LA SAISON 2022-2023 DE LA BAYERISCHE STAATSOPER DE MUNICH

Le Nationaltheater de Munich

La saison 2 de Serge Dorny à Munich permet de mieux saisir les principes qui vont gouverner les prochaines années à la Bayerische Staatsoper et de préciser un profil qui s’annonce assez singulier dans les grandes maisons de l’aire germanophone.
La saison 1 s’est déroulée avec quelques accrocs dus à la fois à la Pandémie (capacité de salle réduite, et surtout ces derniers mois nombreux changements de distribution dus à la multiplication de cas positifs parmi les artistes) et à la guerre en Ukraine, qui a amené le report d’une des productions, Koma, dont l’orchestre et le chef étaient MusicAeterna et Teodor Currentzis, notoirement financés par l’oligarchie russe, ce qui pouvait choquer en ce moment très délicat et qui crée d’ailleurs le même type de problèmes à d’autres institutions.

La Bayerische Staatsoper

La Bayerische Staasoper est une maison de grande tradition, à rapprocher de sa voisine la Wiener Staatsoper à quatre heures de train, avec une forte dose de répertoire et un grand nombre de représentations annuelles.  Elles se ressemblent aussi par la situation qu’elles ont connue à l’issue de la deuxième guerre mondiale, l’une rouverte en 1955, l’autre en 1967 après la reconstruction de la salle détruite par les bombardements.
Elles se ressemblent moins ces dernières années par leur couleur, plus traditionnelle à Vienne, plus ouverte à Munich où les intendants (on dit ici Staatsintendant : Intendant d’État) qui se sont succédé, que ce soit Sir Peter Jonas, Nikolaus Bachler et maintenant Serge Dorny essaient de naviguer savamment entre modernité et tradition, entre raretés, productions novatrices et répertoire avec pour chacun des spectacles qui ont souvent marqué le paysage lyrique international.
Un autre caractère de Munich est l’importance accordée aux chefs d’orchestres, au-delà de leur GMD (Generalmusikdirektor) : Munich fut longtemps le port d’attache d’un Carlos Kleiber par exemple. Mais si l’on considère leurs GMD, ils ont nom depuis les années 1970 Wolfgang Sawallisch, Zubin Mehta, Kent Nagano, Kirill Petrenko et maintenant Vladimir Jurowski, des noms qui comptent dans le paysage des 50 ou 60 dernières années. Nous avons souvent rappelé la liste des noms de chefs prestigieux qui ont dirigé cette maison parmi lesquels Hans von Bülow, Hermann Levi, mais aussi Richard Strauss lui-même, jusqu’aux plus récents cités plus haut.

Munich est donc une maison enracinée dans l’histoire, qui remonte à loin d’ailleurs puisque son orchestre est né en 1523 (c’est en 2023 le cinquième centenaire), a créé Idomeneo de Mozart en 1781, et des œuvres essentielles de Richard Wagner, rien moins que Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Rheingold et Die Walküre.

Quand on pense Munich, on pense donc Wagner, mais aussi Richard Strauss né à Munich, même si dans son cas la plupart des opéras ont été créés à Dresde, quelques-uns à Vienne, et seuls Friedenstag et Capriccio à Munich. Mais il reste que c’est une maison de référence pour Richard Strauss également (qu’on pense seulement au fameux Rosenkavalier d’Otto Schenk illuminé par Carlos Kleiber, et aux opéras ravivés par Wolfgang Sawallisch comme Die Ägyptische Helena, Die Liebe der Danae, ou Die schweigsame Frau ).

On aimerait d’ailleurs que cette maison dont les murs parlent avec les portraits ou les bustes des gloires de son passé le mette mieux en valeur car jusqu’ici les sites successifs (celui de Bachler et le tout récent de Dorny) ont valorisé le présent, mais très peu le passé au contraire du voisin viennois, dont le site est un maître en matière de plongée dans l’histoire et les archives.

Mais ces deux grandes maisons, parmi les plus importantes (sinon les plus importantes) en Europe et qui focalisent beaucoup de regards des mélomanes internationaux ont un profil singulier car elles sont et restent des maisons dont le répertoire est la base du fonctionnement. À Vienne, cette question est encore plus fondamentale et a servi de prétexte pour attaquer directeurs et directeurs musicaux (dont Claudio Abbado).
À Munich, le répertoire compte évidemment beaucoup, mais il n’est pas aussi large qu’on penserait, avec des pans absents dans des répertoires théoriquement essentiels pour l’opéra : peu de Rossini sérieux, pas beaucoup de jeune Verdi, pas trop de baroque. Pourtant, à la différence de Vienne, Munich peut disposer au moins partiellement de deux belles salles alternatives pour des formats plus réduits, le Cuvilliés-Theater tout proche dans la Résidence, et le Prinzregententheater (le petit Bayreuth) siège de l’Académie Théâtrale August Everding, qu’il utilise pour la production baroque du Festival annuel.

Serge Dorny

Serge Dorny, par sa formation, par sa carrière, ne vient pas du système allemand. Tous ceux qui comme lui ont entouré Gerard Mortier et sont ses « héritiers » ont évolué dans des théâtres de stagione. Dorny, par sa carrière, du festival des Flandres au London Philharmonic Orchestra puis à l’Opéra de Lyon est d’abord un « producteur » qui veut donner une vraie couleur artistique à une institution. On a pu le constater à Lyon. Il trouve ici le système de répertoire et assume la nécessité de le faire fonctionner. Mais il est clair qu’il n’en fait pas un point de focalisation.
Munich, c’est tout de même à peu près un nombre de nouvelles productions qui ferait une saison ordinaire de théâtre stagione, complété par la bagatelle de 32 productions de répertoire, soit un total de 42 spectacles lyriques différents.
Il est forcément impossible de ne se focaliser que sur les nouvelles productions : il faut choisir les reprises de répertoire qui correspondent à la nécessité (les grands standards), à la couleur qu’on veut imprimer (les bonnes mises en scène passées) et aux compositeurs qu’on veut valoriser sans forcément faire de nouvelles productions. Autant de critères qui permettent de scruter les caractères globaux d’une saison, et pas seulement les nouvelles productions, qui ne peuvent dans une telle institution avoir seulement un effet de façade et doivent vite se fondre dans les productions de répertoire à reprendre à intervalles réguliers.

La Staatsoper de Munich, en 2022-2023, c’est 42 opéras différents (10 nouvelles productions et 32 productions de répertoire), 3 nouveaux ballets et 8 reprises (soit 11 productions au total), et si on fait le total, 247 soirées d’opéra ; 78 soirées de ballet, et au total 442 levers de rideaux (avec les concerts, récitals etc…). Une machine de production industrielle, qui doit garantir une haute qualité constante, avec un personnel nombreux, compétent, fortement dédié à la maison.
Cette maison a sa couleur, son public globalement plutôt accueillant à la modernité (plus qu’à Vienne en tous cas), et on a pu le constater dans cette saison, elle a gardé une fréquentation haute, même si comme partout, il y a çà et là des places vides, comme l’a souligné récemment Jonas Kaufmann dans une  déclaration à un journal australien qui a fait un peu de bruit.
Certains en ont déduit que le temps du Regietheater (appellation globale et erronée de toutes les mises ne scène un peu contemporaines par ceux qui les détestent)  était terminé et qu’enfin le public avide d’opéra allait pouvoir rêver et s’évader enfin devant des spectacles (traditionnels s’entend) qui allaient comme par magie remplir les salles.
Je crains que les metteurs en scène invités à Munich ne fassent pas partie de ce rêve-là, Serge Dorny, à raison, a toujours voulu inscrire l’opéra dans le monde contemporain.  Il rejoint d’ailleurs le souci de Bogdan Roščić à Vienne, encore plus concerné par la question. Tout comme le cinéma ou le théâtre, l’opéra ne peut refléter que le monde dans lequel il évolue.
Il reste que c’est pour les managers actuels un chemin un peu étroit, et l’énorme diversité des réponses données aux mêmes questions à Paris, Milan, Londres, New York, Berlin, Vienne et Munich (et ailleurs) montre que c’est encore Pirandello qui a raison, à chacun sa vérité.

Une question à résoudre au plus vite : le matériel de communication et surtout le site

Dans une maison de si grande tradition, c’est pour moi l’idée de continuité qui doit primer. Comme beaucoup de managers nouvellement installés, Dorny voit dans les changements d’outils de communication le signe visible que quelque chose de neuf commence. Soit. Mais l’idéal est que ces outils répondent aussi à des besoins nouveaux, ou améliorent l’existant, au niveau pratique d’abord, esthétique éventuellement.
À Munich, tout le matériel a changé et pas forcément en bien. Si les nouveaux programmes sont plutôt bien faits et assez élégants, ils sont imprimés avec des caractères un peu réduits, et pâles, à la lecture quelquefois difficile pour les yeux fatigués du public vieillissant. Est-ce bien utile ? Cela répond-il à une nécessité pratique ? Poser la question, c’est y répondre.

Pour un souci de cohérence d’image, le même type de caractère et de casse réduite est aussi l’apanage du site, qui quant à lui est à repenser de fond en comble dans sa fonction, dans les informations qu’il donne et leur hiérarchisation, avec des problèmes lourds et agaçants :

  • Impossibilité de trouver une cohérence quelconque à cette architecture,
  • Difficulté à y trouver l’information qu’on y cherche.

Un site de ce type doit être efficace et rapide, éviter les longs textes, et se mettre à la place du spectateur moyen qui cherche d’abord des dates et des titres, avant de chercher des discours sur tel ou tel Festival ou telle ou telle production.
Le site actuel est peu lisible, peu pratique, avec des erreurs, des liens problématiques et j’en passe. Même s’il s’est un peu amélioré depuis quelques mois, c’est la conception globale qui est à revoir, avec sa lecture difficile, son moteur de recherche bancal etc… etc..
Un seul exemple : la présentation de la nouvelle saison ignore les reprises de répertoire qui constituent les 3/4 de l’offre lyrique. L’ancien site au moins proposait à la fois (et clairement) les premières et la liste des reprises de répertoire… Une fois encore le site de l’opéra de Vienne est ici un bon exemple d’outil pratique, simple et lisible, même si esthétiquement banal.

Enfin, il manque ce qui fait le prix des sites de Vienne, de Paris, de la Scala, de Salzbourg, de Bayreuth, de Rome, du MET, à savoir un moteur de recherche des archives des représentations qui permettent de remonter l’histoire du théâtre et son passé.
Pour des institutions qui sont des références, aussi ancrées dans l’histoire que Munich, les racines sont aussi importantes que les rameaux fleuris du présent et aucun intendant depuis l’arrivée d’internet n’y a pensé, ce qui est singulier.
En bref, il me semble qu’une remise à plat totale est urgente, mettant en face les besoins du spectateur et les réponses proposées, avec une juste hiérarchie des informations et une lisibilité améliorée. N’oublions jamais que trop d’infos désordonnées n’aboutissent qu’au découragement et au déclic après le clic.

 

La saison 2022-2023

À l’instar de quelques autres théâtres, la saison est placée sous un « Motto », qui vise essentiellement les nouvelles productions, cette année « Chants de guerre et d’amour ».
On sait que les saisons sont préparées plusieurs années à l’avance et répondent à des exigences variées, remplacement d’anciennes productions ayant fait leur temps, introduction de nouvelles pièces au répertoire etc… et ne répondent pas à une thématique conçue à l’avance.
Mettre une saison sous un chapeau thématique c’est de la communication qui indique une couleur générale, mais l’outil reste à mon avis un peu artificiel, et n’intéresse que quelques spectateurs. Par exemple, le thème de la saison précédente, « Chaque homme est un roi » pourrait être aussi bien la thématique de tout un mandat tant elle concerne tout le répertoire.
Celle de cette année, choisie avant l’explosion de la guerre en Ukraine, rappelle opportunément que la guerre est un élément fondamental de la vie du monde qui jamais ne l’a quitté, mais peut aussi être entendue métaphoriquement, et donc le champ est fort large, de la guerre traditionnelle à la guerre psychologique ou aux conflits familiaux. Quant à l’amour, il traverse pratiquement tout le répertoire lyrique et théâtral… Un motto, cela convient peut-être plus à un Festival qu’à une saison d’opéra.

 

Quelques mots sur le Ballet

La question ukrainienne a eu également une conséquence indirecte plutôt positive :  après le départ d’Igor Zelensky, directeur du ballet, c’est Laurent Hilaire, démissionnaire de son poste au Stanislawski de Moscou pour les raisons qu’on imagine, qui arrive à la direction du ballet de Munich et c’est une excellente nouvelle. Nous n’aborderons la question du ballet que pour souligner à la fois l’équilibre des deux nouvelles productions (une réflexion d’Alexei Ratmansky sur le ballet classique à partir d’ouvertures de Tchaïkovski, et un nouveau spectacle très contemporain de deux des grands noms de la scène de la danse, Sol León et Paul Lightfoot intitulé Schmetterling) avec au répertoire des reprises de ballets importants dans l’histoire récente, signés Christopher Wheeldon (Cendrillon), John Cranko (Roméo et Juliette), John Neumeyer (Le songe d’une nuit d’été), Georges Balanchine (Jewels), mais aussi les reprises de Coppelia (Roland Petit) et La Bayadère (Patrice Bart) qui revient après 5 ans d’absence.

Les nouvelles productions lyriques

Avec le Festival Ja, Mai que nous traiterons spécifiquement, il y a dix nouvelles productions pour l’ensemble de la saison prochaine, qui vont du baroque au contemporain, mais qui font la part plus belle que la saison actuelle au répertoire standard, avec un Mozart (Cosî), un Wagner (Lohengrin), un Purcell (Dido) un Verdi (Aida), un Händel (Semele) et un Monteverdi pour Ja, Mai (Il ritorno di Ulisse), soit six productions « classiques » alors que la saison actuelle, carte de visite  en quelque sorte, affichait presque exclusivement un répertoire XXe, Berlioz et Haydn exceptés.
Il s’agit de remplacer des productions qui ont fait leur temps, comme Aida ou Cosi fan tutte, proposer des titres nouveaux aussi comme Semele, continuant une série Händel commencée par Sir Peter Jonas au début des années 2000 et aussi inscrire des projets plus novateurs comme la mise ensemble en un spectacle unique de Dido and Aeneas et Erwartung ou l’inauguration du Festival 2023 avec Hamlet de Brett Dean, importé de Glyndebourne.
Les choix de chefs et de metteurs en scène introduisent aussi des figures nouvelles à Munich, ce qui est intéressant et la plupart des distributions sont bien calibrées.

Enfin cette saison voit une présence plus affirmée et fréquente du GMD Vladimir Jurowski, qui dirigera trois nouvelles productions et d’autres productions de répertoire. Dans cette maison, le GMD doit être un levier, il suffit de penser à son prédécesseur immédiat, et sa présence doit s’affirmer plus fortement qu’actuellement.

Considérons les choses dans le détail.

Octobre-novembre 2022/Juillet 2023
W.A.Mozart
Cosi fan tutte
(8. repr. du 26 oct. au 10 nov. Et les 15 et 17 juillet)
(Dir : Vladimir Jurowski / MeS : Benedict Andrews)
Avec Christian Gerhaher, Sandrine Piau, Louise Alder, Avery Amereau, Konstantin Krimmel, Sebastien Kohlhepp.
Bayerisches Staatsorchester
Il était temps de remplacer la production de Dieter Dorn de 1993, valeureuse, mais désormais trentenaire, âge canonique pour une production. Dorny a invité Benedict Andrews, auteur d’un très remarqué Ange de Feu de Prokofiev à la Komische Oper Berlin, repris à Lyon. Il fait partie de la jeune génération de metteurs en scène australiens très doués. C’est Vladimir Jurowski qui assure la direction musicale, en tant que GMD pour ouvrir la saison. Il est plutôt rare dans Mozart et ce sera donc très stimulant à écouter. La distribution réunit des chanteurs tout neufs, quelquefois d’excellents éléments de la troupe (Avery Amereau, Konstantin Krimmel) d’autres des jeunes voix remarquables comme le ténor Sebastien  Kohlhepp (entendu et applaudi dans Giuditta cette saison) ou Louise Alder, magnifique Sophie à Vienne et qui devient l’un des noms inévitables aujourd’hui et d’autres plus vieux routiers, mais très grands interprètes, comme Christian Gerhaher en Don Alfonso (Johannes Martin Kränzle en juillet, ce qui est aussi référentiel) et Sandrine Piau en Despina. Un cocktail à goûter avec gourmandise.

Décembre 2022/Juillet 2023
Richard Wagner
Lohengrin
( 8 repr. du 3 au 21 déc. et les 16 et 19 juil.) (Dir : François Xavier Roth/MeS : Kornél Mundruczò)
Avec : Klaus Florian Vogt, Marlis Petersen, Mika Kares, Johan Reuter, Anja Kampe, Andrè Schuen
Bayerisches Staatsorchester
La production de Richard Jones, de 2009 (la fameuse production où se construit une maison au long des trois actes) n’était sans doute pas suffisamment convaincante pour durer. Elle avait été huée à sa création – c’est habituel, mais ça ne facilite pas le vieillissement. Serge Dorny a appelé le cinéaste hongrois Kornél Mundruczö, qui après un très intéressant Tannhäuser à Hambourg en avril 2022, se frotte cette fois à Lohengrin.
Distribution presque sans failles, Klaus Florian Vogt, le Lohengrin de la période, Anja Kampe, à la voix spectaculaire pour Ortrud, et une prise de rôle pour Elsa, Marlis Petersen qui devrait être passionnante, comme tous les rôles qu’elle touche.  Complètent le cast Mika Kares, la basse finlandaise spécialiste des rois nobles, en Heinrich, et le Héraut, Andrè Schuen, découvert dans Mozart (Figaro, Cosi) qui se frotte cette fois à Wagner. Seule ombre, le Telramund de Johan Reuter, chanteur de qualité (voir son Wozzeck parisien), mais relativement neutre pour un rôle qui exige du relief, un relief qu’il n’a pas.
Prodigieusement intéressante en revanche, la venue pour la première fois à l’opéra de Munich de François Xavier Roth, GMD de la ville de Cologne, qui devrait sans doute donner à l’œuvre de Wagner une couleur nouvelle.
À ne pas manquer donc.

Janvier 2023
Henry Purcell/Arnold Schönberg
Dido and Aeneas/Erwartung
(7 repr. du 29 janv au 10 fév. et les 20 et 22 juillet)(Dir: Andrew Manze / MeS: Krzysztof Warlikowski)
Avec Aušriné Stundyté, Günter Papendell, Victoria Randem, etc…
Bayerisches Staatsorchester
Voilà un spectacle singulier, qu’il faut considérer dans son ensemble, autour de l’attente et de l’inconnu, avec au centre l’interprète hors pair qu’est Aušriné Stundyté, aussi bien Dido que la femme dans Erwartung. L’univers de Warlikowski convient très bien à ce type de projet. Très bien entourée dans Dido and Aeneas, avec notamment l’excellent Günter Papendell en Aeneas, et Victoria Randem en Belinda, que les genevois et les berlinois ont applaudie (elle y était magnifique) dans Sleepless d’Eötvös.
En fosse, pour la première fois à Munich, l’un des chefs les plus intéressants du jour, et pour cela discuté, pour le baroque, mais pas seulement, Andrew Manze (qui officie actuellement comme chef de la NDR Radiophilharmonie à Hanovre, avec un contrat prolongé pour la deuxième fois jusqu’en 2023) La curiosité est déjà stimulée.

Mars 2023
Serguei Prokofiev
Guerre et Paix (Wojna i mir)
(7 repr. du 5 au 18 mars et les 2 et 7 juillet) (Dir : Vladimir Jurowski/ MeS Dmitry Tcherniakov)
Avec Andrei Zhilikowski, Olga Kutchynska, Violeta Urmana, Eric Cutler, Dmitry Ulyanov etc..
Bayerisches Staatsorchester
Coproduction Grand Teatro del Liceu, Barcelone
Sans aucun doute l’un des musts de l’année, le gigantisme de Guerre et Paix de Prokofiev confié au maître des transformations des histoires (et quelle histoire !) à l’intérieur d’un espace contraint : Dmitry Tcherniakov. Une distribution pléthorique avec des noms très intéressants comme Andrei Zhilikowsky ou Olga Kutchynska, déjà bien habituée à Munich (elle est la Suzanne très applaudie des Nozze de Christof Loy) Eric Cutler, un ténor de plus en plus demandé, Dmitry Ulyanov, l’une des meilleures basses du moment (il fut un fabuleux Roi Dodon dans Le Coq d’Or à Lyon et Aix) et une soixantaine d’autres rôles.
En fosse, c’était presque obligatoire, le GMD Vladimir Jurowski, dans ce répertoire qui est sien.
À ne pas manquer non plus.

Mai 2023
Giuseppe Verdi
Aida

(11 repr. du 15 mai au 7 juin et les  23, 27 et 30 juillet) (Dir : Daniele Rustioni/ MeS Damiano Michieletto)
Avec Elena Stikhina, Brian Jagde, Anita Rashvelishvili, Luca Salsi.
Bayerisches Staatsorchester
La production Christof Nel de 2009 n’a pas marqué les esprits et part à la retraite. C’est Damiano Michieletto qui prend le relais, il n’est pas certain qu’elle suive un autre destin. Les productions Michieletto à part quelques exceptions ne marquent pas les mémoires.
La distribution non plus ne devrait pas emporter l’enthousiasme des foules. Brian Jagde est un ténor de répertoire, correct, mais plus vériste que verdien. Elena Stikhina est un très bon soprano, – on l’a constaté récemment dans La Dame de Pique à Baden-Baden mais n’est pas un nom à déchaîner les passions pour Aida. Rashvelishvili est très irrégulière en ce moment et Munich mérite peut-être une autre Amneris.
Reste Luca Salsi, qui devrait briller en Amonasro, mais le rôle est court, et Daniele Rustioni, en qui l’on peut faire confiance pour faire sonner Verdi comme il faut.
Mais soyons clair, cette Aida n’offre pas grand-chose pour remuer le cœur mélomane. Je souhaite me tromper, mais il fallait un cast plus stimulant pour Aida, et pour rendre plus attirant ce premier « nouveau » Verdi de l’ère Dorny. Une fois encore, le répertoire italien n’est pas toujours avantagé…

Juin – Juillet 2023 (Festival)
Brett Dean

Hamlet
(5 repr. du 26 juin au 12 juillet) (Dir : Vladimir Jurowski/ MeS :  Neil Armfield)
Avec Allan Clayton, Caroline Wettergreen, Rod Gilfry, Sophie Koch, Jacques Imbrailo, john Tomlinson etc…
Là, c’est sans doute le contraire. A priori un titre qui ne dit pas grand-chose au grand public, et qui ne fait pas sonner les trompettes de la renommée pour justifier une inauguration de Festival. Et pourtant, c’est une production, depuis sa création en 2017, reconnue de tous comme une très grande œuvre, une très grande direction (de Vladimir Jurowski, qui l’a créé), une très grande production et une très grande distribution réunissant d’excellents chanteurs emmenés par Allan Clayton, vu à la Komische Oper dans Jim Mahoney de Mahagonny où il était bouleversant. Pas de doute, il faut ne pas manquer cet Hamlet-là, c’est un spectacle exceptionnel.
Production du Festival de Glyndebourne

Juillet 2023 (Festival)
Georg Friedrich Händel

Semele
(5 repr. du 15 au 25 Juil.) (Dir: Stefano Montanari/MeS: Claus Guth)
Avec Brenda Rae, Michael Spyres, Jonas Hacker, Jakub Jozef Orlinski, Philippe Sly etc…
Au Prinzregententheater
Coproduction MET Opera New York
Après Ariodante (2000) Rinaldo (2001), Giulio Cesare in Egitto (2002), Alcina (2005) sous le règne de Sir Peter Jonas, et plus récemment Agrippina (2019), productions très liées à Ivor Bolton en fosse pour l’essentiel, Serge Dorny continue la tradition, toujours au Prinzregententheater, mais cette fois avec Stefano Montanari en fosse qui a obtenu un bel accueil de l’orchestre et du public avec les reprises d’Agrippina et de Entführung aus dem Serail cette saison.
Claus Guth, après sa remarquable production de Rodelinda
(à Lyon et ailleurs), revient pour Semele, magnifiquement distribuée, même si j’eusse aimé une autre Semele que Brenda Rae, parfaite vocalement, mais pas toujours émouvante. En fosse, Stefano Montanari, qui est la garantie d’une approche « juste » et vive pour Händel.

Les Festivals

UnicreditSeptemberfest :
Comme au début de la saison 2021-2022, la saison 2022-2023 s’ouvre par la SeptemberFest, qui devrait être à l’opéra ce que l’Oktoberfest est à la bière. Manifestations diverses, visites, représentations à tarifs préférentiels, et concert d’ouverture en plein air à Rosenheim à 60km de Munich, voilà l’essentiel des manifestations, qui visent à élargir le public, attirer de nouveaux profils, donner une couleur populaire à la saison. C’est une bonne initiative, en une période où comme on sait, les salles ne sont pas vraiment pleines, même si Munich reste un théâtre bien rempli.

Ja, Mai
Le Festival Ja, Mai a deux objectifs :

  • Culturel : tisser des liens entre répertoire contemporain et musique ancienne et surtout ancrer le répertoire ancien dans le présent, en l’associant à d’autres formes d’art (théâtre parlé, danse etc…)
  • Collaboratif : faire de l’opéra ailleurs, collaborer avec d’autres institutions culturelles de la ville de Munich, ce sera en 2023 notamment avec la Haus der Kunst (Maison de l’Art)

C’est la thématique de l’attente et du passage du temps, déjà traitée dans la saison par exemple dans Dido and Aeneas et Erwartung, qui dominera à travers notamment deux œuvres de Toshio Hosokawa, compositeur japonais vivant en Allemagne inspirées du Théâtre Nô

  • Hanjo (2004) d’après Mishima, une œuvre sur l’attente, sur les rapports de force et les rapports amoureux aux frontières de la réalité. La mise en scène en est confiée au chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui , en liaison avec l’artiste thaïlandaise Rirkrit Tiravanija. Lothar Koenigs en assure la direction musicale.
    5 repr. du 5 au 14 mai 2023 Dir : Lothar Koenigs/MeS : Sidi Larbi Cherkaoui
    Avec Sarah Aristidou, Charlotte Hellekant, Konstantin Krimmel
    (Haus der Kunst)
  • Matsukatze (2011) d’après une pièce du Maître Zeami (XVe siècle). Une œuvre onirique sur l’amour, la mort, la permanence des sentiments profonds et le retour à la réalité. La pièce intimiste sera mise en scène par Lotte van den Berg, en collaboration avec la plasticienne Alicia Kwade, tandis que l’orchestre (Le Münchner Kammerorchester) sera confié à Johannes Debus.
    5 repr. du 6 au 14 mai 2023 Dir : Johannes Debus/MeS : Lotte van den Berg
    Avec Emily Pogorelc, Martin Snell, Anïk Morel, Tom Erik Lie

En contrepoint à ces deux œuvres,

  • Il ritorno (Claudio Monteverdi)/The year of magical thinking, production du Studio de la Bayerische Staatsoper, dans une lecture particulière, avec le texte de l’œuvre de Joan Didion, L’année de la pensée magique, sur la perte et le deuil et la manière d’y faire face.
    C’est Christopher Rüping, l’un des metteurs en scènes les plus doués de la jeune génération allemande, qui assurera la mise en scène, et Christopher Moulds dirigera le Monteverdi Continuo Ensemble, tandis que la distribution sera composée d’artiste du Studio. Comme avec L’infedeltà Delusa, le Studio prend une part active à la programmation et les jeunes chanteurs sont confrontés à des problématiques d’une production complexe, ce qui est proprement excellent et très formateur.
    6 repr. du 7 au 18 mai 2023, Dir : Christopher Moulds/MeS Christopher Rüping
    Avec les membres du Studio
    Au Cuvilliés-Theater

Münchner Opernfestspiele

La tradition est respectée, le Festival 2023 présentera deux nouvelles productions (voir ci-dessus) Hamlet de Brett Dean, dans la production saluée partout de Glyndebourne 2017 dirigée comme à Glyndebourne par Vladimir Jurowski, et Semele de Händel dans une production de Claus Guth dirigée par Stefano Montanari. Pour la deuxième année, le Festival ouvrira par une grande œuvre contemporaine. Un signe, à n’en point douter et une signature, celle de Vladimir Jurowski.
Les nouvelles productions de l’année sont reprises (en général deux représentations) avec quelques représentations de répertoire, cette fois essentiellement dédiées à Wagner et Verdi. Vous découvrez ci-dessous la liste des titres repris au répertoire en 2023 avec distribution et dates pour l’essentiel.

Le répertoire

Liste des œuvres proposées au répertoire (ordre alphabétique).

Britten, Peter Grimes
Cavalli, La Calisto
Donizetti, Lucrezia Borgia
Dvořák, Rusalka
Haydn, L’infedeltà delusa
Humperdinck, Hänsel und Gretel
Janáček, La petite renarde rusée
Lehár, Giuditta
Mozart, Die Entführung aus dem Serail
Mozart, Die Zauberflöte
Mussorgski, Boris Godunov
Penderecki, Les diables de Loudun
Poulenc, Dialogues des Carmélites
Puccini, La Bohème
Puccini, La Fanciulla del West
Puccini, Manon Lescaut
Reimann, Lear
Rossini, La Cenerentola
Smetana, La fiancée vendue
J.Strauss, Die Fledermaus
R.Strauss, Ariadne auf Naxos
R.Strauss, Elektra
R.Strauss, Salomé
Tchaïkovski, Eugène Onéguine
Verdi, Un ballo in maschera
Verdi, Don Carlo
Verdi, I Masnadieri
Verdi, Nabucco
Verdi, Otello
Verdi, La Traviata
Wagner, Tristan und Isolde
Weber, Der Freischütz

Il est clair qu’avec les dix titres de nouvelles productions, le spectateur ne peut se lamenter d’une offre large qui permet de parcourir largement le grand répertoire standard. On y trouve des productions historiques de la maison comme Die Zauberflöte dans la mise en scène d’Everding ou La Cenerentola de Ponnelle, et l’Elektra de Wernicke qui restent des références monumentales. On trouve aussi des reprises des nouvelles productions de la présente saison (sauf Les Troyens et Le Nez), ce qui est traditionnel, voire de la saison précédente comme Lear, deux très belles productions d’années antérieures ou très antérieures, Dialogues des Carmélites, signée de Dmitry Tcherniakov, trois productions somptueuses de K.Warlikowski, Tristan und Isolde, Salomé, et Eugène Onéguine (avec la nouvelle production de Dido/Erwartung, Warlikowski sera présent sur quatre productions, soit 10% de la production d’opéra, ce qui n’est pas mal…) et enfin la production de Boris Godunov, version 1869, signée Calixto Bieito que je recommande chaleureusement. Il y a de quoi au vu des titres, faire quelques voyages munichois. Nous allons regarder de plus près les distributions dans le paragraphe suivant.

 

Répertoire, ordre chronologique

Septembre 2022:
Haydn, L’infedeltà delusa
(2 repr. les 17 et 18 sept) Dir : Christopher Moulds/MeS : Marie-Eve Signeyrole)
Si vous passez par Munich et que vous n’avez pas vu le Cuvilliés-Theater, c’est l’occasion de le voir puisqu’il abrite cette production reprise pour la Septemberfest où les jeunes du Studio montrent un véritable engagement scénique dans la délicate mise en scène de Marie-Eve Signeyrole. Et en fosse, un chef talentueux spécialiste de ce répertoire, Christopher Moulds

Britten, Peter Grimes
(4 repr. du 21 au 30 sept. ) Dir : James Conlon/MeS : Stefan Herheim
Avec Jonas Kaufmann, Rachel Willis-Sørensen, Christopher Purves etc…
Au seul nom de Kaufmann, dans un rôle qu’il a inauguré à Vienne en 2021, le public devrait venir ou revenir. Il sera intéressant de voir comment il s’empare du personnage conçu par Stefan Herheim dans cette mise en scène que j’ai vraiment appréciée. À ses côtés les excellents Rachel Willis-Sørensen et Christopher Purves et en fosse, un nouveau venu à Munich, mais chef d’opéra consommé et excellent : James Conlon.

Septembre-Octobre 2022/Juillet 2023
Verdi, Don Carlo
(5 repr. du 25 sept au 2 oct et les 28 et 31 juillet) Dir : Andrea Battistoni (Sept) /Daniele Rustioni (Juil)  /MeS Jürgen Rose
Avec Ildar Abdrazakov, Stephen Costello (S/O) Charles Castronovo(J), Clémentine Margaine, Igor Golovatenko(S/O) Ludovic Tézier (J), Krassimira Stoyanova (S/O), Maria Agresta (J).
Le fan d’opéra est bien ennuyé, aucune des deux distributions n’est pleinement satisfaisante, et chacune contient des chanteurs attirants voir exceptionnels. Hors compétition Ildar Abdrazakov en Filippo II, Clementine Margaine qui mérite d’être entendue dans Eboli, Igor Golovatenko et Ludovic Tézier, deux très grands Posa,  deux magnifiques barytons. Ça se corse du côté des Elisabetta, avec une nette préférence pour Krassimira Stoyanova, et encore plus du côté des Don Carlo, où ni Costello ni Castronovo, bons ténors -mais c’est Don Carlo et ni l’un ni l’autre ne méritent un déplacement-. Quant aux deux chefs, Rustioni bien sûr en juillet, et pas vraiment Battistoni, surtout dans cette œuvre. Alors, muni de ces infos : impossible de choisir. Disons qu’à l’extrême on choisirait juillet à cause du chef, mais quelle drôle d’idée que ce couple sans grande saveur Agresta/Castronovo pour un Festival…
Quant à la bonne vieille production Jürgen Rose, elle est bien meilleure que certaines plus récentes…

Octobre 2022
Gioacchino Rossini
La Cenerentola
(4 repr. du 4 au 11 oct.) (Dir : Stefano Montanari/MeS : Jean-Pierre Ponnelle)
Avec Florian Sempey, Renato Girolami, Alasdair Kent, Anna Goryachova, Roberto Tagliavini.
Distribution intéressante pour Sempey et Tagliavini et pour le chef, le remarquable Stefano Montanari qui fait sonner un Rossini haletant, quelquefois heurté, mais toujours intéressant voire passionnant. Pour le reste, c’est de bon ordinaire sans plus. Mais si vous n‘avez jamais vu Ponnelle…

Gaetano DonizettI
Lucrezia Borgia
(4 repr. du 12 au 22 oct.) (Dir : Antonino Fogliani/MeS Christof Loy)
Avec Erwin Schrott, Angela Meade, Pavol Breslik, Teresa Iervolino etc…
Erwin Schrott en Alfonso d’Este ? il va jouer les méchants comme il aime. Pour ma part j’aime des Alfonso un peu plus raffinés, et il y en a. Mais l’intérêt de cette reprise tient à l’excellent chef qu’est Antonino Fogliani plus qu’à la mise en scène de Christof Loy, mais surtout à l’arrivée d’Angela Meade, enfin, sur une grande scène européenne (on l’a vue à Naples et Turin, mais pas ailleurs à ma connaissance), une des grandes voix belcantistes et verdiennes d’aujourd’hui. Il faudrait aussi y penser pour certains Verdi…
Avec Pavol Breslik dont on connaît le succès à Munich et l’excellente Teresa Iervolino en Maffio Orsini cela devrait valoir le coup. Si vous aimez le bel canto, ça vaut le TGV jusqu’à Munich d’autant que vous pouvez combiner avec le titre suivant….

Giacomo Puccini
La Fanciulla del West
(4 repr. du 16 au 28 oct.) (Dir : Daniele Rustioni/MeS : Andreas Dresen)
Avec Jonas Kaufmann, Malin Byström, Claudio Sgura etc…
Rustioni, dans ce Puccini plutôt analytique, proche par certains aspects de l’orchestration de la seconde école de Vienne, sera sans doute à découvrir. Mais comme il y a Kaufmann dans un des rôles où il a brillé mais où il est rare… Inutile d’aller plus loin.
Sgura en Jack Rance est le profil idoine, Malin Byström en Minnie, pourquoi pas, mais si elle a la voix, a-t-elle la chaleur et la rondeur pucciniennes?… Il est vrai qu’une vraie Minnie ne court pas les rues. Et que de toute manière le public n’aura d’yeux que pour le gentil bandit.

Novembre 2022/Avril 2023
W.A.Mozart
Die Entführung aus dem Serail
(3 repr. du 19 au 24 nov. et 3 repr. du 9 au 14 avr.) (Dir: Giedrė Šlekytė /MeS : Martin Duncan)
Avec Nadezhda Pavlova, Katrina Galka (Nov), Caroline Wettergreen (Avr), Pavol Breslik (Nov), Alasdair Kent (Avr) Brenton Ryan (Nov)Jonas Hacker (Avr) etc…
Pour Pavol Breslik et pour Nadezhda Pavlova, avant tout. Donc plutôt novembre.

Novembre/Décembre 2022
Die Zauberflöte

(4 repr. du 28 nov. au 4 déc.)(Dir : Gianluca Capuano/MeS : August Everding)
Avec Tareq Nazmi, Jonas Hacker, Emily Pogorelc, Olga Pudova, Konstantin Krimmel
Une production mythique, avec la possibilité de découvrir ce Mozart-là sous la baguette acérée de Gianluca Capuano avec un cast puisé dans la maison ou dans ses anciens (Tareq Nazmi) et un Tamino à suivre (Jonas Hacker, le ténor-découverte). J’irai sans doute.

Novembre 2022
Giuseppe Verdi
Un ballo in maschera
(4 repr. du 6 au 15 nov.) (Dir: Ivan Repušić /MeS : Johannes Erath)
Avec Anja Harteros, Charles Castronovo, Marie-Nicole Lemieux, George Petean etc…
Un chef digne d’intérêt confronté à l’un des Verdi les plus difficiles à réussir. Une Ulrica de luxe et une voix parfaite pour le rôle, Marie-Nicole Lemieux, Harteros dans des œuvres où elle est particulièrement émouvante, Petean juste et élégant comme d’habitude. Et Castronovo, encore lui, pourquoi pas ?

Richard Strauss
Elektra
(4 repr. du 17 au 27 nov.) (Dir: Vladimir Jurowski/MeS : Herbert Wernicke)
Avec Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova, Violeta Urmana, John Daszak, Károly Szemerédy
Daszak en Aegisth et Károly Szemerédy  en Orest, avec son beau timbre et sa voix veloutée, face à trois Dames qui dominent les scènes aujourd’hui dans leurs rôles respectifs et une production parmi les plus réussies du répertoire munichois, avec le GMD Jurowski en fosse. Que demande le peuple de l’opéra ? On se précipitera, évidemment.

Décembre 2022
Giacomo Puccini
La Bohème
(3 repr. du 19 au 28 déc.) (Dir: Juraj Valčuha/MeS : Otto Schenk)
Avec Elena Guseva, Charles Castronovo, Lucas Meachem, Mirjam Mesak etc…
Le plus intéressant, c’est Juraj Valčuha qui arrive dans la fosse de Munich, lui qui est un excellent puccinien. Pour le reste, du gentil normal, dans une production d’Otto Schenk où j’entendis le même soir Mirella Freni, Luciano Pavarotti et Carlos Kleiber. Ils sont vivants dans ma mémoire.  Et cela suffit.

Engelbert Humperdinck
Hänsel und Gretel
(4 repr. du 9 au 18 déc.) (Dir: Titus Engel/MeS : Richard Jones)
Avec Milan Siljanov/Markus Eiche, Lindsay Ammann, Emily Sierra/Daria Porszek, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke/Kevin Conners etc…
Reprise alimentaire au moment de Noël, avec une représentation pour les enfants à 11h, mais des noms intéressants dont Titus Engel en fosse, qui est l’un des très bons chefs découverts ces dernières années. Si vous y allez, choisissez la représentation avec Markus Eiche, qu’on n’entend pas assez…

Décembre 2022-Janvier 2023
Johann Strauss
Die Fledermaus
(5 repr. du 31 déc au 12 janv.) (Dir : Tomáš Hanus/MeS : Leander Haussmann)
Avec Johannes Martin Kränzle, Jochen Schmeckenbecher, Christoph Pohl, Galeano Salas, Lindsay Ammann.
C’est la tradition de fin d’année, Kränzle est un très grand chanteur, le chef Tomáš Hanus remarquable, la production est cependant à oublier, ratée, et sans intérêt. On espère qu’une autre va lui succéder rapidement.

Bedrich Smetana
La fiancée vendue
(4 repr. du 29 déc. au 7 janv.) (Dir : Gabór Kali/MeS : David Bösch)
Avec Selene Zanetti, Pavol Breslik, Günther Groissböck
La distribution (excellente) de la première, le chef qui devait diriger cette saison Giuditta, mais qui a dû annuler pour maladie. La production séduisante de David Bösch. Si vous passez les fêtes à Munich, c’est le moment pour aller voir cette bonne production, plutôt poétique et tendre.


Janvier 2023
P.I Tchaïkovski
Eugène Onéguine
(3 repr. du 14. au 20 janv.) (Dir : Timur Zangiev/MeS : Krzysztof Warlikowski)Avec Etienne Dupuis, Bogdan Volkov, Günther Groissböck, Elena Guseva, Larissa Diadkova etc…
Le jeune chef Timur Zangiev dirigea en 2020 au Bolchoï Sadko de Rimsky-Korsakov et il m’avait beaucoup plu, il remplaça Gergiev dans la Dame de Pique à la Scala après l’invasion de l’Ukraine en février-mars 2022 et les avis furent partagés : c’est le moment de se faire une opinion dans Eugène Onéguine, plutôt bien distribué avec un cast international où Etienne Dupuis sera Onéguine, Groissböck Grémine, plutôt inattendu, Elena Guseva sera Tatjana qui devrait lui aller ; la grande Diadkova réapparaît et surtout, Bogdan Volkov, que je trouve être l’un des meilleurs sinon le meilleur ténor slave actuel, (il est ukrainien) dans Lenski, à ne pas manquer dans une magnifique production déjà ancienne de Warlikowski.

Giuseppe Verdi
I Masnadieri
(3 repr. du 21 au 26 janv.) (Dir : Antonino Fogliani/MeS : Johannes Erath)
Avec Charles Castronovo, Igor Golovatenko, Lisette Oropesa
À ne pas manquer parce que l’œuvre est rare, elle est superbement distribuée (notamment Oropesa et Golovatenko, moins pour Castronovo) et devrait être excellemment dirigée par Antonino Fogliani.

Janvier-Février 2023
Aribert Reimann
Lear

(3 repr. du 30 janv. au 5 fév.) (Dir: Jukka Pekka Saraste /MeS: Christoph Marthaler)
Avec Tomas Tomasson, Angela Denoke, Erika Sunnegårdh, Jochen Schmeckenbecker, Hanna-Elisabeth Müller, Andrew Watts, Matthias Klink.
Solidement distribuée, même sans Gerhaher, même sans Stundyté une belle production d’un Marthaler sage. A entendre aussi pour la superbe prestation en fosse de Jukka Pekka Saraste.

Février 2023
Franz Lehár
Giuditta
(4 repr. du 10 au 21 fév.) (Dir: Titus Engel/MeS: Christoph Marthaler)
Avec Vida Miknevičiūtė, Daniel Behle, Jochen Schmeckenbecher, Jonas Hacker, Kerstin Aveno etc..
Un Lehár nostalgique (sa dernière opérette) et un Marthaler moins sage, que j’ai adoré, qu’il faut voir et dans lequel il faut se plonger. C’est intelligent, c’est poétique, c’est émouvant et c’est magnifiquement dirigé, chanté et joué. Et surtout n’écoutez pas ceux qui ont détesté, ils ont forcément tort.

Giacomo Puccini
Manon Lescaut
(4 repr. du 16 au 25 fév.) (Dir: Carlo Rizzi/MeS: Hans Neuenfels)
Avec Anja Harteros, Joshua Guerrero, Boris Pinkhasovich etc…
Carlo Rizzi, c’est du solide, et le cast, du très solide avec du neuf – et du lourd. Anja Harteros d’abord, mais aussi Boris Pinkhasovich, un des barytons actuels qui monte et Joshua Guerrero, le ténor qu’on commence à s’arracher – c’est le moment de vérifier si c’est un coup des agents ou une vraie voix intéressante.
Cela devrait valoir le coup, dans une mise en scène du regretté Hans Neuenfels qui fit fuir en son temps Anna Netrebko.

Mars -Juillet 2023
Richard Strauss
Salomé
Mars :  3 repr. du 1er au 8 mars
Juillet : 2 repr. les 11 et 14 juillet
(Dir : Mikko Franck/ MeS : Krzysztof Warlikowski)
Avec Gerhard Siegel, Waltraud Meier, Vida Miknevičiūtė (mars)/Camilla Nylund (juillet), Iain paterson (mars)/Wolfgang Koch (juillet) etc…
Aucun problème au niveau musical : Mikko Franck devrait être très intéressant, et la distribution presque entièrement renouvelée par rapport à la version princeps est incontestable, avec le couple Meier/Siegel . Aucun problème du côté des Salomé, mais est-ce que Camilla Nylund, magnifique chanteuse, est exactement le personnage voulu par la mise en scène ? J’ai mes doutes, alors que Vida Miknevičiūtė est plus conforme à l’image imposée par la vision puissante de Warlikowski.
Mais la production est si forte, si intelligente, qu’il ne faut de toute manière pas la manquer

Krzysztof Penderecki
Les diables de Loudun
(3 repr. du 11 au 16 mars) (Dir: Vladimir Jurowski/MeS : Simon Stone)
Avec Ausriné Stundyté, Ursula Hesse von den Steinen, Nadezhda Gulitskaya, Kostas Smoriginas etc…
Reprise de la production qui a ouvert le Festival 2022 et ce devrait être passionnant, d’autant que Covid oblige, deux représentations sur les quatre ont sauté et que le “grand public” va enfin découvir la monumentale production de Simon Stone.

Francesco Cavalli
La Calisto
(4 repr. du 19 au 28 mars) (Dir: Christopher Moulds/MeS : David Alden)
Avec Dominique Visse, Teresa Iervolino, Louise Alder, Nikolay Borchev
Reprise d’une sage production de David Alden pour une œuvre baroque qui sera sans doute bien dirigée par Christopher Moulds, excellent dans ce répertoire, et bien distribuée (Teresa iervolino, Louise Alden, Dominique Visse…).

Richard Strauss
Ariadne auf Naxos
(3 repr. du 23 au 30 mars) (Dir: Lothar Koenigs/MeS : Robert Carsen)
Avec Andreas Schager, Tara Erraught, Okka von der Damerau, Olga Pudova etc…
Belle distribution, chef correct sans plus, mise en scène classique : ce qui va passionner c’est Okka von der Damerau si populaire à Munich dans Primadonna et Ariadne…

Avril 2023
Giuseppe Verdi
La Traviata
(3 repr. du 20 au 26 avril) (Dir: Francesco Ivan Ciampa/MeS : Günter Krämer)
Avec Rachel Willis Sørensen, Joseph Calleja, Artur Rucinski.
Du répertoire alimentaire sans aucun (mais vraiment aucun) intérêt.

C.M. von Weber
Der Freischütz

(4 repr. du 16 au 25 avril) (Dir: Lothar Koenigs/MeS : Dmitry Tcherniakov)
Avec Eric Cutler, Julia Kleiter, Nicholas Brownlee, Mirjam Mesak, Wilhelm Schwinghammer.
La dernière production de Tcherniakov, assez complexe pour Munich durant la pandémie, et donc à éclipses. Chef correct, Cutler et Kleiter particulièrement intéressants pour une œuvre relativement rare sur les scènes et qui mériterait peut-être d’être mieux mise en valeur.


Avril-Mai 2023
Giuseppe Verdi
Nabucco
(4 repr. du 30 avril au 9 mai)(Dir : Daniele Rustioni /MeS : Yannis Kokkos)
Avec Amartuvshin Enkhbat, Roberto Tagliavini, Ekaterina Semenchuk etc…
Belle distribution, chef particulièrement inspiré dans cette œuvre, MeS classique et élégante de Yannis Kokkos. Du bon répertoire.

Avril 2023-Juillet 2023
Richard Wagner
Tristan und Isolde
Avril : 3 repr. du 6 au 15 avril
Juillet 3 repr. du 21 au 29 juillet
Dir : Juraj Valčuha /MeS Krzysztof Warlikowski
Avec Anja Harteros, Stuart Skelton, René Pape,  Iain Paterson (Avril) Wolfgang Koch (Juillet) , Jamie Barton etc…
Intéressant choix de Juraj Valčuha pour un deuxième opéra dans la saison après Bohème. Succéder à Petrenko en fosse, c’est un challenge, notamment pour cette œuvre, mais ce chef est vraiment intéressant.
Distribution solide où deux Kurwenal de choix alternent, Iain Paterson et Wolfgang Koch. Le changement de Tristan devrait un peu affecter les vidéos si importantes dans cette production…mais …
Dans cette distribution, un choix m’étonne et me met en colère, c’est celui de Jamie Barton en Brangäne, pour deux raisons :

  • A Aix elle fut médiocre, mauvais phrasé, diction approximative, inintéressant au possible.
  • A Munich lors de la première série, Okka von der Damerau triompha, peut-être ne pouvait-elle pas reprendre le personnage où elle était formidable, et qu’elle reprend cette saison en juin 2022 mais dans ce cas il y a bien des Brangäne en Allemagne qui auraient évité de subir Madame Barton.

Mai 2023
Antonin Dvořák
,
Rusalka
(3 repr. du 14 au 19 mai) (Dir: Henrik Nánási/MeS : Martin Kušej)
Avec Dmytro Popov, Asmlk Grigorian, Günther Groissböck
La distribution se passe de commentaires, elle devrait faire courir les fans. Une production de Kušej est toujours discutable mais a toujours quelque chose à dire et le chef Henrik Nánási est plutôt intéressant.

Juin 2023
Leoš Janáček
La petite renarde rusée
(4 repr. du 10 au 20 juin) (Dir: Mirga Gražinytė-Tyla /MeS : Barrie Kosky)
Avec Elena Tsallagova, Angela Brower, Wolfgang Koch, Martin Snell, Jonas Hacker.
La jolie production de Barrie Kosky, si bien dirigée et magnifiquement distribuée avec le trio Tsallagova, Brower, Koch. Mérite le détour, en couplant avec la production qui suit.

Francis Poulenc
Dialogues des Carmélites

(3 repr. du 5 au 11 juin) (Dir: Johannes Debus /MeS : Dmitry Tcherniakov)
Avec Jochen Schmeckenbecher, Ermonela Jaho, Anna Caterina Antonacci, Véronique Gens, Stéphanie d’Oustrac etc…
Un seul conseil, y courir au vu de la distribution exceptionnelle, de la mise en scène et du chef Johannes Debus, originaire de Speier (Spire), actuellement directeur musical de la Canadian Opera Company qui est l’un des chefs les plus intéressants de la nouvelle génération.

Giuseppe Verdi
Otello

(2 repr. les 27 et 30 juin) (Dir : Myung Whun Chung/MeS : Amelie Niermeyer)
Avec Anja Harteros, Fabio Sartori, Gerald Finley etc…
L’arrivée à Munich de Myung Whun Chung est en soi un événement, dans une œuvre qu’il chérit particulièrement, qu’il a enregistrée, et qu’il dirige magnifiquement. C’est la distribution de la création avec Kaufmann en moins, et Finley et Harteros y étaient exceptionnels. Mais Fabio Sartori, l’Otello prévu, est actuellement en état de grâce vocale.

Juillet 2023
Modest Moussorgski
Boris Godunov (vers. 1869)
(2 repr. les 4 et 6 juil.) (Dir: Vassily Petrenko/MeS : Calixto Bieito)
Avec Ildar Abdrazakov, Maxim Paster, Vitaly Kowaljow, Dmytro Popov,
Vassily Petrenko très bon chef  dirige une reprise d’une production qu’un autre Petrenko avait en son temps repris aussi. Beau cast, et surtout production très intéressante de la version de 1869, sans l’acte polonais.

À ne pas manquer (répertoire)

Peter Grimes, Sept.2022
Lucrezia Borgia, Oct. 2022
Elektra, Nov.2022
Giuditta, Fév. 2023
Salomé, mars et juillet 2023
La petite renarde rusée, juin 2023
Dialogues des Carmélites, Juin 2023
Otello, Juin 2023
Boris Godunov, Juil. 2023

Et dans les nouvelles productions

Così fan tutte (Oct. 2022)
Lohengrin (Déc.2022)
Dido/Erwartung (Janv.2023)
Guerre et Paix (Mars 2023)
Hamlet (Juin-juillet 2023)
Semele (Juillet 2023)

Tout est à voir dans le Festival Ja, Mai, j’ai un petit faible pour

Il ritorno/ The year of magical thinking à cause du metteur en scène et du chef.

On reviendra sur les programmes de récital, les concerts et les festivités du jubilé de l’orchestre. Nous nous limitons cette fois au lyrique.

Conclusion
Une année au profil plus singulier que d’autres théâtres, avec un réel effort pour donner une couleur d’ensemble, et de nouveaux profils et de nouvelles têtes : tout cela est stimulant intellectuellement et artistiquement.
Il manque peut-être des fulgurances de distributions, de celles qui vous font rêver pendant un an avant le grand jour, comme avait pu l’être le Tristan Kaufmann-Harteros.
Il y a évidemment des soirées que chacun aura déjà notées au passage, et le niveau global est plutôt haut. Mais si je trouve que si les chefs italiens de qualité sont présents à Munich dans un répertoire italien assez représenté,  le chant italien en revanche reste sous-représenté: une Anna Pirozzi qui est en train d’exploser est totalement absente au profi d’une Stikhina pas très adaptée.
Et certains ténors très corrects mais qui n’ont jamais marqué par des performances exceptionnelles comme Charles Castronovo sont sur-représentés. Au total on note peu de stars qui remplissent les salles sur leur nom même si on salue le retour (si elle n’annule pas) d’Anja Harteros dans sa maison et deux apparitions de Jonas Kaufmann.
Enfin, on remarque peu de Wagner (deux titres, Lohengrin (NP) et Tristan) et j’aimerais terminer par un rappel : Il y a une production définitivement et doublement victime de la Pandémie, c’est Die Vögel de Braunfels, annulée à la création, vue une fois en juillet 2021 et annulée à la reprise de novembre dernier toujours pour Covid. La production de Frank Castorf est somptueuse, la distribution en était magnifique. Il faudra bien tout de même que le public finisse par la voir car elle est de celles qui font honneur à cette maison : une seule représentation publique depuis la création en octobre 2020 (où la première avait eu lieu devant un parterre de 50 personnes), c’est à rattraper au plus vite.

OPÉRA DE LYON – SAISON LYRIQUE 2021-2022: DÉBUT DE L’ÈRE RICHARD BRUNEL

Richard Brunel ©Jean-Louis Fernandez

Pour tous les théâtres la période est noire, productions annulées, contact avec le public épisodique, et en même temps la situation contraint les équipes à réinventer une offre, à travers les streamings qui désormais inondent les plateformes. On espère donc une saison prochaine plus régulière (normale ?) que les deux précédentes. Mais le virus est un pervers…
Difficulté supplémentaire à l’Opéra de Lyon, où une nouvelle direction s’installe après un règne de 18 ans de Serge Dorny, qui a eu tout le temps de consolider un « esprit maison », une couleur et une image nationale et surtout internationale de ce théâtre.
Richard Brunel est nouveau à l’opéra et au monde musical en général, même si on lui doit quelques mises en scène lyriques, à Lyon (Le Cercle de Craie/Der Kreidekreis de Zemlinsky), Aix (Le Nozze di Figaro) ou ailleurs, mais pas nouveau dans la gestion d’un théâtre puisqu’il a été directeur de la Comédie de Valence pendant une dizaine d’années.
L’Opéra de Lyon, c’est une machine plus lourde, pas seulement financièrement, avec rythmes et esprit différents, et désormais une aura internationale, ce qui n’est pas le cas de la plupart des opéras en France, dans un contexte politique qui ne s’annonce pas vraiment facile.

Ces acquis à défendre ne constituent pas des charges mais plutôt des atouts.

  • Artistiquement, l’Opéra de Lyon est sans conteste la maison qui en France a eu des politiques artistiques au long cours cohérentes et judicieuses, Erlo-Brossmann ayant construit les racines et Dorny (qui arrivait en 2004 après une période un peu instable) fait fleurir le bel arbre. L’Opéra de Lyon est le théâtre le plus ouvert en France, avec des saisons aux thématiques réfléchies, fortement tournées vers la modernité : une maison qui respire l’intelligence.
    Le résultat, un orchestre et un chœur solides, une maîtrise de qualité, et des équipes techniques remarquables à la plasticité notable aussi bien dans les organisations que dans la disponibilité. Certes il y a eu des conflits sociaux, des hoquets, conséquence de la montée en puissance d’une politique artistique exigeante, crises de croissance en quelque sorte.
    Enfin, la présence de Daniele Rustioni à la tête de l’orchestre assure la continuité d’un niveau musical de très grande qualité.
  • Le public de l’Opéra de Lyon est l’un des plus jeunes d’Europe, et des mieux éduqués, il est disponible, a accueilli favorablement toutes sortes d’esthétiques, pour un répertoire large et diversifié, jamais complaisant, et inventif. Les racines de cette situation doivent sans doute remonter au TNP de Planchon-Chéreau, qui a donné aux spectateurs lyonnais de bonnes habitudes, relayées ensuite à l’opéra per l’équipe Erlo-Brossmann. Il y a là des lignes, solides et claires qui se sont transmises et qui dépassent les générations. La comparaison avec les autres maisons françaises est là aussi éloquente. C’est un point essentiel dont il faut tenir compte.

La maison va bien, en dépit de la crise pandémique. Et, c’est paradoxal, mais du coup Richard Brunel doit relever un défi d’autant plus difficile et les raisons en sont évidentes, il doit à la fois maintenir l’Opéra de Lyon à son niveau d’excellence actuel, tout en donnant une inflexion différente, qui correspond à son parcours, à son analyse de la situation, au contexte.

Enfin, pendant au moins deux saisons il sera difficile de lire la direction qu’il prendra, dans la mesure où bien des productions prévues ces deux dernières années ont été annulées pour cause de pandémie et reportées. Il faudra donc considérer les nouveaux projets et voir la « patte Brunel » dans quelques éléments de la programmation de la grande salle, plus peut-être dans les nouveaux projets et les idées « à côté », les pas de côté plutôt que le grand sillon.
Cette saison 1 de l’ère Brunel présente donc ce caractère hybride où  on lit quelques inflexions, tout en restant fortement (pandémie oblige) dans la ligne des années précédentes.

Voici donc les productions lyriques.

Septembre 2021  (12/09 à Lyon, Auditorium M.Ravel & 15/09 au TCE, Paris)
Jules Massenet, Manon
Patricia Petibon, Saimir Pirgu, Artur Ruciński etc…
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Daniele Rustioni

Rentrée concertante et hors les murs, poursuivant la tradition de l’opéra en concert avec une ligne Massenet qui se dessine: après Werther en 2020 (en streaming), Manon dans une distribution dominée par Patricia Petibon, une des grandes du chant en France, avec Saimir Pirgù dans Des Grieux et Artur Ruciński dans Lescaut, deux solides chanteurs. Mais pour deux représentations concertantes, et indépendamment de la qualité des artistes prévus, n’y avait-il pas de chanteurs français disponibles pour les deux rôles masculins ?

Octobre 2021 (9,11 13,15,17,19,21, 23/10)
Giuseppe Verdi, Falstaff
Christopher Purves, Juan Francesco Gatell, Stéphane Degout, Carmen Giannatasio, Daniela Barcellona, Giulia Semenzato, Antoinelle Dennefeld
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Daniele Rustioni
MeS : Barrie Kosky
Coprod : Komische Oper Berlin, Festival d’Aix-en-Provence,
Théâtre Bolchoi, San Carlo de Naples.
Nouvelle production.

Une ouverture de saison alla grande, 8 représentations de Falstaff pour marquer la réouverture, dans une coproduction internationale Berlin, Naples, Aix, Moscou et avec Barrie Kosky à la manœuvre. Cela devrait promettre un spectacle de référence.
Le spectacle aura été présenté à Aix en cet été 2021 (du 1er au 13 juillet), c’est donc une production préparée par Serge Dorny.
Des surprises agréables (Degout en Ford, Gatell en Fenton, Barcellona en Quickly), d’autres nettement moins (Giannatasio en Alice Ford) et une inconnue : Christopher Purves est un très bon chanteur, quel Falstaff sera-t-il ?
Enfin, un détail mais une surprenante erreur de relecture : j’ai lu sur le programme Théâtre du Bolchoï. Bolchoï est un adjectif : on a toujours dit et écrit même en français Théâtre Bolchoï

Novembre 2021 (6,7,9,10,12, 13/11)
Théâtre du Point du Jour
(Opéra itinérant)
Diana Soh, Zylan ne chantera plus

Monodrame pour un chanteur et trois instruments.
Livret de Yann Verburgh
MeS : Richard Brunel
Zylan : Benjamin Alunni

Voilà un projet neuf de Richard Brunel, l’opéra itinérant, comme il avait fondé à Valence la Comédie Itinérante qui allait là où les grosses productions ne pouvaient aller. Le spectacle tournera donc aussi dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Petites formes aisément transportables, petit effectif, mais de qualité (Benjamin Alunni est un ténor dont on commence à entendre parler), c’est une nécessité pour séduire le public. Reste à choisir les œuvres.
Le sujet de ce monodrame (opéra pour une voix) est rare à l’opéra, l’homophobie, dans un contexte d’aujourd’hui. Des atouts pour attirer des publics divers et montrer que l’opéra peut prendre toutes les formes possibles et s’adapter. Richard Brunel retrouve pour l’occasion son habit de metteur en scène, indice de son investissement dans le projet.
Excellente idée. À suivre.

Décembre 2021 (14, 16, 17, 18/12)
Abbott, Bissell, Adler, Ross, The Pajama Game
Au Théâtre de la Renaissance à Oullins
MeS : jean Lacornerie et Raphaël Cottin
Dir : Gérard Lecointe
Présenté en accord avec Music Theatre International (Europe) (mtishows.co.uk) et l’Agence Drama– Paris (dramaparis.com) Coproduction Théâtre de la Croix-Rousse – Lyon, Théâtre de La Renaissance – Oullins Lyon Métropole, Angers Nantes Opéra, Mahagonny-cie
Reprise pour quatre représentations de la Comédie musicale (retravaillée et redimensionnée) The Pajama Game, beau succès en décembre 2019, avec la même équipe.

Décembre 2021/Janvier 2022 (13,15, 19,21, 23, 28, 30/12, 2/01)
Händel, Le Messie
Sophie Bevan, Christine Rice, Allan Clayton, Christopher Purves
Orchestre, Chœurs, Maîtrise de l’Opéra de Lyon,
Chœur d’habitants de la ville et de la Métropole, Lyon
Dir. Stefano Montanari
MeS : Deborah Warner
(Reprise)
Reprise de la production de 2012, avec une distribution de très bon niveau, c’est le spectacle des fêtes, dirigé par l’un des tout meilleurs chefs baroques actuels en Europe, Stefano Montanari, un fidèle de la fosse lyonnaise d’où il a été en quelque sorte « lancé », et qui maintenant est invité dans tous les grands théâtres européens. Stefano Montanari est une chance qui on l’espère poursuivra sa collaboration avec Lyon.
Et puis, pour ces fêtes, une note originale : la participation d’un chœur d’habitants de Lyon (ville et métropole), voilà qui satisfera le goût pour la culture dite « participative » des édiles lyonnais actuels.
Spectacle présenté aussi au théâtre du Châtelet à Paris (entre le 19 et le 29 janvier 2022)

Janvier 2022 (15, 18, 19, 21, 22, 23/01)
Astor Piazzola, Maria de Buenos Aires
Livret d’Horacio Ferrer
Nouvelle production
Coproduction Les Nuits de Fourvière
En partenariat avec la Compagnie Circa (Australie)
Mise en scène et décors Yaron Lifschitz – Circa
Avec Wallis Giunta et Luis Alejandro Oroczo
Compagnie Circa, Orchestre de l’Opéra de Lyon, Ensemble
Negracha, Dir: Valentina Pellegi

Avec cet opéra-tango particulièrement célèbre d’Astor Piazzola, créé en 1968 et repris notamment après les années 1990 par des opéras du monde entier, Lyon fait un petit pas de côté. On verra en avance le spectacle avec un autre orchestre dans les prochaines Nuits de Fourvière (les 24, 25, 26 juin 2021) qui fêtent leur 75ème anniversaire, coproducteurs du spectacle. C’est donc une production préparée par Serge Dorny.
Juste une remarque : le spectacle eût peut-être convenu à la période des fêtes plus propice aux « pas de côtés », et le Messie, qui est une reprise, eût pu prendre place en janvier, cela semble plus logique, mais sans doute y-a-t-il derrière cette programmation ainsi organisée de très bonnes raisons d’agenda puisque c’est le Châtelet qui accueille ce Messie en janvier .


FESTIVAL « Secrets de famille »

Les deux opéras qui étaient prévus au printemps 2020 n’ont pu être présentés, le Festival 2020 étant victime du premier confinement. On verra donc Rigoletto de Verdi et Irrelohe de Schreker qu’on n’avait pas pu voir alors, mais en troisième titre, un petit (faux) nouveau Trauernacht (Nuit de deuil) venu du Festival d’Aix 2014, le beau spectacle de Katie Mitchell dont nous avions rendu compte dans ce Blog, dans la salle du Théâtre des Célestins. Ce dernier titre justifiant du changement thématique « Secrets de famille » au lieu de « « La Nuit sera rouge et noire ».

Mars-Avril 2022 (18, 20, 23, 26, 30/03, 1, 3, 5, 7/04)
Giuseppe Verdi, Rigoletto
Livret de Francesco Maria Piave
Dalibor Jenis, Enea Scala, Nina Minasyan etc…
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Daniele Rustioni
MeS : Axel Ranisch

De la distribution 2020, seule Gilda (Nina Minasyan) a survécu, mais Roberto Frontali sans doute le meilleur Rigoletto aujourd’hui (Rigoletto prévu en 2020) est remplacé par le pâle Dalibor Jenis. Si c’est un problème d’agenda, on n’y peut rien, si c’est un choix, c’est une grosse bêtise. Quant au Duc, c’est Enea Scala, une garantie.
Mais l’intérêt sera sans doute la première mise en scène en France d’Axel Ranisch, jeune metteur en scène déjà très remarqué par ses travaux, dont une excellente production munichoise de Orlando Paladino. Un des grands réservoirs à idées de la scène d’aujourd’hui.

Mars-Avril 2022 (19, 22, 25, 27, 29/03, 2/04)
Franz Schreker, Irrelohe
Tobias Hächler, Piotr Micinski, Ambur Braid etc…
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Bernard Kontarski
MeS : David Bösch
Voici ce que nous écrivions dans la présentation de la saison 2019/2020, quand nous étions loin d’imaginer la catastrophe qui allait s’abattre :
« Voilà la grande inconnue du Festival, un opéra de Schreker, c’est déjà rare, même si on le connaît mieux désormais et notamment Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) déjà vu à Lyon en 2015. Irrelohe, créé à Cologne en 1924 par Otto Klemperer est une partition complexe qui n’a pu se maintenir au répertoire, même s’il en existe deux enregistrements et puis Schreker, devenu un « dégénéré » sous le nazisme a été victime de l’histoire et ses œuvres ont peu survécu à la guerre. Irrelohe néanmoins a été récemment repris à Bonn (2010) et Kaiserslautern (2015). La production lyonnaise est une création française. L’œuvre dont le titre signifie « Les flammes folles » est une histoire qui ressemble au Trouvère de Verdi et qui finit aussi dans les flammes.
C’est David Bösch, désormais l’une des références de la mise en scène d’aujourd’hui en Allemagne, (on lui doit Simon Boccanegra à Lyon et aussi Les stigmatisés ), qui assurera aussi celle d’Irrelohe, créant ainsi un fil d’une œuvre de Schreker à l’autre, et la direction sera assurée par Bernhard Kontarsky, connu à Lyon depuis longtemps, un des très grands spécialiste des œuvres du XXe siècle. Dans la distribution, les lyonnais retrouveront Piotr Micinsky, qui a triomphé dans Masetto du dernier Don Giovanni et surtout dans l’Enchanteresse où il jouait le rôle de Mamyrov, le méchant.
Serge Dorny renouvelle autour de Schreker l’opération qui a conduit L’Enchanteresse au succès. Mais David Bösch est un metteur en scène un peu plus sage que Zholdak… »
Il nous reste donc à redécouvrir ce Schreker , chef d’œuvre inconnu.


Mars-Avril 2022 (19, 20, 22, 23, 25, 26, 27/03)
Jean-Sébastien Bach, Trauernacht (Nuit funèbre)
Extraits des cantates de Johann Sebastian Bach
(BWV 60, 46, 82, 90, 127, 146, 159, 169, 668)
Reprise de la production du Festival d’Aix‑en‑Provence de 2014
Coproduction Festival d’Aix-en-Provence, Dutch National
Opera Amsterdam, Opéra national de Bordeaux,
Fondation Gulbenkian. Avec le soutien de ENOA
(ENOA bénéficie du Programme Culture de l’Union Européenne)Coproduction MC2 de Grenoble
Coréalisation Les Célestins, Théâtre de Lyon

Ensemble de jeunes artistes choisis par Raphaël Pichon
Orchestre de l’Opéra de Lyon
MeS : Katie Mitchell

Beau spectacle, très simple, construit autour de Jean Sébastien Bach, qui traite des étapes du deuil, et notamment du deuil familial. On le reverra avec plaisir.
Spectacle présenté aussi à la MC2 de Grenoble (3 et 4 mars 2022) et à La Comédie de Clermont Ferrand (29 mars 2022).

Avril 2022 (9, 10, 13, 19,20/04)
Engelbert Humperdinck/Sergio Menozzi, Gretel, Hänsel

Conte musical en trois tableaux
Opéra d’après Hänsel und Gretel d’Engelbert Humperdinck
Adaptation francaise d’Henri-Alexis Baatsch
et Sergio Menozzi,
Création à Lyon le 14 déccembre 1995
Nouvelle production
Coproduction Théâtre de La Renaissance – Oullins
Lyon Métropole.
Au théâtre de la Renaissance à Oullins

Là encore c’est une reprogrammation de ce qui était programmé en avril 2020, dont nous écrivions : « L’œuvre de Engelbert Humperdinck, adaptée par Sergio Menazzi est présentée hors les murs (après le mois de Festival, l’opéra se repose un peu et abrite les répétitions de la création mondiale du mois de mai) .C’est une production où la Maîtrise de l’Opéra de Lyon joue un rôle déterminant et l’orchestre sera donc dirigé par sa responsable artistique Karine Locatelli, avec des solistes du Studio de l’OpéraLa production est confiée à Samuel Achache, Molière 2013 du spectacle musical, membre du collectif artistique de la Comédie de Valence, un metteur en scène qui aime particulièrement le théâtre musical. »

Mai 2022 (2,4,6,8,10,12/05)
Thierry Escaich, Shirine
Livret de Atiq Rahimi.
Hélène Guimette, Julien Behr, Jean Sébastien Bou etc…
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, Dir. Martyn Brabbins
MeS: Richard Brunel

Reprogrammation de la création de Thierry Escaich, prévue en mai 2020. Nous écrivions (les protagonistes n’ont pas changé) :
« » C’est la deuxième création mondiale à Lyon de Thierry Escaich après Claude (livret de Robert Badinter) en 2013. C’est le poète perse Nizami Ganjavi qui a inspiré le librettiste Atiq Rahimi (Prix Goncourt 2008). Shirine raconte une histoire d’amour impossible entre le Roi de Perse Khosrow et Shirine, une princesse chrétienne d’Arménie. On perçoit immédiatement les échos que pareille histoire peut avoir aujourd’hui.
La direction en est confiée à Martyn Brabbins, grand spécialiste du XXe siècle qu’on a déjà vu dans la fosse de l’Opéra de Lyon (L’Enfant et les sortilèges de Ravel, Der Zwerg de Zemlinsky, Cœur de chien de Raskatov), et la mise en scène sera assurée par Richard Brunel (qui a fait aussi à Lyon en 2012 L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la Mort de Victor Ullmann et en 2018 Le Cercle de Craie de Zemlinsky) . Dans la distribution, des chanteurs francophones très valeureux, Julien Behr, Hélène Guilmette, Jean-Sébastien Bou (qui chantait Claude dans l’opéra précédent d’Escaich) et Laurent Alvaro. 

Juin 2022 (4,5,7,8,10,11,13/06)
Edvard Grieg, Peer Gynt
Drame poétique en musique

D’après la pièce d’Henrik Ibsen
Nouvelle production.
Jérémy Lopez (Acteur, sociétaire de la Comédie Française), Martine Schambacher, Jean-Philippe Salerio etc…

Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon, Dir. Elena Schwarz
MeS : Angélique Clairand

La dernière production de la saison porte aussi la « patte » Brunel : Angélique Clairand dirige avec Eric Massé le théâtre du Point du Jour à Lyon et ils furent très soutenus par la Comédie de Valence de Richard Brunel, et membres actifs du collectif artistique. C’est une production fortement marquée par le paysage théâtral lyonnais (et brunélien).
La jeune cheffe Elena Schwarz est d’origine australienne et suisse, elle a été formée à la Haute École de musique de Genève. Elle se fait vite remarquer notamment pour des créations contemporaines. C’est donc une équipe féminine qui va clore la saison, dans un spectacle hybride théâtre et musique autour d’Ibsen, qu’Angélique Clairand avait déjà mis en scène en 2009 avec Didier Sandre.
Comme on le constate, on devine une ligne « territoriale » qui sera sans doute une direction du travail de Richard Brunel, originaire lui-même de la région, et qui tient à asseoir son action sur le territoire en faisant appel à ses talents, mais aussi en essayant de présenter des spectacles dans la région, même à dose réduite pour l’instant.
Enfin, notons une curiosité parmi les trois concerts prévus et non encore complètement distribués:
– un concert “Shakespeare” avec au programme Tchaïkovski/Mendelssohn (on devine aisément quelles œuvres se profilent), le 24 octobre
– un concert de musique française (Messiaen, Chausson, Satie, Debussy) intitulé “De l’amour, de la mer”, le 28 novembre 2021.
– Et un concert “Tristan”, de deux heures avec entracte, qu’on suppose être un “digest” des grands moments avec … Michael Spyres (Tristan) Ausrine Stundyte (Isolde), Tanja Ariane Baumgartner (Brangäne), Stephan Cerny (qui chantait Titurel dans le dernier Parsifal de Vienne) le 13 février 2022.
Le tout dirigé par Daniele Rustioni, avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon.
D’abord on aimerait que la programme indique les œuvres avec plus de précision (même si on les devine).
Pour ce concert Tristan qui agite déjà les amateurs, on suppose que c’est un “galop d’essai” pour les deux protagonistes dans une salle pas trop vaste avec pour l’essentiel l’acte II et la Liebestod (pourrait-il en être autrement?). On aurait pu, vu les circonstances, profiter pour offrir  un Tristan dans une version avec orchestre sur instruments d’époque du type orchestre révolutionnaire et romantique, qui aurait été une expérience originale. Qu’importe, on se battra pour avoir des places de toute manière.

Vu les conditions qui ont procédé à la construction de la saison avec ses nombreuses reprogrammations de 2020, mais aussi un certain nombre de reprises, on sent en arrière-plan la prudence devant un futur dont la Pandémie à appris à se méfier, entre l’espoir que les vaccins éloignent le virus, et la crainte que des variants ne nous contraignent à nouveau, mieux vaut dans ce cas bâtir avec prudence : peu de frais de nouvelles productions lourdes cette saison (vu qu’elles ont toutes ou presque été préparées la saison dernière), peu de risques. On rentre à pas mesurés dans la normalité escomptée.
Bienvenue à Richard Brunel, en espérant qu’il réussira assez vite à profiler des saisons qui correspondent à ses réflexions et ses rêves, et que le contexte politique local soit pour lui un soutien.

 

L’Opéra de Lyon

LE COMBAT DES CHEFS : ABBADO ET MUTI FACE À TOSCANINI

 

Arturo Toscanini (1867-1957) ©DR

Il y a comme un paradoxe quand on observe la vie musicale italienne vue de l’extérieur où l’opéra semble être l’essentiel, où en dépit de de la bonne qualité des orchestres, un seul (et encore) celui de l’Accademia di Santa Cecilia de Rome a une réputation internationale, mais où le nombre de chefs d’orchestre de toutes générations est impressionnant. Au sommet, Riccardo Muti, Riccardo Chailly, Daniele Gatti, puis Gianandrea Noseda et Michele Mariotti, ainsi que Daniele Rustioni, mais on voit aussi notamment dans les fosses de théâtres européens d’excellent chefs comme Riccardo Frizza, Francesco Lanzillotta, Gianluca Capuano et les grands chefs baroques, Rinaldo Alessandrini, Giovanni Antonini, Fabio Biondi. C’est impressionnant. Trouvez aujourd’hui en Allemagne un chef allemand, en dehors de Christian Thielemann dont la gloire ait dépassé les frontières, alors que c’est LE pays de la musique classique.

Alors l’Italie, impressionnant réservoir de grands chefs, cultive aussi leur légende, depuis le premier d’entre eux, Arturo Toscanini, dont la gloire mondiale vient de sa carrière entre Italie et USA, de son statut de trait d’union entre Verdi vivant et toute la tradition post-verdienne, mais aussi de son répertoire important (il fut un très grand chef wagnérien – avec un Parsifal bayreuthien mythique parce que toute trace sonore en a disparu). Au sommet de la pyramide mythique , il est encore grandi par son militantisme anti-fasciste (bien qu’il ait été au départ plutôt favorable au mouvement) et anti-nazi (fondation du Festival de Lucerne après l’Anschluss).
Comment ce mythe est-il utilisé pour la communication  médiatique autour des chefs d’aujourd’hui, une petite anecdote sans grande importance nous en donne un indice.

Les gazettes italiennes, et même quelques médias français (c’est dire !) se sont fait l’écho du concert de Riccardo Muti (avec les Wiener Philharmoniker) le 11 mai prochain qui marquera la réouverture de la Scala de Milan à son public après l’une des plus longues périodes de fermeture de son histoire. Il faut d’abord se réjouir hautement de cette réouverture, comme de celle de tous les lieux de spectacle qui commence à essaimer en Europe.
Et puis, les gazettes italiennes ont titré:
La Scala repart de Muti (en souvenir de Toscanini) titre par exemple La Repubblica dans ses pages milanaises.
En effet le 11 mai est la date anniversaire du concert historique (11 mai 1946) donné dans le théâtre reconstruit (un bombardement américain l’avait détruit) par Arturo Toscanini qui revenait diriger à la Scala dont il avait été le directeur musical à plusieurs reprises jusqu’à son auto-exil en 1931. Ainsi cette date devint aussi un symbole de reconstruction de l’Italie après la guerre, et aussi de la clôture de l’ère fasciste, puisque Toscanini le chef des chefs était revenu d’exil.
Scala et Toscanini devenaient symboles de la fin de la tragédie.

La réouverture du théâtre en 2021 se veut donc dans la continuité un symbole à plusieurs entrées, renforcé par la présence sur le podium de Riccardo Muti, ex-directeur musical de la Scala, mais avec un orchestre invité et non l’orchestre du théâtre.
La logique eût voulu évidemment qu’une réouverture aussi emblématique se fît avec l’orchestre de la Scala et son directeur musical Riccardo Chailly.
Mais là, autre Riccardo et autre orchestre.
Voilà les arcanes complexes de la vie de ce théâtre adoré, mais dont le directeur musical actuel a une présence à (longues) éclipses et une action brumeuse qui reste encore à définir.
La présence de Riccardo Muti et des Wiener Philharmoniker donne évidemment un grand lustre à la soirée, mais perd en même temps son côté emblématique, sauf à associer la figure de Riccardo Muti à celle d’Arturo Toscanini, sport préféré d’une partie de la presse italienne depuis des dizaines d’années.
Il est vrai que Riccardo Muti deviendra le prochain 28 juillet octogénaire, et donc en bonne logique « mythe vivant » comme j’aime à le dire. Et de fait, son âge vénérable et son rôle dans le monde musical mondial en fait la mémoire de référence de la musique classique (et notamment lyrique) en Italie où il officie depuis plus de cinquante ans : il vainquit le concours Guido Cantelli en 1967 et à 30 ans succédait à Klemperer au Philharmonia Orchestra. Il devint alors avec Claudio Abbado, plus âgé de 8 ans, le symbole de la vitalité musicale italienne, avec la rivalité qui va avec.
Mais c’est lui que l’on compara très tôt à Toscanini et cette comparaison, cette lointaine fraternité l’a suivi jusqu’à aujourd’hui.

Pourquoi ?

Riccardo Muti (né en 1941) aux temps de la fougue de la jeunesse

En fait, Riccardo Muti se fit connaître par des interprétations verdiennes de feu, au rythme haletant et aux tempi d’une folle rapidité, un Verdi explosif tel que le souvenir de Toscanini l’avait magnifié. Comme Toscanini, Muti afficha jusqu’aux années 1980 une volonté de dégraisser Verdi, d’appliquer à la lettre les indications des partitions verdiennes (notamment les fameux aigus non écrits mais imposés par les chanteurs et la tradition).
Mais il s’assagit au moment où il devint directeur musical de la Scala.
La comparaison s’arrête là.

Je m’intéresse depuis des dizaines d’années à la vie musicale milanaise, souvent clanique à l’instar de la vie du foot : il y eut à la fin des années 1950 les callassiens et les tebaldiens, il y eut inévitablement les mutiani et les abbadiani dès la fin des années 1970. Et de fait les personnalités des deux chefs étaient si opposées, leurs opinions politiques si différentes qu’il était assez facile de les opposer.
On s’intéressait moins au répertoire symphonique et notamment à la manière dont Abbado faisait  connaître à la Scala un nouveau répertoire orchestral, dont Mahler, Hindemith, Berg, mais pas seulement. On lisait plutôt les deux chefs à l’aune presque exclusive du répertoire lyrique puisque les chefs italiens se vendaient souvent comme chefs d’opéra plus que chefs symphoniques (alors qu’un chef au souvenir hélas discret aujourd’hui comme Carlo-Maria Giulini marqua toute la fin du XXe par de fabuleux concerts)[1].
En France, dans mes jeunes années mélomaniaques, Abbado était lu presque exclusivement comme verdien, tout comme Muti . Dans les années 1970, Muti sortit un enregistrement d’Aida qui fit grand bruit (avec Caballé), mais surtout il entra en concurrence avec son « rival» puisqu’ils sortirent tous deux, la même année (1976) un Macbeth : celui de Muti fut très injustement oublié au profit de celui d’Abbado, encore aujourd’hui considéré comme légendaire.

Claudio Abbado ©Financial Times

Mais Abbado à la Scala avait un répertoire plus large que Verdi : Berg (Wozzeck), Prokofiev (L’amour des trois oranges), Moussorgski (Boris, qui révolutionna l’écoute de Moussorgski) et dans Verdi il privilégia un Verdi considéré  plus intellectuel, plus exigeant que Trovatore (cheval de bataille de Muti à l’époque, qu’il a même failli diriger à l’Opéra de Paris en 1973). Abbado ne dirigea d’ailleurs jamais la “trilogie populaire” (Rigoletto, Traviata, Il Trovatore) que Muti dirigea plusieurs fois et enregistra.

Muti avait alors une sorte d’aura spectaculaire, l’image d’un ouragan qui emportait tout. J’étais déjà « abbadien », mais le Muti de cette époque (la fin des années 1970) était audacieux, « disruptif » comme on dirait aujourd’hui et déchainait un incroyable enthousiasme : j’adorais ces moments brûlants d’urgence, de jeunesse, de vie immédiate.

Mais les années passées à la Scala furent bien loin d’être comparables à ce surgissement des années 1970, et notamment à l’action de Toscanini dans ce théâtre.
Les années Toscanini, ce furent les années où la modernité entra à la Scala, non seulement par le répertoire, mais aussi par les organisations, fin du système des palchettisti (les loges possédées par les grandes familles), voire aussi la modernité scénique : Toscanini demanda en 1923 à Adolphe Appia de mettre en scène Tristan und Isolde en 1924 par une lettre demeurée célèbre : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. »[2].
Même si la production n’eut pas le succès escompté, il reste que c’est la seule production d’Appia, génial théoricien du théâtre et notamment du théâtre wagnérien, dont on ait gardé le souvenir. Et c’est Toscanini qui lui a offert cette occasion.
Mais, au-delà du personnage et de ses colères homériques (une autre part de la légende), ce qu’on doit à Toscanini, c’est surtout l’élargissement du répertoire, avec Wagner notamment, car il imposa Wagner à la Scala, d’abord avec Die Meistersinger von Nürnberg, puis avec Tristan, il y dirigea Parsifal, Lohengrin, Walküre, Siegfried ou Götterdämmerung, mais aussi Gluck, Berlioz, Meyerbeer, Charpentier (Louise), Bizet, il fit entrer Pelléas et Mélisande au répertoire, mais aussi Moussorgski (Boris Godounov). Il faut considérer qu’à l’époque, c’était une innovation considérable : songeons que Wozzeck (Berlin, 1925), ne fut créé à la Scala (au scandale de verdiens bon teint) qu’en 1952. (lire la critique de Time d’alors : http://content.time.com/time/subscriber/article/0,33009,859731,00.html)
« A few last-ditch Verdi-lovers turned out to express their disapproval, greeted the opening curtain with whistles, catcalls and shouts of “Vergogna, vergogna!” (Shame, shame!) ».
L’image de rénovateur, d’ouverture, de modernité reste attachée à Toscanini, en dehors de son rapport filial à Verdi qui est une donnée de départ.
Au contraire, Muti s’est installé – c’est presque une posture idéologique – comme refusant la modernité des mises en scène : un seul exemple, il quitta Salzbourg au début de l’ère Mortier s’indignant contre la mise en scène de Karl-Ernst Hermann de La Clemenza di Tito. Il croyait provoquer un cataclysme contre Mortier, mais ça fit pschitt…
À la Scala, il fit émerger un répertoire « classique » (Gluck, Cherubini, Spontini) qui certes n’avait pas été vu à Milan depuis longtemps, et se contenta de diriger essentiellement le répertoire italien, laissant le reste à des collègues. Une exception avec Wagner, un Fliegende Holländer en trois actes séparés par des entractes (cela ne se faisait plus depuis longtemps ailleurs, mais à la Scala, des règles syndicales l’avaient paraît-il imposé), un Parsifal décevant qui avait attiré le ban et l’arrière ban des wagnériens (car on parlait d’une possibilité de le voir dans la fosse de Bayreuth) et un Ring plutôt brinqueballant (plusieurs metteurs en scène sans projet unificateur et un Rheingold concertant).
Sans recherche de metteurs en scène « novateurs » sinon Ronconi ou Strehler qui n’étaient déjà plus dans les années 1980 des débutants pleins d’avenir, ou Graham Vick, voire Carsen, alors limites de la modernité acceptable chez les lyricomanes italiens, il installa une routine de luxe qui n’a rien de comparable avec l’action de Toscanini, ni même d’Abbado en termes de répertoire.
Muti se positionnait là où son « rival » n’allait pas : l’exemple de Rossini est clair: là où Abbado s’était concentré sur les trois grands Rossini bouffes (Italiana, Barbiere, Cenerentola), Muti se positionna sur le Rossini de la fin (Guglielmo Tell, Moïse, tous deux avec Ronconi d’ailleurs) et même avec humour: à la fin d’un concert, en bis, il donna une ouverture ignorée du Viaggio a Reims, immense succès d’Abbado.
À chacun son pré carré : il fit Mozart au début les années 1980 (Nozze, Cosi puis Don Giovanni) Abbado au tout début des années 1990 à Vienne (Nozze et Don Giovanni) (une production scaligère de Nozze dans les années 1970 n’avait pas été une réussite), Muti fit Falstaff en 1993 (Abbado en 1998), dans la belle production “lombarde” de Strehler de 1980 à l’origine confiée à Lorin Maazel, il fit très tôt Otello à Florence en 1980 (stupéfiante, inoubliable direction musicale dans une production qu’il n’aimait pas) quand Abbado fit Otello très tard dans la carrière (à Salzbourg à en 1996 avec un concert berlinois fin 1995). À part Wagner, Muti n’aborda ni Strauss, ni Debussy, ni les russes mais signa une magnifique production de Dialogues des Carmélites, en 2004, année de son départ du théâtre milanais.
De même son répertoire symphonique reste-t-il plutôt réduit par rapport  aux deux autres grandes références italiennes d’aujourd’hui, Riccardo Chailly et Daniele Gatti.
La carrière de Muti dément, pour l’essentiel de son déroulement, et notamment à la Scala, toute l’œuvre de Toscanini dans ce même théâtre. C’est pourquoi l’obstination de certains médias italiens à le comparer à la légende Toscanini est une sorte d’abus, de facilité de com.

Ce souci de la posture de « grand classique » fut accompagné du souci ne pas croiser le rival Abbado (plus proche de Toscanini par ses choix lyriques d’ailleurs) …  Il veilla aussi à éviter de voir Abbado revenir à la Scala, puisqu’il refusa qu’il dirige avec ses Berliner Elektra (sous le prétexte que s’il voulait revenir, il devait diriger l’Orchestre de la Scala) [3]– d’où le refus d’Abbado (qui était rancunier) de diriger à la Scala jusqu’en 2012 (soit 8 ans après le départ de Muti).
Et le voilà, lui qui avait refusé Abbado et les Berliner, qui revient à la Scala à la tête des Wiener, le soir le plus emblématique de l’histoire de ce théâtre.
A chacun sa vérité.

________

[1] Qui fut aussi chef lyrique : songeons que c’est Giulini qui dirigea Callas dans sa Traviata légendaire dans la MeS de Visconti.

[2] Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Il y dirigea cependant un concert avec les Wiener en 1992

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2020-2021, PRÉSENTATION DE LA SAISON LYRIQUE

L'Opéra de Lyon (Arch. Jean Nouvel)Voici présentée la dernière saison de Serge Dorny à Lyon. Par rapport à notre article publié en mars dernier, en plein confinement, il y a eu de sensible modifications, et le profil en est changé, ainsi que le calendrier. 

Tous ceux qui suivent depuis longtemps cette maison déplorent que la catastrophe qui s’est abattue sur le monde en ce printemps ait en particulier interrompu brutalement (le jour même de l’ouverture) un festival qui promettait beaucoup, mais nul doute que les productions qui étaient bouclées et prêtes à aller en scène se retrouveront dans les premières années de l’ère Brunel, voire à Munich.
Néanmoins, la perte financière est énorme : tous les artistes avaient répété, et l’annulation intervient alors que tout était prêt, les productions construites : tous les frais avaient été engagés mais sans aucune recette de public en retour.
L’annulationde Shirine, cette année en mai et  celle des Nozze di Figaro très attendues d’Olivier Assayas  sont d’autres catastrophes du type de celles dont tous les théâtres souffrent, et qui pèsent lourdement sur les budgets.
Dans ces conditions, la saison 2020-2021 a dû être retouchée : moins de productions dans la salle, calendrier resserré, remise à plus tard (sous le règne Brunel) de productions prévues.
Dans ce désastre, seule la production de La Lune prévue cette saison pendant le Festival sera l’an prochain présentée et donc créée, dans le cadre dans un autre Festival, Contes et fantaisies lyriques, autour du travail de Grégoire Pont, qui a eu un gros succès à Lyon.

Néanmoins, malgré cruelles révisions et nécessaires redimensionnements, cette saison a de l’allure, avec des choix d’un grand raffinement et des idées passionnantes marquées par l’incontestable patte Dorny.

Évidemment après ces 16 années pendant lesquelles l’Opéra de Lyon de grande scène française est devenu théâtre de référence international, nous voyons Dorny s’éloigner avec regret même si s’ouvrent pour lui les portes d’un des plus importants, sinon le plus important théâtre lyrique au monde.
Nous y reviendrons de manière plus approfondie plus avant, mais nous pouvons déjà évoquer ce que Dorny a apporté à Lyon, où il a été nommé en 2003.
Au moment où Serge Dorny prend sa charge à Lyon, l’Opéra avait eu quelques saisons difficiles et instables après le départ de Jean-Pierre Brossmann pour le Châtelet. C’était une période longue et riche qui se terminait, et comme toujours, il y a toujours après un âge d’or les dangers d’une relative fragilité, notamment au moment de la prise de fonctions d’une nouvelle équipe, avec son corollaire sur la programmation. Beaucoup de maisons l’ont vécu.

Serge Dorny a apporté une culture héritée d’abord et surtout de Gérard Mortier avec qui il a travaillé à la Monnaie, ensuite du festival des Flandres dont il a été directeur artistique depuis 1987, et enfin de Londres où il était le manager du London Philharmonic Orchestra quand on est venu le chercher pour diriger Lyon.
Gérard Mortier pensait profondément la logique de ses productions et de ses saisons. Il se refusait à aligner titres et noms flatteurs mais pensait les programmes en fonction des idées, envisageant les œuvres pour leur apport intellectuel et refusant la facilité. Dorny travaille un peu de la même manière, essayant de partir des idées pour construire une programmation. La manière dont il a progressivement profilé le « Festival » en est la preuve. Il n’hésite pas à proposer des œuvres rares, à composer des programmes habiles qui allient raretés et œuvres du grand répertoire, mais aucune de ses saisons n’a cherché à être attrape-tout. De plus en plus, les saisons de Lyon ont acquis une couleur particulière, plus marquée, sans concessions.
Il est vrai qu’il a un fonds de public déjà habitué par les années Erlo-Brossmann, dans une ville où la mise en scène contemporaine a pignon sur rue depuis le transfert du TNP à Villeurbanne, avec Planchon et Chéreau. Le public lyonnais est donc l’un des plus « éduqués » depuis des années, même si Dorny l’a profondément renouvelé de sorte que c’est l’un des plus disponibles parmi les publics d’opéra.

Un rapide regard sur la programmation depuis 2004 montre une richesse étonnante de productions d’œuvres rarement jouées, d’appel à des metteurs en scène peu connus en France et qu’on n’a souvent vus qu’à Lyon (David Bösch ou Andryi Zholdak par exemple) et des choix de programmation hardis : pensons par exemple à cette saison 2011-2012 qui, par une trouvaille extraordinaire associait Il Trittico de Puccini à Eine Florentinische Tragödie de Zemlinsky, Von heute auf morgen de Schönberg et Sancta Susanna de Hindemith en mettant en regard des œuvres du même format (un acte) de la même époque (les années 20), où se confrontaient les styles, montrant la liberté artistique fabuleuse qui a été la marque de ces années-là. Combien de théâtres auraient osé cela ? C’est pour moi l’un de ces coups de génie qui vous marquent une programmation.
Il marque bien sa différence avec beaucoup de managers aujourd’hui à l’opéra, qui souvent se laissent aller à des facilités ou n’ont pas de logique apparente à la composition de leurs saisons (suivez mon regard…).

On aurait pu penser que, comme d’autres, pour marquer sa dernière saison, Serge Dorny aurait composé un mix de productions marquantes de son mandat, et de nouvelles productions. Il n’en est rien. Il y a certes plusieurs reprises, notamment celle du Rossignol de Stravinsky dans la fascinante production de Lepage (2010) mais aussi Les Enfants du Levant, L’Enfant et les sortilèges, l’Heure Espagnole, des spectacles dont certains ont eu des succès énormes, mais d’un format moindre et mobilisant les forces locales (studio, maîtrise).

Au-delà des reprises, la saison 2020-2021 est résolument conforme au profil « Opéra de Lyon », en plus radical peut-être, avec des œuvres dont aucune n’est un «must» du répertoire d’opéra. Dorny se refuse à cette facilité et propose au spectateur une série de productions pour le moins peu « populaires ». Ironiquement, le seul titre « populaire » c’est Werther de Massenet pour une seule soirée concertante…et comme spectacle « léger » de Noël , il propose Béatrice et Bénédict de Berlioz, un ouvrage rare inspiré de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare,  inclassable, un opéra-comique connu des spécialistes ou des mélomanes, mais pas d’un public des fêtes, qui sera mis en scène par l’un des plus imaginatifs des metteurs en scène, Damiano Michieletto.

Cette saison a néanmoins une sorte de fil rouge implicite, la question de la fable, du conte et de ses variations. Il y a là une volonté de signer une ligne, une méthode qui tranche singulièrement sur les autres maisons françaises (Strasbourg mis à part, peut-être) et bien des maisons étrangères. S’alignent sur ce fil rouge notamment Le Coq d’or, un festival du conte et des fantaisies lyriques, le Rossignol et autres fables, deux variations sur Barbe-Bleue, Le château de Barbe-Bleue et Ariane et Barbe-Bleue, et Der Freischütz, une histoire puisée dans les contes populaires allemands.
Autres fils thématiques, l’enfance, avec de nombreux spectacles faits pour les enfants ou dont les enfants sont le centre, et la femme, dont la liberté, symbolisée par l’histoire de Barbe-bleue, est au centre du Festival de mars 2021.
En bref, une saison forte, qui fait appel comme d’habitude à des metteurs en scène devenus incontournables aujourd’hui, Kosky, Tcherniakov, Zholdak, Michieletto, Robert Lepage…quelle maison aujourd’hui en France affiche en même temps tant de références essentielles du théâtre contemporain ?

Du point de vue musical, deux directeurs musicaux très différents se sont succédé pendant la période : Kazuchi Ono, précis, rigoureux, discret, spécialiste du XXe, qui a bien fait progresser l’orchestre, et Daniele Rustioni, jeune, énergique, qui a fait rentrer dans cette maison à la fois un véritable enthousiasme musical et un peu plus de répertoire italien qui était rare à Lyon. Pendant cette saison, et c’est sans doute voulu,  il va montrer sa ductilité, puisqu’il ne dirige rien d’italien, et qu’il est au pupitre de Werther, Béatrice et Bénédict, Le Rossignol, et Le Coq d’or, soit Massenet, Berlioz, Stravinsky, Rimsky-Korsakov, c’est à dire une palette très ouverte de compositeurs auxquels on ne l’associe pas  naturellement.

Voici donc cette saison, refaite, mais  toujours passionnante.

Novembre 2020
Jules Massenet, Werther,
Version concertante (1 repr.Lyon/1 repr.TCE), Dir : Daniele Rustioni avec Stéphanie d’Oustrac, Simon Keenlyside, Jean-Sébastien Bou etc…
Une seule soirée à Lyon et une seule au TCE, pour ce Werther dirigé par Daniele Rustioni, dans la rare version pour baryton (on a entendu Ludovic Tézier à Paris en 2009 dans la production de Jürgen Rose). À Lyon et au TCE, c’est Simon Keenlyside, grand styliste devant l’éternel, qui chante le héros goethéen, tandis que Stéphanie d’Oustrac sera Charlotte et Jean-Sébastien Bou Albert. À ne pas manquer.

Déc.2020/1er Janv 2021
Hector Berlioz, Béatrice et Bénédict,
(8 repr.) MeS: Damiano Michieletto, Dir : Daniele Rustioni avec Michèle Losier, Julien Behr, Hélène Guilmette, Frédéric Caton…
Nous avons déjà évoqué cette production de fête plus haut. Il est évident que ce sera un feu d’artifice Michieletto, invité pour la première fois à l’Opéra de Lyon, avec Daniele Rustioni en fosse. Un Berlioz rare et joyeux sur les scènes, en style opéra-comique, pour le dernier Noël lyonnais de Serge Dorny, il y a de quoi exciter la curiosité, d’autant que la distribution est solide : Michèle Losier et Julien Behr dans les rôles titre, entourés d’Hélène Guilmette et Frédéric Caton. À ne pas manquer parce qu’on ne reverra pas ce Berlioz de sitôt. Pour mémoire l’Opéra de Paris avait présenté l’œuvre en 2016-2017, mais en version de concert mise en espace pour un seul soir

Janvier 2021
Igor Stravinsky, Le Rossignol et autres fables
, (8 repr.) MeS: Robert Lepage, Dir : Daniele Rustioni avec Anna Denisova, Yulia Pogrebnyak, Mairam Sokolova, Taras Berezhansky.
Reprise de la production de Robert Lepage de 2010, en coproduction avec le Canadian Opera Company de Toronto, le Nederlandse Opera d’Amsterdam et en collaboration avec Ex Machina, Québec. Une production qui joue sur divers modes, ombres chinoises, marionnettes  sur l’eau etc…Un pur enchantement qui a marqué les mémoires.
À voir absolument, et ceux qui ont déjà vu cette production reviendront, évidemment, pour écouter en plus Daniele Rustioni qui succède au pupitre à Kazushi Ono.

Mars 2021
Festival Femmes libres
Bélá Bartok, Le Château de Barbe-bleue
(6 repr.), MeS : Andryi Zholdak , Dir : Titus Engel avec Kàroly Szemerédy Eve-Maud Hubeaux / Victoria Karkacheva
Un chef remarquable, Titus Engel, un Barbe Bleue et deux Judith (dont Eve Maud Hubeaux, l’Eboli du Don Carlos de Christophe Honoré..). Deux Judith ? Il y aura effectivement deux mises en scène dans la même soirée du même opéra, car Zholdak veut montrer par ce biais la diversité des lectures possibles…Du jamais vu à l’opéra…

Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue
(7 repr.), MeS Alex Ollé (La Fura dels Baus), Dir : Lothar Koenigs avec Alexandra Deshorties,  Enkelejda Shkoza, Adèle Charvet, Hélène Carpentier, Tomislav Lavoie
Lothar Koenigs, chef très solide et bon wagnérien pour un opéra taxé de wagnérisme, confié à la puissance imaginative de la Fura dels Baus (Alex Ollé) qui marque les débuts à Lyon d’Alexandra Deshorties, la soprano canadienne qui tourneboula Genève quand elle y interpréta Médée de Cherubini il y a quelques années.

Maurice Maeterlinck (d’après), Pelléas et Mélisande, (6 repr.) MeS Richard Brunel, avec Judith Chemla, Musique de Debussy, Fauré, Sibelius. Un spectacle musicalement appuyé sur les différentes version de Pelléas et Mélisande écrites au début du siècle (il manque Schönberg…), avec Judith Chemla en Mélisande, une actrice qui sait aussi chanter. Un travail de Richard Brunel, le futur maître des lieux.
Au Musée des Tissus et des Arts décoratifs, Lyon 5e.

Avril 2021
Festival Contes et fantaisies lyriques
Maurice Ravel, L’Heure espagnole
(4 repr.), Concept Grégoire Pont et MeS : James Bonas, Artistes du Studio de l’Opéra de Lyon
(Opéra de Lyon)
Carl Orff, La Lune, (6 repr.), Concept Grégoire Pont et MeS : James Bonas, Dir : Hugo Peraldo, Artistes du Studio de l’Opéra de Lyon
(ENSATT, Lyon)
Maurice Ravel, L’enfant et les sortilèges (5 repr.), Concept Grégoire Pont et MeS : James Bonas, Ensemble instrumental, orchestration Didier Puntos, Artistes du Studio de l’Opéra de Lyon
(Théâtre de la Croix Rousse)

Trois lieux, trois œuvres « tous publics » et un concept unique par l’un des maîtres de la magie des images, Grégoire Pont. Cette saison, La Lune de Carl Orff devait être proposée dans le Festival 2020 au Théâtre du Point du Jour. L’annulation du spectacle fait qu’on le découvrira la saison prochaine, mais à l’ENSATT, tandis que L’Enfant et les sortilèges est une reprise de la production de 2016, déjà reprise en novembre 2019 et l’Heure Espagnole une production de 2018. La féérie sera au rendez-vous pour ces trois spectacles qui forment Festival et qui devraient permettre de voir ou revoir le travail fascinant de Grégoire Pont qui a eu à chaque fois un immense succès.

Avril 2021
Isabelle Aboulker, Les enfants du levant
(6 repr.), MeS : Pauline Laidet
Dir : Karine Locatelli, Maîtrise et orchestre de l’opéra de Lyon
Théâtre de la Renaissance (Oullins)

Une histoire peu connue, celle du bagne des enfants de l’île du Levant, un bel opéra pour enfants où brille la Maîtrise de l’Opéra de Lyon déjà présenté en avril 2019 et repris deux ans après.

Mai-Juin 2021
Nikolaï Rimsky-Korsakov, Le Coq d’or, (7 repr.) MeS : Barrie Kosky, Dir : Daniele Rustioni . Distribution en cours.
La première production signée Barrie Kosky à Lyon, une coproduction avec le Festival d’Aix, la Komische Oper de Berlin et le festival d’Adélaïde en Australie.  Les dates en ont été déplacées, et la production remplace celle de Der Freischütz (Tcherniakov) initialement prévue.
Créé en 1909, c’est le dernier opéra de Rimsky Korsakov, mort en 1910. Le livret, tiré de Pouchkine est une satire féroce du pouvoir tsariste. Dans la distribution où Dmitry Ulyanov est le roi Dodon et le remarquable Andrei Popov chante l’astrologue, Sabine Devieilhe est la reine de Shemakha abordant un répertoire où on ne l’avait pas encore entendue. La direction est confiée  à Daniele Rustioni, contrairement à ce qui avait été précédemment annoncé. On sait que Rustioni a de l’affinité avec ce répertoire. À ne manquer sous aucun prétexte.

 

 

Les circonstances terribles que nous traversons laissent encore dans l’expectative et le doute la réalisation au moins partielle des saisons 2020-2021 dans le monde, notamment dans les théâtres de stagione (France, Italie, Genève, Espagne, Belgique, Pays-Bas) qui construisent leurs saisons essentiellement sur des nouvelles productions . Ce devrait être moins sensible pour les théâtres de répertoire qui peuvent toujours puiser dans leurs réserves de spectacles et sur leurs troupes.
Il reste que les pertes énormes des théâtres cette année vont peser lourdement sur la ou les saisons suivantes: même si elles sont des institutions publiques : dans les urgences qui apparaîtront, les spectacles ne seront sûrement pas la priorité des États, même s’il sera nécessaire et indispensable de remettre en route la machine, pour ne pas parler des Festivals (on pense à Baden-Baden, qui est une structure non financée par la puissance publique). Les propositions même déjà publiées seront peut-être revues à la baisse, je ne suis pas optimiste à cet égard.

Serge Dorny

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2019-2020: GUILLAUME TELL de GIOACHINO ROSSINI le 5 OCTOBRE 2019 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS Tobias KRATZER)

Un petit essai sur la production de Guillaume Tell à l’Opéra de Lyon

L’œuvre est longue, lourde à monter, difficile à distribuer. Raisons suffisantes pour que Guillaume Tell soit rare sur les scènes. Lyon a relevé le défi et a vaincu toutes catégories en proposant une production sans faiblesse aucune, orchestre et chœur exceptionnels, distribution sans failles, mise en scène d’une rare intelligence qui pourrait bien devenir référentielle. Quatre heures qui passent en un éclair.
Un tel triomphe, mérité, marque le niveau auquel l’Opéra de Lyon est arrivé, qui en fait sans doute la scène française la plus inventive actuellement. 

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Prérequis

Tobias Kratzer déclarait dans l’interview qu’il a accordée à Wanderersite, que Guillaume Tell était en quelque sorte le « Chant du cygne » de Rossini. Étrange chant du cygne d’un musicien de 37 ans qui va encore en vivre 39…On a beaucoup glosé sur le long silence qui va suivre, mais sans doute y entrent divers motifs dont le « dilettantisme » du maître, qui est arrivé à une telle gloire qu’il n’a plus besoin de travailler. On s’imagine sans doute mal ce que représentait Rossini en Europe à cette période, célèbre partout, représenté partout dans des proportions inouïes. Un coup d’œil sur les saisons de la Scala de Milan à cette époque montre que certaines sont consacrées intégralement à Rossini…Et cela ne s’arrête pas en 1829 ou 1830, cela continue au moins jusqu’aux années 1840 et au-delà. Une telle gloire est sans doute unique dans l’histoire moderne de l’opéra.

Sans doute aussi Rossini avait-il conscience qu’après Guillaume Tell, il ne pouvait que se répéter ou décevoir, et de fait, les années qui suivent sont essentiellement consacrées à des reprises en version italienne. Ainsi Guglielmo Tell est-il créé à Lucca (Teatro del Giglio) en 1831, et au San Carlo de Naples en 1833 (dans une seconde version). Il a donné à Guillaume Tell une forme définitive, déjà longuement préparée par d’autres œuvres dont Le Siège de Corinthe et surtout Moïse et Pharaon. Une grande forme déterminée aussi par les possibilités offertes par l’Opéra de Paris, la plus grande scène du monde alors, avec des forces musicales incomparables et des possibilités techniques de production uniques. On pouvait donc sans crainte insérer un ballet (le ballet de l’Opéra étant alors la référence mondiale) et des chœurs nombreux. Paris garantissait le spectacle total.
Il abandonne enfin définitivement le style bouffe qui a fait sa gloire, mais aussi l’opera seria héritier du XVIIIe: en bref, il invente un genre.
C’est de là que provient le tradition française du Grand-Opéra historique qui va faire la fortune de Paris pendant les vingt années suivantes, un genre auquel outre Meyerbeer son grand représentant (Robert le Diable date de 1830) et Halévy (La Juive), vont toucher Donizetti , Wagner, et aussi Berlioz et d’autres.
Drame historique, le Grand-Opéra affiche aussi une prétention politique (Scribe le libéral humaniste va en être le grand librettiste) qui est chez Rossini également importante, puisque les librettistes Étienne de Jouy et Hippolyte Bis puisent leur sujet dans un drame de Schiller créé en 1804, cri de la liberté contre l’oppression. Qu’un tel sujet séduise Rossini pour Paris est intéressant à l’époque de la monarchie conservatrice de Charles X qui tombera justement en 1830…

Le moment de la création est aussi période de transformation des grands genres, Stendhal écrit Racine et Shakespeare entre 1823 et 1825, au moment où il fait paraître sa Vie de Rossini (1824) et Hugo écrit sa Préface de Cromwell en 1827. Le romantisme s’affirme contre un certain classicisme, du moins celui complètement rassis qu’on voit sur les scènes, envahies de tragédies médiocres (qui feront d’ailleurs les délices des librettistes d’opéra) : il y a dans Guillaume Tell des grands thèmes romantiques , comme l’aspiration à la liberté, les amours impossibles, et la relation à la nature et aux grands éléments : on y trouve la forêt, qui abrite les amours contrariées de Mathilde et Arnold, la nature sauvage et les éléments en furie (la tempête, appelée ouragan) et les eaux en furie des lacs ou des cascades que Luca Ronconi avait tellement valorisées dans sa mise en scène à la Scala (décembre 1988). Tous les ingrédients du drame romantique y sont : le Grand Opéra est né.

Guillaume Tell comme archétype

Image initiale idyllique au lever de rideau

Aussi Tobias Kratzer souligne-t-il que pour lui, Guillaume Tell est en quelque sorte, archétypal, une sorte de livre de modèles qui justifie une mise en scène épurée, voire austère et elle-même archétypale ou parabolique. Épurée, certes, allant à l’essentiel, certes, sans débordements et austère, presque sans son humour habituel. Mais épure ne signifie pas simplicité. Ce travail, comme toujours d’une très grande intelligence, est d’une réelle complexité.
Dès l’ouverture, la question est posée. Un podium rectangulaire, autour duquel sont rangés des sièges de spectateurs, au fond, une photo d’un sommet enneigé emblématique, le Cervin, seule vision identifiable de la nature, et c’est aussi le seul décor de Rainer Sellmaier. Il n’y aura pas de vidéos, comme dans d’autres productions et rien qui ne puisse distraire l’œil de ce qui se déroulera sur le podium ou autour et des éclairages assez crus de Reinhard Traub, qui manquent peut-être de subtilité, mais peut-être aussi est-ce voulu. Tout est concentré sur l’espace de jeu, le regard n’est pas distrait. Seule, à mesure que se précise la menace et que les Habsbourg pressent et font avancer l’action, la photo du Cervin se couvrira d’un liquide noir jusqu’à disparaître complètement, comme si l’identité suisse disparaissait pour accéder à une abstraction totale.
Le rideau est donc ouvert, dès les premières notes et le solo de violoncelle initial, sur une violoncelliste qui joue (voir photo d’en tête), et d’un couple de danseurs. Danse et musique s’affichent donc dans ce moment de paix, qui précède l’éruption musicale qui écrase le calme initial pour une violence marquée sur scène par l’entrée progressive d’êtres en chapeau melon, en survêtement blanc, coques protectrices, et bottines, portant des battes de base-ball menaçantes et tournant d’abord autour du couple et de la soliste : la violence est entrée avec ces hommes dont la tenue (costumes également signés Rainer Sellmaier) est empruntée à Orange mécanique, le film culte de Stanley Kubrick (1971), tiré du roman d’Anthony Burgess, contre la tentative totalitaire de gouverner les consciences (une crainte bien vivace aujourd’hui à l’heure des populismes, de l’intelligence artificielle et des algorithmes) et utilisant la musique classique comme un stimulus et notamment la neuvième de Beethoven. 
Mais il y a aussi dans le film une utilisation de l’extrait le plus fameux de l’ouverture de Guillaume Tell, liée à de terribles scènes de sexe. La musique n’est pas ici une simple bande son, mais elle a un rôle actif dans l’action. Elle est presque performative. Kratzer va s’en souvenir. 
Ainsi donc ces hommes en blanc et melon détruisent le violoncelle et menacent physiquement danseurs et violoncelliste. Au climax de cette situation, le rideau rouge se ferme, « comme au théâtre », au moment où l’on entend la fameuse « cavalcade », à peu près le seul moment musical universellement célèbre de l’opéra, on peut même dire le seul extrait de Guillaume Tell connu du grand public. Un “Moment musical” en quelque sorte.

Dans cette épure, deux points paraissent déterminants :

  • D’une part un premier acte que Kratzer estime être presque inutile dramaturgiquement, presque un en soi séparé de la trame, un exposé d’une succession de chants, et de danses, de musique (presque de l’art pour l’art dit-il). On va constater qu’en réalité Tobias Kratzer construit toute la première partie (Acte I et II) comme une mise en place des éléments qui vont se déclencher/déchainer en deuxième partie, avec un acte I vu comme exposition des éléments bruts constitutifs du genre (chœur, ballet, contexte historique, diversité des voix, ténors, baryton, basse, soprano, mezzo et travesti (Jemmy) qu’on retrouvera peu ou prou dans les autres Grands-Opéras), avec le final dramatique qui noue la trame, et acte II où s’exposent clairement les données et les nœuds de l’intrigue: opposition Arnold/Tell, amour Arnold/Mathilde, supplice et mort de Melchtal
  • D’autre part, un rôle actif de la musique, vue comme moteur d’une Suisse heureuse en lien avec la nature (la gigantesque photo du Cervin enneigé indique une situation initiale intouchée, en écho au couple de danseurs et à la violoncelliste), mais vue aussi comme élément culturel et civilisateur face à la barbarie, et comme élément fédérateur de la cohésion du groupe: chanter devient un acte de cohésion sociale (Monsieur Blanquer avec son plan chorale serait heureux…), le concert retourne à son sens latin premier, combattre puisqu’en réalité jouer de la musique ensemble ce sera combattre, comme on le verra tout au long de la représentation.
Situation initiale: la famille Nicola Alaimo (Guillaume Tell) Enkelejda Shkosa (Hedwige) et Martin Falque (Jemmy)

Une première partie (Actes I et II) qui pose les fondamentaux

Ainsi, la première partie pose-t-elle les éléments théoriques et pratiques qui vont conditionner la représentation, parce qu’il ne s’agit pas d’une représentation qui serait tellement abstraite qu’elle en ignorerait la trame, bien au contraire. La trame existe dans tous ses éléments mais traités comme une sorte de parabole qui commence autour de la table du foyer de Tell et qui se fermera de la même manière, après tous les événements qui vont se succéder depuis le premier acte et qui sont presque chacun traités comme des signes : nous sommes devant une sémiologie du Grand-Opéra, d’une clarté rare, car tous les éléments doivent en être lisibles pour le public. 

Ainsi d’abord de la table de famille, Tell, Hedwige sa femme et Jemmy leur fils, autour de la soupe, avec les rites familiaux, comme la prière, mais aussi les banalités comme le refus de Jemmy de manger sa soupe qu’il remet malicieusement dans la soupière. 
Volontairement Kratzer a fait de Jemmy un tout jeune enfant, doublé pour le chant par la chanteuse Jennifer Courcier, un peu vue comme une grande sœur ou une bonne fée protectrice. Il se débarrasse ainsi de la fiction du travesti. Il lui faut afficher une vraie famille avec un vrai enfant, il lui faut le « tableau de famille » traditionnel même si Tell prépare en sous-main la résistance. La famille, ce sont les valeurs de la paix, du quotidien, d’une vie sans heurts et dans l’harmonie. Autour d’eux, spectateurs, le chœur assis autour du podium dans une sorte de communion symbolique, comme s’ils assistaient à une sorte de drame sacré qui joue leur histoire et leurs désirs.

Ces Suisses sont en noir, couleur des musiciens en concert, ainsi la photo de montagne est-elle en noir et blanc, ainsi l’ensemble du plateau est-il en noir et blanc. Car les méchants, les autrichiens, les Habsbourg sont-ils eux revêtus de survêtements blancs : l’opposition noir/blanc, Ying/Yang est-elle ici très claire, avec cette subtile différence que le noir est porté par les victimes, alors qu’en général le blanc est la couleur de la victime sacrificielle. Dans ce premier acte, même les mariés sont en noir. Tobias Kratzer pose ainsi une opposition primale/primaire/primitive déjà perçue dans la pantomime d’ouverture ou l’harmonie culture/nature est rompue par la violence, qui est le schéma qui sous-tend toute l’œuvre.
L’abstraction n’empêche pas non plus un traitement très attentif des personnages et une conduite du jeu d’acteur très précise qui concerne aussi bien les solistes que le chœur. Il faut ici souligner la performance exceptionnelle du chœur, qui, au-delà de la prestation musicale, magnifique, a une très grande présence/prestance dans le jeu, aussi bien collectif qu’individualisé. Par son engagement dans la mise en scène, il rappelle le chœur d’Amsterdam, traditionnellement très engagé.

Ainsi par exemple les réactions des individus après le refus de Ruodi le pêcheur de faire traverser Leuthold et le sauver (C’est Tell qui s’y collera) ou la manière dont le chœur en dodelinant de la tête suit la chorégraphie des trois couples qui dansent lors du ballet de mariage du premier acte (d’ailleurs présenté avec sa première partie, ce qui n’est pratiquement jamais le cas alors que la seconde partie est bien connue), la manière d’ailleurs dont le ballet est chorégraphié (très beau travail de Demis Volpi, un des bons chorégraphes allemands actuels, qui fait aussi de la mise en scène, et qui va prendre le Ballet du Rhin à Düsseldorf/Duisbourg à partir de 2020) raconte aussi une histoire d’harmonie, de couples, de petits gestes.

Tout ce premier acte (qui n’est pas vraiment le plus resserré au niveau dramaturgique), souvent utilisé pour faire de l’illustration folklorique de la vie suisse entre lacs, montagnes, et fêtes villageoises, devient ici un exposé : les suisses, vivent sous la menace des Habsbourg ou du moins de Gesler, le féroce gouverneur de la région autour du canton d’Uri (les autres cantons qui vont former la confédération des trois cantons après la victoire sur les Habsbourg sont celui de Schwyz et d’Unterwald), mais affirment leur volonté farouche de vivre selon leurs coutumes : le premier acte est ainsi non exposé de paix folklorique, mais de résistance : danser, jouer de la musique et chanter, c’est aussi résister aux interdits de Gesler et du même coup se justifie la musique comme outil de résistance. D’ailleurs ce moment est ponctué d’une sorte de concours dont le jeune Jemmy fils de Tell, petit violoniste, est vainqueur : il aide aussi à distribuer les partitions, acte de guerre et de résistance lui-aussi. Jemmy au premier acte chante, distribue et joue la musique, il est pleinement en phase étroite avec son père.
Le premier acte s’achève sur le début de ce qui va déclencher les hostilités. Leuthold interrompt la fête, poursuivi par les Habsbourg parce qu’il a tué un soldat qui voulait violer sa fille, il porte une arme, un basson, autre signe de ce qui va être la révolte au final du deuxième acte. Tell, on l’a vu, le conduit en barque au péril de sa vie et laisse Melchtal s’opposer aux barbares… avec une baguette de chef d’orchestre avec laquelle il conduit le chœur des suisses. Melchtal est la référence vénérable, le chef non déclaré de la communauté. La baguette du chef, c’est évidemment l’outil de celui qui dirige, organise, et fait produire le son : Kratzer indique par la métaphore musicale également les hiérarchies et les rôles.
Ainsi Melchtal résiste-il à la violence qui envahit le plateau en opposant aux battes de base ball sa baguette de chef, batte contre baguette, ce pourrait être ridicule ou faire rire : c’est ici tout le contraire. Voilà qui donne le sens de la résistance suisse, et de toute résistance, tout le sens d’un choix. Face aux barbares dressés pour envahir, violenter, tuer, face au sbire Rodolphe (excellent Grégoire Mour), une mince baguette aux effets démultiplicateurs. A-t-on jamais montré ainsi la puissance de l’art, de la musique comme force de résistance, force de cohésion, force de combat : on pense au rôle des chants de résistance (Bella ciao, chant des partisans, mais aussi Πότε θα κάνει ξαστεριά (Pote tha kanei xasteria : quand fera-t-il clair ?) chant de résistance des paysans grecs contre l’occupant ottoman puis par les étudiants de Polytechnique d’Athènes contre la dictature des colonels en 1973. Cette manière d’utiliser la musique comme symbole de résistance est tout sauf anecdotique, peut-on oublier aussi que l’Ur-Grand opéra, comme l’appelle Kratzer, La Muette de Portici, créé à Paris en 1828, contient l’air « Amour sacré de la patrie » qui fut chant de ralliement des révolutionnaires belges, lors des représentations à Bruxelles en 1830, conduisant à là l’indépendance de la Belgique, sans parler évidemment du rôle de Verdi et notamment du chœur « Va pensiero » de Nabucco. C’est toute cette tradition qu’il y a aussi en arrière-plan de l’idée de Tobias Kratzer. 

Ceci posé, le deuxième acte entre vraiment dans la trame. Melchtal est sauvagement assassiné mort et les bandes Habsbourg l’ont tué en utilisant la baguette brisée, yeux crevés, corps transpercé : l’outil musical est devenu aux mains des ennemis une arme, et Kratzer n’évite pas d’insister sur cette violence visible et sadique, qui réapparaîtra plus tard, encore un signe. Le théâtre ici est dans sa pleine fonction didactique à la manière de Brecht. Le premier acte se clôt sur le chœur « si du ravage, si du pillage/ sur ce rivage pèse l’horreur »
Le deuxième acte s’ouvre bien vite sur un chœur de chasseurs « le cri du chamois mourant se mêle au bruit du torrent », sauf que Kratzer, conçoit la première scène de l’acte II comme la suite directe du final du I (presque pas de pause) et le cri du chamois est en réalité celui de Melchtal que les barbares achèvent sauvagement. La chasse est une chasse à l’homme et il n’y a « rien de plus enivrant », leur œuvre achevée et la nuit tombant, ils sortent bouffis du plaisir d’avoir tué, pendant qu’entre Mathilde, vêtue du survêtement blanc barbare. 
Cet acte va montrer le retournement d’Arnold, prêt à trahir par amour et à passer à l’ennemi, promis à un grand avenir auprès d’une princesse de sang impérial, mais qui à la vue du cadavre de son père, va rejoindre définitivement les rangs de ses compatriotes et renoncer à l’avenir radieux.

La dramaturgie rossinienne est d’une précision d’horloge, à part l’air d’entrée de Mathilde « Sombre forêt, désert triste et sauvage » dont le librettiste de Don Carlos, Camille du Locle se souviendra pour « Fontainebleau, forêt immense et solitaire », et qui est grand air du personnage, Rossini changera le statut de Mathilde dans les deux actes suivants et notamment au dernier et elle chantera en duo ou en trio et en personnage différent, une alliée qui va s’opposer à Gesler, mais un peu secondaire dans la trame héroïque qui suivra. L’entreprise de Mathilde est d’abord entreprise de séduction, il s’agit d’attendre Arnold et de le convaincre de la rejoindre chez les Habsbourg. Elle va donc utiliser les armes de l’adversaire en quelque sorte et revêtir une longue robe en lamé gris, comme une robe de récital de chant, et elle va chanter derrière une partition, elle chante avec les gestes typiques de la chanteuse d’opéra sous le miroir grossissant de la mise en scène, et c’est encore plus net dans le duo qui suit où Arnold prépare une rangée de chaises pour écouter la bien aimée chanter, puis monte pour chanter sa partie pendant que Mathilde s’assoit. Jeu souriant et ironique du metteur en scène qui montre d’une part que Mathilde utilise les arguments de son amant pour le séduire, la musique et le chant et qu’il s’y laisse prendre. Mais il y a chez Kratzer cette volonté de distance ironique qui montre qu’en fait Mathilde chante, certes, mais elle mime et elle joue à la chanteuse en représentation, c’est-à-dire l’opposé de la musique naturelle de l’acte I et des suisses. Il s’agit d’une manœuvre de la guerre amoureuse d’où elle sort vainqueur, puisque Arnold est prêt à tout quitter pour elle, mettant chapeau melon et tenant la canne de golf de Mathilde ou de Rodolphe . Elle peut alors quitter sa robe et revenir à l’habit barbare, d’autant plus que Tell et Walter approchent.

L’amour d’Arnold est posé, mais tout va très vite basculer quand Tell et Walter (qui mènent la préparation de l’attaque dont le signal sera un feu) arrivent après avoir épié le couple, et l’avoir entendu, Rossini pose la scène en deux moments, d’une part le refus de considérer Mathilde autrement que comme une ennemie née au sein de l’ennemi, affichant un refus radical de cette relation « mixte » au nom de la patrie. Arnold vexé et humilié veut partir. 

Deuxième moment, l’annonce de la mort de Melchtal et l’immédiat retournement d’Arnold.

Deuxième et dernière rencontre (Acte III) entre Arnold (John Osborn) et Mathilde (Jane Archibald)

L’intrigue secondaire Mathilde/Arnold, s’arrête là, grosso modo, et la deuxième tentative de Mathilde au troisième acte échouera, face à un Arnold armé qui se détourne (air de Mathilde: “Pour notre amour plus d’espérance”)
Le reste de l’acte est la mise en place de l’attaque, et la révolte des trois cantons. 
Il faut bien saisir ici la dramaturgie rossinienne qui suit en fait le personnage d’Arnold et son retournement, d’abord amoureux de Mathilde, il bascule dans la résistance, d’ailleurs sans doute plus pour venger le père que pour la patrie. Et donc on peut préparer la guerre puisque les trois chefs, Arnold, Tell et Walter sont au clair entre eux.

Moment central de l’œuvre, Kratzer en fait le moment le plus clair des enjeux et de son idée musicale. Les deux autres actes en effet sont beaucoup plus narratifs avec au troisième acte la fameuse scène de la pomme très attendue, et le dernier acte qui est le dénouement.
Il va procéder de manière allégorique.

Trois cantons, trois groupes se répondent et arrivent sur scène, munis de leurs armes : le premier groupe ce sont les cordes, le second les bois, le troisième les cuivres : ainsi l’allégorie est claire. Le tout forme orchestre, et donc concert, et donc armée, et donc combat, chaque canton avec sa spécificité comme les pupitres de l’orchestre, mais tous unis pour la même musique, avec cette discrète ironie qu’ici l’orchestre ne joue pas en scène, mais c’est le chœur qui chante en jouant l’orchestre, l’art de l’opéra étant métaphorique quelquefois, celui qui sur scène fait de la musique en groupe est le chœur, mais tout est solidaire et s’interpénètre. Mais les instruments de musique vont devenir des armes, avec les moyens du bord : le dos de violoncelle devient bouclier, on utilise du papier adhésif pour fabriquer l’arme symbole : flûte plus dos de violon unis à l’adhésif font une double hache, un symbole utilisé depuis l’âge du bronze et notamment symbole religieux de la Crète minoenne, mais aussi plus près de nous – et moins sympa- utilisé par Vichy (la fameuse « francisque »). C’est un symbole identitaire utilisé par d’anciens peuples francs, dont on retrouve aussi des traces dans le Tomahawk des indiens. En tous cas une arme « culturelle », identitaire, une sorte de « panache blanc » auquel se rallier, confirmant la révolte des suisses comme celle d’un peuple d’irréductibles défenseurs de leur culture et de leur mode de vie. Il y a là aussi un rapport très fort à l’aujourd’hui (il suffit de rappeler le nouveau commissaire européen chargé de la « Protection de notre mode de vie européen ») où l’on agite la question de l’identité.  En remuant ces questions en 1829, Rossini et ses librettistes illustrent la question des nations qui occupe fortement l’Europe ces années-là (on rappelait plus haut la révolution belge, mais on pourrait tout aussi bien parler des grecs et de la question philhellène).
On pourrait sourire à voir ces armes musicales, cette arbalète faite d’une clarinette et d’éclisses de violon: l’idée est en soi surprenante et séduisante. Mais il faut pour se défendre plus qu’affirmer la musique comme outil de résistance – ce que pensait le vieux Melchtal, et ce qui l’a tué. Il faut renoncer à ce qui fait sa vie, à ce qui fait son identité, il faut détruire pour reconstruire, et renoncer à la musique pour faire des armes à partir des instruments: la grandeur du sacrifice est le prix du salut. Et plus rien ne sera comme avant, même si on reproduit à la fin de l’opéra l’image rassurante et familiale du début.

La liberté, mais à quel prix

Cette deuxième partie musicalement plus tendue, avec la plupart des grands airs de l’œuvre, montre une succession de scènes qui offrent un tableau de ce qu’est la violence qui se déchaîne, qui évidemment n’est pas sans rappeler la violence nazie, voire les camps : ainsi de la manière dont les sbires de Gesler font rentrer sur le podium les femmes ou dont ils récupèrent les vêtements noirs des suisses en les forçant à se dénuder et ainsi de la manière dont ils leur jettent d’autres vêtements, folkloriques et médiévaux, ceux-là même qu’on pourrait voir dans un Guillaume Tell traditionnel, mais qui ici deviennent emblème de stigmatisation, de refus de voir autre chose dans ce peuple qu’une société occupée à chanter et danser, occupée à donner un spectacle sans profondeur, un peuple Heidi ou Milka, un peuple-image.

Gesler (Jean Teitgen) oppresse la dernière danseuse forcée de danser jusqu’à la chute


Ainsi du ballet contraint qu’on leur fait danser, qui finit dans la violence des sbires qui cassent les jambes des danseurs dans une scène qui est caricature volontaire, mais qui a une dramaturgie très tendue, un danseur tombe en hurlant et les autres continuent à danser mais plus maladroitement, la peur au ventre jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une danseuse terrorisée (très beau réglage de Demis Volpi), là aussi un souvenir d’Orange mécanique. Le costume folklorique, c’est celui de la soumission, d’une suisse réduite à une image d’Epinal, à qui l’on va paradoxalement nier la puissance des idées, la puissance de la conscience

Le petit Jemmy prostré, Jane Archibald (Mathilde), Nicola Alaimo (Guillaume Tell)après la scène de la pomme…(ActeIII)

Et Guillaume Tell, provoqué par Gesler, non seulement s’agenouille devant lui, mais pour tirer à l’arbalète, met son habit d’archer conforme à la tradition et à l’image d’Épinal, double humiliation aussi pour les raisons expliquées ci-dessus. Une scène d’ailleurs efficacement réglée, qui s’appuie sur le souvenir d’Orange Mécanique (Gesler croquant la pomme) décidément la grande référence de tout ce travail, référence à l’aujourd’hui là encore, où renaissent tous les totalitarismes, mais en même temps référence culturelle moderne qui s’adapte parfaitement à l’œuvre de Rossini et à ce qu’il veut en faire. Le Grand-Opéra qui va se développer les années suivantes ne cesse d’évoquer ou de dénoncer les massacres et les intolérances, que ce soit La JuiveLes Huguenots, mais aussi Le Prophète, terriblement prémonitoire.
La scène centrale de l’œuvre qu’est la scène de la pomme est presque traitée par Rossini de manière elliptique, bien préparée par l’air de Tell « Sois immobile et vers la terre », mais ne s’arrête que très vite à la victoire, réglée ici par une pirouette de théâtre séduisante: le double vocal de Jemmy se précipite pour faire sauter la pomme de la tête de son double-enfant; c’est bien la bonne fée dont on parlait plus haut.
Le troisième acte s’achève sur l’intervention de Mathilde, imposant par son statut de princesse du sang à Gesler de relâcher l’enfant qu’elle prend sous sa protection et qu’elle va ramener à sa mère.

Le quatrième acte est plus fonctionnel : il s’agit de terminer, par la victoire des suisses (la réussite de Tell sauvant son enfant constituant l’acte I de la reconquête), par la libération de Tell emmené dans la tempête pour être noyé, et qui se libère lui-même, tout cela est attendu et passe de manière fluide et conforme au « tout est bien qui finit bien ».
Ce qui va intéresser Kratzer dans ce dernier acte, le plus court, c’est plutôt les comportements des personnages, qui se révèlent, d’abord Arnold, qui par son air le plus fameux « Asile héréditaire », chanté de manière anthologique, reconquiert son statut héroïque de vainqueur, ayant définitivement renoncé à son bonheur personnel, mais aussi ceux qu’on n’avait pas trop entendu, Hedwige l’épouse de Tell, Mathilde, qui cherche à se faire reconnaître de l’ « ennemi », et Jemmy, nouveauté introduite par la mise en scène. C’est sans doute dans cet acte que Kratzer tire toutes les leçons les plus réalistes du drame, et pas forcément en conformité avec la tradition.
Mathilde ramène Jemmy à sa mère, et se constitue en otage pour compenser la prise de Guillaume Tell ; Hedwige qui a la partie chantée sans doute la plus importante de l’acte, s’en étonne, admirative dans le livret, mais par un geste impérieux empêche la princesse de trop s’approcher de Jemmy. La méfiance n’est pas éteinte.

C’est alors que Rossini laisse la musique prendre le pas : la tempête sur le lac a une fonction dramatique précise et ménage un suspens, et une fonction musicale très traditionnelle, les tempêtes musicales sont une tradition remontant au baroque et Rossini en utilise dans ses œuvres les plus connues, pas forcément aussi fonctionnelles qu’ici. Ainsi le Grand-Opéra naissant utilise-t-il une forme centenaire, presque un rite musical de l’Opéra (pas seulement d’ailleurs, voir la Pastorale) dans sa conclusion, créant ainsi un lien de permanence avec les anciennes formes de l’opéra : ce sont les œuvres de Rossini qui d’ailleurs constituent les dernières formes de l’opéra du XVIIIe, et qui participent à la naissance des premières formes de l’opéra du XIXe (aux côtés d’un Cherubini, d’un Spontini ou d’un Weber) : Guillaume Tell en ce sens est un point d’orgue.

Mais c’est la manière dont personnage de Jemmy est traité qui est ici la plus originale. Dans le livret, Jemmy va brûler le toit de la maison familiale pour donner le signal du combat. Dans la mise en scène de Tobias Kratzer, Jemmy depuis l’épisode de la pomme est prostré, au premier plan, la tête dans les genoux, comme refusant de voir ce qui l’entoure et comme choqué que ce père héroïque et aimé ait accepté le risque de le sacrifier : Kratzer simplement souligne que pour l’enfant, l’épreuve est fondatrice, fondamentale et terrible à la fois.
Alors Jemmy va brûler le toit, mais symboliquement en fait, il ramasse les partitions qu’il distribuait avec ardeur au premier acte, les déchire et les met au feu, après avoir sacrifié naguère pour la guerre « juste » son propre petit violon auquel il tenait tant. Jemmy ne croit plus à la musique unificatrice, à l’harmonie … Il passe de l’autre côté et lors du final, pendant lequel Mathilde fuit, sentant qu’elle a tout perdu et qu’elle n’est plus à sa place, lorsque l’on dresse la table familiale du premier acte comme pour revenir aux valeurs initiales « famille et patrie » et que Tell, Hedwige et lui s’assoient, il la quitte brusquement, et va au proscenium se revêtir d’un chapeau melon, comme un Gesler en herbe. Tout ça pour ça; le coût de la liberté est élevé. Un monstre est naissant. Rideau.

Figures de l’oppression: les Suisses mis à nu

J’ai voulu entrer dans le détail de ce travail pour en montrer à la fois les manifestations et l’arrière-plan culturel et psychologique : Tobias Kratzer est d’abord particulièrement respectueux d’une musique qu’il sert et qui d’ailleurs, on va le voir, le lui rend bien. Il utilise la musique comme symbole, comme signe, comme emblème de la stylisation d’une histoire qu’il a voulue volontairement austère et totalement vidée de ses aspects anecdotiques. Au contraire, l’anecdote ici (les costumes traditionnels) devient symbole d’oppression et d’enfermement dans une image, dans un statut. Ce que vivent les suisses est exactement ce que vivent peuples ou groupes opprimés. Dans cette perspective, les oppresseurs aussi ne sont pas fléchés et les citations répétées à Orange Mécanique ne font que souligner la mécanique de l’oppression, la mécanique de la négation des existences, et surtout la négation pour soi et pour l’autre de toute humanité. 

L’inhumanité en action, voilà ce qui nous est montré, et ce sont là des problématiques actuelles. Il n’y a pas de hasard non plus si Orange Mécanique est un des films qui a gardé aujourd’hui une effrayante actualité. En utilisant cette parabole, Kratzer donne à Guillaume Tell un statut qui transcende les temps et lui donne une valeur universelle là où beaucoup de mises en scène l’enracinaient dans l’anecdotique suisse. C’est ce qu’il souligne dans l’interview dont il était question plus haut et à laquelle je renvoie le lecteur : Guillaume Tell est comme un « mode d’emploi » un livre de motifs abstraits dans lequel les compositeurs du futur vont puiser, il n’est que de voir par exemple combien certains moments de Nabucco de Verdi ont puisé dans le souvenir de Guillaume Tell. Rossini livre son œuvre à la postérité comme testament personnel et comme bible pour le genre. Et cela Kratzer le montre parfaitement, dans une forme retenue, hiératique, stylisée au point que certains s’y trompent et n’y voient qu’habillage élégant du livret, un joli paquet cadeau. Ils confondent, ces myopes, le paquet et le cadeau. Cette œuvre avait la grandeur, Kratzer lui confère un statut et ce n’est pas peu.

Interprétation musicale au sommet

Mais ce travail n’aurait pu s’épanouir sans une distribution et sans une musique – si centrale dans le spectacle- conduite de manière exemplaire, aussi anthologique que le spectacle. Ceux qui pensent comme souvent on le lit hélas, que la musique est magnifique mais que la mise en scène ne lui rend pas justice sont des myopes une fois encore. Ce spectacle ne fonctionne aussi bien que parce que les deux se construisent en écho et en adhésion réciproques.

 Le premier point à souligner est la colonne vertébrale du spectacle et de son rythme, à savoir la direction supérieurement inspirée de Daniele Rustioni. La musique de Rossini aura ses défauts maintes fois soulignés de dilettantisme, d’emprunts à d’autres œuvres, de rapidité d’exécution, elle reste toujours composée avec beaucoup de raffinement. Rossini reste un maître de l’orchestration, dosant subtilement ses moments, alternant lyrisme et drame : le premier acte qui est exposition de motifs musicaux successifs, chœurs, ensembles, ballets se termine en crescendo en un final d’un rare dynamisme, très dramatique qui tranche avec le reste de l’acte. Mais dramatique n’est jamais tonitruant. Rossini joue avec toute la palette orchestrale (ce soir si bien métaphorisée par la scène) exigeant une lecture toujours limpide, tant il donne de l’importance à certains instruments notamment les bois, souvent sollicités. Et Rustioni dans son approche travaille la dynamique et la tension, mais aussi cette clarté qui rend l’orchestre extrêmement lisible et fait entrevoir le travail de composition. Il y a chez Rossini une mise en scène du son fascinante, un jeu sur les rythmes ralentis, accélérations, sur les crescendos qui maintiennent intacte la tension. Il est passé des opera seria inspirés du XVIIIe et notamment de Gluck à un travail aux formes beaucoup plus libres, à une fluidité plus grande dans la narration, une fluidité renforcée ici par la mise en scène où la dynamique du récit n’est jamais interrompue (pas de changement de décor, action toujours continue). Rustioni saisit au vol l’occasion de produire un Guillaume Tell jamais spectaculaire ou m’as-tu vu (ce serait tellement facile ! Et c’est tellement fréquent), mais servant toujours le déroulé du drame, très attentif au dosage des volumes pour accompagner les voix et ne jamais les couvrir, laisser le plateau en premier plan, et le soutenir toujours et garder la dynamique et l’impulsion qui permettent de maintenir la tension, même quand l’intrigue se relâche un peu. Jamais zim boum mais pas forcément raffiné à l’extrême, Daniele Rustioni trouve les dosages idoines pour donner une couleur à l’ensemble et pour préserver le théâtre, essentiel dans une œuvre aussi longue sans jamais se propulser au premier plan. Il est le vrai garant de la cohésion d’ensemble veillant à préserver l’harmonie des rythmes et de la respiration entre plateau et fosse. C’est une très grande direction de Guillaume Tell, sans doute l’une des plus grandes et surtout des plus justes entendues ces dernières années dans cette œuvre. Daniele Rustioni est décidément un très grand chef qui révèle ici une vraie maturité. Il tient en main aussi un orchestre ductile, techniquement sûr à quelques menus cuivres près qui est l’égal aujourd’hui de grands orchestres de fosse de grandes salles internationales, y compris de notre première scène. L’orchestre donne là une preuve réelle de maîtrise, et une très grande confiance dans son chef. Ils respirent ensemble.

Même impression laissée par le chœur préparé et dirigé par Johannes Knecht, un phraé impeccable, une diction d’une grande clarté, un sens du rythme et de la respiration exemplaires mais surtout, il combine ces qualités avec un sens du jeu et surtout une joie de jouer qui rendent les grands moments choraux non des arrêts statiques comme souvent, mais des moments qui n’arrêtent pas la dynamique.  Vraiment magnifique dans une œuvre où la partie chorale est déterminante.

La distribution réunit parmi les plus grands titulaires des principaux rôles, sachant que l’œuvre n’est pas souvent programmée, même si ces dernières années, on a pu en voir une production en 2017 à Munich (Mise en scène d’Antu Romero Nunes ratée mais avec Gerald Finley(1) et à Pesaro (Production de Graham Vick un peu plus réussie, avec Nicola Alaimo, Juan Diego Flórez et Marina Rebeka). L’Opéra de Paris ne peut qu’afficher une production en… 2003, sans reprise. Mais notre première scène nationale, on le sait, n’aime pas trop son histoire et son répertoire, malgré les flons flons actuels autour de ses 350 ans. 
Ainsi la distribution frappe par son homogénéité, avec des rôles de complément très bien tenus, à commencer par Leuthold, confié à un artiste des chœurs, Antoine Saint-Espes tout comme le chasseur à Kwang Soun Kim. Grégoire Mour dont la voix claire s’est étoffée et projette bien, est un bon Rodolphe. Le pécheur Ruodi de Philippe Talbot est vraiment excellent, très contrôlé avec un beau phrasé et des aigus bien maîtrisés . L’air est difficile, et souvent confié, c’est dire, à la doublure d’Arnold. Le Walter Furst de Patrick Bolleire défend bien la partie avec sa voix de basse au timbre profond et sonore. Le Melchtal de Tomislav Lavoie est un peu plus anonyme, mais il a eu un petit accident qui l’a peut-être un peu déstabilisé . Le Gesler en caricature du mal est très bien tenu par Jean Teitgen, belle projection, beau travail sur la couleur pour un rôle qui exige un travail d’interprétation et ne supporte pas l’anonymat. Notons au passage le nombre de basses dans la distribution, Gesler, Furst, Melchtal , Leuthold, le chasseur : bonne indication sur la couleur voulue par Rossini trois ténors au timbre assez voisin, Arnold, Ruodi, Rodolphe, alors qu’il y un seul baryton, Guillaume Tell signe évident d’affirmation d’une singularité. Rossini sait composer ses voix (du côté des femmes un soprano lyrique, un soprano léger, un mezzo) et proposer une palette complète, ce qui sera aussi une loi du Grand-Opéra…

Jennifer Courcier, « doublure » sonore de Jemmy, habillée en jeune fille au seuil de l’adolescence et très fraiche en scène a une jolie voix très expressive, très claire, techniquement précise qui se fait bien entendre dans les ensembles. À suivre.

Magnifique Hedwige d’Enkelejda Shkosa, plutôt discrète dans la première partie, dont la voix puissante, très contrôlée, avec une belle diction française, domine les ensembles du quatrième acte et affiche un beau mezzo à la voix homogène et sûre. Voilà une artiste discrète, une vraie belcantiste, qui a toujours mérité l’attention et qui montre ici une belle présence, très engagée dans la mise en scène.
La Mathilde de Jane Archibald surprend très agréablement et s’affirme avec une voix large, bien assise, qui a gagné en corps (elle a débuté dans les colorature suraigus comme Zerbinette) et en puissance. Elle a gardé aussi de vraies qualités d’agilité et de contrôle à l’aigu, avec un beau legato et un chant clair, doté d’une belle autorité (« Sombre forêt » est une grande réussite, y compris théâtrale) avec un magnifique travail sur la couleur dans «pour notre amour plus d’espérance».

L’Arnold de John Osborn est proprement fantastique. Il sait ménager ses effets, s’économise pour préparer son troisième acte, le plus difficile avec ses aigus ravageurs qui peuvent aussi sonner désagréablement quelquefois comme un cri d’animal qu’on égorge, ici sont parfaitement maîtrisés, avec une ligne de chant dominée et un français impeccable, clair, magnifiquement phrasé : John Osborn, l’un des ténors les plus demandés – et justement –  dans ce répertoire donne ici une leçon de technique, mais aussi d’expression, de jeu sur les couleurs, de soin sur chaque syllabe et de suprême élégance. Il sait aussi travailler les aspects héroïques d’Arnold, parce que la voix a du corps, de la largeur. C’est tout ce qui fait la difficulté du rôle d’ailleurs et qui va donner naissance à des rôles comme Raoul des Huguenots. Fascinant.

Nicola Alaimo en Guillaume Tell donne aussi une autre leçon qui est leçon d’interprétation et de modestie. Voilà un chant complètement maîtrisé, quelquefois un peu tendu, mais le rôle est plus difficile qu’il n’y paraît quelquefois car souvent les récitatifs sont redoutables par leurs aigus par exemple. Le rapport scène salle convient à cette voix empreinte de douceur. Voilà un chant qui n’est jamais démonstratif ou surchanté, qui valorise le texte, dit en un français très clair, qui reste équilibré et semble d’une simplicité extraordinaire, d’un naturel si fascinant qu’on a l’impression d’une évidence. C’est un Tell profondément humain, qui occupe la scène par sa seule présence imposante, sans jamais surjouer non plus. Il est totalement le personnage avec un courage naturel qui n’incarne pas le chef au sens de pouvoir, mais d’autorité naturelle que donne la force d’âme. Une vision d’humanité modèle totalement incarnée. Rencontre exceptionnelle d’un artiste et d’un personnage.

Ballets réglés par Demis Volpi: une réussite

Il reste quelques jours (jusqu’au 17 octobre) pour vous précipiter à Lyon pour l’un des spectacles les plus réussis de ces dernières saisons, où musique et mise en scène sont solidaires et d’une égale qualité. Pour découvrir Guillaume Tell, comprendre le génie de Rossini, passer une soirée mémorable, c’est à l’Opéra de Lyon qu’il faut aller. Encore un coup de maître de Serge Dorny.

(1) À noter que la production munichoise est reprise avec une meilleure distribution enc en mai 2020 : Finley, Spyres, Jicia

Photos de scène: © Bernard Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2019-2020

L’Opéra de Lyon (Arch. jean Nouvel)

Plus on avance dans la lecture des saisons de l’Opéra de Lyon, et plus on mesure l’évolution d’une programmation qui aujourd’hui affirme sa singularité, dans les choix des metteurs en scène et des œuvres, dans les choix culturels, tout en affirmant la présence répétée de compagnons de route; en ce sens, Serge Dorny est bien l’héritier de Gérard Mortier, avec qui il a travaillé au tout début de sa carrière. Plus  on considère d’ailleurs les programmes des opéras en Europe, et plus on ressent l’absence de Mortier, de sa vivacité intellectuelle, de son sens dialectique redoutable, de sa soif de culture sous toutes ses formes, de sa manière de considérer le monde, et de voir comment le traduire sur une scène d’opéra.

Dorny quittant Lyon à la fin de la saison 2020-2021, le processus de recrutement de son successeur est lancé, moins médiatisé que celui du successeur de Lissner à Paris, mais peut-être plus difficile. Le travail à Paris est plus ou moins calibré: du répertoire, des nouvelles productions, le ballet et sa crise endémique depuis le départ de Brigitte Lefèvre et deux théâtres à gérer avec les soucis inhérents, sans compter le regard d’une presse toujours à l’affût de la faute de l’abbé Lissner, comme elle le fut de celle de l’abbé Mortier. Il faut un profil artistique certes, mais bien plus en ce moment un gestionnaire capable d’être aussi visionnaire, denrée rare. Mais même avec un médiocre, l’histoire a prouvé que la machine continuait de tourner, car ce type d’institution a une force d’inertie qui la fait survivre même à une direction problématique.

C’est peut-être plus difficile à Lyon parce que la structure est plus fragile et dépend étroitement (au niveau du lyrique) de la programmation appuyée sur huit grosses productions presque toutes nouvelles. Certes, le théâtre est aujourd’hui un théâtre européen prestigieux, ce qu’il n’était plus en 2003 à l’arrivée de Dorny : il traversait une crise de succession depuis la fin de l’ère Erlo-Brossmann, qui, ne l’oublions pas, fut elle aussi brillante et solide et qui a construit l’identité de cette maison. N’oublions surtout pas les directeurs musicaux de leur période, qui ont eu nom John Eliot Gardiner et Kent Nagano et des productions enviables.
Après l’ère Dorny, ne souhaitons pas de crise de succession similaire. Mais il est vrai qu’autant reconstruire un théâtre dure plusieurs années, autant le mettre à terre ne peut durer que quelques mois.
Ce sera difficile pour le successeur qui devra ou bien proposer des saisons radicalement différentes, ou bien suivre le chemin ouvert par Dorny avec des inflexions, d’autres choix et d’autres esthétiques, mais toujours profondément enracinées dans la modernité, dans le style de La Monnaie de Bruxelles qui a toujours gardé quelque chose de la couleur donnée initialement par Mortier.
L’Opéra de Lyon est en France un fer de lance, qui accumule les réussites, il ne faudrait pas que cela s’émousse. Et pour l’instant, je ne vois pas vraiment qui en France pourrait continuer le travail initié à Lyon par Dorny.
La machine lyonnaise est une machine construite pour un rythme de stagione, un titre par mois à peu près, qui a atteint un rythme de croisière . Elle a trouvé aussi un équilibre musical, avec des chefs aussi différents que Kazushi Ono et aujourd’hui Daniele Rustioni, qui ont consolidé la qualité de l’orchestre, et Stefano Montanari, qui a emporté l’adhésion dans le répertoire XVIIIe sans parler du chœur, souvent splendide, investi, et très engagé aussi dans le travail scénique ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs.
Enfin, du point de vue scénique, cette maison a une singularité qui marque la différence avec les autres scènes françaises et bien des scènes européennes : Lyon a fait découvrir à la France des metteurs en scène en vue ailleurs, mais ignorés chez nous, comme David Bösch, ou Axel Ranisch la saison prochaine, des artistes à l’univers très singulier comme David Marton, des cinéastes qui se sont lancés dans l’opéra comme Christophe Honoré, et la saison prochaine Olivier Assayas. Bref, Dorny a affirmé l’opéra comme un art de notre temps (dans la lignée de Mortier) mais il a aussi offert à Lyon une visibilité internationale que cette salle n’avait jamais eue, montrant un taux de remplissage enviable avec un répertoire à mille lieux de la complaisance, sans oublier aussi une ouverture aux jeunes, soutenu en cela par la Région Auvergne Rhône-Alpes et les Ministères de l’Éducation nationale (rectorats de Lyon et de Grenoble) et de la Culture (DRAC Rhône-Alpes) .
Un séminaire fort riche sur Lessons in Love and Violence de George Benjamin (présenté à l’Opéra partir du 14 mai dans la mise en scène de Katie Mitchell) destiné à des formateurs de l’Éducation Nationale et des responsables de structures culturelles vient de s’y dérouler avec un énorme succès, par ailleurs quelques collèges isolés ont des classes à horaire aménagées expérimentales « Opéra » pour ne citer que deux opérations parmi d’autres : l’action de l’Opéra de Lyon ne se limite pas à la ville de Lyon et commence à vraiment rayonner.  Tous les spectateurs de Lyon savent que pour n’importe quel spectacle, il y a dans la salle des jeunes, qui d’ailleurs dès les beaux jours, envahissent le péristyle comme terrain d’entraînement de Hip Hop.

La saison 2019-2020 ne déroge pas à la tradition, avec un dosage subtil de titres traditionnels (Rigoletto, Le Nozze di Figaro, Tosca, Guillaume Tell), d’opéra en concert (Ernani) de titres rares (Irrelohe de Schreker), une création (Shirine de Thierry Escaich ) et deux reprises :  un titre plus bref (L’Enfant et les sortilèges), et un succès pour les fêtes (Le Roi Carotte, d’Offenbach).
Hors de la salle de l’opéra de Lyon, l’opéra se déplace au Théâtre de la Croix Rousse, ou au théâtre de la Renaissance à Oullins pour des formes diverses, destinées à un public plus jeune, ou plus large, plus divers en tous cas

  • The pajama game, comédie musicale de Broadway de 1954 (à Oullins et à la Croix Rousse)
  • I was looking at the Ceiling and Then I saw the Sky (de John Adams) (Croix Rousse)
  • Gretel et Hänsel (Engelbert Humperdinck & Sergio Menozzi)(Oullins)

Enfin, hors salle, comme troisième œuvre (avec Rigoletto et Irrelohe) du Festival 2020 dont le thème sera « La Nuit sera rouge et noire », au théâtre du point du jour, La Lune de Carl Orff.
On le voit, l’offre est variée, alternant grands standards, création, titres inconnus, et formes diverses pour toucher tous les publics.

Octobre

Guillaume Tell (7 repr. Du 5 au 17 octobre)
Le chef d’œuvre de Rossini, la référence du « Grand Opéra » romantique dans sa version originale en français (créé à l’Opéra de Paris en 1829). Daniele Rustioni au pupitre, évidemment, et dans une mise en scène d’un des jeunes metteurs en scène les plus intelligents et imaginatifs d’Allemagne, Tobias Kratzer (qui mettra en scène cette année Tannhäuser au festival de Bayreuth). Avec évidemment John Osborn inévitable dans le rôle d’Arnold, Nicola Alaimo, le grand baryton italien dans Tell, un rôle un peu hors de l’habitude pour lui, Jane Archibald dans Mathilde et Enlelejda Shkosa dans Hedwige.
Grande œuvre, grande distribution, grand metteur en scène, à ne manquer sous aucun prétexte.

Novembre

Ernani (6 novembre)
En version de concert (qu’on verra aussi au TCE à Paris le 8 novembre), un opéra du jeune Verdi dans le sillon tracé par Attila en 2017 et Nabucco en 2018), peu connu en France inspiré de Victor Hugo, avec l’Ernani du moment sur toutes les scènes du monde : Francesco Meli ; Il sera entouré du Carlo de Amartuvshin Enkhbat, qui a triomphé dans Nabucco en 2018, du Silva de Roberto Tagliavini et de l’Elvira de Carmen Giannatasio (seul élément de la distribution qui suscite dans ce rôle terrible un petit doute de ma part). Orchestre et chœur dirigés par Daniele Rustioni.

L’Enfant et les sortilèges (7 représentations du 14 au 19 novembre)
Reprise de la production très visuelle de Grégoire Pont et James Bonas qui avait eu tant de succès en 2016. Une manière d’ouvrir le théâtre aussi à un autre public qui entre à l’opéra pour un spectacle d’une heure.  La production a déjà triomphé et revient précédée d’une flatteuse réputation, avec une qualité musicale garantie, puisque l’orchestre sera dirigé par Titus Engel, un jeune chef suisse vivant à Berlin qui aura ouvert un mois auparavant la très attendue nouvelle saison du Grand Théâtre de Genève. Le chœur sera dirigé par Karine Locatelli cheffe valeureuse de la Maîtrise, et les solistes seront ceux du Studio de l’Opéra de Lyon.

Décembre :

The Pajama Game (11 représentations : du 12 au 14 décembre au Théâtre de la Renaissance à Oullins, du 18 au 29 décembre au Théâtre de la Croix Rousse).
Une comédie musicale de Broadway à Lyon, pour les fêtes, en parallèle avec Le Roi Carotte à l’Opéra. La première en 1954 à Broadway fut triomphale : Le livret,  signé Georges Abbott et Richard Bissell, la mise en scène Jérôme Robbins, la chorégraphie Bob Fosse. Rien de moins !
Évidemment, la Croix-Rousse n’est pas Broadway,  et l’œuvre présentée le sera avec une orchestration allégée dirigée par Gérard Lecointe et une mise en scène qui convienne à l’espace de la Croix Rousse, signée Jean Lacornerie et Raphaeël Cottin. Et plein de jeunes sur scène.

Le Roi Carotte (9 représentations du 13 décembre au 1er janvier)
Reprise de la production de Laurent Pelly dont le nom est à Lyon indissolublement lié à Offenbach, manière aussi de fêter doublement l’anniversaire de ses deux-cents ans après le Barbe-Bleue qui  fermera la saison 2018-2019.
C’est le jeune Adrien Perruchon qui dirigera, un talentueux jeune chef qui commence à émerger, on y retrouvera Yann Beuron, Christophe Mortagne, Chloé Briot, Julie Boulianne. À voir évidemment : on ne rate pas un Offenbach pareil, dont le destin fut si difficile.

Janvier

Tosca (9 représentations du 20 janvier au 5 février)
Présentation à Lyon de la production coproduite avec Aix en Provence 2019, signée Christophe Honoré, qui revient à l’Opéra après son superbe Don Carlos de 2018. Dirigée par Daniele Rustioni, elle sera interprétée par les mêmes chanteurs qu’à Aix, sauf le ténor (ce n’est peut-être pas un mal), soit Angel Blue (Tosca) et Massimo Giordano, une belle voix italienne brillante qui était Ismaele dans le Nabucco de Novembre 2018,  dans Mario, ainsi qu’Alexey Markov l’un des meilleurs barytons actuels, pour Scarpia. À noter la présence une des Tosca mythiques des années 90, Catherine Malfitano, une des très grandes de la fin du siècle dernier dans le rôle de la Prima donna, double de Tosca.
Un must comme on dit, parce que Tosca manque à Lyon depuis 1979, parce que la production est excitante, avec Rustioni et Honoré aux manettes, et aussi pour Malfitano, une de ces immenses qui dès qu’elle était en scène, aimantait tous les regards.

Février

I was looking at the Ceiling and Then I saw the Sky de John Adams ( 9 représentations du 13 au 25 février) au Théâtre de la Croix Rousse.
La préparation du Festival (deux grosses productions à répéter dans l’Opéra) nécessite en février que la programmation s’externalise. C’est une excellente initiative que de proposer une forme plus légère, très peu connue en France hors des spécialistes, créée à l’Université de Berkeley en 1995, d’un des grands compositeurs de la fin du XXème siècle, John Adams (l’auteur de Nixon in China, de la Mort de Klinghoffer, de Docteur Atomic, très lié à Peter Sellars). La mise en scène en sera confiée à Macha Makeieff, une garantie, l’ensemble instrumental à Philippe Forget, et le chant aux chanteurs du Studio de l’Opéra de Lyon. Inutile de souligner qu’il faudra aller voir ce spectacle qui permettra de découvrir un John Adams peut-être moins connu.

Mars

Festival 2020 : La Nuit sera rouge et noire
(du 13 mars au 2 avril)
Un titre pastichant le mot laissé par Gérard de Nerval le soir de son suicide “La nuit sera noire et blanche”:  sang et mort, inquiétude, drame, amours névrotiques, assassinats. Trois œuvres dont deux inconnues en France (Irrelohe, et La lune) et la troisième un grand standard de l’opéra, Rigoletto. On est donc dans le contraste savamment calculé.

Rigoletto (9 représentations du 13 mars au 2 avril)
Cette nouvelle production en coproduction avec Munich (qui a au répertoire un Rigoletto qu’il est temps de changer) est confiée pour la mise en scène à Axel Ranisch à qui l’on doit récemment une très belle production de Orlando Paladino au Festival de Munich de 2018. Cinéaste, metteur en scène de théâtre, acteur, Axel Ranisch, né en 1983, est l’un des artistes émergents sur la scène de l’opéra, et bien qu’encore jeune, il a derrière lui une longue liste de productions et films.
Rigoletto, ce sera Roberto Frontali, qui a triomphé à Rome en décembre dernier dans le rôle, Gilda sera Nina Minasyan et un Duc de Mantoue à découvrir, Mykhailo Malafii un jeune ukrainien à la voix étonnante.
La direction sera aussi confiée à un jeune chef italien qui concentre l’attention actuellement, Michele Spotti, que les lyonnais auront découvert dans Barbe-Bleue d’Offenbach en juin 2019. Beau retour d’un titre qui manque à Lyon depuis 1976.

Irrelohe (6 représentations du 14 au 28 mars)
Voilà la grande inconnue du Festival, un opéra de Schreker, c’est déjà rare, même si on le connaît mieux désormais et notamment Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) déjà vu à Lyon en 2015. Irrelohe, créé à Cologne en 1924 par Otto Klemperer est une partition complexe qui n’a pu se maintenir au répertoire, même s’il en existe deux enregistrements et puis Schreker, devenu un « dégénéré » sous le nazisme a été victime de l’histoire et ses œuvres ont peu survécu à la guerre. Irrelohe néanmoins a été récemment repris à Bonn (2010) et Kaiserslautern (2015). La production lyonnaise est une création française. L’œuvre dont le titre signifie « Les flammes folles » est une histoire qui ressemble au Trouvère de Verdi et qui finit aussi dans les flammes.
C’est David Bösch, désormais l’une des références de la mise en scène d’aujourd’hui en Allemagne, (on lui doit Simon Boccanegra à Lyon et aussi Les stigmatisés ), qui assurera aussi celle d’Irrelohe, créant ainsi un fil d’une œuvre de Schreker à l’autre, et la direction sera assurée par Bernhard Kontarsky, connu à Lyon depuis longtemps, un des très grands spécialiste des œuvres du XXe siècle. Dans la distribution, les lyonnais retrouveront Stephan Rügamer, déjà vu à Lyon dans Le Cercle de craie (Zemlinsky) et Piotr Micinsky, qui a triomphé dans Masetto du dernier Don Giovanni et surtout dans l’Enchanteresse où il jouait le rôle de Mamyrov, le méchant.
Serge Dorny renouvelle autour de Schreker l’opération qui a conduit L’Enchanteresse au succès. Mais David Bösch est un metteur en scène un peu plus sage que Zholdak…

La Lune (7 représentations du 15 au 22 mars) au Théâtre du Point du Jour (Lyon 5ème)
L’œuvre, signée Carl Orff (le compositeur des Carmina Burana) a été créée en 1939, à la veille de la guerre, par Clemens Krauss à Munich. Elle s’inspire d’un conte de Grimm, et raconte d’une certaine manière, la naissance de la Lune, qui éclaire la nuit. Elle a l’avantage d’être exécutable aussi par une petite formation (deux pianos, orgue et percussion) et a été confiée au duo-Grégoire Pont et James Bonas qui ont proposé L’Enfant et les sortilèges en 2018, repris dans la saison 2019 à cause du grand succès. Ce sera sans doute encore un enchantement visuel.

Avril

Gretel et Hansel (6 représentations au Théâtre de la Renaissance à Oullins)
L’œuvre de Engelbert Humperdinck, adaptée par Sergio Menazzi est présentée hors les murs (après le mois de Festival, l’opéra se repose un peu et abrite les répétitions de la création mondiale du mois de mai) .C’est une production où la Maîtrise de l’Opéra de Lyon joue un rôle déterminant et l’orchestre sera donc dirigé par sa responsable artistique Karine Locatelli, avec des solistes du Studio de l’OpéraLa production est confiée à Samuel Achache, Molière 2013 du spectacle musical, membre du collectif artistique de la Comédie de Valence, un metteur en scène qui aime particulièrement le théâtre musical.

Mai

Shirine (6 représentations du 2 au 12 mai)
Opéra de Thierry Escaich, sur un livret de Atiq Rahimi. C’est la deuxième création mondiale à Lyon de Thierry Escaich après Claude (livret de Robert Badinter) en 2013. C’est le poète perse Nizami Ganjavi qui a inspiré le librettiste Atiq Rahimi (Prix Goncourt 2008). Shirine raconte une histoire d’amour impossible entre le Roi de Perse Khosrow et Shirine, une princesse chrétienne d’Arménie. On perçoit immédiatement les échos que pareille histoire peut avoir aujourd’hui.
La direction en est confiée à Martyn Brabbins, grand spécialiste du XXe siècle qu’on a déjà vu dans la fosse de l’Opéra de Lyon (L’Enfant et les sortilèges de Ravel, Der Zwerg de Zemlinsky, Cœur de chien de Raskatov), et la mise en scène sera assurée par Richard Brunel (qui a fait aussi à Lyon en 2012 L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la Mort de Victor Ullmann et en 2018 Le Cercle de Craie de Zemlinsky) . Dans la distribution, des chanteurs francophones très valeureux, Julien Behr, Hélène Guilmette, Jean-Sébastien Bou (qui chantait Claude dans l’opéra précédent d’Escaich) et Laurent Alvaro.

Juin

Le nozze di Figaro (8 représentations du 6 au 20 juin 2019),
L’œuvre de Mozart clôt la saison 2018-19, comme Don Giovanni avait clôt 2017-18, et les deux sont confiées à Stefano Montanari, l’un des chefs les plus réclamés aujourd’hui notamment en Italie dans le répertoire mozartien et rossinien, à qui Dorny a donné une de ses premières chances il y a quelques années. Venu du baroque, Montanari se caractérise par une énergie peu commune, un travail sur la pulsation à l’opéra qui aboutit à des résultats souvent triomphaux, tant l’œuvre retrouve une incroyable vie. Il fait partie comme d’autres des compagnons de route que Dorny a su fidéliser.
Pour ce Mozart, Serge Dorny fait de nouveau appel à un cinéaste pour sa première mise en scène d’opéra, Olivier Assayas qui est aussi scénariste, et dont l’univers pourrait très bien convenir à cette folle journée. Dans la distribution, on trouve les noms de Nikolay Borchev (le Comte), le très bon Dandini de la Cenerentola lyonnaise signée Herheim, Mandy Fredrich (la comtesse), un des sopranos importants en Allemagne aujourd’hui pour les rôles de lyrique (Marguerite de Faust, Agathe de Freischütz), Figaro sera Alexander Miminoshvili, dont Wanderersite écrivait à propos de son Erimante dans l’Erismena d’Aix en Provence en 2017 « belle basse barytonnante aux graves profonds, au chant souple et au timbre chaleureux doué d’une jolie expressivité en colorant bien les paroles » .

 À ce riche programme s’ajoutent des concerts dirigés par Daniele Rustioni ou Stefano Montanari, des récitals (Ian Bostridge, Maria Joao Pires), des concerts de musique de chambre dans le cadre lumineux du Grand studio de ballet dont les programmes font écho à celui de la saison.

Enfin l’Opéra de Lyon partira en tournée, à Aix en juillet 2019 pour Tosca, à la Ruhrtirennale de Bochum en août 2019 où sera proposé Didon et Enée Remembered (David Marton, Festival 2019) et en octobre 2019 à l’opéra de Mascate (Oman) pour l’Enfant et les Sortilèges dans la production reprise en novembre 2019 à Lyon de Grégoire Pont et James Bonas.

Vous en conviendrez, tout cela vaut bien quelques allers et retours en TGV, pour découvrir des nouvelles œuvres, des metteurs en scène inconnus et aussi, ne l’oublions pas des chanteurs souvent jeunes mais très valeureux, découverts par le conseiller vocal de l’Opéra de Lyon, Robert Körner.
Il y a plein de raisons de se retrouver à Lyon et pas seulement au Festival. Je suis déjà impatient pour ma part de découvrir le Guillaume Tell signé Rustioni-Kratzer.
Mais je n’ai qu’un seul regret, c’est que certaines productions qui ont marqué le public n’aient pas fait l’objet de captations, faute de financements. Je pense par exemple à l’Elektra de Berghaus et à la Damnation de Faust de David Marton, mais on pourrait en citer d’autres, comme l’Enchanteresse

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: WAR REQUIEM de Benjamin BRITTEN le 9 OCTOBRE 2017 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS: Yoshi OIDA)

Scène finale ©Stofleth

2017 a été une année faste pour l’Opéra de Lyon, tour à tour récompensé aux Opera Award et par le mensuel allemand Opernwelt, où un jury de 50 critiques l’a désigné comme « Opernhaus des Jahres » c’est à dire Opéra de l’année. Cette dernière distinction, peu connue en France, a une grande importance en Allemagne, et il est rarissime qu’une maison non allemande soit distinguée. Cela consacre évidemment la politique artistique novatrice menée par Serge Dorny, qui a su imposer son théâtre comme une référence internationale et fidéliser le public autour de choix sans concessions et d’un répertoire large qui a fait découvrir des œuvres souvent inconnues en France.
Le public de Lyon reste un public particulier, formé au lait du TNP de Planchon, mais aussi à l’opéra par la longue période Louis Erlo/Jean-Pierre Brossmann qui avait déjà donné une couleur particulière à cette maison, qu’il faut rappeler – la mémoire est toujours trop courte. C’est ce qu’on appelle un public averti. Autre particularité de l’Opéra de Lyon, la présence inhabituelle de jeunes, même en ce soir de première,  grâce au dispositif Lycéens et apprentis à l’Opéra, financé par la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui permet à des lycéens ou des apprentis même très éloignés géographiquement et préparés de se rendre à une représentation d‘opéra.
Enfin, après 9 ans de loyaux services, Kazushi Ono quitte Lyon : on doit saluer le travail effectué auprès de l’orchestre aujourd’hui remarquable, qui a toujours eu la chance d’être dirigé par des chefs qui ont forgé un son et une tradition : John Eliot Gardiner et Kent Nagano sont des noms qu’on ne présente plus aujourd’hui et qui ont fait la réputation de l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Pendant cette période, le chœur est devenu aussi un des meilleurs chœurs d’opéra en France et même au-delà des frontières, à la fois pour son engagement musical, mais aussi pour ses qualités d’adaptation scénique, importantes parce que Lyon a une vraie politique en matière de mise en scène.

Daniele Rustioni © Blandine Soulage Rocca

À Kazushi Ono succède Daniele Rustioni, aussi flamboyant que Kazushi Ono était réservé. Le jeune chef italien fait partie d’une nouvelle génération vraiment digne d’intérêt. Formé en Italie (il est milanais) et surtout à Londres auprès d’Antonio Pappano dont il fut l’assistant, il a acquis un répertoire large et riche, et une expérience au pupitre dans toutes les formes (des petites formes au grand répertoire symphonique). C’est une grande chance pour Lyon que d’avoir tant de cartes dans son jeu actuel.
Alors il y a un revers de la médaille : les forces de l’opéra remarquables dans leur ensemble, doivent suivre un rythme soutenu, notamment au moment du Festival où cette maison typique de « stagione » doit s’adapter à un rythme presque semblable à celui du répertoire allemand, avec une alternance serrée. Les maisons françaises (Paris à part) sont peu habituées à ces rythmes et n’ont pas toujours le personnel adapté, et sans doute ce rythme et la qualité exigée pour répondre aux normes internationales génèrent-ils des tensions internes dont l’intervention initiale de la CGT lors de cette première est le symptôme, à laquelle Serge Dorny a répondu en appelant à une pacification des esprits en cohérence avec l’œuvre qui allait être jouée.
Lors de grandes productions, les opéras doivent faire appel à du personnel supplétif (les intermittents) car leur structure ne permet pas de répondre à ce type de pression. C’est la conséquence des choix français autour de l’opéra qui déterminent des personnels en nombre plus limité (sinon les budgets explosent): il y a en France une quinzaine de maisons, quelquefois en difficulté, qui proposent au mieux une trentaine de soirées d’opéra dans l’année pour la plupart (à Lyon on affiche autour de 80 soirées d’opéra, toutes scènes confondues sans compter le ballet ni les concerts, Toulouse affiche 82 levers de rideau mais moins de 40 soirées d’opéra, Strasbourg tourne autour de la cinquantaine (avec l’obligation de jouer à Mulhouse et quelquefois à Colmar), des chiffres qui n’ont rien à voir avec les maisons allemandes comparables qui dépassent très largement les 100 voire deux cents soirées annuelles).
Les opéras ne sont pas responsables de la situation, due au système (stagione) et aux subventions versées souvent limitées et à la charge quasi exclusive des villes, donc aux limitations en personnel, et ce qui a abouti à une stabilisation de l’offre mais aussi quand même à de réelles difficultés pour certaines maisons. Dans l’ensemble pourtant, les choses fonctionnent et ces dernières années on a vu des opéras (Dijon, Lille) offrir un travail de grande qualité et très diversifié, à l’intérieur de budgets très raisonnables .
Dans ce paysage, Lyon est un territoire singulier, évidemment, avec sa ligne affirmée de mises en scènes toujours novatrices, de choix de répertoire très audacieux avec cette année entre autres, Germania, Le cercle de craie, War requiem, Mozart et Salieri, autant d’œuvres soit nouvelles soit rares, qui feront sans doute presque toujours salle comble, grâce à un public disponible, éduqué et curieux, et d’une qualité musicale constante : Serge Dorny, né en Flandres, au pays de Gérard Mortier sait que l’homogénéité d’un plateau de très bonne qualité sans stars vaut mieux que la danse avec les stars qui sont souvent l’arbre qui cache la forêt : c’est le modèle qui prévaut à Bruxelles comme à Anvers et Gand.
Ainsi donc la saison ouvre avec War Requiem de Britten, un choix triplement surprenant. Surprenant parce que l’œuvre est rare, surprenant parce qu’elle est ici représentée en version scénique, alors qu’elle est plutôt représentée en forme traditionnelle et concertante, surprenant enfin pour ce choix d’ouverture de saison d’un nouveau chef italien, qu’on attendrait sur son répertoire « traditionnel » plutôt que sur un Britten mal connu.
C’est surprenant, et donc pleinement justifié : faire commencer Rustioni par Britten, c’est affirmer d’emblée l’éclectisme du chef et son ouverture, alors que traditionnellement et dans tous les opéras du monde les jeunes chefs italiens sont appelés sur Rossini ou Verdi (voir Sagripanti, Bisanti, Mariotti, Battistoni par exemple). C’est aussi réaffirmer une ligne programmatique qui pose une réflexion politique sur le monde (War Requiem, comme son nom l’indique, est une œuvre directement critique sur les guerres en général, dont la dernière qui a provoqué la destruction de la cathédrale de Coventry). C’est enfin montrer toutes les forces musicales de la maison en ordre de marche, orchestre, chœur, maîtrise.
La surprise faisant partie de l’art de la programmation, proposer War Requiem, absent de Lyon depuis des décennies entre pleinement dans la cohérence d’une politique artistique qui ne se place jamais dans le sillon des sentiers battus, mais dans la forêt touffue des œuvres hors standards. C’est bien la couleur de l’Opéra de Lyon, sa marque de fabrique, ce qui lui a valu la reconnaissance du monde lyrique international.

Il y a ces dernières années une tendance (une mode ?) à proposer des grandes œuvres chorales en version scénique ou semi-scénique. On l’a vu encore la saison dernière à Zürich avec le Requiem de Verdi. Les orchestres proposent aussi des concerts en version semi-scénique d’œuvres chorales, cela commença il y a quelques années avec les Passions de Bach, et Peter Sellars, par exemple, a proposé avec Simon Rattle un certain nombre d’expériences en ce sens. Personnellement, je ne suis pas toujours convaincu des résultats, même si la plupart du temps les spectacles sont de grande tenue.
Celui de Lyon est sans conteste d’une très haute tenue, dont la puissance s’impose, avec des images d’une grande force et souvent d’une grande beauté. En appelant Yoshi Oida, Dorny garantit un travail épuré, réfléchi, dans la grande tradition du théâtre de Peter Brook avec lequel Oida a fait un bout de chemin, mais aussi d’une culture théâtrale japonaise (Oida a travaillé sur le Nô) qui fascine le théâtre occidental. De plus, né en 1933, Oida a vécu les ravages de la guerre au Japon, dont l’arme atomique, et en connaît directement les blessures. L’œuvre lui sied donc parfaitement car elle se prête à un travail sans fioritures et hiératique.
Le War Requiem est une œuvre de grande envergure où chaque élément du plateau prend en charge une couleur de l’œuvre, née d’un mélange entre les parties traditionnelles du Requiem chrétien et de poèmes d’un poète mort quelques jours avant la fin de la première guerre mondiale, Wilfred Owen, qui a crié son amertume dans des textes écrits à la fin de la guerre, alors qu’il s’était engagé volontairement.
L’œuvre est donc très structurée : la voix de femme et le chœur accompagnés de l’orchestre chantent la partie liturgique du Requiem. Les deux solistes masculins accompagnés d’un orchestre de chambre chantent les textes de Owen, le chœur d’enfants et l’orgue, spectateurs et victimes des temps, représentent la partie plus spirituelle et transcendante.  Lors de la création, Britten voulait que les solistes représentent les pays engagés dans la guerre : Allemagne (Dietrich Fischer-Dieskau), URSS (Galina Vichnevskaia), Royaume Uni (Peter Pears), mais Moscou n’a pas permis à Vichnevskaia de participer à la création et c’est Heather Harper qui a créé l’œuvre. C’est en revanche Vichnevskaia qui a participé à l’enregistrement consécutif, sous la direction du compositeur, avec le London Symphony Orchestra. C’est un peu le même principe qui a guidé le choix de Serge Dorny qui a appelé le soprano Ekaterina Scherbachenko (Russie), le ténor Paul Groves (USA) et l’estonien Lauri Vasar (Baryton). L’Estonie est en effet une victime directe de la deuxième guerre mondiale : après son indépendance en 1918, elle retombe sous le joug soviétique après la 2ème guerre mondiale, après que ses élites (souvent germanophones) eurent flirté avec le nazisme.
Le chœur d’enfants (l’excellente maîtrise de l’Opéra de Lyon dirigée par Karine Locatelli) est vu par Oida comme spectateur de ce spectacle : il arrive de la salle juste avant les premières notes, monte sur scène et s’installe à cour, regardant ce qui se passe sur la plateau, comme s’il appartenait à une communauté religieuse spectatrice (Karine Locatelli est vêtue en religieuse), avec derrière lui l’orgue qui l’accompagne. On connaît aussi l’importance des voix d’enfants dans la liturgie anglicane.

Yoshi Oida © Mamoru Sakamoto

Le dispositif conçu par Yoshi Oida est assez simple, construit autour d’un praticable central, à jardin l’orchestre de chambre, au fond le chœur, à cour, les enfants, avec un fond de scène mouvant et argenté, sur lequel vont se projeter quelquefois des images. Le chef dirige l’ensemble du dispositif, notamment les deux orchestres alors qu’en principe il y a deux chefs.
La mise en scène consiste en un immense rituel funèbre conçu dans l’esprit de l’œuvre où devant la mort et la guerre, il n’y a plus d’ennemis. Replaçant l’œuvre au temps de Wilfred Owen, de la première guerre mondiale (une indication 14-18 sur la scène le souligne), et donc en cohérence avec les manifestations autour du centenaire de la Première Guerre Mondiale, il va sur l’espace vide central placer les solistes, qui enterrent leurs morts de manière symétrique, habillés de manière plus ou moins semblable, seuls se distinguent les casques : on reconnaît à droite les casques à pointe germaniques et à gauche le casque traditionnel anglais « Brodie ». Chaque soldat porte en écharpe son drapeau national, mais tout évidemment devient dérisoire quand chacun est face à ses pertes, ses morts, et la même dévastation.
Les deux soldats (Paul Groves et Lauri Vasar) disent les poèmes de Owen : ils sont ces représentants de l’humanité déchirée et entraînée, de cette humanité victime des « Somnambules » qui portèrent à la guerre.
le soprano (Ekaterina Scherbachenko), représente d’une certaine manière la synthèse de cette humanité, elle exprime l’universel, et les enfants restent en retrait, victimes des conflits sans l’avoir voulu. Ainsi donc en un seul tableau global Yoshi Oida expose à la fois les résultats et les contradictions de tout conflit, qui se résout toujours de la même manière par l’enterrement des morts. Au-delà des symboles, drapeaux, poupées de chiffon figurant les morts anonymes ou les marionnettes humaines, cercueil devant lequel se recueille le soprano, mais aussi les cadavres anonymes enveloppés qui peuplent la première scène, au-delà des images qui quelquefois défilent sur le fond, au-delà du décor géométrique qui n’est pas sans rappeler certaines images wagnériennes de Wieland Wagner ou de Günther Schneider Siemssen, dans lequel s’insèrent les images, comme si les formes et les images se fondaient en un seul imaginaire,  on ne retient guère qu’une totalité où tous célèbrent la mort, à laquelle nul n’échappe, et devant laquelle vainqueurs et vaincus sont égaux.
C’est bien cette dernière notion, qui efface le résultat « politique » au profit du bilan humain qui est ici soulignée, et dominante. On voit bien que la Première Guerre Mondiale est l’emblème de toutes les guerres qui ont émaillé le siècle qui nous en sépare. Un « plus jamais ça » tellement ritualisé qu’il en devient presque sarcastique : le rituel se repropose à chaque guerre, tout comme le « plus jamais ça ». D’ailleurs, ce War Requiem composé pour la reconstruction de la cathédrale de Coventry détruite pendant la deuxième guerre mondiale, appuyé sur les poèmes écrits pendant la première, montre à la fois une universalité et une terrible vérité, presque sarcastique : le rituel n’est rituel que parce qu’il se répète : le « plus jamais ça » est en fait un « toujours », et cette émotion qui traverse l’œuvre et les images que nous voyons n’empêche ni n’empêchera rien. Même si Britten voulait composer un Requiem à la Guerre, celui-ci reste hélas à écrire, 55 ans après la création.
L’idée d’une mise en scène est donc pleinement justifiée pour une œuvre à la géométrie sonore et spatiale très complexe, mais la forme architectonique de l’Opéra de Lyon est peut-être un obstacle à sa pleine réalisation : une salle trop à l’italienne, trop étroite et impossible à moduler pour une spatialisation et une respiration sonores de l’œuvre telle qu’on la rêverait. Il faudrait sans doute une salle plus ouverte, une Philharmonie de Berlin, une halle aux grains de Toulouse, pour permettre à l’œuvre de frapper encore plus le spectateur. Il manque à ce travail un espace qui lui corresponde vraiment. Je mesure la vacuité de la remarque : on fait avec ce qu’on a.
Il reste que la mise en scène de ce Requiem lui donne une chair et une présence que peut-être le concert ne lui donnerait pas, même si au concert c’est l’imaginaire de l’individu qui est sollicité, alors qu’ici, l’imaginaire nous est en quelque sorte imposé. Mais la vision de Yoshi Oida touche à l’universel, au temps et à l’espace („Zum Raum wird hier die Zeit…“ comme chez Wagner pour définir la cérémonie du Graal dans Parsifal), avec des allusions à la Bible (le sacrifice d’Abraham) à la première et à la seconde guerre mondiale, dans une sorte d’imagerie générique de tout conflit qu’il l’enlève à son contexte propre.

©Stofleth

Au total, ce travail est empreint de grandeur et aussi de simplicité comme cette magnifique idée des parapluies qui s’ouvrent, image de protection face à un événement extérieur, mais une protection légère et fragile qui devient presque image de la fragilité humaine, image pascalienne de la situation humaine prise entre les infinis et entre des cataclysmes qu’il ne peut maîtriser .
A cette grandeur visuelle, à ce rituel déchirant parce qu’il marque la fragilité de l’humain correspond une réalisation musicale de très haut niveau, dont la grandeur fait vibrer le spectateur.
Les trois solistes sont remarquables de simplicité et de vérité : Paul Groves, le soldat « britannique », le ténor, Lauri Vasar, le baryton soldat « allemand » et Ekaterina Scherbachenko, qui se découvrira à la fin comme la veuve du poète Owen portant son portrait, comme le chœur porte les portraits des morts en un rite qui ressemble aux rites funèbres de l’antiquité romaine où les portraits des défunts étaient portés, et à l’origine du culte orthodoxe des icônes), mais qui représente toutes les veuves : son salut émouvant au cercueil visant évidemment à l’universel et non à l’histoire particulière d’Owen qui n’était pas marié et en outre ouvertement homosexuel.

Paul Groves ©Stofleth

Paul Groves à peine plus jeune que l’œuvre qu’il chante à la voix au départ un peu engorgée, révèle de nouveau et très vite toutes ses qualités : ductilité, savant dosage entre les mezze voci et les aigus triomphants, timbre qui garde une étonnante pureté, intensité dans les moments les plus dramatiques.
Lauri Vasar confirme les belles qualités qu’on connaît (il fut récemment Gloster déchirant dans le Lear salzbourgeois), beauté du timbre, belle diction, belle projection, mais moins d’intériorité peut-être que son collègue ténor.

Ekaterina Scherbachenko, est comme on l’a dit, une sorte de veuve universelle qui en enterrant le poète salue tous les morts. Une prestation sans défaut technique, bien dominée, mais sans particulière émotion, un peu extérieure. La voix manque d’expressivité et un peu de projection notamment à l’aigu, alors qu’elle se montre plus concernée dans les moments plus intimistes.

Ekaterina Scherbachenko ©Stofleth

Mais ce sont les masses chorales et orchestrales qui sont ici  les maîtres de l’espace : un chœur immense, renforcé (ce ne sera pas la seule occasion cette année…) très bien préparé par Geneviève Ellis, avec des moments très subtils, un réel travail des contrastes et une belle diction, et qui surtout chante  de mémoire, et participe avec engagement à la mise en scène en envahissant l’espace à la fin : beaucoup de couleurs dans ce chant où les voix explosent (Dies irae), mais aussi montrent une retenue qui va jusqu’au murmure (derniers moments), en des contrastes vraiment conduits de manière exceptionnelle. Une de ses prestations les plus impressionnantes.
La Maîtrise aussi avec ces enfants extérieurs, témoins et aussi victimes dirigés par Karine Locatelli montre un belle capacité d’émotion, et aussi une véritable expressivité. Tout cela est remarquable et montre le degré d’engagement des personnels artistiques qui justifient pleinement les récompenses internationales reçues.
Mais l’architecte et le maître d’œuvre c’est Daniele Rustioni qui réussit à diriger l’ensemble impressionnant de ces masses, et notamment les deux orchestres, avec une énergie et une fougue à souligner, mais aussi une capacité à retenir le son, à lui donner sens aussi notamment dans les moments les plus sarcastiques et les plus grinçants, qui ne cherche pas à s’imposer, mais qui accompagne : la manière dont l’orchestre accompagne les solistes quelquefois aux limites du parlando s’apparente presque à un dialogue intime. Les écarts de dynamique, les passages les plus intérieurs mais aussi les moments les plus spectaculaires, sont pris à bras le corps par un orchestre sans aucune scorie, parfaitement concentré, dynamisé par le chef qui semble être partout. Une très grande prestation, un accompagnement orchestral exceptionnel grâce à des musiciens tendus et attentifs, mais aussi visiblement très engagés autour de leur nouveau directeur. Une inauguration parfaitement réussie et dont le résultat exceptionnel montre la pertinence du choix et qui surtout laisse augurer de grands moments futurs.

Rituel ©Stofleth

SAISONS LYRIQUES 2017-2018: OPÉRA NATIONAL DE LYON

Macbeth, par Ivo van Hove ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

DEUX FOIS PLUS DE PIMENT

La prochaine saison de l’Opéra National de Lyon est importante, puisqu’elle inaugure le mandat de Daniele Rustioni comme directeur musical. La présence de Kazushi Ono a largement contribué à ouvrir le répertoire vers le XXème siècle, notamment russe, pour lequel il est une référence : on se souviendra vivement de ses Prokofiev (Le Joueur, L’Ange de Feu), de ses Chostakovitch (Le Nez ou Lady Macbeth de Mzensk), de ses Wagner aussi (Der Fliegende Holländer, Parsifal) mais il aussi dirigé Stravinski, Schönberg, Dallapicola, Poulenc, Britten ou Debussy. De manière plus inattendue il a aussi dirigé Verdi (Luisa Miller, Macbeth) : depuis 2008, il a incontestablement donné une couleur musicale à ce théâtre et travaillé avec l’orchestre avec une rigueur telle qu’on peut aujourd’hui constater qu’il en a fait une phalange de toute première importance. Chef discret, très régulier, précis, il sait rendre une partition lisible, tout en faisant sonner l’orchestre pour en exalter les qualités. Après 9 ans, il remet au jeune Daniele Rustioni un orchestre parfaitement huilé, capable d’aborder tous les répertoires.
Daniele Rustioni justement est un chef de 34 ans, milanais, qui a travaillé auprès de Gianandrea Noseda et puis est devenu l’assistant d’Antonio Pappano à Londres. On connaît l’étendue du répertoire de Pappano, et si l’arrivée de Rustioni à Lyon est marquée par le Festival Verdi qui va signer la saison et donner une couleur italienne au théâtre, il ouvre sa première saison par une version scénique du War Requiem de Britten, et on l’a entendu cette saison diriger aussi Johann Strauss , c’est dire que son répertoire va bien au-delà de ce qui fait généralement la gloire des jeunes chefs italiens souvent appelés pour diriger Verdi, Rossini ou Puccini. Ce qui le caractérise, c’est sa précision, son énergie, et son opiniâtreté, le public de Lyon, dans Simon Boccanegra, La Juive, Eine Nacht in Venedig, ne lui a déjà pas ménagé les triomphes.
Comme souvent, et peut-être encore plus cette année, la saison de Lyon ne ressemble à aucune autre, parce que si elle offre au public 12 titres, il y a parmi eux un Verdi peu connu en France (Attila en version de concert), quatre petits formats (Mozart et Salieri de Rimski-Korsakov, L’histoire du Soldat de Stravnski, Journal d’un disparu de Janáček , La bella addormentata nel bosco de Respighi) dont certains bien adaptés à un public plus jeune, en collaboration avec des scènes extérieures, Théâtre de la Croix Rousse, TNP, Le Radiant, ce qui est une manière d’ouvrir l’offre tout en partageant les coûts, une création mondiale (Germania, d’Alexander Raskatov dont on avait vu le remarquable Cœur de chien en 2014), une très grande rareté d’Alexander von Zemlinski (Le cercle de craie) et quatre titres plus « grand public », Cenerentola, Don Carlos, Macbeth et Don Giovanni.
Une saison pour tous les goûts mais avec une ligne ferme, de recherche, d’innovation, de recours à des metteurs en scène à la fois renommés et exigeants, et une série de découvertes musicales pour un public curieux. C’est bien cette ligne qui a été récompensée par l’Opera Award 2017, Lyon, meilleur opéra au monde en 2017. CQFD.
Alors nous allons explorer cette offre unique, qui commence donc en octobre (du 9 au 21 octobre) pour 7 représentations avec :

  • War requiem de Benjamin Britten, mis en scène de Yoshi Oida. L’œuvre de Britten, écrite pour commémorer le bombardement de Coventry, et la reconstruction de sa cathédrale est créée en 1962. Œuvre imposante tant pour les chœurs sollicités que pour l’orchestre, elle réclame trois solistes qui seront Paul Groves, le ténor bien connu, Ekaterina Sherbatchenko, qu’on a vu à Lyon dans Iolanta (Prod. Sellars) et le baryton Jochen Schmeckenbecher encore peu connu en France, mais qui devient un des chanteurs les plus réclamés des scènes allemandes. Une ouverture de saison surprenante et spectaculaire, emmenée par Daniele Rustioni, comme un sympathique pied de nez à ceux qui s’attendaient à une ouverture toute italienne.
  • Mozart et Salieri, de Rimski-Korsakov, qui alimente la légende de la rivalité des deux compositeurs si brillamment traitée plus tard par Milos Forman dans Amadeus. Une brève tragédie confiée au studio de l’Opéra de Lyon, dirigée par Pierre Bleuse et mise en scène par Jean Lacornerie qui reprend sa production de 2010 ( 6 représentations du 31 octobre au 7 novembre)

Mi-novembre, c’est une tradition désormais, l’Opéra se met au concert pour un opéra italien, tour à tour Rossini ou Bellini, c’est au tour de Verdi, à l’honneur cette saison.

  • Attila, de Giuseppe Verdi, en version de concert, à l’Opéra de Lyon le 12 novembre 2017 et à l’auditorium de Lyon pendant le Festival le 18 mars 2018, mais aussi au Théâtre des Champs Elysées à Paris le 15 novembre 2017.
    L’opéra de Verdi, pas si jeune d’ailleurs (c’est son neuvième titre) tout feu et flammes, vibrant et acrobatique sera dirigé par Daniele Rustioni, qui offrira son deuxième Verdi à l’opéra de Lyon (après Boccanegra en 2014) dans une distribution moins italienne que slave, mais avec des chanteurs particulièrement solides (Tatiana Serjan l’une des grandes références parmi les colorature dramatiques, en Odabella) Ezio sera l’excellent Alexey Markov, Attila Dmitry Ulyanov qu’on a vu dans Iolanta, et le ténor est italien, comme il se doit, car Foresto est confié à Riccardo Massi, une valeur qui monte dans la péninsule. Attila est l’un des grands opéras de Verdi, de sa première période, mais presque contemporain de Macbeth : une œuvre à connaître, car elle est très rare en France.

L’œuvre des fêtes, c’est cette année du 15 décembre au 1er janvier pour 9 représentations un grand Rossini.

  • La Cenerentola de Gioachino Rossini, la production coproduite avec l’Opéra d’Oslo est signée d’un des maîtres de la folie scénique, le norvégien Stefan Herheim (dont les Lyonnais ont déjà vu Rusalka en décembre 2014) et dirigé par le virevoltant et énergique Stefano Montanari, désormais attaché à Lyon pour la plupart des opéras baroques et chef du dernier né, l’orchestre I Bollenti Spiriti, la formation baroque de l’orchestre de l’Opéra de Lyon. La solide distribution réunit notamment la canadienne Michèle Losier en Angelina qu’on voit un peu partout en Europe, Cyrille Dubois le ténor montant de la scène française en Ramiro, l’excellente basse rossinienne Simone Alberghini en Alidoro, Nicolai Borchev en Dandidni et Renato Girolami, grand spécialiste des barytons-basse bouffes, en Magnifico.
    Pour Herheim notamment, un spectacle immanquable.

Du 20 janvier au 1er février, pour 7 représentations, une très grande rareté d’Alexander von Zemlinski dont on connaît mieux Eine florentinische Tragödie (Une tragédie florentine) ou Der Zwerg (le nain), et dont on a vu récemment en Flandres Der König Kandaules.

–    Der Kreidekreis (le cercle de craie) op.21, livret du compositeur d’après Klabund (qui s’est lui-même inspiré d’un drame chinois du XIIIème siècle) créé à Zurich en 1933. L’année de la création, pendant que l’odeur du nazisme rôde, la thématique, très politique, pour la justice et contre la corruption et le fait-même que Brecht utilisera les mêmes sources pour son Cercle de craie caucasien écrit en 1945 et publié en 1949 montrent la singularité de cette histoire qui sera à Lyon mise en scène par Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence à qui l’on doit par exemple les Nozze di Figaro d’Aix en Provence en 2012 et dirigée par l’excellent chef allemand Lothar Koenigs. La très solide distribution comprend le baryton Lauri Vasar qu’on commence à voir dans de grands théâtres en Europe, Martin Winkler, Nicola Beller Carbone , qui avait impressionné dans Die Gräfin von La Roche dans Die Soldaten de Zimmermann (Production Kriegenburg/Petrenko) à Munich et Stefan Rügamer, ténor de caractère en troupe à Berlin. Est-il utile de préciser qu’une telle occasion d’entendre cette œuvre ne se reproduira sans doute pas de sitôt, et que c’est immanquable : tous à Lyon en janvier.
Début février, sans doute parce que le Festival se prépare activement à L’Opéra de Lyon, deux spectacles déconcentrés pratiquement en parallèle dans deux salles différentes, l’un au théâtre de la Croix Rousse, et on peut supposer qu’il s’adresse à des enfants, et l’autre au TNP, plus dirigé vers un public adulte, et plus connu aussi.

  • La Bella addormentata nel bosco (La Belle au bois dormant), d’Ottorino Respighi, Théâtre de la Croix Rousse, du 6 au 14 février, pour 7 représentations, dirigé par Philippe Forget dans une mise en scène de Barbora Horakova, qui a étudié et travaillé en Suisse et qui a été notamment à très bonne école à Bâle où elle a été assistante ; à Lyon elle assista David Bösch pour Simon Boccanegra. Plus connu pour ses Fontaines et ses Pins de Rome, Respighi, un peu ignoré en France, a écrit aussi un certain nombre d’opéras dont cette fable créée pour marionnettes en 1922. Studio et Maîtrise de l’Opéra de Lyon en seront les protagonistes.
  • Le Journal d’un disparu, de Leoš Janáček du 8 au 11 février pour 4 représentations au TNP. C’est Ivo van Hove, présent pour préparer Macbeth, qui met en scène cet opéra miniature dans un décor de son compère Jan Versweyveld et c’est une garantie, puisqu’il est l’un des hommes de théâtre de référence du moment dans toute l’Europe qui s’intéresse au théâtre.
    Distribution minimale avec au piano Lada Valesova, le ténor Ed Lyon, le mezzo Marie Hamard et l’acteur Bruno Koolschijn.

Et vient mars, et avec mars le temps du Festival qui cette saison est dédié à Verdi, évidemment pour marquer le début de Daniele Rustioni comme directeur musical, qui va diriger les trois titres, et ouvrir ainsi une orientation nouvelle de l’Opéra de Lyon.

Trois titres,

  • Attila (voir plus haut) le 18 mars, à l’auditorium de Lyon dans la même distribution qu’en novembre, en version de concert.
  • Macbeth, reprise de la production d’Ivo van Hove de 2012 qui plaçait l’intrigue dans le monde newyorkais de la finance, avec ses trahisons et ses ambitions. À l’époque, le mouvement des indignados était très frais : six ans après qu’en sera-t-il et ce travail très lié à l’actualité la plus récente sera-t-il modifié ? Redonné tel quel ? Les indignados ne sont plus qu’un souvenir ravivé par une France insoumise qui n’en a pas tout à fait les contours : on sera intéressé par la portée de ce travail aujourd’hui. Outre Daniele Rustioni qui succède à Kazushi Ono, c’est une distribution complètement renouvelée qui est proposée avec la Lady Macbeth de Susanna Branchini, vue aussi dans ce rôle au TCE à Paris avec Daniele Gatti en 2015, le Macbeth du baryton Elchin Azyzov, en troupe au Bolchoï où il chante notamment les grands barytons du répertoire italien, tandis que Banco sera un habitué de Lyon, Roberto Scandiuzzi, l’une des grandes basses italiennes des dernières décennies, qui avait beaucoup impressionné dans La Juive en 2016.

Certes, un Macbeth ne se rate pas, et le souvenir du travail de Van Hove en 2012, ainsi qu’une distribution renouvelée et un chef particulièrement concerné par ce répertoire sont des arguments supplémentaires pour accourir à Lyon (7 représentations du 16 mars au 5 avril).

  • Don Carlos, mise en scène Christophe Honoré. Après Dialogues des Carmélites et Pelléas et Mélisande, Christophe Honoré met en scène Don Carlos, dans la version française en cinq actes de 1867, avec des extraits du ballet « La Peregrina » (Chorégraphie Ashley White).
    150 ans (151 pour le cas de Lyon) après la création, c’est au tour de Don Carlos dans sa version originale de revenir sur les scènes, puisque Paris et Lyon affichent pendant la même saison le chef d’œuvre de Verdi. C’est le texte français qui est la référence de l’œuvre, puisqu’il n’existe pas de version italienne, mais une simple traduction italienne du livret, y compris pour la version en quatre actes de 1884. On a traité assez récemment des diverses moutures de Don Carlos, un écheveau d’autant plus difficile à démêler qu’elles sont toutes approuvées par Verdi.
    L’Opéra de Lyon propose donc la version la plus complète possible aujourd’hui, dans une réalisation scénique qui va sans doute insister sur les aspects plus réprimés de l’œuvre, l’amour, les corps. La distribution est solide, dominée par le Philippe II de Michele Pertusi, une référence dans le chant du XIXème, mieux connu peut-être pour ses Rossini, mais particulièrement adapté à un travail sur le phrasé et le style, exigé par l’original français. Don Carlos est Sergueï Romanovsky, qui avait été très remarqué dans le rôle d’Antenore lors de la Zelmira concertante en 2015. Don Carlos est un rôle tendu (comme le personnage), et rares sont les ténors qui s’y confrontent sans dégâts ; Romanovsky, beau phrasé, voix et timbre clairs, aigus faciles, pourrait-être l’un de ceux-là.

Face à lui, l’Inquisiteur de Roberto Scandiuzzi, ce qui nous promet un grand duo de basses italiennes, et un grand duo de stylistes.
Rodrigue, c’est une prise de rôle de Stéphane Degout ; on attend avec impatience sa prestation : ses qualités de mélodiste, sa technique, son timbre suave devraient idéalement convenir à ce que je considère comme l’un des plus beaux personnages de Verdi. Il sera intéressant de comparer la prestation avec l’autre baryton français de référence, Ludovic Tézier qui le chantera à Paris. Mais Stéphane Degout a vraiment la couleur du rôle pour lequel il faut surtout montrer de l’intériorité et de la sensibilité.
Inattendue l’Elisabeth de Sally Matthews, plus familière de rôles mozartiens (Konstanze, Anna, Contessa) ou straussiens (Capriccio, Daphné) que verdiens. Elisabeth est l’un des rôles les plus difficiles de Verdi, qui exige une voix très assise, mais en même temps beaucoup de lyrisme, de retenue, de contrôle. Cette mozartienne devrait en avoir les qualités.
Enfin Eboli sera la jeune Eve-Maud Hubeaux, qui est un choix audacieux, parce qu’Eboli est un rôle de maturité. Mais sa Brangäne dans le Tristan de Heiner Müller cette saison en a étonné plus d’un. Gageons qu’une Eboli jeune va justifier encore plus la rivalité avec Elisabeth, et Eve-Maud Hubeaux a une fraîcheur qui sans doute va donner une couleur différente au personnage.
Daniele Rustioni qui n’a jamais dirigé l’œuvre dans sa version originale est lui-aussi particulièrement attendu, quant à Christophe Honoré, à qui l’on doit deux des plus forts spectacles des dernières années à Lyon, Dialogues des Carmélites et Pélleas et Mélisande, il va affronter une des œuvres de Verdi les plus difficiles à traduire scéniquement, un Grand Opéra de l’intime réprimé et de la solitude.
Comme de juste, cette production est inévitable pour le mélomane. Don Carlos dans sa version originale mérite d’être représenté et deux grandes productions dans l’année est un cadeau qu’on ne peut refuser. (8 représentations du 17 mars au 6 avril)

 

Le Festival passé, l’ordinaire va reprendre son œuvre, un ordinaire tout de même assez original pour retenir le mélomane à Lyon.
Dernière « petite forme » de la saison, externalisée au Radiant-Caluire,

  • L’histoire du soldat de Stravinsky pour cinq représentations du 25 au 29 avril, dans une mise en scène d’Alex Ollé (La Fura dels Baus) qui passe ainsi des hauteurs d’Alceste cette saison à une forme plus réduite, mais l’œuvre est si forte qu’elle va attirer dans ce lieu un public peut-être différent, avec la participation de l’orchestre de l’Opéra de Lyon.

 

Une création, commandée par l’Opéra de Lyon, va succéder aux fastes du festival, de 19 mai au 4 juin pour 7 représentations. C’est à Alexander Raskatov, qui a triomphé dans les murs de Lyon et ailleurs avec Cœur de Chien en 2014 dans la mise en scène fascinante de Simon McBurney :

  • Germania, sur un livet du compositeur d’après Heiner Müller, composition autour des enjeux de pouvoirs qui ont déchiré l’Allemagne, entre Hitler et Staline, un opéra hautement politique sur un XXème siècle dont nous payons encore les pots cassés. La mise en scène en est assurée par John Fulljames (décors de Magda Willi), à qui l’on doit le dyptique Sancta Susanna/Von heute auf morgen à l’Opéra de Lyon en 2012. Dirigé par l’excellent chef argentin Alejo Pérez, l’opéra chanté en allemand et en russe sera créé entre autres par Michael Gniffke, Ville Rusanen le baryton basse Piotr Micinski et le contreténor Andrew Watts.

Enfin, dernière production de la saison, qui se ferme sur un des grands standards de l’opéra, l’opéra des opéras :

  • Don Giovanni, dont la mise en scène est confiée au hongrois (installé en Allemagne) David Marton, connu à Lyon pour Capriccio , Orphée et Eurydice, La damnation de Faust trois productions discutées mais qui ont laissé de durables traces chez le spectateur. David Marton va affronter l’opéra alors qu’il a déjà travaillé auparavant sur le mythe de Don Juan. Nul doute que ce sera âprement discuté, mais je tiens personnellement Marton pour l’une des figures les plus sensibles et les plus originales de la mise en scène aujourd’hui.
    Confié à la baguette énergique de Stefano Montanari, désormais essentiellement attaché au répertoire XVIIIème à Lyon ses qualités de précision, de vivacité, de netteté devraient convenir à un Don Giovanni chanté par une compagnie très solide dominée par Philippe Sly, qu’on voit désormais un peu partout, en Don Giovanni, accompagné du Leporello du remarquable Kyle Ketelsen (qui le chantait à Aix dans la production de Tcherniakov), et de l’Ottavio de Julien Behr (Admète dans l’Alceste de Gluck cette saison. Eleonora Buratto sera Donna Anna, une garantie et Elivra sera confiée à Antoinette Dennefeld, tandis que Zerlina sera Yuka Kanagihara. Cette production sera sûrement un des points d’orgue d’une saison qui par ailleurs n’en manque pas.


Au total, une saison passionnante, inhabituelle, sans concessions, faite pour des spectateurs curieux, qui de nouveau place Lyon parmi les théâtres les plus acérés du paysage lyrique européen. Les récompenses, la qualité des spectacles qui ne se dément pas, la très bonne fréquentation du public, et une politique résolue envers les jeunes en sont les caractères, mais ne fait évidemment pas oublier les quelques nuages qui se sont accumulés ces derniers temps auxquels sans doute des arrières pensées politiques ne sont pas étrangères, mais c’est le destin des grands directeurs d’opéra en France (Liebermann, Bogianckino, Mortier) que d’affronter ce genre de polémique dans les arcanes desquelles nous n’entrerons pas..
On continuera donc d’aller à Lyon, car c’est quand même là la programmation la plus originale de l’hexagone, à tous points de vue.

LES SAISONS 2016-2017 (5): OPÉRA NATIONAL DE LYON

Tristan und Isolde (Bayreuth) , Ms Heiner Müller ©Bayreuther Festspiele
Tristan und Isolde (Bayreuth) , Ms Heiner Müller ©Bayreuther Festspiele

C’est toujours avec curiosité qu’on attend la programmation annuelle de l’Opéra de Lyon, qui sera la dernière du “règne” de Kazushi Ono, marqué par un vrai travail avec l’orchestre sur un répertoire plus récent, ainsi qu’un souci marqué de la précision des pupitres. La présence de Kazushi Ono a été pour Lyon une vraie chance, qu’il faut évidemment saluer.
Curiosité parce que la politique de Serge Dorny affiche une volonté résolue de modernité, et la recherche de jeunes chefs et metteurs en scène talentueux. C’est à Lyon qu’on a eu et pendant des années, Kirill Petrenko pour les grands Tchaïkovski, et un Tristan und Isolde resté dans les mémoires. Mais c’est aussi à Lyon qu’on a eu des spectacles de Peter Stein, de Klaus Michael Grüber, des gloires de la génération du Regietheater, mais on découvre aussi à Lyon la jeune génération, David Bösch metteur en scène devenu très vite inévitable (on le voit partout en Allemagne actuellement), David Marton à qui on doit trois mémorables spectacles, Capriccio, Orphée et Eurydice et la Damnation de Faust, Stefan Herheim pour Rusalka, Dmitri Tcherniakov pour Lady Macbeth de Mzensk, ou Alex Ollé de la Fura dels Baus mais aussi des metteurs en scène anglo-saxons : John Fulljames, Adrian Noble. Pour beaucoup, presque tous, c’était une première fois en France. Les grands metteurs en scène d’opéra d’aujourd’hui défilent tous d’abord à l’opéra de Lyon.
La saison prochaine est donc particulière pour le départ de Kazushi Ono, mais aussi particulière pour le répertoire affiché, une fois de plus sans concessions, mais totalement passionnant, à découvrir ou redécouvrir.

Octobre 2016 :

L'Ange de Feu (Benedict Andrews) ©Iko Freese :drama-berlin.de
L’Ange de Feu (Benedict Andrews) ©Iko Freese :drama-berlin.de

L’Ange de Feu de Sergueï Prokofiev, dir.mus : Kazushi Ono. La production de l’australien Benedict Andrews est importée de la Komische Oper de Berlin, où elle a triomphé et cette saison et la saison dernière. Une histoire de fantasmes et de désir, rare sur les scènes mais redécouverte ces dernières années. Pour l’incarner, il faut des artistes enflammés et incroyablement engagés. C’est Ausrine Stundyte (la Lady Macbeth de Mzensk cette saison) qui sera Renata, tandis que Ruprecht sera le remarquable Laurent Naouri. Mais le reste de la distribution n’est pas en reste : tous d’excellents chanteurs, Margarita Nekrasova, Dmitry Golovnin, Vasily Efimov, Mairam Sokolova.
Un début de saison brûlant à ne manquer vraiment sous aucun mais aucun prétexte.
Du 11 au 23 octobre (7 représentations)

Novembre 2016 :

L’enfant et les sortilèges, de Maurice Ravel . Une toute petite série pour les enfants d’un côté et pour les jeunes du Studio de l’autre, dirigée en alternance par Philippe Forget et Kazushi Ono, dans une conception légère, avec les vidéos de Grégoire Pont, la mise en espace de James Bonas, des décors et costumes de Thinault Vancraenenbroeck. Le texte de Colette vus au travers des effets spéciaux et de l’animation.
Du 1er au 5 novembre (4 représentations)

Ermione, de Gioacchino Rossini Une seule représentation pour l’un des grands opéras seria de Rossini, en version de concert, qui va clore le cycle bel canto initié il y a quelques années. Mérite d’autant plus le voyage qu’on va y entendre en Ermione, l’une des plus grandes voix actuelles, essentiellement abonnée au MET à New York, Angela Meade ! Je crois même que c’est la première apparition en France . elle a décidé la saison prochaine de chanter en Europe (Madrid, Bilbao, Berlin). Le reste de la distribution est composé de rossiniens ou belcantistes AOC, comme Dmitry Kortchak, Michael Spyres, Enea Scala (le magnifique Leopold de La Juive cette saison à Lyon), Eve-Maud Hubeaux, une jeune mezzo à surveiller (magnifique Mary à Lyon dans Fliegende Holländer en 2014). L’ensemble sera dirigé par le vétéran des rossiniens et le pape de l’édition rossinienne, Alberto Zedda.
Le 13 novembre 2016 (une représentation).
Concert présenté au TCE à Paris le 15 novembre 2016.

Décembre 2016 :

Eine Nacht in Venedig de Johann Strauss, en coproduction avec l’Oper Graz et le Royal Opera House de Mascate (Sultanat d’Oman). L’Opéra de Lyon poursuit l’exploration d’opérettes rares en France, Eine Nacht in Venedig (1883) n’est pas l’opérette de J.Strauss la plus fréquente en France et c’est donc l’occasion de découvrir un Strauss inconnu ou peu connu. Inconnu en France aussi le danois Peter Langdal, directeur de théâtre et metteur en scène qui travaillera à cette production correspondant aux fantasmes vénitiens de la bourgeoisie viennoise, peu de temps après que Venise a regagné le giron italien . C’est Daniele Rustioni, futur directeur musical de la maison à partir de la saison 2017-2018, qui dirigera l’œuvre ce qui nous assure vivacité et rythme, et c’est l’excellent ténor Lothar Odinius qui conduit le carnaval (dans la distribution, Matthias Klink, Piotr Micinski, et Caroline MacPhie).
Du 14 décembre 2016 au 1er janvier 2017 (9 représentations)

Janvier 2017 :

Jeanne au bûcher, d’Arthur Honegger, sur un texte de Paul Claudel. Romeo Castellucci, pour la première fois à Lyon, poursuit sa méditation scénique sur les figures du mysticisme et sur la relation au religieux. Après Œdipe, Moïse, Jésus, voici Jeanne d’Arc, vue par Claudel et Honegger, figure humaine et visitée, parmi les hommes et hors le monde, qui sera portée par Audrey Bonnet. À ses côtés notamment Denis Podalydès (Frère Dominique), mais aussi Ilse Eerens, Valentine Lemercier, Marie Karall et Jean-Noël Briend, le tout porté par Kazushi Ono, à la tête de l’orchestre et de l’excellent chœur de l’Opéra (direction Philip White). Sans aucun doute le public courra voir cette incarnation tant le metteur en scène italien est aujourd’hui devenu un phénomène médiatique.
Du 21 janvier au 3 février 2017 (8 représentations)

Mars 2017

Festival « Mémoires ».
C’est la mémoire du théâtre que Serge Dorny a choisi d’exhumer pour ce Festival 2017 tout à fait exceptionnel, d’une grande difficulté à organiser puisqu’à l’Opéra de Lyon alterneront deux opéras « lourds » exigeant de la part de l’orchestre un engagement rare, tandis que le TNP sera mobilisé pour le troisième. Une mémoire encore vive en Allemagne et peut-être moins sensible en France de spectacles qui ont profondément marqué l’histoire de la mise en scène d’opéra :

Elektra mise en scène de Ruth Berghaus ( Semperoper Dresden 1986)
Tristan und Isolde, mise en scène de Heiner Müller (Bayreuther Festspiele 1993)
L’incoronazione di Poppea, mise en scène de Klaus Michael Grüber (Aix 1999, Wiener Festwochen 2000)
Les trois metteurs en scène sont morts, les trois spectacles enfouis dans les mémoires ou sur des photos, voire en vidéo (Grüber et Müller), bien que la mise en scène de Ruth Berghaus ait duré à Dresde jusqu’en 2009. L’Opéra de Lyon reconstitue costumes et décors, et la mise en scène est reprise à partir des traces qu’on en a. Quel effet ces travaux mythiques sur un public de 2016? quelle réflexion sur la fugacité du théâtre ? Sur la notion de mise en scène comme « œuvre d’art », quelle rencontre entre un spectacle créé pour un public de 30 ans antérieur, et un public de 2016 ? Autant de questions passionnantes autour du théâtre que le public devra se poser, et avec quelle acuité, au contact d’objets aussi mythiques.

L’Incoronazione di Poppea, de Claudio Monteverdi.
Les amours de Néron et Poppée qui détruisent tout sur leur passage, Octavie, la femme répudiée, Sénèque le philosophe et maître à penser. Seuls en réchappent (sur le fil) les deux autres amoureux, Drusilla et Ottone . Sans doute le premier opéra véritablement dramaturgique, avec des « personnages » de chair et de sang traités par Grüber à la fois concrètement et abstraitement, comme des émanations d’images enfouies, rêvées par nos fantasmes pompéiens ou ceux de la peinture Renaissance (magnifique décor de Gilles Aillaud). Pour cette production, des jeunes, rien que des jeunes se confronteront sur la scène du Théâtre National Populaire de Villeurbanne (mais aussi de l’Opéra de Vichy)à la passion dévorante et destructrice : Sebastien d’Hérin et son Ensemble Les Nouveaux Caractères et les jeunes chanteurs du Studio de l’Opéra national de Lyon.
Du 7 au 11 mars (3 représentations) à l’Opéra de Vichy
Du 16 au 19 mars (3 représentations) au Théâtre National Populaire

 Elektra, de Richard Strauss

La vengeance chez les Atrides, dans la version d’Hugo von Hoffmannsthal héritée de Sophocle : le paroxysme des relations affectives d’une charmante famille : père/fille, mère/fille, frère/sœur soeur/soeur : danse sur un volcan musical qui secoue l’opéra depuis 1909.
L’orchestre sera dirigé par Hartmut Haenchen, un des grands chefs pour ce répertoire, Elektra sera Elena Pankratova (que je n’aime pas, mais enfin…on verra), Chrysothemis aura l’immense voix de Katrin Kapplush, Klytemnästra sera Lioba Braun, et Orest Christoph Fischesser, mais aussi Thomas Piffka (Aegisth) et Victor von Halem. Et tout se beau monde évoluera sur le « plongeoir » conçu par Hans Dieter Schaal pendant que l’orchestre sera en dessous.
A ne manquer sous aucun prétexte, évidemment. Une occasion de ce type ne se rate pas.Du 17 mars au 1er avril (6 représentations)

Tristan und Isolde (Bayreuth) , Ms Heiner Müller ©Bayreuther Festspiele
Tristan und Isolde (Bayreuth) , Ms Heiner Müller ©Bayreuther Festspiele

Tristan und Isolde, de Richard Wagner
La dernière fois que Tristan und Isolde a été représenté à Lyon, c’est il n’y a pas si longtemps (En juin 2011) et c’était Kirill Petrenko qui dirigeait. Ce sera cette année Hartmut Haenchen, ce qui n’est pas mal non plus, et qui assurera donc Elektra et Tristan.  La mise en scène de Heiner Müller a été immortalisée par la vidéo en 1995, et constitue la production de la première Isolde de Waltraud Meier. C’est dire l’incroyable force émotive que cette reprise peut avoir pour moi qui ai vu ce spectacle profondément bouleversant à Bayreuth.
La distribution permet de retrouver l’Isolde d’Ann Petersen (elle l’était déjà en 2011), Tristan sera Daniel Kirch, excellent jeune ténor wagnérien, le roi Marke, comme en 2011 sera Christoph Fischesser, tandis que Brangäne sera la jeune Eve-Maud Hubeaux et Kurwenal l’excellent Alejandro Marco-Buhrmester. Une très belle distribution qui promet de beaux moments, qui seront éclairés par le mythique éclairagiste de Bayreuth (et du Ring de Chéreau) : Manfred Voss.
Lyonnais, le mythe sera chez vous, vous savez ce qui reste à faire.
Du 18 mars au 5 avril (6 représentations)

Après ce mois de mars à vrai dire exceptionnel, voire unique, la programmation « ordinaire » reprend ses droits.
Mai 2017

Alceste, de C.W.Gluck,
Retour de Stefano Montanari, l’excellent chef italien auquel on doit déjà de très belles soirées à Lyon (et qui dirigera en juin 2016 l’Enlèvement au Sérail dans la mise en scène de Wajdi Mouawad), et retour d’Alex Ollé de la Fura dels Baus pour la mise en scène de cet Alceste de Gluck, l’histoire de l’épouse Alceste qui consent à mourir pour son mari Admète et que finalement les dieux épargneront. C’est l’une des vedettes du chant français, Karine Deshayes qui sera Alceste, et le très bon Julien Behr qui sera Admète, entourés de Florian Cafiero, d’Alexandre Duhamel et de Tomislav Lavoie.
Du 2 mai au 16 mai (8 représentations)

Borg et Théa, de Frédéric Aurier et la Soustraction des Fleurs
Un spectacle familial, pour enfants, en collaboration avec le Théâtre de la Croix Rousse, sous la direction musicale de Karine Locatelli, et dans la mise en scène de Jean Lacornerie. La Soustraction des Fleurs et le Quatuor Béla accompagnent un spectacle où participe aussi l’excellente Maîtrise de l’Opéra de Lyon.
Du 9 au 17 mai (7 représentations)

Juin 2017

Viva la Mamma (Le convenienze e inconvenienze teatrali) de Gaetano Donizetti.
Dans la production des 71 opéras écrits par Donizetti, pleins de femmes sacrifiées et d’amours interrompues, de meurtre, de sang et de cruauté, les comédies sont très rares et Viva la Mamma en est une, qui raille les mœurs du théâtre lyrique. Un opéra au miroir en quelque sorte ; c’est Laurent Pelly, grand amoureux des opéras souriants qui avec sa complice Chantal Thomas, en fera la mise en scène tandis que l’orchestre sera dirigé par le très jeune et très intéressant Lorenzo Viotti (26 ans, fils du chef disparu Marcello Viotti) qui l’an dernier a remporté le prix des jeunes chefs d’orchestre du Festival de Salzbourg. Ce qui motive d’autant plus car la découverte d’un jeune chef est chose importante. Côté distribution, c’est vraiment l’idéal pour ce répertoire : Patricia Ciofi, grande spécialiste de Donizetti, Charles Rice, qu’on a vu dans La Juive (Albert), Enea Scala , qui lui aussi était dans La Juive (Léopold) et Laurent Naouri. Une conclusion de saison en explosion.
Du 22 juin au 8 juillet (9 représentations)

Comme d’habitude, l’Opéra de Lyon propose une saison bien construite, assez complexe et exigeante pour le spectateur, passionnante pour les amoureux du théâtre et aussi des œuvres un peu exceptionnelles : entre l’Ange de Feu, Jeanne au bûcher, Elektra, Tristan und Isolde et Alceste, c’est une palette très diversifiée d’œuvres monumentales et symboliques de l’histoire du genre qui est interpellée. Quant au Festival « Mémoires »,  il fait déjà rêver.
Je suppose que beaucoup de parisiens feront le voyage lyonnais assez souvent, mais pas seulement les parisiens, je gage qu’outre Rhin la perspective de revoir le Tristan d’Heiner Müller en excitera plus d’un. Magnifique saison. [wpsr_facebook]

Elektra (Prod.Berghaus) ©Semperoper Dresden
Elektra (Prod.Berghaus) ©Semperoper Dresden

OPERNHAUS ZÜRICH 2015-2016: IL VIAGGIO A REIMS de Gioacchino ROSSINI le 23 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Je n’ai qu’une référence pour Il Viaggio a Reims, la production (1984) princeps de Luca Ronconi à Pesaro représentée alors dans l’espace assez réduit de l’auditorium Pedrotti, revue en 1985 à la Scala, puis à Vienne, puis à Ferrare et de nouveau à Pesaro dans les années 1990. Une de ces productions qui n’a jamais vieilli, qui a gardé toujours sa force, sa joie, sa folie, car c’était une folie qui à la Scala et Pesaro, impliquait la ville par ce cortège royal qui la traversait pour arriver à l’heure dite du final, sur la scène du théâtre et dont on voyait l’avancée en direct sur écran. À Vienne, c’était hélas un film.

Paris a failli voir ce Viaggio a Reims, au théâtre des Champs Elysées, mais les places étaient tellement chères que l’entrepreneur lui même, voyant que la salle ne se remplissait pas, y renonça, et ce fut Ferrara qui récupéra les représentations. Ainsi, depuis 1825, Paris, pour qui le spectacle a été conçu, n’a pas revu de Viaggio, et jusqu’en 1984, l’œuvre, de circonstance et abandonnée au bout de 5 jours ne fut plus jamais plus représentée.
Une folie aussi la distribution d’alors, Valentini Terrani, Cuberli, Ricciarelli (Caballé à Vienne), Gasdia, Ramey (Furlanetto a Vienne), Merritt (ou Araiza), Chausson, Gimenez, Raimondi, Nucci, Dara…tant de stars rassemblées pour des numéros d’un oratorio mis en scène sur la plus ténue des intrigues, pour le plus explosif des spectacles.
Et puis Abbado, Abbado, Abbado qui orchestrait cette folie et qui orchestrait même un bis tellement le triomphe était indescriptible, à la Scala notamment où à chaque fois, fut repris le « grand concertato a quattordici voci », final de la première partie et qui laissait le public dans la plus stupéfiante des joies.
Après de telles expériences, quand ce fut tout, ce fut tout. Au moment où l’œuvre fut reprise dans d’autres mises en scènes et avec d’autres chefs, un peu partout dans le monde, je n’eus jamais le courage de m’y confronter. Quand on a eu le génie, même le très bon vous paraît fade.

Qu’est ce que Il Viaggio a Reims ? En terme de dramaturgie, ce n’est rien, strictement rien puisqu’il ne se passe rien : un certain nombre de voyageurs européens se retrouvent dans un hôtel de Plombières, en route pour le sacre de Charles X à Reims, mais un problème de diligence les oblige à rester, puis à changer de programme en allant aux fêtes de Paris qui va aussi célébrer le sacre.
Il n’y a pas d’action ou si peu, et pas d’intrigue, ou des micro-intrigues aussi multiples que microscopiques.
Pour Rossini, le propos était simple, faire une sorte de festival joyeux, à l’occasion de l’avènement de Charles X, une fête du chant, un digest de tout le savoir rossinien en matière de pyrotechnie vocale : du lyrisme, de la vocalise, du poétique, de l’ironie, du burlesque, le tout en musique, un peu comme un spectacle qu’on monterait à l’occasion d’un grand événement aujourd’hui sous la Tour Eiffel sur un pot pourri de musiques connues. Ce fut tellement un unicum que Rossini en reprit les musiques pour environ 50% du Comte Ory trois ans plus tard. Il Viaggio a Reims, c’est d’abord du spectacle, c’est l’opéra qui fait la fête.

Je pense que la production de Ronconi, tellement emblématique, aurait pu être conservée, tant elle est intemporelle, et qu’elle suffirait à notre plaisir. C’est le type de production qui colle tellement à une œuvre qu’on n’arrive pas à s’en détacher. Il en existe une vidéo officielle (de Vienne) et une de Pesaro en 1984, reprise par la RAI et qui existe dans les archives,  bien meilleure, malgré l’orchestre de la Staatsoper, Caballé n’y est pas si bonne et Ricciarelli était bien plus convaincante Qui trouve cette retransmission RAI aura gagné le gros lot.

 

J’ai donc décidé de rompre le jeûne à l’occasion des représentations de Zürich, qui m’ont attiré par une distribution jeune qui m’est apparue équilibrée, par la direction de Daniele Rustioni qui est un chef très intéressant (futur directeur musical de l’opéra de Lyon à partir de 2017) et surtout par la mise en scène de Christoph Marthaler, que j’aime beaucoup et dont l’approche pouvait correspondre à ce qu’on peut faire de l’œuvre aujourd’hui, puisqu’on peut s’y permettre tout et son contraire.
Si ce ne fut pas une révélation (on peut difficilement entrer en compétition contre les mythes, et notamment lorsque ces mythes reposent sur une vérité vérifiable), ce fut une très bonne soirée, qui m’a laissé sinon de très bonne humeur, on verra pourquoi, signe, et la tête pleine de cette musique que j’adore et c’est un signe.
L’orchestre de Zürich (Le Philharmonia Zürich) est un orchestre de fosse suffisamment plastique pour jouer aussi bien Wagner que Verdi, aussi bien Donizetti que Strauss. Pour Rossini, c ‘est toujours un peu plus difficile de trouver le ton juste : il y a des questions techniques de phrasé, de rythmes, mais aussi de vélocité et de volume qui ne sont pas toujours faciles à appréhender (c’est d’ailleurs la même chose pour les chanteurs, où les chanteurs latins (italiens ou hispaniques) réussissent en général beaucoup mieux à dire, mâcher, projeter le texte. Ce qui fait défaut à l’orchestre, c’est un sens du volume qui soit en phase avec cette musique qui doit rester légère, même lors de « forte » ou « fortissimo », Daniele Rustioni a beau faire des signes désespérés pour « contenir » le volume, ce fut justement plusieurs fois sans effet, ce n’est pas tout à fait l’orchestre pour ce type d’œuvre, même s’il n’y pas de particulière scorie, le son est un peu épais et ne correspond pas tout à fait à ce qu’on attend.

En revanche, il y eut de grandes réussites : les premières mesures, si importantes pour donner le ton, qui semblent émerger du silence d’une manière si fluide, la deuxième partie dans son ensemble, qui est souvent du remplissage musical (Rossini ne s’est pas donné beaucoup de peine), mais qui avait un rythme et une ligne poétique intéressante, avec une bonne réussite du point de vue de la pulsion du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » placé cette fois dans la deuxième partie et non comme final de la première, pour donner plus de consistance à la deuxième partie, musicalement plus faible. L’accompagnement des femmes était particulièrement réussi aussi, mais il faut dire qu’elles étaient beaucoup plus en phase avec la musique que leurs collègues masculins, notamment basses et barytons.

Dans l’ensemble Daniele Rustioni s’en sort bien, avec un geste précis, et très spectaculaire aussi, très engagé dans l’action et suivant les chanteurs avec beaucoup d’attention et de précision. On sent qu’il aime ce répertoire, en tous cas, il le fait voir.
Du côté du chant, comme je l’ai écrit, il y a plus de réussite du côté féminin que masculin, y compris dans les petits rôles (bien par exemple la Maddalena de Liliana Nikiteanu qui ouvre l’opéra), Madame Cortese est Serena Farnocchia, qui fait une très bonne carrière dans les grands rôles du répertoire italien. Elle est une Madame Cortese efficace (la patronne de l’Albergo del Giglio d’Oro), la voix bien en place, bien projetée, au volume bien contrôlé ; il lui manque quelquefois un peu de douceur (de morbidezza), mais dans le contexte et dans ce rôle là, ce n’est pas rédhibitoire.

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs  (Folleville) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) ©Monika Rittershaus

Julie Fuchs en Comtesse de Folleville (la « française »), est irrésistible avec son faux air de Marilyn Monroe, mais elle est surtout impressionnante par le chant, gratifiant d’un feu d’artifice vocal, de suraigus tenus, de notes filées, d’agilités. Ce fut un grand moment de chant et surtout la promesse d’autres performances ; en tous cas, c’est là un de ses chevaux de bataille désormais, elle est vraiment extraordinaire.

Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus

Rosa Feola (Corinna, personnage qui réfère à Corinne ou l’Italie, de Madame de Staël, qui a inspiré tout l’opéra) est elle aussi magnifique. J’ai dans l’oreille la Gasdia, et dans les souvenirs sa coiffure en forme de lyre avec laquelle Caballé jouait. Il faut pour Corinna un authentique lirico-colorature, non une voix de rossignol, mais une voix qui ait du corps et un registre central marqué, avec des aigus à toute épreuve, qui sache filer, vocaliser, monter à l’aigu avec beaucoup de fluidité. Rosa Feola a tout cela : sa Corinna est à la fois vocalement exemplaire (il le faut car Corinna est un rôle de chanteuse spécialisée en improvisation) mais son personnage est aussi intéressant et sort du modèle éthéré que peut être une Corinna traditionnelle. Sa Corinna est une jeune fille ouverte, qui sait séduire, avec une certaine maturité, une sorte de pré Rosine dont on sent qu’elle va beaucoup se jouer des hommes (ou jouer avec). Une prestation non seulement impeccable mais de très grand style.
Il sera difficile de séparer la contessa Melibea « la polonaise » et sa créatrice au XXème siècle Lucia Valentini-Terrani, trop vite disparue, et qui fut l’un des grands mezzos rossiniens (mais pas seulement) des années 80, sa voix grave, sa présence étourdissante, ses capacités infinies à vocaliser et à jouer sur les couleurs et l’expression, tout cela en fait une référence définitive.
Anna Goryachova a une jeune carrière encore, très diversifiée puisqu’elle chante aussi bien du baroque que Carmen ou Isabella de l’Italiana in Algeri. Sa Melibea (qu’elle a déjà interprétée sous la direction de Zedda en Flandres) ne fait pas oublier la Valentini-Terrani, mais défend avec beaucoup de présence et d’élégance le rôle duquel elle se sort avec tous les honneurs, vocalement c’est net, précis, bien projeté, et la présence scénique et tout à fait bien marquée.
Javier Camarena interprète il conte di Libenskof, « le russe », confié jadis à Merritt : il faut des aigus, il faut un style rossinien éprouvé, il faut une dynamique dans la voix : Camarena a tout cela, son Libenskof est particulièrement réussi et de tous les hommes c’est le mieux dans le rôle et dans cette musique qu’il pratique depuis longtemps. C’est un vrai rossinien et on le sent, soit dans les agilités, soit dans la manière de dire le texte, et bien sûr dans sa facilité à darder les aigus ou à les moduler. Il remporte un très gros succès très mérité.
Mais son jeune collègue Edgardo Rocha réussit aussi dans le rôle de Belfiore un peu plus pâle vocalement ; il exige aussi ses aigus, et un peu plus de lyrisme que le précédent, car Belfiore cherche à séduire Corinna, dont l’anglais Lord Sydney est amoureux, il est donc un peu plus tenore di grazia, et de grâce, la voix en a. Edgardo Rocha, qui a travaillé son Rossini avec Rockwell Blake et Alessandro Corbelli a une carrière belcantiste déjà affirmée. C’est une voix d’avenir, à n’en pas douter.

Scott Conner en Don Profondo rencontre un certain succès dans son air fameux « Medaglie incomparabili » où il imite les accents et les attitudes de tous ses compagnons d’infortune, bien mis en scène, puisqu’il est perché à l’étage et domine la scène, en final de la première partie. Notons qu’à travers « Medaglie incomparabili », Luigi Balocchi auteur du livret rappelle le titre de l’aria de Cosi fan Tutte « Smanie implacabili », le livret a aussi d’autres citations d’airs célèbres (« cruda sorte », de l’Italiana in Algeri par exemple), cela fait partie des jeux internes qui invitent au délire référentiel.
L’ air est très honnêtement chanté, mais on est loin de ce qui serait exigible et on est loin (bien entendu) de l’éblouissant Ruggero Raimondi. Les accents ne sont pas clairement identifiables, les mimiques restent embryonnaires, la couleur du texte n’est pas très variée. Il reste que c’est chanté, que le rythme y est, et que cela fonctionne sur le public ; mais pour chanter des airs de ce type, il faut maîtriser parfaitement l’italien et ses couleurs, il faut embrasser le rythme italien, percevoir aussi les accents étrangers en italien et leur fonctionnement ; Scott Conner en est loin.
Lord Sydney (interprété par Nahuel di Pierro) ni Don Alvaro (Pavol Kuban) ne sont des rôles marquants s’il ne sont pas confiés à une star, Ramey ou Furlanetto en faisaient quelque chose, cela reste ici très neutre et pour tout dire passable et sans grand intérêt. Le Baron de Trombonok (l’allemand) est chanté par l’ukrainien Yurij Tsiple qui s’en sort mieux que les autres, sa présence scénique, une voix bien placée, une projection correcte font qu’il est « notable » en scène. Il reprend du relief à la dernière scène où il chante l’hymne allemand.

Parmi les plus petits rôles, signalons le Don Prudenzio (le médecin qui devrait soigner les curistes et qui dans la mise en scène s’occupe du chat) de Roberto Lorenzi, jolie voix de basse, bien dans le style de Rossini, même si un peu raide, Rebecca Olvera qu’on a vu en Adalgisa auprès de la Bartoli et qui ici a le tout petit rôle de Modestina, et le jeune sud coréen Ildo Song qui remporte un petit succès personnel dans Antonio.
Jolie chorégraphie d’Altea Garrido pour le court ballet de la seconde partie et un ensemble donc homogène et honnête, dominé par les femmes et les ténors.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Tout ce petit monde évolue dans l’Albergo del Giglio d’Oro, à Plombières, c’est à dans un hôtel thermal, d’où un Spa, un pédiluve dans lequel des personnages un peu déglingués arrivent, typiques de Christophe Marthaler, maître de la déglingue.
Jamais contemporain dans ses décors (confiés comme toujours à Anna Viebrock), il prend cette fois pour modèle l’architecture de la fin des années 60 et surtout le Kanzlerbungalow de Bonn (Architecte Sep Ruf), qui servit jusqu’en 1999 de résidence officielle des chanceliers d’Allemagne, une maison de verre et de bois, très géométrique, au fond d’un parc qui posait en ces années de guerre froide de singuliers problèmes de sécurité, et même le pédiluve sur scène rappelle la piscine du lieu.
Le modèle est choisi à dessein : partant de la réunion fortuite de plusieurs étrangers (italien, russe, espagnol, allemand, anglais français), il prend prétexte du couronnement de Charles X (aujourd’hui peu parlant) pour faire de cette fête, une sorte de prétexte à entrevues diverses comme on le voit à l’occasion de cérémonies semblables : on assiste à un couronnement et dans les couloirs on échange.
Il s’agit donc pour Marthaler plus ou moins sérieusement d’inviter à voir dans cette intrigue une sorte d’Europe en petit, avec ses discussions, ses petites jalousies, ses manœuvres plus ou moins minables, d’où à un moment la signature d’un traité dans une des pièces pendant qu’on chante au premier plan, d’où aussi la présentation des personnages derrière un pupitre, d’où aussi les étoiles sur les pupitres qui forment le symbole de l’Europe tombant une à une ; car pour Marthaler (et pas seulement lui d’ailleurs), l’Europe brinqueballe. L’image un peu surannée du Kanzlerbungalow, à laquelle s’ajoutent ces européens un peu à côté de la plaque, se disputant pour des choses mineures, avec leurs petits mensonges et leurs petites trahison fait métaphore d’un Viaggio a Reims pour une cérémonie apparemment unificatrice, mais qui cache en réalité petitesses et indifférence.

Comme on le voit, le propos n’est pas si joyeux, mais l’idée d’Europe est bien présente dans l’œuvre, affirmée même dans certaines parties du livret, comme lorsque  Trombonok chante l’hymne allemand (à un moment où l’unité allemande est encore loin). Et Marthaler s’appuie sur cette idée développée tout au long de l’œuvre, qui vient de Madame de Staël (Corinne ou l’Italie) roman typiquement cosmopolite et européen.
Mais la joie explosive qui était le propos de Ronconi devient ici un objet un peu amer et mélancolique, comme toujours chez Marthaler, dont le regard n’est jamais foncièrement joyeux. Certes, le burlesque est là, les postures un peu surréalistes, un monde de personnages dont certains apparaissent errant au fond de la scène sans autre fonction de l’apparaître, un monde d’hôtel de thermes où l’on voit toutes sortes de pathologies, psychiques ou physiques, un monde dont les gestes sont comme mécaniques, qui prend beaucoup au monde des clowns, au cinéma muet, aux saynètes où à un geste ne correspond pas ce qui est dit (le chat que tout le monde soigne au lieu de soigner les humains par exemple).
La couleur même du décor, marron et gris, n’est pas joyeuse et a quelque chose de glacial et de tristounet, tout aussi bien que les portraits de célébrités qui ont dû ou pu passer par l’hôtel (rappelons que l’espace est celui du Kanzlerbungalow de Bonn, lieu de réception du Chancelier de 1970 à 1999, aujourd’hui Monument historique national, un espace qui a vu défiler les Grands et les Petits de l’époque), on y voit des gloires d’hier (Ludwig Erhard) comme d’aujourd’hui (Elisabeth II, Juan Carlos, Marine Le Pen, Sepp Blatter – et une coupe du monde traîne sur le bureau à l’étage, car on est à Zürich, le Vatican du Foot), images sans vie, cadres déposés contre le mur, sorte d’histoire qui passe et qui ne fixe pas.
Le monde, et l’Europe en particulier est une comédie burlesque, et presque chaplinesque donc par ricochet inquiétante par les relations à l’histoire qu’elle crée .

Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus

Marthaler avec son rire mécanique et grinçant  finit par ne plus faire rire : certes, on sourit souvent, on glousse beaucoup, mais pas beaucoup de place pour l’éclat de rire dans cette tranche de vie européenne à laquelle il nous fait assister. La deuxième partie, même agrémentée du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » reste une sorte de succession de moments sans joie (même l’épisode des hymnes) où les personnages semblent « se résoudre à » plutôt que de montrer le dynamisme et la foi en l’avenir (festif) qu’on pourrait attendre. Et ainsi le grand final un peu grandiloquent concocté par Rossini semble encore plus plaqué et artificiel, même si le chœur est dans la salle et semble inviter à la Fête.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

La fête de l’Europe est ratée, parce qu’elle est vide et Madame de Staël est un rêve: on n’y croit plus. Voilà la conclusion à laquelle on arrive en regardant cette production, aussi artificielle que l’Europe qu’elle évoque, aussi grinçante et au fond terrible, que tous ces gens (et portraits) sur scène (et dans la salle ?) sont inconscients, parce qu’inconsistants. À un moment ils évoluent en deuxième partie parmi les débris d’un avion qui s’est écrasé (sans doute par un attentat: voilà le type d’image d’Europe heureuse que Marthaler nous diffuse…

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, avion… ©Monika Rittershaus

L’Europe est triste hélas…
Au terme de ce spectacle, très acéré comme toujours chez Marthaler, mais quand même pas toujours convaincant je sors mi figue-mi raisin, non par l’interprétation musicale, plutôt bien en place, avec une distribution équilibrée qui montre que même sans vedettes, on peut monter de manière très efficace cette œuvre, mais plutôt par l’ambiance générale. J’avais quitté Viaggio a Reims dans une ambiance optimiste, ouverte, joyeuse, associée pour moi à l’un des grands moments de mon existence de mélomane. Aujourd’hui, comme on dit « c’est pas la joie ». Et cette lecture de Marthaler, ce rire sans joie, n’est après tout qu’un signe des temps, sans même être un avertissement. Nous sommes dans le constat d’une certaine déchéance, d’une vacuité effrayante (la scène mécanique de la signature du traité, à quelques jours de la fin de la COP 21 est terrible par son réalisme et par ce qu’elle nous dit de la politique) et même d’un ennui inquiétant. Si l’existence de mélomane est encore une fête, celle du citoyen ne l’est plus, et c’est un peu ce que Marthaler nous dit en filigrane, mettant dans le même sac pourri et Blatter, et Le Pen, et les autres. Il y a du malaise dans ce travail. Marthaler réussit à retourner le propos.
C’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu.
BONNE ANNÉE à TOUS LES LECTEURS.[wpsr_facebook]

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et le chat ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et à droite le chat ©Monika Rittershaus