OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2016: CONCERT DE LA SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par CHRISTIAN THIELEMANN (BEETHOVEN MISSA SOLEMNIS)

Saluts - Christa Mayer Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher
Saluts – Solistes Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher

Beethoven, Missa Solemnis en ré majeur op.123
Sächsische Staatskapelle Dresden
Chor des Bayerischen Rundfunks (chef de chœur Peter Dijkstra)
Krassimira Stoyanova, soprano
Christa Meyer, mezzosoprano
Daniel Behle, ténor
Georg Zeppenfeld, basse
Matthias Wollong, violon solo
Jobst Schneiderat, orgue

Je ne sais pourquoi, mais la Missa Solemnis de Beethoven évoque pour moi depuis toujours, et bien plus que d’autres œuvres pourtant comparables, des images grandioses de chœurs déployés, d’orchestres immenses distribués dans de non moins immenses églises baroques, romaines de préférence, de grandes orgues et de musique céleste qui s’élèvent pendant qu’un rayon de soleil bienvenu au travers des vitres d’albâtre de la coupole descend caresser les visages des exécutants. En fait je rêve d’une Missa Solemnis à Sant’Andrea della Valle (pas celle de Mario et Tosca), mais celle de la belle architecture de Grimaldi, Della Porta et Paderno. C’est le berninien « qu’on ne me parle de rien qui soit petit » qui parle en moi quand je rêve de Missa Solemnis. 

Mais l’œuvre excite les rêves sans doute parce qu’on ne l’entend plus beaucoup. J’ai comme l’impression qu’elle était beaucoup plus fréquente il y a quelques dizaines d’années. Herbert von Karajan en faisait une de ses œuvres de prédilection et il l’a beaucoup dirigée.
Au festival de Pâques, elle a été exécutée en 1967, 1975, 1979 (Karajan), 1994 (Solti), 2007 (Haitink), l’été, depuis 1986, elle l’a été six fois dont deux fois par Harnoncourt à la mémoire de qui est dédié le concert d’aujourd’hui.
En la proposant en 2016, Thielemann continue la tradition d’une œuvre spectaculaire sans être si populaire, et même si elle me fait rêver, la musique n’est pas celles qui provoquent en moi une indicible émotion, sauf en de rares moments.
L’orchestre est la Staatskapelle de Dresde, en résidence à Pâques à Salzbourg, et le chœur celui de la Radio bavaroise, entendu quelques jours avant à Lucerne, les solistes sont Christa Meyer, Krassimira Stoyanova, Danel Behle, Georg Zeppenfeld, du beau monde.
Tout à l’heure, je parlais d’église romaine et de Bernin, de grandeur…c’est bien cette écrasante monumentalité qui me parle et que m’évoque cette œuvre, et c’est pourquoi peut-être c’est moins l’émotion que l’écrasement qui marquent ici.
L’approche de Christian Thielemann ne cherche pas un Beethoven moderne, plus grèle, presque plus intime, ou un Beethoven passé au crible de l ‘audition archéologique. Ce Beethoven-là, c’est presque celui des Klemperer, des Jochum, des Furtwängler, bref, une remontée aux mythes des exécutions monumentales des années 50 telles qu’on les entend au disque ; c’est du moins ce qui m’a frappé et touché dans un travail qui dans l’ensemble est vraiment réussi. C’est vrai aussi qu’il me touche parce que j’ai un peu la nostalgie des ces grands apparats symphoniques, de ces Bach romantiques à la Helmut Rilling, de cet appel écrasant à la divinité, d’une divinité qui n’a pas l’air de préoccuper toujours Beethoven, plus soucieux d’effets de majesté un peu extérieurs que d’effets d’intériorité. Dans l’expression Missa Solemnis, c’est plus Solemnis que Missa qu’on retient. Mais qu’importe

C’est une œuvre difficile pour les chanteurs, très tendue notamment pour soprano et ténor, et qui exige du chœur une présence presque permanente et toujours très tendue voire virtuose également. À la fois comme Messa di Requiem de Verdi, mais dans un autre style évidemment, elle exige de la part des participants une vraie performance, y compris du violon solo de l’orchestre qui a un moment lui-aussi virtuose (ici Matthias Wollong, Konzertmeister de la Staastkapelle de Dresde).
L’introduction relativement retenue du Kyrie, sorte d’exposition et des voix et de l’orchestre plus du chœur permet de situer à quel niveau nous nous trouvons, le soprano de Krassimira Stoyanova est exceptionnel, dans le contrôle et le jeu sur les piani ainsi que dans les modulations nécessaires à l’extrême aigu qui est si souvent sollicité, soprano, mais la voix claire de Daniel Behle ne l’est pas moins, elle est aussi très contrôlée et particulièrement bien conduite, il répond peut-être au soprano  avec moindre volume, mais véritable style, et quel style! L’orchestre laisse entendre des pupitres (les bois !) et essaie de retrouver comme un son d’église dans l’acoustique moins réverbérante du Grosses Festspielhaus. Le chœur est un peu moins sollicité que dans les parties suivantes, mais on reste stupéfait des sopranos séraphiques. Notamment dans la partie finale.
Peu de mots, mais une longue exposition musicale qui tranche très nettement avec les autres parties, au texte très développé : l’appel à la rédemption fait écho à la clôture de l’œuvre, un Agnus Dei (qui en appelle à la paix du Dieu et à la miséricorde) lui aussi bref en paroles, développé en musique (autant que le Kyrie), moins « contenu » (d’autres diraient moins froid) plus majestueux avec ses dernières mesures justement si solennelles (tutti et cuivres)  , mais aussi avec des échos à la fois intérieurs et angoissants (utilisation des percussions) et l’impression d’une musique qui peu à peu s’éteint ou s’étiole. Cette alternance d’une couleur très retenue et puis d’un final plus large, mais que Thielemann veut tout sauf triomphant, appelle sans nul doute le silence qui va suivre. C’est ainsi un arc sonore auquel répond un « arc de sens », comme si la demande la plus urgente (le pardon) exigeait peu de mots, mais tant de musique, parce que plus que les mots, la musique monte au Ciel (cf les anges musiciens dans la peinture Renaissance)
Au contraire des autres mouvements le Gloria et surtout le Credo sont des moments particulièrement développés. Le Gloria s’ouvre triomphalement (Gloria in excelsis Deo) avec un rare sens des équilibres (les cuivres sont parfaitement fondus dans l’ensemble) et une magnifique retenue du chœur : ce chœur n’est jamais un chœur, mais un « personnage collectif ». Il a la Missa Solemnis dans les gènes et on ne sait plus quoi admirer, la technique et la tension, l’énergie, mais aussi la retenue, le sens des silences et des respirations, et surtout l’expressivité. C’est non une prestation mais une interprétation. Dès « Gratia agimus.. » et l’entrée en des voix solistes , c’est l’homogénéité qui frappe, avec un orchestre merveilleusement en phase, jamais démonstratif, mais sensible, mais clair, mais aussi recueilli. La voix du mezzosoprano (Christa Mayer) se détache, somptueuse, juste, et le crescendo du ténor frappe. Krassimira Stoyanova use ici un peu plus du vibrato pour donner aux aigus plus de volume, et l’ensemble est particulièrement frappant (Georg Zeppenfeld, la basse, se fait aussi très discrètement entendre en soutien). Magnifique travail. C’est à une majestueuse explosion que nous assistons (les Amen..) qui n’est pas sans rappeler le final de Fidelio. Un morceau particulièrement brillant, mais sans être jamais rutilant.
Le Credo commence sur la même ambiance, au rythme alternant intériorité et grandeur presque martiale, s’adoucissant merveilleusement à « Et incarnatus est..». Une fois de plus c’est le chœur qu’on salue dans sa présence vibrante, dans un moment (le plus long de l’œuvre) où le texte alterne les interpellations et le récit. « Et vitam  venturi saeculi » si difficile pour le chœur est ici incroyable, tout simplement.
Le Sanctus est une partie plus intérieure, qui commence par une merveilleuse exposition d’orchestre, à la tonalité si profonde (merveilleux cuivres) comme fréquemment dans les parties les plus ressenties de Beethoven et par la magnifique entrée des solistes, comme si on quittait quelque chose de plus extérieur pour entrer dans un regard sur soi face à Dieu (la manière dont est lancée Sanctus par le chœur, accompagnée par l’orchestre au plus léger et au plus tendre. C’est sans doute pour moi un des moments les plus ressentis de l’œuvre,  dominée par le « Benedictus, qui venit » où l’intervention du violon (accompagné de merveilleux bois et un chœur qui murmure) est l’un des moments les plus caractéristiques de l’œuvre, confiée ici au Konzertmeister Matthias Wollong, remarquable de poésie et de finesse, qui montre une fois de plus la qualité incroyable de certains musiciens d’orchestre.
À noter enfin, dans un Agnus Dei qui comment le l’ai signalé, fait pendant au Kyrie par le sens et par l’étendue, dans son rapport notamment entre paroles et musique, l’extraordinaire et suave « Agnus Dei » chanté par la basse Georg Zeppenfeld. Après un Kyrie tout en lignes un Agnus Dei tout en variations et volutes (un Kyrie protestant ?un Agnus Dei catholique ?) et aux accents vaguement guerriers quelquefois.
Au total un très grand moment de musique, parfaitement construit par Christian Thielemann qui a veillé à proposer une vision certes massive et spectaculaire, telles qu’on rêve les grandes interprétations du passé, mais empreinte de religiosité, avec des moments suspendus particulièrement émouvants, exaltant par la clarté de l’approche les instrumentistes de la Staatskapelle de Dresde au plus haut, accompagnés par un quatuor de solistes magnifique et un chœur simplement miraculeux. Il y a des soirées où tout fonctionne, celle-ci en fut une.[wpsr_facebook]

Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher
Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 11 JUILLET 2015 (Dir.mus: Jérémie RHORER; Ms en scène: Martin KUŠEJ)

L'enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor

Le public ne s’est pas attardé le 11 juillet dernier à applaudir cet Entführung aus dem Serail qui instille un malaise que la musique ne réussit pas à dissiper.

En schématisant un peu, Die Entführung aus dem Serail est souvent considéré comme une aimable pochade, une « turquerie » comme on en voit tant aux XVIIème et XVIIIème siècles, où dans un sérail de pacotille, gardé par un « méchant » geôlier de comédie, une jeune femme et sa servante prisonnières d’un Pacha, sont sauvées par l’arrivée de Belmonte, amant de la Dame, qui fomente une fuite, tandis que le Pacha (rôle parlé) tombé lui aussi amoureux y renonce et finit par libérer les prisonniers.
C’est un schéma à la mode de l’époque, celui des « comédies à sauvegarde » où la jeune femme prisonnière est libérée par le Prince charmant. On le retrouve à l’opéra sous des formes variées dont Die Zauberflöte (La flûte enchantée), ou Fidelio, ou Lodoiska (de Cherubini) et dans bien d’autres histoires racontées dans les romans de l’époque.
L’Orient est à la mode au XVIIIème siècle, notamment l’Extrême Orient (les salons chinois pullulent dans les demeures riches d’Europe) mais aussi le Moyen Orient, il n’est que de citer les Lettres persanes, ou les turqueries moliéresques.
Ce qu’on sait moins, ou qu’on fait moins remarquer, c’est que l’Europe fascine tout autant les milieux riches proches du Sultan turc, et depuis longtemps : ces débats sont bien inscrits dans le roman « Mon nom est rouge » de Orhan Pamuk, qui traite justement de questions idéologiques et religieuses liées à la fascination du Sultan pour l’Occident au XVIème siècle. L’arrivée des turcs aux portes de Vienne en 1683, peu célébrée par l’historiographie française (la France est à l’époque plutôt alliée des turcs et c’est le cas aussi auparavant pour la bataille de Lépante en 1571) montre que la puissance ottomane restait fascinée par le monde européen.
Le débat sur l’admission de la Turquie dans l’Union européenne en est le dernier lamentable avatar. Il n’est donc pas absurde de penser qu’un personnage comme Pacha Selim, origines européennes ou non, soit pétri de culture occidentale. Ainsi donc le monde turc vu par Mozart est tiraillé entre la sauvagerie aveugle d’Osmin, atténuée voire autodétruite par la bêtise du personnage (la sauvagerie est bornée et stupide) et l’élégance d’un Pacha Selim qui au contraire est humain, voire humaniste.
On sait par ailleurs que l’occupation ottomane, a eu certes ses moments de violence, mais a été plutôt tolérante au niveau religieux. Istanbul accueille les juifs chassés par Isabelle la catholique, et les grecs occupés pendant 400 ans ont pu continuer à pratiquer leur religion, dont le chef est encore aujourd’hui le Patriarche de Constantinople, résidant encore aujourd’hui à Istanbul. Ces seules remarques bien désordonnées montrent que le monde n’est pas noir et blanc, et montrent aussi, notamment par rapport à la Turquie et au-delà des événements terribles qui ont marqué le XXème siècle (génocide arménien et catastrophe grecque qui chasse tous les grecs d’Asie mineure) et changé la donne géopolitique, qu’il ne peut y avoir de jugement absolu.
Même si Mozart est marqué par l’Aufklärung et fasciné par les mouvements de clémence (Selim, Titus, Sarastro), la clémence est elle une valeur d’aujourd’hui ?
Autrement posé par le Festival d’Aix, Mozart en 2015 écrirait-il Die Entführung aus dem Serail ?
Poser cette question, c’est à mon avis pervertir toute lecture de notre monde et de notre espace artistique. Michel Ange ferait-il aujourd’hui son Jugement Dernier ? ou Beethoven écrirait-il Fidelio ? ou même écrirait-il l’Hymne à la Joie, hymne choisi par ’une Europe où les comptables en cravate se réunissent pour essayer d’en chasser un pays qui a contribué à en fonder les valeurs. Poser la question, c’est y répondre et donc c’est une question inutile.

Pour ma part l’œuvre est écrite et elle existe en tant que telle dans ses valeurs et dans son histoire, si ces valeurs sont encore d’actualité et qu’il est encore permis d’y croire, coûte que coûte, y compris en entrant en résistance contre la barbarie ambiante qu’elle ait un langage policé comme en Occident ou un langage sanguinaire comme au Moyen Orient.
Entendons-nous, je sais qu’une œuvre est lue à l’aune de l’époque où on la lit et non de celle où elle est écrite, c’est la loi de l’herméneutique. Mais je crois qu’Entführung a encore à nous dire des choses positives et nous donner des motifs d’espérer. On a besoin d’y croire, aujourd’hui surtout.

Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor
Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor

Évidemment, le sujet de Die Entführung aus dem Serail est idéal pour une actualisation : des occidentaux prisonniers de rebelles orientaux et menacés de mort; c’est devenu si fréquent aujourd’hui qu’il n’est pas difficile d’actualiser la situation imaginée par Mozart, c’en est même une solution de facilité.
Et malheureusement aujourd’hui ces prisonniers (ou otages) n’en réchappent pas souvent, on va donc montrer que la clémence glorifiée par Mozart ne peut plus vaincre aujourd’hui et on va les faire massacrer au lieu de les sauver.
Pour cela, une seule variation est nécessaire par rapport à Mozart : faire qu’Osmin, le geôlier ridicule devienne le geôlier féroce et dangereux qu’il dit être. Et qu’il fasse peur au lieu de faire rire. Le tour est joué.
Voilà le propos défendu par Martin Kušej dans la réécriture du livret et dans sa vision noire de l’œuvre de Mozart : l’option en est claire, les valeurs des Lumières n’ont plus cours, nous sommes dans un monde gouverné par l’ambiguïté et la trahison, il n’y a plus de place pour des valeurs positives, et c’est nous qui en avons creusé la tombe.

Le travail du dramaturge va donc être de faire plier le livret à cette assertion, et à rendre effrayante une œuvre qu’on pensait inoffensive, voire sans intérêt.
Le travail du metteur en scène sera de noircir à plaisir l’ambiance grâce au tripatouillage du texte de Gottlieb Stephanie Le Jeune, qui l’avait lui même adapté de Bretzner.
De manière assez jésuite, le dramaturge Albert Ostermaier explique qu’il serait trop simpliste de transposer l’histoire de nos jours, mais qu’il est plus subtil de la transposer dans les années 20, au moment où les puissances occidentales, Angleterre en tête, vont faire du Moyen Orient le champ clos des envies de pétrole, de richesse, de puissance, de colonisation, sous prétexte de lutter contre les Ottomans alliés aux allemands, et faire naître le ressentiment profond dont Daech est l’ultime produit d’aujourd’hui.

On va donc faire Die Entführung aus dem Serail au temps de Lawrence d’Arabie (d’ailleurs la manière dont Selim s’habille n’en est pas si loin), mais avec tant de ressemblances avec notre actualité (notamment dans les costumes) qu’en réalité il n’y a plus de distance, jusqu’au moment où au troisième acte, lors de la scène finale, Osmin revient sur scène les bras ensanglantés jeter aux pieds du Pacha qui avait pardonné, les habits maculés de Konstanze.
Tout le monde a compris. Fini de rire. On n’a d’ailleurs jamais commencé.

Nous sommes donc dans le désert, c’est la guerre, c’est la chasse au pétrole (le livret new look en parle d’ailleurs), dans une tente où un groupe de rebelles campe. Soleil écrasant, sable brûlant.
Martin Kušej qui se veut dans ce travail la très mauvaise conscience de son temps n’est évidemment pas le premier venu, et cette complète transformation de l’œuvre de Mozart s’accompagne d’un travail théâtral qui d’un côté frise la caricature, ou qui noircit à plaisir les personnages : Belmonte ne se fait plus passer pour architecte (dans le désert et sous les tentes, c’est un peu difficile) mais pour un traître qui vient proposer ses services au Pacha ; mais le travail théâtral est de l’autre quelquefois parfaitement dominé .
Les relations entre les personnages sont empreintes de tension, de violence : il n’y a pas de place pour l’attendrissement ou la détente. Pedrillo qui chez Mozart tourne sans cesse Osmin en bourrique est ici sans cesse victime de sa violence et de sa haine. La longue scène où il est enseveli dans le sable, ne laissant émerger que la tête, est l’une des images fortes de cette mise en scène. La photo que fait prendre Osmin avec les prisonnières et la tête émergeante de Pedrillo sur fond de drapeau noir l’est moins, tellement elle est caricaturale de cette transposition qui ne veut pas dire son nom. Autre image forte, typique de Kušej, la vision pendant Martern aller Arten d’un Selim au corps ensanglanté qui se scarifie en se caressant avec des épines de roses rouges étalées sous sa tente blanche. Kušej aime d’ailleurs le contraste du blanc et du rouge (déjà dans sa Carmen).

Sinon, ce sont mouvements de soldats en noir, fantômes du désert à Kalachnikov, c’est un deuxième acte interminable d’ennui, c’est un effort de transposition un peu pathétique avec dialogues pour partie en anglais, avec deux effets : d’une part cela fait vrai parce que les prisonniers sont sensés être des anglais (Blondchen « ich bin eine Engländerin, zur Freiheit geboren ») d’autre part cela facilite la diction de chanteurs nord-américains qui évitent ainsi le dialogue en allemand.
Une fois découvert au premier acte la volonté du metteur en scène et l’ambiance qui restera la même tout au long de l’opéra, puis un deuxième acte un peu long et ennuyeux qui n’apprend rien de plus, mais où les personnages sont précisés, notamment les femmes, qui jouent avec leurs geôliers pour essayer de gagner du temps, le troisième acte me semble peut-être le plus convaincant théatralement.

L'enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor

D’abord les premières scènes, conçues comme des vignettes journalières où les personnages fuient en parcourant le désert, de plus en plus épuisés et assoiffés ; une première image des fuyards marchant péniblement dans le sable de cour à jardin, puis le noir total, et quand la lumière revient les mêmes de jardin à cour, où épuisés, ils s’allongent et s’endorment, puis noir total de nouveau et l’image de leur capture par les hommes du désert qui les ont rattrapés. Évidemment la tension est à son comble et Osmin rapporte triomphalement ses proies à Selim.

Acte III L'enlèvement au sérail,  ©Pascal Victor
Acte III L’enlèvement au sérail, ©Pascal Victor

Comme dans l’opéra original, avec le même texte, un peu « modernisé », lorsque Belmonte, fils de Lostados, dévoile ses origines, Selim répond qu’il les connaît déjà et explique alors que Lostados père est celui qui l’a dépouillé de tout y compris de sa bien aimée (de même dans le texte original, mais là Selim ne sait rien jusqu’au moment où Belmonte lui donne son nom). De nouveau, suspens, et lorsque le Pacha revient pour édicter sa sentence, il lance quatre pastèques comme quatre têtes qu’il brise de son épée. La pastèque est un fruit dont la chair est rouge sang, cela convient pour la métaphore.

La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor
La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor

Mais alors survient sans doute la scène qui pour moi est la plus intéressante de l’ensemble de l’opéra : tous chantent les louanges de Selim en mangeant les chutes de pastèque laissées dans le sable, soldats et prisonniers, unis dans le plaisir de manger ce fruit si prisé. Une manière de montrer une humanité commune, unie dans un plaisir simple, unie enfin par delà les fusils laissés à terre ou les conflits. Ainsi on fraternise autour de la pastèque (je trouve que l’image est très belle, et très bien trouvée) et Selim demande à sa troupe d’accompagner aux limites de leur territoire les désormais ex-prisonniers. Nous sommes rassurés.
La musique entame alors le final joyeux « à la turque », Selim est seul au milieu des sables: Osmin entre, ensanglanté. Frisson entendu dans la salle. Rideau.
Dans une mise en scène qui fit parler, et qui existe en DVD, Hans Neuenfels en 1998 à Stuttgart avait montré, notamment à l’entrée du Pacha au premier acte, des janissaires et des turcs colorés et « inoffensifs » brandissant sur leurs piques des têtes décapitées, tout en dansant sur la musique. Une image forte et théâtrale dans une mise en scène qui avait dédoublé tous les personnages. En un jeu d’une très grande intelligence sur le réel et le possible.
Ici, vu les circonstances et l’actualité, Bernard Foccroule a demandé à renoncer pour le final à l’idée initiale (Osmin portant les têtes dans des sacs en plastique), mais le final est suffisamment évocateur et peut-être ainsi encore plus fort : Osmin règle ses comptes avec un Pacha dont il refuse le pouvoir et la clémence en lui lançant les habits ensanglantés de Konstanze, celle qu’il aimait.
Malgré des qualités de mise en scène que je suis prêt à reconnaître parce que j’estime Martin Kušej, comme toujours lorsqu’on entreprend un détournement, à un moment le système se grippe: lorsque Osmin boit du vin, ce qui chez Mozart alimente entre Osmin et Pedrillo une complicité comique à la Titi et Gros-Minet, il est difficile de le justifier lorsqu’Osmin est depuis le début un vrai méchant. Certes, on nous dit qu’Osmin l’islamiste (comment l’appeler autrement) succombe lui aussi à la tentation et qu’il trahit ses valeurs, mais cela appauvrit le propos à mon avis au lieu de renforcer l’idée de trahison, centrale dans ce travail. Enfin, la musique de Mozart contredit sans cesse cette systématisation, et on se prend à penser combien, avec un peu d’humour et de distance ironique, le propos eût pu être plus fort et plus convaincant.
À vouloir être sérieux à l’extrême, le parti pris radical de Martin Kušej m’est apparu passer complètement à côté ; personne n’ignore que nous vivons un moment de barbarie, fallait-il encore fouiller la plaie en détournant une œuvre qui s’élève au dessus des événements pour célébrer la clémence ? Ou valait-il mieux jouer l’ironie ou la distance ? Martin Kušej et son dramaturge ont voulu lire le livret sous l’angle le plus noir et s’ils n’ont rien ajouté à l’œuvre de Mozart, ils l’ont plutôt appauvrie dans son propos, car elle est bien plus sérieuse qu’elle n’y paraît : que de thèmes, que de moments qui renvoient à l’utopie sérieuse de la Flûte enchantée, que de situations apparemment codées qui masquent de vrais moments d’émotion, et des personnages moins caricaturaux qu’il n’y paraît. Kušej nous dit qu’il n’y a plus d’utopie ? Et si Mozart, même en 2015, nous disait encore le contraire ?
Dans un tel travail qui revisite une œuvre de manière si définitive, il faut que tout le plateau en soit convaincu, et que tout le plateau ait un poids qui permette de soutenir la thèse de la mise en scène. Non seulement, comme je l’ai déjà évoqué, la musique ne dit pas ce que dit Kušej. À des dialogues sinistres et rudes correspondent une musique et des paroles qui disent autre chose. On assiste presque à deux pièces différentes et parallèles ou lieu d’avoir la continuité voulue par le Singspiel (Spiel ? hum).
Et ni le chef ni le plateau n’emboitent le pas.
Jérémie Rhorer est un chef talentueux qui tient bien son orchestre, les excellents Freiburger Barockorchester, avec un rythme et un son nets et secs qui évidemment naissent des sonorités particulières de l’orchestre (les percussions sont particulièrement bienvenues dans leur sécheresse vu l’ambiance). Mais son interprétation, très rapide et sans beaucoup de nuances, nuit à l’épaisseur de l’œuvre, et à celle imposée par la mise en scène, et à celle de Mozart lui-même. La direction superficielle et pour tout dire assez linéaire, sans vrai intérêt musical, ne contribue pas, même avec cet orchestre remarquable à nous révéler quelque chose de l’œuvre. La différence avec l’Alcina de la veille dans un univers radicalement différent il est vrai mais avec le même orchestre est assez aveuglante. On a l’impression que chef et metteur en scène n’ont pas travaillé de conserve et que chacun joue sa partition sans que les choses se conjuguent, mais on a surtout l’impression d’un orchestre plat, ce qui est un comble.
On va encore m’accuser de ramener mes souvenirs, mais j’ai été définitivement formaté par la prodigieuse direction de Karl Böhm à l’Opéra de Paris (par chance, l’œuvre n’était pas si populaire et l’étudiant que j’étais trouvait à chaque représentation des places dites « étudiants » à 10 Francs), une interprétation d’une clarté cristalline, et en même temps d’une mélancolie inouïe quand il fallait, et surtout d’une profondeur immédiatement perceptible (quelle impression dès les premières mesures de l’air d’entrée de Belmonte où l’orchestre était mystérieux et presque sombre). Ce qui fait que je n’ai jamais considéré Die Entführung aus dem Serail comme une simple pochade et qu’au contraire, en dépit d’une mise en scène assez passepartout à l’époque (Günther Rennert), l’œuvre gardait pour moi une grande valeur et une certaine profondeur. Notons pour l’histoire que c’est à la suite d’une grève lors de la première de cette production qui devait être réservée à la Présidence de la République que Liebermann est tombé en « disgrâce » : Giscard n’était pas Selim…
La distribution dans son ensemble ne répond pas non plus complètement ni à l’ambiance, ni au poids voulu par les différents personnages. Ce n’est pas une question de chant ou de technique : tous maîtrisent le style voulu, tous ont les notes et les agilités requises (avec quelques problèmes de graves pour certains cependant). On ne peut donc leur faire le reproche de ne pas être à leur place. Ils sont chacun à leur place et chacun répond au défi mozartien.
Mais cela ne suffit pas.

David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor
David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor

Dans l’ensemble, David Portillo apporte la sûreté de style des chanteurs américains, et l’excellence de leur diction, c’est peut-être avec l’Osmin de Franz Josef Selig le plus en phase, jamais vraiment léger, jamais non plus trop « sérieux », il forme avec Osmin un joli couple de théâtre, j’ai apprécié sa vivacité, sa tendresse aussi, et son agilité scénique, sans donner dans le côté sautillant qu’on peut voir quelquefois. Face à lui l’Osmin de Franz-Josef Selig a parfaitement intégré le personnage voulu par la mise en scène, sérieux, inquiétant presque intimiste, sans jamais surjouer ou sans jamais surchanter en proposant un histrionisme vocal qui ne serait pas de saison dans une telle mise en scène, il est l’Osmin voulu par Kušej, avec une qualité du chant et une personnalité impressionnantes. On s’y attendait, mais on en a là la confirmation.

Rachele Gilmore (Blondchen) et Hans-Peter Selig (Osmin) ©Pascal Victor
Rachele Gilmore (Blondchen) et Franz-Josef Selig (Osmin) ©Pascal Victor

La Blondchen de Rachele Gilmore a  les aigus exigés par Durch Zärtlichkeit und Schmeilcheln son air initial du deuxième acte, mais il est pris dans un tempo pour mon goût bien trop rapide par le chef, qui empêche la chanteuse de colorer ou de moduler un air qui est pour moi un des airs « suspendus » de la partition. Elle aurait la fraicheur voulue, mais la mise en scène ne lui offre pas beaucoup d’occasion d’en faire preuve, et notamment de se différencier de Konstanze, il en résulte une Blondchen vue comme un double de sa maîtresse, encore plus en danger parce qu’elle est désirée par Osmin, et sans la couleur de soubrette marivaudienne qui me plaît tant dans le personnage.
Daniel Behle est un Belmonte très soucieux des notes, de la technique, très attentif à la musicalité, mais d’une placidité imperturbable: autant le chanteur est valeureux, autant le personnage est inexistant. Il faut écouter dans le tout récent Entführung aus dem Serail dirigé par Yannick Nézet Séguin le Belmonte de Rolando Villazon. Bien sûr le style et l’état de la voix peuvent être discutables, mais il y a là de l’héroïsme, de la tension, de la dynamique qu’on chercherait en vain chez Daniel Behle, très plat, très mal à l’aise scéniquement et pour tout dire inexistant.

Martern aller Arten ©Pascal Victor
Martern aller Arten ©Pascal Victor

La Konstanze de Jane Archibald a elle aussi tous les papiers du soprano colorature en règle. Elle a les aigus et les suraigus et va jusqu’au bout de Martern aller Arten avec brio. Mais il en faut plus pour être une Konstanze. Peu d’accents, peu de profondeur : il faut avoir une certaine expérience du Lied pour pouvoir aborder les airs les plus mélancoliques, il faut entendre dans Konstanze plus une Contessa qu’une Donna Anna. Il y a dans le personnage et ses airs une maturité qui est ici absente. C’est certes bien chanté, mais insuffisant pour faire exister le personnage et surtout pour émouvoir. C’est un personnage qui doit distiller l’émotion. Il n’y pas ici beaucoup d’émotion, et surtout aucun chant qui évoquerait un caractère, une vraie présence. Christiane Eda-Pierre qui le chantait avec Böhm à Paris comme une Dame est bien loin. Il est vrai que le soprano lirico-colorature nécessaire pour répondre et aux aigus, et aux graves, et aux moments acrobatiques et aux moments plus retenus et plus intérieurs n’est pas chose commune, mais si l’on veut une Konstanze, il faut chercher d’abord une certaine maturité, avec des aigus et non les aigus d’abord. Ainsi Jane Archibald, belle chanteuse par ailleurs, pêche-t-elle par un manque d’intériorité et un chant un tantinet monotone.
Enfin, le Pacha Selim de Tobias Moretti est exceptionnel,  sans doute le plus vrai du plateau, merveilleuse diction, ton d’une très grande cohérence avec le propos du metteur en scène, jeu d’une justesse stupéfiante. C’est un vrai personnage de théâtre et non l’habituel statue de sel qu’on voit dans les approches plus traditionnelles. C’est le seul du plateau qui soit dans le jeu, c’est compréhensible et à la fois problématique pour les autres: le travail théâtral s’est heurté aux schèmes de l’opéra.
Notons enfin le chœur Musicaeterna, dissimulé dans la fosse, qui défend bien les parties qui lui sont réservées du style “janissaires en folie”: comme ce n’est pas exactement l’ambiance de la mise en scène un chœur dans ce désert aride serait une faute de goût voire un anachronisme.
Ainsi donc, il semble que la mise en scène ait mis en difficulté un plateau où l’on ne voit pas de vrai travail sur la couleur voulue, sauf chez l’Osmin de Franz-Josef Selig et aussi chez le Pedrillo de David Portillo. Tout en reconnaissant la volonté désespérée (car c’est un travail désespéré) de Kušej de nous montrer un monde insupportable et de susciter dans le public une « réaction », c’est plutôt une résignation qu’on entend dans ces applaudissements sans chaleur et ces quelques huées. J’entendais dans le public des spectateurs qui mettaient dans un même sac le Don Giovanni de Tcherniakov et l’Enlèvement de Kušej, sur le thème « c’est Mozart qu’on assassine ». Absolument faux : Mozart résiste, et l’œuvre n’est pas trahie, si on présuppose un monde sans espoir. Mais s’il n’y a pas d’espoir, il n’y pas de Mozart.
D’une certaine manière, on a là l’exact opposé de ce qu’avait fait Zabou Breitman à l’Opéra de Paris : c’était raté comme pochade de dessin animé et ça n’était pas respectable. Ici c’est (à mon avis) raté dans le genre message prophétique, mais au moins c’est respectable comme cri de désespoir.
In medio veritas…ou plutôt in Mozart veritas…[wpsr_facebook]

Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze)  ©Pascal Victor
Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze) ©Pascal Victor

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SCHWEIGSAME FRAU de Richard STRAUSS le 29 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Barrie KOSKY; dir.mus: Pedro HALFFTER)

Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl
Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl

Voilà un opéra qui n’est hors Munich, presque jamais représenté. De toute ma vie de mélomane, je ne l’ai entendu qu’une fois, à la Scala, dirigé par Wolfgang Sawallisch lors d’une tournée de la Bayerische Staatsoper en septembre 1988, dans une mise en scène de Günther Rennert, avec Kurt Moll dans Sir Morosus.

Il est vrai que le destin de l’œuvre est symptomatique. Strauss ayant perdu son librettiste fétiche, Hugo von Hoffmannsthal (Arabella est leur dernière collaboration avant la mort de Hoffmannsthal) s’est lié avec Stefan Zweig, et ce dernier lui a proposé une adaptation de la pièce de Ben Jonson (1609), Epicoene or the silent woman. Les deux ont travaillé avec ardeur à cet opéra souriant et plein d’humanité, mais ils furent rattrapés par l’histoire qui changea de face en 1933. Zweig étant juif, Strauss eut toutes les peines du monde à faire représenter Die Schweigsame Frau et à faire inscrire le nom de Zweig sur les affiches. Finalement, il fut inscrit sur le matériel d’accompagnement (programme, distribution). La première eut lieu le 24 juin 1935 à Dresde dirigée par Karl Böhm avec Maria Cebotari dans Aminta, et fut un triomphe. Ce qui était difficilement supportable aux nazis qui disaient de Zweig (l’expression est de Himmler) qu’il était « désagréablement doué ». L’œuvre fut interdite après trois représentations. Strauss se comporta d’ailleurs de manière ambiguë et à tout le moins insouciante, même s’il insista fortement pour que Zweig soit cité.
Quoi qu’il en soit, cette œuvre aussitôt née, aussitôt disparue eut un peu le destin de la musique dégénérée : disparue, ou presque des scènes, dont le premier enregistrement en studio remonte à 1977 (Marek Janowski) mais un enregistrement du Festival de Salzbourg 1959 (Güden, Hotter, Wunderlich) dirigé par Karl Böhm est sorti en 2004, c’est pour moi la référence, évidemment.

Il n’y a guère qu’à Munich où l’œuvre est plus ou moins régulièrement reprise, cette production, signée Barrie Kosky, remonte à 2010, créée par Kent Nagano, alors GMD de Munich.
Barrie Kosky est à peu près parfaitement inconnu en France. On va cet automne voir une mise en scène de Castor et Pollux de Rameau qui va tourner dans quelques villes françaises. C’est un australien qui vient de prendre en 2013 la direction de la Komische Oper de Berlin comme Intendant et metteur en scène résident. Coup de maître : le mensuel Opernwelt a désigné la Komische Oper « Opéra de l’année » en 2012-2013. Son travail, intelligent, ouvert, optimiste, l’a désigné pour mettre en scène à Bayreuth les prochains Meistersinger. Il vient à Wagner malgré ses réticences et par le biais de la comédie. Personnage sympathique et plein d’humour, il a abordé Die Schweigsame Frau par le biais de la comédie de tréteaux, quelque chose qui la rapproche de la commedia dell’arte, d’une manière presque minimaliste puisque sur scène, un praticable surélevé, un lit constituent à peu près les seuls décors dans l’espace nu de la scène du Nationaltheater. Discrets jeux d’ombres, quelques effets de machinerie bien limités : tout est dans les rapports entre les personnages, tout est dans les costumes, leurs couleurs, tout est dans le jeu.

Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation
Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation

Die Schweigsame Frau est une comédie qui met en scène un vieil amiral solitaire, Sir Morosus, allergique à n’importe quel bruit, à qui son barbier facétieux, un Figaro après la lettre, va essayer de faire épouser une femme silencieuse, sorte d’aiguille dans une botte de foin. Solitaire ? Plus pour longtemps puisque son neveu Henry revient après une si longue absence qu’on le croyait mort. Réjoui, Sir Morosus lui promet abri et héritage, mais voilà, Henry est le chef d’une troupe d’opéra, marié à un soprano et toute la troupe est avec lui : Morosus effrayé le déshérite aussitôt.
C’est alors que le barbier intervient et va monter une farce, un mariage de comédie avec une femme silencieuse, qui se révèle être un dragon, une bombe, aussitôt le contrat signé. Alors comme on avait organisé le mariage, on organise le divorce, mais Henry, attendri par son oncle, lui révèle la supercherie et tout est bien qui finit bien.
Le thème du vieux barbon berné fait partie des topoi de la comédie moyenne : c’est un personnage qu’on trouve aussi bien chez Térence que chez Shakespeare, chez Molière que chez Beaumarchais, mais dans Die schweigsame Frau, si le vieil amiral Sir Morosus est allergique à tout bruit et s’est renfermé dans une solitude bougonne, c’est une bonne nature, alors que dans les comédies de ce type, le vieux barbon est berné à la satisfaction de tous.
La source de l’histoire est une pièce élisabéthaine, de Ben Jonson, de peu postérieure aux Joyeuses Commères de Windsor, de Shakespeare, la pièce qui a donné naissance au Falstaff de Verdi, mais aussi à l’opéra de Otto Nicolai. Et Falstaff est l’un de ces vieillards bernés, assez gentiment, qui finit par accepter la plaisanterie de bonne grâce (tutto il mondo è burla…), comme Morosus.
Par ailleurs, l’artisan de la farce est le barbier, comme chez Beaumarchais puis Rossini dans le Barbier de Séville, où il se met au service d’Almaviva qui veut séduire Rosine contre le vieux Bartolo le maître de maison.
L’invention dramaturgique, qui met dans les pattes de Morosus une femme d’abord silencieuse qui finit se rendre insupportable, fait aussi de cette femme, Aminta, une nature honnête, touchée par le cœur de Morosus, par sa sincérité, par sa gentillesse même, et la farce finit par avoir un goût amer. Tous les personnages de Stefan Zweig sont positifs, et sympathiques, ce qui donne à la légèreté de l’opéra une couleur profondément humaine. Cette émotion, on l’aura compris, Richard Strauss s’en empare pour construire le personnage de Morosus, pratiquement le seul héros masculin central de ses opéras, et la couleur de son chant, et de cette musique, étonne parce qu’on est plus habitué à entendre ce type de musique adossé à des personnages féminins. Même si Die Schweigsame Frau ne constitue pas une œuvre très novatrice, nous sommes dans le prolongement et l’esprit d’Arabella, c’est un opéra très attachant, très émouvant, très sensible, et l’on se prend à regretter que Stefan Zweig, si cultivé, si raffiné, si pénétré lui aussi d’humanité, n’ait pu, histoire et destins obligent, continuer à travailler avec Richard Strauss.
Ainsi, le travail effectué par Barrie Kosky sur cette œuvre tient compte à la fois des fils de l’écheveau souligné plus haut (filiations avec le théâtre élisabethain, et relations avec Rossini) et de la nature très sensible du livret. Il travaille avec un décor minimal de type tréteau (l’essentiel de l’intrigue sur déroule sur un podium) planté au milieu du plateau, avec, je l’ai écrit plus haut, pour seul meuble un lit, qui pourrait être aussi une sorte de bergère. Le reste du plateau est noir, nu, et sur des pendrillons latéraux sont projetés quelquefois les ombres des personnages. Ce sont les personnes qui font l’ensemble du spectacle, avec notamment la troupe d’opéra dont l’irruption bruyante fait penser au troisième acte du Rosenkavalier, quand la ribambelle d’enfants fait irruption sous les yeux du pauvre Ochs qui ne comprend rien.

Tout le premier acte commence  avec un Morosus un peu gris, un barbier primesautier (tout de vert vêtu) et une gouvernante secrètement amoureuse, merveilleusement incarnée par Okka von der Damerau, qui en fait un vrai personnage et qui va accompagner l’intrigue avec une importance scénique plus grande que l’importance réelle  du rôle ; ce sera très sensible à la fin lorsque Morosus revient à la réalité, où elle quitte la scène tristement, n’ayant pu conquérir celui pour qui elle crève d’un amour secret : tout le contraste entre ce monde un peu racorni, se joue avec l’arrivée de la troupe d’opéra, immense troupe de saltimbanques brillante et colorée (la marque Kosky), avec ses plumes et ses paillettes, et une sorte de concentré de tous les grands personnages de l’opéra, Traviata, Otello, Tosca, Butterfly, Rigoletto, Wotan et Brünnhilde, Lohengrin et son cygne, Falstaff etc…l’irruption du monde bouillant de l’opéra, du monde du spectacle, du monde de l’apparence sur ce plateau nu sur lequel on verrait plutôt une tragédie crépusculaire est explosive. Barrie Kosky, dont tout le monde connaît l’humour, habille Aminta en Brünnhilde, Carlotta en Traviata, Isotta en Butterfly, toutes les femmes sacrifiées que le genre opéra affectionne. L’invasion de ce plateau nu par cette troupe bigarrée et bruyante écrase totalement l’ambiance grise du départ, ce réveil un peu grincheux de Morosus (dont le nom n’est pas choisi au hasard).
A partir de ce moment, tout se joue au niveau visuel sur les variations de costumes (de Esther Bialas, qui a aussi conçu le dispositif scénique), le pauvre Morosus se retrouvant au troisième acte complètement soumis à sa virago de (fausse) épouse, en costume rose dans lequel il semble si malheureux.
Ce qui me paraît passionnant dans ce travail est la manière dont il utilise à la fois les poncifs de l’opéra, notamment dans la scène du faux mariage, avec son faux notaire et son faux prêtre, comme chez Mozart (merci Cosi’ fan tutte) et dont il évite soigneusement de ridiculiser Morosus ; il y a toujours un moment où il attendrit le public,  quand il revêt une perruque pour se rajeunir avant de rencontrer Aminta, et où il attendrit Aminta plus ou moins contrainte de jouer les femmes insupportables (seule solution pour capter l’héritage futur pour son vrai mari, Henry, le neveu déshérité), et surtout, il trouve en Franz Hawlata l’interprète idéal pour son propos. Le talent d’acteur époustouflant de Hawlata, sa manière de chanter le texte, si expressive, même si la qualité du chant reste irrégulière (on connaît ses problèmes). Hawlata joue sur ses propres défauts (difficultés à l’aigu, trous dans la projection vocale) mais aussi sur ses qualités (tenue de souffle, graves encore profonds) pour composer, construire le personnage et le rendre attendrissant et émouvant.

Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper
Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper

Le clou du spectacle, applaudi à scène ouverte, est le début du troisième acte où le podium se lève à la verticale, comme un coffre qu’on ouvrirait, devenant un mur d’où tombe une pluie de pièces d’or, allusion à l’héritage, à la richesse de Morosus, et à l’usage immodéré que sa fausse épouse va en faire : pluie d’or, et donc dépenses : frais d’ameublement, frais de vêtements, frais de leçons de chant, Aminta joue à la bourgeoise gentilhomme. Une scène emblématique par sa simplicité, avec un effet garanti sur le public, tout en étant d’une extraordinaire justesse.  C’est le sommet de la folie qui envahit la vie de Morosus, celui où l’on se rapproche le plus du troisième acte du Chevalier à la Rose où Ochs est totalement berné et circonvenu.

Alors arrive, pour calmer les choses, le moment du divorce, tout aussi arrangé qui s’appuie sur une critique amusante du langage juridique (et là on dit merci Molière), où la scène n’est pas menée jusqu’au bout, quand Henry s’aperçoit qu’il a peut-être été un peu loin devant un Morosus évanoui . Se succèdent alors des scènes tendres, le réveil de Morosus, les retrouvailles du couple Henry/Aminta, la gouvernante mélancolique, et le retour de Morosus à son pyjama initial, retour au début, mais cette fois avec derrière lui l’expérience et l’apprentissage, avec le constat amusé qu’il a été joué, et avec un retour à un quotidien normalisé où il accepte le bruit et devient lui même vivable. Jeux souriants de tendresse qui contribuent à faire fondre le public.
Morosus fait sourire, mais ne fait jamais rire vraiment, la gouvernante fait rire au départ (lorsqu’elle met du désodorisant autour du lit où dort Morosus), mais très vite Kosky fait passer ce personnage de la caricature à l’émotion (et notamment pendant toute la fin), la gouvernante est présente, toujours silencieuse, toujours dans un coin pendant qu’au centre du plateau se déroulent les folies, sorte de chœur silencieux et renfermé qui installe le personnage. Le barbier est un jeune échevelé, un peu superficiel, une sorte de Figaro (normal, un barbier) peut-être plus léger et moins conscient, un Figaro vif et futé qui n’aurait qu’envie de s’amuser, pendant qu’Aminta et Henry se lancent comme à regret dans la farce. Il y a là du premier et du second degré, une farce et un regard sur la farce qui donnent une étrange profondeur au propos. C’est vraiment un travail théâtral de haut niveau, qui a été créé en 2010 au Prinzregententheater, plus petit, plus intime, cette fois dans l’immense vaisseau du Nationaltheater, où le dispositif minimaliste et l’abondance de personnages en scène donnent un relief plus fort à l’intrigue.
Musicalement, les représentations de 2010 étaient confiées au GMD d’alors, Kent Nagano, on eût pu rêver que le GMD du jour, Kirill Petrenko, nommé Dirigent des Jahres par  le mensuel Opernwelt, prisse la baguette, mais Petrenko devait le lendemain diriger la 6ème de Mahler, et il n’a sans doute pas voulu se replonger dans l’univers straussien, après avoir convaincu le public dans l’autre Frau (ohne Schatten) en décembre 2013. C’est à un chef madrilène peu connu que Nicolaus Bachler a confié la direction musicale, Pedro Halffter. Pedro Halffter, formé en Autriche et aux USA  a passé de longues années en Allemagne où il a été premier chef invité du Nürnberger Symphoniker et premier chef de l’orchestre de jeunes du festival de Bayreuth. Il est donc familier du répertoire germanique, très à l’aise dans cette pièce de Richard Strauss, dirigée avec beaucoup de précision, avec un vrai souci des équilibres et du plateau (on sait qu’avec Strauss, il est facile pour l’orchestre d’envahir l’espace sonore), une grande netteté de battue, et surtout, une très grande élégance dans la direction, marquée par la clarté et un joli sens du legato. Voilà à mon avis un vrai chef d’opéra, doué d’un sens théâtral marqué, et qui mériterait d’être vu plus souvent en Europe dans les fosses d’orchestre. Il remporte un vrai succès, mérité.
Sur le plateau, on remarque une fois de plus l’excellence de la troupe de Munich et des membres de l’opéra studio qui tient excellemment la plupart des rôles de complément, même des chanteuses dont la carrière commence sous de bons auspices comme Tara Erraught tiennent de petits rôles (Carlotta) et leur donnent un vrai relief vocal, remarquons en Isotta la jeune Elsa Benoît, qui appartient à l’opéra studio après avoir étudié en France avec une voix de soprano bien posée, bien projetée, et prometteuse. Quant à Christian Rieger, Christoph Stephinger, Tareq Nazmi, ils sont comme d’habitude non seulement à leur place, mais donnent à leurs personnages un vrai relief : on remarque chacun et chacun fait parfaitement le job, jusqu’à Papagel d’Airton Feuchter Dantas.
Nous avons dit combien le Morosus de Franz Hawlata était apparu dominer la distribution par son incarnation du vieux Morosus, usant avec intelligence d’une voix déclinante, et jouant sur toutes les touches du clavier des émotions, quelquefois ridicule et comique, souvent émouvant, souvent sensible, montrant une intelligence scénique intacte. Franz Hawlata dans Hans Sachs à Bayreuth (dans la mise en scène de Katharina Wagner) avait été stupéfiant de vérité, même si le chant s’apparentait quelquefois plus à du Sprechgesang. Son successeur dans le rôle, James Rutherford, était bien meilleur vocalement mais combien plus pâle scéniquement…
L’Aminta de l’américaine Brenda Rae compose un personnage plein de relief, affirme son soprano colorature (elle va chanter La Sonnambula à Francfort, son port d’attache) avec force et élegance et une grande assurance technique, dans un rôle confié en 2010 à Diana Damrau. Elle allie une voix sûre et un physique avantageux et un sens de la scène notable. Belle incarnation.
Si vocalement Nikolay Borchev comme Barbier n’a pas toujours le relief qu’on pourrait attendre (la projection n’est pas idéale), malgré un très joli timbre clair de baryton, il est scéniquement un personnage vif,  mobile, au jeu affirmé et naturel.
On se souvient de Daniel Behle dans l’Arabella de Salzbourg à Pâques dernier et à la surprise procurée par son excellent Matteo. La voix ne peut se déployer ici vraiment qu’au troisième acte, où sont concentrées presque toutes les parties solistes de son rôle, on peut alors apprécier à la fois le jeu naturel, jamais excessif, ainsi que l’élégance, le contrôle et l’appui sur le souffle, la suavité de ce chant, le volume appréciable qui en fait un ténor sans doute promis à une bonne carrière car la voix convient à des répertoires très divers « du baroque au XXIème siècle » comme l’affirme son site http://www.danielbehle.de : il sera dans les prochaines semaines Titus dans la reprise de la production de Clemenza di Tito de Mozart de Jan Bosse à Munich, Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail à Aix l’an prochain, il participera à la très prochaine production d’Alcina de Haendel à Bruxelles cette saison sous la direction de Christophe Rousset , et sera Erik du Fliegende Holländer à Francfort, son premier Wagner.  Henry Morosus constitue aussi une prise de rôle, très réussie vu le très grand succès remporté auprès du public. En Daniel Behle, on tient une solide valeur du chant germanique, un artiste très musicien (il chante aussi beaucoup de Lied) et très ouvert par la variété du répertoire.

Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) ©  Bayerische Staatsoper
Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) © Bayerische Staatsoper

Mon dernier mot sera pour Okka von der Damerau, qui remporte un succès extraordinaire pour son rôle de gouvernante (Haushälterin), non pas tant évidemment pour le chant, toujours excellent (beau mezzo, clair, projection et diction impeccables), mais relativement réduit dans cette œuvre, mais pour l’incarnation de cette gouvernante amoureuse, émouvante, sensible d’une vérité criante, avec une notable prise sur le public. J’espère qu’un directeur d’opéra offrira enfin à cette artiste mérite un rôle à sa mesure. En attendant, quelle chance pour la troupe munichoise…

Et voilà, une soirée de répertoire, une reprise qui montre une fois de plus que sans vedettes, sans chef universellement fêté, on peut réussir parfaitement cette osmose entre scène et fosse, cette Gesamtkunstwerk chère à Wagner. Die Schweigsame Frau est un opéra qui mérite d’être mieux connu et surtout reconnu (quand notre première scène nationale mobilisera-t-elle Garnier pour sa création  à l’Opéra de Paris?). Munich justifie pleinement ce soir son très récent statut d’Opernhaus des Jahres décerné par le mensuel Opernwelt pour l’année 2013-2014 : la reconnaissance méritée d’un travail d’une rare intelligence et d’une qualité continue.

PS: rappelons que vous pouvez reprendre le spectacle en streaming le 5 octobre à partir de 18h sur le site www.bayerische-staatsoper.de .

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Die Schweigsame Frau, Acte I © Bayerische Staatsoper
“Traviata” (Tara Erraught), “Butterfly” (Elsa Benoît), “Brünnhilde” (Brenda Rae) et Henry Morosus (Daniel Behle) dans Die Schweigsame Frau, Acte I © Wilfried Hösl

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2014: ARABELLA de Richard STRAUSS le 21 AVRIL 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Florentine KLEPPER)

Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Le Festival de Pâques de Salzbourg ne vit pas de subventions, mais essentiellement de sponsors et de billetterie. Pour survivre à ce niveau et attirer le public qui paie, nécessité fait loi : il faut les plus grands noms.Du temps de Karajan, pas de problème..au seul bruit de son nom….Du temps d’Abbado, il avait fallu quelques années pour reconquérir les abonnés. L’arrivée de Rattle avait fait chuter les cours, et le départ des Berlinois fut un rude coup pour un festival qui avait bâti sa réputation autour de la présence des Berliner Philharmoniker, qui une fois par an s’installaient dans la prestigieuse et légendaire fosse.Les Berliner essaient d’attirer le même public (qui n’est pas extensible) à Baden-Baden, et donc désormais les deux festivals s’arrachent les vedettes : cette année à Salzbourg Harteros, Fleming, Hampson, Pollini, et Westbroek à Baden-Baden. L’an prochain, Baden-Baden affiche Harteros, et Salzbourg affichera deux fois Jonas Kaufmann, dans le Requiem de Verdi, et dans CAV/PAG : Thielemann dans du vérisme, c’est une curiosité esthétique.

Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller
Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller

Arabella, au programme cette année, affichait donc une impeccable distribution sur le papier : Renée Fleming, désormais la référence d’aujourd’hui dans ce rôle, Thomas Hampson prestigieux chanteur qu’on attend cependant pas dans le rustre Mandryka, et Albert Dohmen dans le comte Waldner et Gabriela Beňačková dans la Comtesse Adelaïde. Christian Thielemann est considéré comme l’un des très grand spécialistes de Strauss aujourd’hui et la Staatskapelle de Dresde l’une des trois ou quatre phalanges de référence en Allemagne.
Pourtant, après la représentation et même après trois semaines (je suis horrifié des retards dans mes comptes rendus : ah ! si la vie au quotidien se limitait au blog…), il reste peu de traces sensibles de cette soirée. Les souvenirs ne sont pas amers, ils sont indifférents.

Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster

D’abord, la mise en scène de la jeune Florentine Klepper, metteur en scène qui vient de faire un Fliegende Holländer à Dresde avec à son actif de nombreux travaux autour du plus contemporain Musiktheater. mélange un classicisme de bon aloi (au premier plan) dans des décors début de siècle de Martina Segna, et propose en arrière plan des images plus rêvées, moins réelles, plus chorégraphiées et plus mimées qui n’ajoutent pas grand chose à l’œuvre (à moins qu’elles se veuillent poétiques : si c’est le cas, c’est raté). Si l’espace n’est pas mal géré, sur cette scène toute en largeur de Salzbourg, il ne se passe rien, et les chanteurs sont globalement livrés à eux mêmes. Mais c’est un bon travail si on veut garder cette production 15 ans en magasin pour du répertoire, ce qui ne manquera pas d’arriver à Dresde : dans quinze ans, elle n’aura rien gagné ni rien perdu : fade aujourd’hui, fade demain.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV

La distribution excitante sur le papier se révèle réussie là où on ne l’attend pas : cette Arabella révèle une Zdenka magnifique , Hanna-Elisabeth Müller, une voix que j’avais déjà remarquée à Munich dans La Clemenza di Tito, et qui interprète une Zdenka fraîche, à la voix claire, à la diction parfaite, à la projection solide, et à l’aigu triomphant : cette présence et cet engagement ont marqué le public qui lui a offert un authentique triomphe, le plus grand de la soirée.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Et son Matteo, Daniel Behle, lui répond en écho : voix claire, parfaitement scandée, projection impeccable, présence remarquée, et beaucoup de style. Tous deux forment le couple vedette.

Dohmen et Beňačková ont une belle présence et encore un bel organe dans le rôle des parents indignes, mais sympathiques au demeurant, mais celle qui par sa présence, par sa silhouette une fois de plus emporte l’adhésion est Jane Henschel, même dans le rôle très épisodique de la tireuse de cartes.

Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Fiakermilli est Daniela Fally, la soprano colorature en troupe à Vienne préposée à tous les rôles qui furent ceux de Dessay quand elle était elle aussi en troupe dans la « Haus  am Ring », et elle obtient un joli succès dans un rôle qui l’a lancée, justement à Vienne, mais avec Franz Welser-Möst au pupitre. Quant aux rôles de complément, et surtout les trois soupirants, ils sont tous trois impeccables il faut dire que ce sont des soupirants de luxe : Elemer est Benjamin Bruns, désormais à l’orée d’une belle carrière, Dominik Derek Welton et Lamoral l’excellent Steven Humes, basse wagnérienne bien connue.

Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV

Reste les deux vedettes : Thomas Hampson, traverse une période difficile, annulations, fatigue, virus. Les premières répliques montrent une voix claire et veloutée, on retrouve l’Hampson élégant qu’on aime. Mais peu à peu la voix disparaît dans le flot symphonique de l’orchestre (très fort, on le verra) de Christian Thielemann, on l’entend de moins en moins et notamment dans la fameuse altercation de l’acte II. La voix ne porte plus, sans éclat, sans écho. C’est triste pour un tel artiste qu’on aime.
Renée Fleming a une voix crémeuse, dit-on dans les salons parisiens qui comptent. Crémeuse comme la Schlagobers qui couvre les gâteaux de Demel à Vienne. Crémeuse, qui atténue toutes les aspérités, qui fond dans l’oreille comme dans la bouche.
Je ne sais si l’adjectif convient à une chanteuse d’opéra : on aime aussi quelques aspérités et quelque amertume dans l’océan de crème. De fait, Renée Fleming, qui a une voix extraordinairement belle et pure, n’a jamais été pour mon goût une chanteuse intéressante. Elle est belle et pure, cette voix, comme une autoroute toute neuve avec de jolies lignes des viaducs et sur laquelle on file en toute sécurité.
J’aime les voix plus accidentées, plus vivantes, plus vibrantes (il est vrai qu’une voix crémeuse n’a pas intérêt à vibrer…), celles qu’on entend respirer, celles qui incarnent et qui ne s’appliquent pas seulement à chanter, même parfaitement.
Mais cette fois-ci, de plus, pardonnez-moi cette méchanceté, la crème avait un peu tourné, elle avait ses acidités dangereuses et aussi bien dans la projection, que dans certains aigus difficiles, on était assez loin de la crème. L’orchestre, très fort, je l’ai déjà dit, la couvrait souvent,  et on entendait nettement les difficultés dans l’homogénéité de cette voix dont c’était naguère l’une des qualités essentielles. Une prestation bien en deçà de l’attendu, de l’espéré, de la réputation de la star. Le succès a été un très bon succès d’estime, mais pas le triomphe qu’on pouvait attendre.

Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster

L’écrin de tout cela était l’orchestre mené par Christian Thielemann. Un son particulier, très fouillé, très clair, très structuré, un rendez-vous avec l’exactitude et la métrique, mais sans legato, sans laisser aller, sans jouissance du son comme on attend quelquefois chez Strauss, sans cette légère complaisance dans laquelle on se roule et qui fait monter au paradis, comme dans certains Strauss de Böhm, Sawallisch ou évidemment Karajan. Et en plus, un volume étonnamment gonflé, au point que certains inconditionnels ont pensé qu’il voulait couvrir les voix des protagonistes pour ne pas qu’on entende leurs failles.
En somme, j’ai entendu une Arabella sans poésie ni amour, sinon l’amour de la géométrie sans celui la finesse. Thielemann donne à son orchestre beaucoup de rutilance, mais sans souplesse. La qualité de l’orchestre n’est pas en cause, mais ce qui en est fait, dans les équilibres entre les pupitres, dans le refus de se laisser aller aux cordes, même si certains moments restent sublimes. Mais le fameux duo Zdenka/Arabella qui devrait être une fête étourdie du son, avec deux voix de femmes sublimes et un orchestre raffiné et poétique derrière, n’est sublime que par Zdenka dont la voix explose d’émotion. Arabella et l’orchestre suivent derrière, sans pouvoir rattraper.

Et pour moi, une Arabella sans amour, où le sentiment n’est pas là où on l’attend, n’est pas une Arabella. Je suis resté sur ma faim.
Anja Harteros à Munich l’an prochain ? avec Jordan dans la fosse. Espérons, attendons, rêvons…[wpsr_facebook]

Arabella, Saluts: 21 avril 2014
Arabella, Saluts: 21 avril 2014