BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE GÖTTERDÄMMERUNG DE RICHARD WAGNER le 13 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl

C’était le cinquième Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko que je voyais cette année (deux à Munich, trois à Bayreuth) et par ailleurs le troisième[i] dans cette production découverte en janvier 2013:  un Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko ne se rate pas, même dans une production désormais rodée, vue et revue, mais dont l’intelligence et la justesse ne lasse jamais, qui en fait probablement la production la meilleure du Ring aujourd’hui, et de Götterdämmerung en particulier. Cinq fois Petrenko dans la même œuvre, et ce fut encore différent, car il est de la race des chefs qui ne se répètent jamais et qui vous emmènent toujours ailleurs.
J’ai longuement rendu compte de cette production plusieurs fois, et je n’infligerai pas une analyse déjà développée, j’en rappelle seulement les éléments principaux. Andreas Kriegenburg souligne l’aspect parabolique de cette histoire, qui commence dans le mythe et finit dans le monde, qui commence par le mensonge et finit par le mensonge, qui commence par le refus de l’amour et finit en rédemption par l’amour. Kriegenburg en fait une fable où triomphe une humanité solidaire, après avoir traversé la ruse (Rheingold), la raison d’Etat (Walküre), le conte (Siegfried).  On se souvient que la mise en scène utilise pour ses tableaux des dizaines de figurants justement figurant le Rhin, les arbres, la forge, et plus généralement tous les lieux de l’histoire. Götterdämmerung abandonne ces images pour tomber dans l’hyperréalisme du monde, les Nornes évoluent au milieu d’un groupe de réfugiés radioactifs post-Fukushima (le monde est donc déjà mort ou quasi) Siegfried et Brünnhilde chantent leur duo d’amour initial dans un espace encore imagé (le Rhin fait de figurants, encore une fois dans “Le voyage de Siegfried sur âme Rhin”), puis Siegfried, qui ignore le mensonge et la tromperie tombe dans un monde où il est perdu, où il est ignoré, dans la foule anonyme d’employés qui courent partout au milieu d’un espace déshumanisé, un outlet de mode fait de verre et de métal, où la seule loi est le profit (le mot Gewinn est projeté à satiété) et dont les chefs ne vivent que d’alcool et de jouissance sexuelle exercée sur le petit personnel.

Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

Siegfried n’est pas préparé, découvre les habitudes étranges de ce petit monde gavé (les cocktails par exemple) et à la faveur du filtre préparé par Hagen découvre aussi la femme merveilleusement incarnée dans la Gutrune de Anna Gabler, prodigieuse actrice, la meilleure Gutrune scénique possible. Siegfried victime d’un monde qui n’est pas le sien, trompé et puis trompeur, emmêlé dans les mensonges et les contradictions (vol de l’anneau à Brünnhilde), finit misérablement.
Dans ce monde pourri jusqu’à la moëlle (le nôtre ?), Hagen et Alberich ne sont pas les pires qui après tout cherchent à récupérer leur bien, et méprisent ces petits êtres politicards et jouisseurs que sont les Gibichungen.

Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Au final, Brünnhilde rétablit l’ordre du monde perverti par l’or. Reste sur scène Gutrune, qui a tout perdu, richesse, puissance, Siegfried, Gunther son frère et qui se retrouve seule au milieu des ruines de ce monde factice, mais qui est récupérée par l’humanité pure du début de l’histoire (Rheingold) qui l’entoure et forme une grande fleur blanche qui est l’espoir d’un avenir plus radieux.
Andreas Kriegenburg nous raconte une grande, terrible, mais belle histoire, par une vraie lecture qui en épouse parfaitement la dramaturgie, et qui laisse une trace incroyable chez le spectateur. A chaque vision, on retrouvre l’intelligence du propos, l’ironie de la lecture des personnages, quelquefois même l’humour, et toujours la très grande humanité d’un regard à la fois juste et tendre. Je l’affirme encore une fois, c’est la plus grande mise en scène du Ring aujourd’hui, sans aucun contredit possible. Castorf a une lecture d’une profondeur et d’une froideur impitoyable, une lecture destructrice et pessimiste, qui refuse le conte et le rêve, et c’est un choc, mais Kriegenburg, qui lit le monde de la même manière, reste ouvert sur un possible avenir, et son optimisme et son sourire ne quittent pratiquement jamais la scène, et cela n’a pas de prix par les temps qui courent, qui montrent chaque jour la vérité prophétique de la lecture wagnérienne.
Alors, on allait à ce Crépuscule, parce qu’un Wagner à Munich « la seconde Maison » ne se refuse pas, parce que Petrenko dans Wagner ne se refuse pas, et parce qu’on ne se lasse pas des grands spectacles.
La distribution proposait dans les deux rôles principaux Lance Ryan, jeté de Bayreuth dans les conditions qu’on sait, pour la première fois dans cette production (de Götterdämmerung) et Petra Lang dont la Brünnhilde est pour le moins discutée.
Pour le reste de la distribution, que du lourd, mais bien des nouveaux, Markus Eiche en Gunther, Hans-Peter König en Hagen, Anna Gabler en Gutrune, Christopher Purves en Alberich, Michaela Schuster en Waltraute et les filles du Rhin et les Nornes magiques, faites pour partie d’éléments de la troupe (Eri Nakamura, Okka von der Damerau par exemple) et donc somptueuses.
Lance Ryan fut un très grand Siegfried, il le fut à ses débuts dans le rôle, à Karlsruhe, il le fut il y quelques années à Valencia, il le fut moins à Bayreuth. Mais  il y a quelques années comme aujourd’hui, il est un acteur prodigieux de vérité et d’engagement, et d’intelligence et de générosité. Et ce soir, il a été un grand Siegfried, scéniquement et vocalement.
Car le problème de Lance Ryan, c’est le timbre : un timbre nasal, très ingrat quand il est fatigué et très désagréable avec des sons à la limite du supportable. Mais quand il est en forme, les choses passent bien, grâce à un sens de la couleur exceptionnel, un sens de la parole, et une capacité à tenir des notes, à varier les facettes de sons, et une voix juvénile et claire qui convient parfaitement au personnage.
Son premier acte fut exceptionnel à tous points de vue, naïveté, violence, brutalité, puissance, présence incroyable. Plus fatigué dans le deuxième acte où certaines notes passaient mal, il a été phénoménal dans un troisième acte en tous points exceptionnel pour tous. Au total, il a vraiment été convaincant et il y a longtemps qu’on ne l’avait pas entendu dans une telle forme.

Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl
Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl

Petra Lang qui a une voix immense chante Ortrud à tous les étages, quel que soit le rôle (ce sera sans doute étrange dans Isolde l’an prochain à Bayreuth). On connaît ses qualités d’engagement vocal, on connaît aussi les défauts qui en découlent quelquefois : une voix pas toujours stable, souvent de lourds problèmes de justesse, des sons manquant de propreté. En bref, une chanteuse engagée et enflammée, mais avec des risques permanents de dérapage.
Honnêtement, sa Brünnhilde en ce 13 décembre n’a pas démérité : elle a été prodigieuse au premier acte, aussi bien dans sa scène avec Siegfried que dans celle avec Waltraute, et vraiment convaincante, engagée, vocalement sans failles au deuxième acte; elle a un peu payé cet engagement à 100% dans un troisième acte moins réussi, même si correct (mais pas au-delà). Ce fut quand même sans conteste un de ses meilleurs soirs, je ne l’ai jamais entendue aussi émouvante, notamment au premier acte. Je sais qu’elle n’est pas très appréciée et que certains lecteurs afficheront leurs doutes, mais en chant, les choses ne sont jamais définitives et Petra Lang ce soir fut une grande artiste, estimable, touchante, incroyablement engagée.
Hans-Peter König est un Hagen humain. Il a cette chaleur dans la voix qui fait que même dans les pires des rôles (Hunding..) il conserve un espace pour l’humanité. Et c’est pour cela qu’il me plaît. Il n’est pas un  Hagen tout d’une pièce fait de noir désir, il y a comme une lueur…la voix a aussi ce côté un peu rassurant : même si elle reste puissante et sonore elle est légèrement, très légèrement voilée, et la couleur n’est ainsi pas uniforme, plus subtile, plus travaillée. C’est vraiment une présence, et qui réussit à faire de Hagen un personnage intéressant, une sorte de perdant plein d‘espoir, un Hagen qui donne dans une sorte de subtilité à laquelle on n’est pas habitué tout en gardant une force peu commune.

Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl
Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl

La surprise (en est-ce une ?) vient de l’extraordinaire Gunther de Markus Eiche. On connaît la qualité de ce chanteur, mais il réussit là à composer un personnage de minable, sans être caricatural. Doué d’une diction exemplaire, d’une rare intelligence dans la manière de dire le texte, d’un jeu qui a su parfaitement épouser le désir du metteur en scène de faire de ce personnage une sorte de clown bête et méchant. La voix est parfaitement projetée et posée, puissante et claire; le personnage est composé à souhait dans sa bêtise et sa faiblesse. C’est un moment prodigieux que de le voir évoluer dans le style du jouisseur idiot, et quel musicien !
Christopher Purves est inhabituel dans ce rôle d’Alberich, on le voit plus dans des Britten (Balstrode). Alberich, jeune et puissant dans Rheingold, mûr et violent dans Siegfried, est vieilli et inquiet dans Götterdämmerung, même s’il reste le dernier à vivre, comme le soulignait Kupfer dans sa légendaire mise en scène de Bayreuth. Purves ne pourrait peut-être pas aussi bien réussir un Alberich de Rheingold,  mais dans Götterdämmerung, j’ai rarement, très rarement entendu un Alberich qui distillât le texte d’une manière aussi intelligente et aussi raffinée. Il est expressif, il est tout sauf histrion, tout sauf démonstratif, mais intérieur, mais ombrageux, voire émouvant. Une incarnation à laquelle on ne s’attendait pas, même si le chanteur est de qualité. Un Alberich qui sied à cet Hagen et qui fait de la scène initiale du deuxième acte un des grands moments musicaux et un des grands moments de théâtre (par la seule vertu du texte, d’un texte qui n’a jamais sonné aussi juste et aussi humain) de la soirée. Il est vrai que Petrenko accompagne la scène avec une subtilité et une tension inouïes. L’ensemble m’a frappé, car c’est une scène qui doit être à la fois très intérieure et paradoxalement spectaculaire. Elle l’était grâce à cette conjonction des astres.

Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl
Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl

Michaela Schuster est une chanteuse valeureuse et engagée, elle a été une Waltraute exceptionnelle, par la diction d’abord, avec un texte mâché, digéré, sculpté, dit avec une expressivité rare, avec un volume immense et contrôlé à la fois, et avec une présence incroyable, donnant à la Brünnhilde de Petra Lang une réplique vibrante, enflammée, douloureuse et faisant de cette scène attendue entre toutes un des sommets de la soirée qui en compta décidément beaucoup.

Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Anna Gabler a été Gutrune, bête comme une oie, mais ondoyante, mais séduisante, mais amoureuse aussi, et émouvante dans sa manière de ne rien comprendre à ce qui est mis en jeu. Il faut la voir se balancer sur son cheval de bois en forme d’Euro dans sa robe rouge monumentale pour comprendre qui elle est.  Mais là où elle devient exceptionnelle, voire mythique, c’est au troisième acte, défaite, déchirante, en larmes (elle avait les yeux mouillés aux saluts), avec une voix bien plus présente qu’en mars dernier, de cette puissance rauque et désespérée qui saisit le spectateur dans la scène finale. Faire de Gutrune un tel personnage, c’est tout simplement immense.
Magnifiques les trois Nornes d’Anna Gabler justement, Okka von der Damerau et Helena Zubanovitch, retenues, profondes, inquiétantes et tragiques et prodigieuses les trois filles du Rhin qui font vivre un moment suspendu, dans une scène si saisissante, au milieu des convives dormant après la fête, ivres morts. Il est vrai qu’Angela Brower, Eri Nakamura et Okka von der Damerau sont des piliers fabuleux de la troupe de Munich : elles réussissent à la fois à donner une vision d’ensemble, chorale, et une caractérisation individuelle. Grand moment, où Lance Ryan leur donne une réplique d’une vérité saississante.
On a déjà bien compris  que c’est une soirée exceptionnelle qui a été vécue, que le chœur dirigé par Sören Eckhoff imposant et phénoménal de volume, a rendu encore plus mémorable. L’habileté de la disposition sur toute la hauteur du décor, les masses en jeu, l’urgence de l’interprétation, tout cela couronne l’ensemble du plateau. Oui, Munich est bien la seconde maison de Wagner, voire quelquefois la première.

Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper
Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper

Car Kirill Petrenko est en fosse, détendu, souriant, attentif à tout, une sorte de Shiva de l’orchestre où chaque regard, chaque mouvement, chaque main, chaque doigt, est au service d’une intention, d’un signe, très rassurant pour les musiciens et les chanteurs qu’il guide avec une précision, une énergie et un sens dramatique exceptionnels. Il l’avait dirigé dans cette même fosse le printemps dernier un peu plus chambriste, à Bayreuth en collant un peu plus à chaque parole, à chaque dialogue, comme faisant du théâtre musical, alors qu’il fait ce soir de la musique de théâtre, c’est à dire qu’il propose une vision plus tendue, plus dramatique, plus spectaculaire, avec une clarté incroyable dans le son de l’orchestre, avec un son cristallin et presque kaléidoscopique, même si quelques scories des cuivres viennent déranger ce magnifique ordonnancement, mais un volume, mais une expansion, mais un relief encore jamais atteints. Cela reste prodigieux, cela reste phénoménal, cela reste unique : la tension qu’il met, la joie visible de diriger, l’engagement rendent l’auditeur comme hypnotisé, comme magnétisé par cette musique qui semble tomber de partout, qui semble envahir tout l’espace, torche vivante presque cosmique.
Les dernières mesures, déchainées et en même temps retenues, qui accompagnent la vision de cette Gutrune esseulée et désespérée de douleur, prennent alors à la gorge, et il faut quelques minutes pour s’en remettre et s’adonner aux applaudissements triomphaux. Triomphe pour tous, délire pour Kirill Petrenko.

Quant à moi, j’attends avec confiance le prochain Götterdämmerung munichois ou le prochain Ring dans cette production car on ne s’en lasse pas. Après un Ange de Feu exceptionnel la veille, ce Götterdämmerung couronne un week end qui confirme le théâtre munichois comme le leader incontesté du monde lyrique européen, voire mondial. Que les autres en prennent de la graine.[wpsr_facebook]

[i]
Janvier 2013 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=5005)
Mars 2015 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=10363)

Acte II ©Wilfried Hösl
Acte II ©Wilfried Hösl

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG (II), de Richard WAGNER le 15 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte III, 1  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quelques considérations sur cette troisième vision de Götterdämmerung, je renvoie les lecteurs à mes deux autres compte rendus, celui du 1er août  2014 (cliquer pour aller au texte) et celui de 2013 (cliquer pour aller au texte)
La conclusion du Ring de Castorf est assez claire : après avoir effleuré le mythe et l’histoire, les dieux, les demi-dieux et les humains, Castorf veut un Götterdämmerung qui résume ce que le monde est pour lui aujourd’hui, à travers des symboles pris au cinéma ou dans l’histoire : l’escalier de Eisenstein dans le Cuirassé Potemkine, l’Isetta, symbole de la renaissance industrielle allemande, Wall Street, Berlin bien sûr, indifféremment à l’Est ou à l’Ouest, le tout pris dans une histoire du pétrole à la fois inévitable et terrible (à travers la firme Buna, qui fit construire près d’Auschwitz le plus grand complexe pétrochimique au monde, jamais terminé, au prix de la vie de milliers  de déportés, et qui fut indifféremment vantée par le nazisme ou l’Allemagne de l’Est..). Car pour Castorf, il n’y a pas de bons ou de méchants, pas d’Est horrible et d’Ouest merveilleux ou l’inverse: pour Castorf, il n’y a qu’un seul monde, conduit au totalitarisme économique et pétrolifère (voir les enjeux aujourd’hui en Irak…) et à la disparition de toute valeur humaniste.

Depuis Chéreau, bien des Ring ont utilisé l’évolution du monde pour illustrer en filigrane cette histoire, je me souviens d’une mise en scène en Allemagne dans les années 80 où le Capitole de Washington figurait le Walhalla. Patrice Chéreau lui-même cite dans un de ses écrits Wall Street comme un Walhalla possible (dans Travail théâtral – été automne 1977, p.77) : on voit bien que Castorf ici ne fait que réutiliser une idée qui traîne chez les metteurs en scènes depuis…40 ans…
Andreas Kriegenburg à Munich avait bien montré que Götterdämmerung était un monde, notre monde,  aux valeurs perverties dans lequel Siegfried ne pouvait que se perdre. Chéreau encore dans le texte cité plus haut le souligne également.

L'immolation partie 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
L’immolation partie 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La thèse de Castorf, c’est que les valeurs sont  perverties dès le départ et que tout le Ring en réalité n’est qu’une histoire de perversion de toutes les valeurs (voir la manière dont il traite le personnage de Siegfried, ne lui laissant pratiquement rien de positif dans les attitudes et le caractère). Ainsi, que ce monde soit détruit au final indiquerait au moins que quelqu’un a fait le geste, a osé…Castorf ne le permet même pas, tous, avec leur essence ou leurs briquets, sont des velléitaires. Et à la fin, tous, Hagen compris, contemplent le petit bidon de pétrole brûler, et Brünnhilde s’en va on ne sait où. Le monde reste ce qu’il est, dans une sorte de permanence désespérante, et devant Wall Street, tous restent inoffensifs…
Tant de musique grandiose pour un tel résultat…

L'immolation partie 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
L’immolation partie 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Musicalement ce Götterdämmerung a confirmé le choix assez radical de Kirill Petrenko. Techniquement, les cuivres étaient plus détendus qu’au Ring I et l’appel de Siegfried  a été réussi, même si de menues scories ont pu être relevées çà et là. Mais l’ensemble du choix musical reste ce que les auditeurs ont pu constater sur l’ensemble des Ring I et II: il s’agit d’une option interprétative non spectaculaire, d’une lecture distanciée, avec le souci de lire toute la partition, à parts égales : Petrenko ne privilégie pas tel pupitre ou tel autre, le met pas en relief tel moment et tel autre, et donc certains auditeurs ont pu critiquer des choix qui enlèvent du brillant, quelquefois du clinquant, d’autres fois de la dynamique et qui peuvent passer pour des contresens aux regards de directions musicales plus spectaculaires.

À mon avis, le choix de Petrenko réside dans deux éléments fondamentaux :

–       l’utilisation claire de la fosse de Bayreuth et des motivations de Wagner : en construisant la fosse sous la scène, avec les cuivres au fond, tout en dessous,  Wagner donnait la prééminence au chant et au visuel : la musique devient accompagnatrice au sens de l’accompagnateur dans un récital de Lieder. Et forcément, les forte deviennent moins forte . Jouer le son normal dans la fosse de Bayreuth, c’est lui donner un volume en deçà des habitudes. Il faut jouer très fort dans la fosse pour entendre un orchestre fort en salle. Dans toute mon expérience de cette salle, j’ai entendu l’orchestre une seule fois couvrir les chanteurs. Petrenko tient à ne jouer que la partition, avec une sorte d’objectivité très serrée, qui évidemment a tendance à frustrer l’auditeur habitué à plus de relief et moins de retrait. Mais il reste que ce choix permet aussi à l’ensemble de la partition d’apparaître à la fois dans toute sa clarté et et toute sa complexité, ce qui  finit dans cette simplicité même, par renforcer les émotions dans les très célèbres moments orchestraux que sont le Voyage de Siegfried sur le Rhin ou la Marche funèbre, une marche funèbre vraiment très tendue, où sont joués tous les motifs de Siegfried, et qui apparaît d’une glaciale cruauté dans le décor où Siegfried est étendu, bras ballant, au milieu des caisses de fruits et légumes vides. Il faut souligner aussi que cette marche funèbre est d’autant plus forte que la mort de Siegfried particulièrement émouvante a été magnifiquement accompagnée à l’orchestre.

–       la volonté de Kirill Petrenko de jouer le jeu de la mise en scène. Il a compris que devant pareil travail, si complexe, si foisonnant, qui sollicite tellement les chanteurs, la musique ne devait ni jouer les contrefeux ou la contradiction, mais jouer à la fois le rôle d’accompagnement décrit plus haut et prolonger ce qui se dit sur scène en proposant une vision désenchantée, une musique plus sèche, pas forcément brillante, mais suivant avec une précision redoutable ce qui se fait sur le plateau. Les qualités qui frappent ici sont d’abord la lisibilité, la clarté du rendu, l’extrème attention notamment aux moments plus retenus, aux silences mêmes, à ces moments suspendus qui font théâtre et servent le théâtre. Kirill Petrenko suit le plateau, les respirations du plateau et gère aussi le plateau (assez quelconque) qu’il a à sa disposition. Tous les amis avec qui j’ai discuté ont adoré Rheingold, sans doute le plus accompli des quatre au niveau théâtral, le plus original et le plus virtuose. Et la direction suit le plateau avec une précision et une justesse époustouflantes, faisant presque de la musique une sorte de musique de film, puisque le cinéma dans ce prologue est très largement utilisé : d’où l’impression de dynamisme, de mouvement, d’explosions de mille petites pépites qui font que les 2h20 de musique passent sans y penser.
C’est Walküre où l’on retrouve musicalement la plus grande jouissance et la plus grande adéquation aux attentes, c’est là aussi qu’on dispose du meilleur plateau et c’est dans Walküre que volontairement Castorf reste un peu en retrait, car il a besoin de cet îlot d’illusion bien vite détruit : certains ont même trouvé qu’il était trop conformiste…Castorf veut imprimer une logique de récit, et à Walküre, ne veut pas (trop) travailler à la désacralisation : le couple Siegmund-Sieglinde est le seul qui y croit.
C’est Siegfried qui fait nourrir les doutes les plus forts: « c’est un peu n’importe quoi », ai-je entendu. Et même sur la direction de Petrenko, c’est là qu’elle rencontre quelques réserves. On le trouve trop peu brillant, longuet. C’est que, des quatre, Siegfried est le moment du basculement, bien plus que Götterdämmerung. Basculement parce qu’en trouvant Brünnhilde, après avoir tué Mime et vaincu Wotan, Siegfried tombe dans le monde et chez les hommes. Pour Castorf et pour Petrenko, rien de triomphal, aucun espoir: on est déjà dans la fin, et Siegfried est programmé et éduqué par ceux qui ont maudit l’anneau…comment pourrait-il aimer, comment pourrait-il être cet espoir qu’on met en lui? Castorf, comme tout le monde note qu’il est d’abord question  de désir, désir de connaître, biblique ou non: Siegfried ou l’Empire des Sens…
D’où évidemment les huées pour les crocodiles à la fin de Siegfried, car Castorf y voit le  moyen le plus cru et le plus cynique de montrer qu’il ne faut croire à rien, de casser l’effet trompeur de la musique, puisque si les trois quarts du duo se passent (avec un tempo si lent) d’une manière globalement traditionnelle, le dernier quart, le plus exalté, est cassé par tout ce qui se passe en scène et qui met la musique en perspective de ce qui va se passer le lendemain, d’une certaine manière met la musique en pièces, car ce qu’il montre nuit à l’écoute…Quand Brünnhilde arrive en robe de mariée et que Siegfried fait la grimace, on entend quelques rires…le rire est fatal au rêve et à l’émotion…

Dans Götterdämmerung, on revient dans un monde assez proche de Rheingold, avec la même virtuosité technique (incroyable manière de traiter théâtralement le chœur, avec la vision interne de la caméra). Notons l’opposition entre l’Isetta de Gutrune, qu’elle défend violemment,  la nouvelle voiture du peuple, à laquelle elle s’identifie (couleur harmonisée du costume et de l’auto) et la Mercédès décapotable symbole de richesse – c’est la voiture de Wotan que les filles du Rhin ont subtilisée – ,

Le serment du sang © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Le serment du sang © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

notons le kiosque à Döner Kebab, versant berlinoise du bar du Texas de Rheingold, et le bout du mur de Berlin dont on ne saura jamais le côté (je subodore que l’affiche Döner Box est allumée quand on est à l’Ouest (Acte I) et éteint quand on est à l’Est (Acte II) où le chœur agite des petits drapeaux des quatre puissances occupantes. Mais c’est une supposition…
En tous cas, personne ne peut légitimement affirmer que c’est n’importe quoi, car même après une troisième vision de ce Götterdämmerung, il reste encore des zones d’ombre…
À suivre donc.

Et Petrenko propose de Götterdämmerung une vision où perce par moments l’émotion dans un travail qui la retient sans cesse, je l’ai évoqué plus haut; mais ce qui surtout m’a frappé ce sont les scènes avec les Gibichungen, et la scène extraordinaire des filles du Rhin en III,1 où il travaille sur l’accompagnement sur la diction, sur les échos: c’est extraordinairement subtil et en même temps passionnant tellement on sent ce travail fouillé, creusé et en parfaite osmose avec la scène. Beaucoup de spectateurs qui ont vu le Ring 2013 considèrent que l’orchestre est encore supérieur cette année et que l’originalité interprétative est encore plus frappante.

Les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les filles du Rhin © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Ce Ring restera dans les mémoires par la mise en scène et par la direction. Car ce Götterdämmerung n’est pas plus exceptionnel vocalement que les autres journées (Walküre mis à part,  avec menues réserves). Toutefois, aucun membre du plateau ne méritait la moindre huée. Quelques imbéciles, sans doute frustrés de pas pouvoir se mettre Castorf sous la dent, ont reversé leur acidité, je dirais à ce niveau leur fiel, sur un plateau certes moyen, mais qui a tenu crânement la scène. À commencer par Lance Ryan.
À ces spécialistes du rôle de Siegfried je demande vraiment qu’ils suggèrent à Bayreuth un autre Siegfried capable de répondre à la fois aux exigences scéniques demandées par la mise en scène et aux exigences vocales. Lance Ryan ce soir a été à la hauteur, il a répondu au défi, et son chant a été nettement plus au point que lors du Ring I, son premier acte vaillant et (assez) juste, son second acte un peu plus tendu, mais passable, son troisième acte vraiment intéressant : il faut dire que la scène avec les (excellentes) filles du Rhin, vue comme un ballet autour de la Mercédès est l’une des très grandes réussites de cette mise en scène. Et sa mort a été un des rares moments d’émotion d’un Ring qui ne cesse de la refuser ou la repousser. Il a su transformer ses difficultés en chantant à mi-voix, en murmurant, et ce fut vraiment prenant. Et enfin, il entre avec un tel engagement, une telle intelligence dans la mise en scène que l’on ne voit guère qui d’autre pourrait être un Siegfried aussi vrai et aussi naturel. Je ne dis pas qu’à l’audition radio il puisse être l’idéal, mais en scène, c’est un tout autre discours.
Catherine Foster s’est économisée au long des deux premiers actes pour passer le troisième, et plutôt favorablement: ce ne sera pas néanmoins une Brünnhilde de référence (mais Linda Watson l’était-elle dans le Ring précédent?). Il reste que cette voix n’a pas beaucoup d’harmoniques, pas beaucoup d’éclat, pas beaucoup de grave et rien dans le médium. Une voix sans grand relief, mais je voudrais rappeler que c’était Angela Denoke qui devait chanter le rôle et qu’elle a renoncé un an à l’avance. Catherine Foster est un deuxième choix, et on ne change pas de Brünnhilde en cours de route, surtout dans une mise en scène pareille qui exige des répétitions la première année, mais qui n’en prévoit pas autant les années suivantes. De plus ce serait aussi peu obligeant de changer de Brünnhilde après qu’elle eut sauvé la production.
Elle a eu une ovation énorme, ce qui signifie que le public était ravi. Ce que public veut…
Même triomphe pour Attila Jun, très convaincant scéniquement, mais vocalement discutable dans Hagen, de l’aigu, certes, du médium un peu, du grave… ? Un peu limité dans le bas registre, ce qui fait de son monologue du premier acte un vrai moment de platitude. Un triomphe pour moi injustifié car il ne répond pas aux exigences du rôle, même si il s’en sort au total. C’est un honnête Hagen (il était moins en forme au Ring II qu’au Ring I) , pas vraiment un grand Hagen comme je l’ai déjà écrit.
La Waltraute de Claudia Mahnke (quelques huées au passage) était moins au point et moins précise qu’au Ring I, quelques cris, monologue à la tension absente, et il y a sur le marché, même parallèle, des Waltraute plus relevées. Elle faisait partie des trois Nornes, en revanche très en place, tout comme les filles du Rhin, merveilleuses scéniquement et assez belles vocalement.
Passons sur Allison Oakes, belle en scène mais assez pénible vocalement en Gutrune, notamment au troisième acte où les aigus sont criés et acides.
La voix la plus équilibrée, le timbre le plus beau, le chant le plus au point et la diction la plus nette, c’est le Gunther d’Alejandro Marco-Burmeister, vraiment aussi bon scéniquement que vocalement. Là oui, c’est du chant et c’est surtout de la musique…

Immuable dans son statut d’éternelle référence, le chœur a été éblouissant au deuxième acte, à tous les niveaux, musical et scénique. Le chœur reste la valeur la plus sûre de ce Festival, d’une remarquable stabilité, malgré les changements inévitables.
Un Götterdämmerung dont seul Gunther est indiscutable…il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark…Personne ne niera que ce Ring ne brille pas par les voix, mais les lecteurs connaissent ma théorie du trépied chef, chant, mise en scène. Il faut pour garantir la réussite que deux des trois passent.
Ici  mise en scène et  direction atteignent un tel niveau que le plateau moyen ou médiocre mais jamais très mauvais, permet à l’ensemble de passer. Dans les discussions d’entracte, le public était pris par les remarques sur la scène, sur la fosse, et constatait sans trop d’amertume un plateau insuffisant: je parle de constatations, pas de plaintes. À ce propos, j’écoutais hier en voiture les Meistersinger d’André Cluytens avec un Walther pénible, Josef Traxel…en 1958…
Même au temps de Wieland, où paraît-il tout était parfait, il y avait des trous noirs…
Il y en a un peu plus qu’avant peut-être, mais ces discussions sur les voix, je m’en souviens depuis mes premiers pas à Bayreuth : on en disait autant des voix du Ring de Chéreau…Et pourtant…
Et pourtant j’avoue qu’après deux jours, et pris par les concerts de Lucerne, je suis encore aujourd’hui sous le coup de ce Ring, cela doit bien signifier quelque chose…
Quo vadis Bayreuth ? vadis, vadis…
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Les Nornes © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les Nornes © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED (II), de Richard WAGNER le 13 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Pour un compte rendu plus étoffé, se reporter à la représentation du 30 juillet

Je pensais que quelques remarques en apostille de mes textes précédents suffiraient . mais je suis un bavard, et j’ai envie de reparler de Siegfried…voilà donc un texte spécifique…
Car cette deuxième vision de Siegfried a été singulièrement utile. Elle m’a permis d’asseoir mon opinion et mes sentiments sur cette mise en scène, et de confirmer ma satisfaction devant cette vision décapante. Curieusement, le public a réagi plus violemment qu’au Siegfried du Ring I, sans doute aussi parce que le chant n’était pas dans ce Siegfried II à la hauteur des attentes, et que Siegfried est sans doute, plus que les autres jours du Ring de Castorf, le spectacle le plus cynique et le plus dérangeant.
Il y a dans ce Siegfried une présupposition : les idéologies ne fonctionnent pas dans ce monde, et leur mort est programmée, sinon actée,  tout comme Wotan qui est conscient de son échec peut-être dès Rheingold (Erda) ou surtout dès Walküre. Le monde de la toute puissance, ordonné selon ses désirs, est un leurre, et même le rictus de Mao sur le Mount Rushmore version marxiste contient cette ironie-là. En accédant au pouvoir total, vous préparez illico votre perte.

Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Le Wanderer n’est qu’un être fatigué, qui débarrassé de son manteau et de son chapeau, est singulièrement semblable à Alberich, tatouages, Marcel noir, et même carrure…Chéreau l’avait d’ailleurs suggéré à l’acte II lui aussi, en faisant sillonner la forêt par deux ombres grises de même facture. C’est un donné de cette mise en scène de faire de Wotan et d’Alberich des complices qui poursuivent le même but, qui sont de la même trempe ou de la même boue.
Séparé par un mur (de Berlin) dans le décor, le plateau a deux faces : une face idéologies, mortelles et rêvées, et une face qui raconte le monde qu’elles ont façonné. Un monde artificiel, un monde de crime, un monde de menace, un monde de surveillance, un monde d’une noire tristesse dont on ne se sauve pas. Sous la lumière de Minol, la firme pétrolière de la DDR, ce monde est d’un gris que les néons agressifs n’éclairent pas, où les personnages sont incapables d’aller les uns vers les autres.
Pour une fois, Fafner est traité non comme un Dragon, mais comme un humain, un capitaliste qui gère sa fortune, mais parce qu’il est capitaliste, parce qu’il a l’anneau, il reste menacé plus que menaçant (d’où un premier crocodile dans la scène lorsque Fafner répond à Alberich et Wotan).

De même tant que Brünnhilde et Siegfried, évoluent dans le décor Rushmore, le duo fonctionne presque selon les canons habituels, même s’ils évitent soigneusement de se toucher :  le spectateur est rassuré. Avec une perversion tout castorfienne, dès que la musique entame le thème fameux de la Siegfried Idyll, et que l’on devrait s’acheminer avec l’explosion lyrique et l’amour à tout va (ou n’est-ce que le désir?), le couple passe dans le décor urbain, le décor du monde de la déception, et dysfonctionne immédiatement: Siegfried s’ennuie déjà, et lorsque Brünnhilde apparaît en robe de mariée ridicule, il prend un air désolé qui en dit long sur l’avenir.
Le couple est déjà dans la désillusion : les crocodiles (qui copulent gaillardement au fond, je le l’avais pas vu lors de ma première vision, car placé trop à droite), sont là dès que la musique est lyrique, comme une menace, comme signe de la malédiction de l’anneau, comme emblème du capitalisme. Pour Castorf, tout semblant de bonheur n’est qu’illusion. Et de fait, même dans les plus traditionnelles des mises en scènes, le duo d’amour de Siegfried ne peut qu’être illusion puisque dès le début de Götterdämmerung, il y a séparation : le héros ne tient pas en place, le héros s’ennuie et le héros n’aime que lui-même.
En plaçant des crocodiles sur scène, Castorf veut indiquer des symboles (et notamment le capitalisme) mais surtout provoquer de la part du public le refus, la déception, l’amertume et veut donc provoquer les huées, signe de la déception, signe de la volonté de rester dans l’illusion lyrique. Ces huées là cherchent à se venger sur Castorf de l’illusion perdue. C’est bien le sens de la mise en scène de ce duo, clairement marqué en deux parties, qui casse tout lyrisme et tout amour. Et qui évidemment provoque une cruelle désillusion et une cassure dans la complaisance créée par la musique.
Frank Castorf a beaucoup réfléchi aussi au sens de cette éducation programmée de Siegfried par Mime : une éducation programmée, au sens où, Notung reforgée ou pas, Mime a orienté l’éducation de Siegfried exclusivement dans son intérêt, celui de s’emparer du monde. Et ce que suggère Castorf, c’est que devant la ruine des idéologies qui programment le monde, il se forme une minorité d’hommes désireux de le faire exploser, des théoriciens, des intellectuels, d’où la masse de livres autour de la roulotte, d’où aussi l’esclave (Patric Seibert) qui, attaché comme un chien, profite de chaque moment de répit pour lire : c’est lui le futur révolté en gestation.  On a eu de ces modèles en Italie avec les Brigate rosse, on  en a eu en Allemagne avec la Rote Armee Fraktion, et aujourd’hui c’est aussi peut-être ce qui se passe dans l’islamisme radical qui recrute des adolescents un peu illuminés. Il y a dans ce parcours de Siegfried un parcours à la Mohammed Merah, il n’y a qu’à regarder comment il assassine Fafner, ou l’extrême violence inutile du meurtre de Mime. Siegfried, nous dit Castorf, est programmé, non pas pour l’amour, mais pour la destruction. Castorf prend le Ring comme une lecture du monde, ce qu’est cette histoire -en cela, il reste étonnamment fidèle à Wagner – et il en applique la logique extrême à ce qu’il voit de notre monde appliqué essentiellement à Berlin, son univers emblématique.

Quant aux dieux, et notamment à Wotan, il y a belle lurette qu’ils ont abdiqué les valeurs qui en firent des Dieux : Wotan, on l’a vu, est un petit Staline, comme le suggère une projection vidéo saisissante,  c’est aussi un autre Alberich, et Alberich, c’est un défenseur tardif et sans doute dépassé d’un marxisme défunt : on le voit au deuxième acte, dans l’ombre, tout en haut du décor, planter un tout petit drapeau rouge entre les têtes de Marx et Lénine : un nostalgique maladroit et un peu bêtassou.

Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Wotan n’est peut-être vrai que dans sa rencontre avec Erda, vieille connaissance, une des multiples femmes qu’il a connues et qui traversent ce Ring, mais celle sans doute qui l’a marqué le plus, d’où cette scène du début du troisième acte, violente comme une scène de ménage, bien plus vive et vivante, voire vibrante que d’habitude. Une rencontre de vieux fêtard (après la fête…) en frac déglingué, avec une séductrice encore vaguement amoureuse (à son appel, elle choisit sa tenue, comme une actrice entrant en scène et jouant son va-tout) qui lui fera à la fin une petite gâterie, vêtue d’une perruque blonde provocante, ayant changé de look pour accomplir son office. D’ailleurs ce monde de femmes de trottoir, qui nous est présenté dans ce Siegfried,  tout est tarifé.
Seul point d’interrogation : l’apparition finale de l’esclave au premier acte avec un voile de mariée : allusion à la suite ? suprême ironie ? Il faudra encore y réfléchir.
D’un point de vue musical, je reste impressionné par la direction de Kirill Petrenko, avec un orchestre meilleur que dans Siegfried I (plus de scories aux cors), au son peut-être encore plus plein, mais je suis de plus en plus convaincu que l’auditeur en radio sera peut-être déçu de cette direction totalement en phase avec le plateau, mais sans emphase aucune. Ce que nous entendons s’accorde tellement à ce que nous voyons, il y a une telle osmose que si l’on n’est pas dans le spectacle, il est difficile d’être vraiment dans l’orchestre. Et c’est cette tension commune scène-fosse qui fait je crois l’indescriptible triomphe du chef chaque soir, qui n’est pas un chef, mais un révélateur: il révèle avec exactitude et précision tous les recoins de la partition, sans jamais nous dire « vous allez voir ce que vous allez voir », sans jamais intervenir par un effet de relief, par une couleur qui serait une initiative personnelle ; c’est un Ring en version Sachlichkeit, objectivité, le texte, rien que le texte, mais tout le texte. C’est un Ring qui stupéfie, qui fascine, mais sans faire rêver, et c’est en cela qu’il est très neuf.
Ce qui ne nous a pas fait rêver hier, ce sont les errances du plateau. Wolfgang Koch garde son intelligence dans le rendu du texte, dans le phrasé, mais semblait fatigué, avec des aigus qui sortaient mal et quelques fautes de mesure. Il faut dire à sa décharge et à celle des autres (notamment Lance Ryan) que Castorf les fait monter, descendre sur ce décor d’une dizaine de mètres de haut par des échelles, que partie des scènes se déroule en hauteur, et que tout cela ne favorise pas l’homogénéité sonore.
Le Mime de Burkhard Ulrich fait son métier de Mime, avec efficacité, mais sans en exagérer les effets, avec lui aussi une certaine égalité, une certaine retenue : il n’a rien d’un clown, mais c’est le simple héros d’une chronique de la lâcheté ordinaire, qui va faire faire par les autres les crimes qu’il n’ose accomplir.
L’Alberich d’Oleg Bryjak ne me convainc pas vocalement, il chante sans vraie couleur (son début de deuxième acte est scéniquement au point, mais vocalement plat, presque mat). Sorin Coliban en Fafner est intense, puissant, d’autant qu’il chante en homme et pas en dragon, cette manière d’humaniser totalement le personnage sans le cacher derrière un masque lui donne encore plus de relief et de justesse.
Une fois de plus la Erda de Nadine Weissmann montre à la fois des qualités vocales non indifférentes et surtout des qualités scéniques remarquables de naturel : elle est une vraie personnalité, avec un visage qui prend bien à l’image vidéo. Sans doute cela aide-t-il aussi.

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

L’Oiseau de Mirella Hagen m’est apparu un peu moins strident et acide que le 30 juillet. Il reste que cette voix sans fragilité convient bien au personnage voulu par la mise en scène car Carstorf en fait évidemment un vrai personnage, imposant, présent, envahissant même, dans le magnifique costume de Adriana Braga Peretzki de meneuse de revue berlinoise.

Catherine Foster était en totale méforme, de très nombreux aigus massacrés dont la fameuse note finale, devenue un couac terrible, une voix sans éclat, inexpressive, à peine engagée. Certes, cela serait conforme à la mise en scène, pourrait-on dire, mais la force de la mise en scène serait décuplée avec des chanteurs vocalement plus convaincants car alors la frustration née d’une musique sublime et d’une régie cynique, créerait une ambiance explosive.  D’une représentation à l’autre, les choses évoluent en bien ou en mal, pour Catherine Foster, ce fut en mal, car elle avait bien mieux chanté (sans être exceptionnelle) dans le Siegfried I, cette Brünnhilde là reste quand même pour mon goût bien insuffisante.

Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Quant à Lance Ryan, qu’une partie de mes lecteurs apprécient peu, dont ils se plaignent, qu’ils accusent de gâcher la musique, il réussit à s’en sortir un peu.
Je sais bien que je vais être taxé d’une trop grande tolérance, aveuglé que je suis par mon amour de Bayreuth. Je sais bien qu’en radio cette voix peut vite devenir insupportable. Tout cela, je le sais, et je suis prêt à l’accepter. Lance Ryan fut il y a quelques années un Siegfried indiscutable. Il est aujourd’hui un Siegfried largement discuté, et à juste titre.
Mais voilà, hier, il était plutôt meilleur que dans le Siegfried I, même si c’est le Siegfried de Götterdämmerung qui lui va le moins bien. Il était même très défendable dans l’acte I, vaillant, clair, pas trop nasal. Et au point aussi dans l’acte II, même si les parties plus lyriques qui nécessitent une ligne de chant plus homogène ne lui conviennent plus.
Mais la mise en scène le sollicite : ce ne sont que bonds, gambades, escalades, montées, descentes, sauts et on peut comprendre des essoufflements, on peut comprendre l’épuisement lorsqu’il arrive au troisième acte, où il est forcément plus fatigué. Hier, il était quand même bien meilleur que la Brünnhilde de Catherine Foster. On me permettra donc de le défendre, en toute connaissance de cause. Mais dans la mesure où il n’y a plus de Windgassen (qui lui aussi n’avait pas que des bons jours) et qu’il n’y a pas beaucoup de chanteurs capables d’être scéniquement ce Siegfried exceptionnel de vérité et d’agilité que nous avons vu, j’ai la faiblesse (coupable aux yeux de tous les wagnériens puristes, sans doute plus formatés par le disque que par la scène) de penser que Lance Ryan hier a fait honneur à Bayreuth. Dans l’optique de la Gesamtkunstwerk, il était juste.
Il reste qu’il faudra poser la question des chanteurs à Bayreuth, la question des choix d’Eva Wagner (responsable des distributions) et plus généralement des choix effectués depuis une douzaine d’années, plus que la question générale du chant wagnérien, refrain absurde qui se réfère à un âge d’or qui n’est qu’illusion, comme tous les âges d’or : on sait aujourd’hui qu’il y a des chanteurs pour Wagner.
Un Ring comme celui de Munich en 2013 était d’un niveau vocal bien plus étoffé. Mais les deux Mecque wagnériennes, Munich et Bayreuth, n’ont pas la même fonction, notamment depuis 1951. Il faudra aussi en parler et il faudrait que ceux qui braillent contre Bayreuth (de toute éternité, c’est devenu un genre littéraire) en tiennent compte.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 1er AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte II © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Ce spectacle a fait l’objet d’un compte rendu en 2013, puisque c’était le seul que j’avais pu voir, sans les autres journées du Ring. Voir le compte rendu.

Götterdämmerung est toujours un moment un peu nostalgique dans un Ring à Bayreuth : c’est en général la fin du séjour tant attendu et on n’aime pas voir le temps avancer jusqu’à l’appel des fanfares au second entracte, le plus beau, celui où l’on reste jusqu’au troisième appel. C’est aussi le moment où l’on se demande comment le Walhalla va s’embraser, quelles idées la mise en scène va installer définitivement, quel concept final elle va asseoir. C’est enfin le moment de se séparer des amis, de prendre congé du lieu, de penser déjà à la prochaine fois. Nostalgie quand tu nous tiens
Moins de surprise pour moi puisque j’avais eu la chance d’avoir un billet pour Götterdämmerung l’an dernier, mais le fait d’avoir vu les deux autres journées et le prologue a permis de tisser des liens, de comprendre certains moments de mise en scène, de mieux entrer dans la logique de ce spectacle que l’an dernier.
Le décor d’Alexander Denić, dont on ne se lassera pas de répéter que c’est sans doute l’un des plus beaux décors de théâtre jamais réalisés, présente quatre faces sur la tournette, une façade gigantesque empaquetée à la Christo (tout le monde pense au Reichtstag…mais…), devant la façade, la roulotte désormais bien connue depuis l’or du Rhin, où Brünnhilde attend Siegfried, puis un escalier monumental coincé entre deux grands murs de brique d’usines,

Buna, comme sur les autoroutes est-allemandes
Buna, comme sur les autoroutes est-allemandes

avec sur le côté droit un immense néon (imitant une publicité des autoroutes est-allemandes) à la gloire de Buna, une firme allemande historique, spécialisée dans les produits dérivés du pétrole, et notamment le caoutchouc synthétique, inventé  en 1927 par IG Farben et développé à grande échelle par les nazis, pour remplacer le caoutchouc naturel . La firme s’est installée à Schkopau au nord de Merseburg et donc s’est retrouvée dans l’Allemagne de l’Est, en Sachsen-Anhalt.
Mais il n’y a pas de hasard, Buna fut aussi une usine que l’on voulut installer à Auschwitz-Morowitz, le plus gros complexe pétrochimique jamais construit, et qui ne fut jamais terminé, malgré les milliers de déportés qui participèrent à sa construction et qui y moururent. Ainsi Castorf installe-t-il le pétrole, cette fois par ses dérivés, comme une gloire allemande (inventé sous la république de Weimar), gloire du nazisme, et gloire de la DDR qui chante Plaste und Elaste, mots utilisés à l’Est pour les produits fabriqués. Le pétrole n’a pas d’odeur, ni d’idéologie : il passe des mains des nazis à celui des communistes pour le même usage. Ainsi donc ce néon agressif aux couleurs allemandes, glorifie-t-il une marque qui s’installa à Auschwitz : manière glaçante pour Carstorf de synthétiser l’histoire allemande et de rappeler le rôle de l’industrie (et notamment d’IG Farben) dans le nazisme.

Face berlinoise (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Face berlinoise  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

 

La face adossée au mur (de Berlin ?) représente deux espaces populaires, un magasin de fruits et légumes, où Siegfried mourra, et un kiosque à Döner Kebab « Döner Box » vaguement tenu par les Gibichungen. Enfin dernière face (la tranche qui est à l’opposé du grand escalier dont il était question plus haut), une vitrine avec une grille abritant un autel vaudou, où vont évoluer les Nornes, couvert de grigris et avec un écran de télévision, et qui deviendra refuge pour SDF en déshérence, que Siegfried maltraitera avec méchanceté au moment de sa rencontre avec les filles du Rhin. Au dessus de la vitrine, un escalier qui fait penser aux fire escapes new yorkais.
Des espaces difficiles, réduits, où vont se dérouler tous les épisodes de Götterdämmerung, le plus hétéroclite des livrets du Ring, que Pierre Boulez dans un de ses articles compare à une « ferblanterie ».
« J’ai parlé de « ferblanterie » à propos de la dramaturgie de l’Anneau, c’est vrai et je ne renie pas ce propos. Le livret du Crépuscule, par exemple, est un mélodrame mettant en jeu des ressorts aussi voyants que ceux de Verdi ; complots, trahisons, serments etc.. »(1)
Effectivement, le deuxième acte  est un concentré d’opéra du XIXème : et beaucoup de metteurs en scène ne se sont pas trompés en isolant la nature de ces passages, exemples de basses tractations du monde des hommes, Jürgen Flimm à Bayreuth faisant du palais des Gibichungen un monde de bureaux et d’administration  Kriegenburg à Munich un grand centre commercial vulgaire : bref des lieux sans grandeur. Chéreau en revanche gardait une distance poétique, utilisant la radieuse Gwyneth Jones, tache blanche au milieu de tous ces hommes en noir, dans un paysage nocturne au bord du Rhin merveilleusement évocateur de Richard Peduzzi.

Les Gibichungen  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)
Les Gibichungen © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

Ici, on peut considérer que les relations interpersonnelles de ces Gibichungen vendeurs de Kebab ne sont ni plus ni moins cohérentes que celles affichées par Kriegenburg : Götterdämmerung, c’est en quelque sorte la chute dans le monde, la trahison, la petitesse, auxquelles le héros ne résiste pas, et ici d’autant moins qu’il n’est pas un héros.
Les Nornes (encore magnifique Okka von der Dammerau) arrivent couvertes de sacs à ordures en plastique, comme émergeant d’une décharge publique, elles ôtent leurs « couverture » et apparaissent elles aussi en lamé, chacune avec une des couleur du drapeau allemand, rouge, jaune, noir, (les costumes ont changé depuis l’an dernier, ils étaient plus simples et de couleurs différentes) chacune avec une coiffe particulière, une a des serpents, je n’ai pas repéré les autres, elles ritualisent leur intervention selon le rite vaudou, coq à sacrifier, sang dans lequel on trempe la main, murs lacérés de traces sanguinolentes bougies (cierges ?).

Nornes (et Vaudou)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nornes (et Vaudou) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

C’est l’intrusion du monde primitif, de la croyance première, comme si on allait s’y raccrocher en l’absence (déjà) des dieux, et en l’absence d’espoir terrestre, une croyance-superstition au milieu de laquelle trône un poste de télévision est une vision encore une fois à la fois distanciée et cruelle de notre monde. À la fin de la scène, lorsque le fil se rompt (ici une corde faite avec des sacs plastiques noués entre eux), d’une certaine manière rien ne change, sinon que tout est déjà écrit et que les Nornes n’ont qu’à laisser la place. Il y a donc tout dans ce décor, tout pour illustrer une humanité ordinaire. Il n’y pas  de Crépuscule : le soleil est déjà loin.

Duo d'amour © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Le duo d’amour initial après le départ des Nornes est un moment d’ennui : on est loin de la lumière habituelle. Brünnhilde adossée à la roulotte, Siegfried assis de l’autre côté appuyé sur Notung et songeur; chacun ronge son frein, personne ne se touche, vies parallèles. L’esprit qui présidait au duo final de Siegfried continue de porter ici l’histoire des deux amants. Siegfried par dérision va chercher une poupée figurant un bébé qu’il berce…ou est-ce un vrai bébé (de théâtre?)? Quoi qu’il en soit, comment s’en échapper?
Le voyage de Siegfried sur le Rhin est l’un des moments sans doute les moins lisibles de ce travail, mais l’un des plus terribles. Siegfried ne part pas, il s’endort et rêve en frottant des allumettes. Motif très habituel dans ce Ring que les briquets ou les allumettes, qu’on allume pour faire sauter quelque chose que finalement on ne fait pas sauter (cf Rheingold, mais aussi scène finale de ce Götterdämmerung). Mais cela me rappelle – réminiscence ? erreur ? allusion de Castorf ? –  La petite marchande d’allumettes, d’Andersen, réinterprété dans une œuvre de 1997 d’Helmut Lachenmann, qui utilisait, outre le texte d’Andersen un texte de Gudrun Ensslin, l’une des membres fondatrices de la Rote Armee Fraktion (un thème insistant dans Siegfried), qui est morte suicidée ( ?) en prison en 1977. Lachenmann fait de la petite marchande d’allumettes morte de froid un symbole de l’inhumanité du monde et un motif de révolte.
Frottant en dormant ses allumettes, Siegfried, dont on a vu précédemment les méthodes violentes et l’éducation, me paraît ici confirmer et ses tendances terroristes, et sa marginalité dans le monde, et son inadaptation.
Et les Gibichungen ? Hagen est finalement, avec sa crête punky, le personnage le plus traditionnel, le plus à part, le plus habituel, Gunther en blouson de cuir, qui gère probablement la Döner Box, est un petit patron sans envergure, et Gutrune, magnifiquement interprétée, mais non magnifiquement chantée (hélas) par Allison Oakes, est une greluche plus amoureuse de son Isetta toute neuve préservée elle-aussi sous une bâche en plastique noir (comme Brünnhilde endormie ou comme Siegfried mort) que de son Siegfried, un Siegfried qui boit son philtre préparé par Hagen d’une manière si fugace qu’on pourrait ne pas l’avoir vu : il est en train de boire cannette sur cannette…une goutte de plus ou de moins, et Castorf recommencera au troisième acte à perdre ainsi le spectateur : manière de dire que Siegfried n’a point besoin de philtre pour avoir oublié Brünnhilde. Cela Boulez l’avait déjà exprimé il y a quelques années : le philtre ne fait que souligner le changement d’identité de Siegfried et la perte de toutes ses valeurs.

Brünnhilde et Waltraute © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde et Waltraute © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Très belle scène que celle  avec Waltraute, sur des chaises pliantes devant la roulotte rappelant les trois compères du Nibelheim dans Rheingold, un moment de tension porté par Claudia Mahnke, meilleure Waltraute que Fricka, vêtue de lamé, elle aussi (décidément, ces revues berlinoises…). Un moment de vraie violence aussi grâce à Brünnhilde, plutôt à l’aise dans la scène. Et pour tout dire, un moment plus conforme aux habitudes du spectateur.

Final Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Final Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La scène très complexe de l’arrivée de Siegfried sur le rocher de Brünnhilde est réglée plutôt simplement. Scène complexe parce qu’elle pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses ; et Castorf n’y répond pas vraiment non plus. Brünnhilde reconnaît elle Siegfried mal dissimulé ? Siegfried viole-t-il Brünnhilde ? Pourquoi prend-il l’anneau ? Autant de questions auxquelles les mises en scènes ne réussissent pas à répondre, pas plus celle-ci que d’autres.
Siegfried apparaît en Gunther, blouson de cuir noir pantalon noir, lunettes noires pendant que Gunther, en vidéo, sur un immense écran, semble suivre la scène, figure fantomatique inquiétante qui manie les yeux et la bouche d’une petite poupée, comme dans un rite vaudou. Vaincue Brünnhilde part, seule Siegfried, après avoir cédé l’anneau, comme ayant décidé d’aller vers son destin, résignée.
Le deuxième acte est particulièrement bien réglé : Castorf réussit à faire tenir tout le chœur dans un petit espace, sur plusieurs niveaux, en jouant avec les vidéos pour multiplier les effets.
La scène d’Alberich avec Hagen se termine par l’éloignement d’Alberich, montant l’escalier du  fire escape, y croisant une femme avec une valise pleine d’étiquettes, billets d’avion à la main, il la touche, la frotte, lui fait une gâterie du genre de celle que fit Erda à Wotan, mais en version féminine évidemment. Wotan/Alberich décidément conduisent le même combat et sont deux faces d’un même monde. Et la femme repart, avec son billet, probablement au Texas, retour aux origines…

Le chœur des compagnons de Hagen (exceptionnel musicalement, une puissance, une clarté, une violence, phénoménales…inoubliable ) est organisé comme une sorte de fête de quartier, où selon le texte l’on va sacrifier à Donner justement devant la Döner Box (ça c’est le clin d’œil à la Castorf) et où tous agitent des drapeaux des quatre puissances occupantes (on est à Berlin), cherchant à manger et se précipitant contre le comptoir pour manger du döner, avec un barman (Seibert l’Untermensch) trempant ses doigts dans une seau de mayonnaise, y jetant du ketchup, découpant des tranches de Döner, en bref, on se croirait presque revenu dans Rheingold. Une ambiance pas très bon enfant, plutôt violente, plutôt tendue, où les cris et la fureur de Brünnhilde (en robe lamé or…encore du lamé) devient presque au milieu de cette agitation, une bagarre intestine, habituelle dans ces bas fonds; les serments, les haines, la violence exprimée par cet acte semblent intégrées dans un climat et non pas créer ce climat : c’est très fort, parce que cela relativise le mythe et réhabilite un quotidien détestable. Une fin de deuxième acte où l’Untermensch (Seibert, toujours lui), vêtu d’un voile de mariée (comme à la fin du premier acte de Siegfried)  pousse une poussette dans l’escalier, qui roule et tombe laissant choir sa cargaison de patates, claire allusion au cuirassé Potemkine. Cette image est à lier au rêve de Brünnhilde d’avoir une famille et des enfants, et qui s’écroule parce qu’elle vient de trahir Siegfried et le condamner à mort. Le voile de mariée, la poussette qui choit et se renverse, laissant tomber toute sa cargaison de patates, c’est la vision dérisoire du beau rêve d’une harmonie détruite, un rêve impossible dans le monde de Brünnhilde et Siegfried vu par Castorf.

Les filles du Rhin (Acte III) Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les filles du Rhin (Acte III) Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Magnifique début de troisième acte avec des filles du Rhin dans leur Mercedes décapotable volée dans Rheingold, que Siegfried surprend, et lutine, de manière insistante, un peu vulgaire comme de juste, dans un quartier où l’on trouve un cadavre, l’Untermensch barman et Döner man, tout couvert de sang, comme s’il avait été lui même sacrifié dans une cérémonie vaudou. Sans autre forme de procès il est vite mis dans le coffre de la voiture et Siegfried le découvrant ne sera pas plus étonné que ça, il y prend une valise, la jette, il en sort de la poudre d’or, trafic, nostalgie de l’or perdu ou alors du vulgaire sable: il n’y a plus d’or . Les filles du Rhin sont vagabondes, passées du Texas à cet espace urbain berlinois (?) elles repartent, mais vont errer dans le décor, d’espace en espace attendant la fin.
Ce troisième acte se déroule sur un rythme plutôt ralenti, et volontairement…On peut faire confiance à Castorf pour calculer ses effets, chaque scène est articulée, décomposée, sans aucune accélération des rythmes, sans crescendo. Même la mort de Siegfried est presque banalisée : on se bat au milieu es caisses de légumes, et Hagen abat Siegfried avec une batte de base ball, comme Wotan avait abattu Siegmund. Petits meurtres de bas étage, avec les outils qu’on peut.

Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Siegfried gît au milieu des caisses, à moitié dissimulé, on le voit à peine, et la fameuse marche funèbre, ce chœur antique à l’orchestre dirait Boulez, ce bilan somptueux d’un parcours  se heurte à cette vision d’un corps sans vie chez un marchand de légumes. Sublime vision, déchirante et terrible. Tel est le Crépuscule.
Les Gibichungen règlent leurs comptes au pied du néon « Buna » (voir plus haut) où les meubles cheap de DDR dissimulés sous des bâches de plastique noir au deuxième acte (motif décidément récurrent) laissent place aux barils de pétrole (Agip) : pendant qu’on s’entretue les affaires continuent. Gunther assassiné par Hagen (avec sa batte) et Gutrune perdue au milieu de ce massacre voit arriver le cadavre de Siegfried…dans une bâche en plastique ; c’est alors qu’apparaît Brünnhilde, descendant le grand escalier dans sa robe lamé or (eh oui, encore le motif de la revue) et qui va chanter tout son monologue sans rien faire, dans un vide absolu, errant d’un décor à l’autre, et devant le New York Stock Exchange, le Walhalla du jour, débarrassé de son emballage à la Christo : on se croyait au Reichstag, on est à Wall Street …(Wall Street…Walhalla…assonance bienvenue et Wall Street, rue du mur, traduction bienvenue dans un espace pour moitié berlinois, de l’autre côté du mur justement).
Beaucoup de choses se superposent, et prennent (ou non) sens. Ce qui est patent, c’est que Castorf refuse l’événement  que tout le monde attend: cette fin apocalyptique du Götterdämmerung va être refusée, au spectateur et aux acteurs. D’abord, Brünnhilde tarde à rendre l’anneau aux filles du Rhin et le fait avec la discrétion avec laquelle Siegfried a bu le philtre, le spectateur n’en peut plus d’attendre, et Castorf rallonge à plaisir. Ensuite, dans la malle de la Mercedes des filles du Rhin, qui errent désormais lentement entre Wall Street et la roulotte, qui montent dans le bâtiment, accrochent un tableau (l’art à Wall Street, l’art comme valeur marchande), Brünnhilde pique deux bidons d’essence et les verse autour de Wall Street…enfin ça va bouger et ça va brûler…et les filles du Rhin sur le balcon du bâtiment, agitent, comme Loge dans Rheingold, des briquets. Mais non, elles renoncent…ce n’est là aussi qu’un motif, qu’une velléité.
Et Brünnhilde disparaît, non dans un bûcher, mais dans le fond du décor, qui ne cesse de tourner. Seul brûle un baril de pétrole, où les filles du Rhin ont enfin jeté l’anneau, sous les yeux fascinés et fixes de Hagen pétrifié, tout le monde regarde ce petit feu brûler d’une manière passive, pendant qu’une vidéo laisse voir derrière la corps de Hagen étendu, repu, satisfait, dans une barque s’éloignant du rivage, un Rhin-Styx qui emporterait le mort s’éloignant dans la brume. Rideau.
Tout nous est donc refusé dans cette fin longue, sans grand mouvement, volontairement ennuyeuse là où pendant tout le Ring l’invention a fusé. Ici, rien que des actes manqués, manquants, distraits, longuets. Castorf est haïssable: il nous frustre de nos flammes et de notre Walhalla qui va s’écrouler…
Mais dans le monde de Castorf, les Walhalla-Wall Street ne s’écroulent pas, c’est nous qui passons et trépassons.
On reste interdit, insatisfait et c’est bien ce que veut la mise en scène. Kriegenburg faisait à Munich une fin optimiste ou plutôt rassurante et solidaire, Chéreau affichait un groupe d’hommes regardant le public comme pour dire, à notre tour de construire le monde. Castorf nous dit : pas de futur, pas d’optimisme, tout reste tel que, le monde comme il va, le monde de l’oppression, des Buna, des Minol, des Auschwitz continue, et même la Rote Armee Fraktion a disparu : cette histoire longue et sublime n’a servi à rien, a tourné dans le vide ; much ado about nothing…

Face à ce désert culturel, humain et conceptuel, où le monde va flotter dans une mort lente comme Hagen, seule la musique tient.
C’est bien la leçon de cette entreprise. À la fin de tout, il y a encore la musique, et dans Götterdämmerung, cette musique alterne moments de violence extrême et d’excès et moments de violence virile (Acte II), moments contenus de recueillement mais aussi d’exaltation (Acte I) , moments sublimes d’élévation (acte III). Petrenko travaille d’abord dans la fluidité, avec un son qui reste toujours dans des limites, qui jamais ne déborde : en cohérence avec le travail de mise en scène, il n’y a rien de trop (μηδὲν ἄγαν) une sorte d’équilibre subtil et qui pourtant, dans sa retenue même, crée une indicible émotion : c’est le cas du chant des Nornes, qui rarement a sonné ainsi à l’orchestre, c’est le cas du récit de Waltraute, c’est le cas aussi de la terrible dernière scène de l’acte I, d’une violence contenue, mais réelle, mais tendue. Les moments qui sont menés à un tempo plus rapide (acte II par exemple) semblent néanmoins, grâce au croisement du rythme musical et du rythme scénique, ralentis : le discours orchestral est tellement clair et limpide qu’on s’attarde sans cesse sur tel ou tel détail, telle ou telle phrase cachée, dans ce travail de miniature dont justement Boulez parle. Entendant Petrenko, on se rappelle les phrases de Boulez sur le travail de miniature (où en fait il rappelle que c’est Nietzsche qui le premier le signale). On a l’habitude de la grosse machine wagnérienne, et c’est le petit détail, les minuscules reflets et tesselles de la composition qui surprennent. Petrenko est un mosaïste : il construit une mosaïque, petit caillou par petit caillou, tesselle après tesselle et le gigantesque tableau d’ensemble apparaît, né  de chaque briquette, de chaque caillou. Évidemment, des moments comme la marche funèbre ou la mort de Siegfried, ou même la première partie du monologue final de Brünnhilde, qui se termine par Ruhe sont impressionnants de sensibilité, de délicatesse, oui, délicatesse des détails dans la marche funèbre. Même le final n’est jamais démonstratif : jamais Petrenko n’est pris en défaut d’ego directorial surdimensionné. Et pourtant cela sonne, et pourtant cela prend, parce que cela surprend, parce qu’on est toujours séduit par l’intelligence, parce qu’on a l’impression que nous est livrée la simple partition, derrière laquelle tout un orchestre (qu’on aurait aimé voir saluer à la fin sur scène) s’est rangé. Un Ring en parfait ordre de marche.
Ah si l’on pouvait dire de même pour le plateau! Comme  Siegfried, ce Götterdämmerung est vocalement bien pauvre, bien moyen et pour tout dire assez plat. À chacun il manque quelque chose, un petit quelque chose par ci (Hagen, Alberich, Brünnhilde), un gros quelque chose par là (Gutrune, Siegfried).
Seuls, Alejandro Marco-Burmeister et Claudia Mahnke (qui chante ici et Waltraute et une Norne) s’en sortent avec les honneurs.
Alejandro Marco-Burmeister a un très beau timbre, sonore, chaleureux, il sait colorer, il sait dire le texte, il a la puissance et les aigus, c’est une très bonne prestation dans un rôle ingrat.
Claudia Mahnke manquait de tenue dans Fricka , sa Fricka un peu fade, désordonnée et sans couleur ne m’avait pas convaincu. Il en va autrement dans Waltraute, où elle projette bien une voix au contraire très présente, très assurée, avec un soin particulier apporté à la couleur et bien sûr à la diction. Un vrai personnage, une vraie voix, une vraie présence.
Gutrune (Allison Oakes) a des problèmes de projection, de rythme, de couleur. Elle est une merveilleuse actrice, mais du point de vue de la présence vocale, de la puissance et de la justesse, c’est raté. Ce n’est pas une Gutrune intéressante, c’est même mauvais.
Lance Ryan ne devrait plus chanter au moins le Siegfried du Götterdämmerung. Il s’en sort dans Siegfried, surtout aux deux premiers actes, mais dans Götterdämmerung, dès les premiers mots, c’est désastreux. La voix est engorgée, nasalisée à l’extrême, le timbre est très désagréable, à la limite du supportable. Il n’a pas de problème d’expansion à l’aigu, s’il résout ses problèmes de passage, il a le volume, il tient les notes, il sait aussi jouer de la voix par des modulations, mais le son qu’il émet est trop souvent vilain. C’est un acteur sensationnel, il sait bouger, il saute, court, grimpe, il est le personnage voulu par Castorf, odieux, méchant, sans tendresse ni amour. On pourrait dire qu’une aussi vilaine voix va bien au personnage, mais ce serait malhonnête. Cela ne va pas. Il a été hélas hué par quelques spectateurs, je trouve indigne de huer surtout après qu’il eut fourni un effort pareil, mais des raisons de limiter ses applaudissements, il y en avait.
Le Hagen de Attila Jun est bien en place, diction, phrasé, émission : tout cela ne pose guère de problème, mais c’est une voix sans vraie présence parce qu’il lui manque ce doigt de volume et surtout de profondeur qui fait la différence entre des bons Hagen (ce qu’il est) et des grands Hagen (à Bayreuth dans les 40 dernières années  Philip Kang, Karl Ridderbusch, Hans Peter König par exemple).
J’ai déjà écrit que Oleg Bryjak en Alberich avait une voix un peu claire, mais surtout manquait de relief, c’est un Alberich pâle, qui a bien travaillé son personnage scénique, mais sans dans la voix cet écho terrible et sauvage qu’on aimerait entendre. C’est plutôt plat, sans être indigne. Le résultat c’est que la scène avec Hagen (Schläfst du Hagen mein Sohn ?) reste un peu en retrait et ne fait pas partie des grands moments vocaux et spectaculaires, alors que c’est une scène essentielle, et scénique et musicale.
Des Nornes et des filles du Rhin, très honorables, on retiendra surtout les mezzos dont celle que je cite à chaque fois, Okka von der Dammerau, une voix homogène, bien projetée, au phrasé exemplaire Quand va –t-on enfin lui proposer un vrai rôle : une Fricka par exemple ? Les sopranos restent quant à eux un peu trop pâles ou stridents.

Enfin Catherine Foster a été très honorable dans la Brünnhilde de Götterdämmerung. Les aigus sont larges, sûrs, le phrasé exemplaire, j’ai déjà écrit les faiblesses du grave et quelquefois du centre, le vibrato dans les passages ; il reste que c’était plutôt mieux que l’an dernier. Il reste aussi qu’elle n’est pas une Brünnhilde pour la mémoire et les souvenirs impérissables : ne pensons ni à Gwyneth Jones, ni à Hildegard Behrens, ni à Nina Stemme. C’est une Brünnhilde solide de scène allemande de répertoire, elle fait le job comme on dit, avec conscience, elle entre bien dans la mise en scène aussi et donc les moments où elle chante ont été de beaux moments. De grands moments ? non pas vraiment, car son chant n’est pas incarné, n’est pas habité, elle ne fait pas un avec le rôle, ni torche vivante, ni prêtresse dédiée, ni femme détruite qui rugit ses derniers sons, c’est une Brünnhilde appliquée, qui mérite nos remerciements.

Et voilà. Ce Ring est terminé. Pour sûr – et je ne suis pas le seul à l’écrire – l’un des Ring les plus intéressants au moins depuis Kupfer-Barenboim et donc depuis à peu près un quart de siècle, la direction musicale en est prodigieuse d’intelligence, le regard est neuf, attentif, précis, la mosaïque sonore est aussi impressionnante qu’une fresque, et aussi détaillée que la plus délicate des orfèvreries ; de l’horlogerie de précision pour la plus merveilleuse des horloges. En revanche une distribution pâle qui ne répond à la hauteur ni de la direction ni de la mise en scène.
La mise en scène est une proposition qu’on peut ou non accepter, qu’on peut ou non discuter. J’attends moi-même de revoir certaines scènes pour mieux asseoir mon opinion ou dissiper quelques doutes. Mais c’est du vrai théâtre, c’est là aussi une vraie mécanique de précision, avec une équipe hors pair (décors, costumes, lumières). Un travail de virtuose que tout spectateur honnête et pas aveuglé par ses certitudes, ne peut que reconnaître. Ce travail restera sans doute dans les annales du Festival comme une proposition radicale, mais mise en œuvre de manière théâtralement indiscutable. Un chef d’œuvre ? peut-être pas. Une œuvre ? sûrement.

(1) Pierre Boulez, Regards sur autrui, Points de repère II, le texte et sa réalité, p.169, Paris, Christian Bourgois éditeur.

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Wall Street/Walhalla (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wall Street/Walhalla  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans le Ring, Siegfried est un moment un peu particulier, peut-être pour le profane le plus difficile des quatre opéras qui composent la Tétralogie, beaucoup de longs dialogues malgré des moments fameux tels le chant de la forge, les murmures de la forêt, et certains moments du duo Siegfried/Brünnhilde, mais une dramaturgie un peu en retrait, laissant libre cours aux expressions individuelles et notamment celle de Mime.
Pour Castorf, c’est le moment le plus idéologique dans un décor des plus monumentaux jamais vus au théâtre : pour faire simple, la reconstitution du Mount Rushmore, enfin d’un Mount Rushmore sauce marxiste, puisqu’à la place des quatre présidents références des USA, sont sculptés Marx, Lénine, Staline et Mao, les références révolutionnaires.
Car c’est bien de révolution qu’il s’agit. Le pétrole continue de faire son effet, même si on quitte l’ambiance de Walküre qui lui est directement liée. Il ne faut pas penser la mise en scène comme un récit linéaire qui substituerait à l’or jaune l’or noir, et qui raconterait plus ou moins la même histoire. Quel en serait l’intérêt ?
Carstorf donne à ce Ring un sens crépusculaire : d’ailleurs, jamais les éclairages ne sont « a giorno » : brumes, aurores, lumières nocturnes alternent en des ambiances stupéfiantes de Rainer Casper, qui se modifient sans cesse et de manière à peine perceptibles. Même le fameux « Heil dir Sonne » de Brünnhilde au réveil est plus une espérance qu’une réalité. D’ailleurs, on le verra, tout est fait pour que ce réveil ne réveille pas grand-chose. C’est un crépuscule du monde, un crépuscule des idéologies, un crépuscule de la révolution, de celles qu’on prépare sans jamais les faire vraiment. Car le fameux mount Rushmore, construit en l’honneur des quatre Dalton des révolutions du XXème siècle, n’est qu’un chantier abandonné. On est loin du triomphant Rushmore américain. Le Rushmore que nous avons sous les yeux est un chantier laissé en friche, avec échafaudages, escaliers de bois et palans, dont les replis servent d’abri à la timide caravane de Mime, qui a quitté son frère dans Rheingold avec la caravane « familiale », qu’on retrouvera au Götterdämmerung, et qui va passer de main en main : Alberich, Mime, Siegfried-Brünnhilde : une ligne apparemment pas vraiment directe et pourtant…pourtant Siegfried sera éduqué beaucoup par Mime (tant de livres dans la roulotte, une éducation probablement intellectuelle et révolutionnaire version Rote Armee Fraktion) un peu par l’Oiseau (enfin, on va le voir, une éducation assez sexualisée…) et pas mal par Hagen…parce que les Runes transmises par Brünnhilde le temps d’une nuit d’amour, il aura tôt fait de les oublier avec le philtre de Hagen…; on a toujours tendance à classer Siegfried dans les héros positifs, et tous les signes de cette mise en scène nous indiquent que c’est plutôt un héros négatif (qu’il soit naïf, berné ou non), tout simplement parce qu’il n’est qu’un outil : outil de Wotan, outil de Mime, outil d’Alberich plus tard au travers de Hagen, il est le bras armé des autres, le Gavrilo Princip du moment.
Ne nous laissons pas non plus berner par les apparences, si d’un côté on a un Mount Rushmore à l’envers, et inachevé, la symphonie inachevée des révolutions perverties l’est par le pétrole, toujours présent, même de manière fugace :

Logo de la firme Minol
Logo de la firme Minol

la firme Minol (spécialisée en produits issus du pétrole, voir leur site https://www.minol.de et fondée par l’Allemagne de l’Est en 1949 avec un nom issu de Mineralöl-dont la traduction exacte en français est petr+ol=pétrole- et oleum, l’huile en latin) éclaire de son néon agressif la tranche de ce décor bi-face, une face Rush-mort, et une face Berlin-Minol. Oui, Berlin Est, comme symbole de l’idéologie dévoyée, de la révolution volée, des enjeux planétaires de la puissance : d’ailleurs ce Berlin-là est adossé à un mur gigantesque, qui cache l’autre face du décor…n’oublions pas le mur…
Derrière le mur, une poste : parce que la poste est l’instrument du pouvoir, de la Stasi, qui fouille dans le courrier : sacs de courriers ouverts et jetés en pâture, Siegfried au passage consultant des registres, personnages louches observant des dossiers, des feuilles. On n’envoie pas de lettres de cette poste, on les reçoit, on les rassemble et sans doute on les ouvre et on les perd. Et puis, il y a EXANDERPLATZ (pour Alexanderplatz) station de métro (U-Bahn) au pied de la tour de télévision gigantesque qui domine la partie est de Berlin, avec à ses pieds l’horloge URANIA, l’horloge universelle (qui dans cette mise en scène tourne très vite : toujours l’élasticité du temps…), et dans ce Berlin-là il y aussi des personnages, comme sortis d’une revue de l’Admiral Palast : l’Oiseau est une meneuse de revue, assez gênée d’ailleurs pour se mouvoir (jeu désopilant de poursuite impossible, Siegfried montant et descendant par des escaliers étroits interdits à l’Oiseau emprunté avec son énorme costume et ses ailes de géant). Personnages sortis d’un mythologie urbaine berlinoise, pauvre Biergarten qui va être témoin d’une scène de ménage entre Erda et Wotan, puis d’un triste duo d’amour( ?) Brünnhilde-Siegfried…La bière est triste hélas…

Minol sous la DDR
Minol sous la DDR

Berlin comme emblème des perversions idéologiques, de la course au pétrole : l’Alexanderplatz était justement jusqu’en 1968 le siège de Minol – voir plus haut-, avec sa Minolhaus…

 Minolhaus
Minolhaus

le pétrole est bien là, installé dans les symboles de la Berlin d’avant…
Ah, j’oubliais, un détail qui fera plaisir aux français : Minol, aujourd’hui appartient à Total.
Ainsi donc, l’intrigue se déroule dans une linéarité troublée. On se souvient que Tankred Dorst dans sa malheureuse production du Ring précédente avait eu la (bonne) idée de montrer des Dieux comme en transparence derrière un monde qui vivait sa vie au quotidien : les Dieux sont parmi nous. Mais c’était assez mal rendu, et peu clair. Ici, c’est le monde qui défile derrière les Dieux et les héros qui gèrent tant bien que mal leur vie agitée. Un monde qui se transforme au fur et à mesure que cette vie agitée génère des catastrophes et des ruines. Un monde qui tourne : la tournette n’est pas seulement un artifice permettant de construire un décor qui est espace, qui est passage (il y a toujours dans le décor un point de passage d’une face à l’autre, ici c’est la Poste…tiens tiens…point de passage…cela ne vous rappelle-t-il rien à Berlin ?), qui est cadre, qui est ambiance, la tournette organise le changement, l’évolution temporelle, spatiale, l’évolution des caractères, la tournette tourne sur elle même, mais en même temps on avance en une sorte de progression spiralaire.
Au premier acte, Castorf pose Mime (Burkhard Ulrich, très beau personnage) et Siegfried, dans leurs relations conflictuelles. Mime, digne frère de celui qui a renoncé à l’amour ne peut générer que haine et mépris. Mais Mime est dans ce travail plus un intellectuel qu’un habile forgeron, il se forge…des idées et se prépare en secret à faire exploser le monde: d’ailleurs quand le Wanderer arrive, inquisiteur en lunettes noires, il cache vite l’intérieur de la roulotte avec des journaux…

Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et on peut supposer que Siegfried en a aussi été imprégné. Mais Siegfried n’est ni obéissant, ni soumis, il entre en scène tenant en laisse non un ours, comme dans tout Ring qui se respecte, mais un homme, l’éternel Patric Seibert, barman-victime dans l’Or du Rhin, victime dans Walküre, et victime dans Siegfried, mais une victime qui serait consentante, le bon chien-chien à Siegfried qui a su au moins se ménager un esclave. Seibert, c’est l’éternelle victime, l’Untermensch nietzschéen (on ne compte plus les coups qu’il prend), la figure de celui qui est programmé pour perdre, le peuple quoi. Mais Siegfried est en opposition à l’idéologue Mime, comme s’il avait confusément compris que l’idéologie ne vaut rien non plus. Même s’il forge Notung (déjà forgée, de menus ajustements suffisent) comme d’habitude, il ouvre surtout des caisses remplies d’armes : on n’est pas chez les bandes des bas quartiers, on est, sous les figures faussement tutélaires gravées dans le granit, chez des terroristes en puissance. Siegfried est un outil préparé pour tuer, un outil qui va monter sur le visage de Staline pour lui enfoncer l’œil à coup de marteau et une projection du visage de Wotan couvrira Staline à l’acte III. Wotan n’est pas Staline.

Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Wotan prend momentanément le visage de Staline parce que la situation le demande.  Siegfried au 2ème acte tue Fafner (un Fafner qui veille au grain au fond de la Poste, qui dort au fond du métro, entouré d’enveloppes et de filles faciles) à la Kalachnikov, manière Rote Armee Fraktion, en un bruit à ce point assourdissant qu’il faut un avertissement aux spectateurs à l’entrée de la salle et sur les feuilles de distribution. Siegfried est un violent, un fils de la révolte et de la violence, un marginal dressé contre le monde, élevé par ceux-là même qui en veulent la fin. Il tuera Mime d’une manière incroyablement sauvage, comme il a été dressé.
Le premier acte se termine par l’esclave-ours tenu en laisse qui revêtu d’un voile de mariée violemment ironique se jette avec amour sur Siegfried. Ce dernier   devenu  héros (il a forgé Notung) et  donc objet de l’amour de tous, comme dans les contes, il l’est aussi de l’ours-esclave qui veut sa part de rêve. Mais après cette fin un peu folle et sarcastique, le second acte commence non dans la forêt, mais devant la roulotte désertée autour de laquelle tournent les deux vautours : Alberich et Wotan, et continue devant la poste, où se réveille Fafner, entouré de ses minettes avides (Fafner assis sur son or…) qui va rentrer en disant « laissez moi dormir », mais Castorf, probablement joue sur le double sens en allemand de schlafen qui indique les deux types d’activités possibles dans un lit…la forêt, c’est la forêt de béton et de lumière de Berlin, c’est les tristes vitrines de l’est, c’est la poste, c’est les corbeilles à ordures où Siegfried cherche des bouts de bois pour imiter l’oiseau, c’est la forêt métaphorique et plus inquiétante que la forêt profonde des légendes. Et Siegfried se bat peu contre Fafner déjà homme, et pas Wurm (d’ailleurs, pas de dragon…mais un autre reptilien…) et il l’assassine, simplement, à la Kalachnikov, : devant la poste, un crocodile étendu…tout est dit…avec la lourdeur provocatrice voulue, pas de gants à prendre avec le capital…

Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant à l’Oiseau, je l’ai déjà évoqué, habillé en meneuse de revue berlinoise, plumes envahissantes et paillettes, elle est une femme qui cherche à séduire le jeune Siegfried, peu impressionné, et tout cela se terminera par une étreinte violente au rythme des dernières mesures. Siegfried pas trop pressé de rejoindre Brünnhilde honore d’abord l’Oiseau, et cette activité commune à l’humanité s’appelle en allemand vögeln (de Vogel, oiseau…) qu’on pourrait traduire par oiseler, gentille métonymie…Carstorf, évidemment s’amuse comme un fou à ironiser (il cite abondamment dans le programme le livre de Jankelevitch sur l’ironie) sur l’histoire, à la gauchir sans la trahir dans un monde sans morale et sans amour, oiseler ne serait-elle pas la seule activité qui reste possible?
Le troisième acte est à ce titre assez terrible : l’entrevue avec Erda, (qu’on avait quitté dans Rheingold en superbe maquerelle de luxe), se déroule comme une scène de ménage ou de rupture. Le vieux couple Erda/Wotan n’arrive plus à communiquer.

Wotan et Erda, Acte III, 1 Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Erda, Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Erda est d’abord vue en vidéo se préparant à sortir pendant que Wotan l’appelle, elle se maquille, choisit sa perruque du jour pour l’occasion et sa tenue (pendant que son assistante lui pique des produits de maquillage): les Dieux doivent apparaître sur le théâtre du monde en costume choisi, comme un acteur qui intervient à la juste place dans le juste appareil. Très belle femme (Nadine Weissmann), elle sort de son couloir comme on rentre en scène, sur la terrasse, descendant un long escalier comme elle le ferait aux Folies Bergère (toujours cette idée sous jacente de revue) et vient trouver un Wotan un peu fatigué, débraillé, et surtout affamé : ils s’installent à une table de Biergarten, choisissent le menu sur la carte, les vins sont l’occasion d’une scène à la Charlot, orchestrée par le garçon (toujours le barman esclave…), qui verse en veux-tu en voilà toutes sortes de vins, pendant que Wotan mange un énorme saladier rempli de pâtes…(on est chez les dieux, et les repas divins sont olympiques, ou walhallesques), mais le dialogue autour d’une bonne table ne passe pas, Erda finit pas quitter violemment les lieux.
Elle réapparaît très vite, avec une autre perruque d’un blond platiné et putanesque. Et finalement se réconcilie avec Wotan en lui faisant une petite gâterie…Wotan lui avait lancé hinab (descends !), elle descend en effet, mais pas tout à fait dans les profondeurs de la terre…

J’imagine l’inquiétude du lecteur. Et je tiens à le rassurer. Rien de particulièrement insensé : dans toutes les mythologies, les Dieux passent leur temps en querelles et en oiselage ; Castorf ne fait que traduire en version d’aujourd’hui ce que nous acceptons parfaitement dans l’Iliade, l’Odyssée ou les Métamorphoses d’Ovide.
Et de plus la vérité de la relation Erda/Wotan est rendue avec crudité certes, mais justesse, il y a dans toute cette scène entre eux deux à la fois rancœur, familiarité, souvenirs.
Même vérité dans la scène avec Siegfried qui suit. Inutile de chercher des flammes et un rocher, il n’y en a pas. Il y a d’abord une course poursuite sur tout le décor (Mount Rushmore en largeur et en hauteur) entre Siegfried et Wotan, que Siegfried voudrait éviter, parce que Wotan ne l’intéresse pas. L’inverse n’étant pas vrai : Wotan le cherche, comme on dit et finit par le trouver : extraordinaire ballet d’une grande vérité psychologique, cette scène étant pour Wotan une vérification obligée que Siegfried ne peut être arrêté, et qu’il est donc bien programmé : ici c’est Wotan qui provoque et non Siegfried ; belle trouvaille.

Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et puis enfin, le réveil et le duo d’amour : un réveil étrange, Brünnhilde étant enfermée sous une bâche de plastique (tiens, un dérivé du pétrole…) dormant sur un tas de reliques de chasse laissées là (bois de cerf), comme sur un tas d’ordures dont elle serait le joyau. Accompagnant ce réveil, une projection vidéo, un homme marche en forêt, trouve un cheval (Grane ?), puis un corps de femme ensanglanté, il plonge sa tête dans le sang, comme Siegfried dans le sang du Dragon…Pas d’ouverture vers le bonheur, mais vers le rite (vaudou ? on le verra au Götterdämmerung). Sur scène, Siegfried n’a pas vraiment peur devant ce corps de femme (il a connu l’Oiseau et sait désormais oiseler), et ce duo va se dérouler dans une ambiance glaciale, sinon  glaçante : amateurs de romantisme passez votre chemin. Castorf va détruire pièce à pièce tout ce qui rendrait une émotion vraie. Et Petrenko le suit, rythmes lents, pas de pathos une Verfremdung (distanciation) totale, absolue.

L’essentiel de la scène se déroule autour des restes du repas de Erda/Wotan (tiens, encore une histoire de couple), et chacun d’un côté de la table, raides comme deux passe-lacets, elle méditant sur la perte de son savoir et de sa virginité, et lui pensant carrément à autre chose : il s’ennuie déjà, va voir des dossiers à la poste, en arrière plan : pas étonnant que dès le début du Götterdämmerung, il n’ait qu’une idée, celle de partir…
Comme malgré tout le désir monte (chez elle, pas chez lui : Siegfried dit son désir, mais distraitement, vulgairement) elle se rapproche de lui et ce sont les premiers accords du final…mais arrivent à ce moment là pour troubler la fête une famille de crocodiles. On en avait déjà vu un auprès de Fafner, qui effrayait les jeunes filles. On voit cette fois une famille. Dans le bestiaire de Castorf, il y avait eu les dindons dans Walküre, couple victime prémonitoire métaphore de Siegmund/Sieglinde. La famille de crocodiles contient évidemment le couple, mais aussi le petit rejeton. Image de menace, certes, mais surtout image traditionnelle du capitalisme envahissant, image de bande dessinée ou de vignette journalistique qui montre que la vraie menace est là : Siegfried aurait presque peur, mais d’une part Brünnhilde donne un parasol  au crocodile le plus proche, qu’il avale (rires dans la salle), et Siegfried lui lance des pommes…Et notre crocodile croque la pomme…

Duo d'amour (2013) Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour (2013)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Voilà un duo d’amour bien perturbé, totalement ailleurs, et ce n’est pas fini. En arrière plan, l’Oiseau (débarrassé de ses énormes plumes, et tout de blanc léger vêtu) entre en scène et s’amuse avec l’un des deux crocodiles adultes, du genre Titi et Gros Minet : il lui ouvre la gueule, regarde dedans, et l’autre l’avale, il ne reste plus apparentes que les jambes fort accortes de dame oiseau et Siegfried, tout en chantant l’amour avec Brünnhilde (on est au final de la scène, l’orchestre est lancé à toute volée…), se précipite pour sortir l’Oiseau de la gueule du reptile, tombe dans les bras de l’Oiseau et les deux se mettraient à oiseler sur le champ si Brünnhilde, vêtue en mariée, n’arrivait pour l’arracher des bras plumés et l’emmener manu militari, préfiguration de la scène de mariage Gudrune/Siegfried du Götterdämmerung. Rideau .
On l’aura compris, le rideau à peine tombé que les huées pleuvent, les crocodiles ont eu raison d’une bonne frange de la salle.
Leçon de tout cela : un Siegfried totalement dénué d’humanité, dénué de calcul, dénué même de regard. Un animal sauvageon, pur outil, ou pur produit du monde. Terroriste, certes, mais par occasion plus que conviction. Portant l’anneau, il est l’objet de la convoitise et de la menace (les crocodiles), il vit au jour le jour, au gré de telle ou telle rencontre, insouciant, parfaitement imperméable au sentiment, mais pas au désir : le Siegfried de Castorf, depuis l’Oiseau et jusqu’au filles du Rhin, n’arrêtera pas de lutiner qui passe une sorte de Wanderer du sexe. Elevé par Mime, programmé par Wotan qui ne vaut pas mieux, éduqué par l’Oiseau qui en profite, Siegfried n’est qu’un produit du mal, le neveu (et bientôt fiancé) de celle qui faisait exploser au TNT les champs de pétrole (il en a appris quelque chose…) : dans le monde post idéologique et post pétrolifère, il n’y plus de place que pour l’humain en ruines. On commence à comprendre que le Ring de Carstorf est nihiliste, il ne laisse aucune échappatoire. Le pétrole a fait de nous des bêtes sauvages : on l’entend bien aux cris émergeant de la salle à la chute du rideau…
Cette profusion de détails, d’idées enchâssées les unes aux autres, de propositions surprenantes, apparaissant logiques, ou saugrenues, ou incompréhensibles, mélange de clarté et de brume, est paradoxalement accompagnée dans la fosse par un Petrenko plus clair que jamais. Son premier acte, à la fois tendu, très sombre (c’est vraiment la couleur qu’il va donner à toute l’œuvre), est incroyablement lisible, suit les données du texte : la scène des énigmes avec Mime est totalement fascinante, on est presque contraint de fermer les yeux pour se rendre compte au mépris de la Gesamtkunswerk.
Les murmures de la forêt, en vraie sourdine, avec des cordes à se damner, emportent, même si les appels au cor sont complètement ratés par le cor solo (et pas seulement au deuxième acte) ; il y a dans cette direction une cohérence de musique de film qui colle à l’image d’une manière totale, dérangeante au besoin. Le duo final est pris avec lenteur, avec distance, comme jamais on ne l’a entendu, mais vrai comme jamais, vrai comme la vérité scénique qui nous est donnée. Le spectateur ne peut faire abstraction de l’un pour se concentrer sur l’autre : les deux vont tellement ensemble, de conserve, de complicité, de justesse : la fosse est tantôt distante, tantôt grandiose, tantôt ironique, mais toujours présente, toujours à l’affût, toujours capable de dire à l’oreille ce que nous voyons. Kirill Petrenko est toujours soucieux de l’effet à produire, du sens à donner, il s’est plongé dans les partitions des archives Richard Wagner, comparant les observations des partitions originales du Ring 1876, effectuant un travail approfondi de redécouverte musicale, alors que le Ring est ce qui l’a lancé dans la carrière lorsque tout jeune encore, il était GMD (lointain successeur de Hans von Bülow) dans le théâtre historique de Meiningen, dont la Hofkapelle fut la base de l’orchestre du festival de Bayreuth en 1876.
Chef d’œuvre de dynamique et d’énergie, mais aussi de retenue, d’adaptation à la scène, de construction sonore permettant aux voix de ne jamais être couvertes, le travail de Kirill Petrenko est pour moi la meilleure direction musicale du Ring depuis longtemps, à la fois par sa simplicité apparente, par le rendu systématique de chaque note, de chaque phrase, de chaque moment, par l’absence d’effet de mise en son et par une sorte d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans interférences.
Une fois de plus, les problèmes réels viennent des chanteurs et d’une distribution, certes honorable, mais moyenne au regard du lieu…
Même si l’on sait que Bayreuth a toujours préféré les chanteurs jeunes et moins connus que les valeurs consacrées, sauf à de rares exceptions (je rappelle que bien des « gloires de Bayreuth » étaient des débutants qui ont fait leur sillon sur la colline verte), le Festival a eu quelquefois la main plus heureuse, la question du chant se pose, fortement.
Leur performance d’acteur n’est pas en cause, ils sont tous des chanteurs-acteurs immergés dans le jeu, attentifs à la mise en scène, engagés : visiblement, le travail avec Castorf a fonctionné, à la différence de Chéreau au début, qui avait eu des difficultés avec certains (Karl Ridderbusch et René Kollo notamment). Mais vocalement, les choses sont pour le moins contrastées. Mirella Hagen en Oiseau (Waldvogel) a une voix projetée certes, mais avec de désagréables stridences, Alberich a une voix claire, lancée plus que projetée, sans un sens de la parole et de la diction accompli, et sans la profondeur voulue, Oleg Bryjak ne fera pas partie des Alberich de référence. Le Mime de Burkhard Ulrich est plutôt honorable. Certes, Castorf n’en fait pas un clown comme on le voit habituellement, c’est plutôt un intellectuel un peu lâche, mais qui n’en fait point trop. Pas d’effets sonores, point de voix nasillarde, point de jeux sur les aigus, une interprétation assez retenue, mais qui ne fait pas de Burkhard Ulrich un des Mime qui vous emporte une salle.

Wolfgang Koch reste ce Wanderer contenu, un peu introverti, très attentif au texte, très soucieux de la diction (son premier acte est magnifique). Dans la ligne de ce qu’on a entendu dans les épisodes précédents, c’est un Wotan non spectaculaire, mais homogène, mais intelligent, mais accompli.
Catherine Foster n’est pas ma Brünnhilde de prédilection, trop d’incertitudes dans le medium et dans le grave, un vibrato excessif pour mon goût, mais il faut lui reconnaître des aigus larges, sûrs, tenus, un bel appui sur le souffle et un engagement réel dans le jeu. C’est cependant une Brünnhilde sans aura, sans rien d’exceptionnel, sans expression du sublime. Est-ce voulu par Castorf ? Sans doute, rien n’est fait pour accentuer le sens du sublime dans toutes ses actions, mais la personnalité scénique, malgré un jeu bien en place, reste terne. Elle joue : elle n’est pas.

Et Lance Ryan ? On pourrait disserter à l’infini sur le rôle de Siegfried et ses exigences. Siegfried, il l’est en scène, merveilleusement engagé, juste jusque dans les moindres expressions, antipathique jusqu’au bout des ongles. Et dans ce cas la voix le sert bien, car elle n’a rien de séduisant. Il a les aigus, il travaille même les modulations, la couleur. Et disons que le Siegfried de Siegfried lui va, au moins dans les deux premiers actes. Il fatigue au troisième, le plus lyrique, celui qui exigerait une voix plus veloutée. La voix au contraire se raidit, le timbre se nasalise encore plus que de raison, devenant de plus en plus désagréable, sauer (aigre). C’est un Siegfried scéniquement hors pair mais vocalement difficile qui risque de devenir bientôt difficilement audible. J’ai suivi ce chanteur depuis que je l’ai entendu à Karlsruhe dans le Ring intéressant de Denis Krief. Il était jeune, et alors vocalement prodigieux. Il l’était encore à Valence dans le Ring Mehta/Fura dels Baus, avec une Jennifer Wilson rayonnante. A-t-il trop chanté le rôle ? je ne sais, en tous cas l’impression est celle d’une voix au crépuscule. Et l’en suis très triste, car c’est un véritable artiste.
En conclusion, ce travail, certes discutable, mais ouvert et disponible à la discussion, prodigieux d’intelligence et de profondeur à tous niveaux, montre que Bayreuth est toujours l’occasion pour le spectateur de questionner, de discuter passionnément, et de prolonger ensuite le plaisir du spectacle par le plaisir de l’étude.
Il n’y a aucun sens à aller à Bayreuth pour consommer de l’opéra…et puis s’en vont. Impossible de consommer Castorf ou Petrenko car alors la pilule sera bien amère : pareil Ring se prépare, se déguste, se digère (ou pas…), et en tous cas se pense sans cesse. Voilà pourquoi Bayreuth est unique.
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Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 19 août 2013 (Dir.Mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le Dieu de Bayreuth a pris en pitié le pauvre pèlerin. Il a fait tomber du ciel un billet pour Götterdämmerung, que je me suis empressé de ramasser et d’empocher fiévreusement. Bien sûr, arriver en cours de Ring, presque après la fête, c’est toujours un peu frustrant. Mais ne pas voir ce spectacle alors que je suis à Bayreuth l’aurait été encore plus. Et puis, je vais pouvoir juger de la réaction du public, et de ce qui va m’être concédé de la mise en scène. C’est déjà beaucoup.
La frustration est encore plus forte à la sortie de ce spectacle complexe, luxuriant, d’une intelligence redoutable, d’une précision technique exceptionnelle,  très discutable dans ses choix, qui a mis les nerfs d’une bonne partie du public à rude épreuve. À oeuvre d’art totale, vision totale du monde, espace et temps compris. Les lieux changent sans cesse, on passe de Berlin à New York, de l’Est à l’Ouest, les époques changent aussi, avec une préférence pour les années d’avant la Wende, avant la réunification. Les personnages sont tous border-line, filles du Rhin en dégaine à la David Lynch ou Quentin Tarantino, Nornes en prétresses Vaudou, Hagen coiffé en skinhead-iroquois, Gutrune follement entichée d’une Isetta toute pimpante. Bref, comme l’a dit Castorf, le Ring est un “beau bordel”. Après ce Götterdämmerung, on ne peut que le constater.
Si l’accueil musical a été très positif, avec un triomphe pour le chef, les sifflets n’ont pas manqué pour la mise en scène, mais le sifflet est retombé vu l’absence du metteur en scène pour l’entretenir, lui qui a violemment provoqué le public à la Première pendant plus de 10 minutes. C’est donc dans une ambiance très concentrée et plutôt sage que la soirée s’est déroulée.
N’ayant vu que des photos des autres journées et de Rheingold, je ne peux rien conclure de définitif sur ce travail, je ne peux que référer ce que des amis plus chanceux que moi m’ont dit: Rheingold est le plus réussi, puis les choses s’étirent, se répètent et finalement se diluent un peu: des idées prises isolément séduisantes, mais qui ne donnent pas une véritable ligne ni un vrai propos à l’ensemble. À considérer ce Götterdämmerung, c’est bien l’impression qui prévaut: des idées à profusion, qu’on arrive à peine à suivre tant elles sont nombreuses, des idées sensées reproduire la profusion du monde, sa diversité, ses contradictions, mais aussi sa singularité qui est aujourd’hui en quelque sorte “la vie par le pétrole”. Deux voitures à l’opposé du spectre automobile, une Isetta, minuscule  voiture italienne produite aussi en Allemagne produite dans les années 50, une Mercédès noire décapotable, objet symbole de luxe ostentatoire;

La publicité pour le plastique de Schkopau @Enirco Nawrath

une publicité immense qui prend toute la hauteur de scène pour une firme de plastique (Buna) de l’Allemagne de l’Est “Plaste und Elaste aus Schkopau” utilisant les mots de l’Est (on ne disait pas plastique ou élastique à l’Est mais Plaste et Elaste), Schkopau étant une ville proche de Halle et du complexe chimique et industriel de Merseburg. Un magasin de fruits et légumes adossé au mur de Berlin, voisinant un kiosque de Doner Kebab d’un réalisme incroyable (Carstorf voulait du vrai Doner en train de griller, mais cela ne lui a pas été accordé); un autel vaguement vaudou (avec un coq sacrifié) entourant l’objet adoré, à savoir la Télévision.Le tout installé sur une tournette où, hors cet espace adossé au mur de Berlin, on voit un immense escalier où roulera une poussette en référence au Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et d’où s’échapperont des dizaines de pommes de terre, légume béni en Allemagne, une façade monumentale empaquetée à la Christo, qu’on prend pour le Reichstag, et qui se découvre être la façade de Wall Street. En bref, un monde, notre monde, avec tous ses caractères, ses défauts, ses petits rien, le tout distribué sur un espace réduit, et dans un décor stupéfiant (il n’y a pas d’autre mot) du décorateur serbe Aleksandar Denič. Cette accumulation dit quelque chose du concept. Frank Castorf ne veut rien moins que voir dans le Ring un raccourci de notre histoire, lue au travers de l’importance de l’enjeu énergétique qui pour lui détermine largement les tensions politiques, notamment Est-Ouest; il l’a dit et écrit, l’Or d’aujourd’hui c’est le pétrole. Le pétrole est partout, sur les murs, dans les bidons, mais aussi dans ces bâches de plastique noir qui entourent des objets (meubles d’Allemagne de l’Est), mais habillent aussi les Nornes quand elles apparaissent, ou protègent les cadavres enfin (Siegfried); cet Or noir, Hagen le fait pisser aux pieds du cadavre de Siegfried en frappant un bidon de sa hache, cet Or noir, il brûle dans un bidon dans lequel les filles du Rhin jetteront l’anneau, et qu’elles regarderont avec Hagen dans une sorte de fascination rêveuse (belle image finale!). Castorf nous offre un concentré de l’activité humaine, avec ses foules emportées par un leader (Hagen et ses militants, agitant des drapeaux de tous les pays), avec ses petits malfrats, ses petits commerçants (les Gibichungen), ses SDF. Un monde qui malgré tout reste religieux, d’une religiosité qui confine à la superstition (l’autel vaudou aménagé par les Nornes autour de la TV semble être celui surdécoré d’une de ces vierges espagnoles , mais évoque aussi la déesse mère (Erda, dont les Nornes sont filles selon Wagner). L’utilisation de la vidéo en direct (Andreas Deinert & Jens Crull, remarquables ) renforce quelquefois la tension  comme dans la scène du choeur du deuxième acte, où les reprises dans la foule (visages tendus, mangeant, buvant, criant) au rythme de la musique multiplient les points de vue et finissent par étourdir, ou lorsque le visage des chanteurs est surpris dans ses expressions, ses mimiques, ses rictus, ses regards.
L’autre utilisation est plus évocatoire, gros plan sur le visage de Wotan qui observe Waltraute en train d’essayer de convaincre Brünnhilde, ou marche sereine de Hagen dans une sorte de forêt infinie après le meurtre de Siegfried, ou même image finale du corps de Hagen mort, apaisé, flottant dans un canot pneumatique sur des eaux calmées. Incontestablement, il y a là des images fortes. Il y a aussi des scènes impressionnantes réglées à la perfection, comme la scène du rapt de Brünnhilde par Siegfried habillé en Gunther, sorte de ballet autour de la roulotte de métal qui est le nid d’amour de Brünnhilde et Siegfried ou même la scène des filles du Rhin, qui transportent un cadavre dans leur voiture (à moins que ce ne soit un SDF qui s’y est réfugié).
Ce concept d’un trop plein désordonné qui donne à penser et à voir à profusion dilue comme je l’ai dit la direction originelle et n’arrive pas à dessiner une unité, à moins que ce ne soit voulu (le “joyeux bordel” dont il était question) et sans doute Carstorf devra-t-il reprendre et affiner un travail qui ont le sait, n’est jamais pleinement achevé la première année (il a fallu à Chéreau trois saisons).

Wallstreet ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il me semble par exemple que le final gagnerait à être plus clair. La course poursuite des filles du Rhin, entourant Brünnhilde pour récupérer l’anneau, qui courent entre les colonnes de Wall Street et y déposent un tableau (un Picasso je crois) est un peu cryptique: certes, cette allusion à la valeur désormais monétaire de l’art, monnayable comme le pétrole est claire, mais dans la succession d’événements de ce final, cela reste moins clairement exprimé. Brünnhilde, arrose d’essence le plateau tournant, on pense que l’ensemble va s’embraser mais au final elle n’allume pas de bûcher et va finir par se contenter du feu d’un bidon brûlant: car pas d’incendie du Walhalla/Wall Street dans ce Ring, tout reste en place, et les Filles du Rhin, avec Hagen interdit et hagard, contemplent le feu du bidon qui brûle, image assez poétique doublée de celle du corps de Hagen flottant dans la vidéo projetée au dessus. Une aventure se termine, mais l’aventure du monde continue. D’ailleurs, la tournette n’est-elle pas le symbole d’une terre qui continue de tourner, quels que soient les lieux et les événements?

Siegfried et Gutrune ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Au-delà de ce qu’on voit, on ne peut que saluer la qualité technique de ce travail, du très grand théâtre, d’une incroyable précision dans les effets, dans  les mouvements aussi et dans la direction d’acteurs. Dans un espace aussi réduit (le palais-étal de fruits et légumes/Kiosque de Doner Kebab), réussir à insérer tout le choeur, à le faire mouvoir avec un ordonnancement digne d’un ballet et semblant un joyeux désordre, c’est vraiment époustouflant; la direction d’acteurs aussi est très précise, on le voit par exemple avec Gutrune (très bonne Allison Oakes, meilleure actrice que chanteuse, notamment à la fin) qui défend rageusement son Isetta quand Brünnhilde s’appuie dessus: dans cette scène du second acte où elle se marie, l’Isetta semble le seul enjeu notable et cette vanité  est très bien rendue théâtralement. Le jeu avec l’escalier monumental, les niveaux en hauteur, les éclairages incroyablement précis et subtils, tout cela force l’admiration. Mais la technique et même la virtuosité technique de cette équipe reste au service d’un travail où la ligne reste troublée, comme ces image télévisuelles sans décodeur qu’on voyait aux débuts de Canal+:  on perçoit, on sent, on hume, on ne voit pas totalement (à la différence très nette avec l’entreprise de Andreas Kriegenburg à Munich – lui qui a été longtemps le plus étroit collaborateur de Frank Castorf à la Volksbühne de Berlin). Le travail de Castorf mérite d’ultérieurs approfondissements, trop de trop tue, mais on connait le goût pour l’excès du maître (du gourou?)  de la Rosa-Luxemburg Platz. Il reste que c’est une entreprise immensément respectable, du moins à ce qu’on en voit dans ce Götterdämmerung.
Musicalement, il en va tout autrement auprès du public au moins. L’accueil a été très chaleureux à triomphant pour la distribution, délirant pour le chef.
Kirill Petrenko dirige ce Götterdämmerung avec une énergie peu commune, un relief impressionnant, et une clarté cristalline. C’est traditionnel à Bayreuth d’entendre tous les détails de l’orchestre, avec ses cuivres atténués si le chef a pris la mesure de l’acoustique et du fonctionnement de la fosse. On entend tout, c’est très intense et très présent, et la fosse ne couvre jamais les chanteurs, contrairement à ce que j’ai lu. Il y a des moments qui sont proprement phénoménaux: tout le deuxième acte, fou d’énergie qui cloue le public sur place, la marche funèbre de Siegfried, jamais grandiloquente, mais d’une profondeur et d’une majesté écrasantes, les mesures finales, dont la poésie accompagne les images apaisées dont on parlait plus haut. Une vraie performance qu’on n’avait pas entendue à Bayreuth (du moins pour ma part) depuis longtemps dans le Ring
Le choeur de Bayreuth dirigé par Eberhard Friedrich (qui devrait quitter Berlin pour Hambourg, si j’ai bien lu) est comme toujours extraordinaire de présence et de puissance dans ce deuxième acte fascinant qui est pour moi le sommet de la soirée.
Du côté des solistes, c’est plus contrasté, même si l’ensemble reste très homogène et passe la rampe de Bayreuth sans problème. Mais voilà, ce qui est possible dans la salle très avantageuse de Bayreuth ne l’est pas toujours ailleurs et bien des chanteurs de cette distribution très défendables ici se perdraient dans une salle moins favorable (comme Bastille, ou même la Scala).

Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est le cas pour Catherine Foster, une Brünnhilde très correcte, mais pas exceptionnelle qui a une voix sans éclat ni relief au centre et dans les graves, mais des aigus somptueux, sonores, larges: c’est malgré tout assez décevant dans la partie finale, où elle ne fait rien ressentir (on est loin, très loin, très très loin même de Nina Stemme à Munich ou même Irene Theorin à Berlin et Milan), même si ses deux premiers actes sont bien meilleurs. C’est aussi le cas pour le Hagen d’Attila Jun, le personnage principal de la production, une voix sonore au départ qui s’atténue peu à peu, qui remplit avec aisance la salle du Festspielhaus, mais qui n’a pas du tout cette puissance et cette profondeur qu’on attend de Hagen (je l’ai entendu à Pâques dans Gurnemanz, et tout en étant honorable, il n’avait pas non plus la surface vocale attendue). Mais c’est un vrai personnage et il obtient un très grand triomphe.
Le cas de Lance Ryan est plus délicat. Voilà un chanteur qui depuis 7 ans promène Siegfried partout, un peu plus à l’aise dans Siegfried (de Siegfried) que dans celui de Götterdämmerung: chanteur endurant, très à l’aise en scène dans son style de personnage un peu marginal pas très sympa, voulu par la mise en scène, mais qui a détruit sa voix. Il y a des moments où on n’a pas l’impression qu’il chante, mais qu’il crie, de manière nasalisée, avec un timbre désagréable. D’autant plus dommage que j’ai entendu ses tous premiers Siegfried à Karlsruhe et qu’il y était magnifique. Il obtient un bon succès sans excès, ce qui pour Bayreuth équivaut à l’indifférence, mais il n’est pas hué. Très bon et très intense Gunther de Alejandro Marco-Burmeister (l’Amfortas du Parsifal de Schlingensief) un Gunther très présent, avantageux en scène, à la voix noble et bien posée. Allison Oakes en Gutrune  réussit ses deux premiers actes (elle est une excellente actrice), mais son troisième acte est piteux, avec des fautes de mesure et une voix éteinte. Martin Winkler est un Alberich (en slip avec une veste et des bottes: normal, il a presque tout perdu) qui obtient un beau succès (sans doute aussi en référence aux épisodes précédents) avec une voix claire et large, moins sombre que ce à quoi on s’attend pour Alberich, mais un vrai personnage.

Brünnhilde et Waltraute ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Waltraute de Claudia Mahnke (qui chante aussi la deuxième Norne) est correcte sans plus: elle a la voix, mais pas l’intensité voulue (on en connaît de bien meilleures, comme une certaine Waltraud Meier).

Les filles du Rhin et Siegfried ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les trois filles du Rhin sont vraiment excellentes, les voix s’accordent bien ensemble et leur jeu est remarquable quant aux Nornes, si la première est somptueuse (Okka von der Dammerau), la troisième est inaudible, presque gênante, voix cassée, aucune musicalité, problèmes de justesse (Christiane Kohl).

Les Nornes ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le bilan de tout cela: une belle soirée, intense, magnifiquement dirigée, avec une mise en scène pour moi encore en devenir, mais pas vraiment scandaleuse: les personnages sont là, tels qu’en eux-mêmes, Castorf ne change rien des rapports, des interactions, des caractères, il les insère simplement dans un contexte qui est le monde tel qu’il le voit (qui est peut-être déjà un monde du passé, à l’heure du numérique, des émergents et de Edward Snowden), un monde riche d’images fortes mais un théâtre encore à mon avis à clarifier et approfondir.
Ceci étant, et je vais faire hurler certains de mes lecteurs, c’est en tous cas le Götterdämmerung le plus intéressant et le plus stimulant vu à Bayreuth depuis Harry Kupfer il y a une vingtaine d’années. Comme on le voit, la mise en scène allemande venue de la DDR (Kupfer, Castorf, Kriegenburg) se porte bien.
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Les Gibichungen: Gutrune, Hagen, Gunther ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 26 MAI 2013 (Dir.mus: Karl-Heinz STEFFENS, Ms en scène Guy CASSIERS)

Acte II ©Monika Rittershaus

Dimanche après-midi, Scala de Milan: Götterdämmerung avec une distribution de grande classe, mais dirigé par un inconnu. Public boudeur, des dizaines de loges et des dizaines de places en “platea” [orchestre] non occupées. Sur le public présent, certains fatigués par les 2h de premier acte sortent en plein milieu, puis reviennent, d’autres pianotent sur le mobile, ou bavardent.
A 19h30, fin du second entracte, des rangs entiers se sont vidés…le dîner n’attend pas. Voilà l’incroyable public des places chic de la Scala, réservées à un public fortuné et souvent mufle. Entre les quelques hueurs à tous crins du Loggione (poulailler) et les mufles de la “platea”, la Scala n’est pas gâtée par une partie de son public. Mais qu’a-t-on fait pour l’éduquer, depuis des années et des années, sinon privilégier la Scala “contenant” plutôt que la Scala “contenu”: on va finir par reconstruire des cuisines à côté des loges et des tables de jeu dans les salons, et rétablir le système des “palchettisti” (propriétaires de loges) et la boucle sera bouclée:  les efforts de certains dans l’histoire de ce théâtre (Toscanini, Grassi, Abbado) pour casser les détestables habitudes auront été vains. Et ce n’est pas la qualité des spectacles qui est en cause, au contraire, le niveau d’ensemble  des productions s’est plutôt élevé depuis Lissner, c’est que le public qui paie est resté très conservateur/consommateur, et que le théâtre n’a pas un service des publics vraiment performant. On considère que puisque le public vient de toute manière, il n’est pas nécessaire de l’encadrer ou de l’orienter tant soit peu. D’où par exemple les réactions dès qu’une mise en scène dérange ou excède les “canons du bon goût”.
La production de Guy Cassiers a été, c’est le moins qu’on puisse dire, fraîchement accueillie à Berlin en mars dernier, aussi bien par la presse anglo-saxonne que par la presse allemande (je parle des quotidiens), la presse française ne daignant pas comme de juste, s’intéresser à la chose. On reproche à Cassiers son côté abscons, son désintérêt pour le travail sur l’acteur, sa manière détachée de raconter l’histoire qui fait dire qu’il ne se passe rien dans tout le Ring, les uns aiment les chorégraphies de Sidi Larbi Cherkaoui, les autres ne les supportent pas, les uns aiment les costumes, les autres les trouvent horribles, sans goût, inadaptés. Bref, pour des raisons différentes, peu sont entrés dans la logique de ce travail, tout en reconnaissant pour la plupart la qualité des éclairages (d’Enrico Bagnoli, qui signe aussi les décors) et des vidéos (d’Arjen Klerkx et Kurt D’Haeseleer).
Les lecteurs curieux de théâtre et de tendances théâtrales d’aujourd’hui auraient avantage à visiter le site du Toneelhuis d’Anvers, pour comprendre les principes du travail de Guy Cassiers, il y a d’ailleurs une présentation du travail sur le Ring, auquel toute l’équipe d’Anvers est étroitement associée. La scène flamande et néerlandaise est l’une des plus fortes, des plus originales aujourd’hui en Europe (Ivo van Hove, Luk Perceval, Guy Cassiers etc…) et se pose en alternative du Regietheater à l’allemande: si l’on veut voir du théâtre qui puise dans la modernité, du théâtre actuel, neuf, c’est en Flandres qu’il faut aller le chercher, et je ne saurais trop conseiller d’aller soit au Toneelhuis d’Anvers (Guy Cassiers) soit au Toneelgroep d’Amsterdam pour comprendre les orientations de cette esthétique. Ces prémisses sont nécessaires pour replacer le travail de Cassiers à sa juste place.
J’ai moi-même été surpris par l’approche de Cassiers, par son Rheingold fascinant et surprenant, avec cette chorégraphie obsessive qui est sensée traduire les méandres psychologiques des personnages, d’une certaine manière, l’invisible, puis son abandon dans une Walküre qui m’est apparue plus conforme, plus habituelle, en retrait par rapport à Rheingold, et un Siegfried plutôt réussi, théâtralement et visuellement, avec son travail sur les regards, sur les points de vue, dans une vision “métallisée” du monde (le métal de la forge, le métal de Nothung, le métal des arbres du second acte.
Götterdämmerung pose un regard qui rappelle celui de Rheingold, qui va boucler la boucle, c’est le point final de la construction d’un univers qui est d’abord esthétique, qui pose l’art d’aujourd’hui comme outil pour indiquer la déliquescence du monde qui nous entoure. Il est très clair que sans références artistiques et esthétiques, sans percevoir l’idée que cette lecture part d’abord d’une vision esthétique du monde, et part de l’œuvre d’art dans ce qu’elle peut avoir de plus incisif, avoir subversif, on passe à côté en pensant avoir affaire à un travail d’une vacuité totale. Une autre question est de savoir si le spectateur est forcé de connaître Jef Lambeaux ou Damien Hirst pour comprendre les enjeux scéniques. Je ne le pense pas, je pense au contraire que le travail théâtral a quelque chose de fascinant même  sans entrer dans un système référentiel.
La démarche de Cassiers est de trouver la substance par la forme, et par la diversité des formes esthétiques, théâtre, opéra (et dans ses images les plus traditionnelles, on le verra), danse, vidéo, cinéma, sculpture s’associent pour produire une sorte de forme syncrétique qui va faire du Ring un tableau esthétique du monde, une longue performance de seize heures, presque rituelle, qui va essayer de dire le Ring en le donnant à voir, comme on le verrait dans une salle de musée d’Art contemporain.
Ainsi de ce Crépuscule, qui va d’abord dire la violence, avec dans les vidéos ces corps tordus, dont on distingue les formes avec peine, distendus, torturés, ces visages effrayés ces bouches béantes, qui apparaissent de temps à autre dans les vidéos, avec le feu, la mort

Présence du sang ©Monika Rittershaus

et le sang omniprésents, le sang sur la manche du costume de Gunther, le feu comme motif pratiquement continu des vidéos en arrière plan, la mort comme un leitmotiv ordinaire de l’activité humaine des Gibichungen, dont le palais est simplement figuré par un podium qui se transforme en escalier lumineux, et dans les marches-vitrines, comme dans du formol, des corps disloqués comme autant de trophées, copie directe du travail du sculpteur anglais Damien Hirst.

Scène de l’acte I de Götterdämmerung, les corps dans leurs vitrines       ©Monika Rittershaus
Isolated Elements Swimming in the Same Direction for the Purpose of Understanding (Right), 1991, Damien Hirst

 

 

 

 

 

Oeuvre de Damien Hirst
Out of Sight. Out of Mind., 1991 Damien Hirst

L’utilisation de la chorégraphie ( pour montrer les effets du Tarnhelm ou pour figurer Grane dans l’acte I) est assez efficace et se double aussi d’allusions cinématographiques, Siegfried dans la scène finale de l’acte I est un personnage à mi chemin entre Dark Vador et le Moine noir, elle accentue l’effet “cérémoniel”, ritualisé du rythme des mouvements. Guy Cassiers a voulu que le rythme, sans doute en accord avec le chef d’orchestre, soit assez lent, aussi bien dans les mouvements des masses que ceux des protagonistes: la scène de Waltraute est à ce titre emblématique, les deux personnages prenant comme des poses avec des mouvements ralentis (notamment quand l’une se réfugie dans les bras de l’autre). La nature des costumes (de Tim Van Steenbergen) que certains trouvent hideux, mais qui sont à mon avis efficaces dans le traitement des tableaux et des ensembles, accentue et la symbolique: un anneau qui est une sorte de gant brillant, assez visible et volumineux, des costumes des Gibichungen dont le haut rappelle les culottes de peau bavaroises et une certaine image des phénomènes de groupe violents, des costumes de Gunther et Gutrune tirants sur le rouge ou le bordeaux (alors que les autres sont gris), avec des hauts de forme, isolant du même coup le frère et la soeur, Brünnhilde revêtant une  robe à longue traîne qui se coule sur les marches, ou qui enveloppe le rocher ou recouvre Siegfried qui dort et qu’elle va réveiller en un beau mouvement qui rappelle le réveil de Brünnhilde dans Siegfried. les gestes ne sont jamais brutaux, jamais rapides, toujours lents et étudiés, et il en va aussi de la sorte dans le traitement des groupes, aux poses fixes sur les escaliers, disposés face au public ou sur les côtés, avec une composition étudiée.

Cassiers compose des images, et des images très “opératiques”,

Robes à longues traines (ici Waltraute est Marina Prudenskaia) ©Monika Rittershaus

les divas avec leurs robes à longue traîne sur un escalier entourée de groupes qui prennent la pose, c’est incontestablement une image voulue de l’opéra de toujours, rajoutez les vidéos mouvantes et étranges, les figures effrayantes qu’on distingue en arrière et les éclairages étudiés, et vous devinez la volonté marquée de créer un univers, de créer quelque chose qui finit par fasciner, telle cette image très “grand opéra” de Brünnhilde:

Brünnhilde ©Monika Rittershaus

Dans sa volonté de ritualiser l’histoire, mais aussi l’opéra comme genre, enfermé dans l’inscription du mythe dans des images étranges et pénétrantes, en l’éloignant de l’aventure humaine et en en faisant une grande aventure emblématique de notre violence de la disparition de toute valeur et de notre ruine, Cassiers dit un peu la même chose que Kriegenburg à Munich avec un choix à l’opposé: Kriegenburg inscrit le Götterdämmerung dans notre monde, le monde crépusculaire de l’après Fukushima ou celui décadent des Gibichungen noyés dans la perversion de l’argent et du sexe. Cassiers mythifie la ruine du monde, perverti par la mort, la violence et le sang, et en construit des images frappantes grâce aux éclairages, grâce à l’appui sur tous les arts: sans chercher à déchainer les passions des gardiens du temple, je vois ce travail comme une démarche avec les moyens du jour, assez parallèle à celle de Wieland Wagner en son temps.
Car il est faux de dire aussi qu’il n’y a pas de travail sur les acteurs, car les positions, les gestes, les mouvements assez hiératiques souvent sont au contraire précis, étudiés, et ne laisse en aucun cas les chanteurs livrés à eux-mêmes. Ils sont prisonniers de leurs mouvements, qui utilisent aussi les accessoires (le rocher de Brünnhilde est assez acrobatique et doit être utilisé pour que la traîne de la robe s’y inscrive par exemple…). Rien de moins improvisé, même si çà et là il y a quelques maladresses comme la sortie de Hagen, puis son retour dans la scène finale.
La scène finale justement, à la fois grandiose et dérisoire (le saut de Brünnhilde sans le bûcher a un côté Tosca sur le Château Saint Ange un peu réducteur, après une grande scène, où au centre des regards fixes de la foule présente en scène, Brünnhilde grimpe au sommet de l’escalier “vitrines” et se jette dans le vide et le feu), mais l’idée de faire tomber des cintres la sculpture monumentale de Jef Lambeaux, Les passions humaines, l’inscrivant dans le cadre de scène, comme elle l’est au pavillon de Victor Horta à Bruxelles. Dominée par la mort au sommet, le relief représente les légions perdues d’hommes et de femmes dénudées représentant la mort, le suicide, la guerre, le Christ en croix, c’est à dire une sorte de vision générique du monde perdu par ses passions, c’est à dire ce que Götterdämmerung peut pressentir d’un monde complètement livré à ses instincts, sans plus aucune régulation. Cassiers a déjà utilisé cette sculpture dans Rheingold, en projection, en arrière plan prophétique, en fermant la scène et en en imposant l’image et la monumentalité en relief au spectateur, il inscrit à la fois le mythe wagnérien dans une sorte d’immortalité de la pierre, une “Ktèma eis aei”(κτῆμα εις ἀεί) (un bien pour toujours) l’expression est de l’historien Thucydide et sa production du Ring comme un immense tableau vivant racontant l’histoire de la chute de l’homme. Une vision encore plus terrible que celle de Kriegenburg qui se termine tout de même par une note plus ouverte.
Au total, et comme toujours lorsqu’on sent qu’un spectacle vaut plus que ce qu’on en dit et qu’il dit plus que ce qu’on en voit de prime abord, il faut saluer une démarche très différente de ce qu’on a vu par ailleurs, très théorique, voire abstraite, voire totalitaire, qui réussit à exercer fascination et intérêt, et qui en tous cas ne laisse pas d’interroger. C’est bien là l’intérêt du théâtre: poser des questions sans forcément donner les réponses.
À la question sans réponse de la scène, correspond un parti pris musical que beaucoup ont apprécié à Berlin sous la direction de Barenboim. À Milan, à cause de la blessure au dos de Daniel Barenboim qui voulait se réserver pour le Ring complet de juin, c’est Karl-Heinz Steffens qui a dirigé, choisi par Barenboim évidemment. Je n’ai pas trouvé sa direction “moyenne” comme l’a écrit Carla Moreni sur le journal “Il sole 24 ore”. Certes, elle manque quelquefois de dynamique et de relief, au début notamment; certes, le tempo est très lent, mais ne suit-il pas ici une volonté de cohérence scène-fosse? Cette direction m’est apparue quand même très fouillée, très approfondie dans sa volonté de tout faire entendre (on y entend des phrases musicales que je n’avais remarquées que dans l’enregistrement de Karajan) et plus on avance dans l’oeuvre, plus elle s’impose, elle impose sa couleur, son rythme, et l’œuvre impose sa grandeur.
L’orchestre de la Scala suit avec beaucoup de précision, notamment dans les cordes et les bois. Souvent (mais pas toujours) les cuivres et notamment les cors, bien sollicités, restent hélas problématiques. Il en résulte une prestation considérée comme indifférente au début, mais qui peu à peu réchauffe le public qui fait un triomphe au chef à la fin. Karl-Heinz Steffens n’a pas démérité, et il a bien porté le spectacle. Nul doute évidemment que Daniel Barenboim présent dans une avant-scène et très attentif à l’orchestre qu’il regarde sans cesse portera le tout à l’incandescence, mais nous n’avons pas d’amertume: Steffens a fait plus que le job.
La distribution assez semblable à celle de Berlin est globalement très honorable, même si certains chanteurs sont apparus plus problématiques, à commencer par Lance Ryan, dont la fréquentation des Siegfried à répétition a fini par altérer la voix et la technique; s’il est un chanteur toujours très engagé et très à l’aise en scène, il aborde le Siegfried du Götterdämmerung, qui demande plus de lyrisme, plus de legato que le Siegfried de Siegfried, et des aigus encore plus ravageurs parce qu’insérés dans un discours sans préparation ni passages (au deuxième acte), avec un problème d’émission, avec un chant dans la gorge qui donne un son désagréable et nasillard, et avec en quelque sorte, plusieurs voix, dont tout de même quelquefois la voix naturelle et juvénile qui était tant appréciée dans son Siegfried (de Siegfried): il en résulte d’innombrables problèmes de justesse, de très vilains sons, un chant mal contrôlé. À mon avis, il vaudrait mieux qu’il renonce à Götterdämmerung. Je connais ce chanteur depuis une quinzaine d’années, je l’ai entendu plusieurs fois dans Götterdämmerung (dont à Karlsurhe où il était en troupe dans la mise en scène de Denis Krief et à Valencia avec la Fura dels Baus), c’était très honorable, voire remarquable. Ici, on en est très loin.
La Gutrune d’Anna Samuil est aussi insuffisante, cette chanteuse, en troupe à la Staatsoper de Berlin, est un authentique soprano lyrique, de bonne facture, et très attentive au style. Gutrune est surdimensionnée pour sa voix, trop légère, perdue dans les ensemble ou dès que l’orchestre est un peu fort: elle est immédiatement couverte. Elle ne démérite pas parce qu’elle est une vraie artiste, mais Gutrune n’est pas pour elle.

Alberich et Hagen ©Monika Rittershaus

Mikhail Petrenko en Hagen faut beaucoup discuter, où est le grand Hagen qui domine de sa voix de basse terrible un plateau écrasé (notamment au premier acte, ou pendant l’appel aux compagnons du deuxième acte)? J’avais noté à Aix et Salzbourg en la regrettant, sa voix trop claire, trop légère pour le rôle, en reconnaissant la justesse et l’élégance du chant et surtout son engagement et son intelligence scénique. J’ai un peu évolué. Certes la voix reste un peu claire et cela se note dans les ensembles et notamment avec le chœur, mais le chant est tellement intelligent, tellement interprété, le personnage tellement juste (un personnage jeune, un peu un double de Siegfried – même coiffure!-) qu’il a sa place dans cette vision où Hagen est un méchant certes, mais parmi d’autres méchants dans un monde où ils le sont tous. Et la scène avec Alberich prend un relief inattendu où les deux voix sont bien différenciées, où l’on voit les deux générations: l’effet dramatique est garanti, d’autant de Johannes Martin Kränzle est remarquable de justesse:  il fait sentir à la fois son ancienne puissance, mais aussi sa fatigue, son angoisse et on sent qu’il “passe la main”. Alors, oui à un Hagen jeune à peine sorti du moule, face à cet Alberich presque clochardisé, le soleil noir des épisodes précédents.
Gerd Grochowski  est avec Iain Paterson un des Gunther de grand relief aujourd’hui, un jeu impeccable, engagé et un chant intense et particulièrement présent, dans son personnage pathétique et médiocre: les costumes de Gutrune et Gunther soulignent à la fois le décalage de ces deux personnages par rapport aux enjeux et leur isolement. Grochowski gagne peu à peu en intensité: belle scène du serment du sang, bel engagement au troisième acte, et un soupçon de distance, de celui qui ne comprend pas bien ce dont il est question, au deuxième acte, tout cela est joué et dit avec beaucoup de subtilité, et c’est remarquable.
Nornes (Margarita Nekrasova, Waltraud Meier, Anna Samuil) et Filles du Rhin (Aga Mikolaj, Maria Gortsevskaya, Anna Lapkovskaja) sont tout à fait honorables. Les voix des Nornes dans un tableau assez classique autour du rocher de Brünnhilde sans la force de certains prologues du Crépuscule -Kriegenburg, Kupfer-, avec une deuxième Norne de luxe (Waltraud Meier) se conjuguent bien ensemble dans une lenteur assez pesante. Les Filles du Rhin qui chantent souvent juste devant la rampe ont un son clair et puissant, un petit peu moins évanescent que d’habitude, mais elles sont dans l’ensemble très présentes et assez séduisantes dans cette version plus marquée que d’habitude.
Waltraud Meier est deuxième Norne mais aussi Waltraute, et comme d’habitude, une Waltraute intense, soucieuse de dire le texte avec un sens du détail et de l’accent qui confondent toujours. Les deux sœurs sont impériales, sur ce rocher qui devient une sorte de lieu très étroit et inconfortable de la confrontation, la rupture à la fin de la scène est marquée par une montée de Brünnhilde en haut en se retournant vers le fond et tournant le dos à sa sœur, avec des attitudes altières, pas de violence exprimée par les gestes, mais par les regards, les positions du corps, et une manière tout à fait impressionnante de dire le texte. Grandiose.
Très impressionnante, et très singulière la Brünnhilde de Irene Theorin; cette chanteuse, découverte à Bayreuth quand elle a succédé à Nina Stemme dans Isolde, a su s’imposer dans sa manière très personnelle d’aborder le rôle de Brünnhilde, moins incandescente que sa compatriote Nina Stemme mais plus distanciée, plus intériorisée, avec un chant complètement contrôlé dans toutes ses nuances, réussissant à faire de son monologue final (avant l’embrasement) un vrai moment d’intimité. Sa tenue sur la scène en fait un personnage qui impose et s’impose, notamment au deuxième acte alors qu’on voit quelquefois la femme brisée entrer en scène, elle garde en elle ce reste d’immortalité, elle porte en elle son passé et le passé des épisodes précédents. La voix est, quand il le faut, puissante, les aigus triomphants, mais elle est surtout expressive, colorée, modulée et tire les larmes à la fin. Une très grande performance, imposant un style inédit: on avait déjà remarqué ce parti pris dans le troisième acte de Siegfried. Il est ici pleinement assumé avec une prise totale sur le public, subjugué: plus de bavardages, plus de mobiles, plus de sorties intempestives, les spectateurs sont fascinés par ce jeu et cette voix.
Et ainsi la Scala a clos son Ring, après les errances du Ring précédent (une version concertante et deux metteurs en scène) et celui non terminé de Luca Ronconi et Sawallisch dans les années 74-75: il y a à la Scala une très grande tradition wagnérienne, contrairement à ce que beaucoup croient et l’un des grands Ring du siècle précédent fut celui de Furtwängler  en 1950 avec Max Lorenz et Kirsten Flagstad dont la maison garde la mémoire. On peut dire que ce Ring fait honneur à la tradition, et que ce Götterdämmerung malgré réserves et discussions peut être considéré comme une référence. Si vous avez le temps, il y a encore des places jusqu’au 7 juin, allez-y, et si vous avez les moyens, allez voir l’ensemble de la Tétralogie à partir du 17 ou du 24 juin.
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“Les passions humaines” de Jef Lambeaux

 

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, SIEGFRIED le 25 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Acte I ©Bayerische Staatsoper

J’avais parlé d’aventure, lors de mon compte rendu sur Rheingold. Et quelle aventure! Ce Ring pourrait bien être le plus beau depuis longtemps, tant il dépasse de larges coudées les productions vues ailleurs, avec une direction musicale totalement novatrice, et des chanteurs incroyables: ce soir ce fut presque une perfection. Ce Siegfried était fantastique, et je vais avoir bien du mal à en rendre compte dans sa totalité, tant la mise en scène est pleine de détails extraordinaires, inattendus, intelligents, et tant la distribution a été phénoménale, au moins pour l’essentiel. Après trois jours, ce pourrait bien être enfin le Ring qui nous manquait, et qui nous fait oublier tous les autres, dont certains du même coup sont rejetés dans la médiocrité ou le brouillard de l’oubli.
Quel que soit le regard qu’on portera sur Götterdämmerung, l’entreprise de Andreas Kriegenburg est une réussite par sa nouveauté, son intelligence, son souci du détail, son suivi du livret et des détails du texte: il y a des idées que je n’ai jamais vues jusqu’ici sur une scène, on va de surprise en surprise.
Pour ce Siegfried, Kriegenburg est revenu aux principes posés par Rheingold: en effet, le livret fait le point sur l’histoire (c’est même le point focal du premier acte), et quatre personnages de Rheingold y continuent leur guerre (Wotan, Mime, Alberich, Fafner) par Siegfried interposé. On retrouve donc la centaine de figurants qui construisent formes et espace, en des images souvent inoubliables (le Dragon!!). Cette humanité, qui est à la fois totalement humaine (fin du 1er acte) compose aussi des formes: arbres, forêts, prairies fleuries dans une sorte de polymorphie étonnante. Les solutions scéniques apparaissent toujours d’une  apparente simplicité  qui cache une redoutable complexité; le chant de la forge en est un exemple frappant.
Essayer de parler du premier acte est une gageure: extraordinaire fluidité des changements d’ambiance, évocations, constructions, tout est étourdissant: dans un acte que les spectateurs peuvent considérer comme un peu statique, on a au contraire un feu d’artifice d’images. Sur le prologue, un groupe qui fait fleur, et qui remue au son de la musique pour laisser apparaître au centre Mime sur son enclume.

La caverne de Mime ©Bayerische Staatsoper

Puis  Siegfried entre et brutalement des figurants surgissent portant des panneaux:  c’est la caverne de Mime qui apparaît, mais derrière se constituent des tableaux, sorte de tableaux vivants qui illustrent le propos des protagonistes et les thèmes du dialogue: c’est l’évocation de la mort de Sieglinde, vue en arrière plan mettant au monde Siegfried et mourant. Siegfried en écoutant ce récit le vit, le voit et tend une main désespérée, jamais saisie, à sa mère mourante. C’est l’évocation de Nibelheim et de l’esclavage, ou des géants qu’on revoit  sur leur cube qui figure la terre sur laquelle ils marchent, ou du Walhalla. Toutes les images frappantes de Rheingold reviennent, socle lancinant de toute l’histoire, et à chaque fois, la caverne se disloque en une seconde (les panneaux sont portés par des figurants) et se reforme tout aussi vite.

Apparition du Wanderer (Acte I) ©Bayerische Staatsoper

Le Wanderer entre en scène sur un paysage de prairie fleurie de tournesols avec des figurants portant de petits nuages, image naïve de la Wanderung, de la randonnée, contrastant avec le dialogue tendu qui va suivre !
Le plus impressionnant est évidemment le chant de la forge: la forge qu’on se figure avec tous les éléments divers que portent les figurants, au fond, le feu, au second plan le système de balancier en bois qui remue le soufflet, de l’autre côté le soufflet géant, une sorte de monstre immense, au premier plan les outils du forgeron proprement dit, la forme, les moules, et le feu, figuré par du tissu scintillant.

La forge et les paillettes…©Bayerische Staatsoper

Quant aux étincelles, que le texte invoque, elles sont rendues par des paillettes (voir photo ci-dessus), et c’est un émerveillement. Émerveillement que de voir toute cette humanité qui meut la forge en un joyeux désordre, dans une sorte de fête  de dessins animés ou de bande dessinée: c’est un moment de joie intense, de vie prodigieuse, d’élan vital jamais ainsi rendu dans une mise en scène . Sans oublier les détails qui font sens: à droite Siegfried qui refond Nothung, à gauche au coin, sur son plan de travail et sur le foyer, Mime qui prépare son poison, en rythme et à l’unisson avec Siegfried qui prépare Nothung. Cette fête intense où les deux personnages expriment leur foi en leur avenir, chacun dans sa sphère, cette humanité joyeuse qui joue, qui rit, qui danse, c’est un des moments de théâtre les plus extraordinaires qui m’ait été donné de voir, et lorsque Siegfried clôt l’acte frappant l’enclume figurée par une construction des corps qui explose joyeusement sous le coup de Nothung, le public explose, visiblement enthousiaste et heureux.

Le deuxième acte s’ouvre sur une vision désolée: Alberich, seul en scène, médite nerveusement en essayant d’allumer des cigarettes sans succès au milieu de rochers constitués de  groupes de figurant aux corps peint de brun.

Entre le Wanderer, et dans le dialogue (un duo ce soir phénoménal, on le verra) qui suit, où les deux personnages se menacent pour ensuite finir par s’allier objectivement pour solliciter le Dragon, Wotan offre du feu à Alberich, en un jeu de complicité-rivalité étonnant de finesse.

Le dragon face au Wanderer et Alberich ©Bayerische Staatsoper

 

L’apparition du dragon, suspendu, composé de corps entrelacés violemment éclairés de rouge avec au centre Fafner est à la fois impressionnante et propose une des plus belles visions de ce Ring.
Tout ce deuxième acte d’ailleurs est construit tout en contrepoint, détails, contrastes qui illustrent le livret.

Les “Monstres” ©Bayerische Staatsoper

Siegfried et Mime arrivent au cœur de la forêt, dans un milieu hostile figuré par des sorte de monstres ou d’animaux auxquels évidemment Siegfried est indifférent, mais qui effraient terriblement Mime et commencent à le dépouiller: c’est le test de la peur, élément central de l’opéra, qui fonctionne à la perfection.

Siegfried et le dragon ©Bayerische Staatsoper

Le combat de Siegfried et du dragon, figuré on l’a vu par des corps entrelacés, deux yeux brillants et une énorme bouche menaçante est l’un des sommets de la soirée, et l’on voit Siegfried percer le cœur de Fafner, qui est au centre du dispositif, qui perd aussitôt tout mouvement, qui s’éteint, et Fafner en descend pour son monologue.

L’oiseau au milieu des arbres ©Bayerische Staatsoper

L’Oiseau, c’est à la fois la chanteuse, en costume de danseuse de cirque, avec des éventails en plume, bien sûr et une figurante qui meut un oiseau au bout d’une perche. C’est une vision très fraiche et très amusante: pendant toute la scène, Alberich et Mime errent autour et l’oiseau les poursuit, tandis que les deux le repoussent sans cesse. Et Siegfried suit l’oiseau, danse avec lui, tourne autour des arbres constitués eux aussi de figurants. Lors de l’appel du cor, il rivalise non avec l’oiseau, mais avec le cor en coulisse, et c’est un jeu mimé, avec Siegfried qui fait semblant de jouer du cor, mais toujours à contretemps et qui finit par renoncer et se mettre à écouter l’appel joué en coulisse, non sans le sourire de la complicité du clin d’oeil au spectateur.

Siegfried et l’oiseau ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène est une illustration du livret, qui serait presque comme un album pour enfants, qui peut faire peur, qui fait sourire, qui attendrit aussi par l’extraordinaire poésie qui se dégage: pour pasticher un titre célèbre du critique Jean-Pierre Richard “Corps et décors balzaciens”, on a ici “Corps et décors wagnériens”, tant le décor est tributaire du corps, tant le corps fait décor, en ce sens  Harald B.Thor et Zenta Haerter (chorégraphe) construisent un travail étroitement tressé. Le corps humain dans toutes ses formes et ses déformes, est au centre, l’humanité est l’outil de ce magnifique travail.
Et lorsque le rideau se lève sur le troisième acte, de nouveau un magnifique tableau. Les corps sont là, constitués en rocher, en terre, protectrice qui abrite Erda, Wotan la réveille et la terre, c’est à dire les corps, s’ouvre et elle apparaît: lorsqu’elle parle, ces corps se retournent vers Wotan (et l’agressent d’ailleurs), et ils sont blancs, lorsqu’Erda s’en retourne dormir, ils se retournent et sont bruns, cette alternance brun/blanc rythme les moments de la conversation, les refus d’Erda qui s’en va, les appels de Wotan qui suscitent ses réponses en un va et vient non dénué de violence ni de beauté.

Acte 3_2: Siegfried et le Wanderer ©Bayerische Staatsoper

La scène suivante avec Siegfried se déroule le long d’une falaise de corps bruns figurant un défilé, elle est réglée avec une précision étonnante, dans son crescendo où d’une conversation ordinaire elle devient enjeu, et combat. Et cette falaise de corps, lorsque Wotan disparaît, ne pouvant plus arrêter Siegfried qui d’une pichenette a cassé la lance (le coup est si léger, et souligne la défaite du Dieu), se couvre d’un dais de toile sur laquelle le feu est projeté, et d’où émerge bientôt ça et là Siegfried qui traverse les flammes.
Alors commence l’un des duos les mieux réglés: souvent, Siegfried écoute un peu tétanisé Brünnhilde et les choses tardent à se mettent en place.
Ici le décor représente un lit blanc, deux coussins, un drap de satin, le tout posé sur une immense toile rouge qui fait toute la hauteur du plateau et toute sa largeur, cette toile figure une sorte de lit immense, qui se gonfle en une sorte de couette géante rouge, et se dégonfle, qui vibre ou retombe selon les montées du désir et les hésitations de Brünnhilde.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Tout le dialogue est construit autour de Siegfried, tetanisé, terrorisé, d’une timidité et d’une pudeur enfantines (Lance Ryan est prodigieux). Il ne tient même pas debout devant Brünnhilde, il fuit, il revient, il se sent un peu plus à l’aise, alors il enlève ses chaussettes, comme un enfant, mais pas plus: les gestes peu à peu deviennent plus assurés, et Brünnhilde peu à peu moins angoissée, plus rassurée. Elle est plus froide, plus distante, plus circonspecte devant ce fougueux et timide garçon, mais peu à peu la magie du désir, et la confiance des corps renaît. Dans cet océan de rouge-passion, le lit devient une sorte de Ring où se joue le combat du désir, où les coussins, où les draps sont les armes, dont on se couvre et se recouvre, tandis que sur les côtés dans l’ombre, au loin, les figurants observent. Quel moment, quelle scène, quelle précision et quelle finesse dans l’analyse psychologique.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Évidemment, la musique fait opérer la magie de la Gesamtkunstwerk. J’ai déjà dit combien la direction de Kent Nagano, à la fois analytique, précise, presque hiératique, sans fioritures, dans la pureté et la clarté d’un style dorique musical, réussissait à construire aussi quelque chose de synthétique, de dynamique, d’incroyablement vivant. On pardonnera quelques cuivres approximatifs pour se concentrer sur une lecture d’ensemble qui ouvre l’oeuvre vers le XXème siècle, qui accompagne la scène avec une attention et une justesse phénoménales, qui distille quand il faut une ironie mahlérienne, et quand il faut un lyrisme beethovénien. A la construction méticuleuse de la mise en scène correspond la même précision, la même analyse, le même soin du détail dans la fosse, et ce soir, Kent Nagano a remporté un indescriptible triomphe.
Le plateau est digne de ce triomphe. En cinq jours on aura entendu les plus grands chanteurs wagnériens du moment ou presque. Certes le Mime de Ulrich Reß qui passait bien dans Rheingold, est en-deçà de ce qu’on aimerait dans Siegfried: des graves détimbrés, une bonne élocution, mais peu colorée, une insuffisante conquête du texte et de ses inflexions, bref, un manque de vrai caractère. Il reste néanmoins très acceptable et ne ternit pas l’ensemble, loin de là.
La Erda de Qiulin Zhang a les graves exigés par le rôle, beaucoup moins les aigus, et en tous les cas un vibrato excessif qui finit par gêner. Sa prestation est honorable, mais pas exceptionnelle.
L’oiseau de Anna Virovlansky, en troupe à la Bayerische Staatsoper, qui chante sur scène et non en coulisse, montre une voix fraiche, charnue, au bel aigu et une personnalité à suivre. Une très jolie surprise, et un merveilleux personnage en scène.
Enfin, le Fafner de Steven Humes, à voix plus claire que d’habitude, un Fafner jeune et encore vigoureux est très émouvant en Fafner mourant: il doit l’être pour toucher Siegfried, belle élocution, jolie présence. Il laisse sur scène son manteau rouge que les deux frères Mime et Alberich se disputent vainement, autre trouvaille d’une grande efficaicté et justesse.
Passons désormais à l’exceptionnel: exceptionnel en effet l’Alberich de Tomasz Konieczny. Hier il était un très grand Wotan, ce soir un immense Alberich, à la voix vigoureuse, sonore, au timbre magnifique, avec un sens phénoménal du texte et de l’interprétation: un monument. Dans ce court duo avec Wotan, il me rappelle l’Alberich qui reste ma référence, à Bayreuth en 1977, l’immense Zoltan Kelemen, mort en 1978 et il fait oublier tous les autres.
En face de lui dans un duo mémorable, qui a laissé pantois le public, le Wanderer de Thomas Johannes Mayer. Wanderer du jour contre Wotan de la veille. Quel duo, et quel Wanderer!
La voix n’a pas la jeunesse et la clarté de Konieczny, elle a une couleur plus opaque qui convient à merveille au Wanderer fatigué, mais quelle puissance, quelle diction, quelle présence, aussi bien face à Mime que face à Alberich et enfin à Siegfried, il est d’une telle intensité, il a un tel volume qu’il suscite l’étonnement, l’admiration et l’enthousiasme. J’ai déjà entendu son Wotan, jamais je ne l’avais à ce point senti en phase avec le propos, et à ce point en forme.
Lance Ryan enfile les Siegfried comme la Begum ses perles. Je l’ai entendu pour la première fois dans ce rôle il y a bien longtemps à Karlsruhe où il était en troupe, je l’ai entendu récemment à la Scala. Il est complètement différent, transfiguré scéniquement par une mise en scène qui le sollicite fortement où il joue encore plus le personnage enfantin et juvénile, mais sympathique: il n’y pas en lui l’adolescent agaçant qu’on voit quelquefois sur les scènes. Il attire la sympathie et la joie, une joie sans mélange, au premier degré, dans laquelle il emporte le public. Sa voix, étonnamment légère, claire, n’a pas la couleur du Heldentenor, il joue d’ailleurs de cette faculté à adoucir, à chanter pianissimo, mais aussi à produire de redoutables aigus, et jusqu’à la fin il résiste, sans faiblir, dans un duo avec Brünnhilde où il est éblouissant de présence, et où le chant ne faiblit pas. Grande prestation ce soir !
Catherine Naglestad était Brünnhilde. Dans la configuration voulue par la direction du théâtre, à chaque journée sa Brünnhilde et donc sans les fatigues des jours précédents. Après la Brünnhilde tendue et merveilleusement interprétée d’Evelyn Herlitzius, la Brünnhilde à la voix puissante et claire, de Catherine Naglestad. Au contraire d’Herlitzius, ce n’est pas une bête de scène, mais quelle bête de chant! On sait que ce rôle dans Siegfried est redoutable, Brünnhilde doit chanter 40 minutes à froid avec des aigus ravageurs. Rien n’arrête Catherine Naglestad: immédiatement la voix s’installe, radieuse, puissante, pure avec des aigus larges, avec des graves charnus; une voix qui n’a rien de métallique, qui est chaude et qui emplit aisément la salle et domine l’orchestre. Alors comment s’étonner que seule des Brünnhilde d’aujourd’hui elle attaque et tienne la redoutable note finale “leuchtende Liebe! lachender Tod!” sans faiblir.

Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours. Et c’est aussi le charme du Ring, qui peut à peu installe dans le public chaleur et enthousiasme, émotion et joie. Le fait aussi de voir la mise en scène se dérouler alors qu’on a en tête les représentations précédentes, si proches, est un indéniable avantage, on voit les systèmes d’échos, les citations, les lignes de force. Andreas Kriegenburg/Kent Nagano, voilà un couple qui émerge parmi les références aujourd’hui. Je mesure, avec les amis que j’ai croisés au théâtre, la chance d’assister à cette extraordinaire série de représentations; VIVEMENT DIMANCHE !
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Tomasz Konieczny, extraordinaire Alberich © Klaudia Taday

 

 

 

 

 

 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 18 novembre 2012 (Ms en scène Guy CASSIERS; dir.mus Daniel BARENBOÏM)

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Des quatre opéras qui constituent l’Anneau du Nibelung, Siegfried est assurément le plus difficile au spectateur qui entre en Wagnérie. C’est aussi le moins connu, coincé entre la Walkyrie très populaire et le Crépuscule des Dieux très spectaculaire. Trois actes d’un récit, où les personnages s’affrontent deux à deux: Mime-Siegfried/Wanderer-Mime/Wanderer-Alberich/Alberich-Mime/Wanderer-Erda/Wanderer-Siegfried/Siegfried-Brünnhilde; rien de spectaculaire, que du dialogue très théâtral, avec trois sommets musicaux fameux: le chant de la forge, les murmures de la forêt et le réveil de Brünnhilde. Trois actes où les rapports entre les personnages se tendent, et où apparaissent d’étranges complicités: Alberich et le Wanderer(Wotan) s’allient objectivement pour avertir Fafner de ce qui l’attend. Chéreau avait bien marqué la chose en les habillant plus ou moins de la même manière.
Mime est l’un des personnages clefs: il a élevé Siegfried dans l’espoir de l’utiliser pour récupérer l’or, et Siegfried, dont tout le savoir procède de l’observation et de la sensibilité, sent confusément l’hostilité de Mime et la lui rend bien, un rapport de haine à haine, de deux êtres qui se supportent et où se construit un rapport de forces qui va jusqu’au désir  de meurtre. Mime, personnage veule, lâche, mais persévérant, rejeté par tous à commencer par son frère Alberich croit faire de Siegfried son œuvre, alors que l’œuvre lui échappe peu à peu, et cela dès le premier acte lorsque Siegfried, seul, invente la manière de forger Nothung, refusant tout l’art de Mime. Il faut pour interpréter Mime des ténors dits de caractère, c’est à dire des chanteurs capables de jouer, capables d’interpréter, capables de dire le texte plutôt que de le chanter. Les bons Mime ne manquent pas aujourd’hui, mais la référence reste l’extraordinaire Heinz Zednik qu’il faut voir et revoir en vidéo dans la mise en scène de Chéreau.
Siegfried n’est pas forcément le personnage le plus sympathique du Ring: on aime plutôt les jumeaux Siegmund et Sieglinde, les plus déchirants. Siegfried est un adolescent en apprentissage, avec sa brutalité, sa grande sensibilité (le rapport à la nature, le rapport à la mère) et le Wanderer lui-même se méfie de cet être en matériau brut.
Siegfried est aussi un opéra d’hommes, où les femmes (oiseau mis à part) sont rejetées au troisième acte: Erda qui renvoie le Wanderer à son destin, et Brünnhilde qui vit sa transformation de Walkyrie en femme, et qui découvre la fragilité humaine, et la peur, et aussi l’effroi devant le désir. Son réveil ne peut être que traumatique. Ce réveil est aussi pour la chanteuse une des pages les plus difficiles de la partition: aigus ravageurs, écarts redoutables, le tout à froid.
Siegfried enfin est sans doute le plus “théâtral” des opéras du Ring. Au sens où il exige un vrai travail d’acteur, un vrai travail psychologique sur les personnages, une “mise en scène” largement appuyée sur la relation des personnages entre eux, une gestion fine des dialogues et des affrontements, avec ses moments un peu “difficiles” comme la manière de représenter le dragon, que d’aucuns pensaient l’un des rares points faibles de la mise en scène de Chéreau, qui avait pensé faire un dragon “comme le voyait Siegfried”, c’est à dire une sorte de jouet mécanique géant qui ne pouvait faire peur: il se refusait à représenter un dragon de théâtre, en toc: il préférait montrer le toc. Et les gens lui reprochaient de ne pas faire peur (comme si un dragon de théâtre pouvait faire peur!).
On a dit combien la mise en scène de Guy Cassiers, du Toneelhuis d’Anvers, avait séduit dans Rheingold et déçu dans Walküre. Ce qu’il fait dans Siegfried donne une des clefs de ce travail, qui part de la même hypothèse que Lepage à New York: revenir à l’histoire, et la représenter, sans donner le primat au signifié du récit, base du travail des metteurs en scène depuis Chéreau. C’est bien la représentation qui compte, et l’univers créé, plus que ce que l’histoire nous dit du monde et de ses turpitudes (naissance du monde industriel, ou du capitalisme, relations entre l’or et le pouvoir etc…). Ce parti-pris a fait le demi-succès à Berlin. Le public allemand est habitué à un travail de mise en scène analytique, qui travaille sans cesse sur les possibles d’un livret. Ici, c’est l’histoire qui est représentée, avec des moyens techniques d’aujourd’hui, mais  sans plonger dans le monde touffus des significations et cela volontairement. Le public italien, qui craint comme la peste le Regietheater, et qui aime avant tout le “spectacle”, a fait en revanche un bon accueil au travail de Cassiers dans Siegfried.
Après un Rheingold à la fois surprenant et abstrait, un prologue où les personnages eux-mêmes mettent en place l’histoire, et où tous sont accompagnés de mimes ou danseurs représentant leur inconscient, leurs désirs, leurs pensées, la Walkyrie avait surpris par sa sagesse. Rien que le récit, dans des ambiances assez bien construites (les Dieux dans un Walhalla conçu comme un fronton de temple par exemple), et quelques éléments qui avaient laissé perplexes le public (la Walkyrie endormie sous une masse de lampes à infrarouge, comme une sorte de couveuse), mais qui néanmoins garantissaient le spectaculaire,  sans prendre bien soin du théâtre et de la direction d’acteurs, laissant la tragédie aux mains des chanteurs: quand c’est Waltraud Meier, ça va, pour d’autres, c’est plus délicat.
Siegfried exige un vrai suivi des chanteurs-acteurs et cette fois Cassiers a manifestement plus travaillé le jeu des chanteurs notamment au premier et au dernier acte.
On commence à mieux comprendre les intentions du parcours complet: comme je l’ai dit, Cassiers veut créer les conditions modernes d’une représentation stricte de ce récit, en créant surtout un espace nouveau, une esthétique, bref insérer l’histoire dans une ambiance et un décor où les lumières, la vidéo, les matériaux utilisés créent un univers particulier et cohérent. Ce spectacle est d’abord un incontestable univers.

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Le premier acte se déroule dans un univers métallique, et la forge est enserrée entre deux piliers faits d’un enchevêtrement d’épées, qui font penser à de la limaille de fer, qui sont toutes les épées forgées par Mime et qu’il a jetées: joli moyen de rappeler le pourquoi de la relation Mime-Siegfried, l’avantage de ces structures est qu’elles accrochent bien la lumière et qu’elle donnent quelquefois un côté mystérieux (notamment lors de l’arrivée du Wanderer). Le plateau où évolue les acteurs, sorte de grille métallique avec quelques cubes sur lesquels ils montent où ils s’assoient se soulève à l’oblique à l’arrivée du Wanderer, puis à la verticale: basculement des surfaces qui change les perspectives, notamment lors du chant de la forge où Siegfried est ainsi en haut et Mime en bas, cela permet aussi par le jeu de la vidéo du fond de scène (enchevêtrement d’objets métalliques apparemment, qui se transforme en formes végétales, à la fois mouvant, mais difficilement lisible sinon par projection fantasmatique du spectateur qui voit ce qu’il souhaite voir) et des écrans et donc donne l’impression d’un véritablement embrasement de tout l’espace lors de la scène de la forge.

Le Wanderer au deuxième acte (Juha Uusitalo)©Marco Brescia et Rudy Amisano

L’acte II dessine aussi un univers mystérieux, grâce à des arbres faits en une sorte de cotte de mailles , qui continue de marquer cet univers de froideur, mais des troncs qui accrochent merveilleusement lumières et ombres, ce qui rend ce décor l’un des plus suggestifs de ces dernières années. Fafner est une tache de lumière au fond, puis un drap mouvant, mu par des mimes qui vont aussitôt accompagner Siegfried dès que Fafner aura été assassiné.

 

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Les mêmes qui entouraient Fafner entourent et protègent Siegfried de leurs épées, claire allusion à la prophétie de Siméon dans la légende de la vierge des sept douleurs: « Voici, cet enfant est destiné à amener la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, et à devenir un signe qui provoquera la contradiction, et à toi-même une épée te transpercera l’âme, afin que les pensées de beaucoup de cœurs soient dévoilées. » (Lc 2, 34-35).

Notre Dame des Sept Douleurs

Ce qui écrit en quelque sorte le destin de Siegfried. Ainsi les mimes dessinent autour de Siegfried des dessins avec leurs épées qui rappellent certaines représentations médiévales de la vierge.
Le troisième acte, fait apparaître Erda d’une manière très spectaculaire: le sol se soulève on perçoit les racines des plantes et sous une sorte de puits de tissu, enroulée au fond dort Erda qui apparaît sortie de son réveil. Erda est ainsi liée structurellement à la terre; voilà une très jolie image, très claire, et esthétiquement assez réussie.

Acte II (avec Stemme) ©Marco brescia et Rudy Amisano

Puis après la traversée des flammes (vidéo) qui s’éteignent, Siegfried découvre un rocher de Brünnhilde qui rappelle celui de la Walkyrie, mais couvert de cendres grises, ressemblant vaguement à une bougie fondue autour duquel les deux personnages jouent une sorte de cache-cache, l’un monte pendant que l’autre descend, tout un jeu d’évitement qui traduit les hésitations de Brünnhilde, dont les habits (bouclier, casque) se sont consumés et ne sont plus que des moignons de casque ou de bouclier. Là aussi, de belles idées, assez cohérentes avec l’histoire, et qui marquent bien la nature d’un duo qui marque de manière prémonitoire le malheur de Brünnhilde, avec un final où le couple se réunit debout sur le rocher, tout honte et toute peur bues.

Un spectacle cohérent, qui colle à l’histoire, tout en en éclairant le contexte, qui donne des indications psychologiques sur les personnages: le traitement de Brünnhilde, aidé en cela par une Irene Theorin qui maîtrise au plus haut point l’art de l’interprétation est original: il en fait un personnage qui fuit Siegfried, dès qu’elle comprend ce qu’elle est en train de perdre, un personnage hésitant, plutôt introverti qui a tout perdu de la vierge triomphante qu’elle était dans Die Walküre.

Le plateau réuni n’est pas forcément le meilleur qu’on puisse entendre aujourd’hui, mais aucun ne démérite: le Wanderer de Terje Stensvold, qui remplace Juha Uusitalo prévu à l’origine est un Wanderer vieilli, âgé, qui n’a plus l’énergie qu’il déployait précédemment, et le choix de ce chanteur de quasi 70 ans (né en 1943) donne aussi une cohérence forte à cette intention. Stensvold a effectivement une voix fatiguée, des aigus évidemment plus opaques, mais il garde un très beau timbre, et en bel engagement. La prestation d’ensemble impose le respect.
Le Mime de Peter Bronder est l’un des bons Mime du moment, avec un très bel engagement scénique, un jeu  sur la voix et l’expressivité intelligents et exemplaires, une présence scénique remarquable, son deuxième acte m’a particulièrement plu.
Le Fafner de Alexander Tsymbalyuk, qui interprétait la veille Sparafucile dans Rigoletto a nettement plus de relief cette fois, la voix porte, sonore, bien posée, jeune, et il impose un personnage très humain et fort. Joli moment qui prouve une fois de plus combien finalement il est plus facile de chanter Wagner que Verdi. La médiocrité chez Wagner peut passer, la musique reste puissante, l’orchestre aide. Chez Verdi, la médiocrité ne pardonne pas et l’orchestre seul sans la voix est une cathédrale dans un désert. Chez Wagner, l’orchestre s’il est bien dirigé sauve toujours la mise.
Le meilleur du plateau, c’est  Johannes Martin Kränzle dans Alberich: diction exemplaire, voix caverneuse et puissante, présence incontestable dans son jeu de cache-cache avec le Wanderer dans la forêt. Belle personnalité et vocale et scénique.
Quant au Siegfried de Lance Ryan, avec sa voix claire et juvénile, il n’a rien du Heldentenor traditionnel, dans ce rôle pour lequel on attend des voix plus larges et peut-être mieux assises. Mais malgré tout, il domine à peu près toutes les difficultés, en jouant avec la couleur, en donnant du caractère et de la ductilité à sa voix et aussi en dominant les moments épiques comme à peu près seul il est capable de le faire aujourd’hui. J’ai vu ses premiers Siegfried à Karlsruhe il y a une dizaine d’années, dans la mise en scène stimulante de Denis Krief. Il avait plus de puissance et de largeur, mais toujours ce timbre clair et juvénile. Depuis, il a enchaîné les Siegfried partout, ce qui n’est pas forcément recommandable pour la longueur d’une carrière et il a pour ce rôle, notamment dans Siegfried plus que dans Götterdämmerung, d’authentiques qualités et une vraie présence.
La Erda qu’Anna Larsson promène elle aussi dans de nombreux théâtres était ce soir plus réussie que d’autres fois, la voix sombre portait, la silhouette de la chanteuse, très grande, très belle, lui donnait grande allure et la mise en scène la valorisait.
Magnifique prestation de la jeune Rinnat Moriah dans l’oiseau, un peu trop en fond de scène:  ce qu’on entendait était vraiment réussi.
Reste Irene Theorin, Brünnhilde qui remplaçait ce soir là Nina Stemme. La qualité intrinsèque de sa voix est peut-être supérieure à celle de Theorin, qui de plus j’en ai l’impression, était en petite forme (aigus moins triomphants que d’habitude). Il reste que je ne pense pas que Nina Stemme ait un sens de la couleur et de l’interprétation qui atteigne ce sommet. Si les aigus (meurtriers) n’ont pas tous été bien négociés, elle m’a littéralement stupéfié par la manière dont le texte était dit, jamais en force, quelquefois même retenu, murmuré, et par son air “ailleurs” qui en faisait un personnage hésitant, chantant pour elle même, ne regardant Siegfried que par instants, le fuyant, et peu à peu se laissant aller au désir tout en le craignant visiblement. Du très grand art:  j’ai rarement vu plus de sens donné à un rôle et à un texte. Elle a été huée par l’imbécile de service qui n’a rien compris à sa manière d’aborder le personnage. Je pense pour ma part que le public n’y a pas perdu au change.

Quant à Daniel Barenboim, il a rendu méconnaissable l’orchestre de la Scala (sauf les cuivres toujours un peu en deçà)  notamment cordes et bois. Les cordes ont été retenues à l’extrême, notamment dans le prélude qui rappelle un peu le début de Rheingold, avec ce son grave qui monte du sol, et aussi au début du second acte, où les violons sont menés aux limites du son. Jamais il ne couvre les voix, même dans les grandes envolées orchestrales, et il a réservé aux auditeurs des moments sublimes, dont naturellement le réveil de Brünnhilde, à tirer des larmes. Il a été de bout en bout inspiré, tour à tour énergique, poétique, sensible, accompagnant les chanteurs, les suivant, imposant une couleur à un ensemble  d’une clarté remarquable. En bref  du grand Barenboim comme il sait l’être quand il veut: il a d’ailleurs remporté un véritable triomphe, et porté ce Siegfried à la fulgurance et au succès, une vingtaine de minutes d’applaudissements, public debout, Scala heureuse. Il a effacé le médiocre Siegfried précédent (1997), il a montré que Wagner à la Scala est de nouveau chez lui: Furtwängler y fit en 1951 un Ring resté légendaire, et Barenboim pouvait difficilement rendre plus bel hommage au maître qu’il admire tant.
Les jours se sont suivis, sans se ressembler. C’est ce dimanche qu’il fallait être à la Scala et pas la veille pour Verdi.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: GÖTTERDÄMMERUNG le 1er août 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Ce Ring se termine donc. Il ne laissera pas trop de regrets ni même de souvenirs. Rares sont les images marquantes, rares les moments de théâtre. Néanmoins, par rapport à mon souvenir de 2006, j’ai beaucoup plus apprécié la direction de Christian Thielemann. Maîtrise incontestable des équilibres, clarté des pupitres (il est vrai que l’acoustique de Bayreuth est exceptionnelle), rondeur des sons, beaux effets symphoniques. Il reste que pour mon goût elle manque tout de même de dramatisme, notamment dans l’Or du Rhin. Thielemann s’inscrit dans la tradition du classicisme allemand, des grands Kapellmeister. Ce type de figure manquait sans doute à Bayreuth depuis Horst Stein, ou même Wolfgang Sawallisch, et manquait aussi au marché des chefs d’orchestre : peu de grandes phalanges allemandes de référence (Munich, Berlin) sont dirigées aujourd’hui par des chefs germaniques: on trouve Rattle, Barenboim, Nagano, Jansons. Thielemann est une figure nécessaire dans le paysage, même si d’autres chefs allemands me semblent plus intéressants et originaux, Ingo Metzmacher par exemple, voilà un chef pour Wagner, et porteur d’une vraie vision. Espérons.

Il reste que Christian Thielemann propose un Ring de haute tenue, et de grande qualité musicale: c’est heureux. Rappelons que le dernier (mise en scène Jurgen Schlimm) confié à Giuseppe Sinopoli en 2000, décédé après la première édition, avait été confié ensuite à Adam Fischer, excellent chef pour Wagner, mais qui n’avait pas l’aura d’un Thielemann. Après ce Ring, Thielemann dirigera Der Fliegende Holländer en 2012 et Tristan en 2015 (mise en scène Katharina Wagner), il aura alors dirigé tous les opéras à Bayreuth. L’arrivée d´Andris Nelsons, puis en 2013 pour le Ring du très attendu Kirill Petrenko, devrait imposer le passage de relais à la nouvelle génération, bien que pour 2013, les grands anciens (Barenboim, Levine essentiellement) aient marqué leur disponibilité à la nouvelle direction.
Tout le monde ici se demande qui mettra en scène le Ring de l’année Wagner (2013), les deux directrices n’ont pas exclu de faire appel à quatre metteurs en scène différents, ce qui serait une curiosité esthétique plus que discutable, mais certainement très efficace pour faire s´agiter la presse et les aficionados. En tous cas, pas de discussions passionnées ici pour le travail de mise en scène : le Crépuscule des dieux confirme ce qui a précédé. Le concept pourrait être intéressant s´il était bien réalisé, mais c´est vraiment raté.

On vient écouter Wagner à Bayreuth pour se remplir d’émotions, or aucune image, aucune scène ne répond à ce besoin. Le seul moment d’émotion authentique, c’est la marche funèbre qui suit la mort de Siegfried, à rideau fermé… Aucun effort pour proposer une image tant soit peu poétique, sinon cette vision finale du couple d’amoureux ou de l’enfant qui joue, c’est maigre après une scène d’embrasement du Walhalla où tout le monde circule en tous sens, comme lors d’un incendie « humain », empêchant de se concentrer sur l’image apocalyptique que toute la salle attend. Eh, oui, une fois de plus, on pense à Chéreau, mais aussi à Kupfer : on pense à l’émotion qui étreignait, à mesure que les notes s’égrenaient et que le spectacle allait se clore. Émotion de la fin du Ring, émotion de la fin d’un spectacle magique.

Rien de tout cela ici.

Et pourtant, le Crépuscule est toujours à Bayreuth un moment particulier : après à peu près une semaine où l’on a eu la même place, les mêmes voisins avec qui on a lié conversation, où la vie s’est organisée autour du Ring, voilà que tout prend fin. Déjà la fanfare d’appel des spectateurs au troisième acte est lacérante, notamment la troisième fanfare, que tout le monde attend dans le silence, dans l’ambiance crépusculaire d’un doux soir d’été, avant de se précipiter dans la salle et c’est en voyant le Crépuscule des Dieux qu’on prend mieux la mesure de la monumentalité de l’œuvre, et du parcours que Wagner fait faire au spectateur. Pour toutes ces raisons, le spectateur est disponible pour se laisser aller à l’émotion.

regie.1280740565.jpgInutile de gloser sur une mise en scène indigente, sans direction d’acteurs, sans ligne directrice ferme: pourquoi cet homme déguisé en coq au deuxième acte ? Pourquoi un pique-nique clairement inspiré du Déjeuner sur l’herbe de Manet au moment de la mort de Siegfried ? Pourquoi une trentaine de paires de chaussures devant le décor du palais des Gibichungen ? Pourquoi une jeune dame déguisée en Fricka dorée ? On n’en finirait pas de poser des questions qui semblent sans réponse. Et malgré ces pointes surréalistes, une désespérante convention dans les gestes, les mouvements, et une totale absence d’interaction entre les personnages.
Du point de vue musical, Thielemann fait merveille ainsi que le choeur

choeur3.1280740841.jpgcomme toujours exemplaire, et Siegfried-Lance Ryan lance sa voix jeune et radieuse qui triomphe sans mélange au rideau final. La voix de Erik Halfvarson dans Hagen est en revanche fatiguée. c´est une voix grosse, qui crie trop fort, lancée dans une sorte de gueuloir, complètement détimbrée le plus souvent, et le personnage à peu près inexistant qui n’a ni l’aspect inquiétant, ni la force négative des grands Hagen.

alberich.1280740739.jpgAndrew Shore dans Alberich en revanche a l’élégance qui manque à son fils Hagen, une fois encore, son chant frappe par son style et les accents de la voix : un bel Alberich, même s´il n´est pas l´un des plus puissants. Ralf Lukas dans Günther éprouve des difficultés notamment dans les passages, mal négociés.

hagengunthgutrune.1280740532.jpgEdith Haller (Gutrune) ne s’en tire pas trop mal, mais a tendance à crier elle aussi. Les filles du Rhin et les Nornes sont toutes très bonnes (la scène des filles du Rhin au début du troisième acte est magnifiquement chantée). Quant à Christa Mayer (Waltraute), elle est plus à l´aise que dans Erda, mais ne laisse pas d´impression marquante. Reste Linda Watson, une Brünnhilde de plâtre qui lance ses aigus comme des flèches, mais dont on entend mal tout le monologue final, la voix noyée dans le flot orchestral. Les notes sont faites, sans musique, sans poésie, sans interprétation et sans aucun jeu, sinon un bras lancé par ci par là, pour tout dire, sans aucun, mais aucun intérêt.

Au total donc, un Rheingold passable, une Walkyrie décevante, un très grand Siegfried, et un Götterdämmerung sans âme, mais tout de même un orchestre de plus en plus somptueux et un chef de grande classe accompagnant une distribution faite de quelques diamants (les ténors) sans écrins. Cela reste insuffisant pour un tel lieu. Mais on oubliera vite ces années d’un Ring gris, en attendant le prochain, dans 3 ans.

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