BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: Die WALKÜRE de RICHARD WAGNER le 30 JUILLET 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; Ms: Frank CASTORF)

Voir aussi :

Walküre 2010 (Prod.précédente, Thielemann/Dorst)
Walküre 2014

Walküre 2015
Walküre 2016

Dans l’économie di Ring, Die Walküre a une place à part, pour plusieurs raisons. D’abord, c’est une histoire qui peut être détachée du reste, l’histoire close de la désobéissance de Brünnhilde, et ce n’est pas un hasard si l’an prochain à Bayreuth, c’est Walküre qui été choisie pour les débuts de Placido Domingo dans la fosse. On ne commentera pas par pudeur le goût très marketing de cette programmation destinée à faire buzz, mais Die Walküre se prête à l’expérience plus facilement que les autres journées du Ring.
La deuxième raison, c’est que la mise en scène en est peut-être plus simple, plus linéaire : peu de chanteurs (les Walkyries mises à part, mais elles apparaissent au III seulement), des scènes qui sont essentiellement des duos : Siegmund-Sieglinde, Wotan-Fricka, Wotan-Brünnhilde deux fois, et quelques démonstrations spectaculaires, Wälse pour le ténor au premier acte, les Hojotoho de Brünnhilde au deuxième, et la chevauchée des Walkyries au troisième.
Dans cet ensemble, le duo du deuxième acte entre Wotan et Brünnhilde est un des moments clefs de l’œuvre, où tout est dit, et où l’on perçoit même déjà l’idée de la fin (« Das Ende ! das Ende !) évoquée par Wotan, comme si tout était déjà conclu. Un duo intense que Chéreau avait magistralement réglé, avec le jeu du miroir et le pendule, dont tous les spectateurs se souviennent, sans doute le travail le plus accompli qui ai jamais été conduit sur cette scène. Il faut un chanteur qui une fois de plus, sache non seulement chanter, mais aussi dire, car le rythme des mots, l’expression « parlée » me paraît ici essentielle : il s’agit d’une conversation intime, d’une confession de Wotan à sa fille, d’autant plus essentielle que Brünnhilde va désobéir, tout en sachant ce que Wotan lui a raconté, et peut-être parce qu’elle le sait, et aussi parce que confusément peut-être Wotan a déjà tout écrit, le crépuscule des Dieux et la fin de son monde.
La conséquence est qu’au-delà du spectaculaire ponctuel, Die Walküre reste un opéra intimiste : intimité Siegmund-Sieglinde, intimité Wotan-Brünnhilde et d’une certaine manière intimité Wotan-Fricka.
La conséquence aussi, c’est une musique peut-être à la fois plus spectaculaire et peut-être plus aisée à diriger que Rheingold ou Siegfried, où les différences d’interprétation sont moins sensibles (d’une Chevauchée des Walkyries à l’autre, que choisir ?) sauf dans le deuxième acte justement, qui est aussi une clef musicale. Il est clair qu’à Bayreuth cette année en l’occurrence, Walküre réussit mieux à Marek Janowski que Rheingold, parce que l’œuvre passe très bien musicalement avec une direction plus « traditionnelle », plus conforme aux attentes et qu’on peut s’y laisser aller aux tempi larges, à la respiration, à tout ce qui fait l’ivresse (ou la fausse ivresse) wagnérienne.
Ainsi, Die Walküre en est d’autant plus délicat à mettre en scène, car il ne peut y avoir d’éléments très disparates qui casseraient le récit et la mise en scène de longs duos est aussi un défi pour les metteurs en scène : combien de trous noirs où les chanteurs sont livrés à eux-mêmes !
C’est pourquoi pour moi c’est le moment le plus réussi de Chéreau, parce qu’il est arrivé à rendre une incroyable intensité à l’œuvre, à en faire un raccourci déchirant d’humanité : frère et sœurs isolés entourés de Hunding et de sa horde au premier acte, scène entre Wotan et Brünnhilde avec le pendule, extraordinaire annonce de la mort avec Brünnhilde qui apporte à Siegmund son linceul, apparition au troisième acte du rocher qui constitue l’une des images emblématiques de la production.
Pourquoi parler de Chéreau ? Parce que Chéreau a choisi de raconter avec précision le livret, en des images stupéfiantes qui n’ont pas été depuis effacées, des images mythiques fidèles à un mythe et que Castorf à l’opposé refuse le mythe et tombe dans l’histoire.
Et pourtant son travail sur Walküre est le moins contesté par le public, c’est d’une certaine manière le plus sage, que même l’imbécile qui plusieurs années de suite a arboré avec fierté un masque de sommeil pendant le Ring (un imbécile inculte, antiwagnérien), pourrait regarder, tant est évidente la « fidélité » au récit, même dans l’étrange contexte d’un puits de pétrole en Azerbaïdjan. Le travail de Castorf n’a d’ailleurs jamais consisté à détruire le récit ou trahir le livret : je mets au défi quiconque de trouver dans ce travail une infidélité aux caractères ou aux rapports entre les personnages. Castorf met en contexte, dans un contexte particulier, une histoire qu’il pense universelle :  quoi de plus universel que la soif d’or et de pouvoir.
Alors cette longue histoire pour lui commence dans Walküre. Nous allons avancer dans le temps à mesure que les journées passent : temps des pionniers (Walküre), temps des idéologies (Siegfried), temps du triomphe de l’argent (Götterdämmerung) qui se joue de tous les Crépuscules.
Castorf voit à travers la soif de l’Or celle qui a déterminé bonne part de notre histoire ces deux derniers siècles, celle de l’Or noir, c’est connu et nous n’y reviendrons pas. Un personnage aussi castorfien que Donald Trump le sait bien d’ailleurs.
Ainsi donc l’histoire de Walküre est inscrite dans le contexte des origines, les premiers puits d’Azerbaïdjan, dans le contexte d’une société encore profondément marquée par l’agriculture qui va sous les effets de cet or noir tout neuf se transformer, et générer des premières oppositions idéologiques. L’idée de Castorf, c’est que l’Or noir a été un enjeu partagé par les idéologies dominantes, mais son propre passé, sa jeunesse et sa culture le portent à mieux analyser les effets du stalinisme et des luttes idéologiques à l’Est, notamment en Russie, avec les différents mouvements ouvriers, l’anarchisme, le triomphe d’un ordre nouveau, aussi pesant que l’ancien.
D’où l’intelligence du décor conçu par Aleksandar Denić, qui est un décor à la fois stylistiquement très unifié, mais en même temps composite : tout en bois, il est une ferme (bottes de foin,  dindons qu’on nourrit), il est un puits de pétrole primitif, voire une église. Ce décor dit tout de l’histoire qui veut nous être proposée, dans sa rusticité – même les vidéos sont en noir et blanc, comme de vieux films muets – et dans ce qu’il annonce : Grane est figuré par un puits de pétrole, un chevalet de pompage que les anglais appellent « horsehead pump» (voir article Grane, dans l’abécédaire Castorf) et les écrits en russe et en azéri sont des incitations à produire plus de pétrole (certaines tradcutions sont données dans les articles sur Walküre les années précédentes).
Ce qui frappe dans la vision de Castorf, c’est une fois de plus sa distance par rapport aux symboles du Ring, Notung est bien fichée dans le bois, mais pas dans un arbre, elle est à la fois sur la terrasse, mais aussi dans la bâtiment, et c’est là que Siegmund va la retirer. Deux Notung pour le prix d’une : les tenants de la tradition seront comblés. Mais le Ring , c’est aussi la violence: dans la maison de Hunding on laisse traîner un cadavre ensanglanté dans une charrette, trace de batailles récentes, et Hunding rentre à la maison avec une tête fichée au bout de sa lance, avec d’ailleurs un effet ironique qui fait rire certains dans la salle tant l’affaire est caricaturale.
Castorf nous amuse aussi avec un Wotan toujours attentif à l’histoire qu’il construit, mais se distrayant avec des cousettes qui adorent les gâteaux (on le voit à l’écran, comme dans un film muet) pendant qu’il a un oeil (le seul?) sur le frère et la sœur qui se retrouvent : à l’instar d’Alberich et de manière moins démonstrative, Wotan a renoncé depuis longtemps à l’amour, depuis l’aventure avec Erda peut-être…alors il regarde avec distance ce frère et cette sœur qui vont jouer à ce jeu illusoire et délétère de l’amour à mort.
Castorf s’amuse aussi avec l’histoire du philtre et du narcotique : pour mieux nous en faire comprendre tous les ressorts, il montre à l’écran Sieglinde préparant le philtre avec des mimiques si ridicules et exagérées (comme dans un mauvais film muet cette fois) qu’il y a des rires justifiés en salle. Il nous indique ces ingrédients comme un bric à brac de l’opéra traditionnel (philtres, endormissements agités, amants magnifiques qui se retrouvent à l’insu du mari) nous montrant par là même que même Walküre peut n’être pas loin du vaudeville.
Le deuxième acte est moins évident, et bien plus délicat à régler, à cause de sa structure dramaturgique, faite de conversations (même l’annonce de la mort en est une) sans événement, sinon les dernières minutes de la scène finale.

Le cadre en est cette fois non plus l’extérieur, mais l’intérieur de cette ferme : chez les Hunding, on était isolé et rustique, chez les Wotan, on est rustique, mais un peu moins, plus riche et plus mécanisé, on a des esclaves parce qu’on commence un travail industriel. Fricka arrive portée par un serviteur se frotte le dos à peine l’a-t-il déposée, Wotan, vêtu à la Tolstoï (il va être une sorte de raconteur pendant cet acte) lit la Pravda, et montre à un serviteur comment couper la glace sans la gâcher (la glace à cette époque est un enjeu économique fort) d’autres s’affairent en arrière-plan.
La deuxième scène se passe pour l’essentiel à l’extérieur du bâtiment, Wotan conteur, sur son fauteuil patriarcal (comme dans le portrait de Tolstoï par Repin) installé par Brünnhilde sur un tapis qu’elle déroule et qui masque les flaques de pétrole…c’est le début de l’exploitation.
Déjà les crises se préparent, déjà les révolutions couvent et Brünnhilde écoute papa distraitement pendant qu’elle remplit un chariot de nitroglycérine, avec moins d’insistance que les autres années, car la mise en scène et les vidéos s’intéressent plus cette année aux caractères et aux individus. Mais elle l’écoute suffisamment pour aller annoncer sa mort à Siegmund, dans une scène d’une poésie insigne, où juchée en hauteur sur le puits de pétrole désossé (en est-il encore un, n’est-il pas, déjà, autre chose), elle regarde le couple arrêté dans sa fuite, avec une Sieglinde épuisée et au bord de la folie (voir comme elle observe tous les recoins et comme il fait claquer plusieurs fois la porte de la cuve vide (qui s’enflammera au III). Une scène qui peut-être avait plus de force quand Brünnhilde chantait juchée au sommet, aujourd’hui, elle descend au premier niveau pour être à vue directe du chef…mais il reste que ce moment est toujours fascinant.
Comme les autres années, le combat ne se déroule pas à vue, mais à l’intérieur du bâtiment, vu à la vidéo sur un drap tendu à l’entrée, une entrée où pendent des chaines (comme les chaines qui pendent à l’entrée de la caravane du NIbelheim dans Rheingold) avec un montage très serré, passant d’un personnage à l’autre. Clairement on voit Brünnhilde jetant sur le cadavre de Siegmund une carte, la Dame de Pique, comme le héros d’Apocalypse Now (La Chevauchée des Walkyrie…) en jetait sur les cadavres des Viêt-Cong, et le jeu accéléré sur les têtes de Siegmund et de Hunding au rythme de la musique renforce le côté haletant de la scène, mais à l’écran, comme à distance, sans lui donner l’extrême violence – quelquefois insupportable au public qui hurlait- , de Chéreau sur le théâtre. C’est évidemment un choix : depuis Chéreau et Wotan qui serrait Siegmund dans les bras après l’avoir sacrifié,  les metteurs en scène se sont ingéniés à trouver une image nouvelle qui cherchât à effacer l’ineffaçable : alors Castorf fort justement va ailleurs, il en fait un film d’action, loin de nous et pourtant si près.

La chevauchée des Walkyries au troisième acte est l’un des moments les plus virtuoses du Ring, et en tous cas le plus virtuose de la soirée. Parce qu’il représente pour les chanteuses un défi physique, parce qu’elles sont dispersées sur trois ou quatre niveaux, qu’elles montent et descendent, et doivent chanter ensemble. La plupart du temps, dans les autres mises en scène, elles sont ou alignées, ou disposées au même niveau pour une question d’efficacité technique du chant. Elles sont aussi toujours habillées du même costume (ou uniforme), une petite armée de la mort qui traîne les héros.
Ici, les héros, ce sont les révolutionnaires qui envahissent l’espace et qui sont immédiatement pris au piège et meurent : les Walkyries ont eu leur peau et chanteront au milieu des cadavres dispersés sur l’escalier qui mêne au sommet couronné par une…Étoile rouge. Le temps a passé.

Ces Walkyries, Castorf les individualise au contraire, les isole, leur donne des habits d’abord de dames de la bourgeoisie de Bakou venues de toute la Russie en Azerbaïdjan pour s’enrichir. Mais ce qui intéresse Castorf, c’est à la fois que chacune soit différente des autres, comme en une réunion hétéroclite de gens aux intérêts communs, et aussi  la question de la mutation, des changements, des évolutions, et certaines portent sur elles jusqu’à quatre costumes (tous magnifiques et souvent orientalisants d’Adriana Braga Peretzki) qu’elles changent au fur et à mesure, devenant des Walkyries de revue, avec leurs habits clinquants et leurs casques punk : dans ces Walkyries, Brünnhilde avec son lourd manteau de fourrure rousse, est la plus voyante et sans doute la plus importante. Pour le chant d’ensemble, cela demande une préparation précise, cela bouge dans tous les sens, cela monte et descend, cela boit sur la sorte de Biergarten installé en terrasse, et cela signifie donc mise en place millimétrée pour éviter les décalages.

Avec le dialogue Brünnhilde-Wotan, les choses changent. Sans doute les deux personnages bougent-ils un peu plus : Wotan lance à Brünnhilde une peau d’ours, en un mouvement violent et théâtral. Un ours ? annonciateur de l’ours ramené dans l’épisode suivant par Siegfried ? ours berlinois ? (Lire à ce propos l’article ours dans l’abécédaire Castorf). En tous cas la peau de l’ours est déjà là, alors qu’il n’est pas tué…

Wotan boit, joue avec ses cartes (les runes…) il jongle avec les destins d’une manière indifférente. La scène serait au fond assez traditionnelle jusqu’au moment où Wotan décide de suivre Brünnhilde dans ses suggestions (leb’wohl du kühnes, herrliches Kind), scène marquée par un embrasement de l’orchestre dans cet instant où il serre Brünnhilde dans ses bras et qui remue le cœur de tout spectateur. Alors une fois de plus Castorf casse l’effet (il faut toujours se méfier de la musique de Wagner…) car Wotan embrasse violemment et goulûment les lèvres d’une Brünnhilde outrée et blessée : ironiquement c’est la manière dont Castorf traduit la didascalie wagnérienne « sehr leidenschaftlich » (très passionnément).
Au-delà du geste, on sait que Wotan n’est pas à un inceste près : les relations familiales sont compliquées chez les Wotan, voir les liens familiaux qui uniront Siegfried et Brünnhilde, et donc Wotan à qui aucune femme n’est indifférente – une sorte d’épouseur du genre humain (rappelons-nous aussi son réveil entre sa femme et sa belle-sœur dans le Rheingold de cette production) – peut avoir subitement envie de Brünnhilde. Plus subtilement peut-être, il préfigure le baiser de réveil de Siegfried, lui donnant le baiser – le même – pour l’endormir : papa pour dormir et le neveu-fiancé pour le réveil. Ou bien il lui fait sentir ce qu’un réveil brutal avec un homme non choisi aurait pu être. En plus, Brünnhilde est encore Walkyrie et vierge à ce moment, et toute manifestation de sensualité lui fait horreur : il lui faudra un peu de temps dans Siegfried pour s’y résoudre. En bref, c’est, comme on dit un baiser chargé.
Enfin quand Brünnhilde s’allonge, elle se pose sur elle comme elle avait posé sur le corps de Siegmund une carte de tarots, et ça c’est un geste nouveau, édition 2017. La question des cartes dans ce Ring doit donc s’enrichir, avec leur signification pour Wotan et Brünnhilde qui se les partagent.
Tout cela dans un contexte de guerre, première comme deuxième guerre mondiale où les russes ont fait exploser les champs pétrolifères de Bakou pour empêcher l’armée allemande de s’en emparer (« opération Edelweiss », primitivement appelée Siegfried) (voir article Bakou de l’abécédaire Castorf). Les extraits qu’on voit d’un film comme Tschapajew (1934) des frères Wassiljew sont à double effet, ils réfèrent à la propagande stalinienne d’une part (le stalinisme naissant puis triomphant est implicite dans tout l’opéra) mais aussi à la DDR de Castorf enfant, où le film dans les années 50 a eu beaucoup de succès.
Cette mise en scène de Walküre est en même temps une mise en abyme. Sans altérer l’histoire, Castorf, après un Rheingold très différent, prologue presque hors temps, qu’il inscrit dans la grande mythologie des films américains des années 50 , se met désormais dans la logique d’un récit historique continué qui commence dans Walküre, aux origines de l’Or noir, dans un décor très daté, plus archaïque, dont la rusticité raconte les origines, les rapports sociaux inégalitaires, les premiers effets du pétrole, mais aussi, par ses visions cinématographiques apocalyptiques, un monde en explosion, un mode de destruction qu’on avait déjà entrevu sur les télés de Rheingold.

Sans conteste cette année, la distribution est plus homogène, d’une part parce que bien des chanteurs étaient déjà l’an dernier présents, et que ceux qui sont arrivés non seulement se sont bien adaptés, mais ont donné bien plus de cohérence à l’ensemble, et musicalement et scéniquement.

C’est le cas de Sieglinde, confiée cette année à Camilla Nylund, dont la silhouette rappelle la triomphante Anja Kampe des premières années, même si le chant est plus lyrique et un peu plus retenu. C’est une Sieglinde intense, à la voix charnue, bien contrôlée, mais qui n’est jamais explosive comme pouvait l’être Kampe, une belle prestation qui en même temps permet à Christopher Ventris d’être plus à l’aise dans son Siegmund, chanté avec une voix claire, suave, bien plus séduisante que l’an dernier, même si les aigus restent en-deçà de ce qu’on pourrait attendre pour le rôle. Ventris, par son lyrisme, s’accorde parfaitement à cette nouvelle Sieglinde et leur couple est convaincant sans avoir ni l’un ni l’autre les moyens exacts de leur rôle. Intensité, rondeur, chaleur et engagement compensent très largement. Face à eux, le Hunding de Georg Zeppenfeld : très engagé cette année au festival, il n’a peut-être pas l’assise de l’an dernier, et peut-être la voix est-elle un peu claire pour le rôle, mais la diction est toujours fascinante, tout comme l’intelligence du texte qui va avec. Mais c’est justement peut-être un chanteur trop « fin » pour Hunding, trop « éduqué », – là où il convient à merveille à Gurnemanz par exemple.
L’autre arrivée dans cette distribution, c’est une nouvelle Fricka, Tania Ariane Baumgartner qui donne un vrai relief au personnage, une Fricka colère, agressive, vive, aux aigus tranchants, bien engagée, qu’on avait déjà bien perçue dans Rheingold, mais qui donne sa pleine mesure dans sa scène avec un Wotan (John Lundgren) maîtrisant mieux  cette année son personnage, vocalement très en forme, avec de puissants aigus et une vraie incarnation, bien dans le sens du travail de Castorf, très différent de Wolfgang Koch, moins « humain » même s’il a des mouvements de vraie tendresse, et plus « Wotan », où il est souvent impressionnant.
Catherine Foster est Brünnhilde. Après un Hojotoho initial mal projeté, la voix reprend ses droits, sûre, sans scories, avec une expressivité incroyable. Elle est dans une forme exceptionnelle. Elle se joue des aigus, mais surtout, garde une grande limpidité dans l’expression, avec de notables qualités de diction, son texte est dit avec une rare clarté ce qui n’est pas toujours évident pour un soprano. Magistral.
Le groupe des Walkyries n’est pas en reste, on a dit le désir de Castorf d’individualiser les personnages et ainsi par exemple la Schwertleite de Nadine Weissmann apparaît dans tout son relief, tandis que l’Helmwige très présente aussi de Christiane Kohl a toujours un suraigu un peu difficile et crié. Mais l’ensemble reste remarquable.

Les options de Marek Janowski à la tête de l’orchestre du Festival de Bayreuth, toujours magnifique, ont été moins déphasées par rapport à la mise en scène que dans Rheingold, d’abord parce que, comme expliqué plus haut, Walküre avec ses six personnages qui évoluent dans des scènes où les mouvements sont plus rares et moins convulsifs que dans Rheingold, permet sans doute de mieux contrôler, et la question du volume et des variations se pose moins (l’orchestre reste quand même assez fort ici) : on peut diriger en version « concertante » sans que cela n’affecte trop la scène. Ainsi la direction de Janowski, de toute manière plus en place que l’an dernier, est-elle ici de très bonne facture, une belle direction wagnérienne, avec de beaux moments (prélude, annonce de la mort, incantation du feu et final), plutôt attendus, et qui ne font pas hiatus avec ce qu’on voit en scène. Il y a là de la respiration, des tempi larges à l’intérieur desquels les chanteurs peuvent prendre leurs marges sans tension.

Une très belle soirée pour les chanteurs, et un travail scénique toujours fascinant et inépuisable,dans la perspective de revoir cette production l’an prochain, avec un nouveau Wotan (Matthias Goerne qui devrait nous offrir un deuxième acte sculpté) et un chef pour le fun et les fans, Placido Domingo. [wpsr_facebook]

 

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – Die WALKÜRE de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 8 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

 

La Chevauchée des Walkyries et le 20 septembre, fête du Pétrole ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
La Chevauchée des Walkyries et le 20 septembre, fête du Pétrole ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

S’il y a un épisode classique – ou plus classique – dans ce Ring, c’est sans doute Die Walküre, qui repose le spectateur des « folies » de Rheingold. Entendons-nous bien, Die Walküre de Castorf est aussi complexe que le reste, mais au moins, les repères sont moins éclatés que dans Rheingold : on a Notung (et même deux !), la chevauchée des Walkyries, et les flammes finales. D’une part, on laisse le Golden Motel là où il est, dans le Texas mythique des comics ou des séries télé, hors action, hors temps, et d’autre part, on tombe dans l’Histoire, celle, précise et datée, du pétrole, dont les premiers puits artisanaux sont apparus dans la deuxième moitié du XIXème en Azerbaïdjan. Je ne reviendrai pas sur mes descriptions de 2014 et 2015 , mais il est peut-être besoin néanmoins de revenir sur certains points qui peuvent poser encore question. Qu’on me pardonne donc les redites.
Au départ, tout est aux mains de paysans qui trouvent du pétrole dans leur champ et qui l’exploitent de manière artisanale. C’est le premier acte, chez les Hunding, où la vie de la ferme (les dindons dans leur cage) semble se dérouler dans une sérénité sociale apparente (même si Hunding revient avec une tête au bout d’une pique, mais ça a l’air habituel).
Frank Castorf poursuit donc deux histoires, celle du Ring, et des aventures du livret, et celle du pétrole, qui estime-t-il non sans quelque raison, est l’Or de notre temps, ou du moins de celui des dernières 150 années de la planète. C’est à la fois un regard rétrospectif (marqué dans Die Walküre et Siegfried) et un regard analytique : comme Wagner conduit son histoire jusqu’à la chute, Castorf se demande si notre monde en est à son Crépuscule.
Wagner laisse un espoir aux hommes à la toute fin du Ring, c’est du moins le sens de ce statu quo ante que constitue le retour de l’Or au Rhin. Castorf fait une autre analyse.

Ainsi l’histoire commence donc en ce premier jour, dans l’Azerbaïdjan des origines de l’Or noir. Et Die Walküre nous en conte quelques épisodes clés.
La structure scénique est singulière, peut-être la plus étrange de l’ensemble des quatre opéras, la moins identifiable en tous cas et donc la plus abstraite, tour à tour cour de ferme, grange, grande salle, puits de pétrole, Biergarten et même église : la forme nef-clocher ne laisse guère de doute. Comme dans Rheingold, la tournette isole les scènes : chaque recoin du décor a un rôle et constitue un signe. Mais justement, l’abstraction du décor, tout en bois « rassure » un spectateur peut-être encore sous le coup du Golden Motel de Rheingold. Ici, il s’y retrouve plus ou moins. En tous cas, sous ce rapport le premier acte est traditionnel.

Heidi melton 5Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Heidi melton 5Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les deux amants se trouvent et s’aiment, Hunding est vraiment méchant (la tête au bout d’une pique, et le cadavre sanguinolent au premier plan dans une charrette) et Sieglinde d’un air duplice lui verse en abondance une bonne rasade de somnifère qui n’empêche cependant pas qu’il ait en cette nuit étrange le sommeil agité. Comme on le comprend ! Castorf joue avec la vidéo, mais de manière moins systématique que dans Rheingold, il utilise le noir et blanc, comme dans les vieux films, il alterne films et prise en direct, au besoin les mélangeant même. Notung est là, quand on en a besoin, mais pas forcément là où on la croit : fichée au premier étage de ce que j’appelle le « Biergarten », la terrasse des Hunding pour la première partie du 1er acte (jusqu’au monologue de Siegmund : Wälse ! Wälse !) mais pour la deuxième partie et les appels à Notung qui en précèdent l’arrachage, Notung est à l’intérieur de la « grange », et c’est là que l’y arrache Siegmund. Il n’y a pas d’incohérence, et il n’y a pas deux Notung, il y a l’objet à disposition quand on en a besoin et là où l’on est : Castorf se moque bien de Notung qu’il utilise épisodiquement : il nous dit « vous la voulez ?! La voilà ! » ; De même s’il y a du bois partout il n’y a aucun arbre au milieu du décor, déjà suffisamment chargé.  Les chanteurs doivent se déplacer sur un espace toujours réduit, ici encombré de bottes de foins, de caisses, de carrioles avec un cadavre, de rails, de flaques qu’on suppose être de pétrole.
Musicalement, ce premier acte est sans doute le pire des trois de Walküre, et ce dans les deux représentations vues. D’une part les chanteurs, tous trois nouveaux, devaient se familiariser avec le décor, les obstacles, le chef. Pour Heidi Melton, le 27 juillet, c’était visiblement trop. C’était un peu mieux le 8 août, même si son pas était peu assuré. Mais Heidi Melton, arrivée en catastrophe des derniers jours puisque Jennifer Wilson, prévue, et qui avait fait la plupart des répétitions, a été éloignée par Janowski pour sa voix trop proche d’une Brünnhilde, moyennant quoi on a choisi Heidi Melton qui est la Brünnhilde du Ring de Karlsruhe. Heidi Melton a une voix importante, des aigus larges et chauds (elle sera plus à l’aise le 8 août), malheureusement du point de vue physique, elle ne correspond pas vraiment à ce que la mise en scène avait prévu pour Anja Kampe, qui a une silhouette tout à fait différente. Avec son physique de chanteuse wagnérienne de lointaines années, Heidi Melton ne correspond pas du tout à la mise en scène : lorsqu’elle brandit Notung à la fin de l’acte, elle est un peu en difficulté. Très sensible le 27 juillet, c’était déjà un peu moins problématique le 8 août, mais cela restait fragile scéniquement.

Acte I Sieglinde (Heidi Melton) Hünding (Georg Zeppenfeld) Siegmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte I Sieglinde (Heidi Melton) Hünding (Georg Zeppenfeld) Siegmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Aucun problème vocal pour Melton, mais un sacré problème scénique.
D’autant que son Siegmund ne l’aide pas. Autant Johan Botha n’avait pas vraiment le physique du rôle non plus, autant les répétitions et le travail de Castorf adapté au chanteur, avaient vraiment permis de faire oublier que Botha est un piètre acteur. Christopher Ventris est sans doute plus agile, mais lui, au contraire de Botha, n’a pas la voix. Au point d’Heidi Melton le 27 juillet ne savait plus comment adapter son volume à celui d’un Ventris en difficulté. Le problème moindre pour Melton le 8 août s’est reposé dans les même termes pour Christopher Ventris, qui n’est pas un Siegmund : pas d’héroïsme, interprétation plate, aigus tirés et sûrement pas triomphants ou marquants (Wälse ! sans relief), un Siegmund très pâle, à peu près inexistant vocalement. Autant il fut un Parsifal appréciable sur cette scène, autant il est ici un Siegmund qui frise l’erreur de distribution. Là aussi, avec Vogt et Schager dans les parages, il y avait peut-être d’autres solutions possibles. Donc une situation incomparable avec l’année précédente où le premier acte s’était terminé en délire. D’autant que Marek Janowski a pris l’ensemble avec un tempo plutôt lent, sans y mettre aucune espèce de passion, de tension ou d’urgence : certes, la musique est comme il se doit sublime, mais où est le théâtre ? où est la situation ? Le tout est d’une platitude rare et frise l’ennui.

Georg Zeppenfeld (Hünding) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Georg Zeppenfeld (Hünding) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Heureusement, il y a Georg Zeppenfeld, qui sauve ce qu’il y a à sauver par une présence vocale notable, avec sa voix jeune, vive, présente, et son chant soucieux des mots, la voix parfaitement placée, le phrasé impeccable. En plus, il n’est pas mauvais acteur et compose un Hunding crédible, un peu plus que quadragénaire. C’est encore lui la référence de cet acte, comme il le fut dans Gurnemanz et dans Marke.
Dans ces conditions, ce premier acte de Walküre a laissé sur sa faim le spectateur : et ici la mise en scène n’y est pour rien, puisque l’an dernier elle a parfaitement fonctionné et cette année pas vraiment, sauf cette vidéo désopilante de la cocotte qui dévore un gâteau à la crème en appelant Wotan tout à l’affaire Siegmund/Sieglinde devant une bouteille de vodka qu’il vide allègrement (il faut bien tromper l’anxiété) : encore une fois, manière de rompre l’émotion là où elle pouvait naître, mais aussi de montrer qui tire les ficelles.
Ce qui fait disparaître l’émotion ici, ce sont les choix musicaux, les hésitations des chanteurs, le complet changement de distribution, le rythme poussif de la direction, molle et sans attrait ; on oubliera bien vite ce qui est sans doute le moins bon des moments de ce Ring.
Mené par Catherine Foster, même en moindre forme, qui a une histoire derrière elle dans ce Ring et qui l’a travaillé en direct avec Castorf et Petrenko, le deuxième acte est sensiblement différent.
Il occupe tout l’espace du plateau, sauf le « Biergarten » (la terrasse) qui sera occupée au troisième acte, il l’occupe en hauteur et en surface, puisque l’une des décisions de Castorf et de son décorateur a été d’occuper tout le plateau dans toutes ses dimensions. Ils font partie des rares équipes à avoir utilisé toute la hauteur et surtout à avoir fait chanter les artistes perchés à des hauteurs inédites, ce que Marek Janowski n’a visiblement pas accepté pour « l’annonce de la mort » puisque Brünnhilde, apparue au troisième niveau du puits-clocher descend au premier niveau de face pour chanter, alors qu’elle restait en hauteur (magnifique image aujourd’hui disparue) l’an dernier.

Wotan (John Lundgren), Pravda, et Fricka (Sarah Connolly) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Wotan (John Lundgren), Pravda, et Fricka (Sarah Connolly) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

L’immense hangar/grange/puits sert de halle au Walhalla, puisque Wotan y reçoit Fricka.
Après les hojotoho d’une Brünnhilde (en hauteur) un peu masculine (pantalon, gilet, redingote), Wotan redescend rencontrer Fricka, cette année assise sur un esclave (un peu comme chez Kriegenburg à Munich) alors que l’an dernier elle était à califourchon. Toutes les Fricka ne sont pas configurées pour. Elle garde en revanche son vêtement traditionnel azéri.
En arrière-plan, mouvements d’ouvriers-esclaves, l’un fait la soupe en épluchant patates céleri et carottes (et se fait tancer par un collègue et même par Wotan), l’autre s’occupe d’un pain de glace dont il casse quelques morceaux : la glace était un bien précieux, marque de distinction, et était à l’époque entièrement importée de Scandinavie, faisant l’objet d’un commerce à la fois énorme et très rentable. Et un troisième vague à des occupations mécaniques. Au sol des flaques de pétrole (?), et un fauteuil où pendant que Fricka énonce ses exigences, Wotan, barbe longue à la Tolstoï, vêtu d’un long costume de propriétaire (koulak ?), lit…la Pravda. C’est une indication temporelle importante, le journal ayant été fondé en 1912.
Au premier acte, nous étions aux origines : la ferme, les dindons et un peu de pétrole dans une architecture dont des photos témoignent. Au deuxième acte, nous sommes déjà quelques années avant la révolution. Le Wotan qui buvait sa vodka dans la vidéo du premier acte est vu ici en version patriarche qui a réussi : puits de pétrole, employés, épouse visiblement aristocrate. Socialement, les choses évoluent.
Castorf, malgré le complet changement de protagonistes a fait à peine évoluer sa mise en scène. Même comportement agacé mais pas forcément accablé de Wotan, distance et autorité de Fricka, dialogue glacial d’un couple qui n’en est plus un, dans un espace déjà marqué par l’évolution sociale.
La Fricka de Sarah Connolly est plus concernée que la veille dans Das Rheingold. Le chant est vif et nerveux (le rôle le veut), mais la diction et l’expression restent en deçà de ce qu’on pourrait attendre ; reconnaissons néanmoins une présence plus grande dans Walküre II (8 Août). Je ne sais ce que cette artiste notable, fêtée dans le répertoire baroque, cherche dans le répertoire wagnérien qui lui réussit moins bien. C’est une relative déception. Elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, Fricka tellement présente, tellement expressive, qu’on a découverte ici dès 2013 et jusqu’à 2015. Tout se passe comme si on s’était ingénié à tout changer, avec les difficultés incidentes sur l’appropriation d’une mise en scène complexe, et un ensemble de chanteurs qui n’ont pas eu les répétitions nécessaires. Bien sûr peut-être les titulaires eux-mêmes des rôles ont-ils désiré laisser la production pour avoir un été à eux, ou pour d’autres raisons. Il reste que de tels changements de distribution qui bouleversent complètement une production ne sont pas traditionnels à Bayreuth, et que cela donne un coup de boutoir singulier à la notion de « Werkstatt », qui nécessite des fidélités. Comment ciseler de mieux en mieux une production quand on n’a plus en face ceux qui l’ont travaillée le plus.

John Lundgren (Wotan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
John Lundgren (Wotan)
©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

John Lundgren n’a pas du tout le même physique ni la même manière de chanter que Wolfgang Koch. Grand et élancé, il a le look « Wotan » plus que son prédécesseur, et son chant est posé différemment, bien projeté, bien structuré, mais moins expressif et moins attentif à chaque mot, moins modulé. Un tantinet monocorde sans être ennuyeux. Il me rappelle par son émission un Siegmund Nimsgern qui fut Wotan sur cette scène avec Solti (et Peter Schneider) dans la production de Peter Hall entre 1983 et 1986. Le deuxième acte de ce Wotan est loin d’être déshonorant, même si je considère que le deuxième acte de Walküre en 2015 était un sommet du genre, une des performances les plus étonnantes et passionnantes jamais entendues dans cette œuvre.
Rien de fondamentalement neuf dans la mise en scène cette année, mis à part une tendance de Wotan à chanter plein face, et quelques mouvements un peu différents dans les détails desquels il serait fastidieux d’entrer. Le duo Wotan/Brünnhilde se déroule dans cette atmosphère étrange entre deux êtres qui se connaissent bien, et qui semblent ne pas trop s’écouter, comme dans un certain nombre de duos construits par Castorf, où l’un parle et l’autre écoute distraitement, du moins à certains moments, comme si tout dialogue construisait en fait deux monologues déguisés.
Nous sommes à la veille de la révolution d’octobre, ce n’est pas un hasard si Wotan lisait la Pravda…des sabotages sont en cours notamment dans les champs pétrolifères, pour préparer et la révolution et ses arrières, sur des films projetés on distingue Lénine. Dans le Ring, la mort de Siegmund est la première grande crise, qui remet en cause le plan de Wotan et annonce un avenir incertain. Castorf fait coïncider cette crise avec la révolution d’octobre, non pas l’épopée à Saint Petersbourg, mais l’arrière-cour, celle où l’on se prémunit, dans le lointain Azerbaïdjan, devenu un enjeu de pouvoir qui va de nouveau l’être pendant le second conflit mondial.

Brünnhilde est la « petite main » de Wotan, celle qui prépare sabotages et bombes, elle manie la nitroglycérine tout en écoutant plus ou moins distraitement « papa ». Remarquons les réservoirs où il est écrit « рискy » (risqué), qui indique bien la nature du produit conservé. Remarquons aussi les caisses déjà remplies, celles en attente, qui montrent un Wotan chef d’un réseau, relai local, qui manie les gens et les choses. Remarquons enfin qu’à Brünnhilde aucun détail n’échappe, sur les flaques de pétrole, elle déroule un tapis et va chercher le fauteuil de Wotan à l’intérieur sur lequel il va s’asseoir. Brünnhilde est prévenante, Brünnhilde n’arrête pas de bouger là où habituellement on la voit attachée à écouter Wotan. Elle est obéissante et soumise, mais aussi pleine de ressources et d’initiative.

Acte II Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La troisième partie de l’acte, où surgissent les jumeaux-amants Siegmund et Sieglinde entrent l’un après l’autre dans le réservoir vide qui s’enflammera pour Brünnhilde au dernier acte : il cherchent un endroit où s’arrêter. Puis Sieglinde épuisée gît sur un matelas, au milieu d’un tapis de feuillets de journaux, ces journaux dont le motif est récurrent dans le Ring, Wotan lit la Pravda, le barman de Rheingold lit Sigurd, Brünnhilde attendant Waltraute dans Götterdämmerung lira nerveusement ce que je suppose être un hebdo féminin. Mime abreuve de lectures idéologiques un Siegfried qui n’en tire rien. On lit beaucoup dans ce Ring, et toutes sortes de choses, mais en cette veille de révolution, la diffusion par le journal est essentielle, et le journal est en même temps et diffuseur de nouvelles et diffuseur idéologique. Sieglinde gît sur ces feuilles de journal, comme un tapis de feuilles mortes qui au moindre coup de vent s’envolent et commencent à recouvrir son corps comme un linceul. Victime de la révolution.

Annonce de la mort Brünnhilde (Catherine Foster), Sigmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Annonce de la mort Brünnhilde (Catherine Foster), Sigmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est alors que survient sans doute l’une des plus belles scènes du Ring, et musicalement et scéniquement, « l’annonce de la mort ». Brünnhilde apparaît à Siegmund, du haut du puits de pétrole, du haut du décor, jetant vers lui et ses mots, et sa musique. L’éclairage, les nuages gris en permanence (les fumigènes fonctionnent en continu dans ce Ring, accrochant la lumière de mille manières, créant des ambiances différentes effaçant part du décor, valorisant d’autres. Cette scène était merveilleusement réglée : désormais Brünnhilde descend du troisième au premier niveau, se place face à la fosse, et commence à chanter.
Il y avait l’an dernier quelque chose de mystérieux ou de fantomatique. C’est incontestablement plus banal cette année : Siegmund regarde une Brünnhilde plus proche, elle ne le regarde plus qu’à peine car elle est face au chef et Siegmund contre un mur latéral, à côté et de Notung et de Sieglinde, face au chef lui aussi.

Du point de vue musical, l’orchestre est très présent, et Catherine Foster vraiment merveilleuse d’expression et de subtilité, moins bien projetée que l’an dernier peut-être, ce qui n’est pas le cas de Christopher Ventris, qui « fait le job » de manière un peu indifférente et qui semble n’être pas concerné. Les « Grüsse mir Wotan.. » ont perdu l’intensité et la force intérieure qu’ils avaient avec Botha.
C’est de Sieglinde que vient la plus grande surprise musicale. Plus retenue au 1er acte pour ne pas couvrir trop Ventris, et gênée par la mise en scène, elle laisse éclater une incroyable voix dans la petite scène où elle se réveille avant le combat, explosant littéralement et emportant le public par ce chant puissant, plein d’émotion et d’une intensité inouïe. Elle est enfin elle-même, sans retenue, sans frein. Et c’est beaucoup plus intéressant, même si la voix, très développée en hauteur, l’est moins au centre et dans les graves.
Le combat, chez Castorf, se passe à l’intérieur de la grange/puits/halle, il est à la fois vu par vidéo, avec un montage très précis où l’on voit rapidement qui Siegmund et Notung, qui Hunding en habit de Koulak, qui Sieglinde au regard éperdu de crainte, qui Brünnhilde intervenant derrière Siegmund avant l’intervention de Wotan. C’est une excellente idée que de faire une scène de film de cette scène, immortalisée au théâtre par Chéreau (on ne fera pas mieux en scène depuis, il y avait dans la salle des cris en 1977 tant c’était violent).
Film, qui insiste sur les jeux de regards (Wotan, Sieglinde, Siegmund, Brünnhilde, Hunding, chacun jette un regard angoissé, apeuré, dubitatif) avec un montage très serré (les techniciens vidéo sont de grands professionnels) tout cela en direct : l’urgence est donnée par le film, par la distance et Castorf utilise la cinéma pour faire du théâtre : c’est prodigieux parce que cela va si vite, cela suit les mouvements de la musique avec une telle précision que l’effet sur le spectateur est très fort.

Toute la scène est vue sur écran, alternant avec des explosions de la seconde guerre mondiale, sauf la sortie des deux femmes munies des morceaux de Notung : Hunding, satisfait d’abord, puis dubitatif et enfin étonné et apeuré (« Geh ! ») qui s’écroule, tandis que Siegmund expirant regarde implorant ce qu’il reconnaît être son père. La mise en scène et en image ne change pas, d’autant plus forte que la scène est vide, et que le regard sur l’écran vidéo n’a pas un effet d’éloignement, mais un effet d’urgence que seul le cinéma peut donner, insistant sur des détails impossibles à saisir sinon. Du grand art qui nous fait oublier toute réserve : ici, c’est Castorf qui mène la danse, que Janowski le veuille ou non.
Le troisième acte commence par la Chevauchée des Walkyries, morceau de choix, numéro s’il en est, très attendu par le public : une partie musicalement délicate, notamment pour celui qui construit la distribution. Il n’est pas toujours facile de trouver une troupe de huit Walkyries homogènes, avec des aigus pleins et surtout pas stridents, malgré les différences vocales, et les différentes manières de chanter. La question sur la Chevauchée des Walkyries, c’est que chacune a une ou deux phrases à chanter où elles sont non plus groupe, mais personnages : Schwertleite n’est pas Waltraute, et Rossweisse pas Ortlinde. Au-delà de la différence de tessiture, il y a des cris, certes, mais aussi des affirmations, des prises de position, des interrogations où chacune intervient et que le public n’entend pas forcément. Un groupe de Walkyries mal assorties peut ruiner le moment. Une voix hors du coup vous casse l’ambiance. Il est pour moi plus difficile de distribuer les huit Walkyries que les rôles principaux de l’opéra. Elles sont ici parfaitement en place, très bien distribuées avec parmi elles des artistes à qui on a confié des rôles plus importants dans ce Ring : Caroline Wenborne ( Gerhilde) était Freia dans Rheingold, Nadine Weissmann Erda (ici Schwertleite)

On connaît bien ici l’option de Castorf, elle est de faire des « héros » des révolutionnaires (anarchistes) qui meurent en grimpant au puits qu’ils ont attaqué. Les Walkyries ne les ramassent pas, elles les laissent gisant sur l’escalier qui monte au sommet du puits, cadavres inutiles, victimes des révolutions qui se normalisent.
Quand elles arrivent, peu par peu, elles sont toutes vêtues en femme de la bonne société, mais venues des quatre coins du pays, i, il y a l’occidentale de Pétersbourg, il y a la riche russe traditionnelle, il y a la princesse d’Asie centrale : une exposition de costumes de fêtes de l’époque, montrant que l’Azerbaïdjan, et Bakou en particulier, avait attiré une population bariolée de tous les coins du pays.
Mais s’en tenir là serait trop simple. Elles vont changer deux fois de costume, comme ces danseuses de revues qui doivent dans l’urgence changer d’apparence ; et de fait la transformation rapide passe presque inaperçue : apparaissent alors des casques, des paillettes, des jupes et non plus des robes, la dernière transformation visant à se montrer bons petits soldats de Wotan quand celui-ci se fait entendre au loin. Pas de lances, pas d’armures, juste ces changements incessants de costumes qui donnent une incroyable vie à la scène, et qui lui donne aussi un sens social dissimulé : l’arrivée du pétrole à Bakou a changé l’ensemble de la société et notamment les femmes, devenues plus dépensières, plus frivoles, plus légères : les incessants changement de vêtements indiquent ces évolutions qui atteignent le monde féminin que les Walkyries incarnent, vierges guerrières et d représentantes de l’éternel féminin. l’arrivée de l’or noir provoque des excès, mais aussi des représailles , contre les révolutionnaires.
Une fois de plus, la mise en scène travaille l’espace en hauteur, et sur tous les niveaux, du haut en bas, utilisant aussi le « Biergarten » (la terrasse)  comme un lieu d’agrément, où ses femmes se rencontrent, mangent des friandises ou boivent un verre de vin.
Brünnhilde arrivant avec Sieglinde est bien identifiable comme une sorte de star : elle porte un casque vaguement punk, des paillettes argentées dignes de l’Admiral-Palast de Berlin, et un énorme manteau de fourrure, c’est sans conteste la vedette.
Sieglinde, comme retrouvant sa ferme initiale.
L’arrivée du pétrole à Bakou a déterminé des changements sociaux au début du XXème siècle, mais est aussi l’enjeu de politiques visant à produire toujours plus dès la période soviétique et en particulier au moment de la 2ème guerre mondiale : c’est le sens des textes peints sur le décor qui poussent à la production :

"Nous y arrivons, comme prévu"
“Nous y arrivons, comme prévu”
  • « Nous y arrivons, comme prévu » (allusion à la volonté d’atteindre les objectifs du plan en 4 ans et non en 5 (20ème année)
  • « Nous transportons plus de pétrole pour les besoins de notre patrie bien aimée » (pour les 50 ans de la marine marchande)
  • « 38 Millions de tonnes de pétrole et de gaz pour la nouvelle année » (1941)
  • Enfin, tout le monde a vu la date du 20 septembre s’afficher sur un des pans du décor en azéri : « 20 Septembre, jour du pétrole, un jour de fête nationale ! »

Ces textes, authentiques, accentuent et la nature du contexte : le pétrole est un enjeu économique civil et guerrier, au moment où l’avenir et en pointillés, tant l’avancée nazie menace. C’est aussi dans l’histoire du Ring un basculement, celui où Brünnhilde va reprendre son destin, va assumer sa faute, et en même temps dessiner un avenir possible pour Wotan dans l’angoisse est « Das Ende ! das Ende » comme il l’affirme au deuxième acte.

Elle arrive donc avec une Sieglinde exténuée, un peu éberluée qui machinalement va donner à manger aux dindons du premier acte dans leur cage (mais ils n’y sont plus), une cage qui sert désormais de dépôt aux oripeaux des uns et des autres. Le temps n’est plus à l’agriculture paysanne, ni au pétrole artisanal. Tout se passe comme si Sieglinde était d’une autre époque et allait céder la place. Il reste que vocalement Heidi Melton est impressionnante, notamment le 8 août, comme si lors de la première le 27 juillet elle était restée prisonnière de l’émotion qui la voyait pour la première fois sur la colline verte. Une voix aussi forte que chaleureuse, avec des aigus sûrs : ses « O hehrstes Wunder! Herrlichste Maid! » retentissent, si intenses qu’on entend une Brünnhilde derrière… Heidi Melton pâtit d’un physique qui ne lui permet pas d’être aussi présente à la scène qu’Anja Kampe, mais vocalement, si l’intensité des deux femmes est comparable, l’une, Kampe, est aux limites de ses capacités – et elle sait en jouer avec une rare intelligence, et presque en faire un atout, l’autre, Melton, a encore quelque réserve, en authentique voix wagnérienne qu’elle est.

Wotan arrive, barbe disparue. Ce n’est plus le patriarche qui préparait en douce – peut-être avec un postiche – la révolution, c’est le chef de réseau, qu’on voit sur l’écran (ou son sosie). De haute stature, il est plus proche physiquement du Wotan traditionnel, comme on l’a dit plus haut. N’ayant sans doute que peu travaillé avec Frank Castorf, et compte tenu des exigences de Marek Janowski en matière de position des chanteurs, la scène avec Brünnhilde a connu quelque évolution quant aux gestes et aux mouvements. Comme toujours dans les conversations, les deux personnages s’écoutent de manière elliptique, circulant dans le décor qui pour ce troisième acte est plus ouvert, et dont la nouveauté sont les textes peints sur le toit de la bâtisse dont nous avons livré quelques clés plus haut. Wotan successivement se sert à boire, puis va au fond de la scène, casse un morceau du pain de glace et le lance contre un drapeau rouge laissé là en emblème, prend nerveusement un paquet de cartes qu’il mélange et jette en l’air, avec le même geste de Brünnhilde au moment de l’immolation dans le Crépuscule, un geste désabusé qui montre l’impossibilité de changer les destins ou même de jouer avec. Un dialogue froid, dur : John Lundgren n’est pas un Wotan « humanisé » comme pouvait l’être Koch. Il y avait chez Koch quelque chose qui le rendait plus accessible et presque sympathique. Le personnage de Lundgren voulu ici est plus sec, plus définitif, et surtout n’a pas vraiment une « mobilité » vocale qui permettrait la richesse de modulation et d’expressions que Koch pouvait avoir. C’est par le geste, par le mouvement, par le regard plus que par le dire que ce Wotan se définit. Il reste que cela fonctionne, même si on a des souvenirs souvent et quelquefois des regrets. On passe par le jeu de la tournette et du décor ouvert en permanente de l’extérieur à l’intérieur, dans ce hall qu’on a vu Walhalla-ferme au deuxième acte et qui est devenu puits de pétrole plus industriel, qui envahit l’espace, figurant un cheval (Grane ? Cheval vapeur ?).
Le temps ne cesse de tourner : le drame s’inscrit dans un temps plus rapide, qui défile. Au deuxième acte on passe très rapidement du début du XXème au seuil de la deuxième guerre mondiale, comme si les aventures des héros étaient hors temps, ou ne prenaient sens que face à des événements divers dispersés dans la frise historique construite par Castorf.
Dans cette Walküre, on commence en Russie tsariste, pour très rapidement passer en Union Soviétique, loin du centre politique, mais au centre névralgique qui va décider de l’avenir de la guerre contre les allemands. Ce basculement historique (Stalingrad, les champs pétrolifères sauvés) qui voit la victoire probable de l’URSS de Staline est parallèle au basculement de l’histoire du Ring que constitue Die Walküre où se succèdent les fins : fin de Siegmund et plus ou moins programmée de Sieglinde (quand elle aura mis au monde Siegfried, fin de Hunding, fin de Brünnhilde comme Walkyrie : « Das Ende ! » Semble être effectivement le maître mot, et pourtant Brünnhilde ouvre la suite. Elle devient elle aussi, et avant son père, Wanderer, ou plutôt Wanderin, avec sa valise qu’elle prend soin d’emporter avec elle au moment où Wotan lui faits ses adieux : valise, fourrure, casque dont il ne restera rien qu’une robe au réveil.
En effet, le choix de défendre Siegmund est un choix de vie non encore bien clair pour le personnage, mais clair pour le spectateur, elle a troqué au troisième acte pantalon et gilet : les habits masculins contre une jupe longue et un bustier armure, qu’elle portera jusqu’au début du Crépuscule. Affichant la valise, elle va vivre l’errance (elle vivra en caravane…). Le Ring de Castorf est plein de Wanderer, Wotan et son (anti)compère Alberich, Mime, Brünnhilde sont des personnages qui attendent, qui bougent, qui passent, des personnages inscrits dans une mobilité : ils pourraient tous faire leur motto d’une des premières paroles de Wotan, fondamentale à mon avis : « Wandel und Wechsel liebt, wer lebt; das Spiel drum kann ich nicht sparen! » [Qui aime l’errance et le changement, celui-là vit. Ce jeu, je ne peux m’en passer]. Le Ring wagnérien est bien une école de vie, où tout idéalisme est obstrué par l’irruption du réel, toujours cinglant. Et Castorf, qui fait tout pour casser les émotions (merci Brecht), nous fait toucher cette réalité-là.
Un exemple dans ce troisième acte : l’adieu de Brünnhilde quand Wotan chante « Leb’ wohl, du kühnes, herrliches Kind! » : dans la tradition les deux personnages se serrent dans les bras l’un de l’autre,  après s’être précipités l’un vers l’autre en suivant le mouvement et le crescendo musical. C’est ici violemment interrompu par le choix de Wotan (que rien n’arrête, notamment dans un opéra où l’inceste est glorifié) d’embrasser sa sur les lèvres fille qui se dégage violemment de l’emprise. Même l’adieu le plus sublime est interrompu. Wotan embrassera plus chastement sa fille sur le front quelques instants après. Puis partira, muni de sa lance traditionnelle, mais si rare dans cette production.

Wotan(John Lundgren) Brünnhilde (Catherine Foster) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Wotan(John Lundgren) Brünnhilde (Catherine Foster) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les deux personnages, de fait, se sont rarement touchés, dans leurs deux grandes scènes, chacun « vaquant » à diverses occupations pendant que l’autre parle. Et Wotan ne conduit pas Brünnhilde au « rocher », munie de sa valise, elle va elle-même se coucher : on la voit en vidéo, allongée, les yeux bien ouverts, attendant le long sommeil. D’une certaine manière, elle s’endort déjà femme indépendante : Castorf suggère que ce choix est fait consciemment dès le début du troisième acte, sinon à la fin du deuxième.
Ce qui caractérise Catherine Foster dans son personnage, c’est justement cette tenue à distance, ce port altier. Musicalement, elle est magnifique, toujours intense, toujours en phase avec la mise en scène, toujours engagée. La voix s’est considérablement homogénéisée : elle n’a plus ces trous de registre central qu’elle avait en 2013. Elle a trouvé son personnage en 2014 et son vrai confort vocal en 2015. Et c’est pour Bayreuth une magnifique Brünnhilde, sans doute une des meilleures depuis Polaski ou Herlitzius, et c’est heureux qu’elle n’ait pas été effacée de la distribution. À l’origine était prévue Angela Denoke qui a renoncé. Elle eût sans doute été théâtralement phénoménale, mais Catherine Foster s’impose sur le théâtre et conduit une voix sûre, non dépourvue d’émotion. C’est la seule avec Heidi Melton (seulement le 8 août) dans cette journée à réussir à créer un univers.
Car John Lundgren, qui est un très bon Wotan « traditionnel » rentre dans la mise en scène (il sera même très bon dans Siegfried), mais n’arrive pas à faire frémir son texte, dit sur un ton relativement linéaire, forte ou mezzo forte, sans vraiment jouer des modulations. Cependant le personnage est incontestablement présent, avec d’autres moyens que son prédécesseur.
Dans cette Walküre, ce qui m’a plus gêné, ce sont les choix de direction musicale. Comme dans Rheingold, nous sommes face à une conception assez traditionnelle, plus en place que Rheingold et en tout cas bien calée le 8 août. Mais n’écoutant pas la scène, le rythme est quelquefois lent – il se traîne même au premier acte, sans vraiment d’accents, sans pathos, mais sans froideur non plus. C’est très bien rendu, bien agencé, mais cela reste un peu étranger pour mon goût du moins. Il manque – et c’est ce que j’ai ressenti tout au long de ces Ring, de la transparence à l’orchestre, il y a toujours quelques problèmes d’équilibre (on n’entend pas ou mal l’orchestre dans les moments plus retenus). Mais surtout, cette direction n’est pas évocatoire, ne dessine pas d’univers : elle n’est pas plate, mais elle ne porte pas la marque d’une personnalité. La musique est sublime et Janowski la rend avec honnêteté et justesse, et c’est souvent beau parce que la musique de Wagner est ce qu’elle est : irremplaçable et bouleversante, mais il ne la fait pas vibrer: il la fait écouter.
Je viens de vivre hier soir un concert où Daniel Barenboim dirigeait des pages symphoniques de Wagner, et il créait un monde à partir d’un accord. Janowski fait très correctement l’accord en question., mais monde et univers attendront. [wpsr_facebook]

Final, Wotan 5John Lundgren) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Final, Wotan 5John Lundgren) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath