BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER le 5 MARS 2016 (Dir.mus: Asher FISCH; Ms en sc: Peter KONWITSCHNY)

Acte I: arrivée des marins hollandais  ©Wilfried Hösl
Acte I: arrivée des marins hollandais ©Wilfried Hösl

(Les photos ne se réfèrent pas à la reprise actuelle, mais à une précédente, avec d’autres chanteurs)

 

Cette production marqua l’adieu de Sir Peter Jonas à la tête de la Bayerische Staatsoper en 2006. Sous son règne, commencé en 1993,  Peter Konwitschny a laissé à Munich une trilogie wagnérienne comprenant Parsifal en 1995, Tristan und Isolde en 1998, et ce Fliegende Holländer. Peter Konwitschny est l’un des représentants les plus rigoureux du Regietheater et l’un des plus grands lecteurs de la dramaturgie wagnérienne.
Les deux premières productions citées sont toujours au répertoire de Munich, c’est dire, à travers leur longévité, l’importance qu’elles ont dans l’histoire récente du théâtre, notamment pour des œuvres aussi emblématiques. Der Fliegende Holländer revient régulièrement dans les programmes, cette fois avec une étincelante distribution (Michael Volle, Peter Rose, Klaus Florian Vogt, Heike Grötzinger, Jussi Myllys, Catherine Naglestad) et un chef rodé au répertoire, Asher Fisch.
Fixé sur Un ballo in maschera du 6 mars, je n’avais même pas regardé le programme du 5 mars, et c’est au tout dernier moment que j’ai tenté ma chance sous la colonnade du Nationaltheater. Bien m’en a pris.
Le fil rouge des trois productions de Konwitschny, c’est le sacrifice féminin, et plus généralement le statut de la femme induit par les livrets. Pour Konwitschny, la femme est centrale dans ces opéras : il voit par exemple dans Kundry celle qui meurt et qui se sacrifie pour que l’ordre ancien et masculin puisse perdurer dans Parsifal.
Senta est une autre figure du sacrifice féminin et c’est autour d’elle que la mise en scène est construite, une mise en scène d’une rare intelligence, mais qui heurtera les amateurs de jolies histoires romantiques. L’opéra ou la défaite des femmes, comme l’a écrit Catherine Clément.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Trois actes et trois espaces différents, scandés par des baissers de rideau.
Le premier acte est celui de la rencontre Daland/Holländer, celui de la tractation, où Daland va vendre sa fille au très offrant, c’est une mise en place, relativement traditionnelle. Le décorateur Johannes Leiacker a composé un paysage romantique, toiles peintes, mer agitée, falaise, couleurs sombres, pas de vaisseaux mais deux passerelles qui se font face, à cour celle métallique, de Daland, et celle, usée et fragile, du Hollandais à Jardin. Des marins d’aujourd’hui, face à un Hollandais vêtu à la mode du XVIIème, avec un équipage comme sorti d’un tableau de Frans Hals ou Rembrandt. Ce sont donc deux univers qui vont se rencontrer, avec leurs valeurs, leur incompréhension mutuelle (amusant jeu avec les verres qui deviennent des calices d’or pris dans le coffre), leur manière de voir le monde. Seul l’argent les unit, car l’argent fait tout, et l’or n’a ni odeur, ni âge. Aussi l’arrivée du coffre plein des trésors promis exerce-t-elle une attraction immédiate sur Daland qui chourave au passage quelques colliers (c’est classique dans les regards sur l’œuvre), puis, moins classique, du Steuermann, qui tourne autour, qui tente d’assister à l’entrevue Daland/Holländer, qui essaie une cuirasse, puis un casque, un collier, une chaîne d’or et qui finit par appeler l’équipage qui plonge ses mains dans le coffre, pendant que les deux capitaines installés autour d’une table discutent sans apparemment prendre garde à ce qui se passe derrière eux.
L’équipage du Hollandais arrive à son tour pour rétablir l’ordre, pendant que le pacte est scellé entre Daland et le Hollandais.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Konwitschny a voulu confronter le monde du Hollandais non à une Norvège romantique du temps de Wagner, mais à une Norvège d’aujourd’hui : le temps pour le Hollandais n’a pas d’importance et ce qui intéresse Konwitschny, c’est la confrontation des valeurs d’aujourd’hui et d’hier, les permanences et les ruptures, et notamment le regard sur la femme.

C’est pourquoi après un premier acte à l’imagier troublé  (paysage romantique de toiles peintes, vision théâtrale un peu surannée, mais pas trop) le deuxième acte change très violemment d’ambiance.
Nous sommes précipités de nos jours, dans la salle aux murs immaculés d’un centre de fitness où les rouets ont laissé la place à des vélos d’intérieur sur lesquels pédalent un groupe de femmes sous la direction d’une coach (Mary) : survêtements, sacs de sport, miroirs, lumière aveuglante : le choc est rude, après un premier acte après tout relativement « traditionnel ».

Acte II: filer ou pédaler, c'est conquérir l'inutile ©Wilfried Hösl
Acte II: filer ou pédaler, c’est conquérir l’inutile ©Wilfried Hösl

Dans l’original, elle filent, et la surveillante (Mary) leur dit que plus elles filent et plus leur trésor (leur amoureux) leur apportera des cadeaux et de l‘argent. Manière de les encourager et de faire comprendre que leur travail n’a pas grand sens, que seul a du sens celui qui leur apporte l’argent. Manière aussi d’isoler le sort de Senta pour qui filer a encore moins de sens parce que son amoureux est chasseur et non marin, il apporte du gibier mais pas des trésors : Senta, même face à son monde, est ailleurs.
Pour Konwitschny, pédaler à vide dans une salle de sport ou filer au rouet pour son « Schatz » est signe d’inutilité et de vacuité : il n’a pas résisté à la similitude entre le mouvement du vélo et celui du rouet, et à la confrontation des femmes à l’inutile : que le Schatz soit le marin ou la « ligne » à préserver, c’est aussi vain et marque la vacuité des activités des femmes.
Senta est dans cette ambiance à la fois comme les autres et différente ; et le choc est double lorsque d’un côté apparaît Erik (Klaus Florian Vogt) en peignoir de bain blanc et sandales de plastique, et de l’autre le Hollandais en uniforme du XVIIème. Le tiraillement de Senta est visuellement installé, mais en même temps la nature différente des deux amours, qui va susciter le drame.
Voir Klaus Florian Vogt ainsi implorer Senta, m’a évidemment fait irrésistiblement penser au troisième acte de Lohengrin, autre dialogue de couple au-dessus du volcan, non dépourvu de violence ici, puisqu’Erik détruit le portrait que Senta porte avec elle.
La rencontre avec le Hollandais, se joue dans ce décor profane, incongru face à ce qui est en jeu, Erik en peignoir et le Hollandais en marin du XVIIème est une scène qui pourrait faire sourire. Ce n’est pas le cas : l’altérité du Hollandais explique au contraire la nature de la volonté de Senta, désireuse de rédemption (Erlösung), c’est à dire de mourir pour sauver. Une sorte de vocation au martyre qui n’a rien à voir avec un amour terrestre (au contraire de la mise en scène de Jan Philipp Gloger à Bayreuth qui est fondée sur la rencontre amoureuse), l’amour terrestre est ce que vit Senta avec Erik, et d’une certaine manière, la lutte d’Erik s’apparente à celle d’un amoureux qui empêcherait son aimée d’entrer au couvent.

Anachronismes des valeurs ©Wilfried Hösl
Anachronismes des valeurs ©Wilfried Hösl

Le deuxième acte va donc se terminer par le magnifique duo où Senta se promet « bis zum Tod », jusqu’à la mort, dédiée, par un amour mystique. C’est bien de la nature de la « vocation » de Senta qu’il est question ici, dont la fidélité est mystique et non terrestre. Mais le Hollandais veut non un mariage mystique, mais bien terrestre: il sort de sa valise une robe de mariée un peu fripée (c’est l’âge!) dont il revêt Senta.
Konwitschny, qui travaille sur la version 1843 (et non 1860 avec la rédemption) travaille sur un opéra aporétique, où la seule solution, c’est la mort, sans rien que le néant. D’ailleurs, il joue sur les mots Lösung (solution) et Erlösung (rédemption), affirmant que lorsqu’il y a « Erlösung », il n’y a pas de « Lösung », en appelant aussi à l’exemple de Kundry.
Ainsi donc, le don de Senta n’est pas un don de corps, mais un don de vie.
Le Hollandais, qui vit avec les valeurs du XVIIème vit cette union comme un exemple de fidélité totale, tragique, mais d’une certaine manière, à la mode tragique du XVIIème ; Senta quant à elle donne sa vie, dans un mouvement mystique où toute trace d’amour terrestre a disparu.
Ainsi le troisième acte va mettre en scène les oppositions jusqu’à la déchirure dans un espace clos, qui laisse voir au fond le paysage du premier acte, coincé entre les battants de porte, et qui est une taverne étrange avec à jardin un comptoir où les marins debout se saoulent à la bière, sous la lumière électrique et à cour, recroquevillés, presque dormant, les marins hollandais, assis à des tables avec des chandelles plantées dans des bouteilles. Le tout dans un espace unique et donc paradoxal, chacun vivant la vie à laquelle il est accoutumé, deux vies qui finissent par s’opposer dans une ambiance violente et fantasmagorique dans la scène de la tempête, interrompue par l’arrivée d’Erik, cette fois-ci en habit de chasseur, qui va tenter une dernière fois de récupérer Senta. Emergeant du groupe de ses marins le Hollandais surgit, accusant Senta d’infidélité et de manquer à sa parole, et précipitant son départ.
Konwitschny ainsi souligne un aspect peut-être jamais vraiment souligné de l’opéra, à savoir que résolument arcbouté sur ses valeurs et ses exigences, le Hollandais ne sait pas voir chez la jeune fille le don mystique de soi, et pense qu’elle est tiraillée entre Erik et lui : il fait une crise de jalousie qui n’a pas lieu d’être. Et peut-être peut-on supposer que les errances du Hollandais sont aussi le fruit de sa rigidité, de son absence de regard sur l’autre, de l’aveuglement dû à son désir de se sauver à tout prix, et donc de la négation de Senta en l’occurrence, mais de toutes les femmes qu’il a peut-être rencontrées déjà.
Senta cette fois-ci devant l’aporie de sa situation, désirant donner sa vie, que le Hollandais refuse au nom de valeurs qui n’ont pas lieu d’être, et ne supportant pas l’insistance terrestre d’Erik, choisit…de tout effacer. Effacer l’histoire, effacer sa vie et effacer du même coup la musique. Elle fait exploser un baril de poudre, noir en salle, arrêt de la musique. Surprise.
Et on commence à apercevoir émergeant de l’ombre peu à peu l’ensemble des artistes prêts à saluer, tandis qu’on entend dans le lointain la musique brutale de la fin de l’opéra comme sur le son d’un vieux gramophone, parce que la situation ne pouvait avoir de fin « normale » (pas de « Lösung ») mais que tout devait être annihilé (et pas d’ « Erlösung » non plus). Le néant, scénique et musical.

On se prend à rêver du charivari qu’à Paris ou Milan qui n’aiment pas le Regietheater un tel travail aurait sans doute provoqué. Et pourtant, Konwitschny prend acte d’une version musicale sans rédemption, pour proposer une vision sans rédemption, sans solution, avec musica interrupta, dans un travail d’une grande intelligence et d’une très grande violence, y compris visuelle. C’est un travail évidemment sur la psychè, vu à travers le refus de tous de prendre en compte qui est Senta et sa nature profonde. Rien de romantique, ou du moins, un romantisme qui est une impasse tragique, ou la mort n’est pas mort théâtrale où l’on verra l’héroïne se jeter dans la mer, comme Tosca se jettera du haut du Château Saint Ange, pour rejoindre l’aimé, mais où elle décide de tout suspendre, de tout effacer, de tout faire disparaître dans un néant alors partagé par chanteurs musiciens et spectateurs. Le Gramophone lointain étant ce qui nous reste après la fin du théâtre.
C’est un travail très intelligent et réfléchi même si radical, dans la mesure où il s’attaque à la musique, même pour la dernière minute, qui reste le climax évidemment. La privation du climax musical pour le remplacer par un climax scénique se comprend et se défend, évidemment, même si je pense à la frustration de certains spectateurs, d’autant que je ne suis pas sûr que tous aient pu remarquer (à l’ouverture) qu’il s’agissait de la version 1843, sans rédemption et donc sans ajout musical des dernières mesures « rédemptrices » de 1860.
Rompu à cette production, le chœur de Sören Eckhoff est clair, énergique, magnifiquement sonore et en même temps incroyablement tendu ; le début du troisième acte est à ce titre exemplaire. Mais c’est habituel dans ce théâtre.
Même si ce n’est pas la distribution d’origine, sauf pour Klaus Florian Vogt, qui n’assure pas les deux suivantes (assurées par Tomislav Muzek), la compagnie réunie défend très bien l’ensemble du propos. Peter Rose, qu’on a tellement l’habitude de voir en Ochs qu’on en est presque étonné de le voir dans un autre rôle, assure le rôle de Daland avec une diction parfaite : le texte est d’une très grande clarté, avec une projection parfaite, et la voix passe en salle sans aucun problème. C’est un Daland de classe, bien engagé scéniquement et dont la voix se différencie parfaitement avec celle de Michael Volle dans le Hollandais, ce qui n’est pas toujours le cas, notamment avec une couleur moins sonore, un peu plus mate : il incarne une voix « bourgeoise », pourrait-on dire.
Michael Volle est un modèle d’intelligence du chant, d’expressivité et de tension ; il n’y a aucun doute possible : il est vocalement le Hollandais, avec une telle perfection dans la diction, l’expression, l’émission, la projection qu’on reste quelquefois pantois, devant tant de science du dire et tant d’émotion contenue. Son monologue d’entrée est tout simplement prodigieux, et je ne parle même pas des duos, qui sont des modèles. Il est aristocratique dans son dire, dans sa manière de chanter, dans la manière de colorer.
Catherine Naglestad en Senta est un peu décevante, cette Brünnhilde, cette Tosca, n’a pas toujours la ligne pour Senta. Elle en a évidemment les aigus et ses dernières minutes sont époustouflantes comme si enfin la voix sortait se confronter avec le destin. Il reste que dans la ballade, il est vrai menée avec un tempo ravageur pour les voix tant il est lent, elle est contrainte de moduler plus que de raison, et la voix a des difficultés à « tenir la distance » et maintenir la stabilité de la ligne de chant  et n’a pas l’éclat qu’on attendrait dans ce morceau de bravoure ; elle est à la peine. Il reste que le personnage est là, tel qu’il est voulu par la mise en scène. Elle est meilleure dans le duo avec le Hollandais, et ne semble n’entrer vocalement dans le rôle que dans la scène finale.
Si la Mary de Heike Grötzinger n’appelle pas de remarque dans sa version « coach de salle de sport ». Klaus Florian Vogt était Erik, un rôle presque secondaire pour lui tant on a désormais l’habitude de le voir en Parsifal ou Lohengrin. Il mène son duo du deuxième acte– est-ce simplement une impression personnelle ?- comme Lohengrin avec Elsa, soignant comme d’habitude chaque parole, chaque note tenue, filée, avec une douceur séraphique ; il semble moins à l’aise dans les parties un peu plus héroïques, et notamment dans la dernière scène ; mais son travail est une vraie leçon de chant. Un Erik aussi poétique, aussi élégant semble tomber du nuage des anges.
Belle prestation du jeune Steuermann de Jussi Myllys : la voix est claire, bien projetée, le comportement scénique très juste. En fait, une distribution de grande classe, et qui aurait garanti une vraie grande soirée, si la direction de Asher Fisch n’avait pas un peu éteint ce bel enthousiasme. Asher Fisch n’est pas un chef médiocre, et son Fliegende Holländer est très au point (il est vrai que c’est le répertoire de l’orchestre), sans bavures et quasiment sans scories, mais il ne réussit pas à tendre dramatiquement son approche, qui pour la version de 1843, demanderait un autre halètement, comme une course à l’abîme : le tempo est plutôt lent, ce qui met quelquefois les chanteurs à la peine, obligés de tenir les notes plus que de raison, et la tension ne correspond pas à ce qu’on voit sur scène. Autrement dit, il y a à mon avis trop de « raffinements » de mignardises qu’il n’y a pas à avoir ici. J’ai l’impression que Asher Fisch italianise un peu la partition, demandant à ses chanteurs, Naglestad par exemple, certains moment presque italianisants. Même s’il remporte un beau succès, et que la prestation est loin d’être scandaleuse, il ne m’a pas vraiment enthousiasmé, ni apporté quelque chose de neuf ou d’inattendu.
Ce qui est soirée de répertoire à Munich serait ailleurs sans doute soirée exceptionnelle vu la distribution. J’étais heureux d’avoir pu « improviser » cette nouvelle soirée Wagner. Même quand on vient pour Verdi, Wagner n’est jamais bien loin à Munich.[wpsr_facebook]

Acte III inquiétant ©Wilfried Hösl
Acte III inquiétant ©Wilfried Hösl

STAATSOPER HAMBURG 2015-2016: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ le 9 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kent NAGANO; Ms en scène: Michael THALHEIMER)

Du sang et des larmes ©Hans Jörg Michel
Du sang et des larmes, une Troie biblique ©Hans Jörg Michel

Moment important pour l’Opéra de Hambourg, une institution historique dont Gustav Mahler fut premier chef d‘orchestre entre 1891 et 1897 : un nouvel intendant, Georges Delnon, qui depuis 2006 dirigeait le Theater Basel et en a fait l’une des scènes de référence en pays germanophone (Théâtre de l’année pour Opernwelt en 2008/2009 et 2009/2010), et un nouveau directeur musical, Kent Nagano prennent les rênes de la Staatsoper. Il s’agit par la première nouvelle production, d’afficher des orientations. Ainsi c’est pour la maison un moment stratégique, d’autant qu’elle semblait marquer le pas depuis quelques années, même si Simone Young avait fait un très beau travail à la tête de l’orchestre. Kent Nagano, après avoir laissé la Bayerische Staatsoper en 2013, passe ainsi de la métropole du Sud à celle du Nord, avec charge d’insuffler un vent musical nouveau.
Kent Nagano aime la musique française ; il a été directeur musical de l’Opéra de Lyon de 1989 à 1998, (aux temps de Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo) et ce n’est pas un hasard qu’il propose d’ouvrir sa première saison hambourgeoise par Les Troyens de Berlioz, une œuvre qui n’est pas si fréquente, même en Allemagne où a été créée la version complète.

Proposer Les Troyens, ce n’est pas choisir la facilité : la troupe de l’opéra n’est pas forcément habituée à ce type d’œuvre, dont la monumentalité demande un gros travail au chœur (dirigé par Eberhard Friedrich, le chef du chœur de Bayreuth, ce qui est à tout le moins une garantie), une mobilisation extrême de l’orchestre, pour un répertoire qui ne lui est pas familier, et une distribution difficile à établir, tant les exigences vocales sont fortes, pour une grande partie des rôles et pas seulement des « grands » rôles.
Les Troyens, c’est une de ces œuvres hybrides où les exigences du compositeur sont celles de voies nouvelles pour la musique, mais qui malgré tout garde des formes qui sont celles du Grand Opéra, genre presque dépassé en 1858, quand Berlioz en termine la composition et en 1863, quand l’œuvre est partiellement créée au Théâtre Lyrique: à cette époque, Wagner a déjà très clairement en tête la musique de l’avenir et les drames musicaux. Verdi présente quant à lui Un ballo in maschera en 1859, qui est un peu son adieu au genre « Grand Opéra » dans une œuvre qui déjà appelle les Forza del Destino, les Macbeth, les Aida, même si Don Carlos en 1867 en est la dernière  survivance composé, il est vrai, pour Paris.
Les Troyens avec ses masses ses ballets, ses exigences et sa durée reste un Grand Opéra, monumental, hérité à la fois de Shakespeare et de Virgile, qui essaie de retrouver à la fois l’épopée et la tragédie antiques dans la Prise de Troie, en s’appuyant en revanche sur les ressorts du drame shakespearien pour évoquer dans les Troyens à Carthage  les amours de Didon et Enée, un des épisodes les plus fameux de l’Enéide, déjà magnifié par Purcell, mais aussi évoqué dans la peinture (Le Lorrain par exemple) : c’est en fait un des topos de l’art, et Berlioz entend bien s’appuyer sur une histoire bien connue du public, et créer à partir de l’épopée virgilienne une sorte de grande épopée lyrique française.

La prise de Troie (image finale) ©Hans Jörg Michel
La prise de Troie (image finale) ©Hans Jörg Michel

La Prise de Troie (les deux premiers actes) a été moins souvent représentée (la création a lieu en allemand à Karlsruhe en 1890, où Felix Mottl dirige pour la première fois l’intégrale) la musique en est plus ingrate, plus syncopée, plus moderne peut-être que celle des Troyens à Carthage, qui elle, est plus lyrique, plus consensuelle aussi.
La première partie met au centre le personnage de Cassandre, qui selon le mythe, s’étant refusée à Apollon, fut condamnée à voir l’avenir, mais à ne jamais être crue y compris de ses proches.

Les Troyens à Carthage affichent Didon et Énée, deux personnages principaux, unis par un amour qu’on pourrait appeler a priori romantique.
La Prise de Troie fait de Cassandre le personnage central, les autres (Enée, Chorèbe, etc…) demeurant (presque) secondaires et apparaissant de manière plus sporadique. Même si elle n’a pas la notoriété d’autres héroïnes de la guerre de Troie, Cassandre est un personnage connu de la mythologie, qui n’a pas eu les honneurs comme d’autres, de la tragédie ou de l’opéra. Seules quelques œuvres ont fait de Cassandre l’héroïne, une cantate de Benedetto Marcello, Berlioz dans Les Troyens, et surtout Vittorio Gnecchi, qui écrivit un opéra, Cassandra en 1905, et qui fut étrangement accusé de plagiat de l’Elektra de Richard Strauss, qui date pourtant de 1909, hasards des calendriers et des intertextualités musicales sans doute. Curieusement, c’est un personnage qui semble plus intéresser le XXème siècle où plusieurs auteurs en littérature ou en musique, l’ont mis en scène.
La prise de Troie est donc un long lamento de Cassandre, sur fond de catastrophe : les grecs, malgré ses avertissements, se précipitant sur le fatal cheval pour le faire rentrer en ville. Situation typiquement tragique de celui qui voit au milieu des aveugles, et qui ainsi semble enfermé dans un chemin sans issue.
Michael Thalheimer qui est un ascète du théâtre, habitué à n’en relever que les lignes directrices sans se perdre dans les détails du pittoresque, conçoit Les Troyens comme une sorte d ‘épure, que le décor unique de Olaf Altmann illustre : une boite immense (qui rappelle la boite de Barrie Kosky pour Castor et Pollux) en bois, deux cloisons latérales fixes et un fond mobile se levant régulièrement pour laisser voir ou passer le chœur qui avance ou recule, ou tournant sur lui même, déversant d’impressionnants flots de sang ou des trombes d’eau. Rien d’autre. Rien de trop, Μηδὲν ἄγαν selon le bon vieux précepte delphique, et même le minimum, laissant les personnages dans cette clôture, en éliminant tout ce qui pourrait être pittoresque, c’est à dire « picturesque », ou qui pourrait faire envoler l’imagination du spectateur vers le rivage troyen ou les rives carthaginoises plus riantes (kennst du das Land… ?).
A ce titre, nous sommes à l’opposé, au Nadir même d’une conception à la Mc Vicar (à Londres et à la Scala) fortement figurative, fortement spectaculaire et colorée, et de toutes les reconstitutions Péplum qui ont pu essaimer les rares productions de l’opéra géant de Berlioz.
Géant ? pas tant que ça, puisqu’au nettoyage scénique correspond un nettoyage musical effectué par Pascal Dusapin à la demande de Kent Nagano, un nettoyage d’importance, qui élimine tout ce qui n’est pas essentiel, tout le décoratif, réduit airs ou duos, adieu les ballets, adieu les chœurs inutiles (au trou l’entrée de Didon, « Gloire à Didon ») pour ne garder que le parcours tragique des personnages singuliers. On ne garde que ce qui fait avancer l’action, on se débarrasse de ce qui l’arrête, on se débarrasse surtout de tout spectaculaire. On se débarrasse du Grand Opéra foisonnant pour se concentrer sur le l’essence du drame. Moyennant quoi, on reconstruit un livret plus fondé sur des dialogues entre les personnages et concentré sur les singularités et non sur des scènes épiques, et on ne maintient les chœurs que lorsqu’ils justifient l’action.
Je ne suis pas très favorable aux coupures, par principe : les œuvres sont ce qu’elles sont notamment lorsqu’elles n’ont pas connu de fortune scénique, il vaut mieux les présenter telles que. C’est le cas des Troyens qui n’ont pas eu les honneurs des théâtres sauf peut-être en Allemagne, même si l’opéra est un peu plus régulièrement présenté depuis une quarantaine d’années. C’est une raison à mon avis pour ne pas l’écorner . De plus, il y a des œuvres dont on ne coupe pas la musique et d’autres qui sont offertes au bistouri. Ce n’est pas l’acte de couper qui me choque, on l’a plus ou moins toujours fait (voir les airs coupés dans Don Giovanni ou Le nozze di Figaro, voire dans Lohengrin) mais c’est l’usage qu’on en fait de nos jours : il y a des œuvres sacrales intouchables, et d’autres dédiées à la chirurgie pseudo-réparatrice. Entre les musiques coupées du Guillaume Tell de Genève et celles des Troyens de Hambourg, il y a de quoi faire un troisième opéra complet…Ceci étant, on peut mieux défendre des Troyens intégraux à Paris (où l’intégrale dans la production de Pier Luigi Pizzi a ouvert en 1990 l’Opéra Bastille avec Shirley Verrett et Grace Bumbry) qu’à Hambourg, où une telle production demande un travail conséquent, sans l’assurance d’un public régulier, notamment dans le cadre du système du répertoire où les reprises ne font pas l’objet de répétitions.
Michael Thalheimer a donc voulu ramener l’œuvre à l’essentiel, à savoir les situations tragiques des deux femmes en sont les héroïnes : Enée l’intéresse beaucoup moins que Cassandre ou Didon. Je vais être taxé de cruauté en ajoutant que ça tombe bien, parce que Torsten Kerl est un Enée inexistant : la voix passe, les notes sont là. Mais le reste, l’élégance, la personnalité, le jeu, et surtout la présence… ?
Des deux femmes, l’une est mal écoutée, l’autre mal aimée. On a quelquefois donné les deux rôles à la même chanteuse (Grace Bumbry a chanté les deux rôles à Bastille en 1990 pour quelques représentations) c’est moins fréquent aujourd’hui.

Cassandre (Catherine Naglestad) ©Hans Jörg Michel
Cassandre (Catherine Naglestad) ©Hans Jörg Michel

D’ailleurs, Catherine Naglestad et Elena Zhidkova sont très différentes, de stature, d’allure, et de nature vocale.
La Prise de Troie est vue par Michael Thalheimer comme une guerre fondatrice, marquée par la menace puis l’invasion d’un sang presque rituel: Cassandre arrive en scène vêtue de blanc immaculé, mais les bras déjà complètement couverts de sang, comme si elle avait déjà plongé la main dans les entrailles chaudes de victimes pour y vérifier ses visions, et elle va en tacher, en maculer les visages de tous ceux qui vont mourir, en commençant par son fiancée Chorèbe, dont elle dessine la silhouette au mur côté Jardin, une silhouette sanglante qu’on retrouvera dans la deuxième partie.  Le sang rougit aussi sa robe et l’entrée du cheval (qu’on ne voit pas) sera marquée par d’abondantes chutes de sang venues du plafond qui bascule, et faisant ainsi pleuvoir un déluge sur le chœur condamné. Sang aussi sur le corps du spectre d’Hector, qui rappelle qu’Achille a traîné son corps autour des remparts en rendant son cadavre comme écorché. Si le sang évoquait seulement la guerre et les tueries, ce serait trop simple, voire simpliste. Il y a quelque chose de rituel dans cette abondance, dans les gestes de Cassandre, quelque chose d’une vengeance venue d’en haut dans cette pluie qui rappelle les plaies d’Egypte : une image de transcendance qui condamne les Troyens comme un peuple déchu, une image biblique en quelque sorte.
Ainsi donc la Prise de Troie avec cette esthétique de l’essentiel, prise au piège d’un espace réduit et fermé, celui, historique, du siège, et celui, tragique du théâtre, étouffant et ne laissant s’ouvrir qu’un fond d’où arrivent les malheurs, tient donc à la fois d’un rituel et (presque) d’un oratorio. Car les situations théâtrales étant plus ou moins absentes d’un récit qui ne prend en compte que le point de vue des Troyens et celui de Cassandre, les gestes sont réduits à des emblèmes : il y a peu de dialogues, peu de rapprochement des corps, il y a seulement une sorte d’attente de la catastrophe, avec un usage évidemment immodéré de l’ironie tragique. L’absence visible de l’ennemi et du cheval (au contraire de Mc Vicar qui nous en écrasait) accentue l’angoisse et la tension, et les lignes épurées du décor se maculent peu à peu d’un sang de moins en moins rituel et de plus en plus humain.
Sans démériter, Catherine Naglestad n’est pas une Cassandre vraiment convaincante. Son français est hésitant et le texte n’est pas clair, et l’expression, les accents, la couleur, tout cela manque à une prestation vocalement à la hauteur, stylistiquement plus discutable. Il y a le volume, il y a moins la présence, malgré les éléments scéniques saisissants, les bras maculés, le costume de mariée peu à peu réduit à celui de haillon sanguinolent. Son entrée en scène, solitaire, déchirée, éperdue, fait pendant à celle de Didon dans Les Troyens à Carthage , élégante, aux gestes étudiés, dans un vêtement de dame des années 30 de couleur lie de vin ou plutôt « sang séché »…l’une est en crise et s’y enfonce, l’autre affiche le bonheur face à l’avenir radieux, que son costume strict et triste ne respire pas…

Ascagne (Christina Gansch) entre Enée (Torsten Kerl) et Didon (Elena Zhidkova)  @©Hans Jörg Michel
Ascagne (Christina Gansch) entre Enée (Torsten Kerl) et Didon (Elena Zhidkova) @©Hans Jörg Michel

Car le sang séché est ce qui marque dans les Troyens à Carthage : soucieux de marquer une continuité entre les deux parties, Thalheimer laisse imprimée au mur la silhouette sanguinolente et le panneau du fond a une face encore rougie du sang tombé en pluie sur les Troyens, mais d’un sang brun et séché qu’on retrouve sur les chemises et les habits des Troyens débarquant à Carthage. Les grands mythes fondateurs se construisent dans le sang, que ce soit la chute de Troie, ou la Fondation de Rome, l’arc tendu par Virgile puis par Berlioz naît dans le sang et se conclura dans le sang par le meurtre fondateur de Rémus par Romulus, que l’histoire ne raconte pas, mais qui est dans les têtes ; l’Éneide de Virgile est une entreprise politique chargée de retisser les liens qui vont du Mythe à l’Histoire, et les chemins du mythe mènent ici à Rome.

Alors qu’il y a quelque chose d’une plaie biblique dans La Prise de Troie, les Troyens à Carthage sont la tragédie ordinaire d’un amour impossible. On retrouve l’aventure de Didon et Enée dans l’histoire d’Ariane à Naxos, de Médée et Jason ou dans celle de Titus et Bérénice, où la raison d’Etat remplace la raison mythique, voire dans un style différent, mais contemporain de l’œuvre de Berlioz, dans l’abandon de Vénus par Tannhäuser ou de Brünnhilde par Siegfried. Topos de la femme abandonnée par le héros qui a un destin à accomplir. Thème et variations.
Thalheimer construit donc dans le même espace, deux visions complémentaires de l’univers tragique, en montrant l’histoire de deux solitudes qui se heurtent à deux versions de la fatalité. Il n’y a rien de romantique a priori dans cette vision qui essaie de rattacher l’univers berliozien à l’épure tragique. En ce sens, l’entreprise chirurgicale qui a frappé les Troyens à Hambourg naît bien d’un projet qui consiste à transformer une œuvre née du monde du Drame romantique et de ses avatars musicaux, en une tragédie qui va la rattacher au monde d’une antiquité théâtrale. Mais on le sait bien depuis Proust (Pastiches et mélanges) : Seuls (…) les romantiques savent lire les ouvrages classiques, parce qu’ils les lisent comme ils ont été écrits, romantiquement.

L'élégance du geste chorégraphique...Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel
L’élégance du geste chorégraphique…Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel

Ainsi Thalheimer travaille un théâtre stylisé dont chaque geste est étudié voire ritualisé, d’où tout réalisme est absent. Les costumes très actuels de Michaela Barth accentuent d’ailleurs la volonté de ne pas faire des Troyens un opéra « spécifique » mais une sorte de drame éternel, non attaché à une histoire, mais à l’Histoire, comme le sont tous les mythes : au fond, dans cette caisse conçue par Olaf Altmann et avec ces costumes, on pourrait jouer toutes sortes d’opéras, comme si c’était de l’éternelle tragédie dont il était question ici. Thalheimer rend à la tragédie son universalité, et aussi, – paradoxe sur une oeuvre pareille- la rend un drame de l’intime. Cet intimisme est présent souvent, corps isolés et perdus dans cet espace sans formes. Reste à savoir s’il respecte la singularité de l’œuvre…
Dans la caisse de bois où se déroule la longue histoire d’Enée, d’une part Enée est un fil rouge qui relie deux univers (ou le même ?) où pourrait se dérouler n’importe quelle de ces histoires dont les tragédies sont friandes, avec la même distance, ace les mêmes costumes, avec les mêmes gestes presque chorégraphiés (le défilé des spectres qui hantent Enée par exemple), avec des personnages qui se touchent peu, qui ne cessent au contraire de (se) parler dans un univers où toute parole est acte. Dans cet univers, le chœur si important retrouve sa fonction orchestrale de la cérémonie tragique grecque, il surgit, du fond, pour commenter, pour subir, pour se lamenter. Et incontestablement le spectacle fonctionne, parce qu’il est conçu aussi bien musicalement que scéniquement pour être l’épure d’une tragédie et non l’effervescence d’un drame historique ou romantique : un spectacle authentiquement cathartique, une catharsis du spectaculaire.
Et Kent Nagano accompagne merveilleusement ce travail, ne se perdant jamais en afféteries, jamais en décoratif mais en se concentrant sur le drame, en accompagnant les personnages avec une vraie présence, mais sans jamais être envahissant, ce que cette musique peut permettre quelquefois pour des chefs plus m’as-tu vu et plus ivres de leur propre son.
On lui a souvent reproché lorsqu’il était à Lyon, l’absence d’émotion, la froideur géométrique de propositions impeccables mais sans âme. Rien de cela ici, mais au contraire une volonté de donner relief à l’orchestre berliozien : dans la Prise du Troie, il souligne les ruptures, les anacoluthes, tout en laissant les voix s’épanouir, dans les Troyens à Carthage, il accompagne quelquefois avec beaucoup de rondeur avec un orchestre très discret quand il le faut (quelle surprise ce début presque chambriste qui souligne l’entrée en scène de Didon, debout au milieu d’un peuple admiratif qui l’entoure), quel lyrisme discret et d’un extrême raffinement dans le duo « nuit d’ivresse et d’extase infinie » que la mise en scène règle fort intelligemment comme un rêve singulier de deux êtres plutôt que d’un rêve à deux, sous une pluie de roses, dont il ne restera quelques minutes après que des épines. Cette direction travaillée en étroite symbiose avec le metteur en scène privilégie aussi les moments où l’orchestration berliozienne affiche une vraie volonté d’innovation, loin de l’imitation de tel ou tel, et on sent le travail de précision des répétitions notamment dans la manière dont sont mis en valeur les bois. Il réussit incontestablement à créer un univers, une atmosphère, en explorant tout ce qui dans l’œuvre n’est pas foisonnant, mais qui structure le drame. C’est très audible dans la « Chasse royale et orage », traitée par la mise en scène comme un orage (abondante pluie prémonitoire d’autres tempêtes), dont la dynamique, réelle, n’est jamais démonstrative.
Nous avons déjà souligné l’excellence du chœur dont la fonction, notamment dans les deux premiers actes (La Prise de Troie) est essentielle, surgissant du fond de scène et dominé par ce panneau pivotant qui semble être une sorte de présence immanente de la fatalité. Un chœur puissant, formidablement présent, même si la diction laisse à désirer, à laquelle sont évidemment sensibles les spectateurs français.
La distribution combine des éléments de la troupe locale, d’un bon niveau, et des chanteurs invités. Parmi les éléments de la troupe, Katja Pieweck est une Anna de qualité, pour un rôle qui n’est pas un rôle de complément et qui nécessite une voix, et celle-ci est bien présente et bien modulée. Kartal Karagedik propose un excellent Chorèbe, voix jeune, claire, bonne diction, tout comme le Panthée de Alin Anca. parmi les chanteurs invités, notons le Iopas de Markus Nikänen, entendu dans Cassio à Bâle. Notable aussi le Hylas de Nicola Amodio, particulièrement élégant et magnifique de présence et de projection.
Petri Lindroos est un Narbal honorable, avec une diction correcte, et quelques sons un peu fixes, mais de beaux graves. On peut aussi citer quelques éléments de l’opéra studio de Hambourg, l’Ascagne frais de Christina Gansch et Bruno Vargas, qui chante l’Ombre d’Hector.

Énée (Torsten Kerl)©Hans Jörg Michel
Énée (Torsten Kerl)©Hans Jörg Michel

Confier à Torsten Kerl le rôle d’Enée pouvait être une bonne idée, mais je ne suis pas sûr qu’un authentique ténor wagnérien puisse être l’idéal dans un rôle qui exige certes les aigus et la force, mais aussi un style, une émission, une diction. Kerl n’a pas le style, même s’il a les aigus, il a aussi la voix mais pas vraiment la couleur. N’est évidemment pas Alagna qui veut mais il faut dans ce rôle quelqu’un qui sache sculpter la langue et qui ait en même temps une vraie présence scénique que Torsten Kerl n’a pas : la prestation est honnête, mais ce n’est pas un rôle pour lui.
Les héroïnes féminines sont typiques du XIXème siècle français au sens où ce sont des voix à la limite, peu réductibles à des typologies vocales précises. Des mezzos dramatiques chantant aussi les sopranos, des sopranos dramatiques ayant abordé des rôles de mezzo…On y a vu Deborah Polaski Anna-Caterina Antonacci comme Shirley Verrett, Grace Bumbry, Regina Resnik ou Joséphine Veasey, on aurait pu oser Waltraud Meier. Des rôles pour monstres.
Catherine Naglestad, vrai soprano dramatique, on l’a dit, a les aigus et un certain engagement, mais elle n’a pas forcément non plus la couleur voulue ni la diction. La voix est là, le personnage reste impressionnant, mais on a dans Cassandre des souvenirs (Bumbry ! Antonacci !)  brûlants, même avec des voix ou des personnages très différents : il faut dans Cassandre une incarnation. Catherine Naglestad est trop soucieuse et trop prudente pour « incarner ».

Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel
Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel

Elena Zhidkova n’a pas le physique qu’on attendrait pour le rôle de Didon, qu’on imagine presque sculpturale, et pourtant, ce qui frappe dès le lever de rideau du troisième acte, c’est l’élégance, une élégance du personnage qui va l’accompagner, avec des gestes très étudiées, presque ondulatoires, et une voix magnifiquement posée, une remarquable diction et une capacité à colorer et à interpréter, à donner du poids aux paroles. Je connais bien cette chanteuse entendue dans des rôles très différents (Kundry par exemple) mais elle m’a ici vraiment étonné et convaincu. Elle campe une Didon aristocratique, d’une incroyable dignité, avec un vrai pouvoir sur le public. Très grande interprétation qui domine très largement la soirée.

On va discuter à l’infini de la validité de coupures qui ont amputé d’un bon tiers l’œuvre originale, j’ai dit plus haut ce que j’en pensais. Il reste que le spectacle de Hambourg, avec sa cohérence et ses parti-pris, a l’immense avantage de poser la problématique des Troyens sous un jour différent, réduit à l’os  et débarrassé de tout ce qui semble « inutile »: et ce qui reste est encore séduisant et reste fascinant. Un peu comme si on avait transformé le Palais Garnier en une œuvre d’Alvar Aalto…Si c’est à ce prix que Les Troyens resteront au répertoire de Hambourg, alors prenons-en le risque.
Cette production très discutée, apparaît à la fois être une prise de risque, et dans ce sens annonce des saisons passionnantes, mais rend justice à l’œuvre de Berlioz, car même amputée, l’œuvre nous parle et souvent nous séduit. C’est toute la singularité de Berlioz qui résiste à la fois aux coupures et à une mise en scène aride, mais juste. Il fallait faire le voyage.
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Apparition d'Andromaque  (Catrin Striebeck) ©Hans Jörg Michel
Apparition d’Andromaque (Catrin Striebeck) ©Hans Jörg Michel

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 8 MARS 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Erda émergeant © Wilfried Hösl
Erda émergeant © Wilfried Hösl

On se référera au compte rendu de janvier 2013 qui contient une description très précise de la mise en scène http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4971 et d’une représentation exceptionnelle, l’un des sommets du Ring présenté en 2013.

Du prologue et des trois journées du Ring, Siegfried est sans doute le plus optimiste, le seul opéra en tous cas qui se termine positivement, par une perspective azuréenne, et le seul qui soit proche d’un conte de fées, où les méchants sont vaincus et le héros vainqueur. C’est aussi le noyau de l’œuvre, car Siegfried est le héros par lequel Wagner a commencé l’élaboration de son poème.
Aussi Andreas Kriegenburg en a-t-il fait en quelque sorte le sommet de son travail et du système scénique imaginé dans cette grande boite à merveilles : c’est dans Siegfried qu’il y a les images les plus souriantes, les plus rafraichissantes, les trouvailles les plus séduisantes dans la veine héritée de Rheingold et qui renvoie le plus clairement aux contes et légendes. C’est par ailleurs aussi dans Siegfried que Wagner est le plus fidèle à la tradition.

Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl
Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl

Andreas Kriegenburg va donc mener à fond son idée d’utiliser des corps de figurants ou de danseurs pour figurer les choses, dragon, forêt, oiseau, mais aussi la forge, devenue une sorte de mécanisme primitif, presque un artifice circassien.
Il faut rappeler que Rheingold, Walküre et Siegfried forment dans la conception de Kriegenburg cet ensemble que Wotan réussit à maîtriser. Comme il le sait depuis l’apparition d’Erda, dès Rheingold, et comme il le vérifie, dès que sa lance sera brisée, les héros iront leur chemin qu’il ne pourra plus arrêter.
Ainsi Götterdämmerung, sorte de chute dans le monde des hommes, sera d’une esthétique et d’une inspiration complètement différente : Le Götterdämmerung de Kriegenburg est une chute dans un monde post-Fukushima, gouverné par le commerce, l’argent, le bling-bling, en bref, notre monde : l’homme-enfant, naïf et souriant, n’y peut résister. Et s’y noie. Et y meurt.
C’est ma troisième vision de Siegfried dans cette production et je reste toujours aussi émerveillé, en remarquant çà et là des points oubliés : le rôle de l’oiseau au troisième acte, qui pousse Siegfried au lit, le jeu de Siegfried dans ce même troisième acte, d’abord timide et fuyant, puis au contraire envahi de désir, le jeu ironique du Wanderer au deuxième acte contre Alberich, en le mimant dans la même attitude que dans Rheingold (crucifié par la lance) et surtout la grande précision du travail des acteurs et la maîtrise du jeu. C’est une vraie mise en scène de théâtre, qui travaille à la fois sur les relations entre les personnages et sur les images, je dirai une imagerie qui tout en illustrant le récit à la manière d’un livre d’enfants ou de ces livres qui s’ouvrent en proposant des images en relief.

En 2013, Siegfried était Lance Ryan, avec ses immenses qualités et son engagement et en janvier, il était dans un très bon soir vocal tout comme Catherine Naglestad d’ailleurs (le duo était exceptionnel). Cette fois-ci, au milieu d’une distribution assez proche de celle de 2013, Siegfried, c’est Stephen Gould, auréolé de ses derniers Tristan triomphaux. Ce qui fait que certains attendent de lui LA prestation définitive…Mais Tristan n’est pas Siegfried.
Quand finira-t-on par comprendre que les rôles de Heldentenor ne sont pas superposables, et que de Heldentenor aujourd’hui, il y en a pas, ou si peu.
La plupart des Heldentenor aujourd’hui sont des ténors dramatiques qui forcent leur voix ou qui s’y essaient. C’est vrai que Stephen Gould s’en rapprocherait, mais son Siegfried a montré malgré bien des moments magnifiques et d’indéniables qualités vocales que nous n’y étions pas tout à fait ce soir.

Stephen Gould, découvert à Bayreuth à l’occasion d’un mémorable Tannhäuser dirigé par un non moins mémorable Christian Thielemann, est aussi un mémorable Tristan. Il est vrai que Tristan comme Siegfried est un rôle qui nécessite toute l’étendue du spectre, mais malgré tout plus homogène mais surtout exigeant moins d’engagement physique : Siegfried doit jouer, bouger, sauter sans cesse et sur l’ensemble de la soirée. Tristan beaucoup moins.
Forcément, la fatigue propre au chant (un effort physique notable) se double d’une fatigue scénique importante (c’est d’ailleurs ce qui fait le prix d’un Lance Ryan, toujours unique dans son incarnation du rôle malgré des problèmes vocaux maintes fois soulignés). C’est aussi ce qui fait l’une des différences entre Siegfried de Siegfried et Siegfried du Götterdämmerung, bien moins sollicité physiquement et donc plus accessible à certains ténors qui ont chanté l’un sans jamais s’attaquer à l’autre.
Stephen Gould a pour lui un timbre magnifique, une puissance et un volume d’une largeur notables. Pour affronter le rôle, et notamment au début, au premier acte, il chante en gonflant le registre grave, lui donnant une importance inhabituelle chez lui, et ce souci des graves nuit à l’homogénéité de la voix : tout le début du premier acte est d’ailleurs un peu hésitant, peut-être aussi à cause d’un tempo soutenu du chef. Il reste que ses Nothung neidliches Schwert et toute la scène de la forge sont un des moments les plus impressionnants de la soirée. Le deuxième acte, plus lyrique, est aussi particulièrement réussi (les murmures de la forêt, moment splendide) malgré une fatigue visible dans les dernières minutes où Wagner a placé quelques aigus piégeux.
Toute la première partie du troisième acte est remarquable de lyrisme, d’expressivité, d’intelligence. Kirill Petrenko ralentit le tempo dans le duo avec Brünnhilde, en faisant une sorte de méditation lyrique, très intériorisée, mais qui contraint en même temps à appuyer sur les sons, gonfler le volume et contribue à la fatigue finale où la plupart des aigus les plus attendus des cinq dernières minutes sont soigneusement savonnés, ou ratés (il est vrai en duo…).
Par ailleurs, on sent que le travail de mise en scène n’a pas été jusqu’au bout, parce que bien des éléments présents en 2013 ont disparu ou restent esquissés (le jeu avec l’image de sa mère accouchant, sublime en 2013, ou le jeu avec le cor au moment de l’appel du 2ème acte par exemple) et il clair que Stephen Gould qui n’est pas un bout de bois sur scène, n’a pas tout à fait les qualités d’acteur exigées par ce genre de mise en scène. Disons qu’il n’a pas le jeu dans le sang : il joue mais n’incarne pas.
Au total, sans doute ceux qui sont persuadés qu’aujourd’hui un Siegfried se trouve sous le sabot d’un cheval, ou que, parce qu’on trouve des chanteurs pour le chanter, il y a de vrais Siegfried auront trouvé ce soir la prestation de Stephen Gould moins satisfaisante qu’attendu. On peut en douter et sourire d’une telle naïveté ou d’une telle ignorance. Stephen Gould a offert une prestation très largement convaincante musicalement, même si il n’a pu masquer sa fatigue en fin de parcours. C’est un superbe chanteur, doué de surcroît d’une parfaite diction et d’un joli sens du texte et de la couleur, usant de sa voix avec une rare intelligence, il reste largement à la hauteur du défi.

Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl

Il en est de même pour Catherine Naglestad. La chanteuse américaine était malgré tout nettement moins en forme qu’il y a deux ans. Il est vrai aussi que le tempo imposé par Kirill Petrenko, plus lent, privilégie l’intériorité dans ce duo plutôt que l’urgence de la passion et a pu mettre en difficulté sur certains aigus. Il est clair qu’elle n’avait pas l’aigu triomphant, dans un monologue qu’on sait redoutable puisque pris à froid avec des aigus difficiles qu’elle avait bien réussis il y a deux ans et qui ici manquaient d’éclat, de puissance aussi, voire manquaient tout court (le dernier…).
C’est la loi très humaine du chant, et ce soir, le chant de madame Naglestad n’était sans doute  pas complètement exceptionnel . Pas de quoi néanmoins faire le moindre reproche lourd ou des remarques amères: Catherine Naglestad n’était pas dans un de ses meilleurs soirs, mais elle a été scéniquement sans reproche et vocalement intense, même si moins accomplie que je ne l’attendais.

Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl
Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl

Thomas Johannes Mayer était un Wanderer magnifique scéniquement, très présent, très engagé avec ses qualités d’intelligence et de diction, avec un sens du texte et de la couleur, même si là aussi il y avait des moments où la voix ne surmontait pas le volume de l’orchestre : c’était fort net dans le duo avec Alberich où le timbre apparaissait opaque et la voix quelquefois blanche, ça l’était dans une moindre mesure au premier acte face au Mime d’Andreas Conrad, et paradoxalement ça l’était moins au troisième acte. Il reste que le personnage était là, un personnage fouillé, parfaitement lisible (sinon audible). Le lecteur qui n’a pas entendu la représentation doit se demander comment cette soirée peut-elle avoir été un triomphe à peu près comparable aux précédentes…je suis en train de décrire des voix qui n’étaient pas ce soir au sommet, certes, mais elles avaient toute la présence suffisante pour faire fonctionner l’ensemble, comme souvent chez Wagner, voire bien plus pour Gould, à qui l’on ne peut reprocher dix minutes un peu faibles sur trois heures trente de spectacle où il fut souvent remarquable.

Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl
Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad en revanche avait la voix et le style, et a proposé un Mime nettement plus présent que celui d’Ulrich Reβ il y a deux ans. Il propose un personnage moins caricatural que d’autres aujourd’hui (Ablinger-Sperrhacke) un peu plus « normal », un peu moins joué ou surjoué. Bien sûr, qui n’a pas en tête Heinz Zednik avec Chéreau, ou même Graham Clark ? Conrad est un Mime très respectable, et un personnage qui sans être inoubliable réussit à s’imposer avec une diction et un sens de la parole particulièrement notables, ce qui pour Mime est essentiel mais qui est aussi partagé sur le plateau.
Une nouvelle venue dans le Waldvogel, la jeune roumaine Iulia Maria Dan, qui appartient à la troupe. Un personnage d’une grâce et d’une élégance évidentes, d’une fraîcheur communicative, avec ses deux éventails gracieusement balancés. La voix n’est pas à l’avenant. Un joli medium, mais pas les aigus nécessaires pour le rôle. Ils sont systématiquement à la limite de la justesse, ou ratés. C’est dommage car le personnage est vraiment campé.
La Erda de Qiulin Zhang bénéficie d’un des moments les plus stupéfiants de la mise en scène, apparaissant au milieu de corps terreux grouillants comme des gros scarabées, sorte d’armée des ombres et qui en se retournant ont des jambes blanches et apparaissent presque comme des vers tout aussi grouillants, images stupéfiantes parmi les plus frappantes de la soirée. Avec des graves impressionnants et des aigus marqués par un certain vibrato, moins cependant qu’il y a deux ans, la prestation reste un peu froide (ce qui sied à Erda, dira-t-on) mais cette ultime entrevue avec Wotan plus personnelle et plus sentie que celle de Rheingold, devrait communiquer quelque frémissement. Qiulin Zhang ne communique jamais cette vibration-là.
Christof Fischesser, Fafner comme dans Rheingold propose un monologue très propre, avec un très beau timbre, même si la voix manque de profondeur. L’aspect monitoire des paroles de Fafner manquent de poids pour mon goût bien que ce chanteur soit l’une des basses de référence en Allemagne.

Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl
Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl

Enfin, Tomasz Konieczny en Alberich, tout comme il y a deux ans, est impressionnant dans son duo avec le Wanderer. Habillé comme un bourgeois cravaté un peu négligé il tranche avec un Wanderer vieilli  qui joue d’ailleurs avec sa cravate en un très beau mouvement. La voix est éclatante, le timbre sonore, le style n’est pas dépourvu d’une certaine élégance, Andreas Kriegenburg dans cette scène joue le travail du miroir : les deux arrivent et se pointent l’un l’autre le même pistolet, comme dans une scène à la Sergio Leone et ils sont symétriques, l’un jeune, l’autre vieux, l’un un peu plus élégant, l’autre négligé, l’un plein d’énergie, l’autre fatigué, tous deux avec de longs cheveux, noirs pour l’un blancs pour l’autre. Schwarz-Alberich face à Weiss-Alberich, comme le dit le texte. C’est là un des sommets de la soirée, aussi bien par le chant de Konieczny décidément l’un des grands chanteurs wagnériens de ce temps, que par la tension qu’elle diffuse et pour l’intensité de Thomas-Johannes Mayer.

Au total une distribution avec des fortunes diverses, et des voix un peu irrégulières et fatiguées, même si l’ensemble reste de haut niveau. En me relisant, je me trouve même un peu sévère avec Stephen Gould et Catherine Naglestad, mais je dois dire en même temps que cela ne m’a pas vraiment gêné, parce que d’un côté la mise en scène captive, et de l’autre la direction passionne par ses choix.
Plus que pour Walküre, Kirill Petrenko prend le public à revers, faisant des choix de volume et de tempo inattendus, j’ai parlé du 3ème acte pris assez lentement, du 1er acte pris très vite au début qui semble un peu désarçonner les chanteurs, mais les contrastes de tempo ne sont rien à côté des contrastes de volume, avec des moments particulièrement extraordinaires, comme un prélude du 2ème acte stupéfiant par les ruptures d’équilibre, notamment l’insistance des cuivres presque obsédante, imposant musicalement le dragon comme protagoniste, et faisant surgir musicalement avec une clarté incroyable tous les éléments du drame qui va se jouer à un point tel qu’on a l’impression de découvrir cette musique qui est l’un de mes moments préférés de l’œuvre (avec des cors en crescendo doublés par des timbales qui explosent avec une force inouïe) préparant l’intervention initiale d’Alberich qui s’impose alors presque « naturellement » comme un élément du prélude.
Le troisième acte est de bout en bout complètement kaléidoscopique au niveau musical : tout est mis en relief tour à tour, avec un réveil de Brünnhilde époustouflant de douceur, de retenue, de chair, de soleil et en même temps jamais vraiment complaisant avec ce qui peut vite devenir sirupeux. Le dialogue entre les instruments solistes (notamment les bois) avec les voix est stupéfiant. Il faut dire que ce soir l’orchestre n’a pas eu d’accident et qu’il a été de bout en bout exemplaire.
Kirill Petrenko a imposé un Siegfried très dramatique, au volume plus marqué que dans les deux autres opéras, et sans jamais se soumettre à ce qui pourrait être du sentimentalisme, on est dans un Siegfried « Sachlichkeit », d’une prodigieuse dynamique (la forge !!) qui peut même déranger: on pourrait le comprendre tant certains moments sont inhabituels. C’est brutal quelquefois, c’est sec à d’autres, c’est quelquefois même volontairement inexpressif comme si on ne suivait que les notes sans y mettre autre chose (prélude du troisième); bref, on ne sort pas indemne de ces moments complètement reconstruits à neuf et qui renvoient certaines interprétations plus « conformes » à l’univers de la fadeur et de la platitude.
Vie, Intensité, parti pris, choix assumés : c’est complètement ailleurs et en même temps c’est prenant, passionnant, étonnant.

Il reste difficile de qualifier une soirée aussi contrastée, avec un plateau très correct sans être aussi tourneboulant qu’il ne le fut il y a deux ans, avec un orchestre surprenant et qui laisse rêveur tellement certains moments sont radicalement différents de ce qu’on entend habituellement et tellement ça fonctionne, et avec une mise en scène particulièrement réussie, d’où on sort émerveillé : on a l’impression que Kriegenburg montre le monde avec les yeux de Siegfried, des yeux encore innocents qui le parent de qualités qu’il n’a pas. Oui, ce Ring vaut toujours et encore  le voyage…[wpsr_facebook]

Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl
Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 15 JUILLET 2013 (Dir.mus: Kent NAGANO Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Acte 3, réveil de Brünnhilde (Siegfried: Lance Ryan)

Un compte rendu détaillé de cette mise en scène a été fait en janvier lorsque j’ai vu ce Ring mis en scène par Andreas Kriegenburg. Voir le compte rendu de Siegfried.

Quand on est à Bayreuth, qu’on a envie d’écouter Harteros dans Otello deux jours plus tard, et qu’entre Bayreuth et Otello, il y a Siegfried, il n’y a pas à hésiter, on prend n’importe quel billet à un bon prix et cette fois-ci je suis revenu à mes premières pratiques munichoises, des places debout (à 12,50€). Un peu de côté, dans la chaleur d’un juillet enfin estival, avec une vue partielle sur la scène (mais le souvenir ébloui de janvier se substituait aux espaces cachés), j’ai pu revoir Siegfried et j’étais content. Et quelle béance entre l’opéra comique de la veille, plein d’Auber et de Rossini, et cette musique écrite vingt ans plus tard complètement tournée avers l’avenir
Prendre un Ring en marche, et en descendre aussitôt après, c’est un peu difficile, tant on aimerait rester pour Stemme, tant on aurait aimé voir Terfel dans Walkyrie la veille… Mais n’est-ce pas, quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a…et j’ai beaucoup aimé.
J’ai pu vérifier d’abord que l’émerveillement de janvier s’est immédiatement réveillé devant ce premier acte qui est une explosion de joie, de jeunesse, de vitalité là où d’habitude on a un Siegfried plutôt sombre. Ici, tout est vu selon le prisme et le regard de Siegfried qui s’amuse, qui découvre la vie, le monde, les hommes. Sans ces groupes de jeunes gens qui fabriquent tous les accessoires, qui sont les accessoires eux-mêmes,  la fable ne peut exister. Sans les hommes, pas de Ring, pas de fable, pas de récit. Et c’est bien là le sens de l’entreprise de Kriegenburg. De cette atmosphère de fable souriante qui illumine Siegfried, un Siegfried qui traverse les obstacles (qu’ils aient nom Alberich, Wotan/Wanderer ou Mime) presque sans s’en apercevoir ou même sans s’en émouvoir, qui joue dans la fraîcheur de la découverte naît un émerveillement, partagé par le spectateur: rappellerai-je l’arrivée du Wanderer au premier acte dans une prairie émaillée de tournesols, la forge où tout le monde s’amuse, devenue une sorte de jeu digne de Blanche Neige et les Sept nains, avec les paillettes qui figurent les étincelles et des lambeaux de tissu le feu effrayant, le Dragon magnifique fait de corps entrelacés qui se balancent, les merveilleux murmures de la forêt et ces arbres faits de corps agitant des rameaux, cet oiseau dansant, danseuse, chanteuse (magnifique Anna Virovlansky), l’émergence d’Erda au milieu de rochers figurés par des corps peints en brun, ce réveil de Brünnhilde émergeant d’une mer en feu (simplement figurée par un dais de plastique transparent), où cet immense toile rouge sur laquelle repose un lit blanc qui est l’objet des longues hésitations de Brünnhilde pendant le duo.
Un grand spectacle, une mise en scène qui fait date, comme la parabole de la fin du paradis et de la chute, une chute dans le monde et ces turpitudes que Götterdämmerung va montrer.
Musicalement, on reste à un très haut niveau: Kent Nagano stupéfie toujours par la clarté du propos, par l’équilibre des sons, par sa manière de ne jamais couvrir les voix, d’accompagner avec attention le propos du plateau. Ainsi du duo du troisième acte, très lent, qui suit les hésitations de Brünnhilde, et sa lente transformation qui aboutit à la résolution finale née de l’urgence d’un désir qui explose. Le spectateur qui attend cette urgence ne comprend plus cette Brünnhilde qui a voulu ce réveil et qui le fuit en même temps. Quelle indicible émotion lorsqu’elle s’enveloppe dans l’immense tenture rouge pour “dormir” et se protéger! Alors, longs silences, ralentis extrêmes, créateurs de tensions, pour exploser musicalement à la fin.
On retiendra aussi le magnifique second acte et surtout les murmures de la forêt où à la magie des images se fond celle d ‘une musique tremblante, timide, qui finit par prendre chaque pore de notre corps, et presque nous ravir l’âme (oui, Wagner est dangereux, lorsqu’il est joué ainsi), et puis l’énergie désespérée du début du troisième, l’appel éperdu à erra, et le sentiment que toute cette énergie se perdra dans le désespoir de la fin. Oui, Kent Nagano propose là une interprétation vraiment exceptionnelle, maîtrisée, à la fois dramatique et poétique, un véritable discours qui nous parle, mais qui semble tressé à l’infini avec la vision du metteur en scène. Si Kirill Petrenko (qui succède à Nagano à Munich, rappelons-le) reprend ce Ring, il sera intéressant de confronter. Seule surprise et ombre au tableau ce soir, l’appel de Siegfried au cor, complètement raté, notes savonnées, couacs multiples, à croire qu’au dernier moment on avait changé le cor soliste et que le musicien se lançait sans préparation.
Quelques modifications par rapport à la distribution de janvier. À Lance Ryan succède pour les deux Siegfried Stephen Gould: ce n’est pas le même gabarit, ni la même allure, ni le même type de jeu. Ryan est plus svelte, plus juvénile, plus à l(aise dans Siegfried (de Siegfried) mais la voix de Gould reste toujours solide, large, bien appuyée, forte (incroyable chant de la forge, incroyable premier acte). Il fatigue nettement au troisième acte, mais sans que le chant en soit profondément affecté, il finit dans la difficulté mais honorablement et reçoit un triomphe du public.
Thomas Johannes Mayer, Wanderer magnifique en janvier,  est remplacé ici par Terje Stensvold, qui fait un premier acte extraordinaire de diction, d’interprétation, de puissance et de présence. Ce chanteur, déjà âgé, convient bien à la partie du Wanderer, plus fatiguée, et sa voix est parfaitement adéquate au personnage. Belle prestation, grande interprétation, intelligence du propos, triomphe final, même si je préférais Mayer.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke m’est apparu toujours un bon interprète de Mime, il propose toujours sa composition promenée sur de nombreuses scènes (Paris, Milan), mais avec quelque fatigue dans les aigus, quelques vilains sons auxquels il ne nous avait pas habitués.  Ulrich Reß cet hiver fonctionnait mieux, sans fautes de chant en tous cas.
On retrouve avec plaisir, un plaisir immense l’Alberich de Tomasz Konieczny, voix grave, sonore, diction impeccable, paroles distillées, caverneuses, scandées avec une force particulièrement marquée: le duo avec le Wanderer reste un des grands moments de la représentation.  Même plaisir à retrouver le Fafner moins fatigué, plus jeune, plus sonore de Steven Humes.
La Erda de Qiulin Ziang apparaît peut-être inférieure à ses prestations de janvier à Munich et de mars à Paris, mais elle reste une puissante Erda, à la voix évocatoire.
Enfin Catherine Naglestad, elle aussi sans doute moins en forme qu’en janvier (mais peut-être est-ce dû à la place que j’occupais où le son parvient quand même atténué): j’ai entendu quelques problèmes de respiration et au moins un aigu éliminé. Il reste que cette voix charnue, puissante, très contrôlée, fait encore grand  effet et que cette lente montée du désir est accompagnée par des effets impressionnants de la voix, tant dans les parties retenues, où elle réussit à contrôler le volume d’une manière exemplaire, que dans les aigus lancés et redoutables, culminant par la note finale, qu’elle est l’une des rares à vraiment tenir. Dans un troisième acte rendu volontairement très lent par Nagano, la performance technique n’en est que plus notable.
Que conclure, sinon que je ne regrette pas d’avoir revu ce spectacle qui confirme totalement l’avis que j’émettais il y a quelques mois, même si l’ensemble n’atteint pas l’extraordinaire performance de janvier dernier. S’il y a un Ring à voir,  c’est bien celui-là et il faudra guetter sa reprise les prochaines années. Et puis le Nationaltheater est l’un des lieux les plus agréables qui soient, plein de fantômes aimés, plein de souvenirs encore vivaces, plein d’échos des triomphes, et donc plein de ce passé qui fut aussi celui de ma jeunesse.
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Wotan/Siegfried Acte III (T.J Mayer-Lance Ryan)

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, SIEGFRIED le 25 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Acte I ©Bayerische Staatsoper

J’avais parlé d’aventure, lors de mon compte rendu sur Rheingold. Et quelle aventure! Ce Ring pourrait bien être le plus beau depuis longtemps, tant il dépasse de larges coudées les productions vues ailleurs, avec une direction musicale totalement novatrice, et des chanteurs incroyables: ce soir ce fut presque une perfection. Ce Siegfried était fantastique, et je vais avoir bien du mal à en rendre compte dans sa totalité, tant la mise en scène est pleine de détails extraordinaires, inattendus, intelligents, et tant la distribution a été phénoménale, au moins pour l’essentiel. Après trois jours, ce pourrait bien être enfin le Ring qui nous manquait, et qui nous fait oublier tous les autres, dont certains du même coup sont rejetés dans la médiocrité ou le brouillard de l’oubli.
Quel que soit le regard qu’on portera sur Götterdämmerung, l’entreprise de Andreas Kriegenburg est une réussite par sa nouveauté, son intelligence, son souci du détail, son suivi du livret et des détails du texte: il y a des idées que je n’ai jamais vues jusqu’ici sur une scène, on va de surprise en surprise.
Pour ce Siegfried, Kriegenburg est revenu aux principes posés par Rheingold: en effet, le livret fait le point sur l’histoire (c’est même le point focal du premier acte), et quatre personnages de Rheingold y continuent leur guerre (Wotan, Mime, Alberich, Fafner) par Siegfried interposé. On retrouve donc la centaine de figurants qui construisent formes et espace, en des images souvent inoubliables (le Dragon!!). Cette humanité, qui est à la fois totalement humaine (fin du 1er acte) compose aussi des formes: arbres, forêts, prairies fleuries dans une sorte de polymorphie étonnante. Les solutions scéniques apparaissent toujours d’une  apparente simplicité  qui cache une redoutable complexité; le chant de la forge en est un exemple frappant.
Essayer de parler du premier acte est une gageure: extraordinaire fluidité des changements d’ambiance, évocations, constructions, tout est étourdissant: dans un acte que les spectateurs peuvent considérer comme un peu statique, on a au contraire un feu d’artifice d’images. Sur le prologue, un groupe qui fait fleur, et qui remue au son de la musique pour laisser apparaître au centre Mime sur son enclume.

La caverne de Mime ©Bayerische Staatsoper

Puis  Siegfried entre et brutalement des figurants surgissent portant des panneaux:  c’est la caverne de Mime qui apparaît, mais derrière se constituent des tableaux, sorte de tableaux vivants qui illustrent le propos des protagonistes et les thèmes du dialogue: c’est l’évocation de la mort de Sieglinde, vue en arrière plan mettant au monde Siegfried et mourant. Siegfried en écoutant ce récit le vit, le voit et tend une main désespérée, jamais saisie, à sa mère mourante. C’est l’évocation de Nibelheim et de l’esclavage, ou des géants qu’on revoit  sur leur cube qui figure la terre sur laquelle ils marchent, ou du Walhalla. Toutes les images frappantes de Rheingold reviennent, socle lancinant de toute l’histoire, et à chaque fois, la caverne se disloque en une seconde (les panneaux sont portés par des figurants) et se reforme tout aussi vite.

Apparition du Wanderer (Acte I) ©Bayerische Staatsoper

Le Wanderer entre en scène sur un paysage de prairie fleurie de tournesols avec des figurants portant de petits nuages, image naïve de la Wanderung, de la randonnée, contrastant avec le dialogue tendu qui va suivre !
Le plus impressionnant est évidemment le chant de la forge: la forge qu’on se figure avec tous les éléments divers que portent les figurants, au fond, le feu, au second plan le système de balancier en bois qui remue le soufflet, de l’autre côté le soufflet géant, une sorte de monstre immense, au premier plan les outils du forgeron proprement dit, la forme, les moules, et le feu, figuré par du tissu scintillant.

La forge et les paillettes…©Bayerische Staatsoper

Quant aux étincelles, que le texte invoque, elles sont rendues par des paillettes (voir photo ci-dessus), et c’est un émerveillement. Émerveillement que de voir toute cette humanité qui meut la forge en un joyeux désordre, dans une sorte de fête  de dessins animés ou de bande dessinée: c’est un moment de joie intense, de vie prodigieuse, d’élan vital jamais ainsi rendu dans une mise en scène . Sans oublier les détails qui font sens: à droite Siegfried qui refond Nothung, à gauche au coin, sur son plan de travail et sur le foyer, Mime qui prépare son poison, en rythme et à l’unisson avec Siegfried qui prépare Nothung. Cette fête intense où les deux personnages expriment leur foi en leur avenir, chacun dans sa sphère, cette humanité joyeuse qui joue, qui rit, qui danse, c’est un des moments de théâtre les plus extraordinaires qui m’ait été donné de voir, et lorsque Siegfried clôt l’acte frappant l’enclume figurée par une construction des corps qui explose joyeusement sous le coup de Nothung, le public explose, visiblement enthousiaste et heureux.

Le deuxième acte s’ouvre sur une vision désolée: Alberich, seul en scène, médite nerveusement en essayant d’allumer des cigarettes sans succès au milieu de rochers constitués de  groupes de figurant aux corps peint de brun.

Entre le Wanderer, et dans le dialogue (un duo ce soir phénoménal, on le verra) qui suit, où les deux personnages se menacent pour ensuite finir par s’allier objectivement pour solliciter le Dragon, Wotan offre du feu à Alberich, en un jeu de complicité-rivalité étonnant de finesse.

Le dragon face au Wanderer et Alberich ©Bayerische Staatsoper

 

L’apparition du dragon, suspendu, composé de corps entrelacés violemment éclairés de rouge avec au centre Fafner est à la fois impressionnante et propose une des plus belles visions de ce Ring.
Tout ce deuxième acte d’ailleurs est construit tout en contrepoint, détails, contrastes qui illustrent le livret.

Les “Monstres” ©Bayerische Staatsoper

Siegfried et Mime arrivent au cœur de la forêt, dans un milieu hostile figuré par des sorte de monstres ou d’animaux auxquels évidemment Siegfried est indifférent, mais qui effraient terriblement Mime et commencent à le dépouiller: c’est le test de la peur, élément central de l’opéra, qui fonctionne à la perfection.

Siegfried et le dragon ©Bayerische Staatsoper

Le combat de Siegfried et du dragon, figuré on l’a vu par des corps entrelacés, deux yeux brillants et une énorme bouche menaçante est l’un des sommets de la soirée, et l’on voit Siegfried percer le cœur de Fafner, qui est au centre du dispositif, qui perd aussitôt tout mouvement, qui s’éteint, et Fafner en descend pour son monologue.

L’oiseau au milieu des arbres ©Bayerische Staatsoper

L’Oiseau, c’est à la fois la chanteuse, en costume de danseuse de cirque, avec des éventails en plume, bien sûr et une figurante qui meut un oiseau au bout d’une perche. C’est une vision très fraiche et très amusante: pendant toute la scène, Alberich et Mime errent autour et l’oiseau les poursuit, tandis que les deux le repoussent sans cesse. Et Siegfried suit l’oiseau, danse avec lui, tourne autour des arbres constitués eux aussi de figurants. Lors de l’appel du cor, il rivalise non avec l’oiseau, mais avec le cor en coulisse, et c’est un jeu mimé, avec Siegfried qui fait semblant de jouer du cor, mais toujours à contretemps et qui finit par renoncer et se mettre à écouter l’appel joué en coulisse, non sans le sourire de la complicité du clin d’oeil au spectateur.

Siegfried et l’oiseau ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène est une illustration du livret, qui serait presque comme un album pour enfants, qui peut faire peur, qui fait sourire, qui attendrit aussi par l’extraordinaire poésie qui se dégage: pour pasticher un titre célèbre du critique Jean-Pierre Richard “Corps et décors balzaciens”, on a ici “Corps et décors wagnériens”, tant le décor est tributaire du corps, tant le corps fait décor, en ce sens  Harald B.Thor et Zenta Haerter (chorégraphe) construisent un travail étroitement tressé. Le corps humain dans toutes ses formes et ses déformes, est au centre, l’humanité est l’outil de ce magnifique travail.
Et lorsque le rideau se lève sur le troisième acte, de nouveau un magnifique tableau. Les corps sont là, constitués en rocher, en terre, protectrice qui abrite Erda, Wotan la réveille et la terre, c’est à dire les corps, s’ouvre et elle apparaît: lorsqu’elle parle, ces corps se retournent vers Wotan (et l’agressent d’ailleurs), et ils sont blancs, lorsqu’Erda s’en retourne dormir, ils se retournent et sont bruns, cette alternance brun/blanc rythme les moments de la conversation, les refus d’Erda qui s’en va, les appels de Wotan qui suscitent ses réponses en un va et vient non dénué de violence ni de beauté.

Acte 3_2: Siegfried et le Wanderer ©Bayerische Staatsoper

La scène suivante avec Siegfried se déroule le long d’une falaise de corps bruns figurant un défilé, elle est réglée avec une précision étonnante, dans son crescendo où d’une conversation ordinaire elle devient enjeu, et combat. Et cette falaise de corps, lorsque Wotan disparaît, ne pouvant plus arrêter Siegfried qui d’une pichenette a cassé la lance (le coup est si léger, et souligne la défaite du Dieu), se couvre d’un dais de toile sur laquelle le feu est projeté, et d’où émerge bientôt ça et là Siegfried qui traverse les flammes.
Alors commence l’un des duos les mieux réglés: souvent, Siegfried écoute un peu tétanisé Brünnhilde et les choses tardent à se mettent en place.
Ici le décor représente un lit blanc, deux coussins, un drap de satin, le tout posé sur une immense toile rouge qui fait toute la hauteur du plateau et toute sa largeur, cette toile figure une sorte de lit immense, qui se gonfle en une sorte de couette géante rouge, et se dégonfle, qui vibre ou retombe selon les montées du désir et les hésitations de Brünnhilde.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Tout le dialogue est construit autour de Siegfried, tetanisé, terrorisé, d’une timidité et d’une pudeur enfantines (Lance Ryan est prodigieux). Il ne tient même pas debout devant Brünnhilde, il fuit, il revient, il se sent un peu plus à l’aise, alors il enlève ses chaussettes, comme un enfant, mais pas plus: les gestes peu à peu deviennent plus assurés, et Brünnhilde peu à peu moins angoissée, plus rassurée. Elle est plus froide, plus distante, plus circonspecte devant ce fougueux et timide garçon, mais peu à peu la magie du désir, et la confiance des corps renaît. Dans cet océan de rouge-passion, le lit devient une sorte de Ring où se joue le combat du désir, où les coussins, où les draps sont les armes, dont on se couvre et se recouvre, tandis que sur les côtés dans l’ombre, au loin, les figurants observent. Quel moment, quelle scène, quelle précision et quelle finesse dans l’analyse psychologique.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Évidemment, la musique fait opérer la magie de la Gesamtkunstwerk. J’ai déjà dit combien la direction de Kent Nagano, à la fois analytique, précise, presque hiératique, sans fioritures, dans la pureté et la clarté d’un style dorique musical, réussissait à construire aussi quelque chose de synthétique, de dynamique, d’incroyablement vivant. On pardonnera quelques cuivres approximatifs pour se concentrer sur une lecture d’ensemble qui ouvre l’oeuvre vers le XXème siècle, qui accompagne la scène avec une attention et une justesse phénoménales, qui distille quand il faut une ironie mahlérienne, et quand il faut un lyrisme beethovénien. A la construction méticuleuse de la mise en scène correspond la même précision, la même analyse, le même soin du détail dans la fosse, et ce soir, Kent Nagano a remporté un indescriptible triomphe.
Le plateau est digne de ce triomphe. En cinq jours on aura entendu les plus grands chanteurs wagnériens du moment ou presque. Certes le Mime de Ulrich Reß qui passait bien dans Rheingold, est en-deçà de ce qu’on aimerait dans Siegfried: des graves détimbrés, une bonne élocution, mais peu colorée, une insuffisante conquête du texte et de ses inflexions, bref, un manque de vrai caractère. Il reste néanmoins très acceptable et ne ternit pas l’ensemble, loin de là.
La Erda de Qiulin Zhang a les graves exigés par le rôle, beaucoup moins les aigus, et en tous les cas un vibrato excessif qui finit par gêner. Sa prestation est honorable, mais pas exceptionnelle.
L’oiseau de Anna Virovlansky, en troupe à la Bayerische Staatsoper, qui chante sur scène et non en coulisse, montre une voix fraiche, charnue, au bel aigu et une personnalité à suivre. Une très jolie surprise, et un merveilleux personnage en scène.
Enfin, le Fafner de Steven Humes, à voix plus claire que d’habitude, un Fafner jeune et encore vigoureux est très émouvant en Fafner mourant: il doit l’être pour toucher Siegfried, belle élocution, jolie présence. Il laisse sur scène son manteau rouge que les deux frères Mime et Alberich se disputent vainement, autre trouvaille d’une grande efficaicté et justesse.
Passons désormais à l’exceptionnel: exceptionnel en effet l’Alberich de Tomasz Konieczny. Hier il était un très grand Wotan, ce soir un immense Alberich, à la voix vigoureuse, sonore, au timbre magnifique, avec un sens phénoménal du texte et de l’interprétation: un monument. Dans ce court duo avec Wotan, il me rappelle l’Alberich qui reste ma référence, à Bayreuth en 1977, l’immense Zoltan Kelemen, mort en 1978 et il fait oublier tous les autres.
En face de lui dans un duo mémorable, qui a laissé pantois le public, le Wanderer de Thomas Johannes Mayer. Wanderer du jour contre Wotan de la veille. Quel duo, et quel Wanderer!
La voix n’a pas la jeunesse et la clarté de Konieczny, elle a une couleur plus opaque qui convient à merveille au Wanderer fatigué, mais quelle puissance, quelle diction, quelle présence, aussi bien face à Mime que face à Alberich et enfin à Siegfried, il est d’une telle intensité, il a un tel volume qu’il suscite l’étonnement, l’admiration et l’enthousiasme. J’ai déjà entendu son Wotan, jamais je ne l’avais à ce point senti en phase avec le propos, et à ce point en forme.
Lance Ryan enfile les Siegfried comme la Begum ses perles. Je l’ai entendu pour la première fois dans ce rôle il y a bien longtemps à Karlsruhe où il était en troupe, je l’ai entendu récemment à la Scala. Il est complètement différent, transfiguré scéniquement par une mise en scène qui le sollicite fortement où il joue encore plus le personnage enfantin et juvénile, mais sympathique: il n’y pas en lui l’adolescent agaçant qu’on voit quelquefois sur les scènes. Il attire la sympathie et la joie, une joie sans mélange, au premier degré, dans laquelle il emporte le public. Sa voix, étonnamment légère, claire, n’a pas la couleur du Heldentenor, il joue d’ailleurs de cette faculté à adoucir, à chanter pianissimo, mais aussi à produire de redoutables aigus, et jusqu’à la fin il résiste, sans faiblir, dans un duo avec Brünnhilde où il est éblouissant de présence, et où le chant ne faiblit pas. Grande prestation ce soir !
Catherine Naglestad était Brünnhilde. Dans la configuration voulue par la direction du théâtre, à chaque journée sa Brünnhilde et donc sans les fatigues des jours précédents. Après la Brünnhilde tendue et merveilleusement interprétée d’Evelyn Herlitzius, la Brünnhilde à la voix puissante et claire, de Catherine Naglestad. Au contraire d’Herlitzius, ce n’est pas une bête de scène, mais quelle bête de chant! On sait que ce rôle dans Siegfried est redoutable, Brünnhilde doit chanter 40 minutes à froid avec des aigus ravageurs. Rien n’arrête Catherine Naglestad: immédiatement la voix s’installe, radieuse, puissante, pure avec des aigus larges, avec des graves charnus; une voix qui n’a rien de métallique, qui est chaude et qui emplit aisément la salle et domine l’orchestre. Alors comment s’étonner que seule des Brünnhilde d’aujourd’hui elle attaque et tienne la redoutable note finale “leuchtende Liebe! lachender Tod!” sans faiblir.

Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours. Et c’est aussi le charme du Ring, qui peut à peu installe dans le public chaleur et enthousiasme, émotion et joie. Le fait aussi de voir la mise en scène se dérouler alors qu’on a en tête les représentations précédentes, si proches, est un indéniable avantage, on voit les systèmes d’échos, les citations, les lignes de force. Andreas Kriegenburg/Kent Nagano, voilà un couple qui émerge parmi les références aujourd’hui. Je mesure, avec les amis que j’ai croisés au théâtre, la chance d’assister à cette extraordinaire série de représentations; VIVEMENT DIMANCHE !
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Tomasz Konieczny, extraordinaire Alberich © Klaudia Taday

 

 

 

 

 

 

 

 

TOSCA aux CHOREGIES D’ORANGE (Transmission TV) avec Roberto ALAGNA (Direction MIKKO FRANCK)

photo_1279180468155-1-0-215x144.1279527777.jpgAFP, photo Gérard Julien

La télévision diffuse encore de l’Opéra, il faut le noter. Ce mois-ci, à une semaine de distance, Arte diffusait TOSCA (voir notre compte-rendu) du Nationaltheater de Munich, et France 2 TOSCA, des Chorégies d’Orange, en donnant une place démesurée à Roberto Alagna dans ses reportages d’introduction et d’entractes. Deux Tosca en une semaine, cela donnait l’occasion d’entendre deux des plus grands ténors du moment, Jonas Kaufmann et Roberto Alagna.

La distribution réunie à Orange était intéressante: Roberto Alagna chante beaucoup moins en ce moment, et l’on pouvait juger de l’état de la voix, Catherine Naglestad est l’un des sopranos les plus en vue aujourd’hui, et Falk Struckmann un des meilleurs barytons, distribué ici dans un emploi inhabituel: on l’entend plus souvent dans des rôles wagnériens (Le Hollandais, Wotan). L’intérêt aussi venait de Mikko Franck, finlandais de 31 ans, un chef qui a commencé sa carrière très tôt, et qui est considéré comme l’un des plus intéressants de sa génération (il est actuellement directeur artistique de l’Opéra de Finlande).

Il est toujours difficile de juger d’un travail à la télévision, et à Orange notamment. Les conditions de transmission, le son, l’espace très contraint par le fameux mur, mais aussi par la nécessité de faire un spectacle vu de 10000 spectateurs environ, et mettre en perspective ce spectacle, par rapport à celui de Munich par exemple, c’est courir le danger du mélange des genres. Les mise en scènes d’Orange sont en général spectaculaires, mais ne sont jamais des inoubliables chefs d’œuvre: un travail construit pour deux représentations, qui disparaîtra ensuite (à quelques exceptions près) ne peut être qu’un travail construit à grand trait, avec le souci de l’effet, plus que de l’analyse. Les gestes doivent être vus de loin, et pas question d’aller dans la dentelle ou dans l’analyse précise, comme par exemple chez Bondy à Munich. A la télévision, le décor est apparu monumental et assez parlant, la mise en scène banale, mais passable (le premier acte tout de même manque singulièrement de cette passion qui doit ravager des deux protagonistes), avec quelques éléments différents comme le rôle méphistophélique donné à Spoletta (Un bon Christophe Mortagne). Les costumes modernisés (nous sommes dans une dictature du XXème siècle) ne colorent pas vraiment l’action, sauf la robe rouge sang de Tosca, bien visible de loin! mais bon…On ne vient pas à Orange pour la mise en scène.

Très bonne idée en revanche d’appeler Mikko Franck: voilà un chef dont on a parlé il y a dix ans comme un miracle, pur produit de l’école finlandaise de direction d’orchestre. On sait depuis une quinzaine d’années que les chefs des pays du Nord ont le vent en poupe, Jansons, Salonen, Saraste, Nelsons, Gullberg-Jansen…La direction musicale de Mikko Franck est très analytique, met en relief beaucoup de moments musicaux habituellement couverts par la masse orchestrale,  révèle la complexité de l’écriture puccinienne. Avec le revers de la médaille: le tempo est très lent, et le côté haletant de l’œuvre notamment au premier acte, en pâtit singulièrement et finit par accentuer les difficultés des chanteurs. Un travail d’un symphonisme remarquable, mais pas vraiment théâtral, c’est dommage. l’approche est moins banale que chez d’autres chefs (voir Luisi à Munich), mais elle mériterait d’être plus en phase avec le livret et son urgence.

1388670_7_3053_l-opera-tosca-de-puccini-est-presente-aux.1279527701.jpgAFP, photo Gérard Julien

La grosse déception vient des chanteurs, et tout d’abord de Falk Struckmann. J’ai écrit ailleurs combien le chant italien ne pardonne pas aux voix en déclin (c’était Martha Mödl qui le disait): on peut avec une voix fatiguée chanter un Wotan encore correct, on peut difficilement chanter Scarpia: problèmes de respiration, problèmes de ligne de chant, aucun legato, et surtout fatigue visible au deuxième acte (aigus raclés, passages ratés). Si le personnage est crédible, le chanteur, lui est problématique.

Roberto Alagna était la vedette du moment, en témoigne la manière qu’on a eue de centrer les reportages autour de lui . On connaît les qualités de cet artiste: un timbre magnifique, un contrôle du chant méritoire, une diction remarquable. Je me souviens lors de sa fameuse Traviata avec Muti à la Scala en 1990, on croyait trouver une Traviata (Tiziana Fabbricini) et l’on trouva un Alfredo (Alagna). On connaît aussi les difficultés de l’individu (la maladie, la mort de sa première femme) et ses défauts (une vision artistique assez familiale, le goût du spectaculaire au mauvais sens du terme, un côté glamour de supermarché – voir les aventures du couple Alagna-Gheorghiu). Il reste que les souvenirs qu’on a de lui sont souvent excellents (Roméo, Don Carlo avec Bondy et Mattila au Châtelet, et même son Radamès trop fameux à la Scala, où il n’était pas mauvais du tout, malgré les buhs de trois ou quatre imbéciles patentés qui tiennent blog en langue italienne (Il Corriere della Grisi ). La prestation d’Orange, telle qu’elle apparaît à la télévision, est loin d’être déshonorante, sans être exceptionnelle. Certains suraigus (au premier acte notamment) sont difficiles, il cherche à en tenir d’autres de manière un peu excessive (“Vittoria!”au deuxième acte), le timbre a perdu en soleil ce qu’il a un peu gagné en obscurité. Les qualités de diction et d’émission sont toujours là, mais le jeu reste assez frustre. Rien à voir avec l’exceptionnel Kaufmann de la semaine précédente.
Rien de comparable non plus entre Karita Mattila (avec les défauts signalés) qui vit son rôle, et Catherine Naglestad, qui le chante. A moins que la télévision ne change complètement les perspectives, je me demande comment une chanteuse de ce type peut être une grande Norma que paraît-il elle a chanté avec succès. Dans Tosca, elle a autant de vie et de subtilité interprétative qu’une autoroute en plaine…Certes, elle chante les notes, certes, la voix est posée, certes, les qualités techniques sont là: mais où est la vie? où est le feu? où est la vibration (sinon dans un vibrato tout de même excessif) ? Ce chant laisse de bois, je dirais même de glace et ne distille aucune, mais aucune émotion.

En conclusion, cette Tosca ne laissera pas un souvenir marquant, elle fait partie des soirées de grande série d’Orange, qui valent plus par le cadre et les circonstances que par ce qu’on y voit. L’ancien combattant que je suis pense encore à ce fameux Tristan (Nilsson et Vickers qui se détestaient  et Böhm fulgurant) ou à une Norma légendaire avec Caballé et ce même Vickers qui ont fait la légende d’Orange.Quand reverra-t-on dans ce lieu des soirées pareilles, qui construisirent le mythe?