OPERA VLAANDEREN 2015-2016 (ANVERS): AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY de Kurt WEILL et Bertolt BRECHT le 24 JUIN 2016 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; ms en scène: Calixto BIEiTO)

Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns
Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns

Il n’y a pas beaucoup d’occasions de voir l’opéra de Kurt Weill et Bertolt Brecht Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny sur les scènes : comme L’opéra de quat’sous, les mises en scènes satisfaisantes sont rares, d’une œuvre profondément marquée par l’idéologie, et traitée ici comme une comédie musicale.
En général, il est d’ailleurs difficile de mettre en scène Kurt Weill et Bertolt Brecht. Les échecs de L’Opéra de quat’sous sont fréquents, par exemple à Salzbourg récemment, mais aussi il y a longtemps au Châtelet avec Strehler, un brechtien pur jus pourtant. On verra l’an prochain ce que Wilson a concocté pour le Berliner Ensemble au TCE.
Pour Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny) il en est à peu près de même, on se souvient par exemple de l’échec retentissant de la production salzbourgeoise de Peter Zadek en 1998.
La production de l’opéra des Flandres remonte à 2011 et c’est une excellente idée de remonter ce travail considéré à l’époque comme “provocateur ” dans une maison où Bieito a ses habitudes.

Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

On connaît la thématique de Mahagonny: des truands s’allient et décident de fonder une ville dans le désert américain pour pousser les mineurs et les travailleurs à venir y dépenser leur argent. Plaisirs faciles, filles, sexe et jeu, tout est bon pour cet ancêtre lointain d’un Las Vegas qui va devenir le centre du plaisir et de l’excès et aller si loin en tirant sur cette corde-là qu’à la fin elle va se casser, métaphore d’une société rongée par le désir le plaisir et l’argent.
S’appuyant sur la tradition Berlinoise de l’opérette et de la revue, Kurt Weill et Bertolt Brecht construisent un « musical » à la berlinoise, avec orchestre organisé autour des bois et des cuivres plus que sur des cordes, avec alternance de dialogues, d’ensembles et de chansons, dont la plus connue est Alabama Song, chantée en anglais alors que l’opéra est en allemand

Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns

Ainsi donc Bieito prend l’œuvre exactement comme elle est : une parabole à la Sodome et Gomorrhe où l’argent remplace toute règle et toute morale: les truands Trinité (Dreieinigkeitmoses), Leokadia et Fatty « Der Prokurist » s’enrichissent en proposant aux travailleurs de consommer bouffe alcool et sexe: eat drink and fuck. Il utilise à la fois les trucs brechtiens, par exemple le récitant qui raconte l’histoire, pour la distancier et didactiser le propos mais en même temps supprime toute distanciation dans la mesure où les chanteurs traversent régulièrement la salle, passent dans les rangs, envoient des objets au spectateur, en impliquant le public et en en faisant finalement une partie intégrante du spectacle  : Mahagonny, c’est nous.
La parabole construite par Bieito commence par une scène vide, du brouillard, des ombres qui vont s’installer en quelque sorte dans un « Nulle part », où il n’y rien pour accrocher le regard. Le décor de Rebecca Rings devient bientôt un amoncellement progressif de caravanes et de vans, qui va s’élever jusqu’à devenir aussi un mur, comme si on ne pouvait s’échapper (c’était un peu la même impression dans Die Soldaten, à Zürich et à Berlin) comme si la ville n’était qu’un amoncèlement d’habitations fragiles et précaires, prêtes à tout moment à aller ailleurs, qui ressemblent à ces caravanes ou campers abritant des prostituées au bord des villes , mais qui évoquent aussi une sorte de fête foraine. Il y a quelque chose d’un cirque, d’un barnum de la jouissance, coloré,et foldingue : un monde-ménagerie à la Lulu, que Berg composait au moment de Mahagonny, et que Wedekind avait publié au début du siècle. Le monde du cirque, c’est un monde animalier où les humains domptent les animaux : c’est cette ménagerie que Bieito nous montre où toute humanité s’efface, un crépuscule des hommes dans un monde sans Dieu…le personnage de Trinité (Dreieingkeitmoses) que Bieito habille en évêque, organise plus la farandole déglinguée autour du veau d’or qui devient terre promise, univers de la déchéance organisée par l’argent (le dollar) qui engloutit tout, aussi bien les petites filles innocentes devenues bientôt “queen of the porn” que les chercheurs d’or en quête de tous les plaisirs dépensant au bar comme au bordel.

Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

Avec la rigueur qu’on lui connaît et une impeccable direction d’acteurs, avec une troupe il est vrai convaincue et engagée, Bieito organise le sabbat. Son propos, conformément à celui de Brecht est de dire que « l’argent fait tout » et détermine les rapports sociaux en niant toutes les valeurs de l’humanité. Ainsi du sexe, non vu seulement comme sexe, mais comme valeur exclusivement marchande. Il serait erroné de croire que Bieito fait une « mise en scène sexuelle », ce qui ne veut rien dire parce que la représentation du sexe est ici un repoussoir. Il écœure jusqu’à l’impossible. De même la nourriture et la boisson. On boit jusqu’à l’excès (avec les débordements et dérèglements consécutifs) ou on mange à en crever, d’où l’évocation fugace des concours de mangeurs de saucisses dont certains ne réchappent pas.
Ce qui est effrayant dans ce travail, ce n’est pas son « exagération », parce que l’œuvre de Brecht et Weill dit exactement la perdition d’un monde où l’argent est la seule valeur. D’ailleurs évidemment, le style de l’œuvre incite à la caricature: nous sommes chez Brecht ! Ne l’oublions pas ! Ce qui est effrayant, c’est que nous y lisons çà et là notre monde, notamment les allusions à la crise économique de 2008, déclenchée par des jeux dangereux avec l’argent des subprimes, et aussi une vision d’un monde corrompu à tous les niveaux par la soif de l’or – je parlais plus haut de Crépuscule des hommes par allusion directe à Wagner, qui raconte en quelque sorte la même histoire dans le Ring. Ce que nous dit Bieito c’est notre monde décharné, où le sexe s’affiche partout (voir internet) où la valeur travail s’écroule, où la crise économique est mise sur le dos des petits, vus comme empêcheurs de tourner en rond. C’est le spectacle de l’indifférence, de l’absence de sentiments, de la destruction des rapports sociaux et celle de tout romantisme qui nous est ici montrée jusqu’à satiété.

Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns

Ainsi, Jim Mahoney le bûcheron arrivé dans la ville transforme-t-il les « interdictions » en « Du darfst » (tu peux) et le fait que Mahagonny ait échappé à un ouragan et une sorte de signe pour aller encore plus loin.
On peut tout à Mahagonny si on a de l’argent. Sinon, on est condamné à mort.
Ainsi Mahoney est-il condamné à mort, lorsqu’il n’a plus d’argent et que Jenny la prostituée n’a pas un si grand cœur pour lui payer ce qu’il doit .

Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

Bieito met en scène la mort d’une manière terrible, presque clinique. Mahoney est mis dans un caddy, symbole de consommation, qu’on électrifie, en ayant soin de lui verser de l’eau (comme pour un baptême) pour améliorer la conductivité. Dès que le courant passe, le corps est secoué, jusqu’à ce qu’il brûle de l’intérieur : Bieito point par point montre le processus de la chaise électrique. Puis le cadavre est émasculé.

Le cadavre est laissé seul sur scène, sous les feux des projecteurs, pendant que chœur et troupe passent en salle et dansent une farandole et font la fête en lançant des billets de banque (des billets de la « banque du ciel » ) et en essayant d’entraîner dans la danse lesspectateurs tétanisés. C’est la fête, nous sommes tous Mahagonny, face au cadavre isolé. Terrible image. Rideau.

Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

La manière de Bieito dans ce travail est aux antipodes de ce qu’il a montré très récemment dans La Juive et dans Lear, mais aussi de son Tannhäuser;  elle correspond peut-être à un moment de sa démarche aujourd’hui dépassé. Il reste que la puissance de ce spectacle frappe le spectateur et rend méditatif, tellement il incite à nous penser en reflet de cette horreur. On pense aux 120 journées de Sodome, de Sade, et au film homonyme de Pasolini, au sens où la relation de pouvoir sert pour assouvir le désir parce que pouvoir et désir sont solidaires. Mais la satisfaction momentanée du désir impose d’aller toujours plus loin, jusqu’à des limites qu’on ne cesse de dépasser.
Au service de ce spectacle hors normes, une distribution de premier ordre, investie comme rarement, complètement impliquée et visiblement en accord avec la démarche. Le jeu de chacun est incroyable de vérité et de crudité, aussi bien les chanteurs acteurs que le chœur. Dans ce type d’œuvre, il est inconcevable de penser « opéra » au sens traditionnel, – c’est du pur théâtre épique à la Brecht -ce qui avait tué la production de Zadek à Salzbourg, bien trop « opératique ». Ce qui est ici clair, c’est que l’opéra s’efface derrière les procédés de la revue, paillettes, trucs en plume, couleurs, lumières, mais une revue cynique et destructrice, malgré une musique apparemment « populaire ». On sait que le spectacle était conçu dès 1927, à Baden-Baden, comme une succession de chansons, sans intrigue, comme un récital avec chansons et quelques moments orchestraux. C’était plié en trente minutes. Et ce n’étaient que des chansons…
La crise de 29 est passée par là , et Mahagonny en 1930 est une réponse, ou un commentaire à cette crise ; bien entendu, Bieito le sait et rapproche le monde de 2011 et celui de 1930.Dans Mahagonny, le monde un peu fou des années vingt s’écroule et Brecht accuse; peut-on s’étonner que l’œuvre ait été accueillie à sa création à Leipzig de manière houleuse (présence de nazis dans la salle) puis interdite.
Il faut donc pour donner à l’œuvre tout son relief, sa verve, et son rythme, avec une troupe sans faiblesse et qui surtout soit totalement convaincante dans sa démesure et son exagération. Deux personnages se détachent pour leur implication scénique, le « Trinité » de Simon Neal, incroyable d’engagement, délirant dans son costume d’évêque-prophète entraînant les autres dans l’enfer du dollar avec une voix tonnante à la présence définitive, avec une capacité impressionnante à colorer, à varier le ton, avec une expressivité confondante. On connaît la qualité de ce chanteur (Fliegende Holländer à Lyon, Œdipe de Enesco à Francfort), mais dans ce rôle, il apparaît quasiment irremplaçable. Même chose pour la Leokadia de Renée Morloc, en troupe à Düsseldorf, vue dans Rusalka (prod.Herheim à la Monnaie) et dans la mère de Stolzius dans Die Soldaten à Salzbourg et à Milan (Production Hermanis). Un personnage incroyable de vivacité et de naturel, suant la vulgarité, avec une voix magnifiquement placée et une personnalité scénique prodigieuse. L’écriture de Weill est vraiment d’une grande subtilité pour les voix, entre des voix fortes et tonnantes et des voix exigeant des raffinements, des jeux de couleurs, des inflexions, et une vraie technique ; tout sauf une écriture uniforme ; nous sommes nous sommes dans un univers à la Berg ou à la Hindemith où le texte a tant d’importance.

Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns
Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns

Le Mahoney de Ladislav Elgr répond parfaitement aux exigences du rôle, avec une incroyable agilité scénique et vocale, certains aigus, certaines notes en voix de tête, sont impressionnants, la voix est magnifiquement posée, bien projetée. Par son chant – presque opposé terme à terme à la voix protéiforme de Simon Neal – il fait sentir la différence du personnage, à la fois comme les autres, mais aussi plus humain, parce qu’amoureux (de Jenny la prostituée) : depuis Wagner on sait qu’il faut renoncer à l’amour pour gagner le pouvoir et l’or. Lui fait entendre « sa petite musique », un peu différente, qui le rend forcément plus faible. Une composition exceptionnelle.
Avec une vraie présence, la jeune Tineke Van Ingelgem compose une Jenny, la prostituée sans grand cœur, avec de faux airs de chanteuse pop. La voix est bien contrôlée, avec un timbre chaud et de jolis aigus qui eussent pu mieux s’épanouir cependant. La personnalité manque peut-être un peu de ce côté « débridé » des autres, mais la performance est notable.
Évidemment, dans un œuvre pareille, tous les rôles doivent être parfaitement tenus : Fatty (Der Prokurist) de Michael J.Scott a une présence vocale et scénique vraiment marquante, et il faut noter aussi William Berger (Bill) et Adam Smith (Jack O’Brien et Tobby Higgins), tous deux très bons également mais je garde pour la fin le Joe poétique à la voix de basse bien timbrée, mais aussi émouvante, pleine de jeunesse et d’expression, de Leonard Bernad,  en troupe à l’Opéra Vlaanderens et déjà noté dans le Tannhäuser. Un jeune à suivre.
Inutile de préciser que pour un tel spectacle demandant à chaque participant un engagement total, le chœur de l’Opera Vlaanderen dirigé par Franz Klee a la plasticité et le sens de la scène que l’on connaît chez d’autres chœurs de cette région, comme celui de l’Opéra d’Amsterdam. La performance théâtrale emporte l’adhésion notamment dans la dernière scène.
Grand architecte musical de ce travail époustouflant, le chef Dmitri Jurowski, qui démontre à chaque production qu’il dirige d’être l’un des chefs d’opéra qui comptent. On l’avait déjà noté pour Tannhäuser. Il participe à la mise en scène (son entrée initiale en salle !) et dirige l’œuvre avec une élégance et une précision bluffantes. Aucune scorie dans un orchestre où les bois et les cuivres sont essentiels (mais aussi ..le banjo), dont les souvenirs wagnériens aux cordes (excellentes) sont nombreux, mais qui dialogue aussi avec toute la production du temps. Il y a d’ailleurs entre toutes les œuvres de ces années-là des systèmes d’écho aussi bien entre l’opérette (l’Auberge du Cheval Blanc de Benatzki) et l’œuvre de Weill  qu’entre Weill et ses contemporains, Hindemith, Berg ou Schönberg. On a parlé de la parenté thématique avec Lulu, on pourrait aussi en évoquer les similitudes musicales. Tout cela apparaît évident en écoutant l’interprétation de Jurowski et de l’orchestre : un travail d’un raffinement qui est presque oxymorique avec ce qu’on voit sur scène, mais qui en même temps renforce la complexité de l’œuvre et permet d’en éclairer la lecture et la compréhension. Musicalement, c’est un moment exceptionnel qui nous est donné de voir et d’entendre qui contribue à réhabiliter Weill toujours considéré comme un compositeur un peu secondaire par rapport à ses contemporains cités plus haut. Cette musique apparemment facile est en réalité savante, profondément enracinée dans la tradition germanique, et en même temps réussit, ici grâce à l’intelligence de l’interprétation à apparaître d’une grande modernité et passionnante.
Ce fut donc une soirée exceptionnelle à tous points de vue, parce qu’elle a allié un extraordinaire travail scénique à un travail musical de tout premier ordre. Des quatre productions de Mahagonny vues jusqu’ici, celle-ci est de très loin la plus stimulante, la plus forte et la plus juste. Bieito et Jurowski fonctionnent bien ensemble, à quand la suite ?[wpsr_facebook]

$$$$$ ©Annemie Augustijns
$$$$$ ©Annemie Augustijns

THÉÂTRE à la VOLKSBÜHNE BERLIN 2015-2016: JUDITH de Friedrich HEBBEL le 21 MAI 2015 (Ms en scène: Frank CASTORF, décor Bert NEUMANN)

Judith, début, ©Thomas Aurin
Judith, début, ©Thomas Aurin

Le belge Chris Dercon devrait prendre en main la Volksbühne de Berlin en 2017 et succéder à Frank Castorf qui en est l’intendant depuis 25 ans. On a peine à le croire tant le lieu mythique de la Rosa-Luxemburg Platz est lié étroitement au nom de Castorf. Un lieu, une place en plein centre de Berlin Mitte et qui pourtant a des airs un peu provinciaux, on y trouve aisément de quoi garer son véhicule, les gens se reposent sur l’herbe où les enfants jouent, quelques restaurants, mais pas de circulation dense : la Berlin détendue et cool qu’on aime.

Le bâtiment lui-même, d’un style art nouveau aux lignes épurées, terminé peu avant la première guerre mondiale, a ce côté monumental de certains théâtres, trônant au bout d’une petite avenue, au milieu d’une place aérée : la salle de 2000 places fut réduite après les bombardements de la deuxième guerre mondiale à 800. Elle rappelle un peu le Schiller Theater (dans la partie ouest de la ville, qui abrite actuellement la Staatsoper pendant les travaux de la salle d’Unter den Linden).
C’est là le royaume de Frank Castorf, qui en a fait le symbole de la ville-est (avec ce OST orgueilleux qui illumine la tour de scène). Durant ces 25 ans, il n’y fut pas seul : Pollesch, Marthaler, Schlingensief furent des compagnons de route longs ou éphémères – le Castorf n’est pas commode – mais on y laisse des souvenirs marquants, violents, de grands souvenirs de théâtre, et le lieu est incontestablement fort. Derrière le bar par exemple, une construction-cube de béton, des tables de restaurant dans une sorte d’église, avec une sorte d’iconostase, derrière les rideaux de laquelle encore des tables… Le matériel marketing, les produits dérivés (tee shirts, autocollants) sont un peu particuliers et le programme de salle ce soir est sur une feuille de papier bible …
J’aime la Volksbühne, comme j’aime tous les grands théâtres publics de Berlin, Schaubühne, Berliner Ensemble, Deutsches Theater, tous différents, mais qui disent tous quelque chose de l’immense amour du théâtre de cette ville.
Ce soir c’est la dernière d’une des productions de l’année de Frank Castorf, Judith, une tragédie de Friedrich Hebbel (1841) sur Judith et Holopherne, une histoire biblique bien connue, une histoire de décapitation dans l’Orient biblique où le décapité est le dictateur et le décapitant une « faible » femme. Donc une histoire homme-femme aussi puisque le forfait est consommé après une nuit elle aussi consommée dans ce qu’on suppose être l’érotisme le plus torride, une histoire de pouvoir, une histoire à tiroirs de celles dont se nourrit Castorf pour nous nourrir, nous exténuer, nous agacer, nous faire sortir et de nous et quelquefois de la salle.

Martin Wuttke 5Holopherne) ©Thomas Aurin
Martin Wuttke 5Holopherne) ©Thomas Aurin

On connaît le travail de Castorf : si quelque spectateur du Ring de Bayreuth s’aventure à lire ce compte rendu, qu’il sache que ce Ring est d’un classicisme épuré, comparé à sa production théâtrale habituelle. Les spectateurs de l’Odéon (La Dame aux Camélias, en 2013) en surent quelque chose puisque la moitié de la salle sortait en hurlant à l’entracte, les pauvres, incapables de rentrer dans le système Castorf et prenant pour provocation et « n’importe quoi » un travail intellectuel d’une grande rigueur, mais totalement étranger à l’univers aristotélicien qu’on aime en France, portant la tradition brechtienne à ses limites.
Cette fois-ci c’est au texte de Hebbel à être soumis au traitement. Castorf cherche à travailler sur le texte, et sur ce qu’il nous dit, ou sur ses sources, ou sur ses conséquences. Chaque production porte en elle la réflexion sur la production, et ce qui paraît incongru est en fait patiemment reconstitué, évoqué par la dramaturgie.
Ainsi donc, on n’évite pas l’écueil du didactisme, du bavardage, du blabla (comme des spectateurs ont hurlé ce samedi avant de partir 30 minutes avant la fin), mais aussi de la fascination pour un théâtre porté par des textes, par des acteurs, par des dispositifs qui évoquent évidemment l’univers favori de Castorf. Certes, il y a des choix qui étonnent, (pourquoi ceci ou cela ?) qui vous laissent sans réponse (et alors ?) : doit-on forcément avoir une explication pour tout, avoir réponse à tout ? Aucune œuvre d’art n’a épuisé jusqu’ici la glose autour d’elle: pourquoi en serait-il autrement au théâtre ? Pourquoi au théâtre chercherait-on des réponses alors que ce sont les questions qui sont passionnantes et créatrices.

 

Birgit Minichmayr (Judith) ©Thomas Aurin
Birgit Minichmayr (Judith) ©Thomas Aurin

Cette Judith dure donc 5 bonnes heures, avec des moments d’une incroyable force, avec du comique, de l’ironie, des rires, de la tension et aussi avec quelques trous noirs.
Comme toujours Castorf s’appuie sur le texte pour emmener le public vers une réflexion plus large, montrant les possibles du texte et ce qu’il peut signifier pour nous, aussi bien dans son rapport à notre actualité (une croyante décapite un incroyant pour « sauver »  son peuple, vous voyez l’allusion…) que dans son rapport à la littérature (théâtre de la cruauté d’Artaud et notamment extraits d’Héliogabale) et à la philosophie (Jean Baudrillard), tout en y mêlant une réflexion sur notre rapport à l’Orient mythique ou réel où se mêlent aussi bien des images d’Ephèse (on pense à Palmyre) et un chameau vivant (un vrai chameau à deux bosses) qui pour l’occasion a fait son petit besoin sur scène provoquant les rires en une scène très castorfienne au bout du compte pendant qu’Holopherne perché sur le balcon se demande où sont ses Camel ?
La question posée par Castorf à travers ce texte contemporain des premières passions orientalistes (1840) pourrait être un dérivé de la réflexion de Mathias Enard dans Boussole, à savoir qu’est ce que notre monde face à l’Orient ou notre Orient, un Orient mythifié et sauvage, et un orient de la diversité, de la différence, quand notre monde s’enfonce dans un consumérisme et une violence que Castorf voit aussi bien dans l’islamisme que dans le néolibéralisme. Bien sûr, sans que ce soit dit, mais c’est écrit sur les documents et les pitchs, les attentats de Paris posent la question du pourquoi, de la différence, de l’exclusion et de la violence irréductible conjointement née du jeu orient-occident et de la perversion décadente de l’occident libéral.

Кока-Кола, mannequins, holpherne 5Martin Wittke)©Thomas Aurin
Кока-Кола, mannequins, holpherne 5Martin Wittke)©Thomas Aurin

La scène, en réalité la salle du théâtre tendue entièrement de longues et sombres  bandes magnétiques (– ou similaires)aux reflets brillants et diamantés par les lumières ambiantes puisque les spectateurs occupent des gradins sur scène, est faite d’éléments bruts et noirs, une montagne de gros sacs noirs comme des édredons que les héros gravissent ou détruisent, un bassin d’eau stagnante qui nous sépare du plateau, des tentes de jardin en plastique orange (couleur libératoire depuis l’Ukraine), le balcon est recouvert, sauf une quarantaine de fauteuils occupés par des spectateurs mannequins avec lesquels va jouer Holopherne, sous un néon violent faisant la pub pour Coca Cola, mais en russe « Кока-Кола », voulant montrer que le consumérisme a noyé les idéologies, et que sa violence génère toutes les autres violences.

Martin Wuttke (Holopherne) ©Thomas Aurin
Martin Wuttke (Holopherne) ©Thomas Aurin

Qu’Héliogabale, symbole de l’hybride, de l’homme-femme, de la dépravation de la Rome décadente du IIIème siècle, mais aussi de la rencontre orient-occident, occident en orient et orient en occident soit un des textes choisis par Castorf pour illustrer son travail sur Judith, dans la violence qu’il présuppose, dans le flou qu’il affirme du monde et de ses fausses frontières est évidemment hautement signifiant,  que Baudrillard soit un des textes dit par le chœur, enfermé dans les tentes de plastique en une scène fort longue, tout cela évidemment n’a rien non plus d’une provocation ou d’une folie, y compris quand le texte de Baudrillard est cryptique dans sa lecture de la modernité: Castorf, comme souvent, comme toujours, s’efforce de lire l’aujourd’hui à la lumière d’un texte pas si lointain, mettant en perspective d’autres textes plus récents et surtout de tirer du texte une ligne rigoureuse : à quoi servirait-il de proposer cette histoire bien connue de la Bible (racontée d’ailleurs dans des dizaines de tableaux) de cette bourgeoise de Béthulie qui entreprend d’assassiner le tyran au nom de la liberté contre l’oppression et de la religion contre la paganisme ou l’incroyance. Cela suppose de la part du spectateur une très grande disponibilité pour accepter l’hypothèse d’un théâtre à la fois didactique, démonstratif, un peu ratiocineur, mais fascinant : c’est le monde comme tonneau des danaïdes, comme puits sans fonds, un monde de l’illusion baroque totale où l’on croit attraper un sens quand en réalité tout n’est toujours qu’illusion et tout a toujours une autre explication. Castorf lit la complexité du monde qu’il essaie de concentrer sur le théâtre en un magma insaisissable qu’on présuppose justifié, mais qu’on est incapable de saisir dans une totalité rassurante, mais bien plutôt dans une fragmentation extrême et inquiétante.

Le choeur (en vidéo) ©Thomas Aurin
Le choeur (en vidéo) ©Thomas Aurin

À l’illusion théâtrale se rajoute l’effet de réel donné par la vidéo : dans cette pièce de théâtre de 5 heures, un bon tiers sinon plus se déroule dans des espaces invisibles au spectateur, derrière des cloisons, dans les tentes, à l’intérieur de bâtiments, que seule la vidéo experte, virtuose, créatrice et créative de Andreas Deinert, peut rendre, avec sa manière de rendre la foule confinée dans des espaces impossibles, de jouer sur les effets de zoom et les gros plans sur les personnages, qui en deviennent hideux ou monstrueux :

Martin Wuttke 5Holopherne) Mex Schippert (Hauptmann) ©Thomas Aurin
Martin Wuttke (Holopherne) Mex Schlüpfer (Hauptmann) ©Thomas Aurin

Martin Wuttke est à la fois clownesque et vomitif, hideux et repoussant en un Holopherne en décrépitude (mais aussi en Héliogabale) qui signifie aussi toute figure dictatoriale née de la décadence et du laisser aller du monde . Birgit Minichmayr, superbement belle en revanche est elle aussi détruite selon l’angle de vue et devient monstrueuse, il faut la revoir apparaître sur la scène pour reconstituer le rapport à la réalité ou le jeu sur illusion et réel. Et on se prend à être fasciné par ces espaces cachés qu’on entraperçoit partiellement sans jamais déterminer vraiment où sont les acteurs, parce que sur la scène, variations de lumières (extraordinaires) de Lothar Baumgarte ou fumigènes, ou jeux d’ombres et de lumière perturbent aussi la vue de l’écran vidéo. Labyrinthe des significations, labyrinthe de sens, labyrinthes de la mémoire qui font qu’on n’arrive pas à retenir une ligne, une image initiale tant tout se succède et se bouscule. Certes, un tel théâtre est unique, irrecevable en France où le travail pourtant plus clair, mais tout aussi virtuose sur La Dame aux Camélias a été conspué par un public intolérant et profondément indisponible.
Il faut évidemment saluer la performance de chacun des acteurs, celle du chœur par exemple, où la vidéo réussit à individualiser quelques personnalités, qui est un chœur collectif fait d’une vingtaine d’individus bien identifiables, qui discutent autoru de la haine en s’appuyant sur Baudrillard, puis sortis de la vidéo, sur scène, complètement anonymés, presque effacés par le collectif, il faut saluer aussi la performance des acteurs, Mex Schlüpfer (Hauptmann), Jasna Fritzi Bauer (Mirza) ou Stephan Kolosko (Achior) et surtout les deux protagonistes, Martin Wuttke, l’histrion en chef du théâtre allemand, un De Funès qui serait aussi Robert Hirsch ou Michel Aumont, horrible à regarder, chauve avec sa queue de cheval, fascinant à écouter avec sa voix aux mille reflets, au point qu’on ne sait plus quelle est la voix réelle. Une performance totalement hors normes mais qui peut agacer certains spectateurs tant le personnage est un repoussoir, et puis la Judith de Birgit Minichmayr, superbe, ondulante, mais aussi vulgaire, ou séductrice subtile, ou héroïne, ou femme assoiffée de sexe, avec elle aussi ses mille inflexions vocales à la richesse presque supérieure à celle d’une chanteuse.

Martin Wuttke (Holopherne) Birgit Minichmayr (Judith) ©Thomas Aurin
Martin Wuttke (Holopherne) Birgit Minichmayr (Judith) ©Thomas Aurin

Quelle performance pour ces deux géants qui réussissent à fasciner « en soi », sans référence à ce qui est dit, pour le seul spectacle de leur spectacle. Les deux jouent en même temps le jeu terrible d’Eros et Thanatos, le jeu de la séduction réciproque et de la fascination pour l’autre absolu, une sorte de syndrome de Stockholm qui aboutit à l’Eros mortifère (c’est pendant une nuit d’amour torride que Judith profitant de la faiblesse de l’homme en proie au plaisir le décapite). Car le théâtre de Castorf pose toujours les individus dans un contexte donné qui détermine certaines actions, mais toujours aussi individualisés, revendiquant leur « identité ». Je suis comme je suis, dans le monde multiple et multi-incarné tel qu’il est, où individuel et collectif s’entremêlent. Théâtre étourdissant, mais jamais vraiment dans une expression de la violence qui serait insupportable, rien d’une rapport au réel comme le ferait un Bieito par exemple. Mais c’est un théâtre à foison, un théâtre de la folie imaginaire dont on a pas forcément capté tout le sens, mais qui, après trois ou quatre jours, vous reste dans la tête, dans la chair et oserais-je dire dans le sang.  Castorf est fascinant et agaçant, excessif et débordant, cruel et profondément fin et juste. Il nous agace parce qu’il nous montre ce que nous ne supportons pas, et il se rend insupportable parce qu’il nous écorche ainsi du dernier mot « Allah Akbar », dans un océan de musique électronique finale. Que pareil homme de théâtre parte du lieu qu’il a fait finalement à son image, dans son excès et son décalage, y compris même par rapport à la Berlin d ‘aujourd’hui, me rend triste et colère. [wpsr_facebook]

Vite mes CAMEL ©Thomas Aurin
Vite mes CAMEL ©Thomas Aurin

LES SAISONS 2016-2017 (3): KOMISCHE OPER BERLIN

Die Zauberflöte Prod. Susanne Andrade (1927) ©Iko Freese :drama-berlin.de
Die Zauberflöte Prod. Susanne Andrade (1927) ©Iko Freese :drama-berlin.de

On pourrait penser à d’autres théâtres plus prestigieux, plus conformes aux étapes  habituelles du mélomane voyageur: Royal Opera House, MET, La Monnaie, Amsterdam, mais  c’est décidément la Komische Oper de Berlin qui a ma préférence. D’abord parce que c’est un lieu qui a une histoire culturelle forte, et qui a traversé la fin de l’Empire allemand, la république de Weimar, le nazisme, la DDR, et les bouleversements de la réunification sans abdiquer sa nature profonde, au point que le mensuel Opernwelt lui a décerné le titre envié d’Opéra de l’année en 2007 et en 2013.
La Komische Oper, c’est l’histoire d’un théâtre mythique, qui s’appelle Theater in der Behrensstrasse au XVIIIème où ont été créés Goetz de Berlichingen de Goethe ou Nathan der Weise de Lessing, puis à la fin du XIXème Theater Unter den Linden et bientôt Metropol Theater : il y a toujours eu un théâtre là où existe aujourd’hui la Komische Oper. Le Metropol Theater a été le théâtre mythique de l’Opérette et des revues satiriques dans la Berlin des débuts du XXème jusqu’aux années 30, mais l’abondance de compositeurs juifs qui ont dû fuir le nazisme a interrompu cette fête permanente.  Après la 2ème guerre mondiale, il rouvre en 1947 (miraculeusement, alors que le bâtiment a été bombardé et détruit, la salle est intacte, dans son style néo baroque de la fin du XIXème) et devient, sous la direction de Walter Felsenstein, un des lieux fondateurs de l’école de mise en scène moderne, universellement admiré dans le monde du théâtre. La Komische Oper de Berlin s’inscrit dans la tradition d’un théâtre ouvert et populaire (les prix pratiqués sont très raisonnables) et l’appellation « Komische Oper » s’inscrit là aussi dans une tradition née au XVIIIème en France qui a fait de l’Opéra Comique la réponse « populaire » à l’Opéra. C’est donc une scène « alternative » au sens où elle montre d’autres voies possibles, notamment en matière de mise en scène, c’est sa tradition, mais aussi de répertoire car l’opérette y tient une place non négligeable. Ainsi parmi les trois opéras berlinois, la Komische Oper est « différente » ; aussi invité-je ceux qui passent par Berlin de ne jamais oublier que c’est la Komische Oper qui est dépositaire de la tradition berlinoise moderne, plus que les deux autres institutions, aussi importantes soient-elles, et donc d’y aller faire un tour.

Le metteur en scène australien Barrie Kosky  en est actuellement l’intendant, c’est un homme à tout faire ( et notamment un nombre respectable de productions) qui a réorienté la politique de la maison dans plusieurs directions :

  • Le répertoire baroque : ses spectacles d’ouverture lorsqu’il a pris les rênes de la maison ont été la trilogie monteverdienne, un triomphe auprès du public, d’autant que la salle de 1200 places aux dimensions moyennes le permet.
  • L’opérette berlinoise, et notamment celle qui avait été ostracisée par les nazis, celles des années 20 et qui triompha sur la scène du Metropol
  • L’accueil d’un nouveau public, et notamment de l’importante communauté turque qui habite Berlin : ainsi, les surtitrages sont systématiquement en turc, entre autres langues, et la politique des publics est soucieuse de cette population.
  • Auparavant, tous les opéras étaient donnés en langue allemande (comme à la Volksoper de Vienne). Désormais, les opéras sont donnés en langue originale.
  • Et bien sûr, la continuation d’une tradition d’innovation scénique, d’appel à de nouveaux metteurs en scène (notamment anglo saxons comme “1927”, Benedict Andrews ou Keith Warner) et à des expériences scéniques différentes. N’oublions pas que les Hans Neuenfels, Harry Kupfer, Andreas Homoki (qui fut intendant avant Kosky) et bien d’autres ont beaucoup fréquenté cette maison, dans le sillage de la tradition instituée par Walter Felsenstein

Pour 2016-2017, voici les nouvelles productions :

Octobre 2016: Il barbiere di Siviglia de G.Rossini pour 12 représentations dans l’année (jusqu’en juillet), une nouvelle production signée Kirill Serebrennikov, metteur en scène russe à succès en Russie (Le Coq d’Or au Bolshoï) qui a présenté « Les idiots » en 2015 au Festival d’Avignon, et au pupitre Antonello Manacorda, ex-premier violon du Lucerne Festival Orchestra qui a embrassé la carrière de chef d’orchestre. C’est le très talentueux ténor Tansel Akzeybek qui sera Almaviva aux côtés de la Rosine de Nicole Chevalier, membre de la troupe d’origine américaine qui chantera la version pour soprano.

Novembre 2016 : Peter Pan de Richard Ayres, un opéra pour enfants (11 représentations jusqu’à février 2017), dans une mise en scène de Keith Warner et dirigé par Anthony Bramall. Sur commission conjointe de l’Opéra de Stuttgart et de la Komische Oper. L’Opéra pour enfants « comme des grands ».

Décembre 2016 : Période de Noël, période d’opérette.

Die Perlen der Cleopatra, d’Oscar Straus. Une opérette folle, une Egypte berlinisée, avec l’équipe de Ball im Savoy (fantastique spectacle) emmenée par la star Dagmar Manzel qui a aussi à son actif la recréation cette saison de Eine Frau, die weiß, was sie will!, un étourdissant show créé lui aussi au Metropol Theater en 1932 adapté en français en Madame, je veux en 1935. Oscar Straus (sans le s final, pourtant dans son vrai nom , pour le pas être confondu avec les autres Strauss) d’origine juive, a dû fuir le nazisme à l’Anschluss, se réfugier en France, puis à Hollywood, on lui doit des opérettes très célèbres dont Rêve de Valse et Trois Valses.
Dagmar Manzel et le chef Adam Benzwi feront revivre ce délire (créée au Theater an der Wien en 1923 entre autres par Richard Tauber), satire de la culture bourgeoise dans une mise en scène de Barrie Kosky, comme le fol et joyeux Ball im Savoy. À ne manquer sous aucun prétexte pour se réconcilier avec l’opérette.

Marinka d’Emmerich Kálmán. Encore un compositeur d’opérettes à succès, contraint de s’exiler parce que juif (même si, dit-on, Hitler adorait tellement ses opérettes qu’il lui offrit le tire d’Aryen d’honneur) on lui doit notamment Princesse Czardas et Comtesse Maritza. Marinka est une opérette créée à New York en 1945, qui revient à Berlin sous forme concertante (avec costumes) pour deux soirs seulement. (Direction musicale Koen Schoots)

Janvier 2017 : Petrouchka (Stravinsky)/L’Enfant et les sortilèges (Ravel), par la troupe « 1927 ». Après l’immense succès (exporté jusqu’à Los Angeles) de Zauberflöte (un spectacle à voir séance tenante, on le joue chaque année et aussi l’an prochain) , « 1927 », ce très célèbre groupe britannique, c’est à dire Suzanne Andrade, Esme Appleton et Paul Barritt  pour les animations reviennent pour un binôme musical qui devrait encore ravir par l’originalité du travail. La direction musicale est assurée par Markus Poschner, qui fut 1.Kappelmeister à la Komische Oper, actuellement GMD à Brème jusqu’à l’an prochain. Il va prendre la direction du Linz Bruckner Orchester comme successeur de Dennis Russell Davies, à partir de la saison 2017-2018
En Coproduction avec  la Deutsche Oper am Rhein Düsseldorf/ Duisburg.

Avril 2017 : La foire de Sorotchinzy de Modest Moussorgski (en langue russe). Un Moussorgski rare, dirigé par le GMD Henrik Nánási, un chef remarquable, et mis en scène par Barrie Kosky pour 7 petites représentations qu’il ne faudra sûrement pas manquer entre avril et juillet 2017. La version proposée est celle de Pavel Lamm (1932) orchestrée par Wissarion Jakowlewitsch Schebalin. L’œuvre inspirée d’une nouvelle de Gogol a attendu longtemps après la mort de Moussorgski pour être créée (1911 à Saint Petersburg) La version reconstituée la plus commune est celle de Nicolaï Tcherepine, mais la Komische Oper a choisi le travail de Pavel Lamm, considéré comme plus proche de Moussorgski.Deux remarques :

  • Une nuit sur le Mont chauve (1867) a été introduit par Moussorgski dans l’oeuvre comme une sorte de cauchemar d’un des personnages, Grizko.
  • L’œuvre manque à Berlin depuis 1948, où elle a été créée à la Komische Oper sans jamais être reprise ni depuis, ni ailleurs.

Beaucoup de raisons réunies pour ne pas manquer de faire le voyage de Berlin, d’autant qu’avril est toujours riche en musique (Festtage de la Staastoper).

Mai 2017 : Medea, d’Aribert Reimann d’après Franz Grillparzer (7 représentations de mai à Juillet). Créé en 2010 à l’Opéra de Vienne avec un énorme succès puis repris à Francfort, c’est la création à Berlin, dans une mise en scène de l’australien Benedict Andrews, à qui l’on doit la production locale de L’Ange de Feu de Prokofiev qu’on verra à Lyon la saison prochaine et dirigée par Steven Sloane, un chef passionné par le répertoire contemporain. Avec Nicole Chevalier, Nadine Weissmann, Günter Papendell.

Juin 2017 : Zoroastre, de Jean-Philippe Rameau (6 représentations en juin et juillet). Barrie Kosky continue de proposer à Berlin des opéras du répertoire baroque.  Une production qui attire les mouches à mises en scène dont je suis puisque c’est Tobias Kratzer ( Les Huguenots, Le Prophète, Die Meistersinger pour ne citer que les productions que j’ai vues) qui mettra en scène l’œuvre de Rameau, tandis que le chef Christian Curnyn, spécialiste de ce répertoire et bel interprète de Rameau, dirigera la formation de la Komische Oper.

On peut rajouter que celui qui passe une semaine à Berlin début juillet peut voir toutes les nouvelles productions de l’année en un Festival annuel (du 8 au 16 juillet 2017).

Du côté des reprises et du répertoire, ce n’est pas si mal et j’ai essayé de sélectionner :

Die Frau die weiss was Sie will Prod. Barrie Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de
Die Frau die weiss was Sie will Prod. Barrie Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de

Septembre 2016 : Eine Frau die weiss was sie will , d’Oscar Straus, l’ébouriffant succès de cette saison repris pour 8 représentations de septembre à décembre 2016, production de Barrie Kosky dirigée par Adam Benzwi avec Dagmar Manzel et Max Hopp. À ne manquer sous aucun prétexte si vous êtes à Berlin à cette période.

Die Meistersinger von Nürnberg, Prod.Homoki ©Monika Rittershaus
Die Meistersinger von Nürnberg, Prod.Homoki ©Monika Rittershaus

Octobre 2016 : Die Meistersinger von Nürnberg, de R.Wagner, reprise de la production d’Andreas Homoki d’il y a quelques années pour 4 représentations en septembre et octobre . N’oublions pas que Meistersinger est qualifié par Wagner de « grosse komische Oper » et a droit à ce titre à la scène de la Komische Oper de Berlin. C’est Patrick Lange, excellent chef trop peu connu qui dirigera et Hans Sachs sera Tomas Tomasson, Walther, Will Hartmann et Ev,a Johanni van Oostrum.

Rusalka de A. Dvořák pour 6 représentations d’octobre à décembre 2016, dans la mise en scène de Barrie Kosky, dirigé par Henrik Nánási, le GMD. Cela promet du très bon niveau et Nadine Weissmann, la Erda et la Waltraute de Bayreuth, sera ici Ježibaba.

Die Zauberflöte de W.A. Mozart. On aurait bien été étonné qu’une production fétiche de cette maison qui est un must, qu’il faut avoir vue, n’apparaisse pas dans les reprises de l’année. 11 représentations entre octobre 2016 et janvier 2017, sous la direction de Henrik Nánási, la production de Susanne Andrade et du groupe 1927 aura pour couple Pamina/Tamino Nicole Chevalier et Tansel Akzeybek. Manqueriez-vous cela ? Ce serait une erreur, pire, une faute.
Novembre 2016 :

Eugène Onéguine, de P.I.Tchaïkovski, dans une mise en scène de Barrie Kosky (en coproduction avec Zürich) et dirigé par Henrik Nánási, pour 8 représentations entre novembre 2016 et janvier 2017. C’est Günter Papendell un bon chanteur de la troupe, qui sera Eugène Onéguine.

Février 2017 :

Les Contes d'hoffmann Prod.Kosky ©Monika Rittershaus
Les Contes d’hoffmann Prod.Kosky ©Monika Rittershaus

Les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach, 7 représentations entre février et avril 2017 de la production de Barrie Kosky avec ses trois Hoffmann (les trois ténors : Uwe Schönbeck, Tom Erik Lie, Alexander Lewis)et son unique poupée (Nicole Chevalier), dirigé par le très bon Stefan Soltesz.

Ball im Savoy de Paul Abraham, l’opérette qu’il faut avoir vue (une de plus): dans une Nice qui ressemble à Berlin, la rouerie des femmes et la balourdise des hommes, avec un gentil diplomate turc Mustafa Bey qui aujourd’hui ferait scandale. Adam Benzwi dirige bien sûr, Barrie Kosky met en scène bien sûr, et bien sûr Dagmar Manzel emporte la joyeuse troupe. J’ai vu, j’ai rendu compte, j’ai envie de revoir. (8 représentations entre février et avril 2017)

Orfeo par Barrie Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de
Orfeo par Barrie Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de

L’incoronazione di Poppea, de Cl.Monteverdi (nouvelle instrumentation d’Elena Kats-Chernin) reprise de la production inaugurale de 2012 alors en trilogie (Orfeo, Poppea, Ulisse) de Barrie Kosky pour 5 représentations d’avril à juin, dirigé par Matthew Toogood (avril)/André de Ridder avec une distribution qui change selon les dates.
Orfeo, de Cl.Monteverdi (nouvelle instrumentation d’Elena Kats-Chernin), reprise de la production inaugurale de 2012 alors en trilogie de Barrie Kosky pour 5 représentations de juin à juillet dirigée par Matthew Toogood (juin)/André de Ridder.

 

Dans les reprises, on peut aussi voir Don Giovanni, My fair Lady et Carmen, mais déjà le choix est large.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas la Komische Oper ou qui auraient envie de faire l’expérience, je conseille inévitablement de voir une opérette, ou bien Ball im Savoy, ou bien la nouvelle production Die Perlen der Cleopatra ; comme je le répète à mes amis qui naviguent entre Wagner, Verdi et Strauss (Richard), il peut être intéressant de découvrir une autre musique, complètement différente, mais de très grande qualité. Dans le cas d’Oscar Straus, il a traversé les deux guerres mondiales (né en 1870, il meurt en 1954) et a vécu aussi bien à Berlin (où il a étudié auprès de Max Bruch) qu’à Vienne, de plus contrairement à d’autres musiciens qui ont fui le nazisme, il est revenu en Autriche où il est mort. Le genre léger de l’opérette n’est pas dédaigné outre Rhin, y compris par les grands chefs ou les grands chanteurs.

Il y a de nombreux motifs de fréquenter la Komische Oper la saison prochaine, même si on peut s’étonner que Barrie Kosky signe tant de productions. En soi, ce n’est pas une mauvaise chose dans la mesure où Kosky est vraiment l’un des metteurs en scènes intéressants de la scène lyrique européenne. Dans un théâtre où la plupart des intendants sont historiquement tous les metteurs en scène, Walter Felsenstein, Joachim Herz, Harry Kupfer (même si il a été flanqué de Werner Rackwitz, ce qui fut plutôt une chance sous la DDR, puis d’Abert Kost les dernières années) Andreas Homoki et maintenant Barry Kosky, il n’est pas absurde que l’intendant signe de nombreuses productions donnant une couleur au théâtre : humour, bonne humeur, imagination, mais aussi causticité, culture et largeur de vues sont sa signature.  Sa personnalité très fédératrice soude profondément la troupe et les travailleurs de la maison, ce qui est un autre avantage. Et ce qui ne gâte rien, rares sont les productions médiocres ou sans intérêt, avec une troupe solide sans être exceptionnelle, un orchestre sans doute moins prestigieux que les orchestre des deux autres opéras, mais un GMD (Generalmuskidirektor) de très grande qualité (Henrik Nánási), la Komische Oper est un théâtre d’où l’on sort rarement déçu. [wpsr_facebook]

Eugène Onéguine, Prod.Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de
Eugène Onéguine, Prod.Kosky ©Iko Freese :drama-berlin.de

 

 

 

 

 

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: PARSIFAL de Richard WAGNER le 28 MARS 2016 (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV) ADIEU À KUNDRY

 

Waltraud Meier Maîtresse Chanteuse
Waltraud Meier Meistersängerin

ADIEU À KUNDRY

Quand une gloire du chant fait ses adieux à un rôle, le public vient pour honorer l’artiste et le/la remercier. D’une certaine manière, peu importe l’entourage et la distribution et peu importe la prestation et l’état réel de la voix, tout sera pardonné.
Il n’en fut pas ainsi, dans le cas de Waltraud Meier , Kundry dans le Parsifal mis en scène par Dimitri Tcherniakov et dirigé par Daniel Barenboim qu’elle interprétait pour la dernière fois ce lundi 28 mars à la Staatsoper de Berlin : l’écrin pour ses adieux fut le plus glorieux qui soit, avec une distribution chavirante, un orchestre exceptionnel et un chef inspiré. C’est donc un merveilleux Parsifal qu’il nous été donné d’entendre, un de ceux à emporter sur l’île déserte.

C’est pourquoi toutes affaires cessantes (j’ai encore quelques textes en retard), je voulais écrire sur ce Parsifal et sur Waltraud Meier. Fort opportunément Daniel Barenboim a rappelé qu’elle débuta Kundry en 1983 sous la direction de James Levine au Festival de Bayreuth, j’ai eu la chance de l’y entendre et de suivre sa carrière depuis. C’est dire l’émotion qui pouvait me saisir. Mais plus encore, c’est l’exécution musicale dans son ensemble qui m’a enthousiasmé, et la confirmation de la qualité du travail de Tcherniakov, dont la « Personenführung », le travail sur les personnages est incroyable de précision et de justesse. De mise en scène il sera peu question, parce que je l’ai évoquée par le menu dans mon compte rendu de l’édition 2015 , mais Tcherniakov a adapté son travail au personnage porté par Waltraud Meier : alors qu’il avait travaillé avec Anja Kampe sur la jeunesse et la « parenté » Parsifal/Kundry, chacun portant son doudou à la fin (petit cheval ou poupée) et sur une certaine violence érotique, il va travailler avec Waltraud Meier (dont le costume est plus « sage ») sur la femme, une sorte de mère pour les filles fleurs, mais bafouée, blessée, sacrifiée, isolée : elle ne s’adresse pas à Parsifal qui étendu à terre après le baiser, ne veut rien entendre, mais elle monologue sur elle-même. C’est prodigieux de vérité et de douleur. Il travaille sur une Kundry plus maternelle, plus mûre qui voit en Parsifal son Erlöser, son rédempteur, son sauveur, dans une relation d’individu à individu qui frappe par son intensité (les échanges de regards sont littéralement déchirants) : c’est le désespoir qui gouverne plus que la magie d’un Klingsor devenu un « pervers pépère » gotlibien. Il en résulte pour le spectateur une expérience humaine intense et bouleversante, loin des simagrées pseudo-religieuses dont on affuble Parsifal. Oui, il s’agit d’un Festival scénique sacré, mais le sacré est ici l’humain, dans sa crudité et sa douleur, un humain qui se lit dans tous les personnages, Amfortas dont la souffrance est donnée à voir d’une manière presque impudique, Gurnemanz qui remâche l’histoire du Graal et qui devient une sorte d’intransigeant gardien du temple si violent qu’il poignardait l’an dernier Kundry à la fin ; c’est moins clair cette année vu les mouvements (ou la place que j’occupais), en tous cas, la mort de Kundry est moins « démonstrative », même s’il y participe.
Que Parsifal ne soit « que » le rédempteur qui passe et s’en va portant le cadavre de Kundry, laissant le Graal à son destin montre en même temps combien l’histoire de la « secte » du Graal intéresse peu Tcherniakov ; le destin de Parsifal est l’errance, qu’il soit jeune (au début) en bermuda et capuche ou adulte (à la fin) en veste de cuir et treillis : Parsifal comme roman d’apprentissage.

 

Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater
Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater

Une aventure humaine qui est une aventure théâtrale et musicale, dans laquelle nous sommes emportés comme par un tourbillon, d’abord grâce à Daniel Barenboim. Le chef est inspiré et porté sans doute par ce moment particulier qui sanctionne des années de travail fidèle avec Waltraud Meier depuis 1987 ; une collaboration artistique qui passe notamment par Parsifal, Tristan mais aussi Wozzeck ou Walküre (on oublie quelquefois quelle Sieglinde Waltraud Meier a été). C’est bien le sens que Daniel Barenboim a donné à ses quelques mots prononcés à la fin de la représentation soulignant les éminentes qualités de Waltraud Meier, puissance, beauté de la voix, intensité et surtout ce poids particulier donné aux paroles, à chaque mot, faisant sonner à chaque fois le sens juste. Il y a eu de très grandes Kundry, mais tous les spectateurs des années 80 en l’entendant savaient qu’une page de l’interprétation wagnérienne s’écrivait et se sanctionnait C’est ce qui stupéfie dans ce Parsifal et qui est largement partagé par tout le plateau : on comprend chaque parole projetée clairement, avec l’expressivité qui convient, on est pris par l’engagement de chacun et sa justesse dans le jeu. Pour Waltraud Meier, on est loin de la tigresse des premières années : elle fait sonner une étrange nostalgie, on y entend une femme dévastée, presque une mère, protectrice de ce Parsifal qui à l’acte I et au début de l’acte II est un chien fou. Chaque parole est sculptée, chaque inflexion est donnée comme dans un grand Lied somptueux. Ce qui frappe encore, c’est la puissance expressive de la voix, et surtout la puissance tout court. Aucun outrage des ans (avec certes deux petits moments de justesse approximative dans les aigus, mais c’est un microdétail quand on pense à ceux de Rysanek à Bayreuth en 1982) et une fraicheur telle qu’on se demande bien pourquoi elle abandonne le rôle, sinon pour affirmer ainsi qu’il vaut mieux renoncer à un rôle en pleine gloire que sur de vagues échos de ce qui fut et qui n’est plus.
Je voudrais dire quelle émotion est la mienne, en ce dernier jour, car elle me bouleversa souvent, mais surtout au plus profond, un soir berlinois, à la Philharmonie, en avril 2002, lorsqu’elle interprétait les Rückert Lieder pour une autre dernière fois, le dernier concert d’Abbado à Berlin comme directeur musical des Berliner Philharmoniker. Ich bin der Welt abhanden gekommen fut un de ces moments définitifs, où il se passait tant de choses entre le chef et l’interprète, sur fond du cor anglais déchirant de Dominik Wollenweber, qu’immédiatement ce soir c’est ce souvenir-là qui m’est remonté. Me disant qu’en face de moi j’avais l’une des chanteuses non seulement des plus intelligentes de la scène d’aujourd’hui, mais aussi des plus sensibles et des plus vraies.
C’est quand l’art laisse voir l’humain dans toute sa beauté qu’il devient sublime. Waltraud Meier est pour moi plus irremplaçable dans Kundry que dans Isolde, sans doute parce que je l’ai entendue depuis ses tout débuts, une Kundry déjà mûre et encore verte, et ce soir dans une Kundry pas encore mûre, mais accomplie. Une vie d’artiste. Car les adieux, c’est toujours un peu la fin qui s’annonce, et là, il y avait tant de vie, de vibration, de sensibilité, de vérité, qu’on était loin, très loin d’une quelconque fin.

Daniel Barenboim a dirigé son orchestre avec sa vibration dramatique habituelle ; on sentait l’orchestre tendu et appliqué, nombre de musiciens restaient en fosse pendant les entractes, signes de volonté de s’entraîner jusqu’à la dernière minute.
Il y a d’abord dans ce travail une profondeur qui frappe, avec le tempo juste, peut-être un poil rapide à la fin, avec un volume important, d’autant plus dans cette petite salle, peut-être un poil fort néanmoins. Mais l’ensemble est tellement intense, l’interprétation colle tellement à la scène et à la violence rentrée qu’elle nous impose qu’il y a des moments où cela a un effet physique sur le spectateur : la chaleur et la fièvre montent, les poings se ferment, quelques perles de sueur apparaissent sur le front.
Ce qui est extraordinaire avec Barenboim (ou quelquefois problématique), c’est qu’il est toujours inattendu ; comme souvent les très grands, il change tel ou tel détail, tel ou tel tempo d’une soirée à l’autre ; plusieurs amis ont souligné la différence de volume ce soir, plus marqué, où pourtant et malgré tout on l’entendait encore chantonner et indiquer par des sons telle inflexion, tel appui, signe de sa concentration extrême. Et comme souvent aussi avec les très grands, l’orchestre était ce soir tout à lui, sans une scorie, avec des cordes prodigieuses, des cuivres sombres, car ce soir, l’approche était sombre, celle du monde pessimiste et désespéré voulu aussi par Tcherniakov. Comme enfin avec les très grands, Barenboim dirige une œuvre, un plateau et une mise en scène dont il tient évidemment le plus grand compte. Ce travail a le rythme du plateau, la noirceur du plateau, son ironie aussi (deuxième acte) notamment dans la scène des filles fleurs, terrible parce que sans magie, mais magique parce que terrible, la fascination du mal, une sorte d’enchantement nadirien dont la version solaire nous sera donnée au troisième acte. Haletant. Engagé. Grandiose.
Grandiose également le chœur qui dans cette mise en scène fait un tout autre effet que lors des Parsifal-messes scéniques où il apparaît quelquefois. Il y a là une vie singulière, une énergie du désespoir notable et particulière (Direction Martin Wright) et une vraie présence, puissante et impressionnante.
Il est vrai aussi que Barenboim avait sous la main le plus beau des plateaux possibles. D’abord comme souvent des petits rôles très bien tenus, à la diction merveilleusement claire, à l’engagement scénique notable. Ainsi citera-t-on les Gralsritter Paul O’Neill et Dominic Barberi, les Knappen Sonia Grand, Natalia Skrycka (qui chante aussi la voix du ciel et une des filles fleurs), Florian Hoffmann et Roman Paier. Mais aussi les filles fleurs : on a toujours un chœur des filles fleurs alternant entre la joie explosive et la séduction à l’orientale (ou à la mode de Ravello vu l’inspiration du jardin des Blumenmädchen). Ici la mise en scène est loin de la séduction orientale et le chœur des filles fleurs, à peine strident, rend l’image d’un chœur de petites/jeunes filles avec des voix qui ne seraient pas « faites ». Même les filles fleurs sonnent différemment mais si justes et si cohérentes avec la mise en scène.
Enfin Matthias Hölle, en Titurel (il l’était déjà lors du premier Parsifal de Barenboim à Bayreuth en 1987, avec Waltraud…) sculptural dans son manteau de cuir de triste référence, rappelle quelle basse il fut, et qu’on admira tant sur la scène de Bayreuth.
Tómas Tómasson en Klingsor, comme l’an dernier, rattrape les années de Klingsor médiocres dont les théâtres nous ont gratifiés, en armure de Matrix ou en équipage SM. Bien sûr Tcherniakov prend le spectateur à revers en imposant un « caractère », plein de tics, remettant en place son horrible mèche rebelle derrière des lunettes de pervers. ; Tómas Tómasson marche et insupporte, il regarde et insupporte, il caresse des petites filles et insupporte. Un repoussoir.
Et le chant est impeccable, puissant avec cette légère ironie dans le ton, cette légère nasalisation, loin des voix noircies et sans intérêt. Le rôle est tout dans la première scène : et il faut l’attendre à Furchbare Not, le moment qui évoque la castration. Tómas Tómasson est étonnant, à la fois repoussoir et pathétique, il y a les deux dans cette manière de chanter. Du grand art .
René Pape en Gurnemanz, même un peu fatigué (au début, les graves étaient légèrement opaques) est toujours un moment d’exception. Des aigus d’une insondable profondeur et d’un rare éclat, un texte dit avec une clarté et un souci des inflexions phénoménal, une présence bourrue et blessée qui en ferait presque un personnage mystérieux de roman médiéval, un engagement féroce qui peut aller jusqu’au meurtre sous des dehors finalement anodins. Cette complexité du personnage, René Pape nous l’impose, quand nous voyons trop souvent des Gurnemanz sculpturaux et statufiés. Nous avons là une humanité déchirante, que Tcherniakov ne cesse d’imposer, notamment au troisième acte lorsqu’il rêve devant la diapo du temple…être et avoir été.
Wolfgang Koch en Amfortas, a une présence scénique crue, impudique, même un peu gênante pour le spectateur : il impose sa blessure, la négligence de son port et de sa tenue, comme une sorte d’être incurable qui nous imposerait un physique aux limites du supportable. On n’a vraiment pas envie de le voir, en boxer et marcel sanguinolant. Et face à ce corps en putréfaction, par contraste, une voix d’une noblesse unique, une expression d’une intensité rare, un timbre velouté. Qu’il soit Wotan, Sachs ou Amfortas, Koch s’impose comme l’un des plus grands wagnériens d’aujourd’hui, d’une modestie palpable tant la présence en scène s’impose par le dire, par un minimum de gestes signifiants sans en faire des tonnes. Rien de trop, juste ce qu’il faut pour toucher, sans jamais exagérer dans le démonstratif, sans jamais être pathétique. Quel artiste !

Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater
Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater

Et puis, il y a Andreas Schager. Un Parsifal  en tous points exceptionnel.
Il faut l’entendre dire, prononcer, moduler chanter “Erlöse..” à l’acte II. C’est vraiment une performance qui ferait presque oublier Kaufmann, bien que le style soit tellement différent, et le personnage à l’opposé. D’abord, Schager a un timbre de ténor, l’éclat d’un ténor, et une voix d’une puissance si marquée qu’on craint qu’elle ne s’use prématurément tant il chante fort (déjà dans Tannhäuser à Gand…). C’est très fort, mais c’est si juste et si intelligent qu’on lui pardonne. Le chien fou du premier acte, avec ses excès qu’on entend dans une voix éclatante, forte et fière de soi, et qui va ensuite éclater dans la désespérance avec une telle vérité qu’on en est frappé au deuxième acte ; et puis c’est légèrement plus maîtrisé au troisième, plus lyrique aussi, presque plus poétique : la mise en scène et les échanges de regards bouleversants Kundry/Parsifal aident à installer cet espace lyrique que le chanteur impose après les explosions vocales précédentes. Ce qui frappe encore là, c’est l’intelligence du chant, c’est la présence, c’est l’engagement résolu dans la mise en scène, c’est aussi un texte d’une telle évidence qu’on n’a même pas à lever les yeux vers les surtitres, car on comprend tout. Et quel jeu ! qui passe de la fraîcheur juvénile à l’adulte plus contrôlé.

Il faut voir la manière dont il se gratte le mollet, comme un tic : on se dit d’abord qu’il a une démangeaison toute humaine, mais son double se gratte aussi, et on découvre que c’est dans le jeu. Il faut voir aussi la manière saccadée dont il se change, dont il fouille dans son sac à dos…incroyable Tcherniakov. Et incroyable Schager qui construit un personnage de Parsifal neuf, frais, naturel, irremplaçable dans cette mise en scène, et incroyable d’incarnation. L’interprétation a mûri par rapport à l’an dernier, plus maîtrisée, plus intérieure, plus construite : il m’a fait penser à l’urgence de Vickers…c’est dire…

Alors bien sûr, l’adieu à Kundry de Waltraud Meier donnait à la soirée un parfum particulier, mais c’est bien l’un des grands Parsifal de ces dernières années qu’on a revu-là avec une distribution et une direction exceptionnelles, et c’est ce qui fait le prix de la soirée : on a vu et on est enthousiaste d’un Parsifal, c’est à dire de l’œuvre que les circonstances n’ont pas fait disparaître. C’est le plus beau cadeau à offrir à notre Waltraud qu’une représentation digne d’elle.
Alors bien sûr, presque 30 minutes d’applaudissements, avec discours chaleureux de Jürgen Flimm l’intendant, de Daniel Barenboim, avec couronnement de Waltraud d’une couronne de fleurs qu’on croirait sortie de la Festwiese des Meistersinger, ce qui pour une Meistersängerin, se justifie pleinement. Délire du public, joie des collègues, des musiciens. L’Opéra comme on le rêve, dans une salle qui a acquis une personnalité si attachante qu’on en viendrait presque à souhaiter des retards supplémentaires aux travaux de la Staatsoper unter den Linden.
Et puis, fidèle à la tradition humaniste de la maison, joint à la distribution, un petit papier à en tête de l’opéra, très officiel et signé Die Intendanz nous demande de donner à l’association Be an Angel pour les réfugiés avec aux portes, comme il y a six mois pour Meistersinger, du personnel recueillant les dons. On aimerait voir en France cette présence et ce type de demande au public… Même à Zurich il y a une fête prochaine pour les « Flüchlinge » sur le parvis de l’opéra. C’est sans doute le signe, malgré les méandres filandreux de la politique bien présents en Allemagne (et en Suisse !) aussi, qu’il y a une âme humaniste qui vibre et surtout qui s’exprime.

Pardon pour ce dernier mouvement d’humeur, mais après une telle soirée, où nous avons tous communié autour de notre art chéri, nous rappeler à la réalité tragique des temps du quotidien, et avec quelle élégance, cela m’émeut, et me désole quand je pense à mon pays.
Ce soir c’est l’humain dans tous ses états qui a triomphé.[wpsr_facebook]

Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)
Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER, le 11 OCTOBRE 2015 (Dir.mis: Daniel BARENBOIM; Ms en scène Andrea MOSES)

"Barouf" de l'acte II ©Bernd Uhlig
“Barouf” de l’acte II ©Bernd Uhlig

L’Orchestre est prêt, scène ouverte, le chœur s’installe, les Maîtres aussi, tous venus de la salle, on bavarde, on se salue, on s’assoie. On fait silence. Puis au milieu de la scène arrive une dame avec un micro, on se dit : « Aïe ! l’annonce d’un malade… » Mais la dame nous rassure tout de suite en disant que tout le monde est en forme.
Elle vient nous dire simplement qu’après la représentation, le personnel de l’opéra sera aux portes pour recueillir ce que voudront bien verser les spectateurs pour les réfugiés arrivés à Berlin, de manière à résoudre au plus vite les questions pratiques et logistiques, l’argent liquide ira directement à une des associations berlinoises en charge du problème.

On croit rêver.

On croit rêver… et pourtant, cette manière de faire est implicitement cohérente avec la mise en scène de ces Meistersinger d’Andrea Moses, qui, en quelque sorte, fait le point sur l’Allemagne d’aujourd’hui et l’identité allemande.

Acte I Meistersinger ©Bernd Uhlig
Acte I Meistersinger ©Bernd Uhlig

Je trouve toujours plus que Die Meistersinger von Nürnberg est l’opéra le plus beau, le plus intéressant et le plus profond de Wagner. Je sais pourtant que beaucoup de wagnériens non allemands ont des difficultés avec cette œuvre. Moi même je n’y suis pas facilement entré. Mais quand tombent les blocages, quel univers fascinant ! Voilà une œuvre complexe, qui fut une sorte de modèle, dont on retrouve trace(s) aussi bien dans le Falstaff de Verdi que dans la Cinquième de Mahler, qui cumule les questions, celle du propos, d’abord, qui n’est pas si évident, celle de la réception ensuite, puisqu’elle a été ballotée entre la comédie pour distraire le bon bourgeois bavarois, et le symbole de l’identité allemande, glorifiée par les nazis pour devenir la seule œuvre possible à Bayreuth pendant la deuxième guerre mondiale, c’est elle enfin, en 1956, qui a été complètement nettoyée des scories brunes par Wieland Wagner à Bayreuth.
L’histoire de l’œuvre dans les 50 dernières années à Bayreuth est intéressante à rappeler pour comprendre l’importance de ce qu’Andrea Moses veut transmettre. Dernière œuvre « autorisée » par l’oncle Wolf à Bayreuth et jouée jusqu’en 1944, elle fut la seule des productions du Festival 1951 à ne pas subir le nettoyage par le vide wielandien. Il attendit 1956 et ce fut un scandale énorme, puis en 1963 il en « externalisa » la problématique chez Shakespeare dans un décor très inspiré du Théâtre du Globe essayant alors de « dégermaniser » la question. Une mise en scène qui dura peu, puisque dès 1968, après la mort de son frère, Wolfgang en proposa une vision assez traditionnelle, reprise avec de menues variantes jusqu’en 1996 et au seuil des années 2000. En gardant la main sur l’œuvre, Wolfgang donnait en quelque sorte un gage à ce public de Bayreuth qui ne digérait pas le Regietheater entré dans le temple wagnérien dans les années 70, et l’œuvre très populaire auprès de ce public (elle a même un public très spécifique) n’était ainsi pas remise en cause dans son aspect disons…folklorique. Un deal en quelque sorte.

Katharina Wagner osa affronter la discussion sur une œuvre que Bayreuth avait traité de manière ambiguë et qui continuait de traîner son image un peu délétère. Elle fit de Sachs un libéral qui vire au conservateur puis au dictateur : son discours final devenant clairement un discours hitlérien. Il faut se souvenir de l’excellent Hawlata mimant Adolf avec ses mouvements de main nerveux, entouré de statues à la Arno Breker, et Walther entre du même coup dans le rang dans un conformisme désolant. Et elle fit au contraire de Beckmesser une image d’ouverture et d’innovation. C’étaient des Maîtres « cul par dessus tête ».
En 2017, pour la première fois depuis 1956, une mise en scène des Maîtres à Bayreuth échappera à un Wagner, puisqu’elle est confiée à Barrie Kosky.
Daniel Barenboim, après une petite vingtaine d’années de présence à Bayreuth, a installé à Berlin un pôle wagnérien particulièrement médiatisé : Festival annuel, et productions très discutées ces dernières années : le Tannhäuser de Sasha Waltz puis le Parsifal de Tcherniakov ont installé définitivement la Staatsoper de Berlin et permis de rivaliser avec Munich et Bayreuth sur les exécutions wagnériennes de référence : Guy Cassiers (pour le Ring), Dmitri Tcherniakov et Sasha Waltz sont évidemment des noms qui comptent dans le monde théâtral.
Avec Andrea Moses, l’Opéra d’Etat de Berlin a fait appel à un metteur en scène moins en vue, originaire de Dresde (en ces temps de Pegida, ça compte) une jeune femme (il n’y en a pas trop dans le monde des metteurs en scène) qui affronte le plus tudesque des opéras.
Andrea Moses pose justement la question de l’Allemagne, très nette, très affichée (drapeau géant présent en permanence, dans lequel s’enroulent Eva et Waltehr au deuxième acte, délicieuse cachette pour amants, ballons aux couleurs germaniques, insignes des maîtres aux trois couleurs etc.). Et elle réussit le prodige de ne pas en faire un manifeste nationaliste, parce qu’elle pose la question de l’œuvre en lui permettant de se dérouler telle quelle dans une Allemagne apaisée, faisant de Nuremberg non pas la ville folklorique traditionnelle, mais une image de ville moderne qui reflète une Allemagne du jour, où Sachs cultive son cannabis sur le toit, et où les bagarres naissent des oppositions de supporters d’équipes de foot comme au deuxième acte, une Nuremberg très berlinisée qui abrite des punks berlinois. Même chez Wagner d’ailleurs, Nuremberg n’est pas la ville de Nuremberg, hic et nunc, mais un univers presque abstrait où art et artisanat se parlent, un monde où la discussion esthétique est quotidienne, une sorte de République platonicienne dont poètes et musiciens seraient les Maîtres.
Trois points frappent dans ce travail :

  • d’abord, le retour de la farce, du « Witz », la première scène dans l’église où Walther caresse le dos nu d’Eva est à la fois hardie et désopilante, Hans Schwarz (Franz Mazura, 91 ans bien portés !), qui ne cesse d’avaler ses pilules en se faisant encore plus vieux qu’il n’est, David malmené par ses copains, un groupe de Punks un peu agités, on rit beaucoup, on sourit souvent.
  • Ensuite, la scrupuleuse obéissance au livret, en le faisant aller au fond des choses, en installant Sachs dans son personnage de poète intellectuel (une bibliothèque riche en livres variés, comme on le voit au début du troisième acte) et notamment en révélant l’ambiguïté d’Eva, et son jeu entre Sachs et Walther (c’est presque d’ailleurs un topos de l’œuvre aujourd’hui) : même transposée, on reconnaît toute la trame.

    Acte III: Sachs (Wolfgang Koch) , Eva (Julia Kleiter) Walther (Klaus Florian Vogt) ©Bernd Uhlig
    Acte III: Sachs (Wolfgang Koch) , Eva (Julia Kleiter) Walther (Klaus Florian Vogt) ©Bernd Uhlig
  • Enfin, cette transposition moderne est plus subtile qu’il n’y paraît : l’affichage du panneau des sponsors comme lors des conférences de presse des entraîneurs au foot ou en formule 1, la présence lors de la Festwiese de délégués d’un Etat du Golfe, à qui on explique le déroulé, sans doute parce qu’ils sont des financeurs potentiels, les néons des toits de Nuremberg qui indiquent Sachs, ou Pogner comme autant de firmes qui cherchent à se vendre, sont des indices des intentions de la mise en scène : ces Maîtres d’aujourd’hui construisent une reconstitution « marketing » de l’histoire des Maîtres Chanteurs, cherchant sans doute un sponsor pour financer l’opération « Meisterfest » comme il y a l’Oktoberfest, et cherchant à affirmer une identité plus festive qu’idéologique, avec les qualités et les défauts du modernisme ambiant.
    Acte I ©Bernd Uhlig
    Acte I Sachs sur fond de sponsors©Bernd Uhlig

    Et du même coup on comprend évidemment pourquoi on sort le fauteuil de Sänger (« der Sänger sitzt ») sous une housse de plastique transparent, tout comme l’établi de Sachs, comme des objets sortis du grenier, reliques d’une époque disparue qu’on essaie de faire revivre plus ou moins artificiellement , on comprend aussi pourquoi les fauteuils des maîtres au premier acte sont des meubles dépareillés comme sortis du même grenier: nous sommes dans une représentation de « théâtre dans le théâtre ». Je dis « nous », parce que nous, spectateurs à Berlin, sommes évidemment part de la représentation, comme le montre l’accrochage des ballons tricolores sur scène et dans la salle, comme le montre la première image où chœur et spectateurs se font face avec la fosse au milieu pour écouter religieusement l’ouverture, et comme le montre l’image (quasi) finale du Palais impérial de Berlin, fond de scène bien peu nurembergeois, mais allusion claire au débat historique de la reconstitution d’un Palais impérial qui perdit sens et fonction à la chute de l’Empire, et donc à la question de l’Allemagne et de sa mémoire, voire de sa relation à l’histoire. Un texte du programme en souligne d’ailleurs l’absurdité.
    Aussi, quand l’effigie du Palais disparaît au profit de celle d’une sorte de prairie idéale et apaisée, une vraie « Festwiese » débarrassée de tout symbole politique, et que tous se tournent vers elle, alors, l’Allemagne unie autour de l’art et de la nature, apparaît, une Allemagne illuministe qu’on veut éternelle, et dont ces Meistersinger se veulent le nouvel emblème. Débats esthétiques, débats médiévaux, débats d’aujourd’hui et surtout débats allemands, voilà l’idée qui nous est proposée.

Acte III sur fond de palais ©Bernd Uhlig
Acte III sur fond de palais ©Bernd Uhlig

L’histoire est donc racontée avec distance, avec un regard à la fois tolérant, mais tout de même acéré, qui affiche l’aujourd’hui des sponsors, y compris les plus incongrus, et l’aujourd’hui d’une communauté diverse, pas forcément unie, mais disponible. On croise donc aussi bien un juif orthodoxe un peu ahuri par la bagarre du deuxième acte que des financeurs du golfe, des supporters de foot (un peu hooligans), des nostalgiques de l’Empire qui agitent le drapeau noir/blanc/rouge rétabli par les nazis qu’on fait bien vite taire, et des maîtres qui sont d’authentiques maîtres chanteurs historiques, Siegfried Jerusalem, Rainer Goldberg, Olaf Bär, Graham Clark, Franz Mazura (91 ans) qui chantèrent chacun jadis un des grands rôles de l’opéra et qui furent à un moment symbole d’une identité ouverte (tous ne sont pas allemands) et unie autour de la musique.
Jeu subtil entre représentation et réalité, et représentation de la réalité, l’opéra utilise la salle et les spectateurs comme des spectateurs de Maîtres lointains et proches, qui concernent directement un public allemand et une Allemagne sans doute assez sûre d’elle pour lier de nouveau cette œuvre à un discours identitaire certes, mais jamais dominateur.
Du même coup, ces Meistersinger ont une saveur nouvelle : ils disent la grandeur de l’Allemagne du jour, avec ses qualités et ses défauts, avec sa diversité et ses problèmes, sans se poser le satané problème identitaire qui empoisonne inutilement et stupidement ce type de discours en Allemagne et ailleurs. Si Die Meistersinger von Nürnberg apparaît comme une manière d’opéra national, ce ne fut jamais un opéra nationaliste, sauf dans les fantasmes des âmes nazifiées. Que Daniel Barenboim conduise le bal est évidemment un gage, compte tenu des opinions qu’il a toujours affichées, de son ouverture et il faut bien le dire, de son courage, et bien entendu, de sa propre identité d’israélo-argentin au passeport palestinien vivant à Berlin.
Ainsi, la quête pour les réfugiés (qui apprend-on par un tweet, a recueilli 11000 €) prend-elle place légitimement dans une soirée qui célèbre une autre Allemagne que celle des clichés ou des peurs brunes.

À une mise en scène aussi réussie et aussi profonde correspond un travail musical exceptionnel, qui associe solistes, troupes, chœur et orchestre. Daniel Barenboim, dans une salle de 900 places (au merveilleux rapport scène salle, il faut le souligner), et pour une œuvre aussi monumentale, réussit à équilibrer les volumes au point qu’aucun chanteur n’est jamais couvert, qu’on entend tout, avec un vrai souci du texte, qui est dans cet opéra un élément fondamental, dont on ne peut jamais faire abstraction, tant il y a entre texte et musique une sorte de complicité, de systèmes d’échos, de précisions qui font que l’un est toujours tributaire de l’autre. C’est d’ailleurs le problème pour les spectateurs non germanophones ou non allemands, qui n’arrivent pas toujours à rentrer dans ce texte et ses jeux permanents sur tel ou tel mot, auquel répond une musique construite en fonction et de la lettre et du sens du texte, sans doute portée ici à sa perfection parce qu’elle sonne en même temps intime et collective. Intime… j’ose ici un mot qu’on n’associe pas toujours aux Meistersinger von Nürnberg, mais qui correspond parfaitement à l’une des couleurs de cet opéra- et qui en fait la complexité : Die Meistersinger est un opéra intimiste qui fouille les dédales de l’âme de Sachs, à la fois Tristan et Roi Marke, inventeur et créateur encore plein de ressources, et individu aimant au seuil de la vieillesse, qui se pose en permanence la question de l’être et de l’avoir été, intellectuel et artisan, à la fois citoyen et anti-système, qui raconte ici l’histoire de sa renonciation.
Ainsi la direction de Daniel Barenboim, d’une clarté exemplaire, est peut-être l’une de ses plus grandes réussites, parce que même dans les parties les plus spectaculaires (ouverture, chœurs, final), elle n’est jamais cabotine ou démonstratrice (ce qu’on lui reproche souvent), elle est toute faite de subtilité, de raffinements, de poésie et n’exagère rien dans un dialogue exemplaire entre intimisme et ensemble, entre musique de chambre (oui, vous avez bien lu) et symphonisme : la Staatskapelle Berlin le seconde dans ce propos de manière exemplaire : pas une scorie, des parties solistes à faire rêver (les violoncelles, les bois à se damner), et l’orchestre à lui seul construit cet univers idéal qu’on perçoit sur scène et qui fait que le spectateur sort toujours e heureux et en paix après avoir entendu cette œuvre.

Meistersinger ©Bernd Uhlig
Meistersinger (au premier plan, Franz Matura et Olaf Bär)  ©Bernd Uhlig

Car sur scène, il y a d’abord une équipe, une troupe, un ensemble dont la cohésion est visible. Il est clair que les chanteurs ont tous pris plaisir à un travail qui va sans doute devenir une grande référence dans l’histoire de la production de l’œuvre.

Die Meistersinger ! ©Bernd Uhlig
Die Meistersinger ! ©Bernd Uhlig

Les Maîtres d’abord : certes, la distribution des Meistersinger est toujours difficile pour un théâtre notamment à cause de ces 12 maîtres qui ne sont pas des rôles de complément (c’est un peu le même problème pour les Walkyries). La Staatsoper de Berlin a résolu le problème en distribuant huit des douze maîtres à des maîtres du chant, des Maîtres-Chanteurs authentiques d’hier ou d ‘aujourd’hui : aujourd’hui pour les rôles principaux Sachs (Wolfgang Koch), Pogner (Kwangchul Youn), Beckmesser (Markus Werba), mais aussi Kurt Vogelgesang (Graham Clark, qui fut un David merveilleux), Balthasar Zorn (Siegfried Jerusalem, ci-devant Walther, mais aussi Tristan, mais aussi Siegfried, mais aussi Lohengrin, mais aussi Parsifal , mais aussi Siegmund, mais aussi Loge, mais aussi Froh), Ulrich Eisslinger (Reiner Goldberg, un des ténors wagnériens qui réveilla tant d’espoirs au moment où l’on était en panne de ténors et qui fut à Bayreuth Erik, Tannhäuser, Siegfried, et naturellement Walther) , Hans Schwarz (Franz Mazura, une des basses wagnériennes les plus importantes qui chanta à Bayreuth de 1971 à 1995) et le Hans Foltz d’Olaf Bär (considéré en son temps comme le successeur de Dietrich Fischer Dieskau, un des maître du Lied et de la musique sacrée jusqu’au début des années 90 et qui chanta Günther et Donner à Bayreuth). Au-delà de l’émotion de voir ici réunies des gloires du chant wagnérien, l’idée de les réunir dans une œuvre aussi emblématique de l’éducation musicale et de l’éducation au chant est vraiment un vrai coup « de maître ».
Particulièrement « réaliste », la mise en scène assigne à chacun une part du jeu, focalise tour à tour l’action, notamment sur le vétéran Mazura, toujours au premier plan, chacun a quelque chose à faire, avec une précision dans le jeu d’acteur qui rappelle le travail de Frank Castorf, et qui ne démentit jamais Wagner quand il définit ce qui est imposé au chanteur dans Die Meistersinger von Nürnberg en matière de diction et de fluidité des dialogues. Il y a dans ce travail presque « choral » au sens « Bachien » du terme, presque fugué au sensF du terme (combien le Falstaff de Verdi se souvient de ces Meistersinger…), quelque chose d’une ciselure prodigieuse, d’un travail de joaillerie qu’un artisan-maître de Nuremberg ne pourrait démentir.
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Nachtwächter ©Bernd Uhlig
Nachtwächter ©Bernd Uhlig

utre exemple de joaillerie dans la mise en scène, le Nachwächter de Jan Martinik de bonne facture, habillé en pasteur, que personne de craint plus, qui veille au salut des âmes –Seelenwächter plus que Nachtwächter-, bientôt victime lui-même des baruffe du final de l’acte II, dans une Allemagne qui n’a pas peur des transgressions.
Évidemment, les grand solistes ne démentent en rien l’observation de ce travail global des maîtres, à commencer par le Veit Pogner de Kwangchul Youn, à la voix toujours sonore, plus vivant et plus coloré que d’habitude, avec un chant à la fois net, à la diction impeccable et à la couleur bon enfant.

Acte II:  Sachs et Beckmesser ©Bernd Uhlig
Acte II: Sachs et Beckmesser ©Bernd Uhlig

Le Beckmesser de Markus Werba est sans doute scéniquement remarquable, jamais caricatural, ni exagéré, mais un peu décalé par son côté « professeur » tiré à quatre épingle, une sorte de Topaze un peu has been, et peu sûr de lui, qui essaie de se glisser dans les habits voulus « au sens propre », puisqu’il est vêtu d’habits médiévaux au deuxième acte pour chanter sa romance  (costumes d’Adriana Braga-Peretzki, qui a fait aussi les costumes du Ring de Castorf à Bayreuth); des habits qui rappellent un peu, de loin, le Mezzetin de Watteau, dans une atmosphère de « fête galante » très anachronique par rapport à l’ambiance voulue par cette mise en scène et qui souligne à plaisir l’anachronisme du personnage. Sans vouloir à tous prix établir des liens, soulignons quand même que Verlaine publie ses Fêtes Galantes en 1869, soit un an après la création des Meistersinger. Ce Beckmesser est ridicule parce qu’il n’est plus de ce temps, mais parce que sa jalousie et sa petitesse, elles, le sont. Il est chanté par un Markus Werba valeureux, mais qui ne sort pas du lot des bons Beckmesser, respectables mais pas exceptionnels. Les grands Beckmesser, eux, sont des modèles de chant, qui peuvent en remontrer à Sachs : ils ont nom Hermann Prey (à Bayreuth), ou même Michael Volle, qui, avant d’être Sachs sur scène, à Zurich et Salzbourg, a été un immense Beckmesser (à Bayreuth encore). Il y a vocalement dans Beckmesser un Sachs possible.
Magdalena est la jeune Anna Lapkovskaia, vue à Bayreuth dans le Ring cet été, elle se sort très honorablement d’un rôle un peu ingrat, jamais mis en valeur et pourtant toujours très présent dans les grands moments (le quintette…) et qui est souvent un gage de futur, tandis que le David de Stephan Rügamer (troupe de la Staatsoper de Berlin) est frais, jeune, vif, comme souvent chez ce ténor toujours juste.
Julia Kleiter abordait Eva pour la première fois. Habituée aux rôles plus légers ou aériens : Ännchen, Pamina, Sophie, Eurydice. Ella aborde Eva, un rôle faussement léger, qui demande à la fois les qualités des rôles cités précédemment, mais aussi une assise vocale plus forte, il faut se faire entendre au quintette, et il faut savoir aussi jouer et chanter les coquettes à l’acte II : personnage complexe, qui vire de jeune fille à jeune femme, en faisant passer Sachs de la maturité à la vieillesse. Certains lui ont reproché une certaine raideur, un manque de lyrisme qui donnait au personnage un aspect plus rêche. J’ai trouvé que dans cette salle, la voix sonnait bien et s’affirmait remarquablement, et j’ai aimé ce ton moins uniforme que d’habitude, plus nerveux, plus tendu. Comme un personnage en crise d’identité qui passe de Sophie à Susanne (qu’elle chante d’ailleurs aussi). La mise en scène l’habille plus « femme » que « jeune fille » et c’est ce passage-là que je trouve réussi vocalement dans une sorte d’instabilité théâtrale bien rendue vocalement qui m’a bien plu.
Klaus Florian Vogt est un Walther déjà éprouvé ailleurs, à Bayreuth, et même à Genève, face à une lumineuse Eva qui avait nom Anja Harteros. Il possède chaque inflexion du rôle, chaque nuance, chaque respiration aérienne. Mais il n’a plus ce qu’il avait naguère, une jeunesse de timbre séraphique, certes toujours enchanteur et un peu étrange mais imperceptiblement plus mature, moins éthéré, moins « étonné » et donc moins « étonnant ». Je sais que certains lecteurs peuvent me trouver difficile, mais dans Meistersinger, on chante toujours sur le fil du rasoir : Vogt chantait merveilleusement ce rôle parce qu’il en épousait les évolutions, d’un chant d’élève frais et naïf au premier acte à un chant de Maître au troisième. Il chante ici en professionnel, merveilleux certes, mais dans les équilibres subtils de la partition, on y croit un peu moins.

Hans Sachs (Wolgang Koch) ©Bernd Uhlig
Hans Sachs (Wolgang Koch) ©Bernd Uhlig

Reste Wolfgang Koch.
J’avais cet été hautement apprécié le monologue de Wotan du deuxième acte de la Walkyrie, pour moi un des sommets musicaux et vocaux du Ring de Bayreuth, où Wolfgang Koch atteignait un degré de profondeur sidéral, grâce à un corps à corps avec le texte, dont il faisait un gouffre à l’incroyable profondeur. Muni de ce viatique, il aborde Hans Sachs qu’il va reprendre avec Kirill Petrenko à Munich dans la mise en scène de David Bösch en mai prochain. C’est d’emblée un Sachs de référence : il a d’abord ce qui fait Sachs, à savoir la science du Lied, qui construit un univers par le chant : il a le mot en bouche, modulé jusqu’aux inflexions les plus subtiles et les plus fines, il dit un texte avant de le chanter et en ce sens il répond mot pour mot aux exigences de Wagner dans cette œuvre. Il est ensuite le personnage, sur scène, un peu négligé, mais pas trop, très simple et jamais «envahissant » ni imposant ni cabot, un personnage d’une humanité profonde et perceptible par le jeu, les attitudes, voire le côté un peu « farouche ». Un Sachs qui faiblit à peine à la toute fin de l’œuvre (le rôle est écrasant) et qui nous gratifie d’un troisième acte anthologique, dans sa bibliothèque d’intellectuel où trônent toutes sortes de volumes (beaucoup de partitions mais pas que…) sur de hauts rayonnages et un tableau de la renaissance allemande représentant un groupe d’hommes, tout de noir vêtus, image sociale et référentielle à la fois. Un Sachs déjà de référence, et qui marque cette représentation de son empreinte : ni basse profonde, ni haute stature, un Sachs à l’allure commune, ni aristocrate à la Fischer Dieskau, ni popu à la Hawlata, mais un humain ordinaire parmi les humains, à la fois simple et définitif.
Voilà ce que furent ces Meistersinger von Berlin, magnifiquement adaptés à cette ville ouverte et disponible, extraordinairement plurielle, qui célébrait le 3 octobre le « Jour de l’Unité » et où on le célébrait en fête à la Staatsoper pour la Première de cette production, une production très politique et très ironique en même temps, mais jamais cynique, jamais amère, jamais autre que souriante et apaisée. Il sera d’autant plus stimulant de comparer ces Meistersinger berlinois aux Meistersinger munichois en mai prochain, qui vont réinstaller ce pilier du répertoire munichois où ils ont été créé.
Mais ce soir, nous étions tous des berlinois. [wpsr_facebook]

Festwiese, image finale  ©Bernd Uhlig
Festwiese, image finale ©Bernd Uhlig

THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE BERLIN 2015-2016: ÖDIPUS DER TYRANN de SOPHOCLE/HÖLDERLIN le 18 SEPTEMBRE 2015, mise en scène de Romeo CASTELLUCCI

Angela Winkler, Jule Böwe, Iris Becher Angela Winkler, ©Arno Declair
Angela Winkler, Jule Böwe, Iris Becher
Angela Winkler, ©Arno Declair

Il y a quelques semaines je lisais une déclaration de Daniel Barenboim disant que la culture allemande était grandiose et je pensais à la réunification des deux Allemagne, où s’il y avait une similitude, c’était bien sur la question du théâtre. Le territoire de l’Est, comme le territoire de l’Ouest étaient (et sont encore, même si beaucoup ont fermé à l’Est et quelques uns à l’ouest) parsemés de théâtres. Ils se comptent par dizaines, tous avec leurs saisons et presque tous avec leurs troupes. Bien sûr on lit régulièrement dans la presse des articles sur le coût de cette immense machine que chaque ville entretient et qui mange l’essentiel du budget culturel. Mais voilà, chaque allemand a accès au théâtre, près de chez lui, et chaque théâtre est un foyer : il y brûle une braise phénoménale, la braise des planches.
25 ans de réunification et de dépenses somptuaires et indispensables n’ont pas éteint cette braise-là. Dans d’autres pays, on aurait fermé la moitié des scènes pour financer les autoroutes : il n’y a qu’à regarder les budgets culturels de nos villes en France et les menaces qui pèsent sur certaines institutions. En Allemagne, le théâtre a tenu, la culture a tenu, sans Ministère de la Culture (il y en a un, mais assez peu représentatif) mais avec des centaines de petits ministères de la Culture dans les Länder et dans les villes.
Sans beaucoup d’argent et surtout sans politique, notre Ministère de la Culture pense à la divinité tutélaire Jack Lang en ne réussissant pas à changer de modèle, mais en appauvrissant soigneusement d’année en année le modèle Lang, jusqu’à en faire l’icône que chaque ministre se trimballe, sans bien savoir comment à un moment privilégié elle a pu être miraculeuse et en ne sachant pas par quoi la remplacer.
La secousse nationale, économique, politique et culturelle qu’a constitué en Allemagne la réunification n’a pas touché aux racines du système culturel allemand, qui est lié aux territoires et aux villes, et n’a pas touché (ou si peu) à ce qui en constitue sa racine la plus profonde, avec la musique et la philosophie, le théâtre. Apprendre l’Allemagne sans apprendre son théâtre, passer le Rhin sans aller au théâtre, apprendre l’allemand sans lire de textes de théâtre, penser aux gloires allemandes sans penser à ses metteurs en scène ou à ses théoriciens de la scène, c’est passer à côté d’une part de l’identité allemande. Alors oui, le système a ses ratés, alors oui, il y a des grands théâtres qui ont peine à remplir chaque soir la salle, alors oui, il y a en Allemagne comme ailleurs quelquefois un problème de public, mais l’exigence est restée : il y a une joie profonde et une nécessité du théâtre en Allemagne, totale, irréductible.
Et la Schaubühne est un de ces lieux joyeux.
Deux soirs berlinois, et deux soirs de secousse, dans deux salles de la Schaubühne, où l’on jouait en parallèle Sophocle et Shakespeare, Castellucci et Ostermeier, Angela Winkler et Lars Eidinger.
Comment ne pas être joyeux ?
Romeo Castellucci est aujourd’hui une très grande star du théâtre international, il est parti de sa Societas Raffaello Sanzio, sise à Cesena, en Romagne, entre Bologne et Rimini. Je l’ai découvert lorsque j’ai vu son étrange et fascinant Giulio Cesare, d’après Shakespeare, dans un des théâtres de Milan au tout début des années 2000.

C’est le deuxième spectacle réalisé à la Schaubühne, le deuxième aussi lié à Hölderlin, puisque le premier était en 2013 Hyperion, Briefe eines Terroristen (Hyperion, Lettres d’un terroriste). La traduction de Sophocle pour cet Œdipe Roi est celle d’Hölderlin, à cause  d’une langue qui ne peut nous parler directement, une langue aussi éloignée nous que ne l’est l’univers tragique. C’est la coupure du monde que Castellucci cherche à imposer, la vision d’un univers complètement autre, d’un univers qui par sa singularité, nous échappe, par sa logique nous éloigne, et qui pourtant pose la question fondamentale du destin humain.
C’est ainsi que la première demi-heure du spectacle est totalement silencieuse, se déroule dans une lumière brumeuse dont on distingue à peine les formes quelquefois, dans un silence d’où émergent des silhouettes et des ombres, des bruits de décors qui glissent, de pas rapides, de respirations haletantes ou de toux, rituel du repas, travaux dans le potager, assistance dans la maladie : on entrevoit des scènes, on entrevoit des formes, on entrevoit des carmélites (qui formeront le chœur), et on rentre dans le rituel du carmel comme on entre dans le rituel tragique.
On ressent physiquement l’encadrement par la règle, l’encadrement par l’espace, quelquefois réduit, forçant à des contorsions faisant ressembler les carmélites à des haut reliefs de temples ou d’églises, coincées dans une sorte de soupirail.

Angela Winkler ©Arno Declair
Angela Winkler ©Arno Declair

La scène fondatrice est le moment où après la mort d’une sœur, la supérieure (Angela Winkler) entre dans sa cellule et découvre sous le matelas un exemplaire de l’Œdipe Roi de Sophocle et le serre dans ses bras. On entre évidemment dans une problématique voisine de celle du Nom de la Rose, à savoir la question du théâtre et du religieux, dont Castellucci propose d’unir les destins, ou les manifestations, en faisant d’Œdipe Roi une cérémonie religieuse, un jeu du Carmel : en quelque sorte, il utilise la clôture religieuse pour faire émerger le tragique du monde, vu comme cérémonie théâtrale très esthétisante, vu comme espace tragique, vue comme expiation volontaire, mais aussi à travers une sorte de douceur extraordinaire, portée par la grande Angela Winkler. La vision de Thèbes qui apparaît est cette grande salle de Carmel, vaste et blanche, vaste espace où se joue la tragédie des tragédies avec un Œdipe statufié auprès duquel Créon est prosterné, comme dans des compositions picturales d’église . On pense à l’utilisation de la tragédie racinienne par les demoiselles de Saint Cyr. Le monde tragique par sa clôture évoque ces situations d’où l’on ne sort jamais mais où la clôture même crée la liberté du héros.
Car théâtre et religion ne sont jamais bien éloignés, et le théâtre, on le sait, est dans l’antiquité une manifestation religieuse collective, un des éléments constitutifs de la religion poliade.

Castellucci va jouer sur ces données de base en interrogeant la tragédie par excellence, Œdipe Roi de Sophocle.

Ursina Landi (Ödipus) ©Arno Declair
Ursina Landi (Ödipus) ©Arno Declair

Le personnage d’Œdipe est LE héros tragique, et Œdipe est LA tragédie.
Le langage tragique n’est jamais un langage ordinaire, ni chez les grecs, ni chez les classiques français, et ni chez Hölderlin dont Castellucci choisit volontairement la traduction de Sophocle pour son éloignement d’un langage qui serait quotidien. La vie en clôture n’est pas non plus une vie ordinaire, et l’exposé du quotidien initial, réglé, activités de la vie, rituels de la vie et de la mort, montre comment le quotidien devient ritualisé et extraordinaire dans son ordinaire même.

Bernardo Arias Porras ©Arno Declair
Bernardo Arias Porras ©Arno Declair
Iris Becher © Arno Declair
Iris Becher
© Arno Declair

Par cette mise en parallèle, Castellucci va mêler tragédie grecque et icônes chrétiennes, rituel du carmel et rituel tragique, faisant des carmélites le chœur antique, faisant de Tirésias (extraordinaire Bernardo Arias Porras, halluciné et fascinant) un alias de Saint Jean Baptiste portant son agneau, et faisant de Jocaste (Iris Becher, remarquable de dignité, à la diction impressionnante) un alias de la vierge, mère et femme.
À part Bernardo Arias Porras, toute la troupe est féminine, parce que Castellucci veut éclairer la part féminine des tragiques grecs : on sait qu’en Grèce, la tragédie était jouée par des hommes (tout comme dans les drames shakespearien d’ailleurs). Castellucci renverse la tradition antique et confie la pièce aux femmes : Œdipe est joué par Ursina Landi, dont la voix m’a un peu dérangé, et qui ne m’a pas trop convaincu, même si le de questionnement obsessionnel et les réponses des uns et des autres, qui prennent une pose et qui deviennent comme autant de statues parlantes conduisant peu à peu à la vérité, devient une mise en abîme fascinante, dans la mesure où dans la tragédie, la parole est mortelle. Quand Œdipe devient nonne, elle revêt l’habit de la pénitence, qui accompagne l’expiation du crime originel : une vision très chrétienne de la tragédie œdipienne, et d’une très grande évidence.

Romeo Castellucci ©Arno Declair
Romeo Castellucci ©Arno Declair

Impressionnante aussi la vision vidéo d’un Œdipe (Castellucci lui-même, martyr du metteur en scène qui cherche à s’aveugler) s’imbibant les yeux d’un liquide lacrimogène, et soigné par un ambulancier dans une scène à la fois évocatrice de la violence du présent et de l’antique mutilation et se nettoie pour retourner à la pureté.
Christianisme et antiquité ne sont que des efforts tragiques pour retourner à un Eden perdu. Comme l’écrit Baudelaire à propos du lyrisme : « tout poète lyrique opère fatalement un retour vers l’Eden perdu ».
Comme à son habitude, Castellucci procède par images, souvent violentes, hyperréalistes, ou complètement poétiques et évocatrices (les sœurs recroquevillées dans un soupirail par exemple) et laisse le spectateur voguer ensuite pour une interprétation libre de sa proposition.

L’Œdipe Roi de Sophocle devient ainsi une question collective, interrogeant les racines de notre espace culturel, antiques et chrétiennes, une sorte d’image de culpabilité première, d’une culpabilité qui vous tombe dessus brutalement et sans qu’on l’ait ni cherchée ni voulue. N’a-t-on d’ailleurs pas dit que le Christianisme était un « platonisme pour le peuple » ?

Angela Winkler ©Arno Declair
Angela Winkler ©Arno Declair

Pour soutenir ce travail, pour lequel Romeo Castellucci s’attaque pour la première fois à l’intégralité d’un texte théâtral, sans le transformer, mais en l’éclairant d’une vision surprenante et profondément juste, des acteurs d’une très grande tension et d’une grande tenue : on a parlé de Bernardo Arias Porras, Tirésias mâle, c’est à dire l’autre, celui qui est d’ailleurs, d’un extérieur mystérieux, porteur d’une parole prophétique (et de fait, il est figuré en Saint Jean-Baptiste, le prophète) j’ai beaucoup aimé le Créon très juste de Jule Böwe, et surtout l’extraordinaire mère supérieure d’Angela Winkler, grande prêtresse de la scène germanique, à la voix douce, rassurante mais ferme, la seule humaine, dans ce monde de tableaux vivants, de cette cérémonie tragique à la fois lointaine et proche, dont on sort violemment secoué.

Romeo Castellucci est à l’honneur, cet automne à Paris, puisque, hors sa mise en scène de Moses und Aron de Schönberg (à partir du 20 octobre) à l’Opéra-Bastille, le Festival d’automne dresse son portrait, avec L’Orestie (une comédie organique), assez proche par son ambiance du Giulio Cesare que j’avais vu à Milan en décembre à l’Odéon, le premier spectacle qui attira l’attention alors qu’il était encore à Prato, Le Metope del Partenone à la Grande Halle de la Villette du 23 au 29 novembre, une vision cruelle et contemporaine de la frise du Parthénon, et cet Ödipus der Tyrann qui sera au Théâtre de la ville du 20 au 24 novembre. Courez-y, évidemment.  [wpsr_facebook]

Angela Winkler, Ursina Lardi, Jule Böwe, Iris Becher ©Arno Declair
Angela Winkler, Ursina Lardi, Jule Böwe, Iris Becher
©Arno Declair

KOMISCHE OPER BERLIN 2015-2016: BALL IM SAVOY de Paul ABRAHAM le 20 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Adam BENZWI; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Dagmar Manzel et l'ensemble de la troupe (scène finale) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Dagmar Manzel et l’ensemble de la troupe (scène finale) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Un théâtre où l’on peut voir avec le même plaisir Die Soldaten de Zimmermann, L’Orfeo de Monteverdi et Ball im Savoy de Paul Abraham est-il un théâtre comme les autres ? Evidemment pas : la Komische Oper de Berlin n’est pas un théâtre comme les autres. Quand on pense qu’on a envisagé de le fermer, alors qu’il est sans doute le théâtre d’opéra le plus authentiquement populaire au monde. Y-en-a-t-il d’autre ? la Volksoper de Vienne sans doute, mais on est loin du niveau affiché à Berlin, l’ENO de Londres, peut-être, s’en rapprocherait, mais l’ENO n’a pas un spectre de répertoire aussi large, et tout de même moins populaire. J’aime être à la Komische Oper, et je crois ne pas être le seul, parce que c’est un théâtre profondément enraciné dans l’histoire du spectacle et aussi l’histoire de Berlin, une histoire du Berlin d’avant-guerre qu’on n’interpelle pas forcément
La Komische Oper était avant la deuxième guerre mondiale le très fameux Metropol Theater : fameux pour les revues berlinoises puis fameux pour les opérettes après 1918. Il renaquit de ses cendres (le bâtiment fut presque entièrement détruit, mais la salle miraculeusement préservée) sous le nom de Komische Oper en 1947, sous la direction de Walter Felsenstein et fut un lieu de référence de la Berlin Est du temps de la DDR. Le public de l’Est lui est apparemment resté fidèle. Elle est dirigée par le metteur en scène australien Barrie Kosky qui a succédé à Andreas Homoki. Son directeur musical est Henrik Nánási. Ce qui a longtemps caractérisé ce théâtre, c’était la présentation de toutes les œuvres en langue allemande. Barrie Kosky a renoncé à ce caractère, mais un système de surtitrage (dans le dossier de chaque siège) en allemand, anglais, français, turc, permet de suivre l’action. Pas de répertoire particulier, puisqu’il va de l’opéra (les grands standards, mais aussi l’opéra baroque, favorisé par une salle aux dimensions moyennes au Musical et à l’Opérette.
Il faut oser l’opérette. Je sais qu’en France elle ne jouit pas d’une grande popularité, sauf chez les publics du dimanche après midi. Il est vrai aussi qu’on s’est ingénié à la tuer. Il y avait dans ma jeunesse deux théâtres à Paris pour l’opérette, Mogador et le Châtelet. Tout jeune, mon oncle m’emmenait au Châtelet, temple des super productions populaires, où je découvris l’Aiglon de Rostand, et surtout L’Auberge du Cheval Blanc, de Benatzki qui me donna le goût de la musique classique et quelques années après, j’entrais en Wagner. On peut dire que mon parcours initial et initiatique, complètement solitaire, passa de Benatzki (à 8 ans) à Wagner (12 ans) via Johann Strauss (10 ans). Et le goût de l’opérette ne m’a jamais quitté. J’en vois de mes amis qui doivent frémir en me lisant.
Aujourd’hui, on joue l’opérette plus en province qu’à Paris, je ne sais dans quelles conditions, mais ce dont je suis sûr c’est qu’il y a un public, et qu’on considère tellement ce genre comme un sous-genre (sauf Offenbach) dans certaines officines de la rue de Valois (ou ailleurs) que je me demande quand on reverra à Paris une production digne de l’Auberge du Cheval Blanc puisqu’on a découvert la partition originale il y a peu de temps et que celle-ci révèle d’incroyables surprises.
À part le musical américain des années 50 ou 60, dont le Châtelet s’est fait aujourd’hui le chantre, c’est l’opérette viennoise et Offenbach qui ont raflé la mise : d’un côté pour Offenbach les réalisations scéniques et discographiques de Laurent Pelly et  Marc Minkowski, vigoureuses , musicalement référentielles, et de l’autre La Chauve Souris a eu les honneurs de l’Opéra Comique, la Veuve Joyeuse ceux du Palais Garnier : on n’a pas encore osé Le Pays du Sourire, et c’est dommage car dans l’enregistrement historique de l’œuvre , le couple Gedda-Schwarzkopf n’était pas si mal et l’on pourrait en faire une production de Noël avec des stars d’aujourd’hui. Mais dans ce type de production c’est plutôt l’Opéra qui s’encanaille(et avec le public d’opéra), cela ne fait pas partie des gènes. Il n’y pas de théâtre comparable à la Komische Oper de Berlin, hélas.
On a beaucoup ironisé dans les milieux autorisés (ou prétendus tels) sur le disque d’airs légers de Jonas Kaufmann (« Du bist die Welt für mich ») , mais c’est en pays germanique un vrai répertoire, très aimé, auquel se confrontent la plupart des chanteurs d’opéra.
L’opérette à la Komische Oper est l’autre continent, je dirais l’autre versant d’un répertoire qui raconte souvent les mêmes histoires qu’à l’opéra, souvent d’une grande qualité musicale, mais sur d’autres canons, avec une autre couleur, et aussi avec l’humour, l’ironie, la tendresse et même quelquefois la mélancolie  qui convient à ce genre, plus léger mais tout aussi sérieux…
C’est à la Komische Oper un continent pris en compte avec sérieux, dans des productions vraiment soignées: Im weiss’n Rössl (l’auberge du Cheval Blanc) en version presque originale avec trois orchestres (ce blog en a rendu compte) dans une mise en scène de Sebastian Baumgarten (Tannhäuser à Bayreuth…moins réussi que ce qu’il a fait sur le chef d’œuvre de Benatzki) et depuis l’an dernier, Ball im Savoy, de Paul Abraham, confiée au patron-maison, Barrie Kosky. Et on en sort non seulement heureux, mais ému. N’oublions pas que L’auberge du Cheval Blanc qui se passe en Autriche, à Saint Wolfgang, est une opérette berlinoise, tout comme Ball im Savoy.

L’opérette berlinoise est l’autre horizon de l’opérette germanique, stoppée net par l’arrivée du nazisme. La Berlin vivace, ouverte, délicieusement amorale des années vingt se reflète dans ces œuvres : l’hymne de Berlin, c’est Berliner Luft, extrait de l’opérette de Paul Lincke …que j’ai entendu un soir de réveillon à la Philharmonie dirigé par…Claudio Abbado qui abandonna le podium pour laisser les Berliner Philharmoniker le jouer seul en pilote automatique et la salle reprendre en chœur. L’opérette berlinoise a pris la place des revues mythiques du Metropol Theater que tout visiteur de Berlin devait avoir vues, une opérette tout sauf moralisante, acérée, ouverte à la musique, aux musiques du jour, une opérette aux couleurs de ce que Berlin fut depuis le début du XXème siècle.
Paul Abraham a laissé des opérettes célébrissimes : Viktoria und Ihr Husar, et Ball im Savoy. Cette dernière, créée en 1932, quelques mois avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, fut un immense succès, immense est un mot insuffisant pour qualifier le triomphe, dernier triomphe d’une musique marquée par l’air berlinois qui se confondait souvent avec l’air juif : les artistes comme Paul Abraham l’ont payé cher. L’œuvre a eu un destin, à Londres, elle a failli être reprise à New York, mais les reprises européennes après la guerre n’ont pas rendu justice à l’original. Il a fallu la reprise in situ sous l’impulsion de Barrie Kosky pour revenir à la musique originale, qui est vraiment extraordinaire d’invention et de rythme. C’est une musique qui fait creuset entre la tradition et la modernité, qui est à l’époque le jazz et la musique noire. Vous imaginez les nazis face à une musique cosmopolite puisant dans l’inspiration culturelle juive, (mais aussi hongroise et viennoise) et la toute neuve et fantastiquement vitale musique noire ? 1932 fut le chant du cygne de cette extraordinaire inventivité, et remarquons au passage qu’en 1932, Schönberg venait de terminer les deux premiers actes de Moses und Aron, l’autre rive musicale, à l’opposé, et tout aussi marquée par le judaïsme.
Barrie Kosky a voulu rendre hommage à cette musique judéo-berlinoise, typique d’une culture qui a irrigué la république de Weimar, une culture à la vitalité prodigieuse, une culture complètement ouverte qui faisait de Berlin une ville artistiquement disponible à tout. Et il l’a fait à sa manière. Kosky n’est pas un idéologue ; il ne faut pas chercher chez lui le Regietheater idéologique qui nous aurait sans doute projetés dans un Berlin pré nazi ou transposé l’œuvre dans une situation évidemment sérieuse et lourde… Il veut au contraire seulement faire « refonctionner » l’œuvre, lui donner de nouveau sa chance, et faire qu’on s’y amuse, aujourd’hui comme hier, et qu’ainsi Berlin retrouve son Berliner Luft. Le propos est assez sérieux : il s’agit de redonner à ce théâtre sa fonction et sa couleur, il s’agit de célébrer une identité berlinoise faite de plaisir de vivre et de liberté ; le vecteur choisi n’est pas du tout sérieux, et c’est revendiqué: Ball im Savoy a une trame hallucinante de légèreté et de banalité, qui fonctionne à merveille sur un public tout acquis à la cause. J’en recopie l’argument :

À leur retour d’un voyage de noces d’un an qui les a conduits partout autour du globe, Madeleine et Aristide de Faublas rentrent heureux et amoureux à Nice où ils sont accueillis par leurs amis et leurs domestiques Bébé et Archibald. Mais quelques heures après leur retour à peine, Aristide est rattrapé par son passé de noceur et séducteur. Un télégramme vient l’informer de la présence à Nice d’une ancienne conquête, la danseuse Tangolita, qui lui annonce sa présence le soir même au bal annuel du Savoy. Avec l’aide de son ami, l’attaché à l’Ambassade de Turquie Mustafa Bey, grand connaisseur de la gent féminine, six fois marié et divorcé, Aristide invente un prétexte pour se rendre le soir même au bal du Savoy, laissant sa femme à la maison. Madeleine, flairant la manœuvre, décide de se rendre elle aussi masquée, au bal , assurée de la complicité de son amie Daisy Darlington, une jeune musicienne et célèbre compositeur de jazz sous le pseudonyme masculin de « José Pasodoble » qui a décidé de révéler publiquement sa véritable identité au bal.

Je vous laisse imaginer tout ce qui va se passer pendant ce bal, où Aristide va comprendre que Tangolita ne le tente plus et qu’il est définitivement amoureux de Madeleine. Tout est bien qui finit bien. Je vous laisse penser aussi que derrière la ville de Nice se cache Berlin, la ville folle des années 20, et tous ses possibles.
Dans la trame (de 1932), on trouve un attaché à l’ambassade de Turquie six fois divorcé qui entretient avec ses ex-femmes une relation très détendue, et qui chante avec le sourire en citant… Mahomet… on trouve quelques aventures transgenres pas toujours très nettes, on trouve un Bal du Savoy plutôt déluré, c’est à dire une société au total moins sourcilleuse qu’aujourd’hui sur la bien-pensance. On se demande d’un côté s’il serait possible aujourd’hui d’imaginer un personnage comme Mustafa Bey, vu les circonstances, et de l’autre on reste étonné qu’en 1932, une femme imagine se faire passer pour un homme pour pouvoir montrer ses capacités de compositrice. Le livret (de Alfred Grünwald et Fritz Löhner-Beda) d’ailleurs est truffé de réflexions sur la condition féminine et sur la libération de la femme. L’œuvre n’est pas sérieuse, mais elle pose des personnages particulièrement avancés, et des situations très ouvertes sur des sujets qui aujourd’hui, sont très sérieux, voire subversifs.

Katherine Mehrling (José Pasodoble) et le Lindenquartett © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Katherine Mehrling (José Pasodoble) et le Lindenquartett © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Barrie Kosky voit notamment dans le personnage de Mustafa Bey, globetrotter polyglotte, riche, à l’imagination fertile pour les bons tours de la vie de patachon, une autre image se superposer, qu’il voit dans d’autres opérettes et d’autres œuvres ou films musicaux, notamment américains, celle du voyageur, cosmopolite, plein d‘idées, sympathique et léger, qu’il appelle familièrement « Ersatzjude ». Kosky s’appuie sur deux éléments, d’une part la musique, qu’il dit rappeler les musique juives de Bar-Mitsvah familiales, et non l’orientalisme turc, et d’autre part la figure du sémite, du levantin, qu’il soit juif ou arabe, qui s’adapte à tout et qui a toutes les bonnes idées qui font avancer l’action. Et il déclare avoir décidé de lui laisser tout son texte qui ne sonne pas aujourd’hui, vraiment pas du tout politiquement correct…
De l’autre côté, il y a Daisy Darlington, la femme moderne, qui fait avancer la cause des femmes, qui est compositrice de jazz et championne du monde de claquettes. Dans la production elle est championne de yodel parce que Catherine Mehrling qui l’interprète est imbattable en yodel..Cette figure de femme moderne, qui accueille le jazz, qui accueille le sexe (avec Mustafa avec lequel elle fait couple très libéré) c’est une figure typiquement berlinoise : d’ailleurs, le jazz n’a pas pris à Vienne comme il a pris à Berlin.
Voilà le genre d’analyse et de travail effectué par Barrie Kosky, on est loin de Francis Lopez, on est surtout loin de l’opérette qui endort le jugement sous des tonnes de bons sentiments, on est au cœur de questions qui nous agitent
Et sa mise en scène est évidemment échevelée,  comme toujours, avec sa foule de personnages plus déjantés les uns que les autres, qu’il aime insérer (un peu comme dans Die Schweigsame Frau à Munich) : le décor (de Klaus Grünberg, qui a signé les lumières) est assez léger, plus évocatoire que figuratif : ce qui l’intéresse ce sont les personnages, c’est l’ambiance, ce sont les costumes (splendides, de Esther Bialas), paillettes, couleurs, brillants, ce sont les individus, tous très caractérisés, des personnages colorés, des danseuses, des danseurs, des hommes-femmes, des femmes hommes, , il y a des danseurs du genre Chippendales, il y a des putes, des travestis, des bourgeois, des princesses, tous venus de partout, complètement cosmopolites et complètement livrés à la joie de l’immédiat et tous s’amusent comme des fous dans une fête délurée, dans un entrain communicatif. Il n’y a rien là de pervers, rien de malsain, il y a l’envie naturelle de s’amuser, dans une farandole qui malheureusement sera la dernière.
Ce qui l’intéresse aussi ce sont les situations, qui sont très proches de la folie et des quiproquos de Feydeau, notamment quand Aristide et Tangolita se retrouvent seuls dans un cabinet pendant que derrière le mur mitoyen Madeleine s’est retrouvée avec le jeune Célestin Formant, un avocat ramassé par hasard pour faire pendant à son mari volage. On est au bord du divorce, on appelle l’avocat, mais c’est justement son représentant, le jeune Célestin qui arrive et se trouve dans une délicate situation…on baigne dans Feydeau, jusqu’à ce que la vérité éclate : il ne s’est rien passé, ni entre Madeleine et Célestin, ni entre Aristide et Tangolita….
Deux parties très différentes : la première est un peu folle, vive, tourbillonnante, légère, mais aussi plus linéaire, la seconde est plus théâtrale ou plus vaudevillesque, plus déjantée (l’arrivée de José Pasodoble/Daisy Darlington sur son escalier monumental est désopilante) peut-être aussi plus acérée.

José Pasodoble (Katherine Mehrling) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Daisy Darlington/José Pasodoble (Katherine Mehrling) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Et Kosky aime montrer et provoquer les émotions. C’est ainsi que le public est emporté par le tourbillon, on a les airs en tête, on a tous le sourire, c’est un triomphe pour les chanteurs, quand Dagmar Manzel, incontestable et incontestée vedette de la soirée, fait taire les applaudissements et rappelle que Paul Abraham l’auteur et chef d’orchestre, qui fit triompher l’œuvre dans ce théâtre même, dut quelques mois après s’exiler, et devint fou. Un moment suspendu de silence dans la salle, quand l’ensemble de la troupe reprend en chœur en guise d’au revoir « Good night », l’un des airs les plus connus de Paul Abraham, extrait de Viktoria und Ihr Husar. Et là l’émotion étreint, jusqu’aux larmes. Barrie Kosky a bien réussi son coup.
*Ecoutez et regardez sur You tube

Mustafa Bey (Helmut Baumann) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Mustafa Bey (Helmut Baumann) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Toute la troupe est extraordinaire de vivacité, délirante, avec une incroyable vélocité dans les dialogues au rythme étourdissant. Bien sûr le Mustafa Bey de Helmut Baumann, avec sa rondeur, sa vivacité, l’incroyable rythme et le sourire permanent, la Daisy Darlington de Katherine Mehrling, belle voix, énergie, agilité scénique, je suis un tantinet moins convaincu de Agnes Zwierko en Tangolita, une sud américaine aux parfums vraiment slaves (ah! le cosmopolitisme…) qui devrait plutôt s’appeler Tangolitova, le couple Bébé (Christiane Oertel) et Archibald (Peter Renz) offrent un duo d’amour qui est l’un des clous de la soirée : émotion, délicatesse, sourire, tendresse. Une petite déception pour l’Aristide de Christoph Späth, scéniquement impeccable, vocalement un peu en retrait par rapport à ce qu’on attendrait, il est vrai qu’il pâlit aux côtés du rayonnement de Dagmar Manzel.

Dagmar Manzel (Madeleine) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Dagmar Manzel (Madeleine) © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

Car il y a Dagmar Manzel, cette Dame étonnante qui est aussi bien comédienne que chanteuse, l’une des grandes vedettes de la scène allemande, née à Berlin Est, qui chante l’opérette, ou le musical à la Komische Oper, et qui joue en même temps au Deutsches Theater de Berlin Gift de Lot Vekemans (pour lequel elle a eu le Prix du Theâtre allemand « Der Faust ») et même dans Tatort à la TV, la série policière la plus fameuse actuellement. Elle chante, avec un sens de la couleur, un rythme, une sensibilité et un humour incroyable, elle est agile, elle est d’une incroyable jeunesse, et elle sait aussi jouer sur une palette d’émotions larges, elle joue un personnage d’opérette, mais elle reste sensible, elle exprime une grande variété de sentiments et elle dit le texte parlé avec un sens du rythme hallucinant. Quel émerveillement! Quel bouillonnement!
Enfin, chœur et orchestre de la Komische Oper garantissent le très haut niveau musical de la soirée, dirigés par Adam Benzwi, qui fait exploser la musique dès le départ (avec les Savoy Boys : le Lindenquartett Berlin) grâce à un orchestre ductile, aussi bien jazzy que plus classique, doué d’une énergie et d’une fraîcheur enviables. Il en ressort l’idée d’une troupe, solide, incroyablement professionnelle, soudée autour de Barrie Kosky qui semble lui avoir  donné depuis qu’il dirige ce théâtre une inépuisable énergie créatrice.
Guettez les représentations de Ball im Savoy lorsque vous allez à Berlin, vous ne le regretterez pas, et surtout, vous découvrirez peut-être que l’opérette peut n’être pas ringarde, mais vive, mais intelligente, et aussi d’une profonde humanité. En ces temps de barbarie ordinaire, il peut-être important de la célébrer et surtout de la vivre.
*Regarder le trailer de la Komische Oper sur You Tube
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Final du premier acte © Iko Freese/ Drama-Berlin.de
Final du premier acte © Iko Freese/ Drama-Berlin.de

SUR L’ÉLECTION DE KIRILL PETRENKO AU PHILHARMONIQUE DE BERLIN

Kirill Petrenko © Wilfried Hösl
Kirill Petrenko © Wilfried Hösl

On attendait une décision dans plusieurs mois et elle est arrivée un mois et 10 jours après ce fatidique 11 mai, tant commenté par les médias et tant raillé par les réseaux sociaux. Qui a regardé la conférence de presse (sur YouTube) a pu constater la satisfaction visible des musiciens qui intervenaient. Satisfaction qui m’a été confirmée par les mails échangés avec quelques-uns des membres de l’orchestre.
Les lecteurs de ce blog savent comme je suis Kirill Petrenko dans la plupart des productions qu’il dirige à Munich, mais les spectateurs de l’Opéra de Lyon (merci Serge Dorny) , où il a dirigé régulièrement de 2006 à 2011, le connaissent bien aussi et savent la qualité de ses Tchaïkovski (un Mazeppa superlatif notamment!) et se souviennent de son Tristan und Isolde qui a suscité un intérêt plus vif de la presse, vu qu’il était le chef désigné (et choisi par Eva Wagner-Pasquier) pour le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth. Kirill Petrenko est évidemment un chef de tout premier plan, indépendamment des inévitables discussions d’entracte sur telle ou telle interprétation. Sa récente Lulu à Munich a divisé les commentateurs, notamment étrangers, malgré une appréciation positive de presque toute la presse germanique parce qu’il a pris à revers une œuvre qui commence (depuis assez peu de temps) à avoir une tradition (une doxa serait plus juste) interprétative.
Il reste que bien des commentaires lus dans la presse ou dans les réseaux sociaux français montrent qu’on considère son élection à Berlin comme celle « d’un second couteau », comme l’écrit un twitteur sans doute peu au fait de la manière dont il est considéré outre-rhin dans le monde musical, ou d’un choix « par défaut » puisque ceux qui étaient considérés comme les probables heureux élus éventuels ont été écartés.
Au conclave, on rentre Pape et on en ressort cardinal, c’est bien connu.
Connu à Lyon où il  a dirigé 4 opéras, Petrenko l’est moins à Paris…mais gageons que désormais les Sybilles et les Pythonisses du monde musical français vont édicter leurs jugements éclairés lors des prochaines apparitions du chef sur les rives de la Seine.
Certains vont jusqu’à mettre en doute le jugement des musiciens du Philharmonique de Berlin, car les musiciens d’un orchestre (et de cet orchestre !) ne seraient pas les mieux placés pour juger du discours interprétatif d’un chef. Les Berliner Philharmoniker les attendent impatiemment, ces doctes commentateurs, pour entendre en quoi ils ont fait l’erreur de leur vie.
Il y a partout des cafés du commerce, auprès des stades et auprès des salles de concert. Et partout des programmateurs en herbe (folle). Ah, si on les écoutait.
Une chose est sûre, c’est que jamais Kirill Petrenko n’a fait partie des outsiders , qu’on en parlait en Allemagne pour Berlin  depuis longtemps, et bien avant mai 2015. On sait qu’il est considéré comme l’étoile montante de la direction d’orchestre, travailleur acharné, adoré des orchestres qu’il dirige, des équipes qu’il anime, d’une folle exigence et d’un fol pointillisme, mais en même temps d’une grande gentillesse. Lors d’une conversation avec l’intendant de Munich Nikolaus Bachler, celui-ci me disait ne jamais avoir vu un orchestre prolonger une répétition pendant plus de 30 minutes par rapport à l’horaire prévu simplement « parce que c’est intéressant ». Kirill Petrenko n’a pas de relation avec les médias, qu’il évite, il est d’une discrétion vite devenue légendaire, en ce sens, il est à l’opposé du grand communicant Simon Rattle mais a imposé le respect partout où il est passé.
Il faisait partie des noms cités avec insistance, mais tout le monde focalisait sur Christian Thielemann, le candidat de « l’identité allemande », grand musicien, mais personnalité contestée (d’aucuns disent contestable) ou sur son alternative Andris Nelsons.
L’annulation de son concert avec les Berliner début décembre (Mahler VI, qu’il avait dirigée de manière époustouflante à Munich début octobre – voir ce blog) a été interprétée  comme une fin de non-recevoir et un refus de rentrer dans le « toto-direttore », dans la ronde des possibles élus.
Eliminé, par sa propre volonté, de la course à ce poste, restaient deux possibilités :

  • ou bien élire Thielemann ou Nelsons,
  • ou se replier sur une solution d’attente, un maître plus vénérable, Jansons, un des favoris de l’orchestre, mais qui a signé opportunément sa prolongation à Munich juste avant le 11 mai, Barenboïm, dont le nom circule toujours au moment de l’élection et ce depuis 1989, voire Chailly.

On a même prononcé les noms de Yannick Nézet-Séguin ou de Gustavo Dudamel, improbables, ou même de Esa Pekka Salonen, qui n’a pas mis les pieds à Berlin depuis des lustres.
A la veille du concert de Berlin en décembre 2014, Kirill Petrenko était si attendu que les concerts étaient complets et qu’on pensait que si c’était un triomphe, c’était plié pour l’élection. Pour un outsider, on repassera!
Le choix offert au 11 mai fut donc peut-être, contrairement à ce qu’on écrit ici et là, un choix « par défaut », et cela expliquerait l’échec du vote. Il y avait sans doute de forts partisans de Thielemann, mais aussi de fortes oppositions. Et donc raisonnablement l’orchestre a préféré reporter le choix, qui doit être aussi unitaire que possible, pour préserver l’homogénéité de l’orchestre, malgré les inévitables variétés des opinions à l’intérieur d’un groupe de 124 personnes.
Un revirement si subit (un peu plus d’un mois) et une élection de Kirill Petrenko à forte majorité des musiciens montrent que le chemin s’est ouvert plus rapidement qu’attendu. D’abord, remarquons et c’est tout à leur honneur, que les musiciens ont compris que la communication autour de l’élection leur avait été dommageable en mai : les réseaux sociaux suspendus à la fumée blanche, les fausses nouvelles qui fuitent, puis le soufflé qui retombe, tout cela n’est pas bon pour l’image et la sérénité « artistique » des débats. Ils ont donc procédé dans le plus grand secret, ce qui préservait d’un éventuel échec.
Mais les choses étaient suffisamment avancées pour que le célèbre critique du journal Die Welt, Manuel Brug, publiât ce week-end dans son blog un article annonçant la réunion de l’orchestre et les questions en suspens, encore aujourd’hui d ‘ailleurs, concernant la compatibilité du contrat munichois de Petrenko (qui se termine en 2020) et le début de son contrat berlinois (septembre 2018).( http://klassiker.welt.de/2015/06/21/wird-kirill-petrenko-neuer-chef-der-berliner-philharmoniker-ab-2020/)

Qu’est ce qui a pu décider les musiciens à revenir sur un nom qui paraissait perdu pour la cause, et qu’est ce qui a pu décider Petrenko ? D’abord, il apparaissait que Petrenko n’était pas si fermé à la perspective. Ensuite, Andris Nelsons se refusait à laisser Boston. Or, si un directeur artistique et musical des Berliner peut rester directeur musical d’un opéra (Karajan fut à la fois viennois salzbourgeois et berlinois), il ne peut cumuler deux orchestres. Quant à Thielemann, je pense que les derniers événements de Bayreuth (le Hausverbot d’Eva Wagner-Pasquier et le remplacement dans le dos de Petrenko de Lance Ryan), les commentaires peu amènes de la presse et les communiqués d’une rare netteté de Kirill Petrenko lui-même, lui qui ne parle jamais, n’ont pas favorisé les conditions éventuelles d’un retour serein de Thielemann dans les candidats au poste de Berlin. Si donc les conditions ont été réunies en si peu de temps, c’est que le ciel s’est subitement éclairci mais aussi et surtout que le nom de Petrenko flottait depuis longtemps dans les têtes des musiciens pour s’imposer rapidement.
Dernière remarque enfin, on dit toujours que Berlin se déciderait en fonction de critères musicaux certes, mais aussi commerciaux : ils viennent de choisir un chef à la discographie limitée et au répertoire soi-disant limité (même si Petrenko a été formé en Autriche, gage de grand classicisme). Qui plus est, il n’a dirigé que trois programmes à Berlin. Ou bien ils sont inconscients (ce que disent les gens des cafés du commerce) ou bien ils ont au contraire une raison impérieuse et pour eux évidente. Gageons que ce soit cette deuxième raison qui ait emporté la décision, née de répétitions mémorables aux dires de tous, et de concerts (qu’on peut entendre par extraits sur YouTube) surprenants, voire clivants, ce qui est le gage à tout le moins d’une forte personnalité musicale. C’est bien donc une décision exclusivement artistique qu’ils ont prise, au mépris des conseils de tous genres, au mépris des bruits qui circulaient, et c’est tout à leur honneur là encore.
La dernière fois qu’ils se sont arrêtés sur un nom inattendu qui n’était pas dans la rose des favoris officiels, c’était en 1989 et l’élu s’appelait Claudio Abbado. [wpsr_facebook]

PHILHARMONIE BERLIN 2014-2015: CONCERT DES BERLINER PHILHARMONIKER dirigé par ANDRIS NELSONS le 25 AVRIL 2015 (HK GRUBER, concerto pour trompette, MAHLER, Symphonie n°5) Soliste Håkan HARDENBERGER

Berliner Philharmoniker © Monika Rittershaus
Berliner Philharmoniker © Monika Rittershaus

Demain 11 mai, nous saurons.
Le 11 mai en effet les Berliner Philharmoniker réunis pour le conclave d’où doit sortir un nouveau directeur musical, successeur au trône de Nikisch, Furtwängler, Karajan, Abbado, Rattle feront savoir leur choix. Chaque musicien est électeur, sauf ceux qui effectuent leur « Probejahr » (année de probation) dont le premier violon Noah Bendix-Balgley.
Le concert d’Andris Nelsons était d’autant plus attendu qu’il fait partie de la rose des candidats sérieux.
Les bruits courent dans Berlin, dans la presse sérieuse, chez les fans de l’orchestre on ne parle plus que de cela. La question se résumerait presque à « Thielemann ou non ? ». Christian Thielemann, berlinois, dépositaire désigné de la grande tradition allemande, est ouvertement candidat. Mais tout aussi ouvertement, chacun se positionne pour ou contre, tant l’homme fait discuter, avec ses opinions politiques tranchées (à droite toute) et l’autoritarisme qu’on lui prête. TST : « tout sauf Thielemann », semblent dire d’autres, mais le choix est difficile, car les candidats possibles ne sont pas si nombreux et Thielemann est un grand musicien. Dans la génération de Thielemann, disons les 50-60, la plupart des possibles – ils sont peu nombreux, sont déjà pourvus, ou n’ont aucune chance. Alors on va chercher ou plus jeune (et justement Nelsons), ou plus vieux (on a parlé d’Haitink, de Jansons, de Barenboim, voire de Chailly, qui est le plus jeune des plus vieux). En fait la presse a déjà fait sienne l’opinion selon laquelle les jeunes de la génération actuelle, de bons voire grands chefs (30-45), très nombreux pour le coup, sont encore trop jeunes pour accéder au trône d’Herbert. Alors on bruisse d’une solution de transition, un Daniel Barenboim plusieurs fois candidat malheureux mais berlinois depuis 20 ans à la tête de la Staastkapelle Berlin, et de la Staatsoper de Berlin, un Mariss Jansons, qui avait refusé la charge pour raisons de santé à la démission d’Abbado, et qui cette fois-ci avait déclaré clairement « qu’on n’avait qu’à attendre le 11 mai », mais qui vient à peine de prolonger son contrat avec l’orchestre de la Radio Bavaroise jusqu’à 2021. Bernard Haitink, d’une très grande énergie, semble malgré tout exclu, il a 86 ans. Riccardo Chailly, 62 ans, à la tête d’un des grands orchestres de tradition, le Gewandhaus de Leipzig, pourrait avoir des chances d’outsider et il a fait des concerts remarqués ces derniers temps. Bref, le totodirettore comme diraient les italiens bat son plein.
Mais déjà les spectateurs du concert du 25 avril avaient arrêté leur opinion. Autour de moi j’entendais beaucoup de spectateurs parler de Nelsons comme Nachfolger (successeur) désigné. Mais au conclave, on entre pape et on ressort cardinal.

Il reste que la série de trois concerts qui s’est close le 25 avril (au programme, HK Gruber, concerto pour trompette, avec Håkan Hardenberger qui en est le créateur, et la Symphonie n°5 de Mahler) a été un des grands succès, un des grands triomphes de la saison.
Le concerto pour trompette est une pièce très contrastée, qui commence piano voire pianissimo, en un long son monotone (influence du minimalisme ?) et qui se termine jazzy rappelant de belles pages de Bernstein. Incroyable la prestation de Hardenberger avec ses trois instruments nécessaires pour le concert, une trompette normale, une trompette baroque et une trompette « corne de vache » (Kuhhorn), petit instrument au son naturel qui surprend. L’artiste est capable de tout, et l’on a rarement entendu tant de facilité, et tant de justesse en même temps, mais aussi tant d’engagement (il est vrai qu’il est le créateur de l’œuvre) . H(pour Heinz) K (pour Karl) Gruber est un compositeur viennois qu’on qualifie de post romantique, néoclassique ou néoviennois, voire néotonal. Dans ce concert, l’instrumentiste doit produire des sons très contrastés, très différents, pas toujours très propres ni nets, mais en même temps l’orchestre sonne tantôt comme dans certaines pièces de Steve Reich (la première partie, largo) et tantôt comme pour West Side Story ou Wonderful Town, une pièce pour Sir Simon Rattle; c’est le grand écart, qu’Andris Nelsons ne peut que diriger en connaisseur : il a été un trompette solo de talent. Il en résulte un moment un peu fou, où l’incroyable virtuosité demandée au soliste fait face à la tout aussi incroyable ductilité demandée à l‘orchestre qui doit tour à tour dessiner des ambiances radicalement différentes, qui fait dire à certains auditeurs que tout cela est un peu déjanté, mais finalement pas si désagréable à suivre. En tous cas, les Philharmoniker jouent le jeu en s’amusant presque, en tous cas, la joie de jouer est visible.
Il y a partout dans le monde des spectateurs si curieux qu’ils évitent le hors d’œuvre constitué par la pièce contemporaine et n’arrivent que pour le plat de résistance, ici la Symphonie n°5 de Mahler. La salle est donc encore plus remplie en cette deuxième partie.
Il est vrai que la 5ème de Mahler est un des grands must du répertoire, et qu’Andris Nelsons a bâti sa réputation entre autres sur des interprétations mahlériennes de grande envergure. Son Mahler est d’une très grande clarté, très brillant aussi dans une œuvre qui n’est pas dépourvue d’un certain clinquant, c’est clair dès le début du 1er mouvement, une Trauermarsch certes pathétique, tendue, et solennelle, où il y a une sorte d’écho profond entre les violoncelles (qui rappellent Brahms) et les cuivres. Dans une symphonie qui oscille entre l’épreuve de la mort que Mahler vient d’effleurer et la victoire finale de la vie, au dernier mouvement, Nelsons donne une très grande homogénéité de ton, grave mais jamais vraiment funèbre, il y a tension mais toujours espoir, les moments les plus ouverts et les plus clairs respirent de manière incroyable. Il faut saluer ici la magnifique prestation des cuivres et notamment des trompettes, au son littéralement fabuleux, les dernières mesures du 1er mouvement sont proprement phénoménales. Le second mouvement, plus dynamique, plus dramatique,  propose des moments à la fois brillants et paradoxalement tendus : Nelsons a su préserver les aspects contradictoires de l’âme mahlérienne, à la fois lumineuse et sombre: les dernières mesures avec les bois dialoguant avec le reste de l’orchestre et le son s’effaçant progressivement sont créatrices d’une très grande émotion que l’on perçoit en salle, tant l’attention est proprement suspendue.
On attendait aussi le 3ème mouvement , plus ouvert, plus lumineux, plus positif avec les interventions phénoménales, uniques, de Stefan Dohr au cor (déjà, avec Abbado à Lucerne!), ce monumental scherzo est l’un des moments les plus intenses de toute la symphonie, dont c’est le centre de gravité. Il y a comme une « légèreté grave », si l’on peut me permettre cette expression paradoxale. Certes, la musique évoque les chants populaires, les rythmes danubiens, les danses paysannes, sans l’ironie grinçante qu’on peut entendre dans d’autres symphonie, et Nelsons emporte son orchestre dans la joie du son et de la musique purs, sans arrière pensée, en un rythme dansant et ouvert, lumineux, avec des pizzicati d’une incroyable portée émotive, surtout après un cor époustouflant. La dynamique n’est jamais démentie,dans une fluidité étonnante et presque naturelle, sans effets surajoutés : les violoncelles et les contrebasses sont bouleversants, les cors chavirants. Un immense moment.

Il sait aussi retenir le son, et proposer des moments d’un très grand lyrisme, l’adagietto fameux est ici interprété avec une profondeur, une sensibilité que j’ai rarement entendues. Les gens de ma génération sommes tellement marqués par Visconti que cet adagietto est toujours un moment difficile où se surajoutent des images du film et cet écho perturbe. Ici, l’impression est celle d’une extraordinaire harmonie entre la musique, les souvenirs, et l’émotion profonde qui s’en dégage. J’avoue que j’ai totalement adhéré à cette « romance sans paroles » comme l’appelle Henry-Louis de La Grange en allusion au recueil de Verlaine, qui contraste avec ce qui précède et qui est en même temps encore manifestation positive de l’élévation amoureuse de l’âme. Nelsons sans jamais appuyer, sans jamais exagérer ni s’adonner à une complaisance sentimentale, en donne ici une des plus magistrales interprétations entendues (harpe merveilleuse, comme souvent, de Marie-Pierre Langlamet), par une retenue et une élégance inouïes.
Le rondo final, dont la critique a beaucoup discuté, joie totale? Joie artificielle? Triomphe en trompe l’œil, est une démonstration d’abord de la force extraordinaire de cet orchestre, de sa vitalité, de son énergie explosive comme si des forces telluriques étaient libérées. L’énergie du chef est communicative, mais jamais démonstrative au sens où il faudrait faire de l’effet. La lettre du texte musical est respectée, avec ses ambigüités, avec ses élans, avec son incroyable force.
J’aime dans ce dernier mouvement l’utilisation qui est faite des Maîtres Chanteurs et de toute la dernière partie du dernier acte, avec sa joie intrinsèque et en même temps le sérieux de l’affirmation wagnérienne de la grandeur de l’art (allemand ou non). Il y a dans ce dernier mouvement de la 5ème une extraordinaire affirmation de vitalité créatrice, un bouillonnement que l’orchestre ici souligne. Nelsons fait bouillonner l’orchestre et le propulse à des niveaux d’énergie rarement atteints, tout en ne lâchant jamais la bride, mais en donnant les impulsions justes ; par exemple dans les quatre dernières minutes, il y a des moments allégés, où se répondent les cordes et les bois, d’une fraîcheur inouïe, qui finissent par crescendo en une explosion ouverte, positive, presque solennelle, qui procure une joie profonde, sans parler de l’extraordinaire tourbillon final qui laisse di stucco un public en délire immédiat.
Exécution anthologique ? On en est bien proche. Il y a longtemps (depuis qui vous savez) qu’on n’avait entendu un Mahler pareil. Et on est d’autant plus heureux d’entendre Nelsons à Lucerne dans la même symphonie avec l’orchestre d’Abbado les 19 et 20 août prochains. Il a démontré s’il en était besoin qu’il est vraiment le plus doué de sa génération, aussi à l’aise à l’opéra qu’au concert et qu’il est digne de la papauté berlinoise. Certains lui reprochent une gestique peu élégante et trop démonstrative, mais quand en sortent ce son-là et cette profondeur-là, il n’y a rien à dire : il n’y a qu’à écouter…[wpsr_facebook]

PS: On peut retrouver ce concert sur le Digital  Concert Hall (https://www.digitalconcerthall.com/en/home) et l’écouter pour un prix modique

Andris Nelsons ©Marco Borggreve
Andris Nelsons ©Marco Borggreve

DEUTSCHE OPER BERLIN 2014-2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 19 AVRIL 2015 (Dir.mus: Donald RUNNICLES; ms en scène Kasper HOLTEN)

Mein liebes Schwan...©Marcus Lieberenz
Mein liebes Schwan…©Marcus Lieberenz

En un week-end, grâce aux secrets de la programmation berlinoise, le samedi 18 avril on programme l’histoire du père, Parsifal, à la Staatsoper im Schiller Theater, Bismarckstrasse côté pair, et le lendemain, 19 avril, à la Deutsche Oper, Bismarckstrasse côté impair (la maison d’en face en quelque sorte) on programme l’histoire du fils, Lohengrin. Les deux représentations avec des distributions introuvables. Où retrouver ensemble Klaus Florian Vogt, Waltraud Meier, Gunther Groissböck, Anja Harteros et John Lundgren pour un Lohengrin d’exception ?
Heureusement pour nous, la mise en scène de Kasper Holten (2012) reprise pour l’occasion, ne nécessite pas une mobilisation trop grande des neurones. Celle du Parsifal de Tcherniakov la veille est encore en train de les faire travailler, plus de dix jours après. Kasper Holten nous préserve de ce travail, il cygne (oui, c’est écrit exprès comme cela) une mise en scène sans grand intérêt ni nouveauté, qui ne nous dit rien qu’on n’ait vu partout ailleurs.
Il en va bien autrement musicalement. D’ailleurs, les deux représentations avec la distribution précitée étaient complètes, elles ont attiré la foule et c’est compréhensible, vu le niveau de ce qu’on y a entendu.
Le travail de Kasper Holten, metteur en scène danois, actuel directeur du Royal Opera House (Covent Garden) reprend pratiquement tous les poncifs sur Lohengrin qu’on puisse imaginer ; Elsa est blonde comme les blés (ce qui pour Anja Harteros est une nouveauté), Ortrud est rousse comme toutes les sorcières dignes de ce nom et caresse au deuxième acte des cordes éclairées au laser – c’est sans doute pour faire magie – Lohengrin enfile et dépose régulièrement ses belles ailes de cygne (?), tantôt homme, tantôt ange venu du ciel tout beau tout blanc, un coté « mon truc en plumes » encombrant, voire vaguement ridicule.

Que nous dit cette mise en scène : d’une part que les guerres révèlent les hommes providentiels, toutes les guerres et de tous les temps puisque les guerriers sont habillés en mousquetaires du XVIIème, en soldats du moyen-âge, de la Grande Guerre, et j’en passe, et le rideau s’ouvre sur une belle image d’ailleurs : des femmes parcourant un champ de bataille jonché de cadavres, chacune essayant de reconnaître le ou les sien(s. Donc toute cette affaire est une histoire de peuple en désarroi, dont le défenseur traditionnel (Telramund) va se trouver dans l’impossibilité d’être le bras du roi.
Outre le peuple et la guerre on suppose donc des affaires politiques de succession : la disparition du petit Gottfried projette la jeune et blonde Elsa seule contre tous, sachant mal se défendre. Mais dans cette mise en scène, Elsa rentre en scène non libre pour défendre son honneur, mais déjà condamnée à mort – adieu présomption d’innocence- les yeux bandés et les mains liées. L’arrivée de Lohengrin empêche in extremis l’exécution : sans doute Kasper Holten estimait-il ce premier acte insuffisamment dramatique, il en rajoute pour faire de Lohengrin le vrai Deus ex machina qui tombe du ciel au bon moment (la lame allait s’abattre sur la tendre Elsa).

Le combat Telramund/Lohengrin ©Marcus Lieberenz
Le combat Telramund/Lohengrin ©Marcus Lieberenz

Dans ce premier acte, on ne va pas voir le combat avec Telramund : un brouillard épais et bienvenu nous empêche de le voir, laissant supposer un artifice de Lohengrin pour vaincre sans péril, mais non pas sans gloire vu les chants de triomphe du peuple, dès que le brouillard se dissipe.

Rien de particulier au deuxième acte, conçu de manière fort traditionnelle, ou du moins habituelle. La première partie, entre Ortrud , Telramund et Elsa reste ce qu’elle est toujours et presque partout (sauf chez Hans Neuenfels, à Bayreuth où c’est peut-être le moment le plus réussi). La deuxième partie est un peu plus « élaborée » si l’on veut, dans le sens où Kasper Holten conçoit le cortège de mariage comme un espace très théâtralisé, un espace de représentation structuré en deux, au premier plan l’espace privé qui se déroule derrière un rideau rouge de théâtre, le spectateur a donc droit en quelque sorte aux coulisses, puisqu’on voit le rideau rouge côté scène, avec corde apparente pour le soulever et il se soulève « à la Bayreuth », puisque cette manière d’ouvrir le rideau a été inventée à Bayreuth. Oui, cher lecteur, je vous sens passionné …

Rideau "à la Bayreuth" ©Marcus Lieberenz
Rideau “à la Bayreuth” ©Marcus Lieberenz

Le second plan laisse voir un cadre immense (comme un tableau) à l’intérieur duquel on voit en contre champ le portail d’une cathédrale, manière d’éloigner tout ce qui se passe de la réalité, d’en faire une « scène » plus qu’une action, et de renvoyer l’histoire à des Très riches heures de l’homme au cygne, et de dire aussi quelque part qu’on n’y croit pas.
Geste ultime avant le baisser de rideau : la pauvre Elsa a été bien secouée en ce deuxième acte et en a laissé tomber son beau bouquet de mariée ; elle y repense au dernier moment et court le ramasser. Sombre présage…

Acte II image finale ©Marcus Lieberenz
Acte II image finale ©Marcus Lieberenz

C’est au troisième acte que la thèse de Kasper Holten sur cette histoire est le plus clairement exposée. Comme souvent, la première partie se déroule autour d’un lit.
D’un lit à une place cependant, singulière manière de représenter un lit de noces, généralement plus généreux en espace…le spectateur se demande évidemment pourquoi, n’osant pas imaginer une nuit de noces dans de telles conditions d’inconfort.

Alors, on se dit que ce lit n’en est pas un…

Eh non, ça n’en est pas un, c’est un catafalque tout blanc, et le lit de noces qui le dissimulait était un lit de mort, on y aurait bien vu un gisant. Kasper Holten et son décorateur Steffen Aarfing ont uni par un de ces raccourcis géniaux Eros et Thanatos. Et de nouveau, sombre présage…

Acte III, lit catafalque ©Marcus Lieberenz
Acte III, lit catafalque ©Marcus Lieberenz

Mais c’est évidemment la fin qui nous réserve les plus grandes surprises. La toute fin, les dernières minutes. Lohengrin a remis ses plumes et fait ses adieux…mais au lieu de remettre le jeune « Herzog von Brabant » bien vivant, il remet à la foule horrifiée un cadavre en putréfaction enveloppé dans une couverture sanglante…
Que peut faire le peuple qui à la veille de la bataille a perdu ses deux champions, Telramund pour cause de mort pour trahison, et Lohengrin qui ne devait pas rater le dernier cygne pour rentrer à la maison… ?

Angoissante question que Lohengrin va résoudre, puisqu’il est le Sauveur, autant l’assumer jusqu’au bout : il ne part pas, il garde ses plumes, il reste au milieu du peuple prosterné, il est l’homme providentiel  : il se détourne d’Elsa qu’il a plus brutalisée ici que dans d’autres mises en scène où elle est plutôt ménagée : dans le premier acte où il lui demande avec une insistance brutale si elle a bien compris qu’elle ne doit pas poser la question fatale, et au dernier acte où il lui reproche violemment de l’avoir posée.

Le Sauveur, et le roi soumis ©Marcus Lieberenz
Le Sauveur, et le roi soumis ©Marcus Lieberenz

Il a ensuite levé le poing de manière peu placide et le roi en arrière plan avait l’air dépassé, le Sauveur balayant les autorités en place, on a déjà vu…
Dernière image, Lohengrin, de dos, avec ses plumes, à ses pieds, le peuple. Ces ailes larges font bien penser à certaines images de style vaguement troisième Reich, et Lohengrin homme providentiel serait bien idéologiquement un peu impur… Voilà tout ce que j’ai pu démêler de ce travail assez passe-partout, qui au moins ne gêne pas les chanteurs et permet des reprises sans répétitions, mais qui réserve quand même quelques belles images, (beaux éclairages de Jesper Kongshaug) c’est à dire ce qui reste quand on a tout oublié…

Musicalement, la représentation était d’une toute autre teneur.
Il faut saluer le travail du chef Donald Runnicles, notamment dans Wagner où il a une vraie réputation, notamment aux USA à cause de ses réalisations à la tête du San Francisco Opera . Son approche est claire, l’orchestre est très attentif , il y a peu de scories (quelques unes dans les grandes scènes de trompette cependant). Il veille aux équilibres scène-fosse, il est vrai qu’il a une distribution qui lui permet sans doute de moins retenir l’orchestre. Ce n’est pas un chef qui pour Wagner a une approche spécifique, son Lohengrin est sous ce rapport pas vraiment personnel, mais tout est en place, avec beaucoup de lyrisme et l’énergie qu’il faut pour une œuvre encore tributaire des formes du Grand Opéra ; il soigne les effets plus spectaculaires, comme la distribution des trompettes dans toute la salle au troisième acte (cages latérales, balcons) : son Lohengrin ne manque ni de chaleur, ni de justesse et répond à l’attente, tempi justes, équilibres sonores soignés, belle maîtrise de l’orchestre où les cordes sont notamment magnifiques.
Le chœur de la Deutsche Oper néanmoins déçoit un peu(direction William Spaulding), il a l’éclat et le relief certes, mais sans doute le manque de répétition pour ces reprises a provoqué des décalages nombreux par rapport à la fosse, et plus étonnant, plusieurs problèmes de coordination à l’intérieur même du chœur notamment au premier acte, donnant une impression de beau désordre au début de l’opéra. Les choses se sont nettement améliorées à la fin.

Les rôles des pages sont très bien tenus par des artistes du chœur, et ceux des nobles du Brabant tout aussi bien par de bons jeunes chanteurs de la troupe dont un boursier de l’Opera Foundation de New York (Thomas Lehman).
Albert Pesendorfer, la basse maison, étant souffrant, c’est Günther Groissböck qui a assuré le rôle de Heinrich der Vogler. On ne le présente plus, c’est l’une des basses wagnériennes (et autres) les plus réclamées sur les scènes ; voix particulièrement bien projetée, sonore, claire, capacité à adoucir jusqu’au effets piano, avec un joli contrôle. La mise en scène lui fait perdre peu à peu sa superbe à mesure de la présence de Lohengrin  : dans les légendes médiévales, les rois et les héros sont deux mondes séparés voire antagonistes (Marke/Tristan, Arthus/Lancelot etc..) et ici, le roi est bien démuni sans ses héros qui sont ses bras. Groissböck fait percevoir dans la voix ces différentes facettes et son relatif effacement. Très belle incarnation.
Le couple de méchants est lui aussi particulièrement remarquable, avec un John Lundgren en Telramund qui a la voix et la puissance sans aucun doute, mais pas vraiment la diction : il prononce le texte correctement mais sans accents particuliers et un style quelque peu relâché. On a l’impression que les paroles défilent mais pas toujours le sens, or pour mon goût, j’estime que les Telramund convaincants sont ceux qui distillent les paroles,  avec un côté aristocratique qu’ont un Thomas Johannes Mayer ou un Tómas Tómasson, mais pas un Lundgren plus Alberich que Telramund.
Cette hauteur aristocratique, Waltraud Meier la possède de manière innée et on rêve de ce qu’elle eût pu faire en Lady Macbeth si elle avait eu une vraie ductilité vocale. Face à Lundgren un peu moins contrôlé, elle joue le rôle du « cerveau » du couple. Chaque parole a du sens, le texte prononcé a des accents d’une vérité incroyable, c’est un rôle de « tête », qu’elle incarne, avec des gestes d’une rare économie et une incroyable élégance. Certes, à ce moment de la carrière, les aigus redoutables des deuxième et troisième actes sortent quelquefois métalliques, quelquefois un peu en dessous, ou courts, mais aussi, et c’est impressionnant, quelquefois parfaitement négociés et réussis. Elle reste encore aujourd’hui l’Ortrud de référence, une grande Ortrud, pour sûr, mais une Ortrud qui a surtout de la grandeur. Magnifique artiste.
Face à elle, Anja Harteros a la fraîcheur : leur duo du deuxième acte est anthologique. Enfouie sous sa blonde perruque, Anja Harteros a quelque difficulté au départ à entrer dans le rôle, yeux bandés et mains enchaînées. La voix est claire, la diction parfaite, la ligne de chant impeccablement tenue et là aussi, elle délivre des accents d’une vérité criante : elle se ménage quelque peu au départ (le rôle est particulièrement long et exposé) mais Anja Harteros est immédiatement dans l’émotion du type « Je ne suis que faiblesse et que fragilité », les aigus sortent avec facilité : elle est peut-être un tantinet moins définitive qu’à Milan, mais c’est l’Elsa du moment à n’en point douter, elle a exactement la voix qu’il faut pour ce rôle. Enfin, je la trouve de plus en plus engagée scéniquement, c’est clair pendant le troisième acte où elle réussit un incroyable crescendo vocal et stylistique, du lyrisme au dramatisme, de l’éthérée à la ravagée.
Ethéré, le Lohengrin de Klaus Florian Vogt l’est pour l’éternité. Nul ne chante cela ainsi, avec ce naturel et cette étrangeté dans la voix, aigue, nasale, haut perchée, et réussissant malgré tout des inflexions dures (notamment avec Elsa) ; certains lui préfèrent le contrôle d’un Kaufmann immédiatement poétique. J’avoue ne pas choisir. Mais la manière dont Vogt a dit au deuxième acte : Elsa, erhebe dich, m’a bouleversé, à en avoir le cœur battant. J’avoue avoir été rarement aussi chaviré, chaque voyelle, chaque note est retenue puis tenue , contrôlée jusqu’au fil de voix, et en même temps modulée. J’ai retenu le moment, mais il y en eut d’autres. Il est tellement irremplaçable dans ce rôle qu’il a du mal à en sortir : ses prestations en Florestan ou Parsifal n’emportent pas autant la conviction. Cet être d’ailleurs qu’est Lohengrin a une voix d’ailleurs. C’est tout simplement prodigieux, stupéfiant, sans doute aussi anthologique. Dans chacun de ses Lohengrin, avec des rats (Neuenfels), avec des plumes de cygne (Holten) ou en culotte de peau (Homoki)- l’imagination des metteurs en scène étant infinie- Klaus Florian Vogt emporte la conviction et l’émotion, d’autant plus avec Anja Harteros quand il lui donne la réplique, comme naguère avec elle à Genève dans Meistersinger.
Alors, malgré les platitudes de mise en scène, la musique est au rendez-vous, puissante, définitive, et la distribution est de celles qu’on n’oublie pas de si tôt. Ce fut une soirée de pur plaisir musical et opératique, de pure jouissance mélomaniaque. Il en faut, et Berlin ce week end là nous en a donné deux. [wpsr_facebook]

Klaus Florian Vogt en Lohengrin (Berlin 2012) ©Marcus Lieberenz
Klaus Florian Vogt en Lohengrin (Berlin 2012) ©Marcus Lieberenz