OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige la Passion selon Saint Mathieu de BACH (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (3 avril 2010) ritualisée par PETER SELLARS

Souvenir…la dernière Passion selon Saint Mathieu entendue ici (en 1997) était dirigée par Claudio Abbado. Peter Schreier était l’Évangéliste et la distribution comprenait aussi Christine Schäfer, Anne Sofie von Otter, Simon Keenlyside, Andreas Schmidt, Peter Mattei, avec le Schwedischer Rundfunkchor et le Tölzer Knabenchor. Abbado nous avait livré une Passion hiératique, débarrassée de toute scorie romantique, toute nourrie du travail moderne sur le répertoire baroque.  Cette Passion  a fait l’objet d’un enregistrement exceptionnel, que Deutsche Grammophon n’a pas voulu, et qui a fini dans les kiosques à journaux italiens, vendu à Pâques 2000 (au prix incroyable de 20000 lires pour 3 CD  soit environ 10 Euros) en supplément du journal “La Stampa” sous le Label Musicom. On en trouve encore quelquefois sur eBay à des prix stratosphériques.

Aujourd’hui, Sir Simon Rattle a voulu faire appel à Peter Sellars pour réaliser une version “ritualisée” comme il est dit dans le programme, une mise en espace qui n’est pas du théâtre, insiste Sellars, qui s’efforce de donner une image à ce qui se passe dans les âmes au moment de la Passion. Le choeur et l’orchestre sont disséminés en deux groupes séparés sur la surface immense de la scène du Festspielhaus, autour d’un espace laissé libre et occupé par quelques cubes de bois blanc, où évoluent choeur et solistes. Les solistes sont Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Thomas Quasthoff, Axel Schiedig, Sören von Billebeck, Jörg Schneider, le Choeur de la Radio de Berlin dirigé par Simon Halsey, et le Choeur d’enfants du Festival de Salzbourg. Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Sir Simon Rattle.

030420101934.1270302658.jpgQuelques photos de la répétition du matin

Pourquoi une version ritualisée? Parce que, dit Peter Sellars, Bach a écrit ce chef d’oeuvre non comme un concert, non comme un travail théâtral, mais comme comme un rituel “à transformations” incluant temps et espace, unissant des communautés disparates et ayant tourné le dos à l’Esprit. Le mouvement est celui d’un regard d’amour pour les âmes perdues, qui essaie de réunir ce qui reste de la personne: c’est en fait notre effort pour reconstruire un pouvoir spirituel et moral  dans l’histoire: c’est ce qui a disparu et que, au quotidien, nous essayons, nous aussi, de reconstruire à travers les choix de vie que nous faisons en rassemblant nos souvenirs, en autant d’actes de mémoire. La réussite de Bach: celle d’avoir écrit une oeuvre qui est oeuvre de mémoire collective, qui nous aide à nous reconstruire dans un monde marqué par la chute, le premier pas d’un chemin nouveau. L’ambition de Sellars est de nous inclure dans ce rituel, d’en faire un enjeu collectif de la scène et de la salle (c’est aussi l’ambition que Wagner, nourri de Bach, voulait pour son Parsifal: c’est bien à un “Bühnenweihfestpiel, Festival scénique sacré) que nous convie Sellars.

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Rarement j’ai eu le sentiment d’une telle précision, d’une telle attention dans la préparation d’un concert. Il est vrai que la Passion selon Saint Mathieu est un monument de près de trois heures de musique, qui exige de la part des artistes une attention et une concentration peu communes, vu la nature du texte, la complexité de la construction, la polyphonie extrêmement serrée, et réclame de l’orchestre et de certains pupitres en particulier une vraie virtuosité.
Nous avons eu droit à une exécution parfaite. Techniquement, je ne pense pas qu’on puisse y trouver une quelconque faille. Peter Sellars conçoit un dispositif minimaliste, décrit plus haut, et les solistes sont selon les nécessités disséminés sur la scène ou dans la salle (pour Judas et Pilate), dans le choeur, isolés (Jésus), la basse et l’Evangéliste restent toujours sur l’espace de jeu. Les mouvements sont lents, seul le choeur réagit parfois avec des mouvements divers, comme il sied au peuple, et cseul, il bouge vraiment sur scène, les deux choeurs s’unissent, se séparent, courent. L’orchestre, le choeur et les solistes sont habillés de noir, pas d’éclairage particulier; scène et salle sont dans la même lumière. Sellars a été hué au final, j’avoue ne pas comprendre pourquoi. Ce qu’il fait ne nuit pas à l’audition de l’oeuvre, et crée même parfois des situations très fortes, notamment par cette idée de lier certains airs à l’instrument qui les porte: la basse chante face à face avec le violon du jeune Daishin Kashimoto, extraordinaire nouveau premier violon des Berlinois et c’est un duo dans un face à face fantastique d’intimité. Ce sont aussi les bois qui sont isolés et rapprochés des chanteurs, que ce soit Emmanuel Pahud ou Albrecht Mayer, ou le cor anglais de Dominique Wollenweber, mais aussi la  viole de gambe de Hille Perl. Le fait de les isoler, de les intégrer à l’action fait presque de ces airs des “pezzi chiusi” et donne à la performance une force multipliée. De toute manière, l’orchestre est à son zénith, la plénitude du son, la perfection des effets, l’incroyable maîtrise, et la précision avec laquelle  Rattle les suit,et les sollicite, en les suivant presque un à un les musiciens, en allant d’un orchestre à l’autre contribuent à asseoir cette image formidable de perfection.
Quant aux solistes, sans avoir la renommée des solistes d’Abbado en 1997 (encore que, à part Schreier, ils étaient tous bien jeunes alors), ils sont tous à leur place: à commencer par l’incroyable Évangéliste de Mark Padmore  dont on ne peut que lister les qualités: résistance d’abord, pendant trois heures, la voix ne marque aucun signe de fatigue; ductilité ensuite, un contrôle permanent de l’émission, un jeu qui alterne la voix de tête, les pianissimi, la voix de poitrine sans aucun problème technique dans les passages, un timbre velouté, chaud, qui convient parfaitement à cette partie: une vraie leçon de chant, une démonstration d’anthologie. Thomas Quasthoff, toujours comparé à Fischer Dieskau, alors qu’il arrive à la même qualité que son grand aîné par des voies très différentes, voire opposées: alors que Fischer Dieskau est un cérebral qui calcule la moindre inflexion et la moindre note, au point de se faire taxer d’artifice par ses détracteurs, ce qui frappe chez Quasthoff, c’est l’impression de naturel qu’il dégage: rien ne semble forcé, la voix sort telle quelle et c’est sublime. Cette simplicité, en totale cohérence avec l’entreprise d’ensemble est sans doute ce qui frappe le plus l’auditeur. Une découverte aussi, celle du jeune ténor finlandais Topi Lehtipuu, voix claire, bien posée, très joli timbre fait pour Mozart. Un nom à retenir, je ne serais pas étonné de le voir bientôt sur les affiches des grands théâtres. Les autres sont dans leur partie, tout à fait honorables (notamment le Jésus de Christian Gerhaher). Du côté féminin, Magdalena Kožená a montré cette fois, à la différence d’autres concerts (à Lucerne notamment) et engagement et puissance et présence (un très bel “Erbarme Dich, mein Gott” et un magnifique “Können Tränen meiner Wangen…”) . Une remarquable prestation. Camilla Tilling, enceinte, est un peu en retrait mais ses airs (notamment “Aus Liebe will mein Heiland…”) sont très dominés, mais moins poétiques et lyriques qu’en d’autres occasions (en Ilia par exemple). A noter également les solistes du choeur, absolument exceptionnels.
On le voit, nous sommes face à une interprétation de très haut niveau, à une exécution parfaitement maîtrisée, parfaitement en place, à un chant d’exception.
Et pourtant,je dois le confesser, aucune émotion ne m’a étreint devant ce travail parfait. Je suis resté extérieur, admirant, mais n’arrivant pas, au contraire de la volonté de Sellars notamment, à me sentir inclus dans la musique, en phase, en osmose avec l’entreprise. Avec quelques amis, nous avons ressenti la même chose: est-ce Rattle? je ne pense pas. Est-ce Sellars, sûrement pas. Alors…Ce sont les mystères de la musique qui font qu’un soir l’âme est au rendez-vous, et que le lendemain, on reste extérieur et froid. Cela n’enlève rien à la qualité de l’ensemble, mais rend un peu triste, on aurait aimé participer, et non pas seulement écouter.

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INFO: Le concert est programmé la semaine du 4 au 12 à Berlin; il est retransmis sur le site des Berlinois dans le “Digital Concert Hall. Voir http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: MARISS JANSONS dirige le Requiem de VERDI (avec le Philharmonique de Berlin et entre autres Jonas KAUFMANN) (2 avril 2010)

A priori on ne l’attend pas dans Verdi, et pourtant, ce soir, en ouverture de la seconde série de concerts du Festival de Pâques de Salzbourg, son interprétation de la Messa di Requiem a électrisé la salle: une fois de plus Mariss Jansons montre ce qu’il est, un très grand chef, un immense musicien, un novateur. Une fois de plus se vérifie aussi qu’avec certains chefs, les berlinois se surpassent et jouent sur une autre planète.
Le Festival de Pâques est un rituel presque immuable: deux séries de quatre soirées, un opéra, un  grand concert choral ou deux, un concert orchestral ou deux. Cette année, Götterdämmerung (en coproduction avec Aix en Provence), deux grands concerts choraux (Requiem de Verdi et Passion selon Saint Mathieu de Bach), un concert orchestral (Ligeti, Berlioz). Le Festival, créé par Herbert von Karajan en 1967 pour l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’accueille que les Berlinois qui sont en résidence à Salzbourg pendant les deux semaines que durent les deux séries. Du temps d’Abbado il y a eu quelques concerts supplémentaires du Gustav Mahler Jugendorchester. Karajan, Solti, Abbado en ont assuré la direction artistique et maintenant c’est le tour de Sir Simon Rattle, en tant que directeur artistique de Berlin. Et à dire vrai, le Festival sort d’une période très chaude, où il a failli quitter les rives de la Salzach pour s’installer à Baden-Baden: mais la crise est derrière, et on peut penser désormais “avenir”.
Traditionnellement un autre chef est aussi invité c’est cette année Mariss Jansons qui entretient avec le Philharmonique de Berlin une relation très forte .
020420101927.1270248560.jpgL’approche de Mariss Jansons et la manière dont il exerce un contrôle serré sur l’ensemble rappelle la Symphonie n°2 de Mahler entendue à Londres et évoquée sur ce Blog. On peut concevoir le Requiem de Verdi comme une sorte de grand opéra, mettant en valeur les solistes, travaillant sur les effets d’espace, les effets vocaux, la mélodie et l’harmonie plutôt que la structure et l’architecture, on peut  trouver des interprétations explosives, extensives, larges, épiques qui sont en somme des catharsis du spectaculaire.
Rien de tout cela ici.
Mariss Jansons change totalement le point de vue et nous propose  une interprétation non pas “explosive” mais bien plutôt “implosive”. Rarement il nous été donné d’entendre une interprétation aussi concentrée, aussi intériorisée, tout en restant vibrante et même par moments bouleversante. Un Requiem concentré, dans un tel mouvement centripète qu’il semble se construire un trou noir musical, plus qu’une étoile en expansion. Il s’agit de nous montrer un tout musical, complexe, en permanente interaction mais où personne ne surnage, choeur, solistes, orchestre. C’est une démonstration de modestie musicale où tous jouent ensemble, en écoutant l’autre, en se fondant dans la vague  sans chercher aucun effet. Il en résulte une ouverture intense et totale vers la spiritualité, et non plus vers ce qui serait du spectacle, une tension inouïe, un bouleversement intérieur qui prend l’auditeur dès les premières mesures, murmurées. L’entrée de Jonas Kaufmann dans le Kyrie est à ce titre proprement anthologique. Tout le Dies Irae est un moment miraculeux, d’ailleurs il serait difficile de trouver dans l’ensemble un moment de faiblesse.
Mariss Jansons dirige de manière très serrée, on le sent à la manière dont les chanteurs disent le texte, travaillent les inflexions, et à la manière dont Jansons les guide et les suit. Dans une telle construction, il faut d’abord saluer le travail du Choeur de la Radio Bavaroise et de son chef Peter Dijkstra absolument extraordinaire, qui tant du point de vue du volume, que de la diction, que de la justesse et même du raffinement, ne mérite que des éloges. Jamais trop fort, jamais envahissant, toujours impressionnant.
L’orchestre philharmonique de Berlin est à son meilleur, chaque pupitre est clairement entendu, les cordes ont une souplesse, une légèreté, un engagement impressionnants, jamais non plus on n’ avait entendu avec une telle clarté les bois, et notamment les bassons, stupéfiants. Tous participent d’une construction globale à laquelle l’équipe de solistes contribue de manière vraiment rare. Aucune voix ne domine, chacune est à sa place dans ce concept d’hyperconcentration. Stephen Milling est on le sait une basse très demandée en ce moment: jamais le chanteur danois ne donne de volume (il pourrait être très sonore dans le “mors stupebit…”, il est tout intériorité), Marina Prudenskaja est un mezzo irréprochable, à la personnalité cependant plus en retrait. Bien sûr, on pense immédiatement aux merveilles que pourrait nous réserver dans ce contexte une Anja Harteros, mais la soprano Krassimira Stoyanova ne dépare pas loin de là, la voix est très contrôlée, le lyrisme est réel, les aigus (quelquefois un peu limites certes)  se déploient et le “libera me”final, très difficile, est particulièrement précis et dominé. Certes, dans un contexte plus spectaculaire, la voix pourrait avoir quelques difficultés mais elle est impeccable dans le contexte général. Quant à Jonas Kaufmann, s’il n’a pas la couleur solaire des voix plus méditerranéennes, il a ce que seulement de rares ténors possèdent, à savoir un contrôle permanent sur la voix, une technique de fer, qui lui permet à la fois de faire entendre son aigu, mais aussi de chanter piano, et même pianissimo, de murmurer, et d’être entendu. Dans le contexte voulu par Jansons, et même si certains amis italiens l’ont trouvé moins émouvant dans son “ingemisco”, il possède ce contrôle sur soi et cette couleur qui  rendent absolument extraordinaire la prestation, il a été une fois de plus stupéfiant, et tellement, oui tellement juste. Son attaque du Kyrie m’a tiré les larmes.

020420101928.1270248536.jpgOn peut ne pas partager le point de vue adopté par Jansons, et son approche très particulière qui va très loin dans  le resserrement musical mais la tension sur le public à été telle que bien vite, on est passé de l’implosion musicale à la standing ovation explosive. Mariss Jansons appartient à cette race de chefs qui innovent, qui modifient les points de vue, qui peuvent aussi déranger, à cette race de musiciens qui immédiatement ont prise sur l’orchestre et savent donner une couleur, un son personnel à ce qu’ils interprètent, c’était clair ce soir dès des toutes premières mesures.
Voilà un Requiem de Verdi sans un seul italien sur scène (quelques uns dans l’orchestre…) puisque le chef est letton (marqué par la culture musicale russe), les solistes bulgare, russe, danois, allemand, la musique est vraiment notre bien commun qui transcende les identités, et qui en ce Vendredi Saint a vraiment fait communion spirituelle: il y avait du religieux ce soir à Salzbourg.

Le Requiem de Verdi dirigé par Mariss Jansons, peut être regardé en ligne sur le site de l’orchestre philharmonique de Berlin, enregistré le samedi 13 mars (mais sans Jonas Kaufmann) URL: http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/