LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 8, 10 et 11 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-MOZART)

©Peter Fischli Lucerne Festival

Concert du 8 août

L’ouverture du Festival de Lucerne se déroule selon un rituel rodé: le président du conseil d’administration Hubert Ackermann accueille et souhaite la bienvenue aux invités officiels et au public, un/une politique prononce le discours d’accueil convenu, ce soir la Présidente de la Confédération Helvétique, Eveline Widmer-Schlumpf, qui ne s’est pas trop fatiguée, et un grand intellectuel parle du thème de l’année: on a eu naguère Peter Sloterdijk ou Nike Wagner,

©Peter Fischli Lucerne Festival

ce soir c’est le grand théologien et penseur Hans Küng, l’un des plus grands théologiens du XXème siècle (et du XXIème débutant) qui va disserter pendant près de 45 minutes sur les compositeurs et la foi. Il parle de musique, de foi, de Bruckner et de sa foi naïve, de Mahler et de sa foi tourmentée, de la VIIIème de Mahler, non sans ironie, vu les circonstances, et bien sûr du Requiem de Mozart et de Beethoven. C’est un peu long, cela manque quelquefois de nerf, mais ce discours dans un bel allemand académique ne manque pas de références et montre en tous cas quel rôle joue la musique dans la culture allemande.
Après une courte pause, le concert commence avec la première partie dédiée à la musique de scène de la tragédie Egmont (un texte de Goethe de 1788). Une œuvre peu jouée, dont on connaît surtout l’ouverture (qui combine l’ouverture effective et la “symphonie de victoire” finale) comme par exemple Claudio Abbado l’a dirigée dernièrement à Pleyel avec l’Orchestra Mozart. Le comte d’Egmont croit en la liberté et en la bonté, il s’oppose à l’envahisseur espagnol en la personne du Duc d’Albe, mais est abandonné par les siens, sauf de sa maîtresse, qui se suicide. Il est emprisonné, condamné à mort, il meurt en martyr, et dans la foi en ses valeurs. De cette tragédie Beethoven a tiré 40 minutes de musique, deux airs de Clärchen, la maîtresse (Juliane Banse) et de longs monologues parlés dits ici par Bruno Ganz, et accompagnés de musique comme un mélologue, des textes grandiloquents, un peu boursouflés, que Bruno Ganz lit en surjouant un peu, avec un pathos à la limite du ridicule, notamment à la fin, mais c’est le style là Sturm und Drang.
Chaque morceau chanté ou parlé est entrecoupé d’intermèdes de  musique, très dynamique, une musique un peu martiale qui allie brio, marches, rythme très vivace, et qui donne la part belle aux bois et notamment au dialogue clarinette (Sabine Meyer) et flûte (Jacques Zoon) et aux merveilleux solos de hautbois (Entr’acte III).
Évidemment dès les premiers moments de l’ouverture, le son de l’orchestre et l’acoustique de la salle effacent totalement le souvenir de Paris, des cordes soyeuses, qui savent moduler un son, qui rappellent celles des Berliner sous Abbado, des cuivres extraordinaires (Reinhold Friedrich) , des bois à faire rêver, tout cela donne, avec l’acoustique réverbérante de la salle, une chaleur, une énergie peu communes. On aurait préféré un autre soprano que la pâle Juliane Banse, qui fait honnêtement son travail, mais sans éclat, sans poésie, sans vraie présence: le rôle est ingrat, il est vrai, deux Lied initiaux, et puis c’est tout, jusqu’à la fin.
J’ai dit que Bruno Ganz, acteur immense, un peu cabot désormais, avait tendance à en faire un peu trop, mais il dit le texte avec des accents qui quelquefois  font aimer la langue allemande pour l’éternité. Reste le vrai protagoniste, l’orchestre dont on ne sait où tendre l’oreille tant c’est somptueux: l’ouverture est vraiment de l’ordre du sublime.
Abbado dirige avec énergie, avec dynamisme, faisant ressortir le brio, la vie, tous les aspects épiques: il en résulte de vrais instants de bonheur, et au total, c’est vraiment un magnifique moment, dont on sort ragaillardi. J’ai beaucoup aimé.
Face à cette explosion, le Requiem KV 626 en ré mineur est pris par Abbado sur un mode tout différent. A ceux qui attendraient de voir des orages romantiques se lever, une sainte colère de l’homme résistant face à la mort, Abbado oppose une sorte de sérénité céleste, comme si ce Requiem était déjà une pièce de l’au-delà, de l’apaisement, du repos éternel. L’orchestre est réduit (une quarantaine de musiciens) et va jouer “en mineur”, on l’entend juste ce qu’il faut, laissant au chœur la part des anges (c’est le cas de le dire), c’est à dire tout ce qui rend cette musique sublime et justement, céleste: le chœur est le vrai protagoniste ce soir et il est à vrai dire inouï, j’ai rarement entendu une telle perfection. Formé des meilleurs éléments de deux des chœurs les plus éminents en Europe, celui de la Radio bavaroise et celui de la Radio suédoise (qui étaient prévus pour une certaine symphonie de Mahler…), on se demande comment on pourrait prétendre à mieux, c’est tout simplement époustouflant: on se souviendra pour toujours de la manière dont il chante “requiem sempiternam” dans l’Agnus Dei. C’est pour ainsi dire, unique.
Du côté des solistes, on est frappé par René Pape, évidemment (éblouissant, notamment dans le Benedictus, et  bien sûr, le Tuba mirum) et par Sara Mingardo, voix pure, ronde, puissante, elle aussi dans le Tuba mirum (magnifique “Judex ergo cum sedebit”), moins par le ténor Maximilian Schmitt à la voix juste mais un peu légère. On est en revanche très réservé devant la prestation  pénible d’Anna Prohaska, voix âpre, rêche, avec de fréquents écarts de justesse, n’ayant aucune des qualités de lyrisme, de légèreté, de pureté vocale exigées par la partie. Elle gâche l’ensemble.
Quant à l’orchestre, j’ai dit qu’il était discret, travaillant souvent sur un fil de son, à peine perceptible comme Abbado sait en obtenir parce que le parti pris est clairement de donner au chœur la plus grande importance, et de laisser l’orchestre soutenir, par touches presque pointillistes.
On se souviendra avec émotion cependant de la clarinette (Sabine Mayer) dans l’introitus ou dans le benedictus, des trombones impeccables du tuba mirum, des cordes sublimes de suavité dans le recordare ou pleurantes comme Abbado sait l’obtenir dans le lacrimosa époustouflant, ou les trompettes (Reinhold Friedrich) du sanctus.
Le long silence final en dit long sur la manière dont le public est frappé par ce travail très particulier, qui marque une évolution nette. Le premier Requiem avec les berlinois m’était apparu un peu froid, un peu absent, celui-ci n’a rien de distant, mais c’est comme une sorte de regard serein sur la mort, sur le départ. Après la mort triomphante d’Egmont, on a là une mort sans souffrance, sans attaches terrestres mais déjà conquise par le ciel, une grande émotion et tout à la fois une sérénité bien éloignée des émotions mahlériennes qui vous secouent, et vous tourneboulent. De là où ce Requiem nous regarde, plus rien n’impressionne, ce Requiem est celui de l’ailleurs presque heureux, en tous cas rasséréné.

Au total, on continue évidemment de regretter le changement de programme, mais c’est une très belle soirée qui nous a été offerte, au point que je retournerai le 10 et le 11 avec un plaisir non dissimulé pour approfondir cette interprétation surprenante, avec deux pôles radicalement opposés, qui nous permet de naviguer entre le plaisir de la mort héroïque et celui de la mort sereine, sur les rives du plus beau des lacs suisses.

Concert du 10 août

Entre le 8 et le 10 août, il s’est passé un court laps de temps qui permet au concert de ce soir de passer du niveau de très beau concert à celui de sublime moment. Ce qui a été dit avant hier vaut pour ce soir, avec un plus qui place l’ensemble, à un niveau de perfection tel que les amis qui ont annulé à cause de l’affaire Mahler ont fait une belle erreur. Un Requiem de cette trempe, on n’en entendra sans doute jamais plus.
Egmont montre les mêmes qualités et les même défauts, sauf que l’orchestre est encore plus grand, encore plus pur, techniquement au point de la perfection. L’ouverture est littéralement un coup de tonnerre, encore plus somptueuse que le 8, avec un son d’une rondeur inouïe, des bois qui vous clouent sur place, des cordes à vous faire chavirer: les violoncelles et les altos sont époustouflants. Alors, certes, Juliane Banse reste en deçà, et Bruno Ganz un peu “au-dessus”, qui ne réussit pas à équilibrer une prestation qui reste de haut niveau, mais un peu trop surjoué, surdit, avec des maniérismes certes en liaison avec un texte difficilement acceptable aujourd’hui, mais Ganz ne fait pas grand chose pour le faire accepter…sinon qu’il y a l’orchestre derrière, et cette musique, qui n’est quand même pas l’une des meilleures que  Beethoven a écrites, n’est pas désagréable à entendre, surtout quand elle est jouée par des instrumentistes en état de grâce.
Dès le début du Requiem, avec l’attaque orchestrale reprise par le chœur, on sent que l’on est un cran au-dessus du 8 août, d’abord par l’homogénéité du son, la maîtrise du volume: l’orchestre effleure le son et donne paradoxalement une forte tension immédiatement perceptible. C’est peut-être la tension, palpable de bout en bout, qui donne ce plus dont je parlais. En tous cas, il apparaît clair que le quatuor des solistes n’est pas le protagoniste de cette interprétation. Même si Madame Prohaska est encore en deçà du nécessaire, avec son attaque problématique dès l’introitus, et même si cette fois le ténor Maximilian Schmitt est plus présent, et montre un timbre velouté et une bonne maîtrise technique, les solistes ne sont que quatre instrumentistes de plus, au milieu de l’orchestre. C’est le dialogue entre chœur et orchestre qui domine, un chœur dont il est inutile de décliner des qualités:

il est littéralement insurpassable, dans le murmure comme dans le forte, dans la modulation, dans la diction (on entend chaque mot). A ce chœur unique, répond un orchestre un peu plus présent que l’autre soir, qui montre une retenue, une domination du moindre son, à tous les pupitres, et qui accompagne le chœur dans un dialogue presque céleste et intense tout à la fois, d’une intensité inouïe. Dans cet auditorium qui est haut comme une cathédrale, avec un plafond constellé, l’effet est ravageur pour l’émotion, une émotion si contenue, si compressée qu’il faut de longues minutes pour s’en remettre, pour avoir même envie d’applaudir après le très long silence final. Mais le public se réchauffe de plus en plus, ne cesse d’applaudir pour finir par se lever et gratifier l’ensemble des protagonistes de la standing ovation méritée.
On se souviendra du 10 août. Qu’en sera-t-il le 11?


Concert du 11 Août

Globalement, le niveau du concert n’était guère différent de la veille. Egmont cependant, aux dires de ceux qui y étaient hier, et c’est aussi mon avis, était un peu en deçà du niveau atteint notamment par l’ouverture et à cause de quelques hésitations de Bruno Ganz,  qui a eu un “trou” au début de son texte, et qui ne retrouvait plus la suite (avec le texte sous les yeux…).

Saluts après Egmont

Juliane Banse était peut-être un peu plus en voix, notamment dans sa seconde intervention, “Freudvoll und leidvoll…”, mais la voix, jolie, manque quand même de projection. On reste toujours abasourdi par les bois, le hautbois de Lucas Macias Navarro (un rêve) et la clarinette de Sabine Meyer, ainsi que les cuivres étourdissants (les cors!!). Il reste toujours intéressant de voir comment la musique et le texte dit s’harmonisent. Abbado suit les inflexions de Bruno Ganz (un tout petit peu moins boursouflé) et fait écho aux modulations de la langue parlée. On peut trouver cette musique un peu ronflante, il reste des moments magnifiques, des retenues qui touchent vraiment, avec des cordes qui savent chanter avec un engagement peu commun: il suffit de voir se démener le premier

Sebastian Breuninger

violon Sebastian Breuninger (Gewandhaus Leipzig).
Le Requiem en revanche a été comme la veille, en tous points sublime, avec quelques

Claudio Abbado

différences (peut-être aussi dues à la place  occupée ce soir, plus proche de la scène). Notamment les solistes étaient plus présents , le ténor Maximilian Schmitt a été chaque soir un peu meilleur, et ce soir il a donné une joli preuve de style, de portamenti, de volume.
René Pape est toujours somptueux et écoute l’orchestre avec qui il chante en écho, Sara Mingardo est vraiment elle-aussi très présente, et perçoit immédiatement quelle couleur donner à ses interventions, Anna Prohaska est toujours un peu en marge, ce qui est dommage, car elle a les interventions solistes les plus importantes. Que dire du choeur et de l’orchestre, qui se répondent et s’écoutent, avec un orchestre toujours époustouflant de ductilité, je me suis intéressé ce soir aux trombones et à la trompette, tout en sourdine, en discrétion, mais aussi tout en fluidité: du grand art.
Ce soir encore, l’impression d’avoir entendu un immense moment, qui nous mène ailleurs: un tel Requiem, je ne l’avais jamais entendu. Il est autre, oui c’est quelque chose d’autre et Abbado une fois de plus nous surprend, tout en nous faisant oublier notre regret initial (pas de Mahler!) Hier et ce soir, nous avons été mené ailleurs, dans un espace autre, là où nous ne pensions pas aller avec un sentiment qui allie étrangement sérénité et tension extrême.
Le public une fois de plus ne s’y est pas trompé, il a accompagné le long silence final, et a commencé à applaudir longuement, mais sans cris habituels, puis de plus en plus chaleureux, de plus en plus fort, jusqu’à la standing ovation…il revenait du ciel et reprenait ses habitudes de public à Lucerne, ce soir en restant en salle et battant des mains jusqu’à ce qu’Abbado revienne seul, orchestre sorti, répondre à sa demande et saluer une dernière fois sous les vivats.

Vous pouvez revoir ce Requiem sur Medici TV en cliquant sur le lien suivant: Requiem Mozart Abbado 8 août 2012

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SALLE PLEYEL 2011-2012: CLAUDIO ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART (Beethoven-Schumann avec RADU LUPU) le 5 juin 2012

Indiscutablement ce concert peut prêter à discussion. Et bien des mélomanes présents ont dit leur déception, ou leurs réserves. Pour ma part, j’ai partagé certaines réserves, on le verra, mais je trouve toujours stimulant qu’en trois rendez-vous avec la même œuvre (la symphonie n°2 de Schumann) en trois mois (Lucerne avec l’Orchestra Mozart, Berlin avec les Berliner Philharmoniker, Paris avec l’orchestra Mozart), l’auditeur ait eu droit à trois approches différentes, trois points de vue qui montrent comme toujours qu’avec Abbado, il ne faut jurer de rien et que chaque soirée est différente, rien n’est vraiment arrêté ni gravé dans le marbre.
Et je trouve que c’est positif et  oblige l’auditeur à s’interroger et à participer plus activement au concert. J’ai aussi trouvé qu’Abbado a montré à Paris une forme éblouissante, une énergie peu commune, et qu’il a cherché à emporter l’orchestre dans cette énergie vitale d’un homme de 79 ans dans vingt jours…
L’Orchestra Mozart est encore une formation jeune, fondée en 2004. Au départ ce devait être une formation provisoire destinée à célébrer Mozart en Italie dans tous les lieux où il passa, mais le goût de Claudio Abbado pour les orchestres composés de jeunes musiciens (venus de toute l’Europe au départ) a rendu le provisoire définitif. Pour les aider et les encadrer, il a fait appel à des chef de pupitres prestigieux, venus d’orchestres internationaux, et qu’il retrouve régulièrement au Lucerne Festival Orchestra. Ainsi y avait-il au concert de Paris Diemut Poppen (Alto) Raphaël Christ (Premier violon solo), Lucas Macias Navarro (Hautbois) Jacques Zoon (Flûte) tous du Lucerne Festival Orchestra ou Konstantin Pfiz, violoncelliste membre fondateur du Mahler Chamber Orchestra. On y rencontre aussi quelquefois Reinhold Friedrich à la trompette (il était à Lucerne par exemple en mars dernier). C’est un orchestre à géométrie variable, mais toujours encadré des grands professionnels cités plus haut. Il reste que les “tuttis”sont composés de jeunes musiciens la plupart du temps, qu’Abbado aime diriger, non parce qu’ils sont plus malléables, mais parce qu’ils n’ont pas derrière eux des années de routine ou d’habitudes de jeu installées comme dans d’autres orchestres plus vénérables. Cela veut dire qu’ils ne sont pas toujours aussi huilés ou parfaits comme les Berliner Philharmoniker. Claudio Abbado qui pourrait diriger n’importe quel orchestre de renom s’il levait le petit doigt, préfère de loin désormais diriger des orchestres qu’il connaît et surtout qui le connaissent bien, qui sont habitués à sa manière de répéter, à son geste, à son regard. C’était le thème du conflit qui l’a fait rompre avec les Wiener Philharmoniker en janvier 2000: il devait diriger à Salzbourg Tristan et Cosi’ fan tutte, et il a refusé de se plier au système de tour des musiciens, qui faisait qu’il n’aurait jamais eu devant lui le même orchestre et que ceux qui avaient répété avec lui ne se seraient pas retrouvés forcément dans la fosse pendant les représentations…
Le programme avait sa logique, Beethoven et Schumann. Schumann a toujours en tête Beethoven et Bach. Le concerto pour piano se veut beethovénien, la symphonie également, même si en réalité la personnalité de Schumann fait assez vite oublier les références à Beethoven. Mettre Egmont en ouverture de programme, outre à rappeler l’amer changement de programme à Lucerne cet été, c’est placer Beethoven en perspective pour tout le concert, comme l’avait été Bach à Berlin en mai dernier.
D’emblée, on a pu noter l’extrême énergie avec laquelle Abbado attaque “Egmont”, une pièce qu’il exécute fréquemment: on est surpris par les contrastes, les forte très sonores, les ruptures de ton, l’extrême rapidité de la seconde partie. On sent qu’il est  particulièrement en forme et c’est tant mieux.
Cette énergie, on l’a sentie autrement bridée lors de l’exécution du concerto pour piano, pièce particulièrement connue du public dont on note immédiatement le tempo très ralenti, imposé par Radu Lupu, dans un de ses fréquents soirs de placidité extrême, au point qu’on a l’impression que l’orchestre a envie de bondir – et il le fait dans les parties où il est seul- et qu’il est retenu, bridé, et même fortement bousculé par  le tempo sénatorial adopté par le soliste. Radu Lupu joue de manière très lente, très douce, avec une énergie limitée quand l’orchestre piaffe, mais aussi avec un bon nombre de fausses notes, ce qui est quand même un peu gênant: il en résulte, outre des sourires et des regards dubitatifs de Claudio Abbado aux musiciens et au soliste, des moments où l’on ne joue pas tout à fait ensemble, où on perd un peu le fil, où l’orchestre est visiblement désarçonné. Il faut tout l’art d’Abbado pour atténuer ces moments, mais le concerto est loin très loin d’être inoubliable.
En bis Radu Lupu donne la fameuse “Rêverie” de Schumann, dont les notes finales sont ratées, mais dont le rythme ralenti convient bien à un Radu Lupu qui avait avalé un peu de bromure en trop ce soir-là.
On attend alors la Symphonie où Abbado va sans doute s’en donner à cœur joie. C’est en effet le cas, avec une autre surprise: trois dates, trois fois la même Symphonie, trois regards et trois points de vue différents alors que le même homme dirige. Plus rien à voir avec la fluidité berlinoise, l’énergie certes, mais sans aspérité, apaisée, avec un son velouté qui nous a fait mourir de plaisir. Ah! le son des berlinois!
Alors bien sûr, on accuse un peu la différence, mais Abbado propose à son même orchestre une vision très différente que celle un peu triste de Lucerne, ici, des moments rugueux (il est vrai que certains pupitres y encouragent, cuivre, clarinette), de l’énergie brutale, une insistance sur les forte, sur les contrastes, un peu comme dans Egmont, mais de manière plus accusée encore avec un espace entre le geste toujours fluide du chef, et le résultat si fortement marqué par énergie, violence, explosion sonore. Il y a là une vision nette des “orages désirés” romantiques, oui:  “Levez-vous vite, orages désirés” (Chateaubriand), voilà ce que nous dit l’orchestre, malgré les volutes d’un magnifique troisième mouvement, tout en  retenue,  tout en noblesse, mouvement lent  jamais vraiment triste. En opposition, les différents moments du dernier mouvement sont fortement scandés, l’optimisme, la foi en l’avenir, l’énergie se lisent et sont communicatives. Il y a là de grands moments, qui rendent le chef grandiose, engagé, plongé dans les délices du son: on le voit à son visage, qui suit chaque inflexion de l’orchestre, qui reste aussi très attentif à ce que les sons s’écoutent et se répondent, pour atteindre ce “Zusammenmusizieren”[ faire de la musique ensemble ] qui est son credo! Et l’orchestre le suit presque aveuglément, chaque geste, chaque regard est signifiant et provoque une réaction immédiate et des regards satisfaits pendant les saluts.

Alors oui, ce ne sera pas un concert de ceux qui vous marquent à vie, à cause d’un concerto qui laisse au moins perplexe et qui ne donne pas envie de réentendre Lupu avant longtemps. Mais l’énergie d’Abbado et son enthousiasme sont tels qu’ils finissent par emporter l’adhésion (enfin au moins la mienne!). Tout en étant conscient des problèmes d’un orchestre encore adolescent, mais tout de même encadré remarquablement, avec des solistes magnifiques (Zoon à la flûte et Macias Navarro au hautbois étaient sublimes), j’ai aimé la symphonie n°2 (même si j’ai préféré Berlin, à pleurer) et j’attends l’an prochain: ne manquons pas le 14 avril 2013 à Pleyel avec Argerich et le Mahler Chamber Orchestra, on sera sur un autre niveau, peut être une autre planète. Le concert du 11 juin avec…Radu Lupu est déjà bien rempli, mais là j’ai déjà mes doutes.

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LES PROGRAMMES 2013 DE CLAUDIO ABBADO AU 23 JUIN 2013

Les premières dates des concerts futurs de Claudio Abbado étant parues, je commence à les rassembler. Claudio Abbado fêtera ses 80 ans en 2013. Il est à prévoir hommages et concerts sans doute.
L’année est structurée depuis quelques années de la manière suivante:
Mars: concerts italiens avec le Mahler Chamber Orchestra ou l’Orchestra Mozart, éventuelle apparition à Lucerne
Avril: concerts italiens avec le Mahler Chamber Orchestra ou l’Orchestra Mozart. Apparemment plusieurs concerts avec le MCO sont prévus en avril
Mai: Berlin avec les Berliner Philharmoniker
Juin: Mini tournée Italie et France avec l’Orchestra Mozart
Août: Lucerne
Septembre-décembre:
– Tournée européenne avec le Lucerne Festival Orchestra (Septembre-octobre)
– Concerts italiens avec  l’Orchestra Mozart (Septembre-décembre)
– Résidence à Vienne avec l’Orchestra Mozart (Novembre)

J’essaie d’actualiser au plus près possible les dates qui apparaissent (et qui quelquefois disparaissent). Je vous recommande donc de consulter cette page régulièrement.

Mars 2013

Samedi 16  mars
Festival de Pâques de Lucerne,
KKL, 18h30

Ludwig van Beethoven (1770-1827) Ouvertüre Nr. 3 zur Oper Leonore op. 72
Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791) Konzert für Klavier und Orchester C-Dur KV 503 Ludwig van Beethoven (1770-1827) Ouvertüre zu Coriolan op. 62
Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791) Sinfonie B-Dur KV 319

Piano Martha Argerich
Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Lundi 18  mars
Festival de Pâques de Lucerne,
KKL, 19h30

Ludwig van Beethoven (1770-1827) Ouvertüre Nr. 2 zur Oper Leonore op. 72
Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791) Konzert für Klavier und Orchester d-Moll KV 466 Franz Schubert (1797-1828) Auszüge aus der Bühnenmusik zu Rosamunde D 797
Ludwig van Beethoven (1770-1827) Sinfonie Nr. 4 B-Dur op. 60

Piano Martha Argerich
Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Vendredi 22 mars
Zaragoza, Auditorio, 20h15

Beethoven: Les Créatures de Prométhée, ouv., op. 43
Haydn: Sinfonia Concertante en si bémol majeur, Hob. I:105
Mozart: Symphonie no. 33 en si bémol majeur, K 319

Gregory Ahss, violon
Konstantin Pfiz, violoncelle
Lucas Macias Navarro, hautbois
Guillaume Santana, basson

Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Dimanche 24 mars
Madrid, Auditorio Nacional de la Musica, 19h30

Haydn: Symphonie Concertante en si bémol majeur, Hob. I:105
Mozart: Symphonie n° 33 en si bémol majeur, K 319

Gregory Ahss, violon
Konstantin Pfiz, violoncelle
Lucas Macias Navarro, hautbois
Guillaume Santana, basson

Orchestra Mozart in Bologna
Claudio Abbado

Lundi 25 mars 2013
Madrid, Auditorio Nacional de la Musica, 19h30

Mozart: Concerto pour hautbois et orchestre en ut majeur, K 314
Haydn: Symphonie n° 96 en ré majeur, Hob. I:96

Lucas Macias Navarro, hautbois

Orchestra Mozart in Bologna
Claudio Abbado

Mercredi 27 Mars
Budapest, Palais des Arts, 20h00

Beethoven: Ouverture Léonore no. 3, op. 72 b
Haydn: Sinfonia Concertante en si bémol majeur, Hob. I:105
Mozart: Symphonie no. 33 en si bémol majeur, K 319

Gregory Ahss, violon
Konstantin Pfiz, violoncelle
Lucas Macias Navarro, hautbois
Guillaume Santana, basson

Orchestra Mozart
Claudio Abbado

Avril 2013

Vendredi 12 avril
Ferrara
Teatro Comunale, 20h00

Beethoven, Concerto pour piano n°1
Mendelssohn, Symphonie n°3 “Ecossaise”
Mahler Chamber Orchestra
Martha Argerich, piano

Dimanche 14 avril
Paris
Salle Pleyel, 20h00

Beethoven, Concerto pour piano n°1
Mendelssohn, Symphonie n°3 “Ecossaise”
Mahler Chamber Orchestra
Martha Argerich, piano

Mai 2013

Dimanche 4 Mai
Mai Musical Florentin
Programme non communiqué

Samedi 18 mai
Dimanche 19 mai
Mardi 21 mai

Berlin
Philharmonie, 20h00

Mendelssohn, Le songe d’une nuit d’été, musiques de scène (extraits)
Berlioz, Symphonie Fantastique

Voix féminines du chœur de la Radio Bavaroise
Berliner Philharmoniker

Juin 2013

Dimanche 9 Juin
Bologna
Auditorium Manzoni, 20h00

Mozart, Concerto pour piano n°27
Haydn, Concerto pour trompette en mi bémol majeur Hob. VIIe:I
Prokofiev, Symphonie classique n°1 en ré maj op.25<st

BERLIN PHILHARMONIE 2011-2012: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER (SCHUMANN-BERG) avec Anne-Sofie VON OTTER et Isabelle FAUST le 13 mai 2012

C.A. vient saluer seul, à fureur de rappels, le 13 mai (comme le 11 d’ailleurs)

Peu de chose à rajouter au compte rendu du concert du vendredi, il fut aussi beau, aussi émouvant, avec le parfum mélancolique du départ en sus. Certes, au petit jeu des différences, qui est le péché mignon des mélomanes, on peut noter que l’Ouverture de Genoveva fut incontestablement “meilleure” (si ce mot a un sens à de tels sommets). Disons qu’elle fut encore plus fluide, avec un écho des instruments entre eux encore plus réussi, et une dynamique encore plus nette. On peut aussi noter que les Altenberg Lieder, déjà extraordinaires vendredi (encore ce soir, cette merveilleuse introduction au premier Lied), mais cette fois peut-être encore plus de perfection dans l’interprétation de Anne-Sofie von Otter, dont on entendait encore mieux la voix, qui suit les mouvements de  l’orchestre avec une précision redoutable, qui maîtrise totalement ce style et qui fait de sa voix à la fois un strict instrument de l’orchestre, tout en étant une présence éminemment humaine et donc éminemment émouvante. Cette double postulation rend la prestation tout à fait exceptionnelle.
Le concerto pour violon fut, comme vendredi, phénoménal par moments, avec un second mouvement d’une tendresse à vous serrer le cœur. C’est bien d’ailleurs ce qui m’a pris, tout au long du concert, avec des moments où mon cœur battait très fort, même en attendant les moments d’émotion éprouvés le vendredi, tout a recommencé: le troisième mouvement de Schumann est totalement bouleversant, et lorsque vous avez la chance immense d’être dans le Block H ou K (Ce soir c’était K, un peu plus haut, mais toujours face à l’orchestre) alors vous suivez Abbado, la main gauche, le visage, les expressions, les extases, les plaisirs et l’émotion musicale visible se transmet à vous, comment ne pourrait-il pas en être de même pour les musiciens, qui suivent les inflexions à donner seulement à regarder le visage, les signes minuscules, les regards d’Abbado d’un instrument à l’autre, ralentissant l’un, imposant à l’autre d’alléger, souriant au troisième. Ce fut comme vendredi, non pas beau, non pas bon, ce fut grand, parce que l’osmose chef-orchestre était totale, parce les berlinois était en état de grâce, et Abbado, à la sortie, disponible pour la trentaine de personnes qui l’attendaient à sa voiture, a signé de nombreux autographes, en souriant, disponible, détendu comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps.
A l’année prochaine! 18,19 et 21 mai 2013, avec Mendelssohn-Symphonie Écossaise, et…Berlioz-Symphonie fantastique !

Saluts d’Abbado et Isabelle Faust, vus du Block H (Vendredi 11)

 

BERLIN PHILHARMONIE 2011-2012: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER (SCHUMANN-BERG) avec Anne-Sofie VON OTTER et Isabelle FAUST le 11 mai 2012

Les dieux de l’Olympe (ou du Walhalla) volent, tuent, violent, séduisent, sont des menteurs, sont souvent de mauvaise foi, mais en même temps, quand ils donnent, c’est une pluie d’or qui tombe sur le monde (ou Danaé), c’est un Océan de beauté qu’ils dispensent. pas parfaits mais toujours grands, ce sont les Dieux.
Il en va (presque) de même pour Claudio Abbado, affectueusement appelé “Il Divino” par ses fans les plus proches ou Abbadio par les plus ironiques. Un jour il nous plonge dans la déception et la colère, et l’autre il nous enlève, il nous “rapte”, il nous emporte dans un tourbillon , dans un transport qui bouleverse une salle entière parce qu’il verse dans nos oreilles une pluie de bonheur. Et ainsi en fut-il hier soir à la Philharmonie, dans un programme étrange dont il a désormais le secret, un programme Schumann-Berg où ni Schumann ni Berg ne sonnaient comme d’habitude, où il s’est permis une de ses entourloupes favorites qui nous fait ouvrir un abîme sous nos pieds, l’abîme des possibles musicaux.

Claudio Abbado est un vieux chef désormais, mais s’il en a la liberté, il n’en a pas le style, il est tout sauf un patriarche. Sa carrière extraordinaire lui a fait tout diriger ou presque, les postes occupés ont été parmi les plus prestigieux (Scala, Vienne, Berlin sans compter Londres); et à 79 ans, il dirige Schumann comme un jeune homme le ferait, redécouvrant une partition retravaillée et relue. Abbado ne vit jamais sur ses acquis, il vit toujours sur la certitude qu’il y a encore à acquérir, qu’il y encore  à apprendre, que la musique est un tonneau des Danaïdes.
Dès l’ouverture de Genoveva, on se dit qu’on n’a jamais entendu ce Schumann là, fluide, dégraissé, “moderne”, avec un orchestre qui adhère, qui répond, qui s’écoute, qui fait de la musique. Pas de violents contrastes, mais une distribution du son, une diffraction qui nous prépare à Berg, les deux morceaux suivants d’une assez longue première partie (1h). Il en résulte une certaine légèreté, oserais-je dire rossinienne: le chef rossinien par excellence qu’est Abbado (il y est encore incomparable, n’en déplaise aux critiques d’aujourd’hui qui souvent ne l’ont pas entendu à la scène). Les sons s’organisent en crescendos, se diffusent avec une clarté inouïe, pas un instrument n’échappe à nos oreilles, avec des cordes à se pâmer (les altos! les violons!). Quel moment…et ce n’est que le moment propédeutique, car dès que les Altenberg Lieder sont attaqués, l’introduction au premier Lied (“Schneesturm”) affiche cette diffraction cristalline, cette bombe à fragmentation sonore qui nous montre un orchestre fait de micros sons qui se diffusent à l’infini. Ces Lieder brefs, presque des Haikus musicaux (des textes de “Ansichtskarten”/de cartes postales), renferment toute la palette des sons (le troisième “An den Grenzen des All” commence et finit par la série dodécaphonique). La délicatesse, la précision, l’extraordinaire concentration de l’orchestre (aux dires d’amis, supérieure à la veille) et la voix “instrumentalisée” de Anne-Sofie von Otter, toujours merveilleuse de netteté et de précision dans ce type de répertoire,  crée l’émotion par la retenue, par le formatage millimétré du son, avec une voix qui n’est pas grande, mais qui sait négocier tous les passages, qui sait se faire entendre, et l’attention d’Abbado à ne jamais la couvrir, à accompagner la voix (ah…le chef d’opéra qu’il est…) est palpable. Le dernier Lied “Hier ist Friede” est purement merveilleux de retenue, le moindre silence y est éloquent. Et il prépare si bien au concerto qui suit.
On commence d’ailleurs à comprendre les secrets de ce programme: Abbado cherche à relier les œuvres qui s’appuient ouvertement sur la musique de Bach. Il prépare un programme Bach pour décembre, et bonne partie des œuvres jouées ce soir se réfèrent par citations (Schumann) ou constructions (Berg) à la musique du Kantor de Leipzig.
C’est le cas de ce Concerto à la mémoire d’un ange, dédié à Manon, fille d’Alma Mahler et de Walter Gropius, qui est aussi un hommage à Gropius, l’architecte du hiératisme et de la géométrie. Références à un choral de Bach, à la Passion selon St Mathieu que Berg voulait avoir sous les yeux, aux Cantates, le Concerto à la mémoire d’un ange, en deux mouvements, est une construction référentielle! Isabelle Faust est incomparable de légèreté, de discrétion, de maîtrise du volume sonore, son approche lyrique est à elle seule un discours, l’approche du chef épouse avec une telle osmose celle de  la soliste, qu’on a l’impression qu’elle est le prolongement de l’orchestre: il n’y a pas de dialogue soliste/orchestre, il y a unité “ténébreuse et profonde”, les sons ne se répondent pas, ils se prolongent les uns les autres, ils composent comme un chœur inouï. Oui, ce Berg est phénoménal et le deuxième mouvement, dont les dernières mesures sont à pleurer d’émotion, est un chef d’œuvre à lui seul. Quel moment!
En deuxième partie, la sombre et mélancolique Symphonie n°2 de Schumann. Mais alors qu’à Lucerne, le son projeté rendait la couleur particulièrement grise de l’œuvre de Schumann (appelée par Sinopoli, rappelons le “psychose compositive”), ici, l’orchestre diffuse une autre musique, une autre lumière. Il y a de l’énergie (scherzo), il y a de la couleur (final), il y a aussi de la mélancolie (extraordinaire adagio), mais il me semble y voir non de la dépression, mais un certain optimisme. On est plus dans l’ouverture au futur que dans l’autocompassion. Un son ouvert, un romantisme dépassé, qui court vers l’impressionnisme. On est au seuil de Baudelaire et de Rimbaud, du Rimbaud de “Aube”. Un son dégraissé, sans pathos aucun, un orchestre déconcertant à force d’être précis dans ses réponses à la moindre inflexion du maître (j’étais au block H, derrière l’orchestre, les yeux fixés sur les gestes et le visage extatique du Claudio Abbado). Il est incroyable de constater que si encore une moitié de l’orchestre connaît Abbado pour l’avoir fréquenté au quotidien, une autre moitié est jeune, totalement formée au quotidien à l’approche de Rattle, qui est tout le contraire de l’approche libertaire de Claudio. Claudio laisse les musiciens jouer, avec toute leur place, dans une liberté incroyable, et ne donne pas vraiment de directives…et cet orchestre qui le connaît finalement assez mal le suit comme fasciné, comme entraîné, comme captivé… Et les solistes de l’orchestre(Pahud! phénoménal!) s’en donnent à chœur joie.
S’étonnera-on de l’explosion finale du public, de ses rappels infinis, de cette immédiate standing ovation? Eh! oui, ce fut un don extraordinaire que nous a fait Claudio ce soir. Une révélation. Comment ne pas l’aimer?

DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/CLAUDIO ABBADO et IL VIAGGIO A REIMS de GIOACCHINO ROSSINI

Dispositif scénique de "Viaggio a Reims" (Ronconi/Aulenti) à la Scala

Un ami m’ayant demandé des informations sur “Il Viaggio a Reims”, je me suis replongé dans l’œuvre, ce qui aboutit à ces quelques notes pour  retracer brièvement ici l’histoire (abbadienne)  de cette œuvre, depuis le 19 août 1984, première à Pesaro, qui aujourd’hui est représentée sur toutes les grandes scènes du monde.
Claudio Abbado tout au long de sa carrière a contribué à exhumer des œuvres inconnues (comme Fierrabras de Schubert) ou à promouvoir des versions originales (comme celle de Boris Godunov de Moussorgski que les représentations de la Scala en 1979 ont véritablement imposé sur le marché (alors que la version originale était déjà connue, et avait déjà bénéficié d’un enregistrement de Jerzy Semkov), ou même la version complète de Don Carlo de Verdi. Lorsqu’il propose en 1984 dans le cadre du Festival de Pesaro, dans le petit auditorium Pedrotti,  une œuvre inconnue, mais avec pour partie la musique du Comte Ory, dans une distribution étincelante, et dans une mise en scène ébouriffante de Luca Ronconi dans des décors de Gae Aulenti (reprise par la Scala en 2008-2009 sous la direction d’Ottavio Dantone) qui prend pour ligne directrice l’exploitation “médiatique” d’un “event” (à savoir le sacre de Charles X), c’est un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il Viaggio a Reims dans cette production va être proposé à la Scala en septembre 1985, puis à l’opéra de Vienne en 1988, à Ferrare et à Pesaro (mais au Teatro Rossini) de nouveau en 1992 (année Rossini) pendant qu’il en donnera une version semi-scénique fin 1992 à Berlin avec le Philharmonique de Berlin. La production était prévue à Paris au Théâtre des Champs Elysées, mais pour des raisons financières elle fut annulée, ce qui permit les représentations de Ferrare, qui récupéra les dates où , curiosité, le rôle muet de Charles X était tenu par Placido Domingo. La production de Ronconi mobilisait la scène, et la rue,  puisque le cortège du sacre, Charles X en tête, se promenait dans les alentours du théâtre pendant toute la représentation, que des vidéos retransmettaient dans le théâtre la progression du cortège, et qu’il faisait irruption dans la salle à la fin du spectacle. Le tout en principe en direct (pas à Vienne où le cortège avait été filmé une fois pour toutes).
A chaque fois ou presque, il en est resté des traces, soit sur CD, soit en vidéo VHS, soit les deux. Toutes les représentations depuis 1984 ont bénéficié de la présence de Lucia Valentini Terrani (Marchesa Melibea), la mezzo rossinienne qui n’a pas été remplacée, de de Lella Cuberli, en laternance avec Tiziana Fabbricini à Ferrare, Enzo Dara (Barone di Trombonock), de Ruggero Raimondi (Don Profondo) – en alternance avec Giorgio Surjan à Vienne- et de Samuel Ramey (Lord Sydney) – en alternance avec Ferruccio Furlanetto à Vienne- , tandis que changeaient d’autres  rôles, en particulier Madame Cortese, passée de Katia Ricciarelli en 1984 à Montserrat Caballé à Vienne, et Cheryl Studer toute l’année 1992.

L'affiche du Festival de Pesaro 1984

La distribution originale était :
18/20/23/25 août 1984
Auditorium Pedrotti
Il viaggio a Reims
nuova produzione
Dramma giocoso di Luigi Balocchi
Musica di Gioachino Rossini
Edizione critica Fondazione Rossini/Ricordi, a cura di Janet Johnson
Direttore Claudio Abbado
Regia Luca Ronconi
Scene e costumi Gae Aulenti
Interpreti
Corinna Cecilia Gasdia Marchesa Melibea Lucia Valentini Terrani Contessa di Folleville Lella Cuberli Madama Cortese Katia Ricciarelli/Antonella Bandelli (23 agosto) Cavalier Belfiore Edoardo Gimenez Conte di Libenskof Dalmacio Gonzales/Francisco Araiza (25 agosto) Lord Sidney Samuel Ramey Don Profondo Ruggero Raimondi Barone di Trombonok Enzo Dara Don Alvaro Leo Nucci Don Prudenzio Giorgio Surjan Don Luigino Oslavio Di Credico Maddalena Raquel Pierotti Delia Antonella Bandelli Modestina Bernadette Manca di Nissa Antonio Luigi De Corato Zefirino Ernesto Gavazzi Gelsomino William Matteuzzi
Coro Filarmonico di Praga
Maestro del Coro Lubomír Mátl
The Chamber Orchestra of Europe

A la Scala, un an après, la distribution était à peu près similaire, avec Chris Merritt cependant dans le conte di Libenskof à la place d’Araiza.
On le voit, même en alternance, les distributions étaient plus ou moins introuvables: il était rare de voir sur une affiche autant de grands noms. On se souviendra toujours du Don Profondo de Ruggero Raimondi, et notamment de son air “Medaglie incomparabili”, de l’extraordinaire Corinna de Cecilia Gasdia et surtout du “Gran pezzo concertato a 14 voci” étourdissant, qu’Abbado reprenait régulièrement en bis à la fin de l’opéra, devant le délire que la représentation provoquait dans le public. On en sortait heureux, rempli d’énergie, ne rêvant qu’à la représentation suivante.
Car Claudio Abbado est le chef rossinien par excellence. A chaque fois qu’il a abordé un Rossini à l’opéra, ce fut un miracle: que ce soit Cenerentola, il Barbiere di Siviglia, L’Italiana in Algeri ou il Viaggio a Reims, il a écrit l’histoire de la représentation de Rossini à l’opéra, en s’appuyant toujours sur les derniers états de la recherche. Au disque, son “Italiana” et surtout son second “Barbiere” (avec Domingo) sont discutables, mais à la scène, ce fut toujours LA référence. Pas un chef aujourd’hui n’a pris sa place et Bruno Campanella, qui a fait longtemps figure de meilleur chef rossinien (“qui pétille comme le champagne”-sic-) se situe loin loin derrière. Riccardo Chailly peut-être, pourrait éventuellement non lui faire concurrence, mais constituer une possibilité…
Le miracle de Viaggio a Reims, c’est que l’opéra fonctionne sur une intrigue quasiment inexistante: des invités internationaux (anglais, allemand, français, espagnol, états pontificaux, russe, polonais) sont bloqués dans une station thermale alors qu’ils se rendent au sacre de Charles X. Si tu ne vas pas à Charles X, Charles X viendra à toi.
Bien sûr, cela construit des souvenirs indélébiles, j’ai vu les représentations de la Scala, de Vienne, de Ferrare et à chaque fois ce fut un indescriptible bonheur.
Eh bien, ce bonheur-là, vous pouvez le revivre en CD, mais, étonnamment, pas – ou peu – en DVD, puisque les DVD en vente ne proposent pas en ce moment la version Abbado. Il existe pourtant ou a existé:

Le CD original (issu des représentations de Pesaro)

– Un CD issu des représentations de Pesaro en 1984, avec le Chamber Orchestra of Europe
– Un VHS de la RAI, en vente pendant quelques années, qui est une retransmission de ces représentations
– Un VHS de Vienne, longtemps vendu, mais jamais repris en DVD

Le CD issu des concerts de Berlin

– Un CD issu des concerts de Berlin, avec le Philharmonique de Berlin.

De ces propositions subsistent seulement les CD, encore en vente.
Mon conseil: Pesaro, et seulement Pesaro. L’enregistrement de Berlin n’a ni la dynamique, ni la finesse, ni l’excellence de la jeunesse, ni la joie, ni l’engagement de celui de Pesaro. Et le Chamber Orchestra of Europe, à peine formé, allait devenir pendant quelques années l’orchestre préféré d’Abbado pour les formes plus réduites. C’est un miracle musical.

Viaggio a Reims (Ronconi/Aulenti)

Pour les vidéos, si vous trouvez Vienne, ce sera déjà bien. Mais cherchez l’enregistrement de la RAI de Pesaro, il existe, il est sublime, et il a été vite retiré du marché. Un jour sans doute, il réapparaîtra. Guettez ce moment. Et ne gâchez pas votre argent à acheter les DVD de Gergiev ou même de Lopez Cobos (qui est cependant un bon rossinien); mieux vaut attendre. Patience et longueur de temps…

Il reste que les politiques de l’industrie du disque, vendant des productions médiocres alors que les enregistrement de référence existent et dorment dans les placards, sont impénétrables (mais sûrement pleine de sens…).
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LUCERNE FESTIVAL 2012 (ÉTÉ): CE QU’IL NE FAUDRAIT PAS MANQUER

Festival de Lucerne: 8 août-15 septembre 2012

Si vous êtes retraité, si les Francs suisses ne vous font pas peur, si vous aimez la musique, alors, louez un appartement à Lucerne du 8 août au 15 septembre, vous ne le regretterez sans doute pas ! Le  Festival de Lucerne 2012 dont le thèmes est “La foi” est un feu d’artifice d’événements tous plus attirants les uns que les autres. Je ne vais évidemment pas les détailler tous, il vous suffit d’aller sur le site du Festival de Lucerne pour avoir le tout en détails. je vais simplement rappeler quelques moments que vous auriez intérêt à noter dans vos tablettes.

D’abord, l’artiste étoile du Festival est le chef Andris Nelsons, qui dirigera le 3 septembre son orchestre, le City of Birmingham Symphony Orchestra dans la Symphonie n°2, Résurrection de Gustav Mahler, le 4 septembre, le concerto pour violon de Sonia Gubaidulina, et la Symphonie n°7 “Leningrad” de Chostakovitch, et enfin le 5 septembre la Symphonie n°9 de Beethoven . Sont prévues aussi des conversations et des rencontres.

Le cycle du Lucerne Festival Orchestra s’annonce exceptionnel.
Claudio Abbado devait diriger par trois fois, les 8, 10, 11 août la monumentale Symphonie n°8 de Mahler, la “symphonie des Mille” qu’il a si peu dirigée. Il n’est  décidement pas en phase avec cette œuvre monumentale et finalement il a renoncé à la diriger, et propose comme programme alternatif les musiques écrites par Beethoven pour la tragédie Egmont (toutes les musiques) et le Requiem de Mozart  et les 17 et 18 août le concerto pour piano n°3 en ut mineur de Beethoven (soliste Radu Lupu) et la Symphonie n°1 de Bruckner en ut mineur, WAB 101. Entre les deux notons un grand concert choral du Mahler Chamber Orchestra dirigé par Daniel Harding le 9 août (Schubert, “Chant des esprits sur les eaux” D 714, Schumann “Nachtlied”op.108, Schubert, Messe en mi bémol majeur D950), un concert de Maurizio Pollini du cycle “Perspectives”(Lachenmann-Beethoven) le  12 août (et un second le 30 août ) et un concert de Pierre-Laurent Aimard (Debussy, Liszt, Messiaen).

Pierre Boulez animera, à 87 ans, les ateliers de la Lucerne Festival Academy et dirigera le Lucerne Festival Academy Orchestra pour plusieurs concerts: à noter une Master Class de direction d’orchestre autour de Philippe Manoury du 1er au 7 septembre à 10h chaque jour, un atelier autour de deux jeunes chefs d’orchestre, Daniel Cohen et Gergely Madaras, et de deux compositeurs, Benjamin Attahir et Christian Mason, le 1er septembre à 12h, des ateliers préparatoires au concert, autour de Philippe Manoury (le 1er et le 6 septembre), de Jonathan Harvey (le 3 septembre), et de Schönberg (Erwartung, avec Deborah Polaski le 4 septembre) et le concert du  Lucerne Festival Academy Orchestra (Manoury, Harvey, Schönberg) le 7 septembre, d’autres concerts et d’autres ateliers sont prévus avec d’autres chefs, voir le programme détaillé.

Après les cycles et les rendez-vous annuels, notons quelques concerts qui mériteront le détour:
– Un concert le 22 août du GMJO: Gustav Mahler Jugendorchester, fondé par Claudio Abbado, dirigé par Daniele Gatti avec Frank Peter Zimmermann en soliste (Wagner, Berg, Strauss, Ravel)

– le 29 août, l’orchestre et le chœur du Teatro alla Scala dirigés par Daniel Barenboim donnent le Requiem de Verdi avec un quatuor de choc: Anja Harteros, Elina Garanca, Jonas Kaufmann(s’il est guéri), René Pape

– les 1er et 2 septembre 2012, Mariss Jansons et son Royal Concertgebouw Orchestra proposent le concerto pour violon de Bartok (Leonidas Kavrakos, violon), et la Symphonie n°1 de Mahler (Titan), et “le survivant de Varsovie” de Schönberg, la “Symphonie des Psaumes” de Stravinski, “Adagio for strings”, de Barber, “Amériques”de Varèse

– les 14 et 15 septembre, Bernard Haitink dirige le Philharmonique de Vienne dans deux programmes passionnants, le concerto pour violon de Sibelius (Vilde Frang, violon) et la Alpensymphonie de Strauss, puis le lendemain le concerto pour piano n°4 de  Beethoven (Murray Perahia) et surtout la Symphonie n°9 de Bruckner, à ne pas manquer.

Et puis le tout venant: London Symphony Orchestra (Valery Gergiev) le 24 août, The Cleveland Orchestra (Franz Welser-Möst) les 25 et 26 août, les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle) le 28 août, le St Louis Symphony le 6 septembre (David Robertson/Christian Tetzlaff), les Münchner Philharmoniker (Lorin Maazel) le 9 septembre, et tant d’autres concerts de chambre ou de solistes, et des rencontres, et des projections cinématographiques.

Eh oui, il FAUT aller à Lucerne!
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LUCERNE FESTIVAL PÂQUES le 24 mars 2012: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART (Mozart – Schumann) avec Isabelle FAUST

Claudio Abbado va bien, en tous cas il portait ce soir ses (presque) 79 ans de manière alerte, il était souriant, il a encore eu comme souvent à Lucerne, un triomphe avec standing ovation. A ceux qui s’inquiètent de son état, il faut dire qu’il limite ses concerts aux orchestres qu’il connaît bien (Orchestra Mozart, Mahler Chamber Orchestra, Berliner Philharmoniker, Lucerne Festival Orchestra), souvent faits de musiciens qu’il a choisis et qui le connaissent depuis des années. Il ne dirige pas l’hiver, et reprend les concerts chaque année en mars, de mars à décembre, avec un mois de repos en juillet. Il est évidemment économe de ses voyages, ne fait plus de grandes tournées lointaines, mais quand on voit le programme de Lucerne cet été (Mahler VIII et Bruckner I), on peut voir qu’il ne donne pas dans le léger. Il est certes plus fragile, et se fatigue plus vite, mais pour l’instant, tout va bien.
Ce soir, il a ouvert le Festival de Pâques de Lucerne (Abbado, Harnoncourt, Jansons, Haitink) par Mozart et Schumann: la Symphonie n°36 en ut majeur KV 425 “Linz” (1783), le concerto pour violon (avec Isabelle Faust) et orchestre n°5 KV 219 en la majeur (1775) et la Symphonie n°2 de Schumann op.61 en ut majeur. Toute la soirée en tonalité majeure et les deux symphonies en ut majeur: comme toujours Abbado tisse des liens et un discours de cohérence autour du programme proposé. Ce soir, les lumières sont abaissées, on joue dans une sorte de pénombre, la salle est bien plus tamisée que d’habitude, Abbado construit une ambiance plus intime et mélancolique, qui est la dominante. Son Mozart peut être rêche, dynamique, violent: ce soir, il est retenu, très “atténué”, presque chuchoté parfois.
C’est ce qui frappe dans la Symphonie “Linz”, composée en 1783, au retour d’un voyage décevant à Salzbourg où Mozart comptait réconcilier Constance Weber et son père. Mozart composa cette symphonie en quelques jours, son hôte à Linz ayant organisé un concert alors que Mozart n’avait pas de partitions avec lui: la symphonie fut composée, les copies furent prêtes et elle fut jouée au débotté! On remarque qu’Abbado accentue les clairs-obscurs, et propose une vision plus sombre que d’habitude (quand on compare à la Haffner jouée il y a peu avec le Lucerne Festival Orchestra). Est-ce le son de l’orchestre, moins clair, moins brillant que le Lucerne Festival Orchestra? Est-ce un parti pris de la soirée? je penche pour cette option. On reste toujours abasourdi de ce qu’Abbado obtient d’un orchestre en terme de pianissimi, de crescendi, de modulations et du rythme qu’il sait imposer rien qu’avec un minimum de gestes et tant, tant de regards, et d’une main gauche si dansante. Le troisième mouvement, le menuet, est d’une beauté bouleversante, il est vrai qu’il est porté par le hautbois du grand Lucas Macias Navarro et par le basson de Guillaume Santana qu’Abbado va saluer tout spécialement à la fin. Ce travail en écho permet de découvrir toute l’architecture du mouvement, qui va se prolonger dans le quatrième mouvement, alternant clair et obscur, mais dans un rythme plus vif, rappelant la Haffner.
Le concerto pour violon n°5 est le plus connu des concertos pour violon de Mozart, sans doute à cause du dernier mouvement dont une partie mime un mouvement “à la turque” ce qui lui a valu son surnom de concerto “turc”. Il commence tout de même là aussi par un adagio au violon qu’Isabelle Faust attaque avec un son imperceptible. Le style d’Isabelle Faust est complètement différent de l’enregistrement d’Abbado avec le même orchestre mais avec Giuliano Carmignola, plus franc, moins subtil, moins poétique. Isabelle Faust a compris la couleur “grise” qu’Abbado veut donner à la soirée et se montre capable de variations de style, de jeu, de toucher, effleurant à peine les cordes, ou attaquant franchement dans les graves, attentive aux moindres détails, d’une extrême sensibilité qui m’a fait penser à …Montserrat Caballé: Isabelle Faust, ce soir était une Caballé du violon, et c’était absolument sublime. Quant à l’orchestre, il écoute le soliste, et lui répond en écho, en rythme, en modulation, un sommet. Un sommet qu’Abbado prolonge par un bis (reprise du début du dernier mouvement), ce qui est rare à Lucerne.
La Symphonie de Schumann est aussi une œuvre mélancolique, commencée dans la dépression (Schumann lui même écrivait qu’il craignait qu’on vît sa fatigue à l’audition et Giuseppe Sinopoli, qui était chef d’orchestre, mais aussi psychiatre, appelait cette symphonie une “psychose compositive”) , une couleur aussi un peu sombre, qui commence comme un choral de Bach (inspiration directe de Schumann) et qui se termine quand même dans un dernier mouvement qui doit beaucoup à Beethoven. L’agitation domine le scherzo, la mélancolie, on la retrouve dans le dialogue flûte et surtout hautbois dans l’adagio élégiaque (3ème mouvement) qui commence par une citation de “L’offrande musicale” de Bach. Mais la couleur sombre est soulignée par les mouvements des contrebasses, ici magnifiquement emmenées par Alois Posch (ex Wiener Philharmoniker, et chef de pupitre des contrebasses dans le Lucerne Festival Orchestra). Il en résulte un son très rond, un peu recueilli, compact, et une couleur très particulière de l’ensemble, qui malgré un final “vivace” laisse peu de place à l’explosion, un Schumann “implosif”, qui fait exploser la salle à la fin.
On peut rester surpris par le choix d’un Mozart plus sombre, par la volonté d’imposer la mélancolie comme motto de la soirée, beaucoup de mes amis aiment un Mozart plus vif, plus explosif, moins “poli”. J’ai pour ma part été séduit.
Certes, j’aurais préféré entendre Lucerne dans ces œuvres, mais l’Orchestre Mozart est un orchestre de jeunes encadrés par des chefs de pupitre qui tous sont des éléments vedettes du  LFO, (Alois Posch, Diemut Poppen, Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon, Raphael Christ…), en 8 ans d’existence, cet orchestre a fait d’énormes progrès, et le son en est transformé, quant à Abbado, toujours changeant, toujours explorant des voies nouvelles, jamais ennuyeux, jamais monotone, il nous a montré ce soir comment une lumière grise peut briller et bouleverser les cœurs . Vivement le prochain concert…vivement Berlin en mai.

CONCERT DU NOUVEL AN: Variations sur un thème à BERLIN, DRESDE, VENISE

En dehors DU concert du Nouvel An, les télévisions allemands ont retransmis deux concerts de Saint Sylvestre (Silvesterkonzert), celui des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle (à 18h30 le 31 sur ARD), et celui de la Dresdner Staatskapelle dirigée par son chef Christian Thielemann (à 17h35 le 31, sur ZDF), tandis qu’ARTE proposait le concert du Nouvel An de La Fenice, dirigé par Diego Matheuz, l’assistant de Claudio Abbado qui commence à faire une belle carrière en Italie. Le concept fait florès.
Les concerts de Noël, de Nouvel An, de Saint Sylvestre sont des événements habituels des scènes germaniques, c’est l’occasion de manifester tout ce que la musique peut avoir de festif, mais aussi de rassembler le public autour de son orchestre – on sait que cette relation particulière de l’orchestre au public est très importante en Allemagne, dans toutes les villes où il y a un théâtre et un orchestre.
Je me souviens de Soirées de Saint Sylvestre à la Philharmonie, dirigées par Abbado, suivies d’agapes, de soirées dansantes, dans les espaces du bâtiment de Scharoun. C’est souvent l’occasion soit de jouer des programmes d’œuvres populaires, ou des programmes un peu décalés (en 2002, Sir Simon Rattle proposa le musical “Wonderful town” de Leonard Bernstein, qui fut l’un des grands moments de ma vie de mélomane), ou des programmes d’opérettes, de ces opérettes ou de ces pièces légères qu’on prend très au sérieux en pays germanique: Strauss est réputé très difficile à jouer vraiment dans l’esprit “viennois”. Cette tradition a gagné l’Italie avec le “concert de Noël” de la Scala (cette année Dudamel dans la 2ème Symphonie de Mahler) et surtout le concert du Nouvel An de La Fenice, qui j’espère, ne cherche pas à faire concurrence avec celui de Vienne, parce que là c’est raté d’avance.

La polémique a précédé les deux “Silvesterkonzerte” de Berlin et Dresde, puisque les chaînes généralistes allemandes ARD et ZDF se concurrençaient à peu près à la même heure, l’une (Berlin) dans un programme très dansant, mais des grandes danses du répertoire symphoniques (Danses slaves de Dvorak, danses hongroises de Brahms, L’Oiseau de feu de Stravinski, la Danse des sept voiles de Salomé, mais aussi le concerto pour piano et orchestre de Grieg, avec Evgueni Kissin en soliste), la Staatskapelle de Dresde proposant un programme Franz Lehar, beaucoup plus conforme à la tradition qui préfère l’opérette à la musique “sérieuse” ce soir-là.
Rien n’est le fait du hasard. Le concert berlinois reste un concert traditionnel, avec une volonté de proposer un programme peut-être plus thématique, mais le plus souvent ouvrant le répertoire sans trop laisser  s’éloigner des rives de la musique dite “sérieuse”. On entendit Abbado dans des soirées italiennes, Verdi, Rossini, certes, ou  proposant des extraits symphoniques acrobatiques (comme le dernier mouvement de la VIIème de Beethoven à un train d’enfer, qu’il affectionne particulièrement). Il est conforme à l’esprit d’ouverture de l’orchestre et permet de l’entendre dans divers registres, dont certains inhabituels, d’autre non. C’est un moment de convivialité, point trop mondain (au contraire de Vienne) même si Angela Merkel en est une fidèle, mais la chancelière n’est pas du tout une mondaine. En ce sens, le concert de ce 31 décembre a répondu aux attentes: Sir Simon Rattle étant un maître du “spectaculaire”, et affectionnant les répertoires un peu dansants (son Oiseau de feu à ce titre était particulièrement en phase), j’ai personnellement beaucoup aimé le concerto de Grieg et Kissin, dans un très bon soir.
Face aux Berliner Philharmoniker, valeur consacrée qui ne se confronte pas aux Viennois dans leur répertoire ni dans leurs horaires (encore que le concert du Nouvel An de Vienne est aussi le soir précédent un “Silvesterkonzert”) , la Staatskapelle de Dresde dirigée par Christian Thielemann apparaît comme une challenger dans un combat de Titans. C’est que l’installation de Thielemann à Dresde, après ses tribulations et son échec munichois, apparaît comme le point de référence d’une certaine tradition germanique, avec un orchestre qui en est le symbole immuable et un chef qui en a fait son fond de commerce. Ainsi a-t-on face à face, un orchestre qui serait celui de l’ouverture et la modernité (Berliner Philharmoniker et Rattle) et un orchestre qui porterait la grande tradition (Dresde et Thielemann). Alors il est logique que dans la tradition des pays germaniques, Dresde offre un concert Franz Lehar, dédié aux airs d’opérette les plus connus, en une soirée traditionnellement “légère”, qui fasse lointain écho au concert de Vienne, autre grande référence de la tradition. Et puis, depuis longtemps maintenant, Christian Thielemann cultive la figure des grands Kapellmeister du passé, alors qu’il a peut-être plus de succès en Autriche qu’à Berlin, sa ville, où il a eu aussi une expérience contrastée. Il y a derrière ces deux concerts mis en exergue et en concurrence quelque chose de plus qu’une simple émulation musicale.

Et la Fenice…? Il ne faut pas se leurrer, la Fenice de Venise n’est plus aujourd’hui un théâtre pour les vénitiens, comme le sont les salles de Berlin ou Dresde pour les habitants , la ville de Venise (60000 habitants) n’a pas une assise de public suffisante. C’est un théâtre à la réussite contrastée au niveau artistique, mais depuis sa restauration après le dernier incendie, un lieu d’attirance touristique fort. Une soirée à La Fenice, c’est quelque chose qui fait rêver, entre une matinée à l’Accademia et un repas à “La Colomba”. Le niveau actuel du théâtre est honnête sans plus, et ne peut être comparé à celui de La Scala, de Rome ou de Florence. L’opération “Concert du Nouvel An” est une opération d’image, qui repose sur le nom de Venise, sur la gloire passée de son théâtre et le mythe qu’il génère, notamment chez les touristes chic et choc et qui ne répond à aucun concept, sinon celui de copier le concept viennois à la mode italienne (Disons “Verdi au lieu de Strauss” pour faire bref), y compris avec le ballet, comme à Vienne. Il s’achève toujours par le “libiamo” de Traviata (créée à Venise). Concept plaqué, pour moi sans aucun intérêt mais qui correspond sans doute à une niche de marché, du petit marché de la musique classique à la TV, et qui permet à ARTE de se singulariser et de cultiver le fantasme vénitien du public, français notamment. Musicalement honnête sans plus (Diego Matheuz est un très bon chef certes, qui deviendra quelqu’un avec lequel compter, mais comment rivaliser aujourd’hui  avec Rattle, Thielemann ou Jansons), le concert de la Fenice est une opération plaquée, sans aucun intérêt artistique clair, mais avec un intérêt touristique et donc économique certain.

Comme on le voit, le concept de concert de Saint Sylvestre ou de Nouvel An se vend bien sur nos TV qui souvent (ARTE excepté) découvrent que la musique classique existe entre le 25 décembre et le 1er janvier, paillettes, rêve, fleurs, musique légère, ballets, tous les ingrédients de la fête y sont. Mais l’artistique cette année était à Vienne et à Berlin, à Dresde ensuite, et pas trop à Venise.
Le concept construit au fil des ans par Vienne, qui repose sur une vraie tradition, est artistique (le choix du chef y est déterminant: on a vu combien les concerts donnés par Carlos Kleiber sont devenus des mythes) et s’est peu à peu coloré depuis les vingt ou trente dernières années, à cause du tourisme, de l’élargissement du public des spectateurs, il reste à mon avis le modèle du genre, et aussi un modèle d’équilibre entre exigences médiatiques et artistiques. Mais le Philharmonique de Vienne a inventé le nouveau concept de Sommerkonzert (concert d’été), en plein air, gratuit, cette année dirigé par Gustavo Dudamel, en écho au concert donné en juin par les Berliner Philharmoniker à la Waldbühne (que Dudamel a dirigé d’ailleurs), version “popu” qui compense le concert du Nouvel An, qui est particulièrement exclusif…

NUOVO TEATRO DELL’OPERA à FLORENCE le 23 décembre 2011: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART, L’ORCHESTRA e IL CORO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO (BRAHMS: Schicksalslied et MAHLER, Symphonie n°9)

Florence dispose depuis le 21 décembre, date de l’inauguration officielle, d’un nouveau Théâtre d’Opéra. Le vieux Teatro Comunale, reconstruit après les bombardements de la seconde guerre mondiale, vaste salle sans âme ni élégance fermera dans quelques mois au profit de ce complexe composé d’une théâtre d’Opéra de 1800 places, d’un auditorium de 1000 places, d’un amphithéâtre en plein air de 2000 places, le tout signé par l’architecte Paolo Desideri. Situé juste au-delà de la Porta del Prato, non loin de la gare et de l’ancien théâtre, le nouvel opéra de Florence est à découvrir, à travers une série de concerts et de manifestations. Après l’inauguration officielle par Zubin Mehta (Beethoven Symphonie n°9), c’est Claudio Abbado qui dirige l’orchestre du Mai musical florentin et l’orchestre Mozart dans le fameux “Schicksalslied” de Brahms et la “Symphonie n°9” de Mahler, programme exigeant, et résolument grave, qui ne va pas forcément avec la période de fêtes et avec les réjouissances d’une inauguration, mais qui est évidemment excitant vu le chef…

Le théâtre est très inspiré de l’opéra d’Oslo pour la forme, les volumes, et l’utilisation du bois et la couleur dans la salle. A Oslo les architectes ont privilégié la lumière et le verre dans les espaces publics, et le bois dans la salle. Remplacez le verre par du béton, et vous avez à peu près le teatro dell’Opera. Mêmes rampes sur les côtés (voir photo), même disposition du bâtiment. Une sorte de Blockhaus avec des foyers bas de plafond, plus étirés à l’horizontale que visant à l’élévation verticale. Comme à Oslo, c’est le bois, de même couleur, qui a été privilégié dans la salle principale, une salle frontale de 1800 places avec deux balcons qui descendent vers la scène en rappelant la forme de la salle du vieux Comunale, un ensemble assez élégant, et un grand confort avec beaucoup d’espace entre les rangs, ce qui permet un confort des jambes assez inédit. On pourra vraiment juger de l’acoustique quand tous les travaux seront terminés, même la conque acoustique n’est pas définitive. La scène, très avancée dans la salle, conduit à un son très présent, très fort, un peu sec, alors que le choeur, pour le Brahms, manquait d’éclat en fond de scène. je ne suis pas convaincu par la distribution des espaces, mais il faudra voir à l’usage, lorsque l’auditorium de 1000 places sera en fonction. Le Comunale était rarement plein, je doute que ce nouveau théâtre le soit aussi: le public potentiel florentin n’est pas énorme. D’ailleurs, il restait pour le concert plusieurs centaines de places à vendre que l’administration du théâtre a offert au public de dernière minute avec 10% de réduction. Il est possible que des sponsors qui traditionnellement en Italie achètent des centaines de places pour leurs invités, n’aient pas réussi en cette période de l’année à attirer leur public. Ils ont peut-être rendu les places. Le sponsoring en Italie conduit souvent à exclure des salles bonne part du public ordinaire. La Scala par exemple met rarement en vente plus de 500 places, les 1500 places restantes se partageant entre sponsors et abonnés.

 

Enfin, il y avait du public, et quelques stars, Roberto Benigni et son épouse, amis de longue date d’Abbado, la danseuse (à la retraite) Carla Fracci, quelques politiques locaux, dans une ambiance chic et choc de cette ville très aristocratique et provinciale qu’est Florence.
Et ce fut un beau concert. Dès les premières mesures du Brahms, on mesurait la qualité du son de cet orchestre hybride, né de l’union de l’Orchestra Mozart et de celui du Maggio Musicale Fiorentino, avec des chefs de pupitres venus du Lucerne Festival Orchestra, on reconnaissait Raphaël Christ (Premier violon), son père Wolfram Christ (Premier alto) avec l’ex premier alto de la Mahler Chamber Orchestra, Jacques Zoon à la flûte , Alessandro Carbonare à la clarinette, Alessio Allegrini au cor, et bien sûr, l’irremplaçable Reinhold Friedrich à la trompette. Le Schicksalslied, tiré de l’Hyperion de Hölderlin, chante le malheur des hommes et la félicité des élus, qui ont dépassé le destin, face aux hommes, qui en sont les jouets. L’ensemble a été vraiment magnifique, avec un début prodigieux, dans un crescendo dont Abbado a le secret. Le chœur s’en est très bien tiré, malgré le problème acoustique signalé plus haut. Après ce début prometteur, l’interprétation de la Symphonie n°9 a pris de court les habitués que nous sommes, comme souvent. Abbado ouvre la premier mouvement sur un tempo plus vif, presque plus allègre, avec un son plus ouvert, et accentue les contrastes. Il en résulte une forte tension entre les trois premiers mouvements, étourdissants de vivacité virevoltante, d’ironie mordante (le rondo burlesque devient insupportable de cruauté), avec des solos à faire pâlir (Jacques Zoon à la flûte a été littéralement prodigieux, sans parler de Friedrich), et le quatrième, qui devient en contrecoup bouleversant, de douleur rentrée, de volonté de ne pas s’étioler, de résister à l’aimantation de la fin. Et, même si ce n’est sans doute pas la plus grande Neuvième entendue, les larmes coulent, comme toujours quand Abbado nous prend par surprise et nous emmène dans cet espace du sensible et de l’émotion qu’aucun autre chef n’explore avec cette insistance et cette intuition. Et lorsque les derniers soubresauts de son remplissent (à peine, tant ils sont murmurés) la salle, quand les lumières peu à peu s’éteignent dans un long silence traversé par des filets sonores à peine perceptibles, pour laisser place à un très long silence dans une salle presque totalement obscurcie où l’orchestre n’est plus qu’un ensemble d’ombres immobiles, on se dit que Mahler est grand, et Abbado son prophète.

Le résultat: un triomphe, énorme, plusieurs dizaines de minutes, la salle debout, et de longs applaudissement insistants longtemps après le départ de l’orchestre pour rappeler le Maître, mais celui-ci, fatigué et souffrant du dos, ne s’est pas présenté une dernière fois comme il le fait à Lucerne. Quand finit la musique, le poids de l’âge revient, mais quand il est sur le podium, on sent bien que la musique est pour lui une source d’éternelle jeunesse et d’éternelle énergie.