux seront en bleu pendant tout l’opéra, bleu du rêve, bleu marial aussi proche du divin, bleu d’une certaine élévation: ils sont à part dans une mise en scène où les costumes indiquent le clan ou la fonction symbolique. Le clan Tristan est plutôt brun, le clan Marke d’un agressif jaune moutarde, et les amants en bleu.

Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath
Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath

Le philtre, d’un bel orange est même objet d’une discrète ironie : Brangäne met les fioles dans sa poche puis les cherche et semble ne plus se souvenir laquelle Isolde lui a arraché; mais les amants finalement retrouvés malgré la surveillance des deux serviteurs, l’écartent en s’embrassant fougueusement pour finir en un très beau geste théâtral, par en vider le contenu au sol, tenant ensemble la fiole renversée, là où traditionnellement ils la boivent. Ils refusent la mort, refusent les faux semblant et comme dans espoirs les plus fous de la passion, choisissent l’amour et la vie, sans philtre et sans filtre, s’affichant serrés et amoureux, affichant aux yeux de tous leurs caresses ardentes et leurs baisers, pendant qu’on entend le chœur des marins. Les amants en profitent pour lacérer et déchirer à l’envi le voile de mariée, objet repoussoir d’un mariage qu’on essaie d’éloigner, pour ne plus en voir que des traces effilochées, image du refus de toute réalité.
L’acte II est sans doute le plus inutilement complexe par la machinerie (bruyante) qu’il présuppose, et sans doute le moins abouti : dans la conception du Werkstatt Bayreuth (l’atelier), c’est sans doute lui qui aura besoin d’être revu.

Isolde (Evelyn Herlitzius)
Isolde (Evelyn Herlitzius)

L’espace est là aussi un espace fermé entouré de hauts murs d’où sont pointés des projecteurs. Des murs percés d’échelles de fer du genre de celles qu’on rencontre dans les voies ferrées de montagne. Au sol, des objets de métal qui ressemblent à des porte-toast géants (c’est le premier objet qui vient en tête pour donner l’idée) ou des parkings à vélo dans lesquels on coince les roues, dans les murs aussi, des grilles, toujours circulaires, et cet ensemble métallique, éclairé par les violents projecteurs, donne l’idée d’étoiles brillantes dans la nuit.

Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath

Du haut des murs, dans la coursive, on devine des gardes, puis Marke et Melot, peu éclairés, qui ne cesseront de regarder ce qu’ils sont en train de provoquer, comme une expérience de torture qu’on regarde, comme une arène où va se jouer le jeu du cirque fatal: Isolde et Brangäne sont prisonnières et se libèrent de leurs liens, et bientôt Tristan est introduit violemment par les gardes dans l’arène, suivi de Kurwenal jeté à terre. Pendant que les amants sont tout à leurs retrouvailles, Kurwenal cherche à fuir, mais les grilles qu’il cherche à ouvrir et les marches auxquelles il essaie de grimper sont en réalité des faux semblants qui se dérobent ou s’écroulent comme des jouets de caoutchouc : il est prisonnier et ne peut s’échapper. Les autres aussi, mais ils sont tout à leur amour alors qu’ils sont violemment éclairés par les projecteurs braqués sur eux. On trouve un drap brun suffisamment large pour s’abriter dessous, ou pour être accroché à l’une des patères de métal fichées au mur, et devenir une sorte de tente à l’intérieur de laquelle on va tenter de se dissimuler. Le duo est donc au départ un effort insensé pour se cacher de la lumière et se cacher des regards, pendant qu’en haut à la verticale Marke voit tout dans la demi-pénombre : la tente de fortune ainsi composée est un havre de paix d’où Tristan sort une masse de petits objets lumineux qu’on prend pour des bijoux, qui sont des étoiles (des LEDs) qu’on accroche tour à tour à la tente pour figurer le ciel étoilé, dans ce monde rabougri et factice qui donne « l’illusion de… ».
Mais bientôt Tristan ne peut plus supporter la situation. Il arrache violemment le drap brun et veut afficher à la lumière du jour cet amour qui envahit tout : et le duo d’amour sink hernieder Nacht der Liebe commence alors que les amants sont de dos, tournés vers une lumière d’où leurs ombres sont projetées, face au couple Marke/Melot tapi en haut dans l’ombre de la coursive, comme un défi.

Acte II, duo d'amour ©Enrico Nawrath
Acte II, duo d’amour ©Enrico Nawrath

C’est alors que dans un bruit métallique, le plus grand parking à bicyclettes se lève lentement pour devenir une sorte de tambour de sécurité dans lequel les amants vont se lover, vont se scarifier (les barres de métal  ont des pointes acérées) vont se crucifier, sorte d’orgasme par la souffrance, par les stigmates (une idée que Chéreau avait exploitée avec plus de bonheur) que Marke va interrompre avec ses sbires, jetant à terre Isolde et faisant Tristan prisonnier en lui bandant les yeux.
Avec un Melot (Raimund Nolte) vu comme âme damnée de Marke, complice de sa cruauté et usant du poignard avec dextérité, brutalisant Isolde et la forçant à se lever, à s’agenouiller tout contre le pantalon de Marke, et un Marke noir, cruel, se délectant de la souffrance des amants en les humiliant, nous sommes au seuil du sadisme : au texte de Wagner plutôt teinté de désespoir et de noblesse fait place le même texte, mais prononcé avec mordante ironie, voire moquerie sarcastique. Tristan les yeux bandés ne peut plus voir Isolde, mais dès qu’on lui libère la vue, c’est pour se précipiter de nouveau vers l’aimée sous les yeux de tous les autres. Le coup final de l’acte II n’est plus ni un suicide ni un duel, mais un assassinat programmé sous les yeux d’Isolde : Melot poignarde dans le dos un Tristan aux yeux de nouveau bandés, en le laissant pour mort, tandis que Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé.
L’acte III commence par l’une des plus belles images de la soirée, magnifiquement éclairé par Reinhard Traub, qui a réussi de sublimes éclairages, comme seul Bayreuth peut en offrir. Dans un brouillard total seuls surnagent les compagnons de Tristan, assis en cercle autour de son corps, avec des bougies rouges au pied, pour le veiller, consacrant l’idée qu’il est sans vie, ou plutôt attendant sa mort avec tous les symboles, Kurwenal portant l’épée qui ressemble fortement à une croix et le jeune berger portant un arum.
Puis Tristan se réveille et durant tout son monologue apparaissent des visions d’Isolde dans un triangle stylisé qui ressemblerait à une voile, et qui à chaque fois qu’il essaie de la saisir, s’échappe comme un fantôme, d’abord il la recouvre d’un voile de tulle, et elle s’enfonce dans la terre, une autre Isolde ou la même apparaît, il essaie de l’embrasser et la tête lui reste dans les mains, puis une autre lui tend une étoile lumineuse comme les leds de l’acte II, puis il serre le corps de l’aimé qui s’écroule, c’est un mannequin, une autre située en hauteur lui tend une corde comme la corde des Nornes ou des Parques, une autre tombe de toute sa hauteur quand il s’approche, enfin, à mesure que la folie s’accroît, ce sont toutes ces Isolde qui apparaissent comme un carrousel délirant. C’est l’un des moments les plus réussis de la soirée.
Quand Isolde arrive effectivement, on en revient au groupe initial, Kurwenal et Tristan tournés vers la salle guettant le navire qu’on entend au loin.  Tristan s’éloigne vers le fond, noir total, puis lumière sur le corps écroulé qu’Isolde découvre au moment où il expire en prononçant son nom.
Isolde ne réussit à s’arracher du cadavre que lorsque Kurwenal et ses compagnons dans une cérémonie funèbre minimale le recouvrent d’un linceul noir, de son épée et de deux arums.
C’est alors que surgissent de l’ombre, violemment éclairés, la bande de Marke et de Melot, avec une Brangäne désespérée, auxquels s’opposent les compagnons de Tristan qui finissent tous poignardés. Ces corps tristes et bruns s’écroulent au pied des soldats jaune moutarde de Marke, qui revêtent un ruban de deuil et commencent à organiser des funérailles formelles et officielles : les funérailles du héros qu’on porte et qu’on dresse sur un catafalque, qu’on recouvre à moitié de son linceul noir et de l’épée et des fleurs, les funérailles pour la galerie. Son visage apparaît de nouveau et pour la Liebestod, les officiants disparaissent, restent en arrière plan Marke, fixe et sans expression, et Brangäne, puis Isolde qui assoit le cadavre et s’y blottit en le débarrassant du linceul. Dès que le Lust final est prononcé, et sur les dernières mesures, comme à l’acte II et avec les mêmes gestes, Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé, laissant Brangäne désespérée et désemparée avec le cadavre, comme Kurwenal l’était à l’acte II. Une mort d’Isolde qui n’est pas une mort : seulement Bayreuth pouvait se l’autoriser.
Il s’agit sans doute d’un travail intelligent, qui continue à Bayreuth la tradition de productions de Tristan symboliques ou abstraites, comme l’était celui de Christoph Marthaler (et la direction de Peter Schneider après l’échec initial de Eiji Oue), ou celui de Heiner Müller (avec Barenboim). Il faut remonter à la sublime vision de Jean-Pierre Ponnelle (encore avec Barenboim) pour trouver un Tristan figuratif.
Il serait donc peut-être temps de changer d’inspiration et de proposer autre chose à mon avis. Le travail de Katharina Wagner est plein de sens mais sans doute trop complexe ou trop mécaniste pour une donnée de départ somme toute assez simple. L’acte II, le moins réussi des trois, pèche par trop de détails et trop de volonté d’occuper la scène et l’espace, dans une volonté marquée (déjà vue dans Meistersinger) de contrecarrer la musique ou de la déranger par une foule de petits gestes, de petits mouvements, de bruits. Dans ce deuxième acte, la musique sublime se suffit presque à elle-même et Katharina Wagner tient à la « remettre à sa place » en inventant des situations successives qui atténuent les effets musicaux ou les relativisent : il est clair que mettre les amants sous la lumière de miradors ajoute un élément perturbateur pour les spectateurs, même si les amants semblent vivrent leur histoire sans trouble.
La vision des personnages est elle-même symbolique voire caricaturale : les amants en bleu « ailleurs », les serviteurs en brun bien terrestres, voire un peu vulgaires, et les méchants en jaune moutarde insupportable à regarder et parangons de la méchanceté et de duplicité, c’est d’une certaine manière une construction pour enfants d’un mauvais conte de fées, et si l’on ajoute un roi Marke dont l’habit et la coiffure font irrésistiblement penser à un Ludwig de Bavière vieilli et désabusé, le tableau est complet.
Fallait-il un regard aussi pessimiste sur cette histoire mythique, fallait-il à ce point nous dire que les mythes ne sont pas faits pour notre monde où l’amour absolu est condamné ? La construction du monde wagnérien selon Katharina Wagner est particulièrement noire : après des Meistersinger désabusés et sans illusion, un Tristan und Isolde sans espoir, qui n’est plus une belle histoire d’amour, mais une très vilaine histoire d’amants surpris et poursuivis, comme si l’arrière petite fille avait un compte à régler avec les rêves de l’aïeul.
Il reste que le public de la première semble avoir accueilli positivement ce travail, puisqu’on n’a pas entendu les habituelles huées, ce qui avait l’air d’étonner une Katharina au visage circonspect en saluant. Il reste qu’il demande à être affiné et épuré : tel que, il n’est pas complètement abouti, par une volonté de trop en faire qui aboutit à affaiblir les images qu’on veut fortes et qui pour mon goût, n’a pas la puissance ironique et la vive intelligence des Meistersinger.
Musicalement, la production a été accueillie avec chaleur par un public qui n’a pas ménagé ses applaudissements, hurlements, battements de pieds. La compagnie réunie a été modifiée il y a quelques semaines par la renonciation ( ?) d’Anja Kampe (après celle plus ancienne de Eva-Maria Westbroek prévue à l’origine).

20150722_124346C’est Evelyn Herlitzius qui arrive, familière du travail avec Christian Thielemann, qui durant ce mois de juillet a alterné des Elektra à Munich et les répétitions de cette Isolde qui demande des qualités et une approche très différentes: elle n’a d’ailleurs pas chanté la répétition générale. Herlitzius irradie la scène à la manière d’une Gwyneth Jones, qu’elle n’est pas sans rappeler, elle est toujours fortement engagée, notamment au premier acte où son agressivité se meut en énergie folle pour rejoindre un Tristan plus passif . Ailleurs, son visage est souvent éclairé d’une lumière qui inonde d’émotion le spectateur. De plus c’est une chanteuse d’une grande intelligence et douée d’un sens du texte exceptionnel. Toutes ces qualités s’allient à une voix qui n’a pas néanmoins l’homogénéité ni la sûreté exigées par un rôle au long cours, où il faut non seulement de bonnes chaussures, comme disait Nilsson, mais aussi une endurance à toute épreuve alliée à une manière savante de sauter les obstacles vocaux semés sur la partition. Ce n’est pas tellement les aigus qui posent problème à Evelyn Herlitzius que la ligne de chant. Quand les aigus peuvent être négociés par le souffle, préparés comme un saut d’obstacle et projetés alors ils triomphent, puissants, métalliques, intenses et quelquefois un peu criés. Lorsqu’ils arrivent dans la fluidité du chant, devant être négociés par des passages en continu, alors c’est plus délicat, voire complètement raté: la voix se brise, la note ne sort pas, voire plus aucun son, comme à Munich dans sa Brünnhilde et comme plusieurs fois dans ce Tristan . Sur la distance, Evelyn Herlitzius est apparue en très sérieuse difficulté : il ne suffit pas de chanter les notes, il faut en avoir la ligne. Sans doute le Strauss d’Elektra, qui demande moins de ligne, a-t-il formaté la voix. Il faut espérer qu’au long de ce mois, la voix va se faire à nouveau à ce continuum et à ce lyrisme tendu voulu par Wagner. Evelyn Herlitzius est une immense artiste, qui allie dans la même soirée une voix venue d’ailleurs, inouïe (au sens « jamais entendue »), comme dans une Liebestod anthologique où elle rejoint les mythes du lieu, et des accidents très problématiques et impensables dans pareil théâtre où aucun détail vocal n’échappe. Ce soir, le problématique était trop présent, au point que les imbéciles de la salle se sont cru autorisés à huer une artiste qui reprenait ce rôle écrasant dans des conditions de tension peu communes.

Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath

Stephen Gould affichait au contraire sa forme et son insolence habituelles, sans cependant ce “plus” qui le stimule tant (c’est lui même qui le dit) quand sa partenaire est Nina Stemme. C’était net au troisième acte où la voix accusait la fatigue, et qui n’avait rien à voir avec ce qui m’avait tant frappé à Zürich cette saison ou à Berlin la saison dernière, tout en étant quand même très émouvant. Mais le premier acte et plus encore le deuxième étaient insolents de facilité. C’est un chanteur qui affiche plus une force qu’un raffinement à la Siegfried Jerusalem, mais la voix est sûre, le timbre chaud, l’engagement fort, pour un chanteur qui pourtant n’est pas un acteur né, mais qui réussit toujours à rendre ses personnages crédibles. Une magnifique performance, qui a recueilli un triomphe, sans être à l’égal de ses performances précédentes dans le rôle.

Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath
Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath

Christa Mayer était Brangäne, bien plus convaincante que d’habitude où elle est quelque peu ennuyeuse et convenue. Un peu crispée et tendue au premier acte, elle allie une interprétation très vécue, très vivante, très vraie, et une authentique puissance vocale, notamment dans les registres centraux et aigus, où elle affiche une largeur et une profondeur notables : dans ses « habet Acht » bien sûr, mais dans toutes les parties dramatiques, notamment au premier acte et au début du second. Un seul petit problème, quelquefois, la voix semble avoir de la difficulté à trouver un appui dans quelques passages, mais c’est vraiment très occasionnel. Voilà plutôt une bonne surprise.
Aucune surprise en revanche dans le Kurwenal de Iain Paterson (futur Wotan de Castorf l’an prochain), diction exemplaire, vivacité de l’interprétation, et intelligence du texte, chanté avec la couleur voulue par la mise en scène, un tantinet « bourgeois » un tantinet vulgaire, mais une grande présence et une vraie émotion au troisième acte.

Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath

Aucune surprise non plus pour le Marke de Georg Zeppenfeld . on connaît les qualités de cette voix de basse, plutôt jeune, plutôt claire, à l’impeccable diction. C’est un vrai modèle et rarement texte n’est dit avec autant de limpidité. La voix est bien projetée, sonne puissamment dans la salle avec un notable soin apporté à l’interprétation et à la couleur, ainsi qu’au ton, qui réussit à être ironique, grâce à l’aide de petits gestes et de quelques attitudes assez terribles ou détestables. Il réussit à être le méchant sans jamais être à aucun moment la basse noble qu’il est supposé être : c’est un Pizzaro réincarné.
Enfin, Raimund Nolte est un Melot bien personnalisé, avec de bonnes qualités d’acteur dans ce rôle de méchant caricatural, le Spoletta de Marke-Scarpia.
Je garde pour la bonne bouche un chanteur que j’affectionne, le jeune ténor Tansel Akzeybek, découvert à Saint Etienne dans l’Elisir d’amore, dont la voix s’élargit, lui aussi doué d’une très belle diction et d’une expression allemande d’une rare clarté.

Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath
Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath

Son intervention initiale dans le rôle du Junger Seeman est empreinte de poésie, et de fraîcheur presque hésitante. C’est très prometteur ; en tous cas la carrière se poursuit avec bonheur puisqu’il appartient à la belle troupe de la Komische Oper de Berlin.

Si le chœur de Tristan se limite aux interventions invisibles de l’acte I, elles sont claires et fortes, avec une présence sonore marquée.
L’ensemble du plateau est accompagné par un orchestre fabuleux, qui n’a pas une seule fois failli, dont chaque pupitre est un bonheur, réussissant à la fois à s’affirmer, mais aussi à atténuer le son jusqu’à l’imperceptible : le cor anglais sublime, les cuivres somptueux, les cordes enivrantes (avec des violoncelles à se damner) et Christian Thielemann n’a aucun mal à lui demander tout ce qui est possible sur le plan technique. Car Thielemann dirige ce Tristan avec une clarté cristalline que peu de chefs arrivent à obtenir. C’est un Tristan note à note, miroitant de feux divers : chaque note est en effet sculptée, contrôlée, scandée, d’une manière ahurissante. Sa direction est presque précieuse, tant elle est pointilliste jusque dans le moindre détail, touchant presque au maniérisme. À fouiller tout le tissu orchestral jusque dans ses replis les plus secrets (on entend en effet des phrases jamais entendues ailleurs), avec une manière de gérer la fosse de Bayreuth et les sons les plus profonds ou les plus lointains à se damner, on pourrait penser que les moments plus lyriques ou plus synthétiques sont un peu sacrifiés. Il n’en est rien, il y a des moments d’une plénitude sonore exceptionnelle, voire unique, notamment à la fin du prélude, ou dans certains moments du troisième acte dont les premières mesures sont à elles seules un chef d’œuvre et où le chef réussit à porter la tension dramatique à son climax : Thielemann est un grand chef de théâtre et il sait tendre à l’extrême une ambiance ou une situation.
Néanmoins, on n’arrive pas complètement à se laisser entraîner dans ces vertiges qui peuvent sembler un peu onanistiques : des tempos tantôt lents, tantôt très rapides, un volume tantôt envahissant, tantôt d’une discrétion presque chambriste, en bref des solutions contrastées qui ne semblent pas toujours justifiées, tout cela tempère l’enthousiasme que d’autres moments peuvent provoquer. Il y a notamment au deuxième acte (le moins convaincant pour mon goût) des accélérations qui correspondent à la passion envahissante, qui ne s’accompagnent pas de crescendo lyrique et qui ne sont qu’accélérations un peu froides. On ne peut reprocher la froideur dans une interprétation qui accompagne une mise en scène aussi noire et aussi pessimiste : il serait étrange d’allier une direction au lyrisme exacerbé à une mise en scène qui s’ingénie à le détruire, mais il y a là une splendeur sans chaleur et surtout un discours qui ne laisse d’interroger sur la direction qu’on veut indiquer.
L’infinie précision artisanale du travail de Thielemann me semble néanmoins trop donner à la forme une primauté qui soigne la mise en son, la mise en notes. Cet arrangement brique à brique, caillou par caillou, tesselle après tesselle de la mosaïque est tel qu’on a des difficultés à appréhender le dessein dans son ensemble. Je reconnais en Thielemann l’immense musicien, mais ce qui est donné nous enivre peut-être çà et là, mais nous fait-il vibrer ? mais nous fait-il comprendre? Le sensible manque un peu dans ce travail, mais aussi un sens global qu’on a du mal à percevoir.
On sait que Christian Thielemann ne fait pas partie des chefs de mon panthéon personnel, bien que j’en reconnaisse le niveau, de toute première importance. À ce stade c’est une question de goût, eine Geschmacksache. Mais je peux comprendre qu’à une époque où musicalement (et pas seulement) la forme est si importante, la polissure musicale et le parfait contrôle de tous les signaux de la partition soit un gage d’ivresse du public et donc que Thielemann soit l’un des chefs les plus acclamés. J’aime pour ma part au contraire que l’orchestre se laisse aller à la musique et non aux notes, s’enivre lui même de s’écouter et que le chef orchestre cette ivresse, c’est pourquoi d’ailleurs je préfère les berlinois un tantinet plus fous aux viennois plus contrôlés.
On l’a vu, il y a quelque difficulté à qualifier une soirée qui honore Bayreuth dans son ensemble, mais qui n’est pas totalement convaincante à plusieurs niveaux, en laissant des interrogations non résolues.

Le travail a encore besoin d’être poli. C’est l’office du Werkstatt Bayreuth que de polir année après année les productions, aussi bien scéniquement que musicalement.
Rendez-vous l’an prochain donc.

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QUELQUES MOTS SUR LA REPRÉSENTATION DU 2 AOÛT 2015 :

Au lendemain du Tristan und Isolde d’ouverture du Festival j’étais plutôt satisfait: une mise en scène assez intéressante, musicalement d’un très bon niveau, pour une fois pas de huées (sauf très isolément pour Christian Thielemann, mais je crois plus « politiques » que musicales, et donc stupides). En somme une première sans histoire et accueillie avec chaleur.

Je rajoute à mon article une apostille suite à la représentation de Tristan II du 2 août. J’ai fait mentir ce que j’affirme dans mon compte rendu de Götterdämmerung car je n’ai pas résisté avant mon départ de Bayreuth à assister de nouveau à ce Tristan.
Et il s’est peut-être passé ce que je signalais, à savoir qu’après Götterdämmerung – et quel Götterdämmerung ! – le danger est que tout apparaisse fade. Et ce Tristan le fut.
Mais il le fut aussi pour des spectateurs qui n’étaient pas là la veille…
Les problèmes signalés le 25 juillet se sont répétés sur un autre mode le 2 août. D’abord, la mise en scène m’est apparue beaucoup plus pauvre. À la deuxième vision, on n’apprend rien de plus, on s’attend à tout, alors qu’on aime en général approfondir, découvrir des éléments qu’on n’avait pas remarqués, continuer à gamberger.
Le décor du premier acte très fonctionnel, à la Piranèse ou à la Escher fonctionne, celui du deuxième acte beaucoup moins, avec une machinerie du tourniquet toujours trop bruyante et une trop grande complication pour un propos assez simple. L’image initiale du troisième acte est toujours magnifique, le final en revanche assez vulgaire, mais c’est je crois, voulu. En tous cas, ce troisième acte n’est pas le moins réussi..
En bref, rien de nouveau, mais plus ennuyeux: l’effet initial s’est estompé et on a l’impression d’être à la 25ème vision. Rien de comparable à la foule d’idées dont Katharina Wagner avait truffé ses Meistersinger.
Musicalement, les choses ne se sont pas améliorées (ou si peu) pour Evelyn Herlitzius. Certes, la voix n’a plus ces trous fréquents, mais pas d’homogénéité ni de vraie ligne et surtout, une manière de lancer les notes aiguës en les projetant fortement, faisant entendre un son métallique, à la limite de la justesse, éminemment désagréable dans une œuvre où la ligne de chant est si importante, et quelques aigus ne passent décidément pas. Isolde n’est pas ou plus pour elle, même si c’est une artiste que j’aime et dont j’estime profondément l’intelligence et la présence scéniques : son Isolde agressive et obsessionnelle du premier acte est vraiment scéniquement réussie.
Stephen Gould en revanche semblait plus à l’aise et son timbre clair, suave, faisait merveille. Son duo du deuxième acte et son troisième acte dans son ensemble furent vraiment réussis : de tout le plateau, il remporte le plus grand succès de la soirée et c’est mérité, même si on l’a entendu encore plus extraordinaire ailleurs. Iain Paterson a fait un très bon Kurwenal, peut-être meilleur qu’à la Première. Christa Mayer reste une Brangäne très convaincante et très en voix (cela se remarque dans les duos avec Isolde) : peut-être chante-t-elle un peu fort, mais c’est un sentiment tout personnel. Bon Melot de Siegmund Nolte, et toujours excellent (voire plus) Tansel Akzeybek, vraiment remarquable de ligne, de diction, de projection dans chacune de ses brèves interventions dont la première a capella..
Enfin, Georg Zeppenfeld dans Marke en revanche ne m’est pas apparu  aussi en forme qu’à la Première. Certes, la diction est exemplaire et la clarté cristalline, mais la couleur, mais l’interprétation me sont apparues plus pauvres, plus linéaires, sans grandes inflexions, sans vraie modulation. Sans grand intérêt pour tout dire. Il est vrai que le personnage qu’on lui fait jouer, tout d’une pièce et sans grande subtilité, en contradiction permanente avec ce qu’il dit et le sens de ses paroles, ne favorise guère une interprétation fouillée. Le Marke traditionnel, pétri de noblesse et pris entre souffrance et amitié, jalousie et tolérance, est autrement plus riche.
Christian Thielemann ne m’a pas convaincu, sauf peut-être au troisième acte où son orchestre retrouve allant, lyrisme, clarté. Les deux premiers actes sont pour tout dire ennuyeux, lents, sans tension, le chef fouillant chaque note jusqu’à l’excès, comme plus intéressé par tel détail que par un dessein d’ensemble qu’il n’arrive jamais à faire émerger. On ne trouve pas de discours net sur l’œuvre, on ne sait pas ce qui est privilégié, et en tous cas pas l’émotion : le duo du deuxième acte qui en est habituellement très riche ne décolle jamais. Bien sûr, l’orchestre est magnifique, les bois sont sublimes, les cordes soyeuses à souhait, on n’entend hélas pas assez les harpes (qu’Abbado faisait sonner de manière si particulière) et cette fois-ci les cuivres ont eu un peu de mal notamment dans l’ensemble a capella qui ouvre la première scène du deuxième acte.
Christian Thielemann, très aimé à Bayreuth, a obtenu un très vif succès, le plus grand de la soirée. Pas comparable évidemment à l’explosion de la veille (la veille était un peu particulière il est vrai…), mais c’est une vraie reconnaissance qu’il a reçue lors des quatre fois où il s’est présenté seul pour recueillir l’assentiment du public.
Il reste que je ne suis pas certain de l’avenir de ce Tristan dans deux ans…si le Festival ne trouve pas une Isolde incontestable et si Katharina Wagner ne fait pas vraiment fonctionner le Werkstatt Bayreuth pour faire évoluer son travail et surtout l’approfondir.[wpsr_facebook]

Dispositif de l'acte III ©Florian Jaenicke
Dispositif de l’acte III ©Florian Jaenicke

BAYREUTH 2015: UNE TÉNÉBREUSE (?) AFFAIRE

Dallas ou Dynasty, le lecteur aura le choix pour insérer dans l’une ou l’autre des séries américaines cultes, qui racontent des histoires de familles qui se déchirent, les aventures de la famille Wagner. Un récent film TV Der Wagner-Clan. Eine Familiengeschichte (le http://wanderer.blog.lemonde.fr/wp-admin/edit.phpclan Wagner, une histoire de famille, 2014) raconte la vie de la famille de la mort de Wagner à Venise en 1883 à celle de Cosima en 1930, riche de crises violentes, à commencer par l’éloignement d’Isolde von Bülow (en réalité fille de Wagner) et par son procès contre sa mère (1913) suite à la réduction de sa pension, où elle ne put prouver qu’elle était la fille de Wagner, même si aujourd’hui on sait qu’elle l’était . Cosima avait nié par écrit qu’elle fût la fille de Richard Wagner; la réalité est qu’elle avait épousé le chef Franz Beidler qui risquait de menacer Siegfried Wagner dans le rôle de chef de référence à Bayreuth et que les rentrées financières se raréfiaient à Bayreuth suite à la tombée dans le domaine public des droits sur les œuvres.
Autres aventures et autres secrets, l’homosexualité de Siegfried, le départ de Friedelind, sœur de Wieland et Wolfgang, aux USA en 1939  et sa position très critique envers le régime nazi, plus récemment, à la mort de Wieland, en 1966, l’éloignement par Wolfgang de toute la famille de Wieland, et de sa maîtresse Anja Silja, plus récemment encore,  suite au remariage de Wolfgang en 1976, l’éloignement de ses enfants du premier lit (Eva née en 1945 et Gottfried né en 1947) pour ne reconnaître l’héritage artistique qu’à la fille du second lit : Katharina, née en 1978.

J’espère que vous suivez.
Pour faire simple, du vivant de Wolfgang, mort en 2010, et avant 2008, tous les enfants et neveux du patriarche étaient frappés de « Hügelverbot », (Pas touche au festival !), Eva et Gottfried les enfants, Nike et Wolf Siegfried les neveux, enfants de Wieland.

Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’Eva d’un côté qui a eu une carrière discrète de conseillère artistique auprès de Stéphane Lissner au Châtelet et à Aix, mais aussi au MET, est compétente comme conseillère aux voix et aux distributions, et que Nike de l’autre est grosso modo l’intellectuelle de la famille, très respectée directrice du festival de Weimar entre 2004 et 2013 et digne fille de Wieland. Elle déclara en 2011 qu’il vaudrait peut-être mieux que la famille Wagner soit éloignée du festival de Bayreuth, déclaration qui lui valut encore plus de sympathies sur la verte colline.
Les autres se sont éloignés, et ont même laissé l’Allemagne: Gottfried vit en Italie, Wolf-Siegfried à Majorque.
En somme, nous avons une famille, marquée par une sultane mère qui en a tracé les lois, et qui s’entredéchire à coups de complots de sérail. Les deux sultans les plus récents étaient frères,  et comme dans les familles régnantes trop nombreuses avec trop de prétendants potentiels, l’un ayant survécu à l’autre a fait en sorte que tous ceux qui gênaient ses vues sur la succession soient ostracisés.
Et le Sérail, c’est une colline surmontée d’un « Château fort », le Festspielhaus, qui règne hautement sur une  ville moyenne un peu isolée, parce qu’il lui a donné une gloire mondiale : Le Festival de Bayreuth, le plus ancien Festival du monde ou à peu près, est une petite entreprise hautement symbolique sur laquelle la famille Wagner a la main depuis maintenant 139 ans.
Voilà les racines des crises familiales, version « du côté de chez Wagner» version atrido-proustienne.
Du côté du Festival (« du Côté de Bayreuth »), 1973 fut l’année charnière qui changea les statuts de la Richard Wagner Stiftung dominée par la famille Wagner en Richard Wagner Stiftung– Bayreuth pour y faire entrer les institutions politiques et en faire les véritables propriétaires du Festival de Bayreuth: le Festival actuel et le Musée Richard Wagner de Villa Wahnfried vivent sur ces statuts.
La Fondation est gouvernée par un conseil où siègent :

Bundesrepublik Deutschland (République Fédérale) 5 voix
Freistaat Bayern (Etat Libre de Bavière) 5 voix
Famille Wagner 4 voix
Stadt Bayreuth (Ville de Bayreuth) 2 voix
Gesellschaft der Freunde von Bayreuth (Société des amis de Bayreuth) 2 voix
Oberfrankenstiftung (Fondation de Haute Franconie) 1 voix
Bezirk Oberfranken ( Arrondissement de Haute Franconie) 2 voix
Bayer. Landesstiftung (Fondation régionale de Bavière) 2 voix (Cette fondation gère des projets pour l’Etat de Bavière)

En son paragraphe 8 articles 2 et 3, le règlement de la fondation Richard Wagner stipule que la direction du Festival échoit à un ou plusieurs membres de la famille Wagner, à moins qu’aucun membre de la famille ne soit apte à l’assurer, dans ce  cas elle est confiée à un directeur désigné par une commission de trois membres issus des intendants de sept opéras de l’espace germanique (Deutsche Oper Berlin, Vienne, Stuttgart, Cologne, Francfort, Hamburg, Munich) la Staatsoper de Berlin ainsi que Leipzig et Dresde étaient à l’époque de la rédaction de ce règlement encore en Allemagne de l’Est. Je ne sais si ce point a été révisé.
En tous cas, il est clairement indiqué que c’est la Fondation qui désigne la direction du festival et que celle-ci peut échoir à un manager extérieur à la famille.
Lorsque Wolfgang Wagner arrivé à un âge avancé (début des années 2000) a commencé à évoquer son départ, la Fondation a désigné Eva Wagner-Pasquier comme successeur, ce qui a été ressenti comme un coup de force. Wolfgang a refusé cette perspective, et a souligné qu’il était, lui, nommé à vie, et qu’il n’entendait pas laisser la place. Eva Wagner-Pasquier a eu à l’époque une attitude d’une grande dignité. La question de la succession a été repoussée jusqu’à ce qu’on trouve le compromis actuel, où les deux sœurs Katharina et Eva gouvernent le Festival (2008).
Eva Wagner-Pasquier, dans une famille aussi remuée par la question de l’autorité sur le Festival, a forcément été considérée quelque part comme une usurpatrice, vu que Wolfgang avait pour volonté d’y installer sa dernière fille, Katharina, metteur en scène.
Le compromis qui en est résulté allie d’un côté Eva, qui a vécu l’histoire du Festival depuis 1951, et la nouvelle génération qui ne l’a pas connu, il allie de l’autre une jeune femme élevée dans le Sérail, peu sortie de Bayreuth, pour devenir la responsable du Festival et une femme d’une autre génération, qui en a été éloignée au moment de la naissance de la précédente, et qui a travaillé dans diverses institutions (notamment aux côtés de Stéphane Lissner) en côtoyant la plupart des artistes et des chefs qui travaillaient avec Lissner : c’est elle qui fit la distribution du Ring d’Aix (et Salzbourg), son monde artistique, c’est l’univers de Lissner.
Mais pas celui de Christian Thielemann.
Or Christian Thielemann depuis 2008 est conseiller musical du Festival. Thielemann a succédé à Barenboim et Levine comme chef de référence à Bayreuth, où il dirige depuis 2000 : il représente pour Bayreuth un « retour à la grande tradition germanique », c’est du moins l’image qu’il aime véhiculer et il est aussi un chef à succès, aimé du public . Christian Thielemann est désormais omniprésent à Bayreuth, et la presse allemande considère qu’il en est le vrai directeur artistique occulte.
Pour la première fois donc, un conseiller musical a été nommé auprès des deux (demi) sœurs, ainsi qu’un directeur administratif. Autre manière de dire que leur « Geschaftführung » est bien encadrée, autre manière de dire qu’elle n’ont pas (encore) l’autorité nécessaire pour gérer la machine, d’autant que les problèmes financiers du Festival sont lourds et ne datent pas d’hier : elles ont dû faire face dès leur arrivée à la grogne des personnels intermittents recrutés pour chaque festival, et notamment des personnels techniques, et ont dû procéder à une augmentation notable du prix des billets (plus de 30%).
Eva Wagner-Pasquier a annoncé son départ au 1er septembre 2015, laissant Katharina Wagner (et Thielemann) seule directrice du Festival. De ce règne bicéphale, on retiendra les deux succès de Parsifal (Herheim/Gatti), et de Lohengrin (Neuenfels/Nelsons), le triomphe de Kirill Petrenko chef du Ring du bicentenaire de Richard Wagner, mais le demi-échec de la mise en scène de Frank Castorf, ainsi que  du Fliegende Holländer (malgré le triomphe de Thielemann) et de l’échec complet de Tannhäuser notamment à cause de la mise en scène de Sebastian Baumgarten et du départ du chef Thomas Hengelbrock dès la reprise de la production en 2012. Mais Eva, très discrète, n’a pas donné de justifications à son départ.
C’est à Eva qu’on doit la distribution du Ring 2013, et l’appel à Kirill Petrenko, c’est à Katharina qu’on doit Frank Castorf.
Katharina Wagner, metteur en scène, a voulu, en cohérence avec la politique du « Werkstatt Bayreuth » de son père Wolfgang, faire de Bayreuth un lieu d’expérience théâtrale en appelant des metteurs en scène de plus plus « radicaux » pour un certain public conservateur. D’où un Parsifal (2004) admiré pour Boulez et très contesté pour Christoph Schlingensief, décédé depuis, d’où des problèmes pour identifier un metteur en scène pour le Ring de 2006, et aussi de 2013, d’où les scandales à répétition qui ont accueilli les mises en scène ces dernières années. Dernière crise : l’appel à Jonathan Meese pour Parsifal en 2016 avait littéralement mis en fureur une certaine presse et une partie des habitués, et sans doute pour éviter le scandale et sous un prétexte fallacieux (les finances), il a été remercié pour appeler le plus politiquement correct et fade Uwe-Erik Laufenberg.
À cela s’ajoute que le Festival, depuis les années 70 régulièrement complet (mais ce n’était pas vrai dans les années 50), ne l’est plus depuis qu’on a ouvert la billetterie à internet et qu’on trouve des places relativement facilement. Le dernier mythe du Festival de Bayreuth fondé sur l’extrême difficulté à obtenir des places s’écroule, avec son cortège de suppositions (c’est à cause des distributions, c’est à cause des metteurs en scène c’est à cause de etc…). Avec les billets qu’on trouve assez facilement, il n’y a plus d’exception Bayreuth.
Voilà, en résumé( !) un exposé de la situation, quand la semaine dernière un article de la Süddeutsche Zeitung révèle que l’administration du Festival ( avec les bons offices du Président de la Société des Amis de Bayreuth, Georg Freiherr von Waldenfels) veut se débarrasser d’Eva Wagner-Pasquier avant le terme de son contrat, laissant entendre qu’entre Thielemann et elle, c’est une question de principe : le chef n’en voudrait plus pendant les répétitions du Tristan, nouvelle production mise en scène par Katharina Wagner. (Voir les liens vers l’article en allemand ci-dessous) et qu’elle serait frappée de « Hausverbot » ou « Hügelverbot », au point qu’on en est aux avocats…

Kirill Petrenko, GMD du Bayerische Staatsoper de Munich et depuis quelques années l’un des chefs les plus appréciés de la planète classique, réputé pour sa discrétion et sa timidité a publié à ce propos le communiqué suivant, très dur : “Je suis profondément irrité du comportement non professionnel et complètement indigne du Festival de Bayreuth envers le directeur du Festival Eva Wagner – Pasquier et l’interprète Lance Ryan , les deux personnalités qui ont supporté de manière décisive mon travail artistique à Bayreuth ” … ” Là où Wagner règne , c’est avant tout l’homme qui doit être au centre – c’ est le premier principe que nous apprenons de son œuvre. Seuls la responsabilité et le respect pour mes collègues à Bayreuth font que je ne peux les laisser tomber juste avant le début des répétitions et m’empêchent de renoncer à ma participation “.
Mis en cause par l’article du SZ, Christian Thielemann a démenti être mêlé en quoi que ce soit à cette affaire, qui rappelle furieusement la manière brutale dont Serge Dorny a été remercié à Dresde, dont Thielemann est le directeur musical…[wpsr_facebook]

Lien vers l’article du SZ en ligne: http://www.sueddeutsche.de/kultur/bayreuther-festspiele-streit-am-huegel-1.2510316

Lien vers le Pdf de l’article du SZ, plus détaillé: Article sur Bayreuth

 

BAYREUTH 2014, EN GUISE DE CONCLUSION

Quo vadis Bayreuth? © Dr. Klaus Billand
Quo vadis Bayreuth? © Dr. Klaus Billand

À bientôt un mois de la fin du Festival, et en tous cas de mes séjours, j’ai encore, toutes fraîches, des images de certaines représentations. Et je lis çà et là des commentaires positifs (ou non) des spectacles, dans une sorte de querelle des anciens et des modernes dont j’ai souvent souligné la relativité, tant Bayreuth depuis ses origines fait débat.
Mais que les débats subsistent encore à ce moment de l’année montre en tous cas que ce qu’on a vu à Bayreuth a marqué dans un sens ou dans l’autre, au point que même ceux qui n’ont pas vu le Ring se sont cru autorisés à donner leur avis, évidemment négatif la plupart du temps.
Un exemple d’ineptie, le fameux  Quo vadis Bayreuth? de Festival Tribüne, un journal gratuit distribué dans toute la ville destiné à faire rêver Margot sur les Promis ( abréviation pour proéminents, les VIP…) présents à l’ouverture du Festival qui est à l’Allemagne ce que le 7 décembre est à la Scala et qui soulignait l’absence de la Chancelière Angela Merkel, fidèle du lieu, information planétaire reprise par des dizaines de journaux, annonciatrice de désastre, d’état des réservations catastrophiques, de chute drastique de la demande. Autre référence en matière de mensuel musical, Diapason, habituellement sérieux, a repris d’ailleurs dans un encart de ses news l’information selon laquelle Bayreuth serait « en berne » (sic) parlant aussi de « Ring à la Kalachnikov »… inepties destinées à alimenter la chronique, sans l’intelligence ni la distance critique que ce mensuel devrait porter haut. Du people chic.
Les spectateurs qui ont assisté aux différents spectacles et ont été les témoins des triomphes reçus par certains artistes, n’auront peut-être pas le même sentiment sur ce “Ring à la Kalachnikov”.

J’ai, comme on dit, 37 ans de maison et j’espère bien être dans ma 38ème l’an prochain. Je  m’estime autant que d’autres habilité à rappeler un certain nombre de faits passés qui relativisent largement le présent, et à replacer le débat actuel dans un cadre moins polémique.
Lorsqu’est apparu le Ring de Chéreau, la Chancelière n’était pas là, elle ne pouvait malheureusement pas venir à Bayreuth, les seuls allemands de l’Est qui y étaient venus étaient des chanteurs (Theo Adam) ou des chefs (Otmar Suitner, presque fixe à l’Est bien qu’autrichien)… Mais à chaque époque son symbole et le symbole du public chic et sans doute compétent (?) de l’époque, c’était la Begum. Et  que disaient les feuilles de choux pour montrer que Chéreau c’était le début de la fin ? « La Begum ne viendra plus à Bayreuth tant que le Ring de Chéreau y sera ». À tout prendre, on est passé d’un VIP d’ancien régime à un VIP démocratique, tout évolue positivement…
Autre fait : il y a eu effectivement au moment de Chéreau pendant deux ans une mutation du public, et sans doute une chute de fréquentation, puisque votre serviteur a eu d’un seul coup et pour sa deuxième demande seulement (en 1977) les sept spectacles du cycle 1, ainsi que pour sa troisième demande, en 1978. Je pense que le contingent réservé aux français avait été augmenté, pour faire des salles plus accueillantes, et que le jeune prof que j’étais en a bénéficié.
On racontait que les spectateurs de référence (la Begum..) ne venaient plus, que le public fuyait, et on distribuait des tracs à l’entrée pour nous avertir que nous allions voir une hérésie, une insulte à Wagner,  et subrepticement déclarer que nous étions donc des hérétiques. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil et ceux qui nous annoncent la Crépuscule des Dieux et la chute du Walhalla wagnérien devraient aller voir le Crépuscule de Castorf, où rien ne change et où le Walhalla reste debout. Un tout petit incendie dans un tout petit bidon de pétrole…
Il y a une chute de la demande, il y a de nouveaux spectateurs qui peuvent en bénéficier, où est le problème ? La salle est encore très largement pleine, voire pleine à craquer, et si l’on peut trouver quelques places au dernier moment, tant mieux pour les chanceux, parce que je ne compte plus le nombre d’heures de file d’attente que j’ai dû subir dans les années 80 devant le Kartenbüro à 5h du matin pour une ouverture (à l’époque) à 10h et m’entendre dire niet, même de la part de ma caissière préférée. J’ai l’impression qu’on se plaint de ne pas trouver de places à Bayreuth et quand il y en a, on se plaint aussi… Avoir une place à Bayreuth doit sans doute représenter l’entrée dans un club fermé, et une fois qu’on en a, on n’a pas envie que les autres en aient.
J’ai reçu d’ailleurs un nombre important de témoignages de ces nouveaux spectateurs qui montrent qu’ils n’ont pas eu l’impression d’embarquer sur le Titanic.

Le Festspielhaus en 1873
Le Festspielhaus en 1873

La politique artistique qui est menée à Bayreuth ne date pas des sœurs Wagner, mais a été mise en place par Wolfgang Wagner, sous le nom « Werkstatt Bayreuth », qui fait de Bayreuth non un point d’aboutissement, mais un laboratoire où l’on donne aux artistes la possibilité d’aller le plus loin possible dans leur travail en le reprenant d’année en année ce qui est rare à l’opéra, et depuis 1972, Bayreuth s’est ouvert à l’innovation scénique (Götz Friedrich avec Tannhäuser, premier scandale de l’ère Wolfgang, Schlingensief avec Parsifal, le dernier), mais Wieland avait lui aussi provoqué de gros remous (voir sa mise en scène des Meistersinger). Mais voilà, Wolfgang Wagner avait un poids historique, symbolique et institutionnel tel que les critiques ne l’atteignaient pas : il s’en moquait.
Les sœurs Wagner ont beau s’appeler Wagner, elles sont neuves sur le marché (bien qu’Eva ait été conseillère artistique de plusieurs très grosses institutions, elle n’a jamais eu de charge de direction) et elles sont femmes, ce qui a son importance à mon avis. De plus, Katharina Wagner fait partie des chantres du Regietheater, et sa mise en scène d’une rare intelligence des Meistersinger (un opéra intouchable pour les conservateurs allemands) a ulcéré (comme jadis celle de son oncle) une partie des spectateurs et des critiques.
Les journalistes peu au fait de la chose wagnérienne pensent que le Festival de Bayreuth doit présenter ce qui se fait de mieux en matière wagnérienne. C’est à la fois vrai et faux.
Si c’est un atelier ou un laboratoire, le produit scénique Bayreuth est une proposition : elle fonctionne ou pas. Chéreau a fonctionné, Peter Hall pas tout à fait et les exemples de réussites ou d‘échecs sont nombreux (cf le dernier Tannhäuser de Sebastian Baumgarten).
Pour les voix, c’est un peu la même chose : les noms des chanteurs mythiques qu’on invoque pour dire combien on est tombé bas ont été recrutés à Bayreuth alors qu’ils n’étaient pas consacrés. Une Rysanek est arrivée comme Sieglinde en 1951 à 25 ans. Regina Resnik, inconnue en Europe, avait à peine 30 ans. Waltraud Meier était une parfaite inconnue en 1983, lorsqu’elle a débuté dans Kundry à 27 ans, mais on pourrait aussi citer Gwyneth Jones en 1968, Eva à 32 ans, ou Deborah Polaski, Brünnhilde du Ring de Kupfer. Bayreuth n’accueille pas de valeurs consacrées, elle accueille plutôt des valeurs qu’elle consacre : récemment Nina Stemme, l’Isolde de la production de Marthaler et son Tristan Robert Dean Smith, ou Stephen Gould, inoubliable Tannhäuser, ou Irene Theorin ayant succédé à Nina Stemme dans Isolde. Une fois consacrées, ces valeurs quittent quelquefois Bayreuth pour de bonnes ou mauvaises raisons : cachets trop bas (tout le monde le sait), exigences trop grandes (exclusivités, permanence aux répétitions, jadis obligation de séjourner sur place pendant le temps du Festival etc…).
Quand une valeur consacrée vient à Bayreuth, elle n’y reste jamais bien longtemps pour des raisons évoquées plus haut. La star a besoin d’être adoubée par Bayreuth pour la gloire de la carrière : c’est le cas bien connu de Placido Domingo, venu à Bayreuth chercher la légitimité wagnérienne dans Parsifal (1992, 93, 95) et revenu en 2000 pour un Siegmund resté inégalé (avec Waltraud Meier dans Sieglinde), c’est aussi le cas de Jonas Kaufmann, éphémère Lohengrin en 2010 seulement. On vérifiera si c’est le cas d’Anna Netrebko quand elle chantera Elsa. Plutôt que des gloires du chant, Bayreuth a toujours recherché des chanteurs jeunes susceptibles de devenir un chanteur wagnérien de référence et a cherché à les fidéliser dans une sorte de troupe annuelle. Il arrivait d‘entendre il y a quelques années encore l’expression « troupe de Bayreuth ».
Mais ce qui était peut-être valide il y a 50 ans ne l’est plus aujourd’hui à cause de l’évolution du marché, de l’internationalisation complète de l’opéra et de la versatilité des chanteurs.
En matière de chefs, les principes qui gouvernaient Bayreuth dans les années 50 restent valides  en 2014: on invite à la fois des grands chefs internationalement connus et d’autres qui le sont moins ou à qui on propose des reprises, avant éventuellement de leur confier une production. Depuis les années 2000 se sont succédés aussi bien Giuseppe Sinopoli, Pierre Boulez, Christian Thielemann, Daniele Gatti qui sont des chefs de premier plan, mais aussi Andris Nelsons, Adam Fischer, Axel Kober, Philippe Jordan, bientôt Alain Altinoglu, des chefs de très bonne réputation qui n’ont pas encore l’aura ni la carrière des précédents. Rappelons aussi d’un côté Georg Solti, Daniel Barenboim, James Levine, Pierre Boulez (encore jeune en 1966), Colin Davis, Carlos Kleiber les décennies précédentes, et Woldemar Nelsson, Dennis Russell Davis, Horst Stein, Bohuslav Klobucar ou Otmar Suitner de l’autre sans compter les étoiles filantes (Eiji Ōue, Mark Elder, Christoph Eschenbach, Thomas Hengelbrock et il y a longtemps Lorin Maazel). Le cas de Kirill Petrenko est un peu à part : il a été proposé pour le Ring du bicentenaire avant qu’il ne prenne en main la Bayerische Staatsoper, mais dans ce cas, sa réputation d’hier avait précédé sa gloire d’aujourd’hui, et c’est un coup de maître. Il est donc très rare que Bayreuth se soit trompé en appelant un chef dans la fosse mythique, on peut au moins accorder ce crédit.

Alors, qu’est-ce qui fait difficulté ?
La première difficulté, c’est que le Festival de Bayreuth est un festival spécialisé : il explore le répertoire wagnérien, et seulement celui-là, et encore pas l’ensemble des œuvres puisqu’en sont exclues les premiers opéras jusqu’à Rienzi. On a pu constater l’échec cuisant en matière de public des productions présentées l’an dernier à l’occasion du bicentenaire dans une vaste salle polyvalente, parce qu’au nom de l’identité du lieu et au nom de l’histoire, mais aussi au nom des conditions techniques et du planning très serré, il n’était pas question de les présenter dans le Festspielhaus.
Spécialisé et spécifique à cause, justement, et d’abord du Festspielhaus : la salle et l’acoustique sont si particulières que c’est d’abord la marque de fabrique du Festival, qui détermine un rapport scène-salle unique, unique aussi par son inconfort. La fosse détermine un son surprenant, atténué, qui surprend bien des nouveaux spectateurs, et garantit un espace particulièrement favorable aux voix. Une voix pourra paraître banale (ou décevante) hors de Bayreuth où elle a triomphé. Spécifique aussi par la chaleur de son public, qui décrète des triomphes indescriptibles, ou par sa violence aussi (il y a des exemples récents…) : une salle où le public est confiné, serré, dans une chaleur quelquefois étouffante accumule une énergie peu commune lorsqu’il explose. C’est une particularité du lieu que cet inconfort vaguement créateur, qui garantit l’attention, voire la tension. C’est aussi son plus gros atout « touristique ». Bayreuth, c’est d’abord la salle.
Spécialisé, le Festival s’adresse à un public plutôt averti, plus que seulement argenté (sauf par les tempes…), et les mises en scènes demandent pour être bien comprises, voire appréciées, une bonne connaissance de la tradition wagnérienne et de l’histoire des représentations : la complexité du Ring de Castorf, les allusions au statut des Meistersinger (K.Wagner) dans l’histoire et la culture allemandes, l’histoire même de l’Allemagne dans Parsifal (Herheim) en sont des exemples, tout comme le spectacle-performance de Schlingensief pour Parsifal, encore plus radical peut-être.
Le refus du surtitrage en est un autre indice. Il ne s’adresse pas à un public de consommateurs de Festival, une Jet Set (Op)erratique qui irait de Salzbourg à Bayreuth en passant par Munich. Et d’ailleurs, le public de Bayreuth, même en smoking/robe longue, est très différent de celui de Salzbourg. Spécialisé, il l’est enfin par les productions, qui contrairement aux autres Festivals désormais, sont exclusives du lieu. Aucune coproduction n’est possible, ni même un achat de vieilles productions remisées. Bernard Lefort avait tenté de racheter le Ring de Chéreau, on en  a vu le résultat. Et même si quelques tournées de Bayreuth notamment au Japon, en avaient présenté les productions du Festival (Le Tristan de Wieland par exemple, dirigé par Pierre Boulez au Japon nous vaut le seul enregistrement de Tristan par le chef français, témoignage précieux malgré la qualité fuligineuse de l’image et du son), c’est grosso modo seulement à Bayreuth qu’on peut voir les productions de Bayreuth, ce qui induit un modèle économique particulier et des frais de production énormes (5 à 7 spectacles annuels sur un mois), qui sont l’essentiel de l’investissement (construction, ateliers etc…). Ce qui implique que Bayreuth n’est pas qu’un théâtre, mais un ensemble de salles, d’ateliers, d’espaces qui chaque année, ou peu s’en faut, s’agrandit, car son statut de laboratoire fait que Bayreuth doit être prêt à accueillir toutes les innovations technologiques. On se rappelle qu’au Ring de Peter Hall en 1983, on avait investi des millions sur un plateau tournant sur lui même à la verticale…

 

So what ?
Qu’on ne se méprenne pas, je ne fais que souligner les spécificités du lieu et je ne tresse aucune hagiographie. Il y a évidemment des questions à résoudre, des défis auxquels l’administration actuelle du Festival doit répondre. La première question, c’est celle du public, et par conséquent de la vente des places. Jusqu’à l’an dernier, grosso modo, le traitement papier des réservations puis leur tri informatique faisaient que bon an mal an, il fallait une petite dizaine d’années pour accéder à la salle ; l’appartenance à la Société des Amis de Bayreuth ou l’appartenance aux Cercles Richard Wagner garantit la plupart des cas des places annuelles, dans la logique du spectateur averti, mais le choix s’est réduit, et le temps où tout « Ami de Bayreuth » avait systématiquement chaque année tout ce qu’il voulait n’est plus… L’arrivée d’internet a permis cette année, au–delà des inévitables (quelquefois difficilement compréhensibles) hoquets dûs à sa mise en place, à de nombreux spectateurs d’accéder à la Colline Verte qui n’auraient jamais pu y aller autrement sauf à attendre quelques années…Enfin, lorsque Bayreuth était une entreprise privée gérée par la famille, la sélection du public pouvait se justifier, mais à partir du moment où le Festival est géré principalement par l’État Fédéral et le l’État libre de Bavière, c’est-à-dire par le contribuable allemand, il fallait inévitablement ouvrir à tous les publics les joies du festival. Cela va poser à terme des questions sur la nature du Festival, mais aussi sur la manière dont il se vend, et donc la question du marketing.
Un Festival qui joue à guichets fermés depuis des dizaines d’années n’avait pas besoin de marketing : la difficulté même d’obtenir un billet était le seul critère et suffisait à asseoir la réputation. Quand il y avait 800000 demandes pour 58000 billets, pas besoin de dépenser un Euro de marketing. L’ouverture à un nouveau public, les débats permanents vont poser d’autres questions : comment vendre le Festival ? Quel public viser ? Quelle relation à la Ville de Bayreuth ? Quelle politique culturelle ?

Lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 les choses étaient assez claires : un public d’habitués, des documents du festival très sobres, des programmes contenant des articles universitaires de haut niveau. On se retrouvait entre connaisseurs. Les choses ont évolué et leur évolution montre les hésitations sur les cibles. Les programmes de ces dernières saisons au-delà du design médiocre, ont des contenus très inégaux, souvent très limités avec des photos en couleur, ils sont globalement d’une qualité culturelle bien inférieure à ceux de théâtres comme Munich ou Paris. Depuis la disparition du modèle de programme connu depuis des décennies, vers 1992 ou 1993, les hésitations de la direction sur le matériel d’accompagnement ont fini par produire une ligne sans caractère, qui reflète les hésitations du marketing et aussi ses erreurs. Il est clair (et positif aussi) que la direction pousse à l’ouverture, notamment par l’accès de la télévision et les retransmissions publiques, inconcevables il y a seulement une quinzaine d’années (le Ring de Chéreau a été filmé dans la salle vide, au cours d’une session spéciale où l’on a joué le Ring acte par acte en continu, dans les conditions de la représentation, mais sans public) , ou par les spectacles pour enfants, une réussite à mon avis qui mériterait une meilleure publicité. Se sont multipliées dans la ville les conférences d’introduction, de mieux en mieux fréquentées (signe aussi d’une diversification du public et de sa curiosité), et on peut espérer que la réouverture de l’Opéra des Margraves après restauration pourra initier une politique culturelle élargie plus conforme au prestige du lieu.

Ce festival mondialement connu reste géré d’une manière très locale. Ajoutons le conflit né entre l’administration du Festival et la ville de Bayreuth à propos des places de parking pour la première fois payantes qui en est une trace ridicule, ainsi que le timide développement de produits dérivés qui vont des statues de Wagner de Ottmar Hörl en plastique (à 350 € pièce non signée) aux tasses « Walkyrie » de la fabrique de porcelaine locale, sans parler de tentatives avortées d’imposer un chocolat (sans doute en référence aux Mozartkugeln de Salzbourg)… J’ai aussi un peu souri aux déclarations tonitruantes de Castorf à propos de l’ambiance de travail dans le petit monde de la Colline Verte. Certes, il faut faire la part des choses, et de la provocation inhérente au metteur en scène berlinois. Mais sans le vouloir, il pointe une des caractéristiques du Festival de Bayreuth et de sa gestion. Bayreuth est une petite ville de la province bavaroise où la famille Wagner est une famille de référence (et quelle famille !) de la cité puisqu’elle est à l’origine de sa gloire. Et l’entreprise Bayreuth  est aussi un espace pour l’emploi local. En fait Bayreuth est une PME gouvernée par un mythe. Les habitudes, l’histoire, et notamment le long règne de Wolfgang Wagner ont dû laisser des manières de faire, des relations interpersonnelles et sociales d’un certain type qu’on peut imaginer, dans une petite ville très mal reliée par le chemin de fer (changements divers), sans aéroport, dont les seuls titres de gloire sont, à part le Festival, une Université de création assez récente, et le souvenir de Wilhelmine, la sœur de Frédéric II de Prusse. Les relations de proximité, les petites histoires locales, le rôle de la presse, l’inévitable méfiance après un changement de direction (n’oublions pas qu’à peine installées, les deux sœurs ont dû faire face à des menaces de grève), tout cela crée un faisceau de tensions que Castorf a dû ressentir, lui qui règne au centre de Berlin, et qui n’a pas non plus la réputation d’être un patron facile dans sa Volksbühne am Rosa Luxemburg-Platz.
Ce qui frappe à Bayreuth, c’est que ce Festival mondialement connu a une couleur et un fonctionnement relativement provinciaux : qu’on n’y voie aucun jugement de valeur, je me réfère surtout à des comportements sociologiques qui ne peuvent se comprendre que lorsqu’on connaît les lieux. C’est tout de même un festival assez replié sur lui-même, sur ses habitudes et sur ses fantômes.

Enfin, la question artistique.

On a reproché à Katharina Wagner d’avoir rendu systématique l’appel à des représentants du Regietheater, ceux qui n’en ont jamais vu mais qui hurlent avec les loups rajoutent « le plus éculé » : au vu de l’âge de Katharina Wagner, née à Bayreuth en 1978, on ne peut l’accuser d’être une « has been ». Katharina Wagner a une formation théâtrale à l’allemande, qui vaut bien la nôtre, et a plutôt été assez judicieuse dans ses choix, même s’ils ont été discutés. Frank Castorf et Hans Neuenfels sont depuis très longtemps des metteurs en scène reconnus et admirés, ils sont de la génération de Patrice Chéreau qu’on n’a jamais accusé d’être représentant d’un théâtre éculé. Il est vrai que les mêmes (ou leurs papas) en 1976 ne l’avaient pas ménagé non plus. Quant à Gloger, Baumgarten, Kratzer, Herheim, et Katharina Wagner elle-même, ce sont des représentants de la nouvelle génération de metteurs en scène, remarqués par la critique allemande qui en matière de sérieux et de culture n’a rien à envier non plus à la nôtre : seul parmi eux, Sebastian Baumgarten paie les pots cassés pour un Tannhäuser pas très réussi; mais il n’a pas eu non plus beaucoup de chance musicalement, changement de chefs, de chanteurs (Tannhäuser, Venus) parce que discutables ou franchement insuffisants. Bref, une aventure un peu chaotique. Quant à Castorf pour le Ring 2013 et même Tankred Dorst pour le Ring précédent (une mise en scène très médiocre qui curieusement n’a pas provoqué le tollé que Castorf a suscité pour un travail brillant), ce sont des seconds choix, parce que depuis une dizaine d’années la direction artistique du Festival aspire à confier le Ring à un cinéaste : le nom de Quentin Tarantino avait circulé, ce fut Lars von Trier qui a finalement renoncé (et ce fut Dorst) et cette fois-ci on annonça Wim Wenders qui renonça et on appela Castorf. Il reste que si l’on évoque des Ring récents, aussi bien Bechtolf à Vienne que Braunschweig à Aix et Salzbourg, voire Cassiers à Berlin et Milan malgré quelques réussites, n’ont pas fait beaucoup avancer les choses, avec des travaux plutôt conformes. Lepage au MET, au-delà de la technicité du dispositif, n’a à peu près rien à dire. Seuls dans les mises en scènes récentes que j’ai pu voir sont à signaler celle de la Fura dels baus à Valence et Florence, et celle d’Andreas Kriegenburg à Munich.. Quant à Paris…

Castorf casse la baraque, il fait ce qu’on lui demandait, et il le fait comme toujours, avec l’intelligence, la culture et l’acuité qu’on lui connaît, avec la complicité d’un décorateur génial, Aleksandar Denić. Où est le déclin ? où sont les drapeaux en berne ? C’est justement parce que ce travail est un très grand moment du théâtre européen qu’il provoque tant de réactions et de discussions et c’est parce qu’il pose la question de la barbarie du monde qu’il provoque cette violence : dans un monde gouverné par le politically correct, où la périphrase et l’euphémisme de la novlangue règnent sur la langue, où tout ce qui est rugueux est masqué, alors oui ce Ring dit ce qu’on ne veut pas voir et qui pourtant chaque jour s’étale sous nos yeux. Et ce faisant, il montre lui-aussi le pouvoir subversif de l’œuvre de Wagner.
Qui irait discuter sur Braunschweig,  Bechtolf ou Krämer ? Ils sont déjà au placard.
La seule réserve que j’ai envers le travail de Katharina Wagner sur les mises en scène, c’est de se cantonner à la scène allemande : elle ne suit pas beaucoup (apparemment) la scène européenne. Il y a actuellement dans le monde anglo-saxon des personnalités intéressantes pour Wagner, avec une approche différente de l’approche germanique, on peut penser aussi aux hongrois Arpad Schilling ou David Marton, très liés à la scène allemande. En France aussi, je suis sûr qu’un Vincent Macaigne par exemple pourrait proposer des choses profondes ou décapantes, voire un Christophe Honoré qui ferait sans doute un Tristan intéressant. Ou pourquoi pas un Bieito, bien qu’il soit déjà très sollicité sur les grandes scènes allemandes.Dans le monde slave, le surbooké Dmitri Tcherniakov aura tôt fait d’avoir écumé toutes les scènes du monde et on n’en a pas besoin à Bayreuth, mais je suis sûr qu’en Russie, en Pologne ou dans les pays baltes il y a de jeunes metteurs en scène qui bouillonnent d’idées au-delà de valeurs consacrées qu’on voit partout. C’est le sens de la venue d’Alvis Hermanis pour le prochain Lohengrin.
La question la plus dolente n’est pas la scène ou la fosse : c’est le plateau, c’est la question des chanteurs.
Eva Wagner-Pasquier est la responsable des distributions et on la voit souvent dans les théâtres qui proposent du Wagner, sans doute à la recherche de voix nouvelles. C’est elle qui a construit le Ring d’Aix dont la distribution n’était pas si mauvaise. Là-aussi, là surtout peut-être, il faudra sans doute revoir les conditions que Bayreuth offre aux chanteurs. Eva Wagner, qui connaît le monde des chanteurs et de l’opéra depuis longtemps n’est pas suicidaire au point de choisir pour Bayreuth les plus médiocres. Mais les conditions du marché sont telles que, hors désir de la star de prouver quelque chose de soi en allant à Bayreuth (Domingo, Kaufmann et bientôt Netrebko), les conditions d’engagement à Bayreuth ne correspondent sans doute plus aux lois actuelles du marché lyrique et Bayreuth ne représente plus pour la plupart des chanteurs un lieu particulier qui puisse autoriser des sacrifices. L’administration de Bayreuth devra tôt ou tard en prendre acte, sinon les distributions ne seront constituées que de seconds couteaux. Toujours la même question du modèle économique et du modèle d’organisation. Néanmoins, aujourd’hui, les fidélités s’appellent Kwanchoul Youn, Klaus Florian Vogt, Stephen Gould, et ce n’est pas si mal…
Et Christian Thielemann a beau clamer qu’il faut un retour de grands chanteurs à Bayreuth, il est présent depuis 14 ans sur la colline verte et n’a pas plus contribué que d’autres au renouveau du chant wagnérien. Peut-être faudrait-il créer une académie sur des modèles tels que l’académie d’Aix en Provence ou même l’excellente Académie de Pesaro pour Rossini, dont les chanteurs pourraient se rôder sur les petits rôles ou sur les représentations pour les enfants (excellentes, un modèle de réussite). Je pense que Bayreuth a un réseau de confiance dans les divers théâtres de troupe d’Allemagne pour repérer les chanteurs valeureux ou prometteurs car la plupart viennent de là, mais on est plus sur des chanteurs solides sans grand caractère (type Ricarda Merbeth) que sur de futurs chanteurs d’exception.
Il est incontestable que l’on a de bonnes distributions (Fliegende Holländer) de grandes distributions quelquefois (Lohengrin dans l’ensemble) et des distributions moyennes (le Ring, où les petits rôles ne sont pas excellents et les grands, Koch excepté, au moins irréguliers). Quant à l’hallali contre Lance Ryan, je trouve qu’il est lâche et exagéré. Aucun Siegfried (à la rigueur Andreas Schager…) n’est capable aujourd’hui de garantir un tel engagement scénique, en défendant le rôle de manière honorable au niveau vocal – avec ses hauts et ses bas… Mais qu’on me cite un vrai Siegfried aujourd’hui, et même hier : il faut remonter à avant-hier (et même avant) pour avoir un véritable Heldentenor à la Max Lorenz ou Lauritz Melchior. On discute cette qualité à Windgassen (assez irrégulier) et Vickers n’est jamais allé au-delà de Siegmund. Il est clair néanmoins que la politique des distributions doit être revue et redéfinie de fond en comble, en essayant de garantir des fidélités par des concessions sur les contrats, je ne pense pas qu’Eva Wagner-Pasquier ait eu la possibilité de la reconstruire ni le temps, et la question des voix à Bayreuth, qui est un serpent de mer, reste ouverte.
Pour finir, il faut aussi comprendre que Bayreuth n’est pas la seule Mecque wagnérienne. Bayreuth est un laboratoire pour le Wagner du futur. Un laboratoire d’excellence certes, mais un lieu de proposition et d’exception.
L’autre Mecque, c’est évidemment Munich, dont le rôle n’est pas d’être un laboratoire mais le lieu d’une consécration, comme peut l’être un théâtre d’opéra de référence. Depuis que je fréquente Bayreuth j’entends les comparaisons, j’entends dire qu’à Munich les distributions sont meilleures. C’est très souvent vrai, et c’est normal : les deux institutions n’ont pas la même fonction, l’une lance (metteurs en scène, chefs et chanteurs) l’autre consacre. Bayreuth a lancé Petrenko, comme Sawallisch jadis (début en 1957, à 34 ans) et Munich en ramasse les fruits. Typique d’une longue histoire.  …
J’ai essayé de montrer que les glapissements du milieu journalistique, les déclarations à l’emporte-pièce recouvrent une situation plus complexe où tout ne va pas si mal , loin de là. Que Castorf se fasse huer, c’est le débat habituel et c’est bien. Cela signifie que Bayreuth est un lieu vivant, un lieu de discussion et pas du consensus mou . Tous les spectateurs du festival savent qu’aux entractes, à la fin des représentations, au repas tard le soir on continue de discuter, entre amis, entre convives, entre voisins inconnus dans la salle, passionnément, on continue d’interroger les œuvres et les choix. Aussi loin que je me souvienne, ce n’est le cas nulle part ailleurs, sinon peut-être lors du Festival d’Avignon. C’est cette vie-là qu’il faut préserver. C’est bien cela qui consacre Bayreuth et c’est bien pourquoi le festival de Bayreuth a un statut si particulier dans la vie culturelle allemande, et j’ose dire, européenne et c’est pour cela que j’aime y être.
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Le Festspielhaus en 2006
Le Festspielhaus en 2006

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG (II), de Richard WAGNER le 15 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte III, 1  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quelques considérations sur cette troisième vision de Götterdämmerung, je renvoie les lecteurs à mes deux autres compte rendus, celui du 1er août  2014 (cliquer pour aller au texte) et celui de 2013 (cliquer pour aller au texte)
La conclusion du Ring de Castorf est assez claire : après avoir effleuré le mythe et l’histoire, les dieux, les demi-dieux et les humains, Castorf veut un Götterdämmerung qui résume ce que le monde est pour lui aujourd’hui, à travers des symboles pris au cinéma ou dans l’histoire : l’escalier de Eisenstein dans le Cuirassé Potemkine, l’Isetta, symbole de la renaissance industrielle allemande, Wall Street, Berlin bien sûr, indifféremment à l’Est ou à l’Ouest, le tout pris dans une histoire du pétrole à la fois inévitable et terrible (à travers la firme Buna, qui fit construire près d’Auschwitz le plus grand complexe pétrochimique au monde, jamais terminé, au prix de la vie de milliers  de déportés, et qui fut indifféremment vantée par le nazisme ou l’Allemagne de l’Est..). Car pour Castorf, il n’y a pas de bons ou de méchants, pas d’Est horrible et d’Ouest merveilleux ou l’inverse: pour Castorf, il n’y a qu’un seul monde, conduit au totalitarisme économique et pétrolifère (voir les enjeux aujourd’hui en Irak…) et à la disparition de toute valeur humaniste.

Depuis Chéreau, bien des Ring ont utilisé l’évolution du monde pour illustrer en filigrane cette histoire, je me souviens d’une mise en scène en Allemagne dans les années 80 où le Capitole de Washington figurait le Walhalla. Patrice Chéreau lui-même cite dans un de ses écrits Wall Street comme un Walhalla possible (dans Travail théâtral – été automne 1977, p.77) : on voit bien que Castorf ici ne fait que réutiliser une idée qui traîne chez les metteurs en scènes depuis…40 ans…
Andreas Kriegenburg à Munich avait bien montré que Götterdämmerung était un monde, notre monde,  aux valeurs perverties dans lequel Siegfried ne pouvait que se perdre. Chéreau encore dans le texte cité plus haut le souligne également.

L'immolation partie 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
L’immolation partie 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La thèse de Castorf, c’est que les valeurs sont  perverties dès le départ et que tout le Ring en réalité n’est qu’une histoire de perversion de toutes les valeurs (voir la manière dont il traite le personnage de Siegfried, ne lui laissant pratiquement rien de positif dans les attitudes et le caractère). Ainsi, que ce monde soit détruit au final indiquerait au moins que quelqu’un a fait le geste, a osé…Castorf ne le permet même pas, tous, avec leur essence ou leurs briquets, sont des velléitaires. Et à la fin, tous, Hagen compris, contemplent le petit bidon de pétrole brûler, et Brünnhilde s’en va on ne sait où. Le monde reste ce qu’il est, dans une sorte de permanence désespérante, et devant Wall Street, tous restent inoffensifs…
Tant de musique grandiose pour un tel résultat…

L'immolation partie 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
L’immolation partie 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Musicalement ce Götterdämmerung a confirmé le choix assez radical de Kirill Petrenko. Techniquement, les cuivres étaient plus détendus qu’au Ring I et l’appel de Siegfried  a été réussi, même si de menues scories ont pu être relevées çà et là. Mais l’ensemble du choix musical reste ce que les auditeurs ont pu constater sur l’ensemble des Ring I et II: il s’agit d’une option interprétative non spectaculaire, d’une lecture distanciée, avec le souci de lire toute la partition, à parts égales : Petrenko ne privilégie pas tel pupitre ou tel autre, le met pas en relief tel moment et tel autre, et donc certains auditeurs ont pu critiquer des choix qui enlèvent du brillant, quelquefois du clinquant, d’autres fois de la dynamique et qui peuvent passer pour des contresens aux regards de directions musicales plus spectaculaires.

À mon avis, le choix de Petrenko réside dans deux éléments fondamentaux :

–       l’utilisation claire de la fosse de Bayreuth et des motivations de Wagner : en construisant la fosse sous la scène, avec les cuivres au fond, tout en dessous,  Wagner donnait la prééminence au chant et au visuel : la musique devient accompagnatrice au sens de l’accompagnateur dans un récital de Lieder. Et forcément, les forte deviennent moins forte . Jouer le son normal dans la fosse de Bayreuth, c’est lui donner un volume en deçà des habitudes. Il faut jouer très fort dans la fosse pour entendre un orchestre fort en salle. Dans toute mon expérience de cette salle, j’ai entendu l’orchestre une seule fois couvrir les chanteurs. Petrenko tient à ne jouer que la partition, avec une sorte d’objectivité très serrée, qui évidemment a tendance à frustrer l’auditeur habitué à plus de relief et moins de retrait. Mais il reste que ce choix permet aussi à l’ensemble de la partition d’apparaître à la fois dans toute sa clarté et et toute sa complexité, ce qui  finit dans cette simplicité même, par renforcer les émotions dans les très célèbres moments orchestraux que sont le Voyage de Siegfried sur le Rhin ou la Marche funèbre, une marche funèbre vraiment très tendue, où sont joués tous les motifs de Siegfried, et qui apparaît d’une glaciale cruauté dans le décor où Siegfried est étendu, bras ballant, au milieu des caisses de fruits et légumes vides. Il faut souligner aussi que cette marche funèbre est d’autant plus forte que la mort de Siegfried particulièrement émouvante a été magnifiquement accompagnée à l’orchestre.

–       la volonté de Kirill Petrenko de jouer le jeu de la mise en scène. Il a compris que devant pareil travail, si complexe, si foisonnant, qui sollicite tellement les chanteurs, la musique ne devait ni jouer les contrefeux ou la contradiction, mais jouer à la fois le rôle d’accompagnement décrit plus haut et prolonger ce qui se dit sur scène en proposant une vision désenchantée, une musique plus sèche, pas forcément brillante, mais suivant avec une précision redoutable ce qui se fait sur le plateau. Les qualités qui frappent ici sont d’abord la lisibilité, la clarté du rendu, l’extrème attention notamment aux moments plus retenus, aux silences mêmes, à ces moments suspendus qui font théâtre et servent le théâtre. Kirill Petrenko suit le plateau, les respirations du plateau et gère aussi le plateau (assez quelconque) qu’il a à sa disposition. Tous les amis avec qui j’ai discuté ont adoré Rheingold, sans doute le plus accompli des quatre au niveau théâtral, le plus original et le plus virtuose. Et la direction suit le plateau avec une précision et une justesse époustouflantes, faisant presque de la musique une sorte de musique de film, puisque le cinéma dans ce prologue est très largement utilisé : d’où l’impression de dynamisme, de mouvement, d’explosions de mille petites pépites qui font que les 2h20 de musique passent sans y penser.
C’est Walküre où l’on retrouve musicalement la plus grande jouissance et la plus grande adéquation aux attentes, c’est là aussi qu’on dispose du meilleur plateau et c’est dans Walküre que volontairement Castorf reste un peu en retrait, car il a besoin de cet îlot d’illusion bien vite détruit : certains ont même trouvé qu’il était trop conformiste…Castorf veut imprimer une logique de récit, et à Walküre, ne veut pas (trop) travailler à la désacralisation : le couple Siegmund-Sieglinde est le seul qui y croit.
C’est Siegfried qui fait nourrir les doutes les plus forts: « c’est un peu n’importe quoi », ai-je entendu. Et même sur la direction de Petrenko, c’est là qu’elle rencontre quelques réserves. On le trouve trop peu brillant, longuet. C’est que, des quatre, Siegfried est le moment du basculement, bien plus que Götterdämmerung. Basculement parce qu’en trouvant Brünnhilde, après avoir tué Mime et vaincu Wotan, Siegfried tombe dans le monde et chez les hommes. Pour Castorf et pour Petrenko, rien de triomphal, aucun espoir: on est déjà dans la fin, et Siegfried est programmé et éduqué par ceux qui ont maudit l’anneau…comment pourrait-il aimer, comment pourrait-il être cet espoir qu’on met en lui? Castorf, comme tout le monde note qu’il est d’abord question  de désir, désir de connaître, biblique ou non: Siegfried ou l’Empire des Sens…
D’où évidemment les huées pour les crocodiles à la fin de Siegfried, car Castorf y voit le  moyen le plus cru et le plus cynique de montrer qu’il ne faut croire à rien, de casser l’effet trompeur de la musique, puisque si les trois quarts du duo se passent (avec un tempo si lent) d’une manière globalement traditionnelle, le dernier quart, le plus exalté, est cassé par tout ce qui se passe en scène et qui met la musique en perspective de ce qui va se passer le lendemain, d’une certaine manière met la musique en pièces, car ce qu’il montre nuit à l’écoute…Quand Brünnhilde arrive en robe de mariée et que Siegfried fait la grimace, on entend quelques rires…le rire est fatal au rêve et à l’émotion…

Dans Götterdämmerung, on revient dans un monde assez proche de Rheingold, avec la même virtuosité technique (incroyable manière de traiter théâtralement le chœur, avec la vision interne de la caméra). Notons l’opposition entre l’Isetta de Gutrune, qu’elle défend violemment,  la nouvelle voiture du peuple, à laquelle elle s’identifie (couleur harmonisée du costume et de l’auto) et la Mercédès décapotable symbole de richesse – c’est la voiture de Wotan que les filles du Rhin ont subtilisée – ,

Le serment du sang © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Le serment du sang © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

notons le kiosque à Döner Kebab, versant berlinoise du bar du Texas de Rheingold, et le bout du mur de Berlin dont on ne saura jamais le côté (je subodore que l’affiche Döner Box est allumée quand on est à l’Ouest (Acte I) et éteint quand on est à l’Est (Acte II) où le chœur agite des petits drapeaux des quatre puissances occupantes. Mais c’est une supposition…
En tous cas, personne ne peut légitimement affirmer que c’est n’importe quoi, car même après une troisième vision de ce Götterdämmerung, il reste encore des zones d’ombre…
À suivre donc.

Et Petrenko propose de Götterdämmerung une vision où perce par moments l’émotion dans un travail qui la retient sans cesse, je l’ai évoqué plus haut; mais ce qui surtout m’a frappé ce sont les scènes avec les Gibichungen, et la scène extraordinaire des filles du Rhin en III,1 où il travaille sur l’accompagnement sur la diction, sur les échos: c’est extraordinairement subtil et en même temps passionnant tellement on sent ce travail fouillé, creusé et en parfaite osmose avec la scène. Beaucoup de spectateurs qui ont vu le Ring 2013 considèrent que l’orchestre est encore supérieur cette année et que l’originalité interprétative est encore plus frappante.

Les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Ce Ring restera dans les mémoires par la mise en scène et par la direction. Car ce Götterdämmerung n’est pas plus exceptionnel vocalement que les autres journées (Walküre mis à part,  avec menues réserves). Toutefois, aucun membre du plateau ne méritait la moindre huée. Quelques imbéciles, sans doute frustrés de pas pouvoir se mettre Castorf sous la dent, ont reversé leur acidité, je dirais à ce niveau leur fiel, sur un plateau certes moyen, mais qui a tenu crânement la scène. À commencer par Lance Ryan.
À ces spécialistes du rôle de Siegfried je demande vraiment qu’ils suggèrent à Bayreuth un autre Siegfried capable de répondre à la fois aux exigences scéniques demandées par la mise en scène et aux exigences vocales. Lance Ryan ce soir a été à la hauteur, il a répondu au défi, et son chant a été nettement plus au point que lors du Ring I, son premier acte vaillant et (assez) juste, son second acte un peu plus tendu, mais passable, son troisième acte vraiment intéressant : il faut dire que la scène avec les (excellentes) filles du Rhin, vue comme un ballet autour de la Mercédès est l’une des très grandes réussites de cette mise en scène. Et sa mort a été un des rares moments d’émotion d’un Ring qui ne cesse de la refuser ou la repousser. Il a su transformer ses difficultés en chantant à mi-voix, en murmurant, et ce fut vraiment prenant. Et enfin, il entre avec un tel engagement, une telle intelligence dans la mise en scène que l’on ne voit guère qui d’autre pourrait être un Siegfried aussi vrai et aussi naturel. Je ne dis pas qu’à l’audition radio il puisse être l’idéal, mais en scène, c’est un tout autre discours.
Catherine Foster s’est économisée au long des deux premiers actes pour passer le troisième, et plutôt favorablement: ce ne sera pas néanmoins une Brünnhilde de référence (mais Linda Watson l’était-elle dans le Ring précédent?). Il reste que cette voix n’a pas beaucoup d’harmoniques, pas beaucoup d’éclat, pas beaucoup de grave et rien dans le médium. Une voix sans grand relief, mais je voudrais rappeler que c’était Angela Denoke qui devait chanter le rôle et qu’elle a renoncé un an à l’avance. Catherine Foster est un deuxième choix, et on ne change pas de Brünnhilde en cours de route, surtout dans une mise en scène pareille qui exige des répétitions la première année, mais qui n’en prévoit pas autant les années suivantes. De plus ce serait aussi peu obligeant de changer de Brünnhilde après qu’elle eut sauvé la production.
Elle a eu une ovation énorme, ce qui signifie que le public était ravi. Ce que public veut…
Même triomphe pour Attila Jun, très convaincant scéniquement, mais vocalement discutable dans Hagen, de l’aigu, certes, du médium un peu, du grave… ? Un peu limité dans le bas registre, ce qui fait de son monologue du premier acte un vrai moment de platitude. Un triomphe pour moi injustifié car il ne répond pas aux exigences du rôle, même si il s’en sort au total. C’est un honnête Hagen (il était moins en forme au Ring II qu’au Ring I) , pas vraiment un grand Hagen comme je l’ai déjà écrit.
La Waltraute de Claudia Mahnke (quelques huées au passage) était moins au point et moins précise qu’au Ring I, quelques cris, monologue à la tension absente, et il y a sur le marché, même parallèle, des Waltraute plus relevées. Elle faisait partie des trois Nornes, en revanche très en place, tout comme les filles du Rhin, merveilleuses scéniquement et assez belles vocalement.
Passons sur Allison Oakes, belle en scène mais assez pénible vocalement en Gutrune, notamment au troisième acte où les aigus sont criés et acides.
La voix la plus équilibrée, le timbre le plus beau, le chant le plus au point et la diction la plus nette, c’est le Gunther d’Alejandro Marco-Burmeister, vraiment aussi bon scéniquement que vocalement. Là oui, c’est du chant et c’est surtout de la musique…

Immuable dans son statut d’éternelle référence, le chœur a été éblouissant au deuxième acte, à tous les niveaux, musical et scénique. Le chœur reste la valeur la plus sûre de ce Festival, d’une remarquable stabilité, malgré les changements inévitables.
Un Götterdämmerung dont seul Gunther est indiscutable…il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark…Personne ne niera que ce Ring ne brille pas par les voix, mais les lecteurs connaissent ma théorie du trépied chef, chant, mise en scène. Il faut pour garantir la réussite que deux des trois passent.
Ici  mise en scène et  direction atteignent un tel niveau que le plateau moyen ou médiocre mais jamais très mauvais, permet à l’ensemble de passer. Dans les discussions d’entracte, le public était pris par les remarques sur la scène, sur la fosse, et constatait sans trop d’amertume un plateau insuffisant: je parle de constatations, pas de plaintes. À ce propos, j’écoutais hier en voiture les Meistersinger d’André Cluytens avec un Walther pénible, Josef Traxel…en 1958…
Même au temps de Wieland, où paraît-il tout était parfait, il y avait des trous noirs…
Il y en a un peu plus qu’avant peut-être, mais ces discussions sur les voix, je m’en souviens depuis mes premiers pas à Bayreuth : on en disait autant des voix du Ring de Chéreau…Et pourtant…
Et pourtant j’avoue qu’après deux jours, et pris par les concerts de Lucerne, je suis encore aujourd’hui sous le coup de ce Ring, cela doit bien signifier quelque chose…
Quo vadis Bayreuth ? vadis, vadis…
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Les Nornes © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les Nornes © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED (II), de Richard WAGNER le 13 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Pour un compte rendu plus étoffé, se reporter à la représentation du 30 juillet

Je pensais que quelques remarques en apostille de mes textes précédents suffiraient . mais je suis un bavard, et j’ai envie de reparler de Siegfried…voilà donc un texte spécifique…
Car cette deuxième vision de Siegfried a été singulièrement utile. Elle m’a permis d’asseoir mon opinion et mes sentiments sur cette mise en scène, et de confirmer ma satisfaction devant cette vision décapante. Curieusement, le public a réagi plus violemment qu’au Siegfried du Ring I, sans doute aussi parce que le chant n’était pas dans ce Siegfried II à la hauteur des attentes, et que Siegfried est sans doute, plus que les autres jours du Ring de Castorf, le spectacle le plus cynique et le plus dérangeant.
Il y a dans ce Siegfried une présupposition : les idéologies ne fonctionnent pas dans ce monde, et leur mort est programmée, sinon actée,  tout comme Wotan qui est conscient de son échec peut-être dès Rheingold (Erda) ou surtout dès Walküre. Le monde de la toute puissance, ordonné selon ses désirs, est un leurre, et même le rictus de Mao sur le Mount Rushmore version marxiste contient cette ironie-là. En accédant au pouvoir total, vous préparez illico votre perte.

Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Le Wanderer n’est qu’un être fatigué, qui débarrassé de son manteau et de son chapeau, est singulièrement semblable à Alberich, tatouages, Marcel noir, et même carrure…Chéreau l’avait d’ailleurs suggéré à l’acte II lui aussi, en faisant sillonner la forêt par deux ombres grises de même facture. C’est un donné de cette mise en scène de faire de Wotan et d’Alberich des complices qui poursuivent le même but, qui sont de la même trempe ou de la même boue.
Séparé par un mur (de Berlin) dans le décor, le plateau a deux faces : une face idéologies, mortelles et rêvées, et une face qui raconte le monde qu’elles ont façonné. Un monde artificiel, un monde de crime, un monde de menace, un monde de surveillance, un monde d’une noire tristesse dont on ne se sauve pas. Sous la lumière de Minol, la firme pétrolière de la DDR, ce monde est d’un gris que les néons agressifs n’éclairent pas, où les personnages sont incapables d’aller les uns vers les autres.
Pour une fois, Fafner est traité non comme un Dragon, mais comme un humain, un capitaliste qui gère sa fortune, mais parce qu’il est capitaliste, parce qu’il a l’anneau, il reste menacé plus que menaçant (d’où un premier crocodile dans la scène lorsque Fafner répond à Alberich et Wotan).

De même tant que Brünnhilde et Siegfried, évoluent dans le décor Rushmore, le duo fonctionne presque selon les canons habituels, même s’ils évitent soigneusement de se toucher :  le spectateur est rassuré. Avec une perversion tout castorfienne, dès que la musique entame le thème fameux de la Siegfried Idyll, et que l’on devrait s’acheminer avec l’explosion lyrique et l’amour à tout va (ou n’est-ce que le désir?), le couple passe dans le décor urbain, le décor du monde de la déception, et dysfonctionne immédiatement: Siegfried s’ennuie déjà, et lorsque Brünnhilde apparaît en robe de mariée ridicule, il prend un air désolé qui en dit long sur l’avenir.
Le couple est déjà dans la désillusion : les crocodiles (qui copulent gaillardement au fond, je le l’avais pas vu lors de ma première vision, car placé trop à droite), sont là dès que la musique est lyrique, comme une menace, comme signe de la malédiction de l’anneau, comme emblème du capitalisme. Pour Castorf, tout semblant de bonheur n’est qu’illusion. Et de fait, même dans les plus traditionnelles des mises en scènes, le duo d’amour de Siegfried ne peut qu’être illusion puisque dès le début de Götterdämmerung, il y a séparation : le héros ne tient pas en place, le héros s’ennuie et le héros n’aime que lui-même.
En plaçant des crocodiles sur scène, Castorf veut indiquer des symboles (et notamment le capitalisme) mais surtout provoquer de la part du public le refus, la déception, l’amertume et veut donc provoquer les huées, signe de la déception, signe de la volonté de rester dans l’illusion lyrique. Ces huées là cherchent à se venger sur Castorf de l’illusion perdue. C’est bien le sens de la mise en scène de ce duo, clairement marqué en deux parties, qui casse tout lyrisme et tout amour. Et qui évidemment provoque une cruelle désillusion et une cassure dans la complaisance créée par la musique.
Frank Castorf a beaucoup réfléchi aussi au sens de cette éducation programmée de Siegfried par Mime : une éducation programmée, au sens où, Notung reforgée ou pas, Mime a orienté l’éducation de Siegfried exclusivement dans son intérêt, celui de s’emparer du monde. Et ce que suggère Castorf, c’est que devant la ruine des idéologies qui programment le monde, il se forme une minorité d’hommes désireux de le faire exploser, des théoriciens, des intellectuels, d’où la masse de livres autour de la roulotte, d’où aussi l’esclave (Patric Seibert) qui, attaché comme un chien, profite de chaque moment de répit pour lire : c’est lui le futur révolté en gestation.  On a eu de ces modèles en Italie avec les Brigate rosse, on  en a eu en Allemagne avec la Rote Armee Fraktion, et aujourd’hui c’est aussi peut-être ce qui se passe dans l’islamisme radical qui recrute des adolescents un peu illuminés. Il y a dans ce parcours de Siegfried un parcours à la Mohammed Merah, il n’y a qu’à regarder comment il assassine Fafner, ou l’extrême violence inutile du meurtre de Mime. Siegfried, nous dit Castorf, est programmé, non pas pour l’amour, mais pour la destruction. Castorf prend le Ring comme une lecture du monde, ce qu’est cette histoire -en cela, il reste étonnamment fidèle à Wagner – et il en applique la logique extrême à ce qu’il voit de notre monde appliqué essentiellement à Berlin, son univers emblématique.

Quant aux dieux, et notamment à Wotan, il y a belle lurette qu’ils ont abdiqué les valeurs qui en firent des Dieux : Wotan, on l’a vu, est un petit Staline, comme le suggère une projection vidéo saisissante,  c’est aussi un autre Alberich, et Alberich, c’est un défenseur tardif et sans doute dépassé d’un marxisme défunt : on le voit au deuxième acte, dans l’ombre, tout en haut du décor, planter un tout petit drapeau rouge entre les têtes de Marx et Lénine : un nostalgique maladroit et un peu bêtassou.

Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Wotan n’est peut-être vrai que dans sa rencontre avec Erda, vieille connaissance, une des multiples femmes qu’il a connues et qui traversent ce Ring, mais celle sans doute qui l’a marqué le plus, d’où cette scène du début du troisième acte, violente comme une scène de ménage, bien plus vive et vivante, voire vibrante que d’habitude. Une rencontre de vieux fêtard (après la fête…) en frac déglingué, avec une séductrice encore vaguement amoureuse (à son appel, elle choisit sa tenue, comme une actrice entrant en scène et jouant son va-tout) qui lui fera à la fin une petite gâterie, vêtue d’une perruque blonde provocante, ayant changé de look pour accomplir son office. D’ailleurs ce monde de femmes de trottoir, qui nous est présenté dans ce Siegfried,  tout est tarifé.
Seul point d’interrogation : l’apparition finale de l’esclave au premier acte avec un voile de mariée : allusion à la suite ? suprême ironie ? Il faudra encore y réfléchir.
D’un point de vue musical, je reste impressionné par la direction de Kirill Petrenko, avec un orchestre meilleur que dans Siegfried I (plus de scories aux cors), au son peut-être encore plus plein, mais je suis de plus en plus convaincu que l’auditeur en radio sera peut-être déçu de cette direction totalement en phase avec le plateau, mais sans emphase aucune. Ce que nous entendons s’accorde tellement à ce que nous voyons, il y a une telle osmose que si l’on n’est pas dans le spectacle, il est difficile d’être vraiment dans l’orchestre. Et c’est cette tension commune scène-fosse qui fait je crois l’indescriptible triomphe du chef chaque soir, qui n’est pas un chef, mais un révélateur: il révèle avec exactitude et précision tous les recoins de la partition, sans jamais nous dire « vous allez voir ce que vous allez voir », sans jamais intervenir par un effet de relief, par une couleur qui serait une initiative personnelle ; c’est un Ring en version Sachlichkeit, objectivité, le texte, rien que le texte, mais tout le texte. C’est un Ring qui stupéfie, qui fascine, mais sans faire rêver, et c’est en cela qu’il est très neuf.
Ce qui ne nous a pas fait rêver hier, ce sont les errances du plateau. Wolfgang Koch garde son intelligence dans le rendu du texte, dans le phrasé, mais semblait fatigué, avec des aigus qui sortaient mal et quelques fautes de mesure. Il faut dire à sa décharge et à celle des autres (notamment Lance Ryan) que Castorf les fait monter, descendre sur ce décor d’une dizaine de mètres de haut par des échelles, que partie des scènes se déroule en hauteur, et que tout cela ne favorise pas l’homogénéité sonore.
Le Mime de Burkhard Ulrich fait son métier de Mime, avec efficacité, mais sans en exagérer les effets, avec lui aussi une certaine égalité, une certaine retenue : il n’a rien d’un clown, mais c’est le simple héros d’une chronique de la lâcheté ordinaire, qui va faire faire par les autres les crimes qu’il n’ose accomplir.
L’Alberich d’Oleg Bryjak ne me convainc pas vocalement, il chante sans vraie couleur (son début de deuxième acte est scéniquement au point, mais vocalement plat, presque mat). Sorin Coliban en Fafner est intense, puissant, d’autant qu’il chante en homme et pas en dragon, cette manière d’humaniser totalement le personnage sans le cacher derrière un masque lui donne encore plus de relief et de justesse.
Une fois de plus la Erda de Nadine Weissmann montre à la fois des qualités vocales non indifférentes et surtout des qualités scéniques remarquables de naturel : elle est une vraie personnalité, avec un visage qui prend bien à l’image vidéo. Sans doute cela aide-t-il aussi.

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

L’Oiseau de Mirella Hagen m’est apparu un peu moins strident et acide que le 30 juillet. Il reste que cette voix sans fragilité convient bien au personnage voulu par la mise en scène car Carstorf en fait évidemment un vrai personnage, imposant, présent, envahissant même, dans le magnifique costume de Adriana Braga Peretzki de meneuse de revue berlinoise.

Catherine Foster était en totale méforme, de très nombreux aigus massacrés dont la fameuse note finale, devenue un couac terrible, une voix sans éclat, inexpressive, à peine engagée. Certes, cela serait conforme à la mise en scène, pourrait-on dire, mais la force de la mise en scène serait décuplée avec des chanteurs vocalement plus convaincants car alors la frustration née d’une musique sublime et d’une régie cynique, créerait une ambiance explosive.  D’une représentation à l’autre, les choses évoluent en bien ou en mal, pour Catherine Foster, ce fut en mal, car elle avait bien mieux chanté (sans être exceptionnelle) dans le Siegfried I, cette Brünnhilde là reste quand même pour mon goût bien insuffisante.

Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Quant à Lance Ryan, qu’une partie de mes lecteurs apprécient peu, dont ils se plaignent, qu’ils accusent de gâcher la musique, il réussit à s’en sortir un peu.
Je sais bien que je vais être taxé d’une trop grande tolérance, aveuglé que je suis par mon amour de Bayreuth. Je sais bien qu’en radio cette voix peut vite devenir insupportable. Tout cela, je le sais, et je suis prêt à l’accepter. Lance Ryan fut il y a quelques années un Siegfried indiscutable. Il est aujourd’hui un Siegfried largement discuté, et à juste titre.
Mais voilà, hier, il était plutôt meilleur que dans le Siegfried I, même si c’est le Siegfried de Götterdämmerung qui lui va le moins bien. Il était même très défendable dans l’acte I, vaillant, clair, pas trop nasal. Et au point aussi dans l’acte II, même si les parties plus lyriques qui nécessitent une ligne de chant plus homogène ne lui conviennent plus.
Mais la mise en scène le sollicite : ce ne sont que bonds, gambades, escalades, montées, descentes, sauts et on peut comprendre des essoufflements, on peut comprendre l’épuisement lorsqu’il arrive au troisième acte, où il est forcément plus fatigué. Hier, il était quand même bien meilleur que la Brünnhilde de Catherine Foster. On me permettra donc de le défendre, en toute connaissance de cause. Mais dans la mesure où il n’y a plus de Windgassen (qui lui aussi n’avait pas que des bons jours) et qu’il n’y a pas beaucoup de chanteurs capables d’être scéniquement ce Siegfried exceptionnel de vérité et d’agilité que nous avons vu, j’ai la faiblesse (coupable aux yeux de tous les wagnériens puristes, sans doute plus formatés par le disque que par la scène) de penser que Lance Ryan hier a fait honneur à Bayreuth. Dans l’optique de la Gesamtkunstwerk, il était juste.
Il reste qu’il faudra poser la question des chanteurs à Bayreuth, la question des choix d’Eva Wagner (responsable des distributions) et plus généralement des choix effectués depuis une douzaine d’années, plus que la question générale du chant wagnérien, refrain absurde qui se réfère à un âge d’or qui n’est qu’illusion, comme tous les âges d’or : on sait aujourd’hui qu’il y a des chanteurs pour Wagner.
Un Ring comme celui de Munich en 2013 était d’un niveau vocal bien plus étoffé. Mais les deux Mecque wagnériennes, Munich et Bayreuth, n’ont pas la même fonction, notamment depuis 1951. Il faudra aussi en parler et il faudrait que ceux qui braillent contre Bayreuth (de toute éternité, c’est devenu un genre littéraire) en tiennent compte.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER, de Richard WAGNER le 8 AOÛT 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en sc: Jan Philipp GLOGER)

Les "fileuses" © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les “fileuses” © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Fliegende Holländer 2013: http://wanderer.blog.lemonde.fr/2013/08/21/bayreuther-festspiele-2013-der-fliegende-hollander-de-richard-wagner-le-20-aout-2013-dir-mus-christian-thielemann-ms-en-scene-jan-philipp-gloger/

 

Fliegende Holländer 2012: http://wanderer.blog.lemonde.fr/2012/08/01/bayreuther-festspiele-2012-der-fliegende-hollander-le-31-juillet-2012-dir-mus-christian-thielemann-ms-en-scene-jan-philipp-gloger/

 

Est-ce le voisinage du Ring ? Est-ce la direction complètement novatrice de Kirill Petrenko ? Est-ce la mise en scène de la complexité du monde voulue par Frank Castorf ? Il reste que, comme pour Lohengrin, l’impression en sortant de ce Fliegende Holländer sans être mitigée, est moins enthousiaste que les années précédentes. Pour les descriptions détaillées de la mise en scène de Jan Philipp Gloger, je vous renvoie aux comptes rendus respectifs de 2012 et 2013.

Que les impressions varient, c’est plutôt un bien. Où serait le plaisir si chaque année on voyait une copie de l’année précédente ? Gloger avait bien modifié entre 2012 et 2013 un certain nombre de données (on était notamment passé du rouge au noir), mais peu de modifications entre 2013 et 2014, sinon  dans la distribution où Kwangchul Youn succède à Franz-Josef Selig dans Daland.

Senta et la poupée représentant le Hollandais © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ballade de Senta © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La mise en scène de Jan-Philipp Gloger part d’une donnée simple : la rencontre de deux errances, celle d’un homme d’affaire, las des rencontres tarifées, des halls d’hôtel et de voyages, qui a envie de se poser et de connaître enfin l’amour, et celle d’une jeune fille rêveuse, lasse de son travail à la chaîne, qui aspire enfin à vivre une histoire.
Ils se rencontrent, ils s’aiment, ils meurent. Un Hollandais qui prendrait ses modèles chez Roméo ou chez Tristan. Peu de fantasmagorie ou juste ce qu’il faut pour ne pas épurer à l’excès, pas d’océan, pas de vaisseau ou juste du barque, pas de fileuses, mais des ouvrières qui fabriquent à la chaîne des ventilateurs…Daland fabrique et vend du vent…et finira, image finale, par vendre des effigies des deux amoureux, un peu comme le père Al Fayed chez Harrods a exploité jusqu’à la garde le filon Dodi Al Fayed/Lady Di.

Le choeur des matelots © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Le choeur des matelots © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Un travail assez clair, rigoureux, mais dont les profondeurs sont vite épuisées On dirait vulgairement qu’on en a vite fait le tour, c’est très évident à la troisième vision. Voilà une ligne, suivie, cohérente, bien gérée (les personnages comme Mary ou le Steuermann sont très bien profilés), qui ne devrait pas (trop ) choquer les amateurs de Vaisseaux, de tempêtes ou même de tempêtes sous un crâne, car le filon psychologique ou même psychiatrique (Senta vaguement schizophrène) n’est pas exploité du tout. Ici, Senta n’est pas une rêveuse, mais plutôt une révoltée.
Du point de vue musical, Chritian Thielemann mène l’ensemble à un rythme soutenu, très dynamique, avec un souci du détail marqué, notamment dans les parties plus lyriques ou plus contenues. C’est un travail exemplaire de direction musicale : rien ne manque, les fortissimi, les forte, les moments plus tendres, avec un orchestre qui le suit avec une parfaite précision et un bel engagement. L’exemple même de ce qu’on attend d’un Fliegende Holländer, une approche sans état d’âme, démonstrative, d’une sûreté sans failles, mais peut-être aussi sans surprise. Et c’est à cela que je pensais en écoutant la fosse : j’ai eu ce à quoi je m’attendais, ce que j’avais eu et apprécié les années précédentes ? Rien de plus. Je vois un rictus agacé sur le visage du lecteur…mais qu’est ce qu’il lui faut de plus ?
Peut-être me manque-t-il la surprise (la surprise du chef…), l’étonnement, ce plus qui fait que telle œuvre avec le même chef n’est pas exactement comme la veille, qu’il y a des variations, une variété, une invention, des tentatives. Rien de tel dans ce Vaisseau, tout à fait remarquable mais, remarquable comme un chef d’œuvre architectural qui est là une fois pour toute : comme sur le viaduc de Millau, on passe, on repasse, c’est toujours remarquable, mais le travail de Norman Foster n’évolue pas, il a inscrit dans ce viaduc une fois pour toutes son génie, et nous admirons.
Chez Thielemann, c’est un peu cela, remarquable, mais un peu extérieur, comme fouillé et proposé une fois pour toutes et sans vraie sensibilité. Cela vit sans respiration, sans l’humain sensible, et avec un tantinet d’arrogance.
Me voilà bien critique : il ne s’agit aucunement de critique, mais d’une opinion, d’un ressenti, appuyé sur ce je ne sais quoi et ce presque rien qui a traversé mon écoute.
Du point de vue du chant, nous nous trouvons face à une équipe très homogène, qui tient très largement la route : le Hollandais de Samuel Youn a toujours ses qualités d’élégance, de phrasé, de timbre chaleureux et velouté, et toujours ce petit manque de projection et de largeur vocale qui n’en fera sans doute pas un Hollandais de légende, mais au moins le personnage voulu par la mise en scène, qui doute, et bien plus humain que d’habitude. Pour ma part, j’aime beaucoup cet artiste.

Kwangchul Youn © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Kwangchul Youn © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Kwangchul Youn a cette qualité remarquable de solidité et de régularité qui fait qu’on est toujours sûr de l’égalité du résultat et du rendu, mais avec des variations de couleur, avec une vraie recherche dans la manière de rendre le mot, une sensibilité au texte qui fait les grands chanteurs pour Wagner, il est en plus le personnage voulu, gentiment roublard, commerçant dans l’âme, accompagné de son âme damnée, le Steuermann Benjamin Bruns, la vraie surprise de ce cast vieux de trois ans, excellent vocalement, avec une vraie puissance, un timbre clair et sûr, et surtout magnifique en scène dans son rôle d’intendant et de gestionnaire de l’entreprise Daland. Beau succès aussi du Tomislav Mužec, comme l’an dernier, un chanteur jeune, intense, au joli timbre et très émouvant.

Tomislav Mužec © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Tomislav Mužec © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Christa Mayer n’est pas une Mary inoubliable, mais y en a-t-il ?

Ricarda Merbeth © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ricarda Merbeth © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Reste Ricarda Merbeth.
Énorme succès, proportionnel aux aigus impressionnants, notamment à la fin. Mais Y-a-t-il une vie après les aigus ? Pour un soprano, oui, théoriquement. Pour Ricarda Merbeth, apparemment non. Une Senta d’une grande froideur, très peu expressive, très peu ressentie, sans âme et sans tripes. Une machine à faire des aigus, comme souvent je le lui ai reproché, une chanteuse qui ne me dit rien, qui ne me communique rien, qui n’a rien de la vibration d’une Pieczonka, pourtant vocalement bien plus hésitante et plus fragile…Senta, c’est justement une vibration et une sensibilité, une chaleur, un rêve qui passe. Ici, tout passe avec la même puissance, et sans rien d’autre qu’une exposition de décibels.
Au total, et malgré ces remarques tatillonnes, un bon Fliegende Holländer, une belle soirée à Bayreuth comme devrait être son ordinaire, et comme n’est pas son extraordinaire.[wpsr_facebook]

Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: LOHENGRIN (für Kinder/pour enfants) le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Boris SCHÄFER; Ms en scène: Maria-Magdalena KWASCHIK)

Dispositif général © BF Medien Gmbh 2014 / Jörg Schulze
Dispositif général © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

 

Depuis 2010, le Festival de Bayreuth propose, parallèlement aux représentations dans le Festspielhaus, des représentations pour enfants des opéras de Wagner, entreprise assez lourde qui mobilise un orchestre, un chef, une salle de répétition où ont lieu des représentations.
Les productions (jusqu’ici Tannhäuser, le Ring, Meistersinger, Tristan und Isolde) font ensuite l’objet de DVD.
Pour ces représentations du Festival mais qui ne sont pas le festival, une structure de production, BF Media, a été montée : c’est elle qui notamment avait eu la responsabilité des opéras du jeune Wagner l’an dernier.
Cette année, c’est Lohengrin qui est présenté. Le principe en est simple : une version réduite d’environ 1h20, un orchestre d’une trentaine de musiciens, un chef, une mise en scène autonome et des chanteurs engagés dans le Festival.
Il y a peu de spectateurs (au maximum 200), avec gradins et places réservées aux enfants sur un tapis qui constitue les premiers rangs, qui crée une grande relation de proximité avec la scène, notamment avec les enfants, qui sont plus de la moitié du public pour ces 10 représentations du 25 juillet au 7 août.
Un programme très bien fait, avec le résumé de l’action, des jeux, des dessins, et des explications très claires sur l’œuvre et sa genèse, est distribué au public.
C’est un spectacle qui n’est pas à négliger, loin de là : il ne s’agit pas d’un travail rapide et sans intérêt, mais d’un vrai spectacle, qui révèle sur l’œuvre des points dramaturgiques importants. Dans la version présentée, de Daniel Weber, travaillée musicalement par Marko Zdralek, c’est le premier acte, qui pose clairement les enjeux, qui constitue la moitié du spectacle, la réduction des actes II et III fait apparaître en creux les longueurs de la dramaturgie wagnérienne, car malgré les coupures, tout y est. On alterne texte parlé et texte chanté : les chanteurs parlent, expliquent aux enfants l’histoire, suscitent leurs réactions, et surtout ils chantent, et ils chantent bien, et à pleine voix, et comme à l’opéra.

Lohengrin et son Cygne © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Lohengrin et son Cygne © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Il en résulte un spectacle qui fonctionne, avec ses moments d’émotion, avec son rythme (c’est raconté comme un conte de fées) avec un peu de distance souriante (arrivée de Lohengrin sur une sorte de gros vélo-char illuminé dominé par un enfant-cygne). Le décor, minimaliste, est géré et déplacé par les enfants du chœur Bayreuther Kinder- und Spatzenchor an der Hochschule für evangelische Kirchenmusik, qui va prend la place du chœur habituel pour les rares moments où il intervient (très bien réglés d’ailleurs) : décor (Alexander Schulz) de praticables en bois facilement déplaçables qui structurent l’espace, et qui constituent aussi des caisses où l’on trouve les objets, où l’on place les vaincus (combat Lohengrin-Telramund très bien réglé et intelligemment conclu, corps de Telramund mis en boite au troisième acte). Les costumes ont été élaborés par des élèves des écoles de Bayreuth, bien faits, bien identifiables, comme ce chapeau d’Ortrud fait de serpents entremêlés (tout cela est très bien illustré dans le programme de salle). La mise en scène de Maria-Magdalena Kwaschik raconte l’histoire, conçue comme un récit. Cela visiblement passionne les enfants qui restent silencieux et qui bougent à peine (leur âge va de quatre/cinq ans à une douzaine d’années).
Musicalement, c’est l’orchestre de Francfort/Oder (Brandenburgisches Staatsorchester Frankfurt(Oder) dirigé par un jeune chef, Boris Schäfer, installé au fond sur des gradins derrière l’espace scénique, un accompagnement de bon niveau, même si l’on entend quelques scories dans les cuivres (comme chez leurs collègues du Festival…), avec un vrai sens dramatique et des moments très lyriques.

Lohengrin (Norbert Ernst) © BF Medien Gmbh 2014 / Jörg Schulze
Lohengrin (Norbert Ernst) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Norbert Ernst, chante Lohengrin. C’est le Loge du Ring de Castorf. Même si la voix n’a pas l’étendue nécessaire pour affronter le rôle au théâtre, il chante avec une grande élégance et on reconnaît ses qualités de diction, de couleur et de phrasé, très beaux filati, très bon contrôle vocal, et un personnage de chevalier blanc sympathique qui convient très bien pour les enfants. Ces derniers ont apprécié son humour gentil et ses entrées dans son char à pédale tout illuminé.

Elsa (Christiane Kohl) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Elsa (Christiane Kohl) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Elsa, c’est Christiane Kohl, la troisième Norne dans le Ring, une voix ronde, bien lyrique, qui remplit la salle, un peu en retrait au niveau théâtral.

Ortrud et Telramund © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Ortrud et Telramund © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Telramund, c’est Jukka Rasilainen, qui n’est pas distribué au Festival cette année mais qui y a chanté Kurwenal dans la production Marthaler, et aussi Telramund, Amfortas et le Hollandais. Son Telramund est magnifique : il en fait un méchant de guignol, avec clins d’œil aux enfants, et il est de plus bien chanté : dans une salle aussi réduite, pour que les enfants comprennent, il faut un chanteur qui ait le sens du phrasé, une impeccable diction et qui sache communiquer. Il a toutes ses qualités.
Ortrud, Alexandra Petersamer est l’une des Walkyries (Rossweisse) du Ring de Castorf comme elle le fut du précédent. Son Ortrud est solide, la voix est large, bien projetée, homogène avec de très beaux aigus.
Le roi Heinrich a un rôle dans cette mise en scène essentiellement fonctionnel : il est  interprété par le bariton-basse Raimund Nolte qui ne chante pas au festival, mais que les parisiens ont vu dans Melot dans le dernier Tristan parisien dirigé par Philippe Jordan.
Au total, un vrai moment de théâtre et d’opéra, très séduisant, voire émouvant, qui a rencontré un très gros succès (impossible d’avoir des places), très mérité comme en ont témoigné les applaudissements nourris des (jeunes) spectateurs. [wpsr_facebook]

Telramund vaincu © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Telramund vaincu © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: LOHENGRIN, de Richard WAGNER le 31 JUILLET 2014 (Dir.mus: Andris NELSONS; Ms en scène: Hans NEUENFELS)

Acte 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Est-ce une si bonne idée que d’insérer un Lohengrin entre deux journées du Ring ? Traditionnellement, le Ring à Bayreuth est interrompu par deux journées de repos, pour les artistes, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung. Et désormais, il y a quelquefois ces soirs-là  une représentation.

On en perçoit les raisons : les spectateurs qui assistent à toutes les représentations d’un cycle (Ring+ 2 ou 3 opéras) sont relativement rares, plus fréquents sont ceux qui n’ont que le Ring, et ceux qui ont seulement les deux ou trois autres, ou même qui ne viennent que pour un seul titre. La politique de location, pour permettre à plus de monde d’avoir un billet, a consisté à ne plus donner de billets pour toute la série (sauf rares exceptions, et surtout pour le premier cycle, celui des premières, plus fréquenté par les officiels, la presse, les membres de la Gesellschaft der Freunde von Bayreuth-la Société des Amis de Bayreuth-). Ce n’était pas le cas lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 ou 1978, où l’on avait fréquemment 7 représentations sur 10 jours. Les choses ont évolué au moment de la Wende quand le public d’Allemagne de l’Est, et des pays ex-socialistes, a pu accéder au festival : la fameuse queue de la location est passée de 5/6 ans à 10 ans en quelques années…Par ailleurs, insérer une représentation dans un Ring s’est toujours fait, mais il s’agissait de représentations fermées, réservées en général aux associations et aux syndicats. Depuis que ces représentations ont été supprimées, il y a quelques années, on les a remplacées par des représentations ordinaires d’où la situation actuelle.
Évidemment, je fais partie de ceux qui ont un Lohengrin inséré entre deux journées du Ring. On ne se refait pas…
Aurais-je pu manquer, puisque l’occasion se présentait, d’écouter Klaus Florian Vogt dans son rôle fétiche ? Et foin des considérations sur l’homogénéité de l’écoute du Ring, puisque dans ma folle jeunesse, pendant les journées de repos, je filais à Munich écouter Kleiber.
Il reste que je ne sais si c’est le fait d’être plongé depuis quatre jours dans la découverte de la production de Castorf, ou de s’être accoutumé à la direction si particulière de Kirill Petrenko, mais ce Lohengrin, que j’ai tant apprécié en 2011 et 2012, m’est apparu plus fade.

Acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Je ne reviendrai que très superficiellement sur la mise en scène de Hans Neuenfels pour en rappeler les éléments forts, puisqu’elle a été l’objet de deux compte rendus (en 2012 et en 2011, cliquer sur les liens) auxquels le lecteur peut se référer. Hans Neuenfels a travaillé sur la relation de Lohengrin a un peuple qui attend le sauveur, un peuple encadré, programmé, comme des rats de laboratoire.

Acte 1, récit d'Elsa © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 1, récit d’Elsa © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

On a beaucoup disserté sur les rats, c’est ce qu’on retiendra d’une mise en scène où, à y bien regarder, les rats sont certes envahissants notamment au premier acte, pour frapper les esprits, mais en même temps contingents, car c’est le deuxième acte et quelques moments du troisième (avec moins de rats) qui sont à l’évidence les plus réussis. Une fois qu’on a compris que tout peuple est dépendant, que tout peuple a des mouvements collectifs de suivisme, que tout peuple est manipulé, y compris par des fantoches (voir la manière dont est traité Heinrich, comme un roi à la Ionesco, le Bérenger de l’occasion, qui n’a de prise sur rien, à moins que tout ce qui se déroule ne soit qu’une projection de son esprit), on peut se concentrer sur le reste :

Elsa au premier acte © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Elsa au premier acte © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

l’étrange relation entre Elsa, figure de sainte suppliciée à la Saint-Sébastien, percée de flèches, dont la mise en scène dit clairement qu’elle n’aime Lohengrin que d’un amour contraint, qui lui sauve la mise.

 

 

 

Amour...trop tard © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Amour…trop tard © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

 

Le sentiment naîtra (avec le désir) quand il sera trop tard : relation très froide au départ, que Lohengrin conduit, persuadé qu’il suffit de dire pour que cela soit. Lohengrin vient d’un monde où l’être et l’apparence se confondent, et il arrive dans le monde, où non seulement ils ne se confondent pas, mais sont quelquefois contradictoires, un monde qui n’est pas fait pour les Lohengrin de passage et d’ailleurs, la première image du spectacle, un Lohengrin cherchant à forcer la porte de ce monde-là en y réussissant avec difficulté, aurait dû nous en avertir.

Prologue © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Prologue © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Drame de l’inadaptation, drame des faux semblants, drame du héros providentiel au service d’un peuple lâche et sans intérêt (à qui le foetus de l’image finale lancera de manière dédaigneuse son cordon à manger…) : on se demande dans ce monde-là si les deux personnages les plus humains ne sont pas Telramund et Ortrud.
Ce qui frappe en revoyant ce travail, c’est à la fois sa rigueur (excessivement ?) démonstrative  et la réduction de l’intrigue à des épures, à des signes clairs, là où nous nous moulinons nos neurones pour accéder au monde de Castorf. Habitué depuis quatre jour à la complexité et à le recherche obsessionnelle de sens, ce Lohengrin nous apparaît presque trop évident, attendu et pour tout dire presque déjà vieilli.
Après la clarté et le travail minutieux de Kirill Petrenko sur tous les détails de la partition du Ring, l’approche, plus spectaculaire, plus contrastée, plus synthétique, plus romantique aussi (c’est bien le moins pour un romantische Oper) d’Andris Nelsons demande un moment de réadaptation.
La direction d’Andris Nelsons reste très raffinée, particulièrement attentive à ne jamais couvrir les voix, et sensible. Le prélude est un grand chef d’œuvre de subtilité, le son s’installant progressivement, avec un volume allant crescendo qui évidemment convient parfaitement à l’acoustique de la salle. Mais le premier acte a connu (aux cuivres) quelques scories. Il est probable que le manque de répétitions d’orchestre, assez connu à Bayreuth (Boulez le signalait, Kleiber s’en plaignait), dû à l’exiguïté du planning, en est la cause. Le deuxième acte en revanche est une absolue réussite, d’un prélude extraordinaire de retenue et de tension, à l’explosion du chœur phénoménal (qui était apparu légèrement en retrait au premier acte) dans la partie finale. Le troisième acte continue sur cette lancée, initié par un prélude incroyable d’énergie, mené sur un tempo soutenu (plus juste que l’extrême rapidité de Mikko Franck à Vienne en avril dernier) et surtout une clarté du son tout à fait exemplaire. Nelsons est un vrai chef de théâtre, qui sait ménager les effets dramatiques, qui sait aussi être retenu à l’orchestre et valoriser la mélodie, notamment quand elle exprime la tendresse et qu’elle valorise le sentiment (c’est un vrai Puccinien, ne jamais l’oublier), notamment lorsque l’orchestre accompagne d’une manière extraordinaire contenue, le récit de Lohengrin “In fernem Land”. Un travail musical exemplaire, moins dans la sculpture de la partition que dans la peinture d’une grande fresque telles qu’on en verrait à Neuschwanstein, qui respire et qui émeut. Cela confirme la réussite de ce chef dans la fosse de Bayreuth, et nous fait attendre avec envie son Parsifal en 2016.

Final de l'acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Final de l’acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Du point de vue vocal, on ne s’arrêtera sur Klaus Florian Vogt que pour souligner l’art extraordinaire du chant qui nous est offert ici. Un art du phrasé d’abord, avec une expression d’une simplicité exemplaire, une diction d’une clarté cristalline, et une projection dont l’homogénéité toujours étonne, même si pendant le premier acte il a eu un tout petit accident en montant à l’aigu. La voix est uniformément large, convient idéalement à la salle, avec ce timbre clair et suave, légèrement nasal, reconnaissable entre tous, qui convient si bien à ce Lohengrin venu d’ailleurs. Tout paraît naturel, exempt d’effort, et surtout exempt d’affèteries ou de maniérismes. Rien n’est démonstratif, ni dans l’aigu, ni dans les moments plus dramatiques, c’est un Lohengrin égal, restant toujours cet être étranger qui regarde les aléas du monde avec étonnement et distance. Il reçoit une ovation gigantesque (un boato, diraient nos amis italiens), encore en-dessous de ce qu’il mérite sans doute. Admirable.
Pour cette année seulement, Annette Dasch qui attend un heureux événement,  a été remplacée par Edith Haller. Je me réjouissais d’entendre cette chanteuse appréciée sur cette scène même dans Sieglinde et Gutrune (et que j’ai aussi entendue à Genève). Elle aborde actuellement les plus grands rôles wagnériens (Elisabeth, Isolde). Son Elsa est en revanche décevante.
Elle a les aigus, et le volume (plus que Dasch) mais pas le son voulu, ici trop coupant, trop acéré. Originaire de Meran (ou Merano) au Südtirol, et donc italienne de langue allemande, elle a le défaut partagé par certaines chanteuses de langue allemande, y compris de très grandes, d’émettre des sons fixes et métalliques dès qu’elle monte à l’aigu, c’était dans cette salle si favorable aux voix et qui donc ne leur pardonne rien, très désagréable à entendre, notamment dans les duos ou dans les ensembles, la voix montant tout droit, sans modulation, sans frémissement, sans couleur. Elle a montré une voix puissante, certes, mais n’exprimant aucune sensibilité, et incapable de ductilité. Elle a remporté un très grand succès, parce que la voix sonne, mais c’est nous qui sommes un peu sonnés de cette manière de chanter.
Sa biographie indique qu’elle chante Contessa et Desdemona, je suis très curieux d’entendre le résultat : telle qu’elle est apparue, la voix est incapable des douceurs et de la suavité et de l’un et de l’autre rôle. C’est l’exact opposé d’Annette Dasch, qui avait toutes les qualités qui manquent à Edith Haller (sensibilité, ductilité du son, rondeur), mais qui n’avait ni le volume ni la largeur demandée à Elsa…
Le héraut de Samuel Youn est comme toujours exemplaire. Voix ronde, bien projetée, modèle de phrasé, émission homogène : c’est un rôle qui convient parfaitement à sa voix, dans lequel il n’est pas trop obligé de forcer, et qui met en valeur un timbre chaleureux, presque italien (comme beaucoup de chanteurs coréens…).
Petra Lang revenait chanter Ortrud. C’est sans conteste dans Ortrud qu’elle peut montrer toutes ses qualités : puissance, volume, facilité à l’aigu, et que les défauts (instabilité, justesse quelquefois) sont les moins visibles (ce n’est pas le cas dans sa Brünnhilde), elle est une Ortrud impressionnante, très engagée en scène, et son deuxième acte est extraordinaire de présence.

Ortrud et Telramund © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ortrud et Telramund © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Thomas Johannes Mayer que j’avais tant apprécié dans le Wanderer à Munich, a montré des signes de fatigue, notamment au premier acte et au début du second. La voix n’a pas l’éclat noble ou le relief que quelquefois on apprécie dans Telramund (Tomasz Konieczny), mais ce timbre un peu mat est compensé par des qualités de diction, de phrasé, de couleur qui sont le signe du grand artiste. Le couple Ortrud/Telramund est ainsi remarquablement dessiné vocalement, une Ortrud violente et imposante, un Telramund un peu looser et en retrait. Leur deuxième acte est vraiment un grand moment dramatique, de tension et de théâtre.
Enfin Wilhelm Swinghammer reprend le rôle de Heinrich der Vogler où il avait succédé en 2012 à Georg Zeppenfeld. Cette jeune basse qu’on commence à voir dans les grands rôles (Sarastro etc…) et qui appartient à la troupe de Hambourg est bien installée vocalement dans le rôle du Roi. Sans être si large, ni si profonde, la voix est bien projetée et montre les qualités nécessaires au chant wagnérien, diction, phrasé, clarté de l’expression. C’est plutôt du point de vue scénique que je le trouve un peu en retrait : Georg Zeppenfeld en 2011 avait presque fait par son incarnation du personnage d’Heinrich un protagoniste dont on attendait les apparitions, il était vraiment fantastique et m’a marqué, alors que l’Heinrich de Wilhelm Schwinghammer reste plus pâle et un peu moins le personnage halluciné dessiné et voulu par Neuenfels.

En conclusion, c’est quand même sans conteste la distribution vocale la plus convaincante qu’on ait à Bayreuth aujourd’hui, malgré mes réserves sur Edith Haller. Avec un chef comme Andris Nelsons, voilà un Lohengrin musicalement remarquable, qui fait honneur à la colline verte. Pour une fois, on ne se plaindra pas du niveau du chant à Bayreuth aujourd’hui. Vive Vogt…
C’est plutôt scéniquement que le voisinage avec le travail luxuriant de Castorf (dans un tout autre ordre d’idées, j’en conviens) fait pâlir l’aura de ces rats qui firent tant couler d’encre à leur création. Sans doute désormais est-on habitué, et peut-être, malgré sa justesse, l’idée de cette communauté de rats figurant le peuple et l’armée n’est-elle peut-être pas la meilleure de ce travail. Pour ma part, le deuxième acte, moins peuplé de rongeurs (magnifique première image de cet équipage renversé et de ce cheval mort) reste l’élément porteur d’un spectacle qui continue à tenir le coup, et à triompher : c’est d’ailleurs le plus demandé du Festival.
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Image finale © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Image finale © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath