IN MEMORIAM GEORGES BANU (1943-2023)

© Gabriel Axel Soussan

Il n’était pas connu du grand public, pas un favori des médias, mais c’était un (le ?) regardeur infatigable du théâtre depuis des décennies qui nous laisse une importante bibliographie que tout étudiant en théâtre ou tout amateur se doivent de connaître.
Mais Georges Banu n’est pas n’importe quel spécialiste des « études théâtrales » comme on dit, c’est l’immense mémoire de la scène d’aujourd’hui …

Pour s’en convaincre, il suffit de lire Les récits d’Horatio , portraits et aveux des maîtres du théâtre européen (Actes Sud, « Le temps du théâtre », 2021) où il raconte à travers non des portraits, mais des rencontres des plus grands du théâtre du XXème et des débuts du XXIème siècle son propre parcours, une sorte d’autobiographie à travers ceux qu’il a approchés, étudiés un peu confessés et quelquefois contribué à faire découvrir, qui ont pour nom (entre autres) Brook, Kantor, Chéreau, Strehler, Vitez, Mnouchkine, Grüber, Wilson, Warlikowski…

Goerges Banu est un artisan du regard, connu et respecté de tout le milieu théâtral, qui a traversé l’histoire du théâtre contemporain en France et ailleurs et surtout aidé à le révéler.
Dans mes années de découverte de la mise en scène, de toutes les mises en scène et de fréquentation intense de la poussière des plateaux, le nom de Georges Banu est vite devenu inévitable tant il était présent dans nos conversations.
La lecture de ses ouvrages est éclairante, et le ton jamais docte, jamais « universitaire » au mauvais sens du terme. C’est que Georges Banu est de cette race d’hommes à la très grande culture (théâtrale, littéraire, artistique) indissociable d’une passion qui rend ses livres non seulement une nourriture indispensable à qui aime le théâtre, mais où l’on perçoit entre les lignes un affect, une sensibilité, une vraie tendresse pour ses objets d’étude.

C’est un universitaire très respecté (j’en parle au présent parce qu’il m’a tellement accompagné que je ne peux me résoudre à employer le traditionnel imparfait), un grand essayiste, mais aussi un « promeneur amoureux » du théâtre, toujours avide de parcours neufs. Il vient d’un pays, la Roumanie, qui a donné tant de grands intellectuels et de grands artistes, notamment dans l’art théâtral. On l’oublie un peu, dans cette France qui digère ses immigrés quand ils produisent chez elle et qui les « assimile » avec délices si elle peut s’en glorifier. Il y a en effet un lien fort entre le monde intellectuel roumain et le monde français (Enesco, Ionesco, Cioran … et même Anna de Noailles !…) mais Banu n’a jamais oublié son pays d’origine, où il développa de nombreux projets.

Ce qui m’émeut, c’est qu’à chaque fois que j’ai entendu parler de lui par des metteurs en scène, c’est d’abord comme d’un ami, d’un proche, une de ces ombres pas tutélaires, mais affectueuses qui les accompagnaient dans leur parcours ; j’ai employé plus haut l’expression « promeneur amoureux » (par référence à un livre célèbre de Dominique Fernandez paru en 1980) qui ne doit pas induire en erreur en faisant penser à une sorte de dilettantisme.  C’est tout le contraire, mais c’est simplement que dans cette vie, il y a une inlassable promenade d’amour pour le théâtre.

© Actes Sud

Cet intellectuel s’est certes toujours engagé aux côtés du théâtre contemporain, il est LA figure du monde des études théâtrales qui vient de s’éteindre.
Mais il est bien plus. Si je cite Les récits d’Horatio, le dernier livre que j’ai lu de lui, c’est qu’il se positionne comme l’ami, qui va raconter les géants de la mise en scène qu’il évoque, comme Horatio est l’ami qui va raconter le destin d’Hamlet.

Il les évoque par touches, avec tendresse, de manière très personnelle, sans aveuglement ni grandiloquence. Il en profite pour réunir quelques-uns de leurs aphorismes : ce livre est la révélation d’une méthode qui peut étonner certains, mais qui donne quelques traits du travail qu’il effectuait.
C’est un analyste plutôt qu’un critique, et ses analyses partent d’une sorte de regard éternellement disponible, qui essaie sans cesse non d’être devant, spectateur qui reçoit et qui juge, mais à côté, spectateur qui reçoit, mais qui aussi se met à la place de, qui comprend de l’intérieur les mécanismes de la création, comme un frère d’armes et surtout un frère d’âme. Sa démarche est ainsi profondément humaniste, tolérante, jamais péremptoire et d’une extraordinaire ouverture. À mille lieues des oukases qui sont l’apanage des ignorants, il vit le théâtre comme expérience de tous les possibles, montrant dans la mise en scène d’abord la rencontre d’un texte ou d’une situation avec une sensibilité, oserais-je dire une fragilité qui devient singularité : c’est la fragilité qui l’interpelle parce que chez certains, elle est productive.
Banu c’est quelqu’un qui comprend de l’intérieur les artistes qu’il côtoie, qui les observe de si près qu’il finit par en respirer les processus créatifs. C’est le compagnon de route du théâtre d’aujourd’hui, c’est  aussi une fidélité à certaines valeurs de l’art théâtral, au-delà des frontières et des identités, au-delà des styles, car c’est tout sauf un idéologue. Son regard est un regard d’accueil permanent qui ne cesse de chercher à tisser les liens, construire des relations entre les univers dramatiques sans jamais les réduire à un dogme. C’est ainsi que pour toute cette génération de gens de théâtre, Banu, c’est d’abord « Georges », celui qui n’est jamais très loin.
Et de cette race non « d’intellectuel de référence », mais de « spectateur » toujours à l’affût, il est peut-être aujourd’hui le dernier représentant, une dernière figure de géant capable de respirer le théâtre, de le faire sentir et de le faire vivre.

Et c’est pourquoi on est triste de perdre cette mémoire-là qui a côtoyé (c’est-à-dire été à côté de) les plus grands en comprenant à la fois pourquoi, comment ils lisaient les œuvres, mais aussi et surtout pourquoi cet individu-là pouvait seulement produire ce théâtre-là. Banu cherchait des pépites, des nouvelles figures, toujours curieux, toujours soucieux d’observer un théâtre qui ne se fossilisât pas.
Mon dernier souvenir de lui, c’’est à l’Opéra de Lyon où je l’avais croisé lors d’une table ronde que j’animais, motivée par la mise en scène de Andriy Zholdak du Château de Barbe Bleue de Bartók, une production victime du Covid que le public lyonnais découvrira ce printemps, et Zholdak, boule d’idées, boule de fragilité, boule d’éclairs de lumières, était justement une de ces pépites qui l’avaient « étonné » et dans la discussion remontait toute cette mémoire-là, son immense culture bien évidemment, mais aussi cette armée des ombres théâtrales qu’il a tant contribué à soutenir, défendre, et expliquer.

Georges Banu est indissociable de cette « ère des metteurs en scène » vouée aux gémonies par ceux qui attendent que le théâtre leur montre ce qu’ils ont envie de voir ou qu’ils ont toujours vu, et surtout qui ne les dérange pas dans leurs pauvres certitudes, refusant les dangers de l’étonnement sans jamais comprendre cette belle phrase de Baudelaire « Le beau est toujours bizarre ».
Georges Banu était sans cesse à l’affût ce ce bizarre et des êtres qui le portaient.
La réflexion sur le théâtre en France perd un vrai grand homme. Il vous reste à vous imprégner de ses livres, parce que si l’homme n’est plus, son Esprit souffle toujours.

 

 

 

THÉÂTRE À LA MC2 DE GRENOBLE: L’HISTOIRE TERRIBLE MAIS INACHEVÉE DE NORODOM SIHANOUK, ROI DU CAMBODGE d’HÉLÈNE CIXOUS, Ms en scène Georges BIGOT & Delphine COTTU, d’après la ms en scène d’Ariane MNOUCHKINE

Je sors de la MC2 de Grenoble où je viens d’assister à un spectacle, affiché seulement pour deux soirs,  qui pose de nombreuses questions dont celle, excusez du peu, de la fonction même du théâtre. Beaucoup d’élèves dans la salle, qui étaient un peu désarçonnés à la fin de la première partie: toute cette histoire ne peut vraiment leur parler, et le texte pose un certain nombre d’éléments qui vont exploser en deuxième partie et qui vont accélérer le rythme dramatique. Je ne sais comment les élèves ont été préparés, mais je ne pense pas qu’il suffise de raconter (ou rappeler) les circonstances historiques, et de rappeler (ou apprendre) qui est Ariane Mnouchkine et quel rôle elle a dans notre histoire récente du théâtre pour leur permettre de rentrer dans ce spectacle en langue khmère, relativement minimaliste et donc sans le “spectaculaire” auquel ils sont habitués. Nous touchons là aux limites de l’exercice pour des élèves, et je crains que certains n’aient pas été touchés par la grâce, hélas. Et ce serait dommage, car au milieu de la relative médiocrité de la production théâtrale française depuis quelques années, voilà un moment où il nous est dit que le théâtre peut encore avoir une vraie fonction sociale, historique, cathartique même et que dans sa simplicité même, il est source de forte émotion. Voilà des éléments pour les débats qui vont s’ouvrir dans cette même MC2 les 11,12 et 13 novembre autour de “Re-faire la société”, les journées organisées par Pierre Rosanvallon et la République des Idées. Je verrais bien les débats “L’art change-t-il le monde? (Sam.12, 14h30) ou “quelle place pour la culture dans la vie sociale?”(Dim.13, 9h30) être alimentés par des exemples de ce spectacle.
Car s’il peut à mon avis difficilement parler à tous les élèves présents en salle (sans doute à certains, cependant), il nous parle à nous, de cette génération qui a connu la guerre du Vietnam et l’omniprésence de Norodom Sihanouk(qui doit avoir 89 ans aujourd’hui) dans l’actualité (non-alignement, discours de Phnom Penh etc…)  et à nous spectateurs de longue date d’Ariane Mnouchkine. Le travail d’Ariane Mnouchkine est un travail sur l’épopée humaine face aux accidents et tragédies de l’histoire: 1789, qui l’a projetée au premier plan, et 1793 posaient la question du rapport scène-salle, spectateurs-spectacle dans un dispositif où le spectateur était forcément acteur, et acteur d’un drame, la révolution française, qui le touchait directement car il allait au cœur du mythe français. Lorsqu’elle met en scène ce magnifique texte d’Hélène Cixous, en 1985, elle vient de présenter des Shakespeare (Henry IV, La nuit des rois, Richard II) mis en scène en s’appuyant sur des traditions orientales qui ont tourneboulé les spectateurs par leur rigueur et leur vérité: j’ai encore dans l’œil et dans le cœur l’image finale en forme de pietà de Richard II.  Ce soir c’est une histoire orientale qu’elle nous présente, mais cette fois-ci transformée en tragédie shakespearienne, elle en a le souffle, la longueur, la fragmentation, les hoquets, la grandeur concentrée autour d’un personnage emblématique des années précédentes, alors qu’on sortait à peine du cauchemar Khmer rouge (terminé en 1979) et que le Cambodge était encore en pleine occupation vietnamienne. Chine, Russie, USA, Khmers rouges, Vietnam, voilà les piliers sur lesquels se construit le parcours d’un personnage haut en couleur, qui avait fait avec sa voix aiguë et nazillarde les délices de l’actualité des années 60 et du début des années 70.
Ariane Mnouchkine s’est donc proposée de remonter le texte au Cambodge, mais avec des acteurs cambodgiens, fils de ce drame épouvantable qu’ils n’ont sans doute pas connu, mais chargés de l’histoire qui je suppose doit être marquée au fer rouge dans toutes les familles. Je ne m’étendrai pas sur la genèse du projet, je vous renvoie aux sites de la MC2, du Festival Sens interdits, organisé par le Théâtre des Célestins, et qui a bénéficié pour ce spectacle de toute l’énergie de son co-directeur Patrick Penot pour trouver salles et dates, de l’Ecole Phare Ponleu Selpak de Battambang, du Théâtre du Soleil bien sûr où le spectacle sera joué du 23 novembre au 4 décembre.
Le projet a été confié par Ariane Mnouchkine à Georges Bigot,

(Georges Bigot dans la scène du Spectre de Suramarit à la création en 1985)

l’interprète de Sihanouk (prix de la critique en 1986) à la création du spectacle et à Delphine Cottu, comédienne de nombreux spectacles de Mnouchkine et metteur en scène. Bien sûr la base en est la mise en scène originale de Mnouchkine, on reconnaît le dispositif scénique, et l’orchestre latéral qui joue la musique de Jean-Jacques Lemêtre, sur instruments orientaux, qui rythme de manière très scandée les scènes (la manière dont est mise en musique la révolte anti-vietnamienne est impressionnante), un dispositif allégé, des costumes et des accessoires minimalistes, pour permettre au spectacle de tourner tant soit peu.
Les comédiens khmers ont fait un prodigieux travail avec les deux comédiens metteurs en scène qui se sont jetés à corps perdu dans l’aventure: ces jeunes comédiens se sont ainsi réappropriés leur histoire, qu’ils racontent dans leur langue, avec une intensité incroyable: le discours de Saloth Sar (Pol Pot) interprété par une femme (Chea Ravy) donne le frisson et tétanise la salle, l’interprétation de San Marady, une autre femme, de 24 ans, qui joue Sihanouk, un Sihanouk presque enfant, avec cette voix caractéristique est vraiment impressionnante,  de mobilité, de jeunesse qui semble éternelle : dès le début, sorte de distribution des bienfaits à la Saint-Louis-sous-son-arbre, le spectateur est perplexe et surpris, quelle prise de risque! Comme je le disais plus haut, la pièce trouve ses racines dans Shakespeare, cette manière de centrer autour d’un personnage dont on n’arrive pas à trouver la vérité (sauf au moment où il dit qu’il est le Cambodge, le texte est bouleversant), cette manière aussi de faire se succéder des dizaines de personnages dans des scènes courtes, de poser les éléments du drame sans que l’on ne voie vraiment les fils se tisser, notamment dans la première partie, où nos jeunes se sont un peu perdus: le Cambodge, pris dans la guerre du Vietnam, entre les USA, la Russie et la Chine, victime d’une guerre qui le dépasse, avec un chef qui refuse de choisir, et qui laisse en même temps s’installer à l’intérieur de ses frontières des bases arrières de Vietcongs, les luttes intestines, les traîtres, tous les éléments d’un drame sont réunis. Le fait de faire jouer des hommes par des femmes est aussi shakespearien (en négatif, puisque les hommes jouaient des femmes sous Shakespeare, mais Cixous est une grande féministe devant l’éternel) le mélange humour/drame, les moments de tension alternant avec des sourires ou des rires

(comme dans l’apparition du spectre du père, Norodom Suramarit), on  sent chez Cixous l’angliciste qui connaît son Shakespeare sur le bout de l’âme. Cela permet de revenir d’ailleurs à notre regard sur les politiques, tantôt mâtiné de Feydeau (Deschanel, Felix Faure) tantôt mâtiné de Shakespeare (la récente affaire DSK est dans ses premiers jours est un véritable drame shakespearien) et surtout à cette fonction de la tragédie qu’est la catharsis: les cambodgiens sur scène, et en salle (le spectacle a été joué au Cambodge) ont vécu un moment authentiquement cathartique. Un théâtre qui pose l’histoire et qui en dessine les éléments portants, qui permet à un peuple de se regarder est toujours du vrai et du grand  théâtre. A quand une fresque sur la France de 40? Ce théâtre de la vérité et de l’émotion fait vibrer la salle à la fin , lorsque les comédiens entonnent l’hymne cambodgien, dans un grand silence ému, et même lorsqu’ils entonnent une chanson sur Phnom Penh, et qui m’a semblé une chanson d’amour de cette ville. Je vais peut-être dire une bêtise, mais j’ai ressenti une émotion forte, à l’évocation de la ville martyr, qui est semblable à celle qui m’étreint lorsque j’entends “Berliner Luft”, de Lincke (qui date de 1899), non pas que cet air de marche très enlevé soit un chef d’œuvre musical, mais mettre cet hymne non officiel de Berlin en relation avec cette ville qui a retrouvé son unité,  et qui est en train de redevenir la ville la plus ouverte, la plus diverse de l’Allemagne d’aujourd’hui, (ce qu’elle était aussi dans les années Vingt) après avoir été malgré elle le symbole d’une folie tyrannique me faisait dire en entendant ces jeunes comédiens que faire du théâtre, c’est un vrai signe d’espoir, un vrai signe que les choses changent. Sans théâtre, sans aller au théâtre (et au Cambodge, il y a une vraie histoire et une vraie tradition) une société meurt. Le théâtre est le signe de la civilisation. Donc, si vous êtes sur Paris, allez,  courez voir ce spectacle dont nous n’avons vu que la première partie (3h30). Comme les grands drames, il se clôt sur le choix tragiquement ironique de Sihanouk d’accepter de prendre la tête de la résistance communiste khmère et des khmers rouges qu’il avait toujours combattus, on sait ce qu’il en adviendra. A suivre donc…