BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 25 JUIN 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Luc BONDY)

Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl
Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl

Toutes affaires cessantes, j’interromps l’écriture de deux autres articles pour rendre compte encore à chaud de ce qui a été vécu hier soir à Munich. Cette Tosca , reprise d’une production de 2009 de Luc Bondy créée au MET et coproduite par la Scala et Munich où elle fut représentée en 2010 a fait son temps, et les multiples coproductions si elles sont efficaces économiquement, donnent l’impression de voir partout le même spectacle. Bondy avait fait un travail classique, plutôt élégant, dans des décors de Richard Peduzzi qui rappellent un peu le style de son Elektra (avec Chéreau) ou de son Tristan (toujours avec Chéreau), un travail quand même un peu passe partout, innovation pour le MET (où il fut hué) et plutôt passepartout pour les autres théâtres. Le premier acte, plutôt que Sant’Andrea della Valle semble se passer dans une salle des marchés de Trajan ou de la Domus Aurea, un espace impérial repris par le christianisme pour en faire une église. Je renvoie à mon article sur la Tosca du 20 septembre 2014 à Munich, avec Harteros.

Un monde essentiel, sans décorations, géométrique et sombre, un monde glacial. Ce qui reste de la mise en scène reprise par Johannes von Matushka, ce sont quelques beaux mouvements, un acte II très bien conduit et construit, des éclairages intéressants de Michael Bauer, juste de quoi assurer pendant quelques années encore des reprises propres.
Mais personne ce soir ne venait pour la production de Luc Bondy, car pour cette ouverture du Festival de Munich 2016, Bachler avait concocté une reprise de choc, en appelant la fleur des chanteurs munichois et son directeur musical Kirill Petrenko, faisant son entrée alla grande dans un Festival où il n’a jamais dirigé depuis son entrée en fonction (Bayreuth oblige les années précédentes). Si Bachler voulait afficher la santé insolente de sa maison, il a pleinement réussi son coup. Pas une Tosca dans le monde n’arrive à la cheville de ce que nous avons entendu hier. Il faut remonter sans doute aux grandes années de la Scala (entendez, les années 50/60) pour retrouver pareille réussite. Pour ma part, pour qui Tosca n’est pas l’œuvre de Puccini que je préfère, et j’ai encore en oreille celle de Paris en 1984 (Conlon, Behrens, Pavarotti, Bacquier, dans une production de Jean-Claude Auvray sans grand intérêt créée en 1982 avec Ozawa). Mais on en a vu tant et tant qu’il est difficile d’en extraire une série marquante. Tosca fait partie de ces œuvres, comme La Bohème, qui remplissent les théâtres, pour lesquelles on affiche une vedette et quelques bons chanteurs sans forcément avoir le chef idoine, mais qu’importe puisqu’on ne vient pas pour le chef…
Lorsque distribution et chef affichés promettent un moment d’exception, alors il faut accourir. Et c’est bien le cas de cette Tosca munichoise reprise pour trois représentations, avec les stars maison Anja Harteros et Jonas Kaufmann, et Kirill Petrenko qui ne l’avait pas dirigé depuis 2013 (où il avait remplacé le chef prévu malade), ainsi qu’un Scarpia d’exception le gallois Bryn Terfel.

Ce fut plus qu’une grande représentation, ce fut un miracle qui montre ce que peut-être Puccini, ce que peut-être l’opéra italien quand il est défendu, incarné dans l’urgence de ses brûlures. Rien à dire ni redire, sinon l’admiration éperdue pour le travail et pour l’engagement des chanteurs et de l’ensemble des protagonistes.
Jonas Kaufmann, à peine remis de son Lied von der Erde 48h auparavant à Paris fait taire tous les chichiteux et tous ceux qui prédisent la fin prochaine de sa carrière. Déjà ses Meistersinger avaient montré l’état éclatant de sa voix et son intelligence scénique. Les bruits de son récent Mario viennois (avec Angela Gheorghiu) avaient traversé les frontières. A Munich cependant il n’a pas bissé E lucevan le stelle, d’ailleurs Kirill Petrenko n’en laisse pas le choix, enchainant avec la suite sans respiration, et empêchant les applaudissements.
Des rôles italiens de Kaufmann, desquels je ne suis pas toujours convaincu, Mario Cavaradossi est sans doute celui, depuis des années, où il réussit le mieux. Son timbre sombre, son sens dramatique conviennent bien à ce rôle. De plus, en l’espèce, la production de Bondy a été créée avec lui, il en connaît les éléments et a travaillé avec Bondy, ce qui lui donne cette aisance alerte et ce naturel, particulièrement au premier acte dans les premières scènes avec Tosca. Il a été confondant, dès les premières mesures, dès Recondita armonia à la fois sculpté, modulé, éclatant de santé, avec un jeu sur les paroles, sur les sons, sur les mezze voci calculées, qui en fait, malgré l’éclat attendu, un chant intérieur…son Vittoria du deuxième acte est extraordinaire de puissance et de sûreté, avec un jeu et des échanges avec Tosca d’une vivacité et d’une tension notables, quant à E lucevan le stelle au début du troisième acte, aidé par un Petrenko au sommet qui prépare à l’orchestre la méditation, brûlante de passion (o dolci baci languide carezze..) et complètement intériorisée, rappel de la relation érotique forte entre Tosca et lui, mais scandant en même temps la fin du bonheur. Il faut donc y lire à la fois la passion et le désir, mais aussi la mélancolie, la nostalgie du temps passé, être ravagé de l’intérieur et presque pacifié…tout et son contraire. D’ailleurs Puccini prépare l’affaire musicalement par un prélude avec cette voix de berger (un merveilleux garçon du Tölzer Knabenchor) accompagné par des cloches à vaches (ou à brebis) qui sonnent discrètement dont on sait où Puccini a puisé son inspiration…Etrange début très bucolique, très apaisé, dans une œuvre où domine l’urgence et où Petrenko joue sur les contrastes avec une fluidité époustouflante, enchaînant le bucolique avec le dramatique sans jamais jouer sur le pathétique ; unique car ainsi l’approche méditative de Kaufmann se justifie. Voilà avec quelle intelligence on travaille, même avec un temps de répétitions minimal dans ce théâtre de répertoire qui préparait en même temps une première attendue de La Juive.

Il faut alors entendre le solo de violon et le jeu des cordes précédant le monologue, léger et tendu tout à la fois, avec la reprise aux bois du thème de l’air, presque murmuré, avec un jeu sur les inflexions vocales tourneboulant, chaque parole étant dite sur un mode différent, et un crescendo du volume sans jamais forcer, sans jamais donner dans le pathétique, dans l’insistant, dans le démonstratif, c’est l’intelligence du chant à l’état pur, celle de la voix qui ne se met jamais en représentation, mais qui sert un dessein dramatique. Prodigieux. C’est aussi du tressage voix orchestre, de l’incroyable jeu des instruments et de la voix que naît l’impression miraculeuse produite par cet air. Et ce qui frappe enfin, c’est le passage à la musique plus claire, plus positive, qui correspond à l’arrivée de Tosca, sans un silence, dans un continuum, qui semble naturel et qui multiplie la diversité des couleurs. Et de cet enchaînement naît évidemment l’urgence de la rencontre qui est rencontre érotique, avec un duo éblouissant d’intelligence du texte et du chant, et d’une musique qui fait apaisement et  légèreté, pour exploser dans les dernières minutes dans un maelström sonore (les percussions !), en une alternance apaisement-urgence et drame qui démultiplie la force dramatique.

Bryn Terfel était Scarpia, un Scarpia qui a remporté un phénoménal succès, même si la voix m’est apparue quelquefois en-deçà de ce que nous savons de lui, et quelquefois couverte par un orchestre particulièrement virulent au premier acte : un premier acte qui se termine par un Te Deum remerciant Dieu de la victoire contre Napoléon à Marengo, premier message fallacieux qui déchaine le désir de vengeance de Scarpia. Au deuxième acte, il compose un personnage vulgaire et assoiffé de désir, peu « éduqué », une sorte de brute (comme le Méphisto qu’il fit naguère à Paris dans La Damnation de Faust), et l’effet scénique est garanti, face à une Tosca d’une violence désespérée. Terfel a une présence et un charisme impressionnants, et son deuxième acte est mémorable. La voix, même si elle a perdu un peu de son bronze si caractéristique, reste présente, puissante, expressive. Peu de chanteurs savent dire un texte et le rendre clair et expressif comme lui, et c’est un vrai plaisir que de l’entendre dire la langue italienne avec cette vérité. Toutefois, et c’est une affaire de goût car sa prestation scénique était exceptionnelle, j’ai une préférence pour les Scarpia de style « grand seigneur ». Certes, Bondy souligne à plaisir le côté « satyre immonde » de Scarpia (l’expression est de Sardou, je crois), le côté « être de désir », comme le dit d’ailleurs le texte du livret au deuxième acte : bramo. La cosa bramata perseguo, me ne sazio e via la getto (« je désire. La chose désirée je la poursuis, je m’en rassasie, et puis je la jette ») , sorte de credo à la Jago qui ouvre le deuxième acte. Ce côté désir sauvage, Terfel le rend parfaitement. Mais mes souvenirs me conduisent à des Scarpia comme Thomas Hampson en septembre 2014 , ou Sherill Milnes, formidable de froideur glacée, ou surtout Gabriel Bacquier, l’un des plus grands Scarpia des années 60/80, élégant et racé, mais glacé, mais terrible. Il y a chez Terfel comme une fragilité masquée. Terfel, c’est peut-être Tartuffe déchainé, et Bacquier ou Milnes, c’était l’Onuphre de La Bruyère, celui qui n’est jamais pris au piège.

Tosca (Anja Harteros) Mario (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Tosca (Anja Harteros) Mario (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

Enfin Anja Harteros. On lit tout est son contraire sur Anja Harteros. Pour ma part, à chaque fois que je l’ai vue en scène (assez souvent quand même malgré ses célèbres annulations), dans Tosca, Traviata, Desdemona, Amelia, Leonora, Eva, Elsa, Marschallin, Arabella notamment, elle ne m’a jamais déçu, même si elle n’a pas toujours déclenché l’enthousiasme délirant de sa présente Tosca. J’avais déjà vu sa Tosca face à Thomas Hampson sur cette même scène et donc dans cette mise en scène et j’y renvoie le lecteur , mais j’avais à l’époque écrit qu’elle criait certains aigus au premier acte…Rien de tout cela aujourd’hui, la prestation est impressionnante, car elle rend totalement le personnage, excessif aussi bien dans la colère que dans la douceur, passant de l’un à l’autre avec une sensibilité exacerbée : Tosca n’est pas un personnage équilibré, c’est une tigresse, c’est une chatte, c’est une sensuelle, c’est une dévote, et dans chacune de ses facettes, elle est extrême : il n’y rien d’équilibré ni de placide. Quand la Tebaldi avait abordé le rôle, on lui avait reproché sa placidité. Il faut de la folie, de l’exagération, du tutta forza et du tutta dolcezza. En ce sens, l’orchestre puccinien dans Tosca est métaphorique de son personnage éponyme et doit rendre ce déséquilibre. Les forte dans Tosca (indiqués tutta forza pour les accords initiaux) n’ont rien à voir avec ceux de Turandot ou de Bohème, ils doivent refléter ce monde binaire de Tosca, toute force et engagement, ou toute douceur et sensualité. Et Harteros est ce personnage, haletant, alternant aigus triomphants et tenus, et moments de retenue et de douceur, bouleversante au second acte, qui a fait dire à certains (dont des connaissances italiennes qui l’avaient vue dans leur jeunesse) « c’est Callas »…On se gardera des évocations, même s’il est clair que la cantatrice allemande (d’origine grecque) joue habilement de sa lointaine ressemblance, avec des attitudes quelquefois calquées sur certaines photos. Il reste que la voix est d’une éclatante santé, que la diction et le phrasé italiens sont impeccables. Rarement une Tosca a montré une telle intensité, une telle vérité, une telle aisance ces dernières années, sans aucun geste surjoué, avec un naturel confondant et une adéquation geste, texte, musique à tomber.
Son vissi d’arte, avec ses notes tenues sur le souffle, avec sa respiration au service de l’expression, avec sa manière de tenir les notes en modulant, est vraiment pétrifiant. Et pour une fois, la mise en scène aide, avec ce début, étendue sur le canapé, comme le dit la didascalie du livret Affranta dal dolore, si lascia cadere sul canapé (brisée par la douleur, elle se laisse tomber sur le sofa) et non à genoux comme la tradition l’a établi (on appelait dans ma jeunesse le vissi d’arte « la prière de la Tosca »). Ce que fait Harteros est pour moi unique, car elle allie de manière exceptionnelle la science du chant, la vérité de l’expression, et la présence scénique. C’est la Tosca du moment : je ne vois qui pourrait lui discuter le primat.
Au service de ces trois stars incontestées, la troupe de la Bayerische Staatsoper montre encore ses qualités, chaque petit rôle est tenu avec style, on retiendra notamment Goran Juric dans Angelotti, le sacristain de Cristoph Stephinger et le Spoletta de Kevin Conners et le beau chœur bien préparé par Stellario Fagone.
Mais c’est évidemment à l’orchestre qu’on s’intéresse non seulement parce que le Bayerisches Staatsoper est l’un des orchestres de fosse les meilleurs qui soient, mais aussi parce que Kirill Petrenko est rarement entendu dans le répertoire italien. Il avait dirigé en 2013 quelques représentations de Tosca, et en février 2015 une Lucia di Lammermoor restée dans les mémoires, sans coupures, où il avait montré ce qu’était diriger un Donizetti débarrassé des toiles d’araignées de la tradition.

Tosca (Anja Harteros) Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl
Tosca (Anja Harteros) Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl

Il épouse là Puccini. Un Puccini  non inhabituel, mais plus acéré allant au bout de la logique du texte. Tosca remonte à 1900, un siècle après l’histoire qui est racontée (1800, Marengo). De cette victoire de Bonaparte, d’abord annoncée comme une défaite qui suscite le Te Deum du premier acte naît une ambiance tendue, qui montre que l’œuvre évoque un moment sur le fil du rasoir où tout va basculer, et où les âmes se révèlent, face à ce qu’ils croient être la vérité. D’où la tension, d’où les excès, d’où l’explosion finale de Scarpia. Nous sommes dans un moment d’écartèlement idéologique, traduit par des paroxysmes musicaux : Puccini écrit pour les premiers accords « tutta forza », insistant pour que le son dans Tosca soit paroxystique, très fort et très violent, et très adouci et lyrique en même temps . Et tous les personnages sont pris dans ce dilemme, entre la tyrannie des sentiments, désir, passion, érotisme. Car Tosca est  d’abord l’opéra des désirs et des passions violentes, chez les trois personnages principaux, dans une déclinaison paroxystique au premier acte pour Tosca (qui a Mario « dans la peau »), au deuxième acte pour Scarpia, et au troisième acte pour Mario qui évoque clairement Tosca comme dans un rêve érotique. Mario n’est pas un héros de la liberté, il aide Angelotti par affinité politique et par amitié mais en aucun cas par volonté d’héroïsme. Cavaradossi est d’abord “désirant” Tosca, mais aussi l’Attavanti qu’il peint en Maddalena. Il aime la femme clairement et sans perversion, en ce sens il est le positif de ce qu’est Scarpia en négatif, qui n’est que perversions. Si on ne perçoit pas cette construction très particulière à Tosca, tout en écarts et en contrastes du fortissimo all’adagio, une construction en rupture de constructions, en anacoluthes, mais aussi en passages insensibles de l’un à l’autre, on ne peut lire de manière satisfaisante l’interprétation de Petrenko. Au contraire de Bohème, l’autre grand triomphe de Puccini, Tosca n’a pas cette mélodie qui emporte tout, c’est une œuvre tendue, à l’instar d’une Elektra de Strauss. Tosca doit être paroxystiquement contrastée ou n’est pas. Petrenko embrasse cette option, et installe cette couleur. On ne reviendra pas sur l’incroyable clarté de la lecture et les révélation de certains moments (début de l’acte III) sur l’exaltation des violoncelles, sur la sûreté et la poésie des bois, sur la lenteur calculée de certains moments, sur le détail de chaque phrase, bien isolée et du volume extrême d’autres, comme au premier acte (dont certains se sont plaints car il prend le risque de couvrir Terfel dans son monologue final). Petrenko est trop connaisseur des lois de l’opéra (certains feignent de croire qu’il ne connaît pas ce répertoire : il a été GMD à Meiningen et à la Komische Oper, où il a dirigé toutes sortes de répertoires, comme tout bon GMD de théâtre de répertoire qui se respecte). D’autres, ceux qui entendent sans écouter pensent (beati pauperes spiritu) que c’est vulgaire, ou trop fort, mais Puccini dans Tosca est tout sauf élégant et rond : il n’est jamais vulgaire, mais il est brutal : la création de Tosca surprit le public romain qui ne lui fit pas un triomphe, loin de là, étonné par une musique qui dérangeait. Puccini orchestre le dérangement sans être évidemment jamais vulgaire, mais en écrivant un drame paroxystique où l’histoire n’est que le prétexte à des analyses psychologiques de l’excès dont les trois personnages sont à la fois fauteurs et victimes. La musique rend sans cesse ces orages. Si la musique n’est pas excessive, dans le volume, dans les appuis, mais aussi dans les moments les plus lyriques et les plus doux, elle rate son coup. Il y a des moments qui font trembler les murs, d’autres qui font monter au ciel – quelquefois au septième-, et le tout dans une unité profonde des sensibilités.

D’ailleurs toutes les situations sont excessives : le deuxième acte, avec un Scarpia qui fait augmenter les tortures pour faire céder Tosca, est évidemment excessif, le troisième avec l’érotisme des retrouvailles et les va et viens musicaux des derniers moments, avec une Tosca qui se jette dans le vide des murs du Château Saint Ange le bien nommé, et même ce premier acte qui se termine avec un Te Deum monté à la hâte pour célébrer une victoire qui d’avère être une défaite  est l’écrin d’un monologue de Scarpia, l’ange noir, d’après Jago son modèle qui lui aussi lançait chez Verdi (treize ans avant) un credo, forme d’une religiosité du Nadir, un credo noir de messe noire pour pervers assumé. C’est bien ce que fait ici Scarpia, et ce Te Deum sonne étrangement contrasté lui aussi entre actions de grâce et évocation parallèle des turpitudes futures, comme si c’était le Te Deum même qui les insufflait.

Et Petrenko conduit ce bal-là, avec une énergie fougueuse, n’hésitant pas à rompre les équilibres, mais n’hésitant pas non plus à inscrire certains moments dans un temps suspendu. Comme il accompagne le Vissi d’arte, comment il laisse au chanteur la respiration musicale, en grand chef d’opéra pour qui prime la musique! Dans sa manière de conduire le chanteur à l’opéra, il rappelle un Abbado, qui laissait à la voix tous les moyens de s’expanser : il accompagne le chanteur avec un sens de l’à-propos et une sensibilité étonnantes. On voit ses gestes multiples et ses indications d’une rare précision, notamment les attaques, mais on ne voit pas comme il laisse le chanteur respirer son air. Il est « confortable » avec les chanteurs, cela se sent, et cela s’entend. En même temps, et c’est là le prodige, dans son approche de Tosca, même dans les moments les plus doux et les plus lyriques, il reste tendu, dans un opéra où tout ce qui est apaisé n’est que prélude à tensions plus rudes encore (si vis pacem, para bellum); il fait respirer chaque moment, tout en n’oubliant jamais les tensions, dans une continuité et une absence de ruptures qui ne laisse pas d’étonner ici encore ; parce que dans un opéra où les ruptures de volume et d’intensité sont fréquentes, il réussit à les faire entendre en restant fluide, en soignant la continuité, sans aucun silence (voir l’extraordinaire début du troisième acte où il n’y a aucun silence, aucune rupture sonore mais un continuum ou les couleurs les volumes changent insensiblement sans jamais heurter).  Et cette direction de Kirill Petrenko exalte toute la complexité et les raffinements de la partition, dans les excès de douceur, dans les excès de violence, dans le maillage et le tissu d’une orchestration détaillée, dont il révèle plein de secrets, et  les principes de composition. C’est bien pourquoi Puccini est complexe, parce qu’il peut sans cesse être lu à contresens.

Au terme du voyage, une fois de plus se révèle l’exceptionnelle période vécue par la Bayerische Staatsoper. Dans quel théâtre peut-on connaître de telles représentations ? de tel triomphes ? J’en vibre encore.
Hier soir étaient réunis les Phares :

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium ! .

Charles Baudelaire, Les Phares (Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal)
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Mario (Jonas Kaufmann) Tosca (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mario (Jonas Kaufmann) Tosca (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 20 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Luc BONDY; dir.mus: Asher FISCH) avec Anja HARTEROS et Thomas HAMPSON

Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl

C’est la rentrée, à Munich aussi. L’ouverture de saison affiche Tosca avec Anja Harteros, Thomas Hampson et Marcello Giordani, et le Nationatheater affiche complet, même si Munich a la tête ailleurs, vers l’ouverture de l’Oktoberfest, avec ses parades et ses touristes en costume traditionnel (des asiatiques en Tracht et Dirndl, ma foi, c’est une curiosité qui vaudrait bien le Wanderer en kimono.) ses cageots de bière portés par de vigoureux jeunes gens en Lederhose. Dans cette ambiance un peu folle, les aventures de la diva romaine apparaissent à contrecourant : le Nationaltheater n’a rien de l’Oktoberfest, sinon un plus grand nombre de costumes traditionnels bavarois dans le public.
Cette Tosca est une soirée de pur répertoire amélioré car dans un théâtre de répertoire, Tosca est un tiroir caisse: la production fameuse et déjà éculée de Luc Bondy vue au MET et à la Scala, très passepartout (de fait), permettant aux chanteurs de faire ce qu’ils font dans Tosca sous n’importe quelle latitude et dans n’importe quelle mise en scène. Tosca et Bohème ont cette qualité appréciable pour un directeur d’opéra qu’on peut largement tabler sur des productions durables et donc rentables: la plupart du temps elles se ressemblent toutes, le pompon étant détenu par la Tosca de Vienne, de Margarita Wallmann, qui remonte à 1958, et qui tient encore l’affiche (avec des décors de Nicola Benois sans doute un peu effilochés) depuis 577 représentations. Le bonheur du gestionnaire !

Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila  © Wilfried Hösl
Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila © Wilfried Hösl

Car la production de Bondy ne dit rien de neuf, n’apprend rien sur l’œuvre et tout comme Jean-Claude Auvray au début des années 80 à Paris (avec Behrens, Pavarotti et Wixell) insiste sur l’obsession sexuelle de Scarpia (ici des prostituées l’entourent au lever de rideau du deuxième acte), mais sans fouiller le livret, assez riche sous ce rapport et qui crée une tension pas toujours valorisée entre la violente religiosité de Tosca, et ses désirs tout aussi violents pour Mario.
Les décors monumentaux, signés Richard Peduzzi, ressemblent un peu à ceux qu’il a signés de Carmen ou de Tristan à la Scala, ils renvoient, la brique aidant, à une monumentalité de l’antiquité romaine et non aux temps modernes, l’église Sant’Andrea della Valle ressemble un peu aux Marchés de Trajan ou aux Thermes de Dioclétien (qui abritent il est vrai la basilique Sainte Marie des Anges et des Martyrs de Michel-Ange), une Rome abstraite malgré tout, où le rouge domine, rouge brique, rouge passion, rouge sang, rouge violence.

Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl
Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl

J’ai parlé de répertoire : effectivement, c’est Asher Fisch qui dirige, le second chef officieux de Munich, qui remplit les vides que Kirill Petrenko n’occupe pas parce qu’il dirige bien moins souvent que Kent Nagano, son prédécesseur qui avait créé la production. Au prix de quelques premières (La Forza del Destino l’an dernier par exemple), Asher Fisch qui a un répertoire étendu dirige aussi bien Salomé que Tosca, Parsifal que Zauberflöte, Elektra que l’Elisir d’amore, le chef idéal pour des soirées de répertoire, d’autant que malgré le mépris affiché pour lui par certains, c’est un chef qui, sans être inventif, ni novateur, assure la représentation avec efficacité. Dans le genre, il est plus intéressant qu’un Daniel Oren, sans atteindre l’efficacité ni la sûreté du regretté Giuseppe Patanè. Il connaît bien l’orchestre, dont la qualité n’est pas à démontrer, et qui réussit notamment dans les parties plus lyriques ou contenues, à afficher une vraie poésie:  au total, c’est musicalement très acceptable, même si on aurait aimé comme l’an dernier que ce fût Petrenko qui assumât cette première…
Du point de vue de la distribution, une fois de plus, on constate l’excellence de la troupe, et notamment dans le premier acte où l’on note l’Angelotti très marquant de Goran Jurić et surtout le sacristain excellent et sonore de Christoph Stephinger. Dans le deuxième acte, le Spoletta de Francesco Petrozzi, honorable, n’atteint pas la qualité de ses deux collègues, je n’oublie pas le berger du 3ème acte merveilleusement dessiné par une voix d’enfant du magique Tölzer Knabenchor, a casa (ou pratiquement) à Munich.
Marcello Giordani est Mario. Voilà un ténor à aigus, à magnifiques aigus : j’ai rarement entendu un Vittoria ! du deuxième acte tenu si longtemps, avec cette vaillance et cet éclat. Mais le reste…

Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Le reste, ce sont dès le départ (recondita armonia) des graves détimbrés, des passages qui ne projettent aucun son, des trous, des fragilités de certains sons, plutôt rauques…dans E lucevan le stelle (Acte III) son grand air, il essaie des notes filées et des mezze voci, ce qui est méritoire, mais elles sont hésitantes, le souffle ne tient pas, la projection est fragile, les sons rocailleux…bref, comme un rôle ne tient pas seulement dans ses suraigus, la prestation reste très moyenne.
Thomas Hampson semble en revanche avoir retrouvé une forme un peu perdue ces derniers mois (son Arabella à Salzbourg): une diction exemplaire, une articulation prodigieusement intelligente et des aigus bien tenus et sonores, ce qui est un vrai bonheur dans un rôle aussi « composé » que Scarpia, qui est tout sauf une sale brute. Le timbre est légèrement voilé, mais ce n’est pas gênant : en tous cas, le final du 1er acte (Palazzo Farnese, Va Tosca !) est impressionnant de tension avec un accompagnement magnifique de l’orchestre à ce moment-là : il m’a rappelé Leonard Warren dans un enregistrement pirate (avec Tebaldi et Tucker) où je le trouve incomparable, c’est dire !
Évidemment, son deuxième acte est époustouflant. Son élégance naturelle, alliée à la froideur du personnage réprimant tant de désirs frémissants, fait merveille et en fait une sorte de Don Giovanni, un grand seigneur méchant homme, qui me semble être une lecture possible de Bondy ; la tenue, très aristocratique, le gris de son habit doublé de rouge, le gilet noir, tout concourt à cette adéquation surprenante. Il est un Scarpia d’autant plus odieux qu’il est beau, là où la plupart des Scarpia ne le sont pas. Au service de cette composition, un chant exemplaire, tout en nuances, tout en insinuations mais en même temps une voix (qui a un peu perdu de son éclat néanmoins) magnifiquement projetée parce que le texte est prodigieusement distillé. On sent à la fois l’école américaine, exemplaire dans le travail de diction, et l’intelligence de l’artiste, qui donne du rôle une interprétation modèle : un des plus grands Scarpia entendus ces dernières années.

Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Et Anja Harteros ? autant sa Traviata est ancienne, autant sa Tosca est récente, il doit s’agir de sa troisième ou quatrième reprise du rôle, un des must pour un lirico spinto. Incontestablement, elle joue de son physique à la Callas, mais avec grande intelligence: elle ne l’imite pas, et surtout pas au niveau du chant, bien que sa Tosca soit aussi d’une très grande sensibilité. Elle contredit totalement ceux qui trouvent la chanteuse froide, confondant froideur et maîtrise technique. Je l’ai rarement vue aussi vibrante, aussi fragile, toute menue face au Scarpia de Thomas Hampson. Je l’ai aussi rarement vue si engagée en scène, se roulant à terre, chantant dans toutes les positions, vive et bouleversante.
Sa technique de souffle et d’appui permet des sons diaphanes extraordinaires, et une poésie loin de certaines Tosca hystériques. Son vissi d’arte est à ce titre un miracle de retenue et de simplicité, ne cherchant pas de maniérismes ou d’artifices. Il attire les larmes, et le public qui lui a fait un triomphe ne s’y est pas trompé. Seuls moments légèrement problématiques, les suraigus de E’ l’Attavanti ! plus criés que chantés au premier acte. Clairement, c’est le deuxième acte qui reste le sommet bouleversant de la soirée, face à Hampson; car face à Marcello Giordani, on n’arrive pas à être convaincu, même si le troisième acte d’Harteros est totalement bluffant, il manque le charisme du ténor. Il est clair que si face à elle, on avait eu le créateur du rôle dans cette production, Jonas Kaufmann (qui l’an dernier a remplacé le ténor défaillant un soir alors que Petrenko lui aussi s’était substitué pour toutes les représentations au chef prévu au départ : quand la maladie (?) des artistes fait le bonheur du public…), on aurait sans doute eu droit à des moments d’anthologie.
Voilà qui confirme quand même qu’Anja Harteros est l’un des phares du chant actuel, qui allie technique et émotion, intelligence et engagement et qui montre une Tosca bien plus nuancée, plus intériorisée qu’à l’accoutumée. Elle valait le voyage.
Merci pour ce moment. [wpsr_facebook]

Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010)  © Wilfried Hösl
Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010) © Wilfried Hösl

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: LA PROGRAMMATION

Le logo historique du Festival de Salzbourg

L’édition 2014 du festival de Salzbourg a été publiée hier, étrangement (erreur ?) sur le site des archives (http://www.salzburgerfestspiele.at/archiv/j/2014). N’importe, les internautes mélomanes se sont donnés le mot.
Pour cette dernière année de l’ère Pereira, mon œil est fortement attiré par le théâtre : c’est là que j’ai en priorité trouvé matière à voyager. L’édition 2014 a pour thématique le centenaire de la première guerre mondiale, ce qui pour l’Autriche signifia la fin d’un monde : ainsi sera proposé, dans une mise en scène de Matthias Hartmann Die letzten Tage der Menscheit de l’autrichien Karl Kraus, une fresque gigantesque de 800 pages, qui nécessiterait 6 jours de représentations sur la chute de l’Empire Austro-hongrois, la première guerre mondiale, et sur la presse (Karl Kraus était journaliste).

Une vue du Lingotto de Turin pendant “Les derniers jours de l’humanité” de Karl Kraus dans le projet de Luca Ronconi

J’en ai vu en 1990 une édition en italien mise en scène par Luca Ronconi au Lingotto de Turin, huit scènes différentes, deux jours de représentation, un travail totalement fou et inoubliable (à titre d’exemple: les chemins de fer italiens, coproducteurs, avaient prêtés rails et wagons) et Ronconi devait diriger le spectacle d’un point situé à plusieurs mètres de hauteur pour tout dominer (je l’ai vu trois fois : dont une avec Luca Ronconi qui m’a emmené là-haut pour tout voir) on pouvait circuler, sortir, rentrer, aller boire un pot : la vie quoi, le théâtre dans ce qu’il a de plus grand et de plus fou, Ronconi retrouvant la folie de l’Orlando Furioso vu aux halles de Baltard. Ceux qui sont de ma génération se souviennent de l’Orestie à la Sorbonne, du Barbier de Séville de Rossini à l’Odéon, du Ring à Milan, du Perroquet Vert (Al Papagallo verde) de Schnitzler à Gênes en 1978 dans des costumes de Karl Lagerfeld ou de la pièce de Pirandello Die Riesen vom Berge (Les Géants de la montagne) à Salzbourg (en réalité à la Pernerinsel de Hallein) en 1994– au temps de Mortier – avec une époustouflante Jutta Lampe. Luca Ronconi semble bien oublié dans la liste des immenses metteurs en scène de théâtre qu’on cite habituellement : et pourtant, celui qui dirige encore aujourd’hui le Piccolo Teatro de Milan, dans les quarante dernières années  fut l’un des très grands de la scène européenne.

Vous allez sans doute dire que je m’égare, que le sujet, c’est Salzbourg, mais si je commence par le théâtre, si ce titre de Karl Kraus m’a happé, c’est parce que c’est pour moi l’un des grands souvenirs, l’un des phares de ma vie de théâtre. Alors vous imaginez bien que je vais essayer d’aller voir le travail de Matthias Hartmann d’autant que le texte de Karl Kraus, excessif, terrible, prophétique, nous parle aujourd’hui avec une très grande urgence, dans notre monde en proie à la folie et à la perversion médiatiques.
Deuxième phare de l’édition 2014 (en dehors de la reprise de la production de Jedermann de Julian Crouch et Brian Mertes ) Don Juan revient de guerre (Don Juan kommt aus dem Krieg) de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (le metteur en scène du Ring de Munich), un grand texte, un auteur de référence de la littérature théâtrale du XXème siècle, et un metteur en scène de ceux qui disent des choses ; on ne peut manquer cela.
Que ceux qui hésiteraient à cause de la langue allemande se rassurent : le grand théâtre est toujours accessible et la langue n’est jamais un obstacle (en tous cas il ne faut jamais considérer la langue comme un obstacle) : et l’allemand au théâtre est le plus beau des cadeaux pour un spectateur amoureux des langues.
Une production anglaise mise en scène par Katie Mitchell (mise en scène de Written on skin de Georges Benjamin) autour de la Grande Guerre, The forbidden Zone, de Duncan Mc Millan. La zone interdite est une production multimedia qui décrit la guerre de 14-18 vue par l’œil d’un groupe de femmes, les unes au front, les autres chez elles, qui souligne comment et combien la guerre a marqué leur vie.
Autre production (que les parisiens verront, c’est une coproduction avec l’Old Vic et le théâtre de la Ville) Golem, de Suzanne Andrade d’après le roman de Gustav Meyrink, Golem, paru en 1915, et qui fut un bestseller. Ce roman se lit sur fond de guerre : l’Ensemble1927 transpose l’histoire dans un monde hypertechnologique dont on ne connaît ni les limites, ni le futur, un monde au bord d’un gouffre dont on ne connaît pas le fond.
Ce programme particulièrement fort (composé par Sven-Eric Belchtolf le directeur de la partie théâtre du Festival) est complété par des lectures de textes ou de chansons de la première guerre mondiale (Werd’ich leben, werd’ich sterben ? – vais-je vivre, vais-je mourir ?-) ou cette lecture du livre de l’historien Peter Englund Schönheit und Schrecken -beauté et horreur-, la première guerre mondiale racontée par 19 destins dont les points de vue sur la guerre se croisent .

Personne en France (ou peu de monde) ne s’intéresse à la programmation théâtrale de Salzbourg qui existe pourtant depuis les origines du Festival et qui a été revivifiée par le passage de Gérard Mortier, sans doute parce que nous en France, nous avons Avignon, ce qui justifie ( ?) qu’on peut taire les concurrents, aussi bien Salzbourg (beaucoup plus réduit) qu’Edimbourg et son Festival Fringe qui est sans doute le plus grand rassemblement mondial de spectacles d’avant garde aujourd’hui.
Salzbourg n’intéresse que pour la musique, et la proposition musicale de 2014 affiche comme d’habitude des moments exceptionnels, d’autres moins dignes d’intérêt, et quelques surprises dans les programmes et les distributions.

La salle du Grosses Festpielhaus

Du côté de l’opéra : d’abord, dans l’ordre,
–       une production de Don Giovanni de Mozart, l’auteur fétiche du Festival qui ne peut manquer, dans une mise en scène de Sven-Eric Bechtolf et dirigé par Christoph Eschenbach.
Ni le metteur en scène, sans doute intéressant sans jamais être passionnant, ni le chef, toujours très discuté, ne sont des motifs à investissements exagérés : seule la distribution, qui donne une large part à la génération montante de chanteurs qui commencent à être vus sur les scènes européennes, peut stimuler la curiosité : Genia Kühmeier en Donna Anna, Anett Fritsch en Elvira (la Fiordiligi – « fruitée » selon Libération, comprenne qui pourra…- de Haneke à Bruxelles), l’excellent Andrew Staples (entendu dans Tamino il y a quelques années à Lucerne) en Ottavio, Tomasz Konieczny en Commendatore, Alessio Arduini en Masetto et Eva Liebau en Zerlina, tandis que des chanteurs plus habituels et plus aptes à attirer le public se partagent Don Giovanni (Ildebrando d’Arcangelo) et Leporello (Luca Pisaroni).

– une création de Marc-André Dalbavie dirigée par le compositeur, Charlotte Salomon, à la distribution non encore définie (sauf l’excellente Marianne Crebassa, découverte en 2012 dans Tamerlano, où elle était exceptionnelle),  sur un livret de Barbara Honigmann élaboré à partir du livre de gouaches autobiographiques Leben ? oder Theater ? – Vie ? ou théâtre ?-de Charlotte Salomon, artiste juive victime toute sa vie de l’antisémitisme en Allemagne, et disparue à Auschwitz.
– autre « must » salzbourgeois, Der Rosenkavalier, une production dirigée par Zubin Mehta et mise en scène par Harry Kupfer, ce qui peut promettre quelques moments intéressants, avec une distribution là-aussi composée de chanteurs de nouvelle génération, dont certains inattendus dans ce répertoire, à commencer par la Feldmarschallin de Krassimira Stoyanova et le Ochs de Günther Groissböck, qui abandonne les basses méchantes (Fasolt, Hunding), pour les basses comiques. Moins inattendus l’Oktavian de Sophie Koch, la Sophie de Mojka Erdmann et le Faninal d’Adrian Eröd. Une distribution solide, qui peut réserver de très bonnes surprises.
– on recommence à voir sur les scènes Il Trovatore de Verdi, particulièrement difficile à distribuer ou simple, selon les points de vue : il suffirait d’y distribuer –c’est Toscanini qui le disait- le meilleur ténor, le meilleur soprano, le meilleur mezzo et le meilleur baryton et le tour est joué.  Une fois de plus, Alexander Pereira surprend par son choix de distribution, deux super stars, Anna Netrebko dans Leonora et Placido Domingo dans Luna, un Manrico au timbre juvénile et clair, Francesco Meli, et la surprise : Marie-Nicole Lemieux dans Azucena qui quitte les rives baroques pour un répertoire moins attendu pour elle. Ella a été une Miss Quickly notable dans le Falstaff de Milan, mais Azucena demande d’autres moyens à l’aigu. Ceci dit, Marie-Nicole Lemieux est une chanteuse d’une grande intelligence: si elle chante Azucena, elle sera Azucena. Avec pareille distribution, nul doute que le public courra, non seulement à cause de Netrebko, mais aussi à cause de Domingo, inoubliable Manrico jadis. Le réentendre dans il Conte di Luna est, quelque soit le résultat, un devoir délicieux pour les gens de ma génération.
Mais dans Trovatore, il faut un chef, un chef qui ait la pulsion, la respiration, le rythme. Fidèle à ses amitiés et à ses chefs fétiches, Pereira a appelé Daniele Gatti. Vu qu’on n’a pas entendu un grand chef dans Trovatore depuis des lustres (Muti mis à part, mais ce n’était pas très réussi) on ne va pas bouder son plaisir, d’autant qu’Alvis Hermanis signe la mise en scène d’une œuvre qui devrait bien lui convenir : grandes scènes d’ensemble, grande fresque épique – j’espère que ce sera à la Felsenreitschule qui irait si bien à ce Verdi-là (bien que j’en doute pour des raisons de capacité). En tous cas enfin un Trovatore un peu attirant.

La Felsenreitschule: Manège des rochers

–       Autre source d’aimantation salzbourgeoise, Fierrabras de Schubert. Cet opéra héroïco-romantique fut imposé sur les scènes par Claudio Abbado qui en dirigea une très belle production de Ruth Berghaus à la Staatsoper de Vienne. On y découvrit notamment une étincelante Karita Mattila. Cette fois-ci, le chef sera Ingo Metzmacher, une surprise (agréable) dans ce répertoire, et le metteur en scène sera Peter Stein ce qui me laisse plus dubitatif : vu son manque d’inspiration dans ses dernières productions, l’idée n’est peut-être pas si stimulante. On imagine ce qu’un Herheim ou qu’un Michieletto pourraient faire d’une œuvre aussi échevelée. Une distribution très solide, très équilibrée, et très prometteuse : Georg Zeppenfeld, Dorothea Röschmann, Michael Schade, Benjamin Bernheim, Markus Werba, Marie-Claude Chappuis. À voir bien sûr, malgré les réserves.

–       Comme chaque année désormais, le Festival d’été propose la production phare du festival de Pentecôte : cette année ce sera Cenerentola (et non Otello, l’autre production de Pentecôte). Une Cenerentola baroqueuse avec Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheuz. Belle consécration que de se retrouver à Salzbourg, merci Cecilia Bartoli ! Car la production sera portée par la Angelina désormais légendaire (depuis son enregistrement avec Chailly) de Cecilia Bartoli. Ayant Chailly ou Abbado dans la tête, il est difficile pour moi de me représenter ce que fera Spinosi. Malgré une distribution intéressante : Javier Camerana en Ramiro, Nicola Alaimo en Dandini, Enzo Capuano en Magnifico, et une mise en scène qui fera encore couler de l’encre de Damiano Michieletto, je ne sais si le jeu en vaut la chandelle.

–       Enfin, deux opéras en version de concert, désormais traditionnels depuis que Pereira dirige  le Festival :

  •  Un « Projet Tristan und Isolde », pompeuse manière d’appeler le concert que donnera le West-Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui sera aussi au festival de Lucerne, avec Waltraud Meier, René Pape, Peter Seiffert, Ekaterina Gubanova et Stefan Rügamer .
  •    La Favorite, de Donizetti, dans sa version originale française, dirigée par l’un des complices de toujours de Alexander Pereira, Nello Santi, que les parisiens de ma génération connaissent bien puisqu’il dirigea à Garnier sous Liebermann la fameuse production de John Dexter de I Vespri Siciliani, mais aussi Otello (celui de Verdi) et la reprise du Simon Boccanegra de Strehler (Abbado ne voulant plus mettre les pieds à l’Opéra de Paris), ainsi qu’une  une version concertante de Don Carlo où l’on découvrit Elisabeth Connell en hallucinante Eboli. Cela promet du rythme, un peu de bruit (Santi ne donnant pas toujours dans la dentelle), mais un orchestre qui sera sans nul doute parfaitement tenu (le Münchner Rundfunkorchester), car de ce point de vue, Nello Santi est un chef très sûr pour des musiciens qui connaissent peu ce type de répertoire. Et dans la distribution, un trio de choc dont les noms suffisent pour se précipiter sur les réservations en ligne quand elles seront ouvertes : Elīna Garanča dans Léonor de Guzman, Juan Diego Flórez dans Fernand, et Ludovic Tézier dans Alphonse XI ; si l’administration de l’Opéra de Paris avait eu de l’idée (rêvons un peu), voilà le répertoire parisien typique qu’elle aurait pu monter à Garnier. Distribution étincelante, œuvre peu connue, mais part de l’histoire de l’Opéra de Paris où elle fut créée en 1840.
La façade du palais des Festivals

Du point de vue des concerts, une fois de plus, diversité des orchestres, diversité des répertoires, moments d ‘exception et moments plus conformes sont à attendre, avec la présence des habituels (Wiener Philharmoniker) et des habitués (Berliner Philharmoniker)  et toutes les autres phalanges somptueuses qui tiennent à s’afficher régulièrement à Salzbourg.
Cette année, un cycle Bruckner domine la programmation des concerts , notamment ceux des Wiener Philharmoniker qui offriront tous une Symphonie de Bruckner (sauf le concert de Dudamel, dédié à Strauss), ainsi entendra-t-on avec les Wiener la n°4 dirigée par Daniel Barenboim (avec le plus rare – et donc plus intéressant – Requiem de Max Reger), la n°8 dirigée par Riccardo Chailly (immanquable), la n°2 et le Te Deum dirigés par Philippe Jordan, la n°6 dirigée par Riccardo Muti (avec la n°4 « tragique » de Schubert),  la
n°3 dirigée par Daniele Gatti et tandis que la n°5 sera programmée dans l’un des deux concerts du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink, qui dirigera aussi Die Schöpfung (La Création) de Haydn pour le deuxième concert (un must), la n°1 par l’ORF Symphonieorchester dirigé par Cornelius Meister, l’un des chefs allemands de la génération montante, la n°7 par Christoph Eschenbach et le Gustav Mahler Jugendorchester, la n°9 enfin par le Philharmonia Orchestra dirigé par Christoph von Dohnanyi (avec les Vier letzte Lieder de Strauss interprétés par Eva-Maria Westbroek).

C’est Wolfgang Rihm qui sera le compositeur contemporain à l’honneur, le Mozarteumorchester sera dirigé pour les traditionnelles Mozartmatineen  par Ivor Bolton, Manfred Honeck, Marc Minkowski, Adam Fischer, Vladimir Fedosseyev, et  de son côté, Rudolph Buchbinder donnera l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven.
On comptera un certain nombre de récitals dont ceux de Elīna Garanča, Anja Harteros, Thomas Hampson ou Christian Gerhaher.
Enfin outre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink cette année, on pourra entendre le Concentus Musicus dirigé par Nikolaus Harnoncourt dans les trois dernières symphonies de Mozart (39, 40, 41),  le West-Eastern Divan Orchestra et Daniel Barenboim, certes dans l’Acte II de Tristan und Isolde, mais aussi dans Ravel, Roustom, Adler (voir Lucerne), le Philharmonia dirigé par Christoph von Dohnanyi (voir ci-dessus) et ensuite par Esa-Pekka Salonen dans un programme Strauss, Berg, Ravel, le Royal Concertgebouworkest d’Amsterdam et Mariss Jansons dans Brahms, Rihm et Strauss, Murray Perahia et l’Academy of Saint Martin of the Fields et enfin un seul concert des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle dans l’un des deux programmes de Lucerne, Rachmaninov (Danses Symphoniques) et Stravinsky (L’oiseau de Feu).

Il y en a pour tous les goûts, dans tous les styles de musique, pas forcément pour toutes les bourses, encore qu’on puisse avoir des places à prix raisonnables pour Salzbourg (autour de 90€) pour les opéras et moindres pour les concerts, et qu’on puisse y loger à des tarifs imbattables (autour de 40€), mais il faut s’y prendre tôt. Salzbourg n’est pas mon lieu de prédilection, mais le mélomane doit y venir un jour ou l’autre : le supermarché des folies mélomaniaques est à vivre au moins une fois.
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Alexander Pereira, qui quitte Salzbourg pour la Scala

 

Sur TOSCA transmise sur ARTE du NATIONALTHEATER DE MUNICH (10 juillet 2010) (Kaufmann, Mattila, Bondy)

tedeum.1278839851.jpgLa Tosca transmise hier du Nationaltheater de Munich a commencé sa carrière à New York, passe par Munich, et on la verra l’an prochain à la Scala (toujours avec Kaufmann, mais sans Mattila ni Uusitalo). Luc Bondy est toujours une grande référence scénique, et la distribution valait le détour: Karita Mattila reste une des grandes chanteuses de ce temps, Kaufmann est Kaufmann, et Uusitalo a fait de Wotan et Scarpia ses rôles fétiches. Il est difficile de rendre compte d’un spectacle à la télévision. Quelques impressions quand même: Luc Bondy a lu dans le livret ce que déjà dans les années 1980 notait Jean-Claude Auvray pour sa mise en scène à l’Opéra de Paris (Behrens, Pavarotti, et je crois Wixell..je vérifierai), à savoir que le désir traverse tout le livret, qui insiste fortement sur la violence du désir dans les relations du couple Mario-Tosca, sur le désir animal de Scarpia, sur le désir violent qui réveille Mario à la veille de la mort  dans “E’ lucevan’ les stelle” au troisième acte. C’est cette violence du désir, qui traverse toute l’oeuvre, que Bondy met en scène: d’où la première scène dans l’église, pleine des frustrations du couple qui se cherche, qui se touche, mais qui vu le lieu (pour Tosca), et vu les circonstances (Angelotti pour Mario), ne peut aller jusqu’au bout de ses désirs, d’où des positions hardies, des enlacements violents et évidemment peu élégants (la longue robe de Tosca empêche bien des initiatives): ce désir, on le lit aussi, bien plus que dans d’autres mises en scène, dans la manière dont Mario considère l’Attavanti (notamment ses habits, laissés à Angelotti par précaution) et l’évidente envie que ces traces réveillent en lui, mais on voit aussi dans la manière aussi dont il est distrait par la situation (il regarde vers la chapelle sans cesse, ce que Kaufmann explique dans une interview disant l’importance qu’il attache à l’amitié virile pour Angelotti et la gêne que lui procure l’attitude de Tosca) qu’il sait garder une distance, ce que Tosca ne sait pas. C’est le désir plus animal qui guide Scarpia,

scarpia.1278839836.jpghabillé dans une redingote en lézard au premier acte (avec des gants rouges…) et entouré de prostituées,

scarpia2.1278840506.jpgqui accompagnent son repas au lever de rideau de l’acte II, dont le décor est centré sur les langoureux divans rouges où s’allongeront tour à tour Scarpia et Tosca. La mise en scène ne manque pas de crudité, et débarrasse l’oeuvre de ses aspects les plus traditionnels: Tosca ne met ni cierge ni crucifix sur le corps de Scarpia, au contraire, elle s’acharne sur lui avec une violence inouïe, elle ne se jette pas dans le vide du haut du château Saint Ange, mais disparaît dans une tour de guet, en repoussant violemment ses poursuivants à la manière de nos feuilletons policiers américains,  et le château lui même semble un port avec de l’eau qui entre au bord de la forteresse acteiii.1278839821.jpg(c’est presque un décor pour un acte III de Tristan). Bondy a voulu à l’évidence faire revenir les choses “à fleur de peau”, en réveillant les instincts plutôt que les sentiments, dans un décor monumental et glacial de Richard Peduzzi (grands murs de briques) et de beaux costumes de Milena Canonero. Tosca, opéra d’instinct et de violence. Après tout ce n’est pas faux, et la mise en scène ne m’est pas apparue un contresens, loin de là.

La partie musicale au moins au niveau du chant, reste de haut niveau:

kaufmann.1278841824.jpgJonas Kaufmann, dont je ne pense pas qu’il soit ni un Rodolfo ni un Alfredo, est un Mario de très grande facture, avec sa technique, son sens des nuances, sa manière de moduler la voix, notamment dans les pianissimi, ses aigus sûrs et puissants: oui c’est une prestation une fois de plus exceptionnelle, où le raffinement du chant fait du personnage un être plus distancié et moins volcanique que Tosca, même dans “E’ lucevan les stelle”, il apparaît un peu en retrait malgré le désir qui devrait traverser son corps – quand on entend ce qu’il chante.

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La Tosca de Karita Mattila est victime des gros plans de la télévision: cette femme magnifique, d’une blondeur tout droit venue de Finlande cadre mal avec la beauté brune qu’on veut montrer ici, elle est un peu fagotée, un peu ridicule, un peu vulgaire même. De plus la confrontation avec Kaufmann rend le couple déséquilibré en âge: c’est la femme mûre qui est amoureuse d’un homme bien plus jeune. Tout cela gêne. Le chant reste très contrôlé, bouleversant à certains moments (acte II), Mattila est une très grande chanteuse, elle n’est cependant pas toujours émouvante.  Juha Uusitalo a été je crois hué à Munich, je trouve cela bien injuste à ce que j’ai entendu. Le personnage est vraiment bien campé, le chant lui aussi très dominé, avec une froideur calculée et une violence rentrée que l’on ne cesse de percevoir. Au total,  cette distribution germano-finlandaise n’a peut-être pas “l’italianità” qu’on aurait  pu souhaiter, et ce chant est tout contrôle et domination, mais il reste qu’on est dans un travail de très haut niveau.
L’italianità pouvait venir de Fabio Luisi, au pupitre, très contesté par le public. Fabio Luisi l’italien, tout comme Bertrand de Billy le français, n’est pas prophète en son pays. Ces deux chefs dirigent partout sauf chez eux. Affaire de choix, mais aussi de réseaux sans doute. Luisi est un chef de bonne facture, qui sait tenir un orchestre, mais qui n’est cependant pas un grand inventeur (tout comme de Billy…), peut-être aurait-il fallu pour cette Tosca plus d’idées nouvelles, qui collent à la vision sulfureuse de Bondy. Quand un directeur donnera-t-il une Tosca à Ingo Metzmacher?…

Il faudrait bien sûr être dans la salle pour mieux juger: ce fut un beau moment de chant et de théâtre, un grand moment? pas vraiment…mais on ne peut tout avoir à la fois.

Toutes les photos sont prises sur le site du Nationaltheater (dans la Galerie sur Tosca)