OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, de Richard WAGNER le 1er MARS 2016 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: STEFAN HERHEIM)

Le concours (Acte III) Beckmesser (Bo Skovhus) ©Vincent Pontet/ONP
Le concours (Acte III) Beckmesser (Bo Skovhus) ©Vincent Pontet/ONP

Voir compte rendu de cette production en août 2013 à Salzbourg

J’ai vu en 2013 ce spectacle au Festival de Salzbourg, dirigé par Daniele Gatti avec une distribution contrastée et des Wiener Philharmoniker pas au mieux de leur forme. La mise en scène de Stefan Herheim ne m’avait pas vraiment convaincu. Qu’en est-il après deux ans et demi ?

Je suis un grand admirateur de Stefan Herheim dont j’ai vu beaucoup de travaux, et que je considère comme l’un des metteurs en scène les plus inventifs de la génération actuelle : c’est même son Parsifal de Bayreuth qui m’a convaincu d’ouvrir ce blog, puisque c’est mon premier compte rendu, en août 2009. C’est dire avec quelle curiosité j’avais couru à Salzbourg.
J’ai déjà souvent écrit sur Die Meistersinger von Nürnberg, et sur la difficulté à laquelle se heurte le wagnérien non allemand, face à une œuvre qui malgré ses aspects séduisants et légers (pensez-donc, une comédie !) ne se livre pas facilement et constitue même un osso duro du wagnérisme. Cette difficulté, c’est le texte, c’est le discursif, c’est même la prééminence du texte sur la musique à laquelle elle doit se soumettre, et plus généralement, dirais-je, la prééminence du plateau que la musique accompagne, comme une musique de film, ou mieux de dessin animé. Il faut lire à cet effet la page de Philippe Jordan dans le programme de salle, que je partage entièrement.

La difficulté de cet opéra sied à une composition musicale qui suit pas à pas les inflexions du texte, sans jamais les précéder, mais en les colorant, par une foule de détails dans l’instrumentation dont le but n’est pas de faire des effets, mais d’illustrer le sens du texte. C’est une innovation extraordinaire, qui va avoir de larges conséquences sur la dramaturgie musicale du futur.
D’un autre côté, les parties orchestrales sont souvent lues au départ comme un peu grandiloquentes (ouverture, final) et donc superficielles alors qu’elles ont aussi inspiré le monde symphonique post-romantique, je pense notamment au dernier mouvement de la 5ème de Mahler, dont j’ai souvent parlé en écho à ce Wagner-là.
Tout cela pour dire que je considère  aujourd’hui (après cinquante ans d’écoute, puisque c’est à 12 ans que le virus Wagner m’a envahi) Die Meistersinger von Nürnberg comme l’opéra le plus passionnant de Wagner, un vrai puits sans fonds conceptuel, et sans doute musicalement le plus accompli et sûrement le plus novateur, même s’il m’a fallu beaucoup de temps pour l’apprécier totalement et résolument, au point d’essayer de ne jamais rater une production importante aujourd’hui.
Or, et c’est un paradoxe, ce chef d’œuvre absolu est rare sur les scènes non germanophones, ou même non allemandes si l’on compte que même à Vienne, si l’on en croit les archives en ligne, l’opéra créé à Munich en 1868 a été créé à Vienne en 1955 !!  Et à Paris,  c’est à février 1989 que remonte la dernière reprise (production de Herbert Wernicke), même si on l’a jouée en version de concert 3 fois en 2003 (direction James Conlon avec d’ailleurs déjà Toby Spence en David, et Anja Harteros en Eva…). C’est un sacré investissement pour les théâtres : énormité du chœur, nombreux rôles, et orchestre à faire travailler parce que l’œuvre étant rare, les musiciens des orchestres d’opéra non allemands la connaissent mal. Toutes raisons pour y renoncer.

Je pense que ces rappels sont essentiels pour comprendre que la Première d’une nouvelle production de Die Meistersinger von Nürnberg à Paris est un grand événement, il faut donc remercier (pour une fois) Nicolas Joel de l’avoir programmé, car ce projet est un projet Nicolas Joel, prévu la saison dernière et reculé d’un an…
Depuis 2013, j’ai vu trois productions : Otto Schenk au MET, un travail archéologique d’une exactitude photographique et un peu poussiéreuse aujourd’hui, Tobias Kratzer à Karlsruhe, une très brillante réflexion sur les aventures de la lecture de l’œuvre dans le contexte d’une école de chant dédiée à Wagner, qu’il faut aller voir dès que Karlsruhe en reprogrammera la reprise, et la magnifique production d’Andrea Moses, sur l’Allemagne et sur l’humanité allemande (au sens fort), qui était un pur chef d’œuvre elle aussi, cet automne à la Staatsoper de Berlin.
Par rapport à ces deux derniers travaux, Herheim a emprunté un chemin complètement différent. Alors qu’on aurait pu (Parsifal oblige) s’attendre à un travail sur la germanité, comme l’a fait aussi Kupfer à Zürich ou les artistes cités ci-dessus (car même Schenk travaille sur une imagerie traditionnelle qui installe dans les têtes une Allemagne gentille à géraniums et colombages), Herheim part de Wagner qui fait de Nuremberg l’univers clos d’une ville idéale dont l’Art est la raison d’exister, une république de Platon dont les artistes seraient les fers de lance, mais il en décale l’imagerie, en créant un univers à part, ni idéal ni utopique, mais référencé à l’enfance et aux films de Walt Disney, c’est à dire un univers tout aussi clos et détaché des contingences, qui permet en même temps toutes les libertés et les initiatives, dominé par l’idée de comédie, voire de comédie musicale.
Pour donner une logique à ce parti pris, Stefan Herheim en fait le rêve d’un Sachs-Wagner, pressuré par les affres de la création…des Meistersinger.  L’idée est intelligente, bien réalisée et filée, mais…l’œuvre est longue l’option ne tient pas la distance, notamment au deuxième acte et malgré les idées et le décor extraordinaires d’Heike Scheele.
Au troisième acte, on revient au monde réel, au monde des souvenirs, au monde des choix difficiles, des renonciations : le troisième acte, c’est celui doux amer où Strauss et Hoffmannsthal puiseront leur maréchale, c’est celui d’un quintette d’où ils tireront le trio final d’un Rosenkavalier, né ainsi au cœur des géraniums de Nuremberg. Mais si les renonciations marquent la fin de toutes les illusions du réel, elles sont aussi les marques qui suscitent la création poétique, qui marquent la fin des pères et le futur des fils. Sachs aide Walther à « tuer le père » pour être lui même, un Walther qui finit par songer aussi à « tuer » les Maîtres ou à les fuir, une option qu’avait embrassé jadis à Genève (Harteros/Vogt/Spence/Dohmen) la très belle mise en scène de Pierre Strosser. C’est peut être la fin des illusions humaines mais le début du poétique qui peut naître et se développer : c’est le sens d’un final carnavalesque particulièrement bien réglé, sorti de l’imagination de Sachs, qui peut enfin créer, pour transfigurer sa vie, ses souffrances et ses regrets.

Début Acte I, rideau, video, décor  ©Vincent Pontet/ONP
Début Acte I, rideau, video, décor ©Vincent Pontet/ONP

Incontestablement, ce travail est bien fait, magnifiquement réalisé techniquement, notamment le jeu de la vidéo initiale et la transformation de l’espace scénique en monde à la Gulliver, où le secrétaire est l’église, où les livres géants racontent les histoires géantes de la mythologie allemande (Des Knaben Wunderhorn), où l’armoire est l’échoppe de Sachs et le vaisselier la maison de Pogner.

Acte I sc I  ©Vincent Pontet/ONP
Acte I sc I ©Vincent Pontet/ONP

Mais voilà, à transposer l’histoire dans un univers différent, mais en la proposant telle quelle, elle semble perdre au passage quelque chose de sa séduisante complexité. L’option soutenue à bout de bras court le risque de tourner court : il est difficile tout ensemble de faire converger le rêve qui va précéder le processus créatif et faire naître l’œuvre, de construire un univers très spécifique partagé par le spectateur, qui est l’univers bon enfant (encore que les loups et les Chaperons rouges…) des contes de fées , de traiter la comédie et presque seulement la comédie, et de se contenter de semer quelques cailloux blancs pour élargir le propos : présence continue des livres, partout (les références intellectuelles et les sources !) présence du théâtre à travers la petite scène de guignol qui jamais ne change de proportions, présence d’un jeu de construction qui construit une Nuremberg d’enfant, et surtout fermée, à l’intérieur de murs, présence du monde de l’enfance comme référence idéale d’un jeu souriant, une sorte de Nuremberg maison de Poupée où tout le monde il est beau tout le monde il est gentil (comme la tentative de réconciliation, à l’initiative de Beckmesser que Sachs volontairement écarte, pour retourner dans la communauté).

Acte II  ©Vincent Pontet/ONP
Acte II ©Vincent Pontet/ONP

Tout cela colore d’une manière malgré tout uniforme et finit par décevoir car l’impression s’impose que l’inventivité s’épuise, chez un metteur en scène qui est habituellement une explosion permanente d’images et d’idées. C’est net au deuxième acte, languissant, où même la farandole des contes de Grimm, certes amusante, qui remplace le traditionnel charivari déçoit, et où il ne se passe pas grand chose, parce que le parti pris empêche évidemment Eva d’être (trop) provocante, Sachs trop amoureux, et fait de Walther une poupée de cire. Tout ce qu’il y a de désir, rentré ou non, de dépit, d’espoir, de provocation est sinon évité, du moins très allégé, à peine suggéré, tout comme d’ailleurs au dernier acte. Dans sa volonté de faire un travail sur la comédie, Herheim jette des signes, au lieu de montrer les petits drames des êtres. Signes dès le premier acte :  Walther charme par son chant la compagnie, comme le Glockenspiel dans Zauberflöte, mais aussi comme le chant d’Orphée, les maîtres se mettent à danser à la manière des ensembles de musical à l’américaine, et bien sûr Beckmesser prend peur : cette musique sans règles est dangereuse parce qu’elle a prise directe sur l’auditeur et qu’elle n’est plus médiatisée par les Maîtres. Autre signe à peine perceptible, le jeu d’Eva qui minaude auprès de Sachs au deuxième acte, signe encore le tiraillement physique de Sachs entre Walther et Eva au troisième ou signe enfin le portrait d’Eva dissimulé sous un linge au centre de la pièce.

Hans Sachs (Gerald Finley) et le portrait ©Vincent Pontet/ONP
Hans Sachs (Gerald Finley) et le portrait ©Vincent Pontet/ONP

Tout cela est dit, montré mais en même temps effleuré, fugué et jamais fouillé, tandis que du bon gros humour parsème la production, qui tombe souvent sur Beckmesser, qui fait des acrobaties pour marquer les fautes, qui met son texte dans son haut de chausses qui tombe. Paradoxalement, la pantomime du troisième acte où Beckmesser pénètre dans la maison de Sachs à son insu et où il cherche un texte, ne va pas assez loin pour mon goût : la musique de Wagner impose et commande les mouvements du personnage avec une exagération démonstrative. Dans la mise en scène, les mouvements effectués sur le plateau, restent trop timides et ne traduisent pas jusqu’à l’absurde l’exagération comique, comme la musique l’y invite : il faut là à mon avis mimer Gros-Minet cherchant Titi, car on est dans la pure caricature.

Merker (Bo Skovhus) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Merker (Bo Skovhus) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Beckmesser par son costume même est la caricature du rabat-joie : dans un monde incroyablement coloré, aux costumes chamarrés, seul Beckmesser est en noir : il représente ce monde réglé que Sachs voudrait casser, la frustration, mais aussi la Tartufferie ; c’est un peu la même opposition que construit Kasper Holten dans l’autre « Grosse Komische Oper » de Wagner, Das Liebesverbot isolant en noir le juge (ici c’est le noir du « Merker », sorte de juge aussi), le personnage de Friedrich dans un monde hyper coloré.

Je l’avais aussi remarqué à Salzbourg, si Herheim fait d’Eva un personnage naturel et frais, il fait de Walther une sorte de personnage gominé, avec une perruque blonde impossible, un prince charmant de contes de fées qui est être de cire ou figure figée. Je me suis demandé si Herheim aimait Walther…

Le concours (Acte III) Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Le concours (Acte III) Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Il faut souligner néanmoins la manière rigoureuse dont sont réglés les mouvements des foules, et des chœurs (la scène finale à ce titre est un modèle), même si je trouve que le final du deuxième acte est plutôt en retrait par rapport à ce qu’on pourrait attendre, malgré les interventions de Blanche Neige et de ses sept nains un peu lestes : bien sûr, Herheim nous montre des héros de contes passés au tamis de Bruno Bettelheim : le monde qui nous est montré est fantasmatique, et c’est un fantasme de poète, un fantasme à la fois échevelé et littéraire, mais j’aimerais encore plus de folie – la musique qu’on y entend est en-deçà du suffisant : c’est bien Sachs qui le dit : Wahn ! Wahn !, überall Wahn !.
Ainsi donc la mise en scène de Stefan Herheim est-elle claire dans ses intentions, et très bien réalisée. Herheim était inconnu à Paris et il a – chose rarissime – reçu une ovation en venant saluer, les applaudissements nourris couvrant très largement les rares hueurs, les imbéciles de service. Il reste que ce travail imaginatif n’a rien de la folie de certains autres spectacles qu’il a signés, ni surtout la profondeur : c’est quelquefois redondant, répétitif, d’autres fois simpliste, ailleurs ennuyeux, et cela ne reflète pas toutes les problématiques de l’œuvre, ni même les caractères qui restent trop esquissés et pas assez creusés, comme s’il voulait éviter la psychologie.
Malheureusement, musicalement, les choses restent également contrastées et discutables. J’ai écrit plus haut combien je partageais le texte signé par Philippe Jordan dans le programme de salle, que j’invite tout lecteur-spectateur à lire ou relire. Pourtant, le rendu musical et notamment orchestral ne correspond pas à ce qui est écrit dans ce texte.
Jordan a opté pour un travail musical non spectaculaire ni éclatant, au nom de ce que dans cet opéra la musique doit céder la place au texte. Mais du même coup, tout en gardant une vraie précision, on y perd en clarté et en transparence et on y perd surtout en vitalité, et en vie. L’acoustique de Bastille n’aide pas toujours d’ailleurs un travail de lecture orchestrale attentive de la part du spectateur. Certes, Jordan laisse au texte la prééminence, veillant à ne jamais couvrir les chanteurs, mais même s’il a beaucoup travaillé la diction, l’expression de certains laisse quelquefois à désirer, notamment pour mettre en valeur cet art de la conversation en musique qui est inventé ici (que Michael Volle à Zürich et Franz Hawlata à Bayreuth dominaient magistralement), qu’on entend au premier acte dans les discussions des Maîtres et pendant quasiment tout le deuxième acte et bonne partie du troisième. Il ne s’agit pas de donner la prééminence à ceci où cela, nous ne sommes pas dans un débat à la Capriccio, prima la musica ou prima le parole, il s’agit bien de Gesamtkunstwerk, où le texte et la musique se tressent dans un système d’échos et d’échanges où telle touche des bois va souligner tel élément ironique que le texte ne dit pas, où quelquefois note à note correspond à syllabe à syllabe, où ailleurs la musique remplit le silence, où le rythme est donné par le texte et la couleur par les notes : un travail de joaillerie de précision, qui rend si difficile l’œuvre, et en même temps si fascinante pour un chef : on comprend pourquoi Boulez regrettait de ne pas l’avoir dirigée. Le poème même de Wagner est souvent beaucoup plus riche que dans d’autres opéras, il est plein de jeux de mots, plein de ce « Witz » qui est fondamental dans l’œuvre, mais aussi plein de comparaisons très éclairantes : il suffit déjà d’entendre David expliquer à Walther le chant par la description des gestes de l’artisan, expliquant ainsi pourquoi chaque Maître représente une corporation, et donc que l’art est aussi produit par les gestes professionnels dans un contexte social, rendant à l’artisanat de la création des lettres de noblesse. Walther, aristocrate, ne peut comprendre exactement ce discours, lui qui puise son inspiration dans l’otium et l’imitation de la nature : débat entre fureur divine et laboratoire de la création. Ce débat demande à la fois une concentration sur un texte éminemment riche, et sur une musique en écho qui l’éclaire et le colore dans un note à note redoutable. C’est un peu cela qui m’a manqué dans les parties plus discursives : Jordan n’arrive pas à rendre cette dualité parce que la direction musicale reste souvent plate dans ces moments-là, faisant entendre des sons, mais pas toujours du sens.

Autre regret, un final du deuxième acte qui manque singulièrement d’éclat et de folie musicale, et qui manque presque d’une culture « italienne » qui était celle de Wagner (il connaissait son Spontini et son Rossini) qui est une culture du mouvement et du crescendo, et une culture de la mise en place d’un ensemble. C’est déjà pour moi clair dans le final du premier acte, avec les jeux d’oppositions entre Sachs et les maîtres et la montée du brouhaha, mais encore plus au deuxième où le crescendo imposé par la musique et l’augmentation progressive du son, devraient s’accompagner d’un travail plus acéré sur le rythme et la pulsion . C’est une scène très difficile car il faut une telle adéquation entre scène et fosse que peu réussissent.

Charivari Acte II, début ©Vincent Pontet/ONP
Charivari Acte II, début ©Vincent Pontet/ONP

Ma référence en la matière surprendra : c’est Horst Stein en fosse et Wolfgang Wagner en metteur en scène qui peut-être réussissaient le mieux l’harmonie mécanique de l’ensemble dans mon souvenir (Katharina Wagner avec ses chutes rythmées de chaussures n’était pas mal non plus, mais Sebastian Weigle ne suivait pas si bien).
Cette mécanique de précision redoutable vient évidemment des ensembles rossiniens où cependant chez Rossini elle est presque exclusivement musicale. Ici Wagner y ajoute la scène, et les dialogues entre les personnages qui s’entremêlent au chœur c’est à dire qu’il complexifie à plaisir la situation pour donner l’impression d’une innommable chienlit, en réalité parfaitement et géométriquement maîtrisée. Ici la scène va crescendo puisqu’on part de l’apparition d’un nain (qu’on prend d’abord pour un nain de jardin animé) puis on comprend que tout va se structurer autour des contes de fées, puis finir en orgie, ou plutôt en Saturnale à la mode de Grimm, comme un pendant délirant et nocturne de la belle fête diurne organisée du troisième acte. Or, si on entend le chœur, magnifique, on n’entend plus l’orchestre, presque noyé dans le bruit général, alors qu’il devrait scander l’ensemble, et organiser le rythme et musical et scénique. C’est très regrettable à un moment où tout devrait partir de là.

Acte III Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP
Acte III Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP

Le troisième acte m’est apparu le plus réussi musicalement. L’orchestre est plus présent, et notamment dans la dernière partie. Si le prélude (qu’il est difficile de rater tant la musique est sublime) est resté un peu froid et peu sensible, le quintette a été très réussi (grâce à des chanteurs très en place) et toute la scène finale, à cause du merveilleux agencement du chœur et aussi des idées de mise en scène, qui est presque un enchantement – il y a même un crocodile cher à Castorf.
Il eût fallu que ce niveau d’osmose fût continu dans la soirée.
La dernière scène des Meistersinger est très particulière dans son rapport à ce qui précède et elle marque une rupture : de l’intimité on passe au collectif, de l’aventure des individus on passe à l’aventure de l’art, de l’atelier de l’artiste on passe à la performance ; les points de vue changent et se structurent. Mahler évidemment dans la cinquième s’inspire de cette rupture dans son passage de l’adagietto au dernier mouvement et Wagner sans doute s’est souvenu du passage de l’ombre du cachot et de son isolement à la lumière du jour, du peuple et du monde dans Fidelio.
Ce passage de l’espace privé à celui de la « cité » est une illustration de l’idéal de République platonicienne des arts voulue par Wagner où le groupe reconnaît par admiration la prééminence du génie et où il n’y a pas de place pour le médiocre (qui devient “l’autre” et s’exclut de la communauté): telle est la Nuremberg rêvée, telle est la cité idéale, telle est aussi la cité dangereuse, celle qui va exclure.
C’est bien en ce sens d’ailleurs qu’il faut entendre à mon avis l’appel final de Sachs à l’Art allemand. Certes, on ne peut évacuer le contexte politique de formation d’un Etat allemand (trois ans après ce sera fait), mais c’est parce que cet Etat n’existe pas encore et que Wagner connaît la médiocrité et la petitesse des états existants (dont il fut victime) qu’il en appelle à cette République des Arts que pourrait être la nouvelle Allemagne, une Allemagne dont l’art et la poésie seraient les deux mamelles (et dont il serait le chantre), il y a probablement de cela dans son rapport à Louis II, mais l’histoire est cruelle :  ce n’est pas la Bavière qui a fait l’Allemagne, mais la Prusse.
C’est donc un monde socialement et structurellement ordonné qui nous est présenté, y compris musicalement : au désordre et à la folie du deuxième acte succède le monde d’une cité musicalement et scéniquement organisée, la foule joyeuse compose cette ἐκκλησία (ekklèsia) d’un nouveau genre (que Wieland Wagner avait finement disposée en amphithéâtre), puis apparaît le défilé des corporations, c’est à dire l’exposé ordonné (c’est une succession de marches) de l’organisation sociale, unie autour de l’art, qui assiste à l’événement qui fédère, qui sanctionne la production et la création. Le concours en effet sanctionne : le mauvais est écarté, celui qui n’est pas en harmonie avec la cité, et le bon est récompensé, pour devenir Maître, c’est à dire (mais ce n’est que suggéré) membre du conseil des sages. Dans la Nuremberg de Wagner, on devient un « politique » par l’art, ce qui est bien le sens du discours final de Sachs, qui est un discours « politique », ce qu’avait bien montré Katharina Wagner à Bayreuth.
On a donc une succession de formes civiles et sociales qui sont aussi musicales et opératiques, chorales et individuelles, qui produisent l’exposé d’une totalité, où le chœur est déterminant, le choral, au sens « Bach » du terme, c’est à dire l’ensemble, la traduction musicale de l’assemblée des citoyens, car c’est bien là le rêve de Sachs (entre Sachs et Bach, seules quelques lettres de différence) que de proposer un choral qui donne son sens au monde civil, comme Bach est l’expression musicale du divin sur terre. Wagner se projette sans doute là, à travers Sachs, comme le Bach laïc. Il faut souligner par ailleurs le génie du texte de Wagner, d’abord par ce « silentium » latin qui fait taire la foule : le public de l’opéra notamment au XVIIIème était bruyant et peu concentré. Wagner a imposé à Bayreuth le noir en salle et le silence. Je vois dans ce « silentium » une invitation à une sorte de contemplation-concentration très récente à l’opéra : l’art impose le silence. Autre trait, le texte du chant de Beckmesser, similaire par la sonorité au chant de Walther, et au sens déglingué par le simple glissement de quelques lettres, variation presque imperceptiblement surréaliste sur la poésie où la créativité du texte de Beckmesser, pratiquement intraduisible, a pour nous un air de Perec, voire de Novarina et donc sonne comme presque innovant, mais qui indique pour Wagner l’essentialité du texte, et la nécessité de sa perception et d’un sens qui fasse corps avec la musique . Il faut confronter les vers de Beckmesser et ceux de Walther pour comprendre la créativité textuelle de Wagner qui est partout d’ailleurs dans le livret. En ce sens et bien plus qu’ailleurs, le texte conduit le bal.
Tout cela est assez lisible scéniquement: l’organisation et la disposition du choeur et de la foule répondent à un dispositif théâtral, “l’orchestra” antique au centre, où sont distribués   les Maîtres, le candidat à l’épicentre et la foule disposée de manière concentrique et sur les “hauteurs”. Mais lorsque Walther chante, peu à peu et à mesure que la joie se communique, mais aussi par le refus de Walther, tout se mêle et les Maîtres ne sont plus distinguables de la foule: seul va apparaître Sachs, émergeant du désordre s’affirme la personnalité “politique”. Musicalement, Jordan réussit à maîtriser les différents moments, les masses, mais aussi l’accompagnement des individus avec précision et une vraie justesse, même si la sensibilité n’est pas malheureusement pas toujours au rendez-vous, ce qui dans cette œuvre m’apparaît un grand manque ; c’est en effet la musique qui est flamme d’humanité profonde, et qui ne cesse de contribuer à apaiser. En ce sens, cette musique est vibrante, elle est vibration de l’humain, et ici, malheureusement, elle se laisse écouter, mais elle ne pénètre jamais : elle ne s’anime pas, elle est trop lisse, trop policée, voire un peu superficielle. Elle ne laisse jamais voir derrière les yeux parce qu’elle ne tire pas leurs larmes.
Le chœur de l’opéra de Paris me semble avoir repris un coup de jeune et un beau relief depuis qu’il est aux mains de José Luis Basso : que ce soit dans Moses und Aron, dans La Damnation de Faust et maintenant dans Meistersinger, il montre à la fois vigueur, musicalité et surtout une belle capacité d’élocution déjà notée dans Schönberg, qui se confirme dans cette excellente et très spectaculaire prestation.
Autre élément de complexité, la distribution, qui est très équilibrée malgré l’écrasante présence de Sachs, l’un des rôles les plus inhumains du répertoire, par sa longueur et sa difficulté, un rôle où il ne faut pas seulement chanter, mais aussi parler, converser avec l’expressivité voulue, et qui est présent à peu près continûment sur scène. Tous les autres ont une partie d’une longueur à peu près équivalente, et Wagner réserve à chacun des moments essentiels. Prenons par exemple David, qui est souvent considéré comme secondaire : sa prestation au premier acte est importante, tout comme celle de Pogner.
A chaque acte, Beckmesser a un moment, Merker/marqueur au premier acte contre le jeune Walther, marqué au second acte par Sachs qui annonce la performance ratée du troisième acte, non pas d’ailleurs parce qu’il n’aurait pas de mémoire, mais parce que le texte de Walther supporte moins qu’un autre une musique inadéquate et qu’une musique « cadrée » par la règle comme celle composée par Beckmesser ne peut s’allier à un texte libéré comme celui de Walther : autrement dit, à une musique correspond un texte, et c’est le même poète qui en est à l’origine, règle d’or wagnérienne : Wagner dénonce directement la musique qui serait composée sur le livret d’un autre.
Gerald Finley est Sachs. On connaît les qualités de ce chanteur, qui est un pur chanteur « à texte », tant son élocution est claire, tant son expressivité est grande, tant son souci de chaque inflexion est marqué. C’est un Sachs liederiste, à la fois intimiste et intense, un Sachs résolu aussi. La mise en scène n’insiste pas sur une éventuelle ressemblance à Wagner, mais le fait dialoguer avec son buste (couronne de laurier). C’est bien la question de la création et de l’écriture qui est au centre du personnage voulu par Herheim (tant de fois il brandit ses feuilles de papier).

Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP
Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP

Finley a chanté le rôle dans l’écrin relativement enveloppant de Glyndebourne; dans celui développé de Bastille (on ne demandera pas ce qu’il en est de la sonorisation), c’est beaucoup plus difficile d’être « subtil ». Malgré une voix qui n’a pas la puissance d’autres Sachs, plus mate aussi, une voix plus baryton que basse, il a une telle science de la projection et de la parole que tout passe. Mais il fatigue un peu à la fin où son monologue n’est pas aussi réussi que le reste, la voix devient quelquefois un peu blanche, moins expressive, mais c’est broutilles par rapport à une très belle performance d’ensemble.
Le Beckmesser de Bo Skovhus est d’abord un personnage. C’est un acteur particulièrement à l’aise en scène, et très inventif. Le chanteur est moins impressionnant : la performance textuelle, c’est à dire l’expressivité dans la manière de dire le texte n’est pas toujours convaincante, alors que c’est pour Beckmesser un impératif catégorique. Le poème final doit être dit à la perfection, avec style, dans la perfection de l’élégance, d’une telle manière que par contraste l’absurdité ressorte immédiatement. Michael Volle à Bayreuth reste, avec Hermann Prey jadis, mon Beckmesser de prédilection pour cette raison. Mais Adrian Eröd, avec deux fois moins de puissance, est un étonnant sculpteur de paroles. Skovhus fait du Skovhus, et il n’entre pas dans ma galerie des grands Beckmesser, en dépit de toutes ses qualités.
Günther Groissböck est Veit Pogner. Il en a le poids, il en a la voix extraordinairement bien posée, profonde, humaine. Lui qui interprète si souvent les méchants a explosé dans Ochs, et il séduit dans Pogner. Sans contexte c’est la voix la plus sonore, la plus convaincante du plateau masculin ; pouvait-il d’ailleurs en être autrement ?

Eva (Julia Kleiter) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Eva (Julia Kleiter) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Le cas de Brandon Jovanovich est plus délicat. Voilà un chanteur qui fait depuis quelque temps figure de futur vedette du chant wagnérien, qu’on a vu çà et là en Europe avec un succès suffisant pour exciter la curiosité dans le rôle.
Le rôle de Walther dans cette mise en scène est un peu sacrifié, déjà Roberto Saccà à Salzbourg, avec une prestance physique moindre, était assez inexistant et personne à travers lui ne pouvait rêver au prince charmant. Brandon Jovanovich a la prestance et le physique, mais engoncé dans ses costumes à la Disney, affublé d’une perruque gominée, avec des gestes assez stéréotypés, il perd tout charisme. Est-ce la mise en scène qui l’efface à ce point ? Est-ce le chanteur qui n’irradie rien ? Le fait est que ce Walther n’existe pas.
Mais il n’existe pas non plus vocalement. On peut comprendre un soir de première un premier acte hésitant, des notes basses détimbrées, un manque total de projection. Mais dans les trois performances où il récite son poème, le chant n’a pas vraiment de ligne, ce qui pour Walther est problématique, les paroles sont dites sans âme, avec des moments très peu homogènes où la voix sort subitement avec une ligne parfaite et un volume de plus en plus assuré, puis disparaît. Les notes les plus aiguës sont resserrées : le timbre est agréable, mais la voix n’est pas puissante, les passages ne sont pas toujours négociés avec élégance, et cela reste désespérément plat : c’est un chant incolore, inodore et sans saveur. On a l’impression qu’il ne calcule jamais la distance, qu’il n’arrive pas à placer la voix avec la précision voulue, que c’est toujours trop ou pas assez. C’est une déception pour moi, car j’attendais mieux d’un chanteur qu’on m’avait vanté.

Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) Eva (Julia Kleiter) ©Vincent Pontet/ONP
Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) Eva (Julia Kleiter) ©Vincent Pontet/ONP

La Eva de Julia Kleiter n’a pas dans cette mise en scène le relief qu’elle avait à Berlin. Il est vrai aussi qu’entre une salle de 900 places (le Schiller Theater) et l’opéra Bastille de 2700 places, le rapport n’est pas le même ni le confort vocal pour une artiste dont le volume vocal n’est pas énorme. Julia Kleiter est d’abord une chanteuse sensible et intelligente, qui s’est polie au contact de Mozart. Qui dit intelligence dit expressivité, dit assurance dans la pose de voix, dans l’émission, dans la projection. Sans jamais pousser, toujours modulant, toujours colorant, elle chante. Et c’est toujours séduisant, toujours émouvant. Elle n’a pas la voix hypercontrôlée d’une Lucia Popp (mon Eva de l’île déserte), dont chaque note tirait des larmes, elle n’a pas l’énergie d’une Anja Harteros (mon Eva de l’île d’en face), mais elle a une puissance de séduction et une jeunesse, elle diffuse une émotion et une grâce qui en font une authentique Eva, apte à compléter mon archipel.
Toby Spence est une sorte d’éternel jeune homme. Il était déjà David à Paris en 2003, à Genève en 2006. Il est David, et il a toujours la même fraîcheur et la même spontanéité. Comme Julia Kleiter, c’est un chanteur intelligent qui fait avec ses moyens, qui sait poser sa voix, qui sait projeter avec une jolie technique et qui sait parfaitement ses limites. Je l’avais beaucoup apprécié en Titus à Munich avec Kirill Petrenko. Et c’était un junger Seemann d’une immense poésie dans Tristan à Bastille avec Salonen. Il est très vivant, très vrai, même si ce n’est pas mon meilleur David (Graham Clark reste gravé dans mon souvenir), et réunit des qualités de chanteur et d’acteur qui en font un David de très bon niveau.

Il est difficile de trouver une bonne Magdalene. C’est un rôle peu gratifiant, et qui n’intéresse pas beaucoup le public, mais qui doit néanmoins s’imposer notamment au premier acte et aussi durant le quintette. Wiebke Lehmkuhl y réussit, grâce à un joli timbre, une belle projection et une ligne de chant qui se remarque. Enfin dans la jungle des Maîtres, très corrects, signalons l’excellent Michael Kraus (Fritz Kothner) vu naguère dans Die Soldaten à Zurich et le Nachtwächter (Andreas Bauer), qu’on note, et qui est notable.

Au terme de ce long compte rendu, d’autant plus long qu’en écrivant me sont venues des idées, des voies d’analyse possibles, des souvenirs, qui témoignent du foisonnement et de l’ouverture de cette œuvre, mais aussi de son exigence, j’ai voulu essayer de faire toucher tout ce que le parti pris de mise en scène n’arrive pas à intégrer, et tout ce que le parti pris musical a un peu obéré. Bien sûr, je continue d’encourager les éventuels lecteurs à aller à l’Opéra Bastille voir cette production car l’occasion fait le larron, et découvrir Meistersinger à la scène est toujours riche de surprises, d’autant qu’au contraire d’autres œuvres wagnériennes à Paris, on a peu de références scéniques. Il reste des références musicales essentiellement discographiques. Mais pour moi, qui ai eu la chance d’en voir beaucoup et même de plus en plus tant j’aime à chaque fois un peu plus cette œuvre, cette production ne fait vraiment pas partie des productions référentielles, hélas. [wpsr_facebook]

Les Maîtres ©Vincent Pontet/ONP
Les Maîtres ©Vincent Pontet/ONP

DE NEDERLANDSE OPERA 2012-2013: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 7 JUIN 2013 (Dir.mus Marc ALBRECHT; Ms en scène David ALDEN)

Festwiese © DNO

Die Meistersinger von Nürnberg n’est pas l’opéra le plus joué sur les scènes internationales; c’est pourtant une comédie, et donc a priori plus accessible à un large public, plus accessible en tous cas que Parsifal ou que Tristan. Mais voilà, c’est une œuvre qui requiert des forces importantes en termes de chœur, en termes de distribution (16 rôles) et qui pour le protagoniste (Hans Sachs) est épuisante et donc les théâtres hésitent à la programmer. A l’Opéra de Paris, depuis l’ouverture de Bastille, une seule présentation en version de concert à l’automne 2003, et la dernière production scénique remonte au  règne de Jean-Louis Martinoty, pendant la saison 1988-1989, dans une production de Herbert Wernicke venue de Hambourg.
L’œuvre est longue, aussi longue sinon plus que Götterdämmerung (4h30 minutes environ), et la plupart des wagnériens n’entrent dans cette partition foisonnante que plus tard, après Parsifal, Tristan ou le Ring. En Allemagne en revanche elle reste très populaire, et je me souviens qu’à Bayreuth, le public des Meistersinger est souvent différent, plus ouvert, plus populaire, en tous cas pendant très longtemps, il fut plus difficile d’obtenir des billets pour Meistersinger que pour d’autres titres.
Symboliquement, c’est aussi une œuvre plus complexe, puisque c’est la seule qui fut autorisée par les nazis jusqu’à la fin de la guerre et en tous cas la seule qui fut jouée jusqu’au bout à Bayreuth. C’est certes une comédie bon enfant, mais qui bascule à la toute fin par le discours de Hans Sachs  se terminant par une célébration de l’art allemand:
zerging’ im Dunst                                         S’en irait en fumée
Das heil’ge röm’sche Reich                          Le Saint Empire Romain Germanique
uns bliebe gleich,                                          Nous resterait encore
die heil’ge deutsche Kunst                           Le saint art allemand
C’est aussi une œuvre sur le chant et sa technique, une belle leçon que donne Wagner aux chanteurs puisque l’on nous montre d’acte en acte l’évolution de l’air de Walther, avec les corrections suggérées, jusqu’à la parfaite exécution finale. C’est enfin une méditation sur l’amour, ou sur la renonciation à l’amour par un Sachs déjà trop âgé. Plusieurs niveaux de lecture qui engagent les metteurs en scène à en embrasser telle ou telle.
J’ai plusieurs fois rendu compte de la dernière production  à Bayreuth de Katharina Wagner , très critiquée, qui reste un effort authentique pour lever l’ambiguïté sur le rapport du Festival de Bayreuth à cette œuvre et éclairer les aspects idéologiques de cet opéra; on attend avec intérêt celle de Stephan Herheim à Salzbourg. La production de David Alden, présentée par l’Opéra d’Amsterdam en ouverture du Festival de Hollande se place plutôt dans le sillon de celle de Katharina Wagner, même si elle est très différente et moins idéologique. Dans une interview, David Alden affirme qu’il ne faut pas toujours prendre Wagner au sérieux et que sa mise en scène travaille sur l’humour. Certes…mais un humour assez cauchemardesque dans sa représentation des bourgeois de Nuremberg, aux visages couverts de masques inquiétants, un Nachtwächter qui est en réalité la faucheuse. La Nuremberg d’Alden est une société fossilisée qui au premier acte ne cesse de se heurter à Walther à qui elle présente de manière agressive les Bibles, ou les livres contenant psaumes ou cantiques qu’on entonne,  et qu’elle vient d’utiliser à la messe. Ce thème du Livre et des règles est central dans le décor du premier acte où, après avoir descendu le Christ monumental de l’église du premier tableau et l’avoir glissé au fond,  l’on ouvre des caisses contenants bibles et manuscrits et différents objets rituels, ainsi qu’un tableau représentant Adam et Eve qui fait penser de loin à un Cranach .

Final Acte 2 © DNO

Malgré tout, les espaces relativement métalliques du décorateur Gideon Davey contiennent peu d’objets, et l’ensemble de l’opéra se déroule dans une boite blanche qui s’ouvre quelquefois vers le fond, sur plusieurs espaces plutôt distribués verticalement: un pont qui se lève des dessous fait apparaître l’espace des Maîtres au premier acte, le deuxième acte se déroule aussi sur deux niveaux, maison de Pogner au dessous, la rue au dessus avec l’étal du cordonnier et en un troisième niveau un escalier avec un pot de fleur sur lequel se dissimulent Walther et Eva, le troisième acte donnant au premier tableau la salle du cordonnier avec ses rayons remplis de boites de chaussures, et au second tableau une sorte de Biergarten avec une scène au fond où apparaîtront successivement les Maîtres, Sachs, puis le peuple, et sur lequel Beckmesser chantera son air.
David Alden propose le croisement de plusieurs regards sur l’œuvre. Tout d’abord, un discours sur les relations entre musique et scène, comme dans une comédie musicale où la chorégraphie joue un grand rôle: ici les étudiants apparaissent toujours selon une chorégraphie précise, avec des mouvements qui rappellent la comédie musicale. De même les ensembles ou même les chanteurs chantent le plus souvent de face. Ainsi, Alden souligne-t-il le rôle de la musique, qui souvent accompagne ou même décrit le mouvement, un peu comme au cinéma. Les techniques ou mouvement de cinéma d’animation l’ont visiblement beaucoup inspiré.

Acte 1: les règles inscrites dans la pierre, et les Maîtres en musiciens d’orchestre…© DNO

Tout ce travail est centré sur les groupes ou les ensembles, car les personnages principaux ne sont pas caricaturaux, ils sont au contraire presque “normaux”, avec quelques signes extérieurs, Sachs porte une redingote verte, qui le distingue des costumes noirs ambiants, Pogner un col de fourrure et des signes extérieurs de richesse comme un bourgeois parvenu, Beckmesser est un dandy, cheveux longs genre petit marquis du XVIIème, costumes voyants, allure un peu féminine, les autres maîtres portent quelque peu l’habit qui correspond à leur nom, avec des objets qui leur correspondent ou des instruments de musique stylisés qui en font une sorte d’orchestre de dessin animé: au-delà des personnages principaux, les Maîtres se distinguent des autres bourgeois de Nuremberg, mais comme des sortes de caricatures, ce que ne sont ni Eva, ni Walther (encore que son armure soit bien voyante), ni Sachs.

Sachs et Beckmesser © DNO

Des mouvements sont souvent dictés  par les indications de la musique et  cherchent à mimer quelque chose de la comédie musicale sans tomber dans le cliché mais avec quelques éléments de décalage qui déclenchent les rires par la répétition (les bibles sous le nez de Walther, par exemple): la deuxième ligne de force de ce travail est bien la caricature, et notamment la caricature des groupes, groupe des maîtres, groupe des bourgeois  de Nuremberg, groupe des étudiants, ce qui contraint d’ailleurs l’excellent David (Thomas Blondelle) à des mouvements et des contorsions singulières. Des bourgeois, on l’a dit plutôt  inquiétants et fantomatiques, comme dans la scène finale du deuxième acte, scandée par l’apparition d’un Nachwächter “faucheuse” qui sont rejetés toujours vers le fond de scène, qui observent, qui commentent, qui n’interviennent jamais, mais qui sont toujours là et semblent conditionner l’action. Dans ce tableau qui semble un peu fixé, quelques éléments qui marquent les différences sociales: le chevalier Walther (partiellement en armure) face au parvenu Pogner, le dandy Beckmesser qui a quelque chose d’aristocratique (usurpé?) dans le comportement.
Ce sont les scènes de foule qui ont visiblement intéressé Alden, les scènes plus intimistes n’étant pas réglées de manière plus originale que dans une mise en scène classique.
La Festwiese va nous fournir le troisième axe de lecture: la fête de la Saint Jean (Johannistag, comme nous le souligne un écrit géant en fond de scène)  nous donne l’impression d’une fête populaire villageoise, avec Biergarten, et défilé de figures géantes en carton pâte représentant divers acteurs de la société du temps, l’ultime étant brûlée sur scène comme pour les feux de la Saint Jean: je dirais, avec la distance voulue que cela commence comme une sorte de fête à la Breughel. Mais sur la scène, fixée comme élément de spectacle avec un rideau qui s’ouvre et se ferme, d’abord les Maîtres, avec devant, étendue sur une table, Eva comme l’offrande (voir photo ci-dessus).

la “performance” finale de Beckmesser © DNO

Puis Beckmesser qui, comme chez Katharina Wagner, présente une performance, couché sur un lit,  il chante, et plus il chante et plus le public rit, il se déglingue et s’offre enfin dans sa vérité, celui d’un travesti,  il s’offre en combinaison, il est enfin lui même: c’est la vérité de la scène qui devient vérité de la vie.
Enfin, Sachs en costume rouge de Monsieur Loyal, prononce son discours final devant un pupitre et c’est le final “politique” qui entre en scène et bouscule toute la bonhomie  de la fête; derrière Sachs, les maîtres et tous les bourgeois inquiétants montés sur scène comme s’ils représentaient désormais une force presque menaçante que Beckmesser dans la dernière image s’empressera de repousser vers le fond.
Walther ne monte pas sur scène, il ne se prête pas à la représentation, il reste chanter parmi le peuple au pied de l’estrade, à distance de Sachs, des Maîtres, et de tout ce qui se profile sur la scène avec un Pogner dépité qui tient en main un collier de Maître inutile, pauvre breloque que refuse Walther, et qui finit par emmener Eva hors de scène laissant seul Beckmesser. Cette fin, on l’avait déjà vue chez Pierre Strosser, à Genève, plus violente encore avec une Eva prête à partir, valise en main et suivre Walther, et la politisation du discours de Sachs, devenu meneur d’hommes, elle allait encore plus loin chez Katharina Wagner qui en faisait une image de Hitler. Il reste que ces bourgeois fossilisés vus sur scène sont dans le programme de salle inscrits en photo sur fond de Stadion de Nuremberg, où avaient lieu les grandes fêtes nazies et que ce cube géométrique blanc qui encadre l’espace scénique pourrait en être une vague allusion.
On le voit, des points de vue se croisent, et il faut aussi le dire, pas toujours très clairement: on met du temps à vraiment entrer dans la logique de ce regard à facettes multiples, distancié, mais pas toujours, sarcastique, mais pas toujours, rarement humoristique, et pas vraiment souriant. Cela reflète toute l’ambiguïté de cette œuvre qui se dérobe à l’auditeur sous des allures simples et bon enfant. Il reste cette extraordinaire musique, très complexe, qui porte en elle bien des trouvailles symphoniques des décennies suivantes, qui invente une musique qui est authentique musique de scène, accompagnant les mouvements des chanteurs (Beckmesser, au troisième acte!), commentant les actions, jamais mise à distance, tantôt rutilante, tantôt flamboyante, tantôt intimiste, un immense chef d’œuvre qu’il faut écouter avec attention: après avoir écouté l’ouverture, écoutez donc le prélude du troisième acte, vous aurez la quintessence de la variété miroitante qui préside à ce chef d’œuvre.
Marc Albrecht réussit à rendre justice à cette complexité, dans une direction énergique, assez sonore et pleine de relief et à laquelle le Nederlands Philharmonisch Orkest rend bien justice si l’on oublie quelques menues scories aux cuivres (trombones). Les cordes d’abord un peu couvertes (mais c’est peut-être l’acoustique du théâtre, plutôt généreuse pour les instruments très sonores), finissent par apparaître vraiment bien travaillées, subtiles, et équilibrées. Le troisième acte est particulièrement réussi, avec une nette réserve sur le quintette où les cinq voix manquent d’équilibre et n’arrivent jamais à se fondre entre elles, le ténor est trop haut et met mal à l’aise (justesse!), Sachs s’entend peu, David et Magdalena sont trop en retrait, seule Eva est vraiment merveilleuse, mais cela ne fait pas un quintette.
Le chœur de l’opéra d’Amsterdam est toujours stupéfiant de ductilité et d’engagement scénique, ses interventions sont souvent exemplaires, et éblouissantes au dernier acte: la première partie de la Festwiese est vraiment exceptionnelle.
Quant aux solistes, il faut bien reconnaître que la distribution a connu des modifications qui pouvaient atténuer les envies de voyage: on attendait Thomas Johannes Mayer dans Hans Sachs et celui-ci a tout annulé depuis mars;

Hans Sachs (James Johnson) © DNO

c’est James Johnson qui assume le rôle, avec une voix un peu vieillie, un peu voilée, et quelques menus problèmes de justesse, mais qui s’en sort dans l’ensemble avec honneur, en dominant bien son troisième acte. Il est bien engagé dans la mise en scène avec un faux air ( involontaire) de Gérard Depardieu à s’y méprendre, il dégage une distance de bon aloi et une certaine émotion notamment dans sa manière d’aborder le deuxième acte sans se départir d’une certaine mesure ni jamais de vulgarité. J’ai cru voir notamment au premier acte une volonté du metteur en scène de lui donner des attitudes des postures qui rappelleraient Wagner, mais par petites touches; mais je suis bien en peine d’en avoir une réelle preuve, même si Alden dans une interview suppose que Sachs pourrait être une vision idéalisée de lui-même.
Le Pogner d’Alister Miles est vraiment convaincant, l’artiste est valeureux et montre encore une belle présence vocale, outre qu’il incarne un vrai personnage  de parvenu, dans son volumineux costume de nouveau riche à col de fourrure et des billets plein les poches.
La Eva de Agneta Eichenholz (qui a chanté Traviata à Genève récemment) est la très belle surprise de la soirée. Eva n’est pas toujours un personnage incarné sur scène, et pour ma part, depuis Lucia Popp il y a longtemps à Munich, je n’ai entendu qu’une Eva convaincante, Anja Harteros à Genève il y a déjà bien sept ou huit ans -rappelons au passage ces Meistersinger de Genève avec Klaus-Florian Vogt, Anja Harteros et Albert Dohmen (aujourd’hui on tomberait à genoux pour pareille distribution…)-. Eh bien Agneta Eichenholz est la troisième Eva marquante: elle est jeune, jolie, très naturelle dans son jeu et dans son chant, un chant au volume étonnant, à la présence chaleureuse, un chant très contrôlé (dans le quintette du 3ème acte, elle est vraiment magnifique) et surtout une vraie présence scénique. Cette jeune chanteuse a de l’avenir: je ne me souviens pas d’Eva à Bayreuth qui aient eu cette aura.
Le Walther de Roberto Saccà, chanteur germano-italien a une voix forte, bien projetée, qui fait un Walther tirant plus vers le Heldentenor que vers le lyrique. Il manque quelquefois de legato, a quelques petits problèmes de justesse (quintette!), mais dans l’ensemble compose un Walther honorable. Il m’avait beaucoup plus séduit dans le même rôle à Zürich avec Daniele Gatti au pupitre: il m’est apparu ici plus fatigué et un peu moins intéressant, même si dans l’ensemble son Walther passe la rampe, mais sans brio.
Adrian Eröd, Beckmesser, est l’un de ces chanteurs polymorphes, capables de composer un personnage, avec un chant particulièrement raffiné et contrôlé. Déjà son Beckmesser à Bayreuth où il a repris le rôle du fabuleux Michael Volle marquait d’une manière toute différente de Volle, tout en subtilité, tout en couleur, tout en diction. Voilà ici un chanteur dandy, élégant, jamais vulgaire, sachant donner cette touche d’humour qui le rend plutôt pathétique qu’antipathique; trouvaille magnifique de mise en scène, il entre chez Sachs avec une cape et un chapeau qui en font presque un des personnages de la “Ronde de Nuit” de Rembrandt, ce qui à Amsterdam, peut se justifier. Bon chanteur, acteur de composition remarquable, Adrian Eröd (en troupe à Vienne) est l’un des grands Beckmesser d’aujourd’hui, sans moyens exceptionnels, mais par la seule force de son intelligence de son jeu et de sa manière d’utiliser sa voix.

David, Walther, Eva, Magdalene © DNO

Bonne note aussi pour la Magdalene de Sarah Castle, qui réussit elle aussi à composer un joli personnage, avec une voix malheureusement un peu anonyme qui ne réussit pas à s’imposer (quintette) rousse, en costume marron, version tristounette d’une élégante Eva (qui échange son costume avec elle au deuxième acte) et l’échange des costumes ne change pas la nature des personnages: même dans le costume de Magdalene, Eva est resplendissante.
Enfin, le David de Thomas Blondelle a remporté tous les suffrages, ce jeune ténor belge de 31 ans membre de la troupe du Deutsche Oper Berlin a un joli timbre, et un très bon contrôle sur la voix et le souffle, le rôle de David dans Meistersinger n’est pas vocalement insignifiant, il faut une voix assez large, qui sache monter à l’aigu, qui sache aussi émettre des notes filées, et qui au total demande une variété dans l’émission et une diction exemplaires. Un bon David de Meistersinger, c’est un futur Tamino, ou un Mime ou un Loge ou même un Ottavio. Une vraie découverte, avec un vrai pouvoir sur le public car son jeu est très engagé, il bouge bien, il danse et en plus, il chante!
On le voit, ces Meistersinger dans cette mise en scène complexe à l’image de l’oeuvre, sont conformes à l’univers habituel des productions d’Amsterdam, jamais médiocres musicalement, et proposant toujours des visions scéniques intéressantes qui interrogent sans jamais vraiment décevoir. Une soirée à Amsterdam garantit presque toujours un vrai moment d’opéra: le public, qui ne remplissait malheureusement pas toute la salle, et pas les places les moins chères, spontanément debout, a fait très bon accueil à ce spectacle, qui sans être un miracle, est solide et rend justice à l’œuvre.
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