THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2015-2016: ARIADNE AUF NAXOS, de Richard STRAUSS, par la BAYERISCHE STAATSOPER le 12 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: KIRILL PETRENKO)

Ariane au TCE, salut final ©Bayerische Staatsoper (Blog)
Ariane au TCE, salut final ©Bayerische Staatsoper (Blog)

L’ÎLE HEUREUSE

J’ai toujours un peu de réserves sur les opéras donnés en version de concert, sans doute à cause de mon vieux fonds wagnérien, convaincu que l’opéra est Gesamtkunstwerk, et notamment pour un opéra construit en abîme, dont le sujet est le théâtre dans le théâtre, où l’ironie, y compris dans l’acte et pas seulement dans le prologue, est si importante pour limiter ou contrôler l’émotion. La musique de Strauss est inévitablement « second degré » et la version de concert ne favorise pas un point de vue de ce type.

Mais qu’importe puisque le public venu ce soir voulait entendre Jonas Kaufmann dans Bacchus, et je suppose que bon nombre de spectateurs qui ne connaissaient pas l’œuvre (pas si fréquente à Paris) ont été surpris de la surface tout relative du rôle, un Deus ex machina, qui chante moins de 15 minutes, y compris les interventions capricieuses du ténor dans le prologue. Ce n’est pas vraiment un personnage passionnant.
Comme toujours chez Strauss, les rôles intéressants, ce sont les femmes : le compositeur dans la première partie, et Zerbinette, dont Grossmächtige Prinzessin est l’un des airs les plus longs du répertoire, et Ariadne, son pendant tragique, dont l’être profond est la lamentation (le nombre de lamentos d’Ariane du répertoire est assez important) et dont le destin est d’être abandonnée :
« Ariane ma sœur de quel amour blessée
vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée », ces deux vers de Phèdre de Racine  suffisent pour l’éternité à la qualifier.
Le débat initié au prologue reproduit des oppositions très XVIIIème entre opéra et opéra comique, en une sorte d’illustration souriante de la Querelle des Bouffons. Des débats qui seront un peu repris dans Capriccio

Par ailleurs, aux hurlements du compositeur au premier acte correspondent des lamentations au second degré, des lamentations de théâtre, (par une Primadonna dont on a aussi essuyé les caprices au prologue) et les rires des masques. Une palette de caractères en quelque sorte typiques de la scène, le comique, le tragique: un vrai tableau de Watteau. Est-ce un exercice de style avec ses clins d’œil et ses excès ? La présence de la troupe des comiques est intéressante à ce titre, chargée de porter un point de vue différent, de casser l’émotion, si jamais émotion il doit y avoir ( du Brecht avant Brecht en quelque sorte) et le discours de Zerbinette est à peu près le seul discours raisonnable parmi tous les personnages. Elle n’est d’ailleurs  pas sans rappeler la Despina de Così fan tutte.
Toutes questions que seul un metteur en scène peut régler. Mais il n’y en avait pas.

C’est donc avec d’autant plus de circonspection qu’il faut considérer une représentation concertante d’une œuvre aussi polysémique. Je pense d’ailleurs que dans la mesure où l’œuvre doit être donnée en version scénique à Munich pour une série de représentations il n’eût pas été absurde d’importer éventuellement les costumes et de proposer une semi-scénique avec orchestre en fosse. Mais peut-être la soirée eût-elle coûté plus cher. Je me souviens d’un troisième acte de Parsifal à Garnier (Berliner Philharmoniker, Karajan) où Karajan avait imposé l’orchestre dans la fosse et les protagonistes et le chœur en toge noire sur la scène.

Ce ne fut pas le cas ce soir, même si les chanteurs « jouaient » un peu et n’avaient pas la partition en main.
Le premier constat, c’est une fois de plus la cohérence du système de troupe, avec une troupe de la Bayerische Staatsoper parmi les meilleures d’Allemagne, une troupe adaptable, avec de vraies voix solistes : Eri Nakamura a fait une merveilleuse Liù à Toulouse en juin dernier, Okka von der Dammerau est un mezzo solide qui assume des rôles importants à Munich, Markus Eiche, lui aussi dans la troupe, est l’un des barytons les plus intéressants d’Allemagne et compose ici un très bon maître de musique. Quant à Brenda Rae, triomphatrice de la soirée, elle est un des piliers de la troupe de Francfort.

Les dames de la troupe
Najade (Eri Nakamura), Echo (AnnaVirovslansky), Dryade (Okka von der Damerau)

Les trois dames, Najade (Eri Nakamura), Dryade (Okka von der Dammerau) et Echo (Anna Virovlansky) – Strauss s’est évidemment souvenu des filles du Rhin- donnent une belle preuve de cohésion vocale, même si Anna Virovlansky est un tantinet acide, il reste que leur trio constitue un des moments de réelle suspension. C’est à peine plus contrasté du côté des messieurs, avec les habituels solides chanteurs de la troupe de Munich Tareq Yazmi, Dean Power, Kevin Conners, et avec une bonne note pour l’Arlecchino d’Eliott Madore. Signalons aussi l’excellent jeune acteur Johannes Klama, dans le rôle du majordome plus jeune que d’habitude, avec un ton pointu et agaçant de tête à claque.

Alice Coote chantait le compositeur. C’est peut-être le rôle le plus « vivant », le plus émouvant de l’opéra, c’est un rôle difficile qui est central dans le prologue, mais qui disparaît de l’acte suivant, avec des aigus et une tension redoutables dans la dernière partie, pour lequel on pense qu’il suffit d’avoir un bon Octavian (du Rosenkavalier) pour remplir les conditions nécessaires pour un bon compositeur, même si de grands Octavian furent de grands compositeurs (Sena Jurinac par exemple, Agnes Baltsa ou Tatiana Troyanos).
Quand je vis Ariadne of Naxos pour la première fois, c’était à Salzbourg, le 28 août 1979, avec Karl Böhm le jour de ses 85 ans, et Hildegard Behrens, James King, et Trudeliese Schmidt en Komponist, c’était vraiment alors le Komponist de référence , mais pas forcément l’Octavian.
Alice Coote n’arrive pas à rentrer dans le personnage qui doit être juvénile, mais pas forcément hystérique, et donc montrer qu’il est tendu à l’extrême (et on le comprend vu la situation) sans forcément faire rire ou agacer : Alice Coote s’agite et elle chante avec des aigus difficiles, à la limite du cri et ainsi n’arrive ni à être le compositeur, ni à émouvoir (alors que c’est peut-être le personnage le plus directement émouvant de l’œuvre), c’est un peu décevant pour une artiste habituellement sensible et plutôt intéressante.

Amber Wagner
Amber Wagner

Amber Wagner remplaçait Anja Harteros dans le rôle de la Primadonna/Ariane : un défi pour une jeune artiste inconnue en Europe appelée un mois avant à remplacer l’une des Divas les plus réclamées de la scène lyrique qui de plus devait aborder le rôle pour la première fois, et donc particulièrement attendue. Amber Wagner a été visiblement solidement formée aux USA, où elle chante régulièrement des rôles wagnériens (Sieglinde notamment) et de grands rôles verdiens. La voix est large, assise, avec un grave profond et sonore (elle a chanté Brangäne), une de ces voix entre le grand mezzo et le soprano dramatique avec un registre central plutôt riche en harmoniques. La seule difficulté provient de certains aigus du rôle où elle passe de manière peu heureuse en voix de tête.
La voix est en effet d’une nature complètement différente du lirico spinto de Anja Harteros, elle est plus sombre, plus épaisse, moins raffinée, mais d’un point de vue technique, il y a peu à reprocher.
J’ai un peu plus d’hésitations sur la question de l’interprétation, un peu neutre, sur celle de la couleur, qui reste souvent monochrome. Une Ariane très honorable, mais je ne pense pas qu’elle ait intérêt à s’en emparer définitivement. Comme son nom l’indique, c’est une voix plutôt de couleur wagnérienne (elle chante pourtant Trovatore et je serais curieux d’entendre son D’amor sull’ali rosee… ) qui n’a en rien un timbre straussien (peut-être la teinturière ?).

Brenda Rae
Brenda Rae

Brenda Rae en revanche a une qualité que ses collègues n’ont pas, elle a un sens du mot, et une vraie ironie dans la voix, et la prestation est d’autant plus exceptionnelle qu’elle a tous les aigus, elle se paie de luxe d’avoir encore de la réserve lors du final de son air, qu’elle a bien préparé en se ménageant pendant le prologue. Elle a le jeu, la fraîcheur, la couleur et la technique. Depuis Gruberova, je n’avais pas entendu de Zerbinette aussi convaincante, car elle a aussi, comme Gruberova, une voix relativement charnue et n’est pas un rossignol. Ainsi les trois rôles féminins principaux étaient ce soir anglo-saxons, deux américaines (Amber Wagner et Brenda Rae) et une britannique (Alice Coote) : on constate une fois de plus la sûreté du chant anglo-saxon, assurance pour un théâtre d’une représentation au minimum  très correcte. Certes, c’est une sécurité souvent autoroutière pour mon goût mais c’est quand même en Grande Bretagne et aux Etats Unis qu’on acquiert la meilleure technique vocale et ce depuis plusieurs décennies.

Jonas Kaufmann
Jonas Kaufmann

Jonas Kaufmann était Bacchus. Un rôle tendu vocalement, qui doit impressionner parce qu’il assume la scène finale, mais un rôle sans grand intérêt (sauf pour l’héroïne désespérée). La voix dès le prologue sonne autre, charnelle, large. Pendant la scène finale en revanche, il ne m’a pas semblé être dans la meilleure des formes. Il était très bien, mais n’a pas écrasé la distribution : il a montré ses qualités éminentes de technicien, avec les notes filées que seul il sait faire, et il a raté ses toutes dernières notes, perdues dans le kaleïdoscope sonore offert par Kirill Petrenko.

Kirill Petrenko ©Bayerische Staatsoper (Blog)
Kirill Petrenko ©Bayerische Staatsoper (Blog)

Car encore une fois, c’est Petrenko qui prend à revers dans un Strauss d’une incroyable clarté, au point qu’on a l’impression d’une mosaïque de sons et qu’on entend ce qu’on n’entend jamais. C’en serait presque dérangeant car tout est là et on finit par se perdre dans ce labyrinthe orchestral tant on essaie de tout suivre. Petrenko propose un travail voisin de ce qu’il propose dans Rheingold ou dans Lulu, (qui ont en commun avec Ariane être des morceaux de théâtre et de conversation) à savoir un suivi des mots d’une finesse prodigieuse , un suivi des rythmes de la parole,  avec une précision qui laisse rêveur. Que sera-ce dans Meistersinger, où la parole compte presque plus que la musique souvent ?
Il a à sa disposition un orchestre de 38 musiciens, dont le son surprend dès la première mesure, brutale et immédiatement enchaînée par contraste en un son singulier de musique de chambre, voulu par Strauss, avec une fluidité fascinante, et d’une légèreté sereine. Il réussit en revanche dans le final à transformer le grêle orchestre en une énorme fabrique de sons qui semble sonner comme l’ orchestre de la Femme sans ombre. Un orchestre sans reproches, il est vrai qu’il est chez lui dans Richard Strauss. Certes, le lyrisme apparaît presque en filigrane, et jamais en premier plan, mais il y a des phrases aux bois, quelques murmures des cuivres qui surprennent et bouleversent, un mélange de légèreté diaphane et de construction monumentale, qui par ces contrastes savants produit une authentique émotion (comme le violoncelle accompagnant certains moments Zerbinetta dans son air! ou les harpes pendant le final) . Mais ce qui m’étonne, c’est qu’il demande presque de colorer certaines passages note à note avec d’imperceptibles modulations : quand on entre dans ce tunnel là, on s’y perd.
Il est fascinant de constater comme chaque chanteur est comme pris en charge et accompagné : jamais un décalage, jamais une faute de rythme (sauf, bizarrement Kaufmann à la fin). Etonnant !
Je pense aussi à l’accompagnement de la première scène, par touches à la fois brutales et ironiques. Un travail pointilliste dans l’approfondissement de la partition, qui ne sonne jamais froid, jamais « analytique », mais très théâtral, soumis au texte, avec quelquefois de lointains échos wagnériens très présents et en même temps en arrière plan. L’accompagnement du monologue d’Ariane à l’orchestre à ce titre est un chef d’œuvre : on l’impression de redécouvrir Strauss.
Un miracle de construction, de ciselure, de clarté. Une Ariane cristalline qui peut surprendre ou ne pas plaire à ceux qui préfèrent un son plus compact et un grain un peu plus rond. Mais il a joué la carte de la musique de salon, celle qu’on peut lire à l’audition, pour se laisser aller au final à un embrasement à peine distancié, comme il sied à une représentation dans la représentation. Alors oui, il ne joue ni le lyrisme, ni l’émotion, ce qui serait facilité, il joue la transparence dans une œuvre qui n’est que reflets et reflets de reflets, face à la mise en abime de la scène il joue la mise en abime de l’orchestre. C’est un petit défi contre les habitudes.
Ainsi donc la soirée que le « Tout Paris » attendait comme on lit çà et là ne fut pas vocalement une soirée d’exception, mais fut une soirée d’iles heureuses : Brenda Rae, les trois dames, et, allez, aussi Kaufmann parce que même en moindre forme il reste fascinant par sa manière d’être au chant, et ces îles étaient posées sur une mer orchestrale aux reflets multiples, aux incroyables profondeurs, aux surprises, aux pièges même, ici froide, ici brûlante, ici apaisée, ici brutale : un monde infiniment petit dans ses moindres détails presque atomisés, comme il sied à cet opéra chambriste, et pourtant un monde qui en même temps nous aspirait dans une sorte d’infinitude sonore : les deux infinis en une soirée. [wpsr_facebook]

Kirill Petrenko & Jonas Kaufmann
Kirill Petrenko & Jonas Kaufmann

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SCHWEIGSAME FRAU de Richard STRAUSS le 29 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Barrie KOSKY; dir.mus: Pedro HALFFTER)

Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl
Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl

Voilà un opéra qui n’est hors Munich, presque jamais représenté. De toute ma vie de mélomane, je ne l’ai entendu qu’une fois, à la Scala, dirigé par Wolfgang Sawallisch lors d’une tournée de la Bayerische Staatsoper en septembre 1988, dans une mise en scène de Günther Rennert, avec Kurt Moll dans Sir Morosus.

Il est vrai que le destin de l’œuvre est symptomatique. Strauss ayant perdu son librettiste fétiche, Hugo von Hoffmannsthal (Arabella est leur dernière collaboration avant la mort de Hoffmannsthal) s’est lié avec Stefan Zweig, et ce dernier lui a proposé une adaptation de la pièce de Ben Jonson (1609), Epicoene or the silent woman. Les deux ont travaillé avec ardeur à cet opéra souriant et plein d’humanité, mais ils furent rattrapés par l’histoire qui changea de face en 1933. Zweig étant juif, Strauss eut toutes les peines du monde à faire représenter Die Schweigsame Frau et à faire inscrire le nom de Zweig sur les affiches. Finalement, il fut inscrit sur le matériel d’accompagnement (programme, distribution). La première eut lieu le 24 juin 1935 à Dresde dirigée par Karl Böhm avec Maria Cebotari dans Aminta, et fut un triomphe. Ce qui était difficilement supportable aux nazis qui disaient de Zweig (l’expression est de Himmler) qu’il était « désagréablement doué ». L’œuvre fut interdite après trois représentations. Strauss se comporta d’ailleurs de manière ambiguë et à tout le moins insouciante, même s’il insista fortement pour que Zweig soit cité.
Quoi qu’il en soit, cette œuvre aussitôt née, aussitôt disparue eut un peu le destin de la musique dégénérée : disparue, ou presque des scènes, dont le premier enregistrement en studio remonte à 1977 (Marek Janowski) mais un enregistrement du Festival de Salzbourg 1959 (Güden, Hotter, Wunderlich) dirigé par Karl Böhm est sorti en 2004, c’est pour moi la référence, évidemment.

Il n’y a guère qu’à Munich où l’œuvre est plus ou moins régulièrement reprise, cette production, signée Barrie Kosky, remonte à 2010, créée par Kent Nagano, alors GMD de Munich.
Barrie Kosky est à peu près parfaitement inconnu en France. On va cet automne voir une mise en scène de Castor et Pollux de Rameau qui va tourner dans quelques villes françaises. C’est un australien qui vient de prendre en 2013 la direction de la Komische Oper de Berlin comme Intendant et metteur en scène résident. Coup de maître : le mensuel Opernwelt a désigné la Komische Oper « Opéra de l’année » en 2012-2013. Son travail, intelligent, ouvert, optimiste, l’a désigné pour mettre en scène à Bayreuth les prochains Meistersinger. Il vient à Wagner malgré ses réticences et par le biais de la comédie. Personnage sympathique et plein d’humour, il a abordé Die Schweigsame Frau par le biais de la comédie de tréteaux, quelque chose qui la rapproche de la commedia dell’arte, d’une manière presque minimaliste puisque sur scène, un praticable surélevé, un lit constituent à peu près les seuls décors dans l’espace nu de la scène du Nationaltheater. Discrets jeux d’ombres, quelques effets de machinerie bien limités : tout est dans les rapports entre les personnages, tout est dans les costumes, leurs couleurs, tout est dans le jeu.

Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation
Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation

Die Schweigsame Frau est une comédie qui met en scène un vieil amiral solitaire, Sir Morosus, allergique à n’importe quel bruit, à qui son barbier facétieux, un Figaro après la lettre, va essayer de faire épouser une femme silencieuse, sorte d’aiguille dans une botte de foin. Solitaire ? Plus pour longtemps puisque son neveu Henry revient après une si longue absence qu’on le croyait mort. Réjoui, Sir Morosus lui promet abri et héritage, mais voilà, Henry est le chef d’une troupe d’opéra, marié à un soprano et toute la troupe est avec lui : Morosus effrayé le déshérite aussitôt.
C’est alors que le barbier intervient et va monter une farce, un mariage de comédie avec une femme silencieuse, qui se révèle être un dragon, une bombe, aussitôt le contrat signé. Alors comme on avait organisé le mariage, on organise le divorce, mais Henry, attendri par son oncle, lui révèle la supercherie et tout est bien qui finit bien.
Le thème du vieux barbon berné fait partie des topoi de la comédie moyenne : c’est un personnage qu’on trouve aussi bien chez Térence que chez Shakespeare, chez Molière que chez Beaumarchais, mais dans Die schweigsame Frau, si le vieil amiral Sir Morosus est allergique à tout bruit et s’est renfermé dans une solitude bougonne, c’est une bonne nature, alors que dans les comédies de ce type, le vieux barbon est berné à la satisfaction de tous.
La source de l’histoire est une pièce élisabéthaine, de Ben Jonson, de peu postérieure aux Joyeuses Commères de Windsor, de Shakespeare, la pièce qui a donné naissance au Falstaff de Verdi, mais aussi à l’opéra de Otto Nicolai. Et Falstaff est l’un de ces vieillards bernés, assez gentiment, qui finit par accepter la plaisanterie de bonne grâce (tutto il mondo è burla…), comme Morosus.
Par ailleurs, l’artisan de la farce est le barbier, comme chez Beaumarchais puis Rossini dans le Barbier de Séville, où il se met au service d’Almaviva qui veut séduire Rosine contre le vieux Bartolo le maître de maison.
L’invention dramaturgique, qui met dans les pattes de Morosus une femme d’abord silencieuse qui finit se rendre insupportable, fait aussi de cette femme, Aminta, une nature honnête, touchée par le cœur de Morosus, par sa sincérité, par sa gentillesse même, et la farce finit par avoir un goût amer. Tous les personnages de Stefan Zweig sont positifs, et sympathiques, ce qui donne à la légèreté de l’opéra une couleur profondément humaine. Cette émotion, on l’aura compris, Richard Strauss s’en empare pour construire le personnage de Morosus, pratiquement le seul héros masculin central de ses opéras, et la couleur de son chant, et de cette musique, étonne parce qu’on est plus habitué à entendre ce type de musique adossé à des personnages féminins. Même si Die Schweigsame Frau ne constitue pas une œuvre très novatrice, nous sommes dans le prolongement et l’esprit d’Arabella, c’est un opéra très attachant, très émouvant, très sensible, et l’on se prend à regretter que Stefan Zweig, si cultivé, si raffiné, si pénétré lui aussi d’humanité, n’ait pu, histoire et destins obligent, continuer à travailler avec Richard Strauss.
Ainsi, le travail effectué par Barrie Kosky sur cette œuvre tient compte à la fois des fils de l’écheveau souligné plus haut (filiations avec le théâtre élisabethain, et relations avec Rossini) et de la nature très sensible du livret. Il travaille avec un décor minimal de type tréteau (l’essentiel de l’intrigue sur déroule sur un podium) planté au milieu du plateau, avec, je l’ai écrit plus haut, pour seul meuble un lit, qui pourrait être aussi une sorte de bergère. Le reste du plateau est noir, nu, et sur des pendrillons latéraux sont projetés quelquefois les ombres des personnages. Ce sont les personnes qui font l’ensemble du spectacle, avec notamment la troupe d’opéra dont l’irruption bruyante fait penser au troisième acte du Rosenkavalier, quand la ribambelle d’enfants fait irruption sous les yeux du pauvre Ochs qui ne comprend rien.

Tout le premier acte commence  avec un Morosus un peu gris, un barbier primesautier (tout de vert vêtu) et une gouvernante secrètement amoureuse, merveilleusement incarnée par Okka von der Damerau, qui en fait un vrai personnage et qui va accompagner l’intrigue avec une importance scénique plus grande que l’importance réelle  du rôle ; ce sera très sensible à la fin lorsque Morosus revient à la réalité, où elle quitte la scène tristement, n’ayant pu conquérir celui pour qui elle crève d’un amour secret : tout le contraste entre ce monde un peu racorni, se joue avec l’arrivée de la troupe d’opéra, immense troupe de saltimbanques brillante et colorée (la marque Kosky), avec ses plumes et ses paillettes, et une sorte de concentré de tous les grands personnages de l’opéra, Traviata, Otello, Tosca, Butterfly, Rigoletto, Wotan et Brünnhilde, Lohengrin et son cygne, Falstaff etc…l’irruption du monde bouillant de l’opéra, du monde du spectacle, du monde de l’apparence sur ce plateau nu sur lequel on verrait plutôt une tragédie crépusculaire est explosive. Barrie Kosky, dont tout le monde connaît l’humour, habille Aminta en Brünnhilde, Carlotta en Traviata, Isotta en Butterfly, toutes les femmes sacrifiées que le genre opéra affectionne. L’invasion de ce plateau nu par cette troupe bigarrée et bruyante écrase totalement l’ambiance grise du départ, ce réveil un peu grincheux de Morosus (dont le nom n’est pas choisi au hasard).
A partir de ce moment, tout se joue au niveau visuel sur les variations de costumes (de Esther Bialas, qui a aussi conçu le dispositif scénique), le pauvre Morosus se retrouvant au troisième acte complètement soumis à sa virago de (fausse) épouse, en costume rose dans lequel il semble si malheureux.
Ce qui me paraît passionnant dans ce travail est la manière dont il utilise à la fois les poncifs de l’opéra, notamment dans la scène du faux mariage, avec son faux notaire et son faux prêtre, comme chez Mozart (merci Cosi’ fan tutte) et dont il évite soigneusement de ridiculiser Morosus ; il y a toujours un moment où il attendrit le public,  quand il revêt une perruque pour se rajeunir avant de rencontrer Aminta, et où il attendrit Aminta plus ou moins contrainte de jouer les femmes insupportables (seule solution pour capter l’héritage futur pour son vrai mari, Henry, le neveu déshérité), et surtout, il trouve en Franz Hawlata l’interprète idéal pour son propos. Le talent d’acteur époustouflant de Hawlata, sa manière de chanter le texte, si expressive, même si la qualité du chant reste irrégulière (on connaît ses problèmes). Hawlata joue sur ses propres défauts (difficultés à l’aigu, trous dans la projection vocale) mais aussi sur ses qualités (tenue de souffle, graves encore profonds) pour composer, construire le personnage et le rendre attendrissant et émouvant.

Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper
Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper

Le clou du spectacle, applaudi à scène ouverte, est le début du troisième acte où le podium se lève à la verticale, comme un coffre qu’on ouvrirait, devenant un mur d’où tombe une pluie de pièces d’or, allusion à l’héritage, à la richesse de Morosus, et à l’usage immodéré que sa fausse épouse va en faire : pluie d’or, et donc dépenses : frais d’ameublement, frais de vêtements, frais de leçons de chant, Aminta joue à la bourgeoise gentilhomme. Une scène emblématique par sa simplicité, avec un effet garanti sur le public, tout en étant d’une extraordinaire justesse.  C’est le sommet de la folie qui envahit la vie de Morosus, celui où l’on se rapproche le plus du troisième acte du Chevalier à la Rose où Ochs est totalement berné et circonvenu.

Alors arrive, pour calmer les choses, le moment du divorce, tout aussi arrangé qui s’appuie sur une critique amusante du langage juridique (et là on dit merci Molière), où la scène n’est pas menée jusqu’au bout, quand Henry s’aperçoit qu’il a peut-être été un peu loin devant un Morosus évanoui . Se succèdent alors des scènes tendres, le réveil de Morosus, les retrouvailles du couple Henry/Aminta, la gouvernante mélancolique, et le retour de Morosus à son pyjama initial, retour au début, mais cette fois avec derrière lui l’expérience et l’apprentissage, avec le constat amusé qu’il a été joué, et avec un retour à un quotidien normalisé où il accepte le bruit et devient lui même vivable. Jeux souriants de tendresse qui contribuent à faire fondre le public.
Morosus fait sourire, mais ne fait jamais rire vraiment, la gouvernante fait rire au départ (lorsqu’elle met du désodorisant autour du lit où dort Morosus), mais très vite Kosky fait passer ce personnage de la caricature à l’émotion (et notamment pendant toute la fin), la gouvernante est présente, toujours silencieuse, toujours dans un coin pendant qu’au centre du plateau se déroulent les folies, sorte de chœur silencieux et renfermé qui installe le personnage. Le barbier est un jeune échevelé, un peu superficiel, une sorte de Figaro (normal, un barbier) peut-être plus léger et moins conscient, un Figaro vif et futé qui n’aurait qu’envie de s’amuser, pendant qu’Aminta et Henry se lancent comme à regret dans la farce. Il y a là du premier et du second degré, une farce et un regard sur la farce qui donnent une étrange profondeur au propos. C’est vraiment un travail théâtral de haut niveau, qui a été créé en 2010 au Prinzregententheater, plus petit, plus intime, cette fois dans l’immense vaisseau du Nationaltheater, où le dispositif minimaliste et l’abondance de personnages en scène donnent un relief plus fort à l’intrigue.
Musicalement, les représentations de 2010 étaient confiées au GMD d’alors, Kent Nagano, on eût pu rêver que le GMD du jour, Kirill Petrenko, nommé Dirigent des Jahres par  le mensuel Opernwelt, prisse la baguette, mais Petrenko devait le lendemain diriger la 6ème de Mahler, et il n’a sans doute pas voulu se replonger dans l’univers straussien, après avoir convaincu le public dans l’autre Frau (ohne Schatten) en décembre 2013. C’est à un chef madrilène peu connu que Nicolaus Bachler a confié la direction musicale, Pedro Halffter. Pedro Halffter, formé en Autriche et aux USA  a passé de longues années en Allemagne où il a été premier chef invité du Nürnberger Symphoniker et premier chef de l’orchestre de jeunes du festival de Bayreuth. Il est donc familier du répertoire germanique, très à l’aise dans cette pièce de Richard Strauss, dirigée avec beaucoup de précision, avec un vrai souci des équilibres et du plateau (on sait qu’avec Strauss, il est facile pour l’orchestre d’envahir l’espace sonore), une grande netteté de battue, et surtout, une très grande élégance dans la direction, marquée par la clarté et un joli sens du legato. Voilà à mon avis un vrai chef d’opéra, doué d’un sens théâtral marqué, et qui mériterait d’être vu plus souvent en Europe dans les fosses d’orchestre. Il remporte un vrai succès, mérité.
Sur le plateau, on remarque une fois de plus l’excellence de la troupe de Munich et des membres de l’opéra studio qui tient excellemment la plupart des rôles de complément, même des chanteuses dont la carrière commence sous de bons auspices comme Tara Erraught tiennent de petits rôles (Carlotta) et leur donnent un vrai relief vocal, remarquons en Isotta la jeune Elsa Benoît, qui appartient à l’opéra studio après avoir étudié en France avec une voix de soprano bien posée, bien projetée, et prometteuse. Quant à Christian Rieger, Christoph Stephinger, Tareq Nazmi, ils sont comme d’habitude non seulement à leur place, mais donnent à leurs personnages un vrai relief : on remarque chacun et chacun fait parfaitement le job, jusqu’à Papagel d’Airton Feuchter Dantas.
Nous avons dit combien le Morosus de Franz Hawlata était apparu dominer la distribution par son incarnation du vieux Morosus, usant avec intelligence d’une voix déclinante, et jouant sur toutes les touches du clavier des émotions, quelquefois ridicule et comique, souvent émouvant, souvent sensible, montrant une intelligence scénique intacte. Franz Hawlata dans Hans Sachs à Bayreuth (dans la mise en scène de Katharina Wagner) avait été stupéfiant de vérité, même si le chant s’apparentait quelquefois plus à du Sprechgesang. Son successeur dans le rôle, James Rutherford, était bien meilleur vocalement mais combien plus pâle scéniquement…
L’Aminta de l’américaine Brenda Rae compose un personnage plein de relief, affirme son soprano colorature (elle va chanter La Sonnambula à Francfort, son port d’attache) avec force et élegance et une grande assurance technique, dans un rôle confié en 2010 à Diana Damrau. Elle allie une voix sûre et un physique avantageux et un sens de la scène notable. Belle incarnation.
Si vocalement Nikolay Borchev comme Barbier n’a pas toujours le relief qu’on pourrait attendre (la projection n’est pas idéale), malgré un très joli timbre clair de baryton, il est scéniquement un personnage vif,  mobile, au jeu affirmé et naturel.
On se souvient de Daniel Behle dans l’Arabella de Salzbourg à Pâques dernier et à la surprise procurée par son excellent Matteo. La voix ne peut se déployer ici vraiment qu’au troisième acte, où sont concentrées presque toutes les parties solistes de son rôle, on peut alors apprécier à la fois le jeu naturel, jamais excessif, ainsi que l’élégance, le contrôle et l’appui sur le souffle, la suavité de ce chant, le volume appréciable qui en fait un ténor sans doute promis à une bonne carrière car la voix convient à des répertoires très divers « du baroque au XXIème siècle » comme l’affirme son site http://www.danielbehle.de : il sera dans les prochaines semaines Titus dans la reprise de la production de Clemenza di Tito de Mozart de Jan Bosse à Munich, Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail à Aix l’an prochain, il participera à la très prochaine production d’Alcina de Haendel à Bruxelles cette saison sous la direction de Christophe Rousset , et sera Erik du Fliegende Holländer à Francfort, son premier Wagner.  Henry Morosus constitue aussi une prise de rôle, très réussie vu le très grand succès remporté auprès du public. En Daniel Behle, on tient une solide valeur du chant germanique, un artiste très musicien (il chante aussi beaucoup de Lied) et très ouvert par la variété du répertoire.

Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) ©  Bayerische Staatsoper
Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) © Bayerische Staatsoper

Mon dernier mot sera pour Okka von der Damerau, qui remporte un succès extraordinaire pour son rôle de gouvernante (Haushälterin), non pas tant évidemment pour le chant, toujours excellent (beau mezzo, clair, projection et diction impeccables), mais relativement réduit dans cette œuvre, mais pour l’incarnation de cette gouvernante amoureuse, émouvante, sensible d’une vérité criante, avec une notable prise sur le public. J’espère qu’un directeur d’opéra offrira enfin à cette artiste mérite un rôle à sa mesure. En attendant, quelle chance pour la troupe munichoise…

Et voilà, une soirée de répertoire, une reprise qui montre une fois de plus que sans vedettes, sans chef universellement fêté, on peut réussir parfaitement cette osmose entre scène et fosse, cette Gesamtkunstwerk chère à Wagner. Die Schweigsame Frau est un opéra qui mérite d’être mieux connu et surtout reconnu (quand notre première scène nationale mobilisera-t-elle Garnier pour sa création  à l’Opéra de Paris?). Munich justifie pleinement ce soir son très récent statut d’Opernhaus des Jahres décerné par le mensuel Opernwelt pour l’année 2013-2014 : la reconnaissance méritée d’un travail d’une rare intelligence et d’une qualité continue.

PS: rappelons que vous pouvez reprendre le spectacle en streaming le 5 octobre à partir de 18h sur le site www.bayerische-staatsoper.de .

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Die Schweigsame Frau, Acte I © Bayerische Staatsoper
“Traviata” (Tara Erraught), “Butterfly” (Elsa Benoît), “Brünnhilde” (Brenda Rae) et Henry Morosus (Daniel Behle) dans Die Schweigsame Frau, Acte I © Wilfried Hösl